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JEAN-LUC NANCY

L'IMPÉRATIF
""

CATEGORIQUE

FLAMMARION
LE KATÈGOREIN
DE L'EXCÈS

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ISBN 2-08-212702-8
© 1983, FLAMMARION, Paris
Printed in France
',

• Les biens privés sont mis en pièces,


Saccagés sous l'œil du public, nous renonçons d
Notre lot solitaire d présent, astreints par les liens, le sang,
A préseroer quelque pacte tacite; peut-être le souci
Est ici sans objet, vraiment de trop, pourtant nous devons faire
Le geste, courber e{ tenir la tête de l'homme vers le sol. •

Sylvia Plath, Traversée de la Manche,


traduit par Robert Davreu
(in Poésie n• 11).

« L'impératif catégorique ••: y aurait-il là quelque


chose à quoi nous ne pourrions plus nous soustraire ? Y
aurait-il là - en référence à Kant, sans doute, mais
aussi bien compte tenu de ce qui nous entraîne loin de
Kant - une obligation pour notre pensée ? Une obliga­
tion indissociable de ce qui nous oblige le plus instam­
ment à penser, et qui n'est pas l'autoreproduction de
l'exercice philosophique, mais, disons-le si possible avec
sobriété, une exigence du monde ? Plus encore qu'indis­
sociable de cette exigence, cette obligation serait-elle -
comme une propriété, mais tout autrement - inaliéna­
ble ?
Les quelques textes qui forment ce volume se sont
trouvés soumis à cette question. Publiés de façon
dispersée, et au hasard d'occasions diverses, ils offrent
une disparité accusée dans leurs régimes et dans leurs
adresses. Ce qui les relie est moins l'unité d'un propos,
ou celle d'un parcours suivi, qu'une certaine contrainte,
répétitive, exercée par le motif de l'impératif. Ils sont à
présent rassemblés pour manifester cette contrainte,
qu'ils n'ont vue surgir que peu à peu, comme une
espèce de hantise, et pour en aiguiser la question, ou
l'inquiétude.
8 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 9

Rien ne nous est plus étranger - ou plus étrange­ liberté de l'autodétermination, c'est-à-dire qu'ils suppri­
que l'impératif catégorique. Le mot lui-même est l'une ment ce qui est pour nous le Bien même, que nous ne
des rares expressions techniques de la philosophie qui nommons plus ainsi, mais qui ne consiste pour nous, de
soit passée dans la langue courante : comme si cette fait, en rien d'autre qu'en une autodétermination abso­
langue, la nôtre, avait été impressionnée, à la fois au lue, à laquelle nul ne doit rien commander. L'obliga­
sens moral et au sens photographique. Cependant, il se tion, pour notre ethos moderne, est l'étrangeté même.
peut qu'elle semble seulement avoir été impressionnée ; Ce qui ne va pas, du reste, sans de singulières
notre langue tient le mot· à l'écart, elle ne le prononce confusions : car cette sensibilité ne discerne plus, à cet
pas sans d'invisibles guillemets. Il la hante, mais elle le égard et par exemple, entre des motifs rousseauistes et
conjure. Simultanément, il évoque la souveraineté sans des motifs nietzschéens, ou bien, et par exemple encore,
réserves d'un absolu moral, la majesté formidable d'un elle ne cesse de loucher sur Stirner et sur Feuerbach à
ordre inconditionnel, mais aussi le caractère inacces­ la fois. A la fois, c'est l'humanité et c'est l'individu qui
sible d'un tel commandement, l'impossibilité de l'exécu­ s'autodétermine, à la fois la liberté est une nature et un
ter, c'est-à-dire en fin de compte l'impossibilité de lui projet. Une chose est claire : la liberté est contraire à
obéir, ou la vanité de tenter de s'y soumettre. Aussi sa toute obligation, elle ne tient son autorité que d'elle­
majesté se couvre-t-elle bientôt (c'est fait depuis long­ même, et se donne sa loi. Mais faute de pouvoir
temps) d'un peu de ridicule, ou revêt en tout cas une assigner cette autodonation, nos éthiques et nos politi­
allure désuète. Dans la mesure où la signature de Kant, ques errent de la Nature à l'Histoire, de l'Homme à
entre parenthèses dans les guillemets, n'est pas effacée Dieu, du Peuple à l'Etat, de la Spontanéité aux
(et elle ne l'est jamais tout à fait), c'est le Kant d'une Valeurs ...
Schwiirmerei rationaliste et formaliste qui transparaît,
chez lequel l'hypocrisie piétiste le dispute à la crispa­
tion d'un entendement catatonique. On en sourit, ou on Cependant, il n'est pas certain que l'impératif catégo­
s'en indigne, de Hegel à Nietzsche, de Hegel à nous. rique ne soit pas, en même temps, au plus près de nous.
Mais surtout, ,, l'impératif catégorique , charrie pêle­ La liberté elle-même, cette liberté conçue comme un
mêle les valeurs ou les déterminations qui répugnent le état - ou comme un être - soustrait à tout pouvoir et
plus à ce que nous pensons être notre culture et notre à tout commandement extérieur, nous la posons ou nous
sensibilité morales (dont fait aussi partie de n'avoir voulons la poser comme un ,, impératif catégorique , ,
plus de philosophie morale, sans qu'aient été exacte­ par quoi nous entendons au moins qu'il ne se discute
ment mises à l'épreuve la nature et la portée de ce pas. (Tel est, par exemple, le motif explicite ou implicite
fait). Ce que l'impératif charrie ainsi, ce n'est pas de notre pratique la plus générale de la défense des
seulement le fameux rigorisme ''qui n'a pas de mains " • ''droits de l'homme ».)
auquel font écho les non moins fameuses '' mains Ce faisant, il se produit toutefois que nous captons et
sales,, , mais c'est avant tout le commandement absolu, détournons d'une certaine façon le sens du mot. Car
le ton impérieux et le geste coercitif, renvoyant eux­ nous prétendons ainsi que la liberté s'impose d'elle­
mêmes tantôt à la belle âme, tantôt à une inqualifiable même, absolument et inconditionnellement. D'une ma­
tyrannie ; et plus encore, et d'abord, ce qui en forme le nière ou d'une autre, nous posons. ou nous supposons
revers : l'obéissance, la soumission, l'être-obligé ou que cette liberté (ou bien, si nous n'osons plus nous
l'être-contraint, antithèses manifestes et inadmissibles aventurer à la déterminer selon une ' essence ,, , du
de la liberté selon laquelle nous nous définissons, ou moins tel ou tel ensemble de ''libertés ,, ou de ' 'droits
nous nous revendiquons. L'impératif supprime la liberté de l'homme ,, ) est donnée, connue, reconnaissable ou
de l'initiative, et l'impératif catégorique supprime la assignable. Si la liberté, chez Kant, est la ratio essendi
liberté de la délibération. Ensemble, ils suppriment la de la loi morale, celle-ci en revanche est la ratio
10 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 11

cognoscendi de la liberté (ce qui fait de l'impératif le ramène à l'étable, au repaire ou au foyer. Hanter est de
très singulier régime de cette ,, connaissance » ) : pour la famille de Heim. La proximité de l'impératif pourrait
nous, au contraire, la liberté n'est pensée, et pensable, bien être I'Un-heimlichkeit qui hante notre pensée, son
qu'à la condition d'être à la fois ratio essendi et ratio inquiétante étrangeté, qui n'inquiète que parce qu'elle
cognoscendi de toute loi morale. Il va donc de soi qu'elle est si proche, si prochaine dans son étrangement. Mais
s'impose ou doive s'imposer. Et cette imposition de soi ramener au séjour familier, c'est encore ramener à
n'en est plus exactement une : s'il n'y avait pas à I'ethos. L'enjeu n'est pas un autre que celui de
l'imposer (ou à chercher à l'imposer) contre ceux qui la l'éthique 1 - non cependant au titre d'une science ou
bafouent ou qui la dégradent, la liberté ne s'imposerait d'une discipline, et pas non plus au titre d'un sens ou
même pas, elle fleurirait, elle s'épanouirait spontané­ d'un sentiment moral, mais au titre, précisément, d'une
ment, puisqu'elle détient en fin de compte la nature hantise.
d'une essentielle et pure spontanéité. Ce que nous Il ne peut s'agir d'apprivoiser l'étrangeté de l'impéra­
revendiquons au titre ou à l'image d'un impératif n'en tif, ni d'apaiser sa hantise. A supposer même que cela
est donc jamais exactement un. L'impératif de nos revînt à anticiper sur notre avenir -. à prédire le
impératifs est que les véritables impératifs ne doivent retour ou l'avènement d'une éthique impérative -, nous
pas avoir le caractère de la contrainte, de l'extériorité, savons depuis Hegel qu'une telle anticipation n'est pas
ni se lier à l'exercice d'une injonction, d'une obligation le fait de la philosophie. Celle-ci ne va pas au-delà de
et d'une soumission. son temps. C'est-à-dire que le temps - l'élément de la
(Du même coup, un écart se creuse, abyssal, entre pensée - ne va pas au-delà de lui-même : cette limite,
d'une part ce qu'on persiste bizarrement à nommer un en somme, le définit. Et penser n'est pas prédire, ni
"sujet " • et qu'on représente dépouillé de sa spontanéité vaticiner en général, et pas non plus délivrer des
par l'économie, l'histoire, l'inconscient, l'écriture, la messages, mais s'exposer à ce qui arrive avec le temps,
technique, et d'autre part la Liberté, qui est en fait le en ce temps. Dans le temps de la hantise, il ne peut et
vrai concept métaphysique du sujet - auquel en fin de il ne doit y avoir qu'une pensée et qu'une éthique - si
compte nous ne savons même plus que, au nom de notre c'en est une - de la hantise.
liberté, nous nous assujettissons. ) Mais à supposer, malgré tout, qu'une telle anticipa­
I l n'en reste pas moins, comme par l'effet d'une tion fût possible, elle ne pourrait être l'anticipation d'un
insistance sourde et obstinée, que nous pensons quelque impératif apprivoisé, rendu familier et naturel. Si c'est
chose (par exemple, la liberté) comme une prescription bien l'impératif que nous avons perdu (s'il est possible
inconditionnelle. Peut-être ne pouvons-nous même pas de donner un sens à une telle proposition) , à tout le
penser, en général, sans avouer d'une manière ou d'une moins il est certain que nous ne le retrouverons pas :
autre que cela même - "penser ,. - obéit tout d'abord son essence s'y oppose, ou s'y dérobe. L'impératif ne se
à quelque secrète intimation (on le verra plus loin, dans domestique pas - et c'est aussi la marque de la
les textes qui concernent Nietzsche et Derrida). Ainsi, hantise : elle est par définition la chose domestique
dans son éloignement même, ou de cet éloignement impossible à domestiquer. Elle ne rentre pas dans
l'impératif se rapproche au plus près de nous. Cette l'économie qu'elle hante. Elle nous ramène à un séjour
proximité pourrait bien être plus proche que tout ce que qui, en tant que séjour, ne permet pas l'installation
nous pouvons appréhender en guise de proximité, en dans sa propriété. Pourtant, c'est un séjour. Nous ne
tant que familiarité ou intimité. Ce serait la proximité demeurons certes pas dans l'impératif, mais nous de­
de ce qui est perdu, obnubilé, et dont la perte même meurons sous lui.
hante.
1 . Il ne sera pas examiné ici, où tout reste, de manière générale,
Ce qui hante, selon l'étymologie ancienne, c'est ce qui à l'état d'essai, et doit être poursuivi dans un travail à paraitre,
habite, ou encore, selon l'étymolo� e plus savante, ce qui L'Expérience de la liberté.
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Il ne s'agit donc pas de reconnaître, de réévaluer et l'aùtre manière, l'accidentalité du mal ne serait-elle pas
de se réapproprier l'impératif catégorique. Ni sur le le ressort métaphysique caché de notre capacité para­
mode d'une réactivation de la philosophie kantienne, ou doxale à nous résigner, pour finir, au mal lui-même, à
d'un « ressourcement ,, en elle (la philosophie ne va pas ce mal que nous disons << banalisé , ?
plus en deçà qu'au-delà de son temps), ni sur le mode On ne posera pas ici pour elle-même la question du
d'un apaisement de la hantise. Il ne peut s'agir que mal, c'est-à-dire, fondamentalement, celle de son incom­
d'indiquer l'insistance de l'impératif pour une pensée, ou préhensibilité kantienne, que nous évoquerons plus loin.
sur une pensée, la nôtre, qui est moins << tributaire de Son examen requiert un travail ultérieur, car il a
Kant, qu'elle n'est ce qu'elle est - la pensée de ce toutes chances de ne pouvoir être abordé sans la
temps - par la soumission à une exigence impérative considération préalable de l'impératif. Comme il l'est de
qu'il revint à Kant, tout d'abord, à l'ouverture de ce la liberté, l'impératif est la ratio cognoscendi du mal.
temps; de rencontrer 2• De ce dernier, on se contentera d'affirmer ici que sa
*
question (si c'est encore une question au sens philoso­
** phique classique) est présente à l'horizon de l'interroga­
tion, mais plus encore d'affirmer que cette première
Pourquoi, chez Kant, l'impératif? C'est-à-dire, pour­ affirmation ne postule pas, en face de l'accidentalité du
quoi l'énoncé de la loi morale se donne-t-il sur le mode mal, quelque chose qui reviendrait à sa pure et simple
impératif? Pourquoi un prescriptif, et non pas un essentialité, et à quelque avatar moderne du ''péché
descriptif du bien, et pourquoi un ordre, et non pas un originel ,. Ce ne sera pas pour faire cette fois une
conseil ou une exhortation ? concession à notre sensibilité, qui bien entendu se
La réponse de Kant est simple : il y a l'impératif révulse à l'évocation d'un << péché originel , (sans du
parce qu'il y a le mal dans l'homme. Il faut l'impératif reste autrement se demander ce que c'est que << péché »
parce qu'il y a le mal. ni ce que c'est qu',, origine » ). L'affirmation postule
D'emblée, cette réponse déconcerte ou inquiète à seulement que notre sensibilité - qu'elle soit ,, pessi­
nouveau notre sensibilité morale. Nous ne tolérons pas miste » ou. << optimiste, - est incapable de prendre la
l'imputation à l'homme et dans l'homme a'un mal mesure de la question du mal. Et que cette incapacité
radical - ainsi que Kant le nomme. Au mal dont la fournit, en revanche, la mesure de ce qui incombe à la
scène politique (en est-il, désormais, une autre ? ou pensée (par quoi, faut-il le préciser, on n'en appelle pas
bien, toute scène n'est-elle pas politique ?) nous offre un à la ''pensée, comme à une considération froide, mais
spectacle dont nous nous accordons pour dire qu'il est peut-être au contraire à une sensibilité, tout autre, de
inégalé dans notre histoire, par sa constance, sa techni­ la pensée).
cité, sa rationalité, à ce mal nous ne voulons cependant
*
concéder que la nature d'un accident (et réciproque­ **

