Enquête Aucune explication aux clusters de cancers d’enfants : l’échec des autorités de santé ?

Trois clusters de cancers d'enfants sont répertoriés en France. Peut-être un quatrième à venir. À chaque fois, les autorités sanitaires n'ont aucune explication à donner.

Angélique avec son petit garçon atteint d'une leucémie, dans la commune de Machecoul-Saint-Même, au sud de Nantes.
Angélique avec son petit garçon atteint d’une leucémie, dans la commune de Machecoul-Saint-Même, au sud de Nantes. (©Enquêtes d’actu)

« Il y a des gens qui vivent vieux, et pour moi, la vie a décidé que je devais mourir jeune. » Lorsqu’il s’est adressé à sa maman ce jour-là, Eloan avait conscience que la fin était proche.

Cet enfant de 11 ans est décédé d’une leucémie. Séverine Ragot a accompagné son fils jusqu’au bout, durant 16 mois. Aujourd’hui, cette maman du pays de Retz, près de Nantes (Loire-Atlantique), « veu[t] comprendre » pour « qu’on trouve des solutions pour les autres, si on peut éviter cela à d’autres enfants ».

Dans ce secteur géographique, pas moins de 25 enfants ont été atteints par différentes formes de la maladie, touchant principalement le sang et le système nerveux central. Sept en sont morts. « Il ne se passe pas six mois depuis 2015 sans qu’un enfant ne déclare un cancer sur notre territoire », s’alarment les parents du secteur de Sainte-Pazanne.

Cette forte concentration de cancers se retrouve aussi dans le Jura et dans l’Eure. Ainsi, trois clusters en France sont identifiés par les autorités. Des parents en signalent un quatrième en Charente-Maritime. Un autre serait aussi détecté à Lyon. Les familles se mobilisent pour alerter sur ces drames et en trouver la ou les causes, mais pour le moment, les autorités sanitaires n’ont aucune explication à donner. Dans aucun des cas.

Localisation des clusters de cancers pédiatriques en France.
Localisation des clusters de cancers pédiatriques en France. (©Enquêtes d’actu)

Aucune cause commune détectée

En plein cœur de cette station de ski alpin au milieu des sapins et épicéas, autour de la commune des Rousses, dans le Haut-Jura, les cancers d’enfants âgés de moins de 18 ans inquiètent.

La première alerte est donnée par Chloé Fourchon, une maman d’un enfant atteint de la maladie en juillet 2019. Le cluster est reconnu par l’Agence régionale de santé de Bourgogne-Franche-Comté deux mois plus tard. Une enquête épidémiologique est diligentée par Santé publique France (SPF) auprès de 16 familles. Seize cancers d’enfants et d’un adolescent sur quatre communes de quelques milliers d’habitants chacune, il y a de quoi trouver cela anormal. Cependant, après un an d’investigations, « aucun facteur de risque environnemental commun n’a pu être établi à l’issue de ces travaux », conclut SPF.

À quelques centaines de kilomètres des montagnes jurassiennes, en Normandie, les parents de Pont-de-l’Arche et d’Igoville (Eure) se sont vu notifier la même remarque par l’agence publique, en juillet 2021. De 2017 à 2019, les familles ont pourtant recensé 11 cancers pédiatriques.

Charlène Bachelet souhaite créer un collectif à Pont-de-l'Arche dans l'Eure.
Charlène Bachelet souhaite créer un collectif de parents d’enfants malades à Pont-de-l’Arche, dans l’Eure. (©Béatrice Cherry-Pellat / la Dépêche de Louviers)

Le troisième cluster français se situe dans les environs de Sainte-Pazanne, au sud de Nantes. « Quand mon fils, Alban, a déclaré son cancer en 2015, je ne savais même pas que les cancers d’enfants existaient. » Marie Thibaud croise d’autres enfants malades au sein du service d’oncologie pédiatrique du CHU de Nantes.

« En mars 2016, un autre enfant du secteur tombe malade, et encore quelques-uns de plus cette même année. » La mère de famille prévient les autorités sanitaires en 2018. Le cluster est bien avéré. Sur la vingtaine d’enfants malades, quatre ont été scolarisés dans la même école de Sainte-Pazanne, Notre-Dame-de-Lourdes, et l’un d’eux est mort. Une fillette de 11 ans est décédée en juillet 2021. La situation est alarmante.

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Coup de tonnerre en septembre 2020 : pour SPF, malgré la vingtaine de cancers déclarés dans la région depuis 2015, le cluster n’est plus avéré. Pour l’agence, « d’un point de vue statistique, les résultats de cette étude ne permettent pas de confirmer la perception d’une situation singulière et anormale sur ce secteur par rapport au reste du département ».

« Ici, il y a des enfants qui tombent malades et qui meurent »

« Pourquoi il n’y a plus de cluster ? Parce qu’ils ont élargi le périmètre », résume Marie Thibaud, à l’origine du collectif Stop aux cancers de nos enfants. D’autres modifications méthodologiques interviennent comme la non prise en compte des enfants de plus de 15 ans ou encore une échelle temporelle qui remonte jusqu’en 2005 (alors qu’aucun cancer n’est déclaré avant 2015) et s’arrête en 2018. Une « aberration totale », selon Marie Thibaud.

« Santé publique France a démissionné »

Dans ces trois régions, les explications de l’agence ne passent pas. Le maire de Pont-de-l’Arche, Richard Jacquet, « partage le désarroi des parents » : « Les résultats étaient attendus, malheureusement on se doutait qu’aucune cause n’allait être identifiée. Est-ce la faute à pas de chance ? Cette réponse est exclue par les parents, on le comprend bien. »

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La députée Modem de Loire-Atlantique, Sandrine Josso, ne trouve aucune justification au fait que les pouvoirs publics mettent fin aux investigations, « si ce n’est que Santé publique France a démissionné. Cette démission doit nous interroger. On ne peut pas constater sans en chercher sérieusement la cause ». Pour cette parlementaire, rapporteuse de la commission d’enquête sur l’évaluation des politiques publiques de santé environnementale, « Santé publique France a fait mine d’investiguer sans s’en donner réellement les moyens ».

On ne peut pas imaginer que par confort ou peur de la vérité, l’État détourne le regard et laisse mourir ces enfants. Il faut exiger une obligation de résultats et a minima de moyens.

Sandrine Josso, députée de Loire-Atlantique.
La députée de Loire-Atlantique, Sandrine Josso, dénonce les insuffisances de Santé publique France.
La députée de Loire-Atlantique, Sandrine Josso, dénonce les insuffisances de Santé publique France. (©Hervé Pinson / Courrier du pays de Retz)

Dix-neuf clusters en 20 ans en France

Contactée par Enquêtes d’actu, Santé publique France a accepté de s’expliquer sur ses conclusions à chaque fois décevantes pour les familles. « On cherche des facteurs de risques massifs et c’est la seule chose qu’on va pouvoir détecter et ça, souvent, ça n’existe pas. Après, il reste des facteurs environnementaux mineurs, avec des facteurs génétiques et des expositions à tout un tas de choses qui font qu’on ne pourra pas mettre le doigt sur LA chose », explique Laëtitia Huiart, directrice scientifique de SPF.

Santé publique France, c’est quoi ?

Santé publique France est une agence publique née en mai 2016 de la fusion de quatre organismes : l’Institut de veille sanitaire, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires et le groupement d’intérêt public Adalis, pour addiction, drogue, alcool info service. Cette agence est sous tutelle du ministère de la Santé. Elle a notamment pour missions la surveillance de « l'état de santé des populations, la veille sur les risques sanitaires menaçant les populations et le lancement de l'alerte sanitaire ».

En 20 ans, l’organisme public a ouvert 19 dossiers pour des clusters de cancers d’enfants. La conclusion est toujours la même : aucune cause commune pour expliquer le phénomène. Laëtitia Huiart met en avant le fait que son institution travaille sur la base des connaissances scientifiques actuelles, qui sont très limitées : « Pour la plupart des parents d’enfants atteints du cancer, il n’y aura pas de réponse parce que chez l’enfant, il y a très peu de facteurs de risques identifiés. On se pose énormément de questions sur l’étiologie [étude des causes des maladies, NDLR], parce que l’état actuel de la science fait qu’on a encore beaucoup d’inconnues. »

L’investigation ne peut pas, en l’état actuel, apporter une réponse, mais cela ne veut pas dire que tout est terminé, parce qu’il y a le continuum avec la recherche fondamentale.

Laëtitia Huiart,Santé publique France.

Franck Golliot, de la direction des régions de Santé publique France, assure qu’une « veille » est maintenue « pour être en capacité d’identifier tout nouveau cas qui serait signalé ».