ment, la catégorie même de l',, accident, a fini par


recueillir une valeur intrinsèque de << mal » ou de
Il y a l'impératif parce qu'il y a le mal. Il y a le mal,
<< malheur,). Ceux qui ne représentent pas l'histoire
c'est-à-dire la possibilité de - et la disposition à -
comme le processus nécessaire d'une élimination, fût­
transgresser la loi. Il y a la loi comme commandement,
elle asymptotique, de cet accident, la représentent
parce qu'elle peut être violée. Ce qui ne veut pas dire
comme l'accident général, comme une catastrophe sur­
qu'il y aurait d'une part la loi elle-même (semblable à
venue à un ordre antérieur ou idéal. De l'une ou de
une loi physique, voire confondue avec elle), et d'autre
part l'impératif adressé à celui qui, par accident, ne se
2. Je prolonge ainsi, moyennant un infléchissement du program­
me, la tentative amorcée à partir de Kant dans Logodaedalus conduirait pas spontanément selon la loi. Car l'impéra­
(Galilée, Paris, 1976). tif, dans ce cas (qui est, du reste, le cas ordinaire des
14 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 15

lois), ne serait pas la loi elle-même, ne se confondrait l'« Etat,, au sens où nous serions prêts à l'entendre.
pas en tant qu'impératif avec elle. Il aurait alors, en L'« Etat » désigne plutôt l'espace nécessaire pour la
outre, une fonction correctrice, pédagogique. Il s'adresse­ législation qu'exige l'impératif.
rait en l'homme à l'enfant, non à l'homme. Mais
l'impératif ne comporte ni châtiment ni récompense :
c'est en cela même que consiste son caractère catégori­ L'impératif ne pourrait pas prescrire si la législation
que et non hypothétique (distinction qui équivaut, chez était donnée. C'est-à-dire qu'il ne pourrait pas prescrire
Kant, à la distinction de l'impératif moral et de cela qu'il prescrit si la législation était donnée indépen­
l'impératif technique). La loi n'a lieu que comme l'impé­ damment de lui, et qu'il ne pourrait pas prescrire si le
ratif. Et si bien que l'impératif ne prescrit pas d'agir mal était inscrit dans cette légalité indépendante de lui.
selon la loi, car « la loi " • en ce sens, n'est pas donnée, Il faut distinguer entre le mal reconnu, localisé par une
ni par l'impératif, ni antérieurement ou extérieurement loi qui le prend en compte comme un fait, et la
à· lui. Mais il prescrit d'agir légalement, au sens de disposition mauvaise impliquée en droit par la loi
législativement. Il prescrit que la maxime de l'acte soit impérative. Si le mal était une loi de la nature (ainsi
maxime instituante d'une loi, de la loi. Sans aller plus qu'on le pense lorsqu'on confond la férocité de la bête
loin, pour le moment, dans les redoutables implications ou l'action dévastatrice du volcan avec la cruauté de
de cet état de choses, posons que l'impératif prescrit de l'homme), la prescription du bien serait absurde, et
légiférer ( << universellement>> , par conséquent) . vaine. Aussi la possibilité du viol de la loi doit-elle être
Laissons de côté, en particulier, le modèle métaphysi­ imputée à nous 4• Dans la nécessité de cette imputation,
que, ou idéologique, de la souveraineté législatrice le mal est incompréhensible. Mais c'est ainsi, en tant
originaire, instituante ou constituante, qui est aussi en ,, que possibilité incompréhensible, que le mal est mal,
jeu dans cette pensée. Incontestables, les effets de ce c'est-à-dire qu'il est libre. N'étant pas libre, il ne serait
modèle sont en même temps soumis par Kant à une pas ' ' mal » . (Mais cela ne veut pas dire que sans acte
limitation essentielle : il ne peut jamais s'agir de mauvais il n'y aurait pas de liberté, car la liberté serait
produire ni de présenter cette originalité elle-même. Ici, alors confondue avec le libre arbitre ; cela veut dire que
il suffira de rappeler, à titre d'indice, que dans le sans la possibilité du mal, et par conséquent sans une
domaine politique Kant renonce explicitement à recher­ disposition au mal, il n'y aurait pas de liberté. La
cher l'institution originaire de l'état légal. En revanche, liberté n'est pas le libre choix entre << bien,, et << mal » ,
l'ordre politique est lui-même soumis à l'impératif : car pour ce libre choix, au bout du compte, tout est bon.
<< C'est dans leur union (des trois pouvoirs) que réside le Ce qu'est la liberté reste aussi incompréhensible que le
salut de l'Etat (salus reipublicae suprema lex est), par mal lui-même : mais cela veut dire au moins que la
où il ne faut entendre ni le bien du citoyen ni son liberté ne s'adresse qu'à un être disposé au mal.)
bonheur, car ce bonheur peut peut-être (comme l'affirme L'impératif correspond ainsi au mal radical, c'est-à­
Rousseau) dans l'état de nature ou sous un gouverne­ dire au mal qui corrompt le fondement même des
ment despotique être plus commode et plus souhaitable maximes 5• Ce mal n'est donc pas dû à un « penchant » ,
à atteindre ; mais il s'agit là de l'état de la plus grande et cela de deux manières : il ne provient pas d'une
concordance, accord entre la constitution et les principes inclination inscrite dans la nature, et il ne correspond
du droit, et auquel la raison par un impératif catégori­ pas à un glissement, à un écart par rapport à la
que nous fait une obligation de tendre 3• ,, Contrairement maxime (un tel écart, dans ces conditions, ne serait
aux apparences, il ne s'agit pas là d'une pensée de

4. Cf. La Religion dans les limites de la simple raison,


3. Doctrine du droit, § 49, trad. Philonenko, Paris, Vrin, 197 1 , trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1952, p. 65.
p . 200; cf. aussi l e § 52. 5 . Ibid., p. 58.
16 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 17

peut-être qu'une erreur, et nul peut-être ne serait L'impératif dit - s i c'est encore « dire>> , e t e n quel
méchant volontairement : mais il faut ici que la volonté sens ? - le cas de la loi, absolument.
elle-même puisse être radicalement corrompue). Le mal Mais il n'est pas pour autant un ordre. Autant que
est la corruption du fondement de la maxime, et la du droit, il diffère en nature de l'ordre, avec lequel
maxime ainsi corrompue est la maxime qui ne fait plus notre sensibilité ne cesse de le confondre. Tout au
loi. Le mal n'est pas une loi contraire, il est la moins diffère-t-il de l'ordre s'il faut entendre ce dernier
disposition contraire à la loi, la disposition il­ comme l'entend, par exemple, Canetti, c'est-à-dire
législatrice. comme ce geste ou comme ce rapport dont la forme
Or c'est bien parce que' la loi est la loi de faire la loi primitive serait la menace de mort par laquelle le fauve
(ou de faire loi) qu'elle révèle d'elle-même - et d'une ordonne la fuite de sa proie. Il se peut qu'en effet tout
certaine façon comme en elle-même - l'inscription de exercice humain de l'ordre relève de ce commandement
cette possibilité. Une loi ordinaire laisse le hors-la-loi menaçant. Mais l'impératif ne contient ni menace ni
hors d'elle-même, par définition. Mais la loi de la loi promesse. Son essence consiste précisément à n'en pas
l'inclut comme celui à qui elle est de toute nécessité ·-·
contenir. Tel est le sens de l'obéissance par devoir
adressée - celui à qui, en ce sens, elle est abandonnée, opposée à l'exécution seulement conforme au devoir.
cependant que lui-même, à son tour, est abandonné à Obéir par devoir, c'est obéir dans le seul intérêt du
toute la rigueur de la loi 6• " Agis de telle sorte . . . » n'a de devoir lui-même, qui n'a aucun intérêt. Mais en outre,
sens qu'à s'adresser, non seulement à celui qui peut ne le devoir n'oblige à rien d'autre qu'à lui-même, tandis
pas agir ainsi, mais avant tout à celui qui, radicale­ que l'ordre contraint à son exécution. (Faut-il le rappe­
ment, et tout au moins dans sa disposition, n'agit pas ler ? cela n'a rien à voir, chez _Kant, avec une morale
ainsi. Cette loi interdit, en quelque sorte, qu'il lui soit qui se satisfait de la bonne intention, et se dispense de
dès l'origine obéi sans broncher. C'est par là qu'elle est faire tout le possible pour l'exécuter.)
la loi de la liberté, et c'est pour cela que sa forme de loi Le devoir oblige au devoir, c'est-à-dire qu'il prescrit
est la forme de l'impératif. Celui-ci n'est pas l'expres­ l'acte de la législation, et que cet acte, par lui-même, ne
sion dérivée ou le porte-parole de la loi, il est, ou il fait, peut que s'obliger à l'universalité de la loi. Car il
comme impératif, la loi. s'oblige ainsi à cette universalité qui n'est précisément
aucun contenu particulier de la loi, mais qui est la
*
** légalité de la loi, ou plus exactement encore l'être-loi de
la loi. La loi du devoir oblige au devoir de la loi, de
La loi impérative diffère donc en nature du droit. Le cette loi qui n'est pas donnée.
droit ne dit jamais << Agis>> . Le droit dit une règle et y La loi n'est donc pas extérieure au devoir, tandis
soumet le cas 7, mais en tant que tel il ne commande qu'elle est extérieure à l'ordre. Celui-ci contraint à
pas. Ou, plus exactement, il commande dans la mesure l'application d'une loi à laquelle, par lui-même, il ne
où il est reconnu comme droit, dans la mesure où il a s'identifie pas. Au contraire, il la présuppose connue,
force de loi, ce qui présuppose le découpage d'une aire ,, quelle qu'elle soit (par exemple, la loi du plus fort . . . ).
de validité de la loi comme telle (collectivité, Etat, De la même manière, et pour la même raison, l'ordre ne
Eglise, etc.). Mais ici, il s'agit de la loi de tous les êtres s'identifie pas à l'énoncé de la loi, et de manière
raisonnables - de tous les êtres capables de loi. générale l'acte d'ordonner peut se passer de la parole :
<< L'ordre est plus ancien que le langage, faute de quoi
les chiens ne pourraient le comprendre 8• >> Il n'y a
6. Cf. plus loin L'être abandonné
• •.

7. Sauf le cas du droit lui-même, de la production de la légalité,


ou encore de la jurisprudence sans expérience qui inaugure le
• • 8. Elias Canetti, Masse und Macht, Francfort-sur-le-Main, 1980,
droit : cf. ci-dessous Lapsus judicii
• •. p. 335.
18 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 19

aucun sens, en revanche, à imaginer l'impératif autre­ appartient à la condition de possibilité d'une raison qui
ment qu'énoncé 9• Il n'est même que ça : une forme s'avère par elle-même pratique. Précisons : la raison
verbale, ou une forme de discours. Le devoir n'est pas s'avère pratique par elle-même, mais ce n'est pas par
un mode de l'être - aux sens classiques, du moins, de elle-même qu'elle s'avère ainsi (elle ne se << révèle ••
ce terme -, mais un mode du langage - bien que pas) ; au contraire, cela lui survient, comme un fait,
peut-être en un sens inédit de ce terme. Ce que je dois comme le factum rationis dont elle n'est pas le sujet (il
peut bien être présenté dans une effectivité non langa­ n'a pas de sujet, il n'est pas un sujet).
gière, mais que je le doive, cela ne peut qu'être dit. L'impératif fait la condition de possibilité de la
Enfin, que je le doive, cel a ne peut que m'être dit. Cela praxis, ou encore il est le transcendantal de la praxis.
doit m'être adressé: << Agis ... >> Comme ailleurs, et plus qu'ailleurs peut-être, le trans­
Pas plus qu'il n'est, de cette manière, un ordre, le cendantal indique ici la non-transcendance. Le, principe
devoir de la loi n'est un devoir d'amour : << Il n'y a pas de la praxis n'est pas une réalité transcendante, il
de sentiment du devoir, mais un sentiment provenant consiste dans l'être par soi-même pratique de la raison,
de la représentation du devoir auquel nous oblige ou dans la condition a priori pratique de l'être raison­
l'impératif; devoir obligatoire, et non devoir d'amour 10. '' nable comme tel. La praxis n'est pas d'abord pour Kant
Ainsi : ,, On peut exiger de l'homme qu'il fasse ce que la (qui relance, à cet égard, la tradition aristotélicienne)
loi lui commande. Mais non qu'il le fasse volontiers n. >> l'ordre des actions en tant qu'elles devraient être
Si le devoir, en effet, devait séduire, il ne serait plus soumises à des évaluations et à des normes, elle est
strictement le devoir, mais posséderait un pouvoir, dont avant tout l'ordre de l'agir lui-même en tant qu'il
l'effet relèverait de ce que Kant appelle le ,, pathologi­ s'impose comme ordre de la raison, et qu'il impose ainsi
que '' · A cet égard, un tel effet ne se distinguerait pas la praxis, c'est-à-dire l'action dont le résultat n'est pas
de celui de l'ordre menaçant. distinct de l'agent (distinguée de - ou opposée à - la
Lorsque Kant écrit : << Il existe dans l'esprit (Gemüt), poièsis qui produit un résultat distinct). Ou, si on veut,
non dans l'âme, un principe pur, l'impératif catégo­ l'enjeu n'est pas d'abord de rationaliser l'action, mais de
rique 12 ''• cela veut dire que l'impératif n'existe pas dans découvrir que la raison comme telle, en tant que raison
la substance psychique, qui ne nous est connue que pure, a à agir. Agir en tant que raison pure, c'est faire
phénoménalement (et donc jamais comme substance, la loi. Tel est donc le devoir de la raison. A ce compte,
précisément), mais dans ce Gemüt dont l'acception · et pour la première fois dans son histoire, la raison ne
majeure est d'être l'unité de la constitution transcen­ consiste plus dans une rationalité donnée (ici-bas ou
dantale. L'impératif n'appartient pas à la nature du dans l'au-delà) à laquelle il faudrait mesurer les actes,
sujet, il appartient à ce qui, bien que resemblant à un mais elle se confond en somme, en tant que raison pure
sujet, en excède, au sens le plus fort, le statut : il pratique, avec le devoir a priori d'être - c'est-à-dire
d'agir - ce qu'elle est : raison pure pratique.
9. Quoi qu'il en soit de la nature bien particulière de cet
Raison pure, sans doute, est une expression non
• énoncé sur laquelle on trouvera plus loin des indications, dans La
•, •
\1 seulement étrangère à notre sensibilité, mais dont les
vérité impérative et dans La voix libre de l'homme Si l'ordre est
• • •.
concepts sont à soumettre - plus que tout autre
en deçà, l'impératif est peut-être au-delà du langage, alors même qu'il
s'énonce et dans son énonciation et dans sa discursivité elles-mêmes. concept, peut-être - aux opérations de critique ou de
L'impérativité et l'adresse comme telles ne vont pas sans langage, déconstruction de la métaphysique. Il se pourrait cepen­
mais ne sont pas du langage. Ou hier, elles sont, du dire, ce qu'il ne dant que s'annonce ainsi une tâche nouvelle : celle de
dit pas - un ton (on en reparlera), un geste aussi.
10. Opus posthumum, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1950, p. 136. Y penser la ' raison pure >> à partir de son être-pratique, et
a-t-il cependant de l'amour sans devoir, ou n'y a-t-il pas de la loi dans du devoir qui le constitue, ou qui l'enjoint.
l'amour, c'est pour le moment une tout autre question.
1 1 . Nachlass, n° 8105, 1799.
*
12. Opus posthumum, op. cit., p. 135. **
20 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 21

Si l'impératif n'est pas un ordre au sens que l'on a tique a priori qui n'est fondée sur aucune intuition pure
dit, il n'en reste pas moins qu'il prescrit effectivement. ou empirique 14,, • Il s'impose comme un fait s'impose, et
C'est-à-dire qu'avant même de donner l'instruction 1 3 il s'impose en tant que factum rationis. Le factum
relative à la modalité de l'action, il prescrit d'agir, il rationis n'est pas une intuition empirique : s'il l'était, il
oblige à agir. Ce qui signifie que l'action n'est pas soumettrait l'impératif à une condition sensible. Ce qui
seulement une contingence empiriquement déterminée, ne constitue pas un argument fondé sur un dédain
mais possède une nécessité inconditionnée. Dans tous moraliste pour le sensible (rien n'est plus étranger à
les impératifs hypothétiques (ou techniques), l'action est Kant), mais bien sur la condition qui s'imposerait ainsi
un moyen soumis à la condition d'un but. L'impératif à une injonction inco�ditionnée. Le factum, c'est que
catégorique fait de l'action une fin - non pas au sens l'impératif ne dépend d'aucun fait. Où serait le devoir,
activiste d'un « agir pour agir " • mais au sens où l'action et où serait la liberté, si je devais agir parce que, ici ou
qui vaut ici comme fin est l'action inconditionnée - là, en autrui ou en moi, je rencontrais dans l'expérience
c'est-à-dire libre - de la raison pure. Mais parce que de l'action par devoir ?
cette fin est inconditionnée, elle ne saurait se présenter Le factum rationis n'est pas non plus intuition
comme une nécessité tirée d'une loi préalable - et, par intellectuelle : il tient donc, dans la proposition synthé­
exemple, de la nature de la raison. C'est pourquoi la tique a priori qu'est l'impératif, la place des formes a
liberté n'est pas, comme chez Hegel, la raison ou la priori de l'intuition pure. Il est, si on veut, l'espace­
rationalité de la raison, et n'en constitue pas la fin au temps de la raison pure pratique. Cela signifie peut-être
sens d'un telos programmé par une archè. L'action libre au moins qu'il partage avec eux la position dérivée et
comme fin n'est jamais elle-même, si on peut dire, qu'un non originaire, et que c'est dans cette mesure même
commencement, une initiative ou une initialité sans fin qu'il est factum 15• Sa factualité tient à ce que la raison
(on sait que Kant définit la liberté comme le pouvoir de ne s'y présente pas elle-même comme le pouvoir origi­
commencer par soi-même). Aussi n'est-elle pas prescrite naire de sa praxis : au contraire, sa praxis lui est
au sens de préinscrite : elle est enjointe. La raison ou la enjointe, elle lui est en ce sens donnée, tout comme les
rationalité de la raison (ainsi s'engage peut-être sa objets le sont dans l'intuition pure. ( << Mais cette intui­
déconstruction) fait place à un injonction. tion n'a lieu que pour autant que l'objet nous est
L'injonction fait plus et moins que l'ordre. Elle ne donné ; ce qui n'est possible à son tour, du moins pour
menace pas, elle ne force pas à l'exécution - et nous autres hommes, qu'à la condition que l'objet
l'impératif, comme tel, est dépourvu de toute puissance affecte d'une certaine manière notre esprit (Gemüt) 16• » )
exécutoire. Mais elle impose, elle applique, elle joint à Le factum est le mode pratique de ce don préalable ;
la raison la prescription d'une action libre, d'une libre l'antériorité de ce don est irréductible, et excède absolu­
législation dont rien ne fait connaître ni ne révèle à la ment toute position-de-soi de la raison, toute représen­
raison la nécessité, ni même la simple possibilité. tation-de-soi et toute maîtrise-de-soi. Il est donc aussi le
L'injonction impérative conjoint absolument la raison à mode pratique de l'être-affecté de la raison. L'impératif
ce qui l'excède absolument. affecte la raison. Cela veut dire secondairement qu'il
C'est pourquoi l'impératif '' s'impose à nous (uns l'humilie (serait-ce ce que notre sensibilité ne supporte
aufdringt) par lui-même comme une proposition synthé- pas ?), mais avant tout cela signifie qu'il lui vient,
comme à une matière passive, du dehors d'elle-même,
13. Je reprends un terme utilisé, dans l'étude du prescriptif, par
J.-F. Lyotard, dans Logique de Levinas (in Textes pour Emmanuel
• •
14. Critique de la raison pratique, Analytique, chap. 1, § 7 .
Levinas, Paris, J.-M. Place, 1980). Je n'entre pas ici dans l'analyse des 15. Hors cette homologie d e position, l'impératif n'a pas, cela v a de
écarts et des recoupements entre mon parcours et celui, aux principes soi, la nature de l'espace ni du temps. Mais il entretient sans doute
très différents, de Lyotard. L'un et l'autre doivent sans doute être avec eux des rapports plus complexes, qu'il faudra étudier plus tard.
d'abord menés plus avant. 16. Critique de la raison pure, trad. T.-P., Paris, PUF, 1963, p. 53.
22 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 23

d'un dehors excédant toute passivité, et ne se confon­ Nous sommes obligés - la raison est obligée - au
dant pourtant pas avec l'activité (car l'activité est respect de la loi. Nous y sommes obligés non par l'effet
prescrite, elle est la fin). L'impératif est inactif, il est d'un ordre autoritaire, mais par l'effet d'une constitu­
impératif: Il excède le couple de l'actif et du passif, du tion - qui n'est cependant ni un fondement, ni une
spontané et du réceptif. institution : ,, La restauration en nous de la disposition
Cet excès ne reconstitue donc pas une « intuition primitive au bien n'est pas l'acquisition d'un mobile
originaire '' • ni (ce qui serait la même chose) un acte pour le bien, mobile perdu par nous, car ce mobile, qui
originaire. L'impératif ne. relève pas dialectiquement le consiste dans le respect de la loi morale, nous n'avons
partage critique de la spontanéité et de la réceptivité, jamais pu le perdre 1 7• ,
ou celui du sujet et de la finitude. Il n'est pas, comme Nous n'avons pas pu perdre le respect, car perdre le
l'ethos hégélien, l'être-fini accomplissant l'Idée morale respect signifierait perdre la relation (fût-elle négative)
en se niant et en s'élevant au sujet (de la philosophie à la loi. Le respect, avant même d'être qualifié en tant
ou de l'Etat). Il est, ou plutôt, il est donné ailleurs. que « sentiment de la raison » (aspect sur lequel, ici,
Dans cet ailleurs - qui, étant absolu, n'est en même nous ne nous arrêterons pas), forme tout d'abord la
temps pas l'Absolu - il répète aussi bien ce partage : relation même à la loi. L'impératif n'a pas lieu sans le
l'impératif, parce qu'il est l'impératif, impose la sépara­ respect et ce n'est pas l'impératif comme tel, isolé, qui
tion d'une passivité (à laquelle il enjoint) et d'une donne la loi (à condition qu'il soit possible de l'isoler ;
activité (qu'il enjoint). Mais il ne l'impose pas comme car si une proposition descriptive peut être posée à part,
s'il la produisait : elle s'impose plutôt à lui, et il sans relation - par exemple : « Il y a (ou il n'y a pas)
l'impose en tant qu'elle s'impose. Ou encore : il y a une loi universelle » -, cela a-t-il seulement un sens
l'impératif parce que ça - ce partage irrelevable pour une injonction ? . . . ). C'est le respect de l'impératif,
s'impose. le respect pour lui et le respect qu'il commande ipso
Le factum rationis, bien loin par conséquent de 1
' facto, qui nous donne la loi, ou qui nous donne la loi
correspondre à la rationalité en tant que fait (posé, comme loi (et non comme une information). Sans cette
établi, disponible), désigne une factualité hétérogène et relation donc, nous ne parlerions ni de « bien , , ni
incommensurable à la raison au sein de laquelle, surtout de « mal , .
néanmoins, elle surgit. Cet incommensurable nous me­ Aussi n'est-ce pas pour n'importe quelle loi que le
sure : il nous oblige. respect ne peut pas être perdu. Je peux perdre tout
respect pour toutes sortes de lois : elles me deviennent
*
** indifférentes, elle ne m'obligent plus, il n'y a pas de
mal à ne pas les suivre. Et si je considère en outre qu'il
Qu'est-ce qu'être obligé ? Qu'est-ce que l'être-enjoint ? est « bien » de ne pas les suivre, c'est que je me rapporte
Cette question, comprise comme question ontologique à quelque autre loi. Le respect, quant à lui, me
(et dans laquelle, peut-être, se répètent et se déplacent rapporte à la loi de l'obligation elle-même : « Malgré
la question heideggerienne de la différence ontico­ cette chute (dans le mal), le commandement : "que nous
ontologique, et la questiol!_ derridienne de la différance), avons l'obligation de devenir meilleur", retentit en
fait l'horizon, non dépassé, et pas même atteint, de ce notre âme avec autant de force 18. , Perdre ce respect
recueil. Mais il s'agit au moins de l'indiquer - fût-ce signifierait passer sous une autre loi, sous une autre
comme l'au-delà d'une question au sens reçu de ce obligation- quand bien même ce serait la loi d'une
terme (une question peut-elle, par exemple, se transfor­ absence de loi, ou la loi d'une pure autodonation de la
mer en une obligation ? Ce n'est pas impossible ; en tout
cas, ce problème appartient à l'horizon de notre ''ques­ 17. La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit., p. 69.
tion»). 18. Ibid., p. 68.
24 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 25