« Appliquer une meilleure méthode »

Concernant le changement de méthode scientifique qui a permis aux autorités de déterminer qu’il n’y avait plus de cluster dans la région de Sainte-Pazanne, Franck Golliot concède « que ça a été un élément difficile d’explication », conscient de la principale critique faite à son institution : « tout faire pour ne rien trouver ». Et pourtant, selon lui, « l’investigation de Sainte-Pazanne, est celle où on est allé le plus loin. On a réalisé des prélèvements environnementaux, ce qui n’a pas été fait dans d’autres dossiers ».

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Pour Laëtitia Huiart, si les techniques d’investigation ont évolué, c’était pour « appliquer une meilleure méthode ». Selon elle, « remettre en cause ce qui avait été dit ou sur-interprété la première fois est une forme de travail scientifique rigoureux ». Santé publique France rappelle à chaque fois aux familles que la possibilité que ces concentrations de cancers soient le fruit du « hasard » est aussi à prendre en compte.

En réaction à cette réponse, deux chercheuses en santé publique et un médecin généraliste de Nantes écrivent dans une tribune publiée en juin 2021 dans la revue de médecine Pratiques : « Les cancers d’enfants ne relèvent pas du hasard, mais d’un processus de mise en danger. »

« Une institution sourde et aveugle à la réalité des dangers »

Les signataires de cette tribune, Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ; Laurence Huc, toxicologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et Patrick Dubreuil, médecin, ont décidé d’apporter leur aide aux familles de Sainte-Pazanne et tancent les autorités de santé.

Pour eux, Santé publique France est une « institution de santé publique « hors-sol », sourde et aveugle à la réalité des dangers subis ».

L’approche de Santé publique France est absurde. Ils ne trouveront jamais une cause unique sachant que le cancer est pratiquement toujours une histoire qui s’alimente à plusieurs sources de pollutions. Pour un cas de cancer, personne ne pourra reconstituer de façon certaine le processus de cancérogenèse.

Annie Thébaud-Mony,spécialiste en santé publique.

Selon Annie Thébaud-Mony, que nous avons interrogée, la démarche des autorités sanitaires « continuellement dédouane les industriels, les pouvoirs publics qui ont un devoir de protection. C’est comme s’il n’y avait qu’une seule science, la leur, que j’appelle « hors-sol » et ça fait trop longtemps que ça dure ».

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À ces vives critiques, Laëtitia Huiart répond que la mission de son agence n’est pas de connaître les causes des cancers pédiatriques. « L’étiologie est une mission de recherche. Nous, on contribue à ces recherches en apportant des éléments du terrain. Mais c’est un seul élément dans cette chaîne de compréhension des causes de cancers. La segmentation des missions est importante ».

« Santé publique France succède à l’Institut de veille sanitaire, et la veille sanitaire, ça ne consiste pas à prouver indéfiniment, pour des enfants de moins de 15 ans, que les pesticides, les champs électromagnétiques et le radon donnent le cancer, ça consiste à protéger, s’agace Annie Thébaud-Mony. À partir du moment où il y a des cancers d’enfants, on est en présence d’événements graves. »

Marie Thibaud fait profiter de son expérience les parents dont les enfants sont atteints de cancer.
Marie Thibaud fait profiter de son expérience les parents dont les enfants sont atteints de cancer. (© Hervé Pinson / Courrier du pays de Retz)

Pour les signataires de cette tribune, c’est « l’effet cocktail » qui est à prendre en compte, c’est-à-dire l’interaction de facteurs individuels et/ou environnementaux. À Sainte-Pazanne, ils ont répertorié plusieurs facteurs cancérigènes : les pesticides (dieldrine, lindane) liés à la pollution d’un site industriel à proximité de l’école, les radons et les ondes électromagnétiques avec les lignes à haute et basse tension passant dans le village. « Cette combinaison de facteurs de risques cancérigènes ne peut en aucun cas être considérée comme induisant des « risques négligeables » », écrivent-ils.

Pour continuer de faire progresser les connaissances sur les causes et origines des cancers de l’enfant, un colloque rassemblant des scientifiques de renommée mondiale s’est tenu en virtuel du 16 au 18 juin 2021.

Un possible cluster en Charente-Maritime

« Pauline avait les symptômes de la grippe et au bout de six jours, toujours de la fièvre à 39°C, une grande pâleur, le médecin a prescrit une prise de sang et au vu des résultats, on a emmené Pauline en urgence pédiatrique à La Rochelle. Le soir-même à 20 heures, tout a basculé. » Pauline Brion n’avait pas la grippe, mais une leucémie. La nouvelle est annoncée le 23 mars 2018, rapporte sa maman, Nathalie. L’adolescente de 15 ans est décédée 20 mois plus tard.