loi. L'anarchie ou la souveraineté absolue s'obligent, versalité ne serait pas donnée, elle serait imposée ; elle
elles sont obligées d'être obligées. Par exemple : " Il est nous ferait violence, elle ne nous serait pas enjointe. Le
interdit d'interdire » (qui prouve de surcroît que l'imagi­ don peut être lié à l'injonction, non à la violence.
nation de Mai-68 avait un sens aigu de l'ethos impéra­ Ainsi, la loi morale - l'impératif - est en retrait de
tif). La loi de l'obligation n'est pas une loi, elle est loi la loi rationnelle, en excès ou en défaut sur elle. Elle
de la loi, plus ancienne qu'aucune législation et plus prescrit l'universalité, et donc avec elle la rationalité,
archaïque qu'aucun sujet législateur. Elle est, paradoxa­ comme une tâche et non comme un bien assigné.
lement mais très précis�ment, la loi de qui n'a pas de Inversement, la loi interdit (c'est même son unique
loi. La « nature,, a des lois, l'« homme , n'en a pas. interdit) que l'universalité consiste dans l'érection en
Aussi ne peut-il perdre le respect. universel d'une volonté singulière 20• La tâche de l'uni­
Nous sommes obligés par et envers cela qui nous versel est le contraire d'une appropriation de celui-ci
oblige, par et envers l'injonction de cette obligation. par la particularité subjective. La loi morale ne surgit
Non pas parce que cela aurait la puissance de nous pas seulement en excès sur ce que devrait être un sujet
commander, mais parce que cela est incommensurable à de la raison, elle enjoint aussi un au-delà de la
toute puissance de contrainte ou de penchant. A la fin, subjectivité en général. La loi va d'un seul trait - le
ce qu'on appelle l'empirique ne prouve pas autre chose : trait impératif - de l'en deçà à l'au-delà du sujet. (Ce
à la force de la contrainte finit toujours par résister le qui ne veut pas dire qu'elle ne puisse pas être ma loi :
respect d'une obligation plus haute, de la véritable elle doit au contraire être la loi de ma maxime, elle ne
autorité, ou de l'autorité du vrai, au moins manifestée prescrit pas la soumission à un universel, elle prescrit
comme la récusation de la violence (ce qui ne signifie que je fasse la loi universelle. Mais cela exige, sans
pas, on ne le sait que trop, que le respect l'emporte ; il doute, un statut de la singularité qui n'est plus celui de
s'agit de cette << résistance de ce qui n'a pas de la subjectivité.)
résistance - la résistance éthique , dont parle C'est pourquoi le respect est simultanément admira­
Levinas 19). Le prix à payer, en temps, en vies, en tion, ou vénération de la loi et humiliation du sujet
dignité, est effroyable. Il n'empêche. La protestation du devant elle : la loi lui enjoint, lui · ajointe son in­
respect constitue aussi une dimension de l'expérience, et suffisance foncière à satisfaire à la loi - ce qui le
sans laquelle nous n'aurions pas l'expérience du mal. Le désajointe 21• Le respect est l'altération même de la
respect proteste au nom de l'incommensurable de l'obli­ position et de la structure du sujet. C'est-à-dire que
gation, et c'est le rapport à cet incommensurable qui celui-ci fait face - mais sans pouvoir dévisager - , ou
nous constitue, qui fait en somme de nous-mêmes le qu'il répond - mais sans répondre 22 - à l'altérité de la
factum rationis qui nous oblige. Mais cela ne veut pas
dire que nous nous donnons nous-mêmes la loi, et
20. C'est en quoi Nietzsche, malgré lui, rejoint Kant ; cf. plus loin
encore moins que nous ayons à nous donner nous­ • Notre probité !•.

mêmes comme loi (ce n'est pas par l'<< humanité , qu'il 2 1 . C'est de manière analogue, sans doute, que Lacan a voulu
entendre la loi de Kant avec Sade comme la loi qui fait du sujet non
faut déterminer la loi, mais bien l'inverse, on le verra). le sujet d'une volonté de jouissance, mais l'instrument de la jouissance
Le respect ne s'adresse pas à un bien, car la loi ne de l'autre. Cependant, ce renversement maintient l' autre • • en
prescrit pas l'appropriation d'un bien. La loi prescrit de position de sujet de la jouissance. Or la jouissance est sans �ujet, c'est
le moins qu'on puisse en dire - et telle est peut-être précisément la
légiférer selon la forme de la loi, c'est-à-dire selon la loi, ainsi que ce qui précipite la loi comme injonction incommensura­
forme universelle. Mais l'universalité n'est pas donnée. ble.
22. On reconnaît que cette voix est de l'autre à cela qu'on ne
Son critère ni sa nature ne sont donnés, tant que la loi •

peut y répondre, pas à la mesure de ce qui de l'autre . vient de l'au�re.


n'est pas édictée par ma maxime. S'ils l'étaient, l'uni- La structure même de la loi oblige à sa transgression. J. Dernda,

dans le débat qui suivit La voix libre de l'homme ici reproduite (in
• •

Les Fins de l'homme, Paris, Galilée, 1981, p. 183). A quoi il faudrait


19. Totalité et infini, La Haye, M. Nijhoff, 196 1 , p. 173. rattacher le motif de la folie de la loi exposé par Derrida dans La
• • •
26 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 27

loi. Cette altérité n'est le fait d'aucun autre assignable, nous peut rendre la vie désirable, à l'encontre d'une loi
ni grand Autre ni petit autre, bien qu'elle détermine en vertu de laquelle notre raison commande avec force,
l'être-autre de tout autre. Elle est le fait de la raison, le sans user d'ailleurs de promesses ni de menaces 24 ? ,
fait qu'il y ait une factualité ou une facticité de Aussi le souverain bien peut-il simultanément ne pas
l'injonction dans la raison à la raison, autre que la même exclure les biens (ou le bonheur) et requérir,
raison dans la raison même. Ce << dans ... à .. » donne la
.
comme sa souveraineté même, ce qui n'est plus un
structure incommensurable de la loi : il ne s'agit pas du « bien , : l'être-obligé par la loi. Kant écrit : « Cette fin
se-donner-à-soi-même-sa-loi du sujet, il s'agit de ce que ultime de la raison pratique est le souverain bien,
dans la raison une injonction soit adressée à la raison, autant qu'il est possible dans le monde ; mais il ne faut
donc du dehors, de ce dehors doublement autre qu'exi­ pas le chercher simplement dans ce que la nature peut
gent et l'adresse et l'injonction. procurer, c'est-à-dire le bonheur (la plus grande somme
possible de plaisir) mais conjointement dans la chose la
plus haute qui soit requise, la condition que la raison
Le respect difière donc de la considération d'un bien, exige pour pouvoir attribuer le bonheur aux êtres
comme l'impératif difière de l'autolégislation d'un sujet. raisonnables du monde, je veux dire : dans leur conduite
C'est aussi que le bien qui est en jeu, puisqu'il s'appelle la plus conforme à la moralité 25• ,,
encore ainsi sous le nom de Souverain Bien, vaut moins
*
comme bien que comme souveraineté, c'est-à-dire selon **

une différence incommensurable avec tout ce qui peut


être ou faire un « bien » 23• Le Souverain Bien non Le respect pour la loi s'adresse à sa sublimité : ,, La
seulement réduit à rien les biens en général, mai � il ne majesté de la loi (semblable à celle du Sinaï) inspire le
consiste en rien d'autre que dans cette réduction à rien. respect (non la crainte qui repousse, ni le charme non
Celle-ci ne laisse pas la place à un bien plus élevé, plus qui invite à la familiarité) qui excite la considéra­
mais à l'extrême immesurable de l'élévation : das tion du subordonné à l'égard de son maître, et, en ce
hikhste Gut, le bien le plus haut, suprême ou souverain, cas, comme ce maître est en nous, le sentiment du
qui à vrai dire ne se mesure plus en ,, hauteur '' sublime de notre propre destinée, qui nous ravit plus
d'aucune sorte. Le Souverain Bien est cet extrême : que toute beauté 26• ,, Le sentiment du sublime en
c'est-à-dire qu'il n'est même pas le bien ,, le plus haut '' • général (si du moins il est à distinguer du sentiment du
mais l'excès de l'extrémité sur toute hauteur et toute sublime de notre destination : en réalité, il n'y a qu'un
mesure. Le Souverain Bien, c'est aussi, c'est finalement sublime) est le sentiment de la limite de nos facultés.
peut-être, que nous ne puissions pas mesurer son excès. La loi excède absolument les limites ultimes de la
Et que, par là même, il nous oblige. << Qu'y a-t-il donc représentation et de la mesure - et si elle doit être
en nous (peut-on se demander) qui nous élève, nous qui réglée, selon la deuxième formule de l'impératif catégo­
sommes des êtres dépendant constamment par tant de rique, sur le type d'une loi universelle de la nature, ce
besoins de la nature, si haut au-dessus de ces besoins, n'est pas au sens d'une loi phénoménale, mais plutôt au
dans l'idée d'une disposition primitive (en nous), que sens où la loi du phénomène n'apparaît pas elle-même
nous les considérions dans leur ensemble comme rien et dans le phénomène. Dans son exemplaire de la Bible,
nous-mêmes comme indignes de l'existence, si nous Kant notait, après le texte : '' le royaume de Dieu ne
devions en poursuivre la jouissance, qui seule pourtant
24. La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit.,
loi du genre • (in Le Genre, colloque international, Université de p. 72-73.
Strasbourg Il, 1980). 25. Les Progrès de la métaphysique, trad. Guillermit, Paris, Vrin,
23. La problématique de la souveraineté chez Bataille n'y est
• •
1968, p. 54.
pas étrangère. J'y reviendrai ailleurs. 26. La Religion dans les limites de la simple raison, op. cit., p. 42.
28 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 29

vient pas avec des manifestations extérieures '' (Luc, Cette façon de destiner n'est pas une manière de
XVII, 20), ces mots : ,, visible (forme) '' 27• Le sentiment promettre ni de fixer un but ou un accomplissement.
du sublime s'adresse à ce qui excède la forme. C'est bien plutôt une façon d'abandonner. L'impératif
Mais l'universel de la loi n'est pas pour autant donné catégorique n'est peut-être qu'une transformation de la
comme invisible. Ce qui excède la forme n'est pas une vérité tragique, que le destin essentiellement abandon­
forme supérieure et suprasensible. C'est la formation ne. La loi abandonne - à elle-même. Ce qui nous
même de la forme, dérobée en toute forme qui apparaît, hante, depuis que nous n'avons plus de représentation
et remise comme tâche l). la raison 28• Cette tâche est de la tragédie, ou depuis que l'impératif nous en
enjointe parce qu'elle ne peut être représentée ni présente l'irreprésentabilité, c'est cet abandon 30•
enseignée comme une tâche technique. Il n'y a pas de Il y a donc destination, abandon à la fin au sens de la
loi naturelle de la formation (de même que la vie nous finitude. Le sublime de la loi - qui dépend strictement
est irreprésentable). Il y a la loi de légiférer dans cette de sa nature impérative - tient à ce qu'elle destine à
absence de loi. C'est-à-dire la loi de fàire un monde l'universel, à l'absolument grand et à l'incommensu­
éthique, de former un monde éthique - comme s'il rable dans la finitude. En revanche, il n'y a pas
pouvait être une nature, et que nous puissions en être destination à une fin en tant que telos absolu d'une
la vie. Pour la formation de ce monde éthique - de ce croissance infinie de l'être fini 31•
monde sous des lois morales - , il n'y a pas de loi, Ce qui compte, ici encore, c'est donc le commence­
sinon la loi de le former. ment, c'est l'envoi de l'impératif. La loi est indépassable
Le sublime de la loi indique à ce compte une en tant que loi impérative parce qu'elle n'est pas
« destination divine '' de l'homme. Mais le ,, divin '' ne l'autOlégislation d'un sujet. Dans l'autolégislation d'une
nomme pas un sujet (ni un projet) de la loi. Certes, substance, qui fait de celle-ci un sujet - Dieu, Nature
" Dieu est le législateur » , mais << Dieu existe parce qu'il ou Homme -, la loi se relève elle-même, elle se
existe un impératif catégorique '' • ,, l'idée de Dieu dérive conserve en se supprimant comme loi dans une soumis­
de cet impératif - non inversement 29 '' ,, Dieu '' n'est
· sion, qui n'en est plus une, à sa seule liberté, que du
pas le Dieu de la nature - et pas plus, et pour la reste elle se confère ainsi elle-même. A cette pensée
même raison, le Dieu de la religion. « Dieu '' est la s'adjoint le corollaire d'une pensée (chrétienne et spécu­
destination divine de l'homme, en tant que cette lative) de la loi comme esclavage 32• L'impératif au
destination lui est enjointe. << Dieu '' n'est pas au-delà de contraire impose la loi comme limite ultime, irrelevable,
la représentation. Mais l'au-delà de la représentation - à partir de laquelle l'injonction est adressée.
la limite qu'on ne passe pas car elle n'ouvre pas à une
illimitation de la forme en une forme d'au-delà, mais
30. A propos du tragique s'imposerait le lien avec l'analyse de son
fait au contraire la fin de la forme et du monde en tant traitement hôlderlinien par Ph. Lacoue-Labarthe ( La césure du

qu'en elle s'évanouit ou se retire la formation même de spéculatif•, in Holderlin. L'Antigone de Sophocle, Paris, Bourgois,
1978) et avec l'analyse du rapport de Hôlderlin à Kant (cf. notre Joie
la forme et du monde - , cet au-delà de la représenta­ d'Hypérion, à paraître).
tion (et de son sujet) fait la loi. Et la loi destine à cette 3 1 . La fin kantienne n'est pas ce qui accomplit un programme. Elle
fin, de manière ,, divine ,, ou ,, sublime ,, (elle ne destine est i�augurale, et sans fin. En ce qui concerne le concept de fin, il

est toujours notre œuvre propre et le concept de fin ultime doit être
donc pas à Dieu ou à rencontrer Dieu). f produit a priori par la raison. Progrès de la métaphysique, op. cit.,

p. 55.
27. Cf. J.-L. Bruch ; La Philosophie religieuse de Kant, Paris, 32. Cf. par exemple Hegel : Face à cet agir procédant de pulsions

Aubier, 1968, p. 269. et de penchants, qui appartient à la singularité naturelle, se présente


28. Il faudra examiner plus tard la relation que ce motif implique alors assurément aussi la loi, ou la détermination universelle. Que
à l'esthétique (à l'articulation du sublime sur le beau), relation dans cette loi soit une puissance extérieure ou ait la forme d'une autorité
laquelle est aussi en jeu le statut non subjectif de la singularité divine. L'homme est dans l'esclavage de la loi aussi longtemps qu'il
évoqué plus haut. reste dans son attitude naturelle. Encyclopédie, t. 1, trad. Bourgois,

29. Opus posthumum, op. cit., pp. 134, 137. Paris, Vrin, 1970, p.483.
30 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LE KATÈGOREIN DE L'EXCÈS 31

Aussi la loi est-elle adressée à une liberté, et non sa liberté 34• ,, Cela signifie que l'impératif est impératif
fondée par elle. Réciproquement, la liberté ne consiste parce qu'il est adressé, et qu'il appartient ainsi au
pas à obéir à sa propre loi - à la loi propre d'une groupe des adresses en général (interpellation, prière,
nature propre - , mais à commencer par soi-même : ordre, appel, demande, exhortation, avertissement, etc.),
liberté inaugurale, d'avant toute loi. Et pourtant, c'est à moins qu'il ne définisse une constante de tout ce
cette liberté qui est avant tout l'allocutaire de la loi. Il groupe, diversement modulée ou pouvant prendre plu­
y a toujours ici, en somme, deux « origines », qui ne se sieurs tons. (Il sera question, plus loin, du ton. Mais y
recouvrent pas et dont cJ:lacune semble indéfiniment, à a-t-il un seul ton de l'impératif? Ce n'est pas certain.)
tour de rôle, prendre le pas sur l'autre : l'adresse de la Et cela signifie que l'impératif est catégorique parce
loi, et le commencement libre. Ou encore, il y a deux qu'il est adressé à une liberté, et ne peut donc
,, principes ,. , dont aucun ne répond strictement au soumettre à l'avance la maxime de celle-ci à la condi­
statut de principe, l'impératif et la liberté. Et tout se tion d'une fin.
passe comme si la loi prescrivait à la liberté de Cela signifie, enfin, que la liberté est essentiellement,
commencer en deçà de la loi. Mais elle le lui prescrit, et non accidentellement, ni de manière provisoire,
elle le lui enjoint, et c'est la raison de l'impératif : il y a l'allocutaire de l'injonction. En tant que telle, cette
l'impératif parce que la liberté est allocutaire, et n'est liberté, qui n'est pas l'autoposition du Sujet, n'est pas
pas la liberté autopositionnelle et autolégislatrice du non plus le libre arbitre du sujet individuel. Elle
sujet. concerne, dans l'individu, ce qui n'est pas de l'individu.
« On pourrait, il est vrai, prétendre le contraire en Et ce qui n'est pas de l'individu - mais pas non plus
invoquant le passage bien connu de la préface de la du '' collectif,, comme tel - , c'est la possibilité d'être
Critique de la raison pratique : la liberté est la ratio " allocuté ,, par l'autre, depuis l'altérité de l'autre (et
essendi de la loi morale et la loi morale est la ratio non d'être homologué sur la mêmeté de l'autre), c'est la
cognoscendi de la liberté ; l'expression : ratio essendi possibilité d'être interpellé, ou encore, selon le sens grec
n'indique-t-elle pas en effet que la liberté est, en du mot, d'être catégorisé par l'autre. Katègorein, c'est
quelque sorte, au-delà de la loi, qu'elle est le pouvoir accuser, dire la vérité accusatrice de quelqu'un, et de là
d'inventer la loi, qu'elle n'est autre que son autonomie, affirmer, imputer et attribuer. L'impératif catégorise son
son autoposition ? En réalité, il n'en est rien ; la liberté destinataire : il affirme sa liberté, lui impute le mal, et
est ratio essendi , non pas comme condition d'existence le destine ou l'abandonne à la loi. De cette triple
ou de manifestation, mais comme condition de réalisa­ manière, l'impératif catégorise dans l'excès de toute
tion, en ce sens qu'une loi morale s'adressant à une catégorie, de tout mode propre, essence ou nature, de
volonté que nous considérerions, d'autre part, comme ne l'homme.
lui étant pas soumise, serait une contradiction 33• ,, Traiter l'humanité comme une fin, c'est la traiter
comme ce destinataire. C'est n'avoir nul égard à aucun
*
** concept de l'homme auquel on voudrait conditionnelle­
ment le soumettre, mais seulement à l'injonction qui lui
L'impératif est essentiellement adressé à la liberté. est destinée, et qui le destine. Elle ne le destine à rien
,, 'Le fondement de la possibilité d'impératifs catégori­
ques est toutefois le suivant : ils ne se rapportent à
aucune autre détermination de l'arbitre (par laquelle 34. Doctrine du droit, op. cit., p. 96-97. Il faudra examiner ailleurs
l'hypothèse d'un rapport entre cette adresse de la loi et l' appel • qui
une fin peut lui être proposée) si ce n'est uniquement à •

constitue pour Heidegger la conscience (morale - le Gewissen), en


tant que cet appel qui vient de moi et cependant sur moi • (Sein und
Zeit, § 57). En découleraient d'importantes conséquences, qui vien­

draient compliquer l'interrogation sur la voix sublime •, ouverte ici


33. P. Lachièze-Rey, L'Idéalisme kantien, Paris, Vrin, 1950, p. 197. 1 dans La voix libre de l'homme • .

32 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE

d'autre qu'à être ce destinataire : celui à qui, dans


l'espace fini qu'il n'excède jamais, ne cesse de s'adresser
le katègorein de l'excès.

Mars 1982.

,.

LAPSUS JUDICII
Que se passe-t-il lorsque la philosophie se fait juridi­
que ? Que se passe-t-il lorsque la philosophie se fait
juridique non pas au sens où il lui arrive de prendre en
compte le droit comme un de ses objets, et de s'en
assigner la réflexion ou la méditation (encore faudrait-il
remarquer qu'en droit une philosophie ne saurait se
dispenser de ce travail...) mais au sens oit la philosophie
elle-même, comme telle, s'instituerait, se déterminerait
et s'exposerait selon le concept et dans la forme d'un
discours (d'une pratique) juridique ? Au sens, par consé­
quent, où la philosophie se légitimerait de manière
juridique. Quel serait l'enjeu, la nature et la validité de
cette opération, qui passerait outre toute << philosophie
du droit » ? Qu'y adviendrait-il de la philosophie, et du
droit ?
Cette question semble insolite. Posée en termes de
figures historiques, elle pourrait être énoncée de cette
façon : que se passerait-il si Athènes se présentait dans
Rome, et en tant que Rome ? C'est-à-dire, précisément,
si Rome n'était Rome que pour être ce dont l'exclusion
la constitue ? Car Rome, à tous égards, peut sans doute
être désignée comme la substitution du droit à la
philosophie : plutôt que l'histoire officiellement reçue de
la philosophie, l'histoire de l'enseignement, à elle s�ule,
pourrait ici administrer la preuve.
Posée en terme d'histoire, la question serait alors :
que s'est-il passé lorsque à Rome la philosophie a passé
dans le droit ?
Est-ce un hasard si la philosophie qui s'y connaît
dans sa propre histoire - c'est-à-dire, une fois pour
toutes, la science hégélienne - reconnaît dans le
moment du droit romain, dont le corollaire se trouve
36 L'IMPÉRA TIF CATÉGORIQUE LAPSUS JUDICII 37

s ce q� i app�rtient
dans le scepticisme philosoph�que (dan . Si le droit romain se substitue à la philosophie, ou lui
négativité me� �u impose son masque, c'est peut-être aussi bien que la
donc à peine à la philosophie) , la
comme la . nég.ativit_é métaphysique, à Rome et à partir de Rome, se met à
Soi, ce qu'il faut entendre ici
sa fécondité dialecti­ s'énoncer par le droit. Il y aurait ainsi, intimement
bloquée sur elle-même et privée de
de son essence � dans tissé dans le discours grec de la métaphysique, un
que : le Soi y connaît ,, la perte
,, utuelle dissolu­ discours latin 2 : le discours juridique. (Ce qu'il ne
,, l'égale confusion universelle ,, et . la �
dési gne �omm.e des faudrait pas manquer de compliquer par l'analyse du
tion , des consciences que le drOit
man d : c est bien la fait que le discours est lui-même un concept latin ; mais
personnes ( Person dans le texte alle
t) , c'est -à-dire. avec il faut, ici, prendre quelques raccourcis.) Survenue au
persona latine, masque et anonyma
« l'expression du mépris '' · Persona
: ce
.
conc �pt latm (ce logos de son dedans aussi bien que de son dehors,
re qm défa it la figure, survenue « dedans '' comme « dehors " • la juridiction
mot étrusque) fait l'étrange figu
e - du Soi. Bien que la latine formulerait un autre énoncé que celui du logos.
la Gestalt - la forme et la tenu
Vie du Concept, ici comme aille urs, s'en :elèv e, l'« état Mais, substituée à lui, elle tient dès lors son lieu et
très _
Imp ure
e, pure ou plut ot affirme son droit : point de jus sans ratio. Elle a donc
du droit ,, demeure en rest
perte de substance et de . cons �� enc
,
e. L'Es prit - la déjà (toujours ?) été revendiquée par le logos, et pour
n y pass e. autant que celui-ci doive passer dans sa propre histoire,
philosophie - le passe plutot qu Il
c'est aussi bien lui-même qu'elle énonce.
Qu'est-ce que le discours juridique ? Dans la latinité
dan� l'a;ant-co�p
Rom e pourtant s'éta it déjà répét�e,
- - c'est-à-dire, on l'a compris désormais, ici et mainte­
osophie s est fai�e nant, hic et nunc - cette prédication confine à la
de la science hégélienne. La phil
hie� (av�c et . de��Is
juridique : avec Kant. On le �ait si ,
tautologie. Il est inévitable de répéter à ce sujet
y fait �erne JUridis­ quelques données bien connues. La juridiction, c'est le
Hegel) que l'on proclame qu elle s
procéduner : Pour un fait de dire le droit. Ce dire est inhérent au droit
me, discours formel, formaliste et
la métap.hysi�ue - et lui-même - tout comme, réciproquement, le droit ne
peu, Kant serait le Chicaneau de .
osophi.e, c est Kant peut qu'être inhérent au dire, pour peu qu'on détermine
pour beaucoup, il l'est. Dans la phil
pass e-t-I l lorsque la dans la langue l'élément du code, et pour peu que les
qui suscite la question : que se
lle s'énonce comme énoncés qu'on en forme doivent être justes, voire
philosophie se fait juridique, lorsqu'e
judicieux : or c'est bien là le devoir, l'office et le droit
juridiction ?
doublement hété.ro-
Cette question est donc doub le, et
c' st la .questiOn
gène. Si la philosophie est grecque, �
la d� ssolutwn de la 2. C'est à quoi conduirait sans doute un travail mené avec
latine de la philosophie ; si Rome e�t �eidegger - c'est-à-dire avec la pensée qui détermine le plus
phtq u� de RoJ?e.
philosophie, c'est la question P_h.ûoso ngoureusement l'hellénité de la philosophie comme telle. C ar Heideg­
nt a ssi somm�Ire­ ger, dans sa remontée vers la langue grecque de la philosophie,
Tentons de l'approcher en expl icita � • •

ion réci proq ue, fu�-ce rencontre la nécessité de souligner plusieurs des déplacements intro­
ment que possible cette implicat
par péti tion . Dans la mes ure où il lui sera possible duits par la traduction latine. On peut avancer que l'étude de ces
�éplacements aurait à leur refuser les formes simples de la généra­
.
d'être j ustifiée , la pétition le sera ensU ite, d
.
ans 1 examen tion, de la dérivation ou même du glissement - et devrait au
contraire toujours reconnaître à la traduction latine, quels que
e pour elle- mem e. • •

de l'opération kantienne pris soient ses modes de transmission ou de relais du grec, le caractère
général d'un accident, d'une collision redistribuant autrement tout
1. Phénoménologie de l'esprit, trad.

ippo!yte, Pari s, 1939 , t. Il, l'appareil sémantique et conceptuel qu'elle fait, en même temps,
roma in au mom ent de 1 Emp ire, est pour Hegel. une • passer•. On aurait ainsi à dégager le motif d'une accidentalité
p 46-48 Le droit
� urrit�re : De mêm e q
ue, dans la putré facti on . dll; corps phy_s1que ,
to u�fo1s �ue
constitutive de l'essence de la métaphysique moderne. (Rien ne serait
dit contre ce motif par le fait empirique que jusqu'à la fin de l'Empire
; qu � n est .

soi une vie P � op e,


chaque point acquiert pour . e politi que s est ce qui se nommait philosophie parlait grec le plus souvent. Car,
de mêm e ICI 1 or � amsm
la vie misérable des vers,
• •

nnes privé es (Leço ns sur la selon les cas, ou bien ce n'était pas la philosophie qui parlait, ou bien
dissous dans les atomes des _per�

.
, 1945 , p. 289). ce grec était déjà, philosophiquement, du latin.)
philosophie de l'histoire, trad. G1be lin, Paris
LAPSUS JUDICII 39
38 . L'IMPÉRATIF CATÉGORIQ UE

de la parole Le jus s'articule donc essentiellement d'un sujet : mais


logiques du , dire » . .. L'intrication foncière d'un s-qjet q�i vaut moins comme substance (il y perd
ment , de la langu e) avec le droit .
(et en elle, inévitable plutôt celle-�I, comme le dit Hegel) que comme puis­
latin . Le disco urs - énon cé et
constitue le discours sance (capacité, volonté, désir, pouvoir, faculté, - mais
e du siècle - s'eng endre au
raiso n, dans la langu XVI" _ �s ?e droit! ,, d'action et de prétention ,. ; un sujet
to�JOU
l'acco uplem ent du jus et de la dictio ,
lieu du logos, par qui s avere mo ms par sa présence (figure propre,
judicieux.
dans la production jume lle du judic iaire et du Gestalt) que par les contours de cette aire, qui lui
, par elle-m ême, forme en quelque
C'est que la dictio donnent figure et identité : le découpage de la persona.
sorte jugement avant même de se formuler.
Dicere, c'est
discerner, Cette personne (juridique), ou ce personnage, est encore
d'abord montrer, et, pour pouvoir montrer, un formulateur, s'il est permis de superposer à l'origine
déter mine
fixer, établir et pointer du doigt ce que l'on étrusque du mot ( le masque) l'étymologie populaire
est const itu­
(indicere) . Le dire latin opère en jugeant, il
=

établ ir et qu'on en a faite : le masque per-sonat, il fait retentir et


tivement juridique : causam dicere, c'est porter au loin la voix. Le (sujet du) droit est cela dont
urs désor mais ne
montrer la cause , c'est plaider. Le disco la puissance de la voix (ou plus exactement du porte­
causes : tel
montrera plus les choses qu'en plaidant des v?ix, d'un a�ifice vocal) établit et circonscrit la proprié­
Kant d'exé cuter.
est le programme qu'il reviendra à té. Cette pUissance elle-même est artificieuse et théâtra­
le : le (sujet du) droit s'établit - ou s'énonce - sur un
icite néant d'être et de nature.
La juridiction ne s'ajoute pas au jus. Elle l'expl Ce qu'énonce le juge - judex, celui qui est investi de
qu'en derni er resso rt elle
tout au plus, mais c'est ainsi la juridiction -, c'est donc la formule qui dit ou qui fait
ait-on dire en metta nt à
l'institue. Le jus en soi, pourr le droit en instituant le rappport de la loi au cas dont il
ie hégél ienne (si elle n'éta it,
contribution la terminolog est hic et nunc question. L'inhérence du dire au droit
pas une
justement, impertinente ici), n'est sans doute correspond à ce statut spécifique que l'on pourrait
d'act ion ou de préte ntion maxima
parole : il est '' l'aire tenter de résumer ainsi : la casualité fait l'essence du
natur elle ou du statu t conven­
résultant de la définition droit, et la casuistique celle de la juridiction. Casus,
ou d'un group e 3 '' · Mais cette aire
tionnel d'un individu c'est la chute - la chute dans ou par le fortuit, le
trouv er << défin ie, pour toute circon s­
doit ipso facto se contingent, la chute selon l'occasion (qui fait le juge
ciation
tance, avec une grande préci sion ,. ; aussi << l'énon autant que le larron) : c'est l'accident. L',, essence ,. du
en dit les
explicite de chaque jus, la formule qui droit tient en un rapport singulier de l'essence à
essentiel­
limite s, et, dans ces limites, le garantit sont l'accident. En droit, la loi doit être le code universel
du logos,
les " · La forme de cette (autre) détermination dont la définition même implique l'annulation ou la
ula : la
ce n'est pas l'idée (ou le concept ), c'est la form résorption de toute accidentalité. Le cas doit être prévu.
un terme
'' petite forme » . La formula est elle-même En fait (mais ce fait est constitutif du droit, c'est le fait
saire pour
juridique : c'est la mise en forme néces de la juri-diction), le cas doit être assigné et légitimé
es du droit.
engager une action conforme aux term cas par cas. Cette nécessité ne tient pas au pur et
droit. Mais
Formuler, énoncer, c'est homo loguer selon le simple accident d'une diversité indéfinie des conditions
emen t que par
le droit en soi et pour soi n'existe propr empiriques (des situations personnelles), qui déborderait
la formulation et comm e formulation .
sans cesse la limitation inévitable (mais elle-même de
3. G. Duméz il, Idées romaines, Paris, 1969, p.
41. On ne peut nature tout empirique) des formes du. droit. Il s'agit ici
que citer cette analys e indispe nsable . On ne pourrait se d'une nécessité de l'accident. Ou plutôt (car c'est bien
mieux faire
re qu'une interro gation sur l'homon yme jus qui
proposer d'y adjoind gues ont s�ns doute d'un certain rapport aporétique de la néces­
ou de fruits), et dont certain s philolo
sité métaphysique à l'empirique, au factuel, à l'effectif
désigne le jus (de viande lier et
sens de
supputé une synonymie étymologique (par le
• •

du droit comme
mêler ) avec le jus-droit. La thèse hégélienne
• • ou l'événementiel comme tels qu'il est ici question),
dissolution s'en trouverait confortée.
40 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LAPSUS JUDICII 41

prise
l'ordre juridique est cet ordre qui s'institue par la l'action du droit romain dite fictice, par laquelle la loi
en compte formelle - en tous les sen� du mot -:- de ' est étendue à un cas auquel elle ne s'applique pas
l'accident lui-même, sans que pourtant 11 en conço we la (l'extension illégitime de la légitimité d'un signe). Selon
nécessité. cette répartition sommaire, la fiction ne représenterait
La juridiction se trouve de ce fait comme articul
�e qu'un certain nombre de cas d'espèce dans l'exercice du
énonc e le dr01t droit. Mais il faut pour les produire que le droit
sur une structure double : d'une part elle
; elle le
du cas, et c'est ainsi qu'ell e en fait un cas détienne une capacité générique de fiction.
subsume donc elle en supprime l'accid entali té, elle le En effet, le rapport de la loi au cas - le rapport de
relève de sa chute ; relevante (aufhe bend) , la juridi ction juridiction - signifie qu'aucun cas n'est la loi, et qu'un
maniè re que le Conce pt cas ne tombe sous la loi qu'à la condition minimale que
procède à ce titre de la même
D'aut re part, elle énonc e le la loi soit dite de lui. Il faut que l'accident - ce qui
de la science hégélienne.
ce cas ; le droit n'exis te en arrive - soit frappé du sceau de la loi (de son
droit de ce cas et dans
si � e
quelque sorte que par le cas, � ar son accidental �té ; énonciation) pour être non pas encore jugé mais consti­
cas, lorsq� 'il est casé, domes tiqué ( � as�, 1� matso n, na tué en cas de droit, modelé ou sculpté (fictum) selon le
rien à vo1r avec casus) , est releve , 11 n en reste pas droit. La juri-diction est ou fait juri-fiction. La loi et le
: on
moins tombé dans sa propre chute . Il '' est ,, chute cas n'adviennent au droit qu'à la condition d'être
tombé , on ne relève pas la chute . La modelés, moulés, façonnés - fictionnés - l'un de
relève ce qui est
est de tombe r ou glisse r sur lui-mê me : l'autre et l'un dans l'autre. Mais cette nécessité
logique du cas
as,
logique de la rechute. En termes de droit canon, le � comporte une implication radicale : il faut que l'instau­
est toujou rs laps et relaps . Il porte auss1 - ration ou l'inauguration du droit soit elle-même, comme
même jugé,
:
nous le vérifierons - cet autre nom latin de la chute telle, fictionnée. La juridiction comme telle doit être
le lapsus. . énoncée : chaque année, l'« édit du préteur » formule les
La prise en compte de l'accident comme tel fera1t principes selon lesquels le droit sera dit. Le droit répète
à
ainsi le discours latin de la philosophie : jamai s tout son instauration avec l'investiture de chaque personne
(spé ulatit) . (imposition de toge et de masque) qui reçoit ou qui
fait grec (logique), ni tout à fait allemand �
le latm n'est prend 4 le droit de l'énoncer. La persona du juge et son
On verra que la prédilection de Kant pour
pas, quant à elle, un pur accident. edictum sont forgés du même geste fictice : le droit se
dit ici du cas pour lequel il ne saurait y avoir de droit
préalable, et qui est le cas du droit. (Lorsque Hadrien
Puisque le cas non seulement n'est pas prévu, mais fera rédiger un « édit perpétuel " • il n'y aura plus de
de
ne peut pas l'être, et puisqu e le droit se donne le cas
que s'avèr e peut-ê tre
son énonciation le discours juridi 4. C'est le problème de l'origine - dont il faut peut-être dire
du même coup �omme le véritable discours de la fiction
. qu'en droit il n'appartient précisément pas au droit ; ou que, s'il lui
s le appartient, ce n'est pas là où le droit s'en remet à la philosophie de la
On sait le rôle considérable que joue dans et depui question de son origine (comme au début de plus d'un traité de droit),
n'est
droit romain la notion de « fiction juridique » . Ce mais, ainsi que nous essayons de l'approcher, là où il se fait
pas ici le lieu de l'analyser. Il suffit � 'indiq � er les �rois philosophie. Là, il arrive quelque chose à la question métaphysique de

registres sur lesquels elle peut être mvoq ue � : ce � m �e l'origine. Pour le moment, contentons-nous de préciser que si l'autorité
du juge (son imperium) est elle-même un cas, dont il faut dire le
l'exercice d'école , où le traite ment de cas fictifs (c est-a­ droit, elle ne constitue pas pour autant (elle ne constitue justement
pas) un cas d'exception ; le droit interdit toute loi d'exception, tout
dire de cas possib les, bien que non effectifs et même privilegium (cf. par exemple J. Ellul, " Sur l'artificialité du droit et le
improbables : tout peut arriver) �o�e au mani �m �n�
de droit d'exception » , in Archives de philosophie du droit, t. X, Paris,
de la consti tution en cas JUrldt � ue 1965). Le judex est un personnage conférable en droit à n'importe qui,
la juridiction ; celui et dont l'investiture ne soustrait pas à la loi. C'est déjà par là qu'il
on,
d'une réalit é qui par elle-m ême s'y dérobe (la créati ditlère profondément du philosophe aussi bien que du poète : l'un et
d'une réalité de signes purs) ; celui de l'autre sont pour Platon des natures.
si l'on veut,
LAPSUS JUDICII 43
42 L'IMPÉRA TIF CATÉGORIQUE

si�e�. " Veritas nullo egeat signa " , déclare Spinoza.


fiction du juge : de fait, toute l'instauration du droit
LeibniZ, Hegel, Mallarmé exigent obstinément à cet
sera désormais remise à l'Etat . . . )
égard la même poïésie (la poïésie même) . Elle est
Pour peu que l'on entende la fiction dans le discours
l'opération autonome (en grec : qui se donne sa loi) par
latin, elle n'a dans son principe rien à voir avec les
excellence, et elle présuppose l'autonomie souveraine de
valeurs que nous avons coutume d'attacher à ce mot ­
son sujet.
celles, mêlées, de la poièsis, de la mimèsis et de la
L'acte juridique - à peine une opération 5 - met en
phantasia grecques, qui se concentrent dans la Dichtung forme ou en figure un donné dont l'essence ou le sens
allemande. La Dichtung compose un monde : par défini­
propre tombe par principe hors de cette forme. II
tion, la « structure » casuelle, accidente lle en est exclue
institue délibérément l'écart pu signe à la chose : mieux
- tout autant qu'elle l'est du monde de la theôria
il est l'acte de cet écart ou Ide cet écartement - et ii
métaphysique. Si la poésie fictionne, c'est en tant que
l'est tout d'abord en ce que son agent se fictionne
théorie : vision productrice de ses visions. La fiction
lui-même en personne du droit de dire le droit.
(juridique) compose au contraire avec un monde, avec
On sera tenté de conclure que par cette autodiction
l'effectivité accidente lle, événementielle, d'une '' monda­
(ma�s peut-on parler grec et latin à la fois ?) le judex
nité » que la loi ne produit ni ne relève. Si tout peut
éq�I�aut au poète, donc au théoricien. Nous dirons plus
arriver dans la Dichtung, c'est qu'elle produit elle-même
pre�Isément �u� la personne juridique figure ce qui
le champ illimité de sa production ; si tout peut arriver
arrive - acczdzt - au sujet du poème (ou) du savoir,
pour le droit, c'est qu'il y a toujours quelque chose qui
dans la mesure même où ce sujet se pense et se veut
excède les limites de ses aires. La fiction façonne
comme l'origine et la propriété absolues d'un droit
chaque fois la réunion de l'universel et du particulie r,
absolu : celui de la création, ou celui de la vérité,
de la nécessité et de la contingence - et sur un mode
c:est-à-dire le droit dont « l'aire d'action ou de préten­
tel que ce qui est façonné porte la marque indélibile du
tion » est totale, sans limites, et de ce fait échappe à la
cas, à la différence de la synthèse hégélienn e, où cette
condition limitative, localisante du droit 6• Le droit
marque est toujours-déjà entraînée dans l'effacement
procède toujours, par délimitation, à une localisation
dialectique de tous ses traits distinctifs , jusqu'à sa '
c'est-à-dire à une dislocation. Ce qui arrive au sujet
résolution complète dans le Concept, au-delà de toute
c'est sa dislocation : c'est la limite de sa propre figure:
figure. La figura (qui provient de {ingo, comme la fictio)
L'accident qui l'affecte - ou l'occasion qui le fait -,
ne peut en aucune manière passer ou être dépassée :
c'est le cas du sujet absolu lui-même. Que l'origine soit
elle constitue l'ordre spécifique de la persona, de la
un cas, ou que le droit inaugural comporte une << aire ,, ,
formula et de la dictio. En disant le droit, le judex dit donc une délimitation, voilà ce que la juridiction
toujours à la fois que la réalité du cas est dans le droit
implique, et qui contrevient à la logique du sujet. La
et que son dire fictionne ou figure cet << être » du cas.
L'ordre juridique , est-on tenté de dire, relève fondamen­
talement d'un << cynisme ,, de la fiction, d'un << franc , 5. Le droi � d�t, il n'exécute pas. Il ne produit � jamais rien

mensonge '' · On y fait comme si (le mot grec pour la


d au�r.e que lu1-meme - ou que la fiction de son identité dans la

fiction, c'est hypocrisis) - et c'est bien là un des motifs


mobilité permanente de sa jurisprudence
6. Le totalitarisme de l'Etat moderne ne provient de Rome que
majeurs que Kant introduira dans la philosoph ie. moy�nn� �t u�e conv�rsion majeure, de nature et non de degré : à
_
savmr, � zllzmztatwn
L'opération poétique - telle du moins que la méta­
d une procédure dont la figure strictement latine
( �n . drm�. . . ) . �st plutôt celle d'une incessante et multiple fixation de
physique la pense - consiste à effectuer la mise en limites (jund1q �es, �ulturelles, e�hniques, linguistiques, etc.). Rome a
œuvre (l'energeia) du sens. Elle comporte dans son
�nté - dans _ 1 encemte de. s�n lunes - de constituer l'unité juridique
� UI?- rés� au mte�e de limites, de bornes et de différences. A la
principe même la résolution des figures, c'est-à-dire des li�mte . . . � 1 faudrait_ dire que, le droit sanctionne ou signe les partages
signes de ce sens - ou, ce qui revient au même, la différentiels, tand1s que 1 Etat les résorbe, ayant transformé la
création d'un sens pur et autonome par-delà tous les
procédure en processus (organique, historique).
44 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LAPSUS JUDICII 45

perte de la substance du Soi équivaut à la dé-finition de juridique, terme de la juridiction - peut passer pour le
la personne : c'est-à-dire, à la finitude. Aussi bien la philosophème latin par excellence. Son précédent grec
personne n'est-elle ni le suj et ni le siège du droit : est la krisis, notion plus " pratique » que " théorique " •
celui-ci ne lui revient que si le magistrat lui concède, , dénotant le discernement, le choix et la décision, avec
selon le cas, l'action judiciaire : on ne dit pas jus in une connotation toujours plus politico-morale (ou techni­
personam, mais actio in personam 7• que, médicale en particulier) que proprement gnoséolo­
La personne juridique se détermine dans l'accidentali­ gique.
té, la ficticité et (don<;) la finitude. Elle forme ainsi Or la krisis devient une notion gnoséologique - elle
l'envers du sujet 8• Et c'est pourquoi ses déterminations devient même la notion déterminante du " gnoséologi­
se rassemblent dans celle du ,, sujet ,, de l'énonciation que » - dans la théorie stoïcienne du signe. Le kritèrion
(on a compris, puisque c'est le droit qui est dit, que ce est le signe distinctif, la marque ou l'empreinte qui
sujet ne peut qu'être en même temps celui de l'énoncé). correspond en effet au caractère propre de la chose. La
La personne est ce qui énonce - que ce soit sur le chose n'est pas donnée ou produite d'elle-même dans ou
mode de la demande, de la défense ou de la sentence - par le sujet - elle est connue par son critère, qui la
et qui s'énonce : mais de telle sorte que ce " soi » n'est discerne, la distingue et ainsi la saisit : c'est la phanta ­
pas une identité substantielle ; ce qui s'énonce, c'est sia kataleptikè, la " représentation compréhensive " · En­
l'énoncé du droit, ce n'est pas la " personnalité " • c'est le core convient-il d'acquérir ou de reconnaître ce critère
jugement de la personne. , lui-même - de ne pas se tromper sous l'effet d'un
pathos, en attribuant mal les signes et en donnant ainsi
son adhésion au mauvais double d'une phantasia, à un
Avec le jugement, le droit nous réengage dans la phantasma. Encore, donc, faut-il bien krinein, bien
philosophie. Ou plutôt, en même temps qu'il s'est discerner les marques propres (les idiomes). Avec la
substitué à la philosophie , celle-ci a discrètement théorie du signe font irruption ensemble ; 1) la possibili­
commencé à l'investir d'un problème engendré dans le té pathologique de l'erreur, c'est-à-dire de l'accident
discours grec. survenant au savoir, et non du simple manque-à­
Le jugement - l'énoncé logique ou philosophique aussi savoir ; 2) le rôle de la décision (d'un geste " en plus , du
bien que juridique - se distingue du concept. Le sujet logos) quant à la justesse du signe ; 3) et celui de
de la conception c'est le sujet physique ou métaphysi­ l'énonciation, tout au moins comme attribution ou
que, poétique ou théorique : c'est toujours le sujet qui prédication qui rapporte le signe à la chose.
conçoit la chose, et se conçoit en la concevant. Il ne la La décision qui s'énonce pour (en principe) écarter
signifie pas, mais il l'engendre, ou la produit, et s'il la tout pathos du logos sera transcrite par le judicium.
" voit ,, (dans la theôria), c'est encore, dit Aristote, à la C'est le droit qui aura préparé le concept pour l'absence
façon dont la lumière produit les couleurs. de conception - ou pour la conception non naturelle,
Le discours grec n'a pas de terme propre pour le non générative. Le " concept » que fournit le signe, ce
jugement. En un sens, on va le voir, le judicium - mot n'est pas l'éclosion de la chose même, c'est l'imposition
de son idiome, conquise contre le danger de la chute
dans le phantasme - toujours à conquérir, par consé­
7. Cf. Duguip, Traité de droit constitutionnel, Paris, 1923, t. II,
§ 28 ; et, sur la discussion de la notion de � droit subjectif • , M. Villey, quent, et toujours en péril. L'incertitude est constitutive
• L'Idée du droit subjectif et les Systèmes juridiques romains "• Revue / du jugement - parce que l'ajustement qui est sa tâche
comprend essentiellement en lui-même la division : " Le
d'histoire du droit français et étranger, 1946- 1947.
8. Il faut entendre ici le sujet selon la détermination métaphysi­
que qui s'en construit de l'hypokeimenon à la substance du sujet point de vue du jugement est la finitude et, de ce point
cartésien. Mais il en irait autrement (problème de traduction » . . . ) si .

�e vue, la finitude des choses consiste en ce qu'elles
sont un jugement, en ce que leur présence et leur
l'on restituait au subjectum ces valeurs latines que sont l'être­
subordonné, l'être-assujetti, l'être-substitué ou l'être-supposé.
46 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LAPSUS JUDICII 47

nature universelle (leur corps et leur âme) sont certes que s'ouvre déjà le Discours de la méthode, et que
unies, sans quoi les choses ne seraient rien, mais en ce s'instaure le droit métaphysique inouï de la vérité
que ces moments qui sont leurs sont déjà tout autant comme certitude - de la vérité comme énonciation par
distincts que, absolument parlant, séparables ,, (Hegel, le sujet de sa propre substance et de cette substance
Encyclopédie, § 168 ; trad. M. de Gandillac) . comme elle-même constituée par l'énonciation de l'ego.

Le judicium se déterminera ainsi - à travers la L'opus incertum est à l'œuvre dès avant Kant, dès la
tradition augustinienne et l'interprétation des figures de certitudo. Ce qu'y devient le logos, ·c'est ce qu'en fait voir
l'Ecriture (interprétation qui comporte à son tour des la Logique de Port-Royal (ou « l'art de penser >> . . . ) : elle
sources stoïciennes) - comme la part spécifique d'une est tout entière une « logique ,, du jugement, de sa
appréciation, d'une estimation qui pour être éventuelle­ fragilité, de ses errements, de son éducation et de sa
ment indubitable dans son résultat n'en aura pas moins rectification, bref, de son manque-à-concevoir. Tout le
été labile et personnelle dans son établissement - à traité de la raison devient une revue de ses cas,
travers la scolastique et la critica (partie de la dialecti­ l'entreprise de correction des lapsus judicii : entreprise
ca qui traite du jugement), il se déterminera comme en droit infinie, car le lapsus appartient par structure
l'acte intellectuel de la compositio, opposée à I'intelligen­ (si l'on ne peut pas dire par essence) au judicium - et
tia indivisibilium, laquelle fait proprement la concep­ le jugement qualifie désormais l'esprit naturel de l'hom­
tion. La compositio implique tout d'abord l'assemblage, me : « La _ principale application qu'on devroit avoir
le façonnage, la fiction : il y a toujours une hypokrisis seroit de former son jugement (. . . ). Le peu d'amour que
dans la krisis ; ensuite (mais c'est la même chose), la les hommes ont pour la vérité, fait qu'ils ne se mettent
position, l'imposition du signe pour la chose ainsi pas en peine la plupart du temps de distinguer ce qui
figurée, l'investiture par le signe et l'investiture confé­ est vrai de ce qui est faux ,, (Logique de Port-Royal,
rée au signe du droit de dire la chose. premier discours) .
L'ordre du jugement se compose du multiple, de A travers l'histoire d u jugement, le droit e n quelque
l'incertain et de l'inégal. Opus incertum, disent les sorte a restitué son bien à la métaphysique. Il lui a
Latins pour les ouvrages architectoniques faits de restitué la ratio - raison qu'il faut désormais rendre de
'
pierres irrégulières : il faut juger des possibilités de les l'écartement des signes et de la composition des figures
ajuster, l'ordre de construction n'est pas donné dans -, ) et il lui a restitué le judicium - énonciation par un
l'ordonnance préalable du matériau. L'œuvre judiciaire ma'sque de la loi de sa fiction, et des limites de sa
est par essence un opus incertum. La critique kantien­ validité.
ne, parce qu'elle est construite sur le jugement, est C'est alors qu'il devient inévitable de tenir enfin pour
l'opus philosophicum incertum par excellence. lui-même le discours latin de la philosophie : Kant
Le judicium est inégal - mieux : l'inégalité le ouvre le tribunal de la raison.
'' fonde >> . Si la ratio est égale pour tous, le jugement
varie selon les personnes 10• C'est au fond sur ce partage

9. C'est ainsi que le Peri psychès caractérise le nous theôrètikos • science des beaux-arts , (science du goût). Sous sa double forme,
(III, 5,430 a 15). l'esthétique formule peut-être le problème ultime du droit : le droit de
10. C'est de là qu'il faudrait encore dater un autre partage qui ce qui est de droit sans droit. Ce que Kant nomme : la prétention à
entame d'entrée de jeu l'unité même du jugement : le partage du l'universalité du jugement de goût - A ce motif, il faudrait combiner
judicium et du nasus, c'est-à-dire, plus tard, du jugement et de l'esprit celui de la critica, apparue dès avant sa notion dialectique comme
au sens " français , du mot, c'est-à-dire encore du wit anglais, du gusto science (ou art) de textes, de leur établissement et de leur évaluation :
espagnol et plus tard du Witz allemand, que l'on retrouve à l'œuvre discipline sans critères absolus, et toujours dépendante de quelque
chez Kant. L' esprit , ne cesse d'effriter la rationalité - elle-même
• jugement personnel » . C'est aussi à cette critique que Kant donne

déjà seulement analogique - du jugement, et de conduire obstiné­ statut philosophique. Cf. l'histoire du Witz que nous avons esquissée
ment, à travers tout le xvm• siècle, vers la question de l'esthétique en dans " Menstruum universale "• in Aléa n° 1, Ch. Bourgois, Paris,
son double sens : " science de la sensibilité , (cognitio inferior) et 198 1 .
48 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LAPSUS JUDICII 49

Cette formule doit être entendue à la lettre. Il ne est le produit tardif, dérivé, des errements de la
peut - plus être question désormais, comme on l'a sans métaphysique. Dans cette mesure même, le logos fonda­
_
doute compris, de solliciter ici les valeurs métaphorzques teur, ce logos qui dit qu'il faut « se connaître soi­
de l'appareil judicaire dont Kant munit son discours. Il même " • subit ici une conversion radicale : en ce sens
s'agit au contraire, alors que le ,, tribunal de la raison ,, que sa racine s'y trouve brisée. Se connaître devient se
n'est si souvent compris que comme un ornement de ce juger ; se juger présuppose qu'on dispose de ses propres
discours, de ne plus y voir une figure, mais la concep­ " lois éternelles et immuables , ; mais l'histoire de la
tualité même mise en jeu par Kant. S'il faut ici raison - et, sans doute, le fait même que la raison se
envisager l'ordre de la ' figure, ce sera au sens où le présente ici comme histoire dément que ces lois se
discours entier de la métaphysique s'y détermine selon
-

soient jamais offert-9 dans la métaphysique. Le tribunal


la structure fictionnante du droit latin. ne peut que mettre .. en œuvre à la fois une sentence
Aussi bien n'est-ce pas en fait le texte célèbre du rendue selon ces lois et l'institution même de ces lois.
" tribunal de la raison , qui doit accaparer toute l'atten­ Ce jugement des jugements est l'édit du préteur de la
tion. Nous ne le rappellerons que dans la mesure où il métaphysique : il dit le droit du droit à dire. Mais ainsi,
ouvre - figure et formule à la fois - la procédure se portant en quelque sorte à la situation de préteur
entière de la Critique de la raison pure. absolu 1 1 , la raison s'affecte en même temps elle-même
La première préface (de 1 7 8 1 ) introduit la Critique de la casualité juridique - et à un double titre :
par une histoire juridique de la raison. La métaphysi­ 1 . puisqu'elle doit se juger, elle est elle-même un cas
que a commencé par être despotique dans son âge au sens d'un manquement au droit ou d'un manque de
dogmatique ; ses luttes intestines l'ont précipitée dans
_

droit ;
l'anarchie (deux formes, donc, d'illégitimité) ; on a cru y 2. dans cette mesure, et si elle ne doit pourtant tenir
mettre fin par une " physiologie de l'entendement , (celle son droit que d'elle-même, sa juridiction ne peut être
de Locke), mais celle-ci étant usurpée (car purement ... « absolue , que dans l'institution paradoxalement acci­
empirique), " tout retomba dans le vieux dogmatisme , dentelle de son tribunal : il surgit d'une histoire ni
avant de s'effondrer dans l'indifférentisme. Mais cette naturelle ni métaphysique - d'une histoire qui bien
indifférence est " l'effet du jugement mûr d'un siècle " loin d'être réglée par la fécondité croissante du Concept
qui exige que l'on en finisse avec les savoirs illusoires. semble plutôt déréglée par l'entropie croissante de la
Ce jugement réclame donc de la raison qu'elle " entre­ . raison elle-même (une Histoire véritable ne peut s'ou­
prenne à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches, vrir qu'à partir de la critique).
celle de la connaissance de soi-même, et institue un Au lieu de posséder une essence - qui serait de se
tribunal qui la garantisse dans ses prétentions légitimes connaître -, la raison connaît un accident - qui est
et puisse en retour condamner toutes ses usurpations d'avoir à se juger. La raison tombe sur son propre cas
sans fondements, non pas d'une manière arbitraire, - le cas du juge.
mais au nom de ses lois éternelles et immuables " ·
Certes, nous apprendrons dans la Critique ce sur quoi
Cette histoire consiste par conséquent à rejeter les
la seconde préface mettra l'accent : qu'il y a un modèle
modèles du pouvoir et de la nature au profit du modèle
pour le tribunal, ou du moins qu'il y a un critère en
du droit. Le droit n'est ni archè ni physis, il est
fonction duquel il est possible de juger. " La voie sûre
principiellement raison. Mais la raison parvenue à l'âge
de la science , a été indiquée par la mathématique, la
de sa maturité (une maturité qui ne se laisse pas
penser comme simplement naturelle) est elle-même
principiellement jugement. Le jugement, ici, précède
11. Sans jamais le reconvertir en despotisme d'Etat : c'est le trait

_
le plus constant, le plus saillant - le plus audacieux sans doute et de
tout - c'est lui qui réclame le tribunal . Et pourtant, Il ce fait le plus problématique - de la pensée de Kant (y compris, _ ou

ne forme pas une instance fondatrice ou originaire, il d'abord, comme pensée du politique). Hadrien, dans cette histoire, est
bien sûr joué par Hegel.
50 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LAPSUS 'JUDICII 51

physique et la chimie - et la critique doit consister à elle maîtrise toujours d'emblée s a propre rationalité, et
faire prendre cette voie à la métaphysique. Cependant, n'a donc pas à se juger 13• Il n'en reste pas moins que
la loi ainsi invoquée 12 ne provoque pas l'obsolescence de ces sciences sont toujours aussi bien en défaut de
la juridiction comme telle. Elle ne fonde pas le tribunal, raison. Non pas qu'elles aient encore besoin, pour être
et lui laisse au contraire la tâche - infinie - de se sciences, de se voir fondées par la philosophie (cette
justifier lui-même. Ce qui peut, pour abréger, se mon­ interprétation forme la double erreur symétrique des
trer au moins par trois motifs : « néo-kantiens ,, et des << épistémologues » , qui approu­
1 . Les sciences mathématico-physiques ne sont ni ne vent ou blâment Kant pour la même mauvaise
constituent la métaphysique. La philosophie kantienne raison 14). C'est justement la consistance propre et
ne tend en aucune manière vers l'épistémologie (le l'autolégislation des sciences qui les qualifient comme
discours qui ne prétend qu'à reproduire la rigueur modèles ; et la mathématique, tout spécialement, se
propre d'un discours scientifique). Mais elle se comporte trouve qualifiée comme la seule présentation d'objet
aussi tout autrement que la mathèsis cartésienne : adéquate et autonome qui puisse avoir lieu, et que la
celle-ci désigne, à travers << l'enveloppe » des << mathéma­ philosophie, à ce titre, ne peut jamais égaler. Les
tiques vulgaires » , une science universelle qui en fait sciences sont en défauy de raison parce que la raison
l'âme ou le noyau. La métaphysique kantienne forme comme telle ne s'y trouve pas ; elle doit dès lors juger,
au contraire une autre science qui a recours aux décider à la fois de sa propre rationalité en tant qu'elle
sciences instituées comme à des modèles analogiques (et ne peut pas ne pas être à l'œuvre dans les sciences et
c'est précisément, dans les « analogies des l'expérience •• , en tarit que, par elle-même, elle n'est aucune science.
l'analogie mathématique qui ne peut fournir qu'un Tel est le sens proprement juridique (ni fondateur, ni
modèle lui-même analogique pour l'analogie philosophi­ explicatif, ni interprétatif, ni vérificateur, ni relevant ­
que chargée de penser l'unité de l'expérience). Le mais doublant tous ces sens, ou, comme on dit en
caractère exemplaire des sciences ne les empêche donc navigation, les remontant au plus près . . . ) de la question
pas de rester hétérogènes par - rapport à la métaphysi­ critique : << Comment des jugements synthétiques a prio­
que. L'analogisme traverse cette hétérogénéité - mais ri sont-ils possibles ? » - étant donné que de fait il y a
cette traversée forme un geste de fictionnement, non de tels jugements ; c'est la question de droit, et la
d'identification, Kant ne fait pas une théorie de la question du droit. Le fameux Quid juris ? » sur lequel
connaissance : il fait la théorie en tant qu'elle a perdu
"

s'ouvre la ,, Déduction des concepts purs de l'entende­


sa connaissance. ment » ne signifie en aucune façon qu'il y aurait lieu de
2. Sans doute la raison se voit-elle à l'œuvre dans les légitimer les sciences (elles n'en ont nul besoin) 15• Il
sciences. En ce sens, elle s'est toujours-déjà reconnue,
13. Est-il besoin de préciser que le discours de Kant ne tient,
12. Quel tribunal en effet peut s'instituer sans référence à une loi comme tout discours métaphysique, que par l'appropriation primitive
qui lui préexiste - sinon un tribunal d'exception ? Nous n'avons pas de sa raison - et par la conjuration primitive de tout accident qui
pu ici nous arrêter sur la loi ellè-même : mais s'il est possible pourrait l'affecter ? Ce qui doit nous retenir, c'est qu'un accident s'y
d'avancer que la lex n'est jamais le strict équivalent d'un logos, il produise malgré tout - et s'y produise dans l'opération primitive
devient inévitable de dire que toute institution judiciaire se comporte elle-même.
en dernière instance, d'une manière ou d'une autre, selon un régime 14. A l'inverse, cf. Heidegger, dont la lecture de Kant est
d'exception, et donc selon la forme que le droit exclut. La redoutable évidemment ici décisive, en particulier dans Cassirer-Heidegger, Débat
ambiguïté du droit serait de se soustraire par principe à l'Etat, et sur le kantisme et la philosophie, Paris, 1972 ; cf. aussi E. Weil, Sens

d'ouvrir en même temps par principe la possibilité même du tribunal et Fait " in Problèmes kantiens, Paris, 1963.
d'exception. A bien des égards, l'entreprise kantienne représente 15. La loi " scientifique se présente pour ainsi dire à l'inverse ou

aussi, et à la mesure même de son audace, le tribunal d'exception de à l'opposé de la loi juridique : celle-ci énonce une '' aire d'action ou de
la métaphysique. prétention ; celle-là - qui non seulement n'obéit pas à la structure

De pareilles ambiguïtés, sans doute, ne commenceront à se . de l'énonciation, mais l'exclut au point que ses énoncés ne sont
désarticuler qu'à partir du moment où il nous deviendra un peu plus réputés valides qu'à la mesure de leur indépendance à l'égard de
possible de penser comment le logos constitue notre loi d'exception. l'énonciateur - établit ce qui est (quel que soit le statut de cet
52 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LAPSUS JUDICII 53

signifie qu'il y a lieu de donner figure à la raison, et façonné dans le jeu de ce mot) ; la figure géométrique
que par conséquent, sans doute, elle n'en a pas, ou l'a comme telle, par son tracé 17, par le traçage ou le
perdue, ou n'en a pas encore, modelage de sa « représentation a priori », constitue ce
3. Le modèle analogique que la raison trouve dans qui est exigé par la raison : la présentation du concept
les sciences - le modèle sur lequel elle tombe c'est dans l'intuition. La figuration est ici le requisit fonda­
mental. Aussi le triangle sera-t-il encore le premier
-

déjà celui du tribunal. Ce que font voir Thalès, Galilée,


Torricelli et Stahl (pour rappeler la page la plus illustre modèle pour le schème, cette figure non empirique
de la seconde préface), c'est la figure judiciaire de la chargée de procurer aux concepts la signification, et par
raison : '' Il faut donc que la raison se présente à la conséquent d'effectuer le jugement. Figure non empiri­
nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls que, le schème n'en est pas moins figure ; il n'est
peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux justement pas la propriété intelligible d'une image
l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle empirique, et ce n'est pas ,, par image » qu'il se nomme
a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par schéma. Il est ou forme la condition d'une intellection
elle ( . . . ) comme un juge en fonctions qui force les qui ne peut avoir lieu que du figurai, ou dont le droit
témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. >> est c�tensif au tracé qui modèle des figures. La
Ce n'est pas, on le voit, le fonctionnement de la loi signification s'opère dans une significtion (la réunion,
scientifique comme telle qui se trouve ici en jeu. C'est façonnée dans une figure et comme figure, du concept
le geste par lequel s'institue son ,, sujet ,, - en tant de l'intuition). La signification fait juridiction : elle
précisément qu'il n'est pas le sujet de la métaphysique assigne, elle énonce (en énonçant tout d'abord, et dans
cartésienne (ce sujet qui est la science), et de ce fait en chaque cas, la possibilité même, non empirique, de
tant qu'il n'est peut-être pas, absolument, mais qu'il l'énonciation) l'aire de légitimité du concept, cette aire
s'institue en disant le droit. que lui trace la condition sensible, phénoménale de la
L'enjeu de cette juridiction est double : figurabilité. Dire le droit, c'est dans la Critique (dans la
1 . Elle procède à un fictionnement, dont le principe philosophie devenue juridique) dire l'aire de la figure en
se trouve fourni par le premier des modèles : celui de la général - de la fiction phénoménale (la fiction phéno­
mathématique, et plus précisément de la géométrie, ménale, c'est ce qui s'est substitué à la poièsis (ou)
dont '' l'exemple éclatant 16 >> ne cesse pas d'accompagner mimèsis de la ,, chose même >> ) . C'est donc dire l'aire
l'entreprise critique. En << démontrant le triangle isocè­ comme telle et pour elle-même (dire le tracé, le contour,
le " • en effet, '' Thalès ( . . . ) trouva ( . . . ) qu'il lui fallait le limes de et dans la raison) , ou, pour s'aider un peu
réaliser (ou construire) cette figure, au moyen de ce de bas latin, c'est dire l'aréalité de l'aire rationnelle.
qu'il y pensait ou s'y représentait lui-même a priori par Cette juridiction dit la juri-diction même.
concepts (c'est-à-dire par construction) '' · La construction 2. Mais la juridiction qu'il s'agit d'établir est celle de
de la figure forme ainsi la matrice de la légitimité qu'il la philosophie. Or la philosophie ne peut prétendre à la
faut assigner à la raison. Ce qu'il ne convient pas présentation pure et directe de la mathématique, dans
d'entendre par l'effet d'un jeu sur le mot « figure ,, (à la mesure où celle-ci n'est possible que parce qu'elle ne
moins