L’histoire tragique de Pauline fait l’effet d’un électrochoc à Saint-Rogatien, commune de Charente-Maritime de 2 200 habitants. Quatre autres enfants de la commune avant elle ont déclaré un cancer, depuis 2014. L’alerte sanitaire est lancée par le CHU de Poitiers en avril 2018 auprès de l’Agence régionale de santé concernant le nombre élevé de patients venus de Saint-Rogatien.

Une association de parents se crée, Avenir santé environnement. Elle découvre que sur les territoires voisins, la maladie s’installe. Entre 2009 et 2018, sur sept communes, six enfants ont déclaré un cancer, dont cinq entre 2014 et 2018. Santé publique France s’est penchée sur cette localité, mais « ils nous ont dit qu’il n’y avait rien de fondé », peste Fabienne Pierre, représentante de l’association.

Santé publique France nous a fait une présentation publique tellement décevante. Le rapport publié par la suite est un peu plus étoffé, mais il est bâclé. Toutes les familles concernées n’ont pas été contactées, donc tous les cas d’enfants n’ont pas été pris en compte. Nous n’avons depuis aucun échange, aucune sollicitation de leur part.

Fabienne Pierre, Avenir santé environnement.

Malgré tout, les familles, à travers leur association, continuent leurs investigations afin de trouver ce qui dans l’air, l’eau, les sols pourrait être à l’origine de ces cas. Première source d’inquiétude : Atmo Nouvelle-Aquitaine en 2019 note la présence « très importante » (comparée aux autres sites) de prosulfocarbe et de pendiméthaline, herbicides utilisés dans l’agriculture industrielle.

En janvier 2021, la population découvre qu’une eau de captage, servant à alimenter la population en eau potable, était polluée au chlortoluron, autre herbicide cancérogène, mutagène et reprotoxique. « Sa présence était 130 fois supérieure à la normale, indique Fabienne Pierre. On a alerté l’ARS, les maires des communes concernées quant aux risques. On a eu très peu de retours. »

Les parents ne veulent pas en rester là

Les familles des autres clusters s’organisent également, pour mettre au jour les origines de ces drames. À Sainte-Pazanne, Marie Thibaud a créé le collectif Stop aux cancers de nos enfants en mars 2019, après que son fils Alban lui a dit : « On va tous mourir. Qu’est-ce qu’on peut faire pour qu’ils viennent chercher ? » « Ce jour-là, je lui ai promis de chercher et de trouver. » Le collectif du pays de Retz revendique « le droit de savoir » et s’est donné pour mission d’agir pour éliminer les facteurs de mise en danger des enfants.

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Il a commencé par l’analyse des cheveux d’enfants dans un rayon de 10 km autour de Sainte-Pazanne. Vingt-et-un enfants ont été testés « à l’aveugle » par l’association ToxSeek urgence. Les résultats, connus en septembre 2021, mettent en évidence la présence de métaux utilisés, par exemple, dans les composants électroniques ou l’informatique, mais aussi du mercure, du plomb ou du cadmium. Jusqu’à 37 métaux ont été retrouvés dans certains échantillons.

Les parents de Pont-de-l’Arche, conseillés par ceux de Sainte-Pazanne, vont suivre le même chemin. Un collectif devrait bientôt voir le jour. Les premières analyses vont se concentrer sur les cheveux. La naissance du collectif permettra « d’avoir de l’aide et des financements pour trouver les causes », indique une des mamans, Charlène Bachelet.

On a eu la volonté de laisser travailler d’abord Santé publique France, l’ARS, etc. Maintenant qu’on est bloqué, qu’on arrive au terme de leurs possibilités, nous n’avons pas le choix.

Charlène Bachelet,maman de Pont-de-l’Arche.

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Après le cheveux, les Normands feront « des analyses de l’eau, de la terre », poursuit la mère de famille.

Durant notre enquête, nous avons appris qu’un autre cluster serait en formation à Lyon (Rhône-Alpes). Les parents concernés sont en train de s’unir. Peut-être les prémices d’un combat collectif à venir.

Fabienne Pierre, de Saint-Rogatien, juge « quand même incroyable que ce soit nous, citoyens, qui cherchions en menant l’enquête, à essayer de comprendre quels sont les facteurs de risques et que ça ne soit pas les autorités ».

Enquête réalisée par Raphaël Tual, Béatrice Cherry-Pellat (la Dépêche de Louviers) et Hervé Pinson (le Courrier du pays de Retz)

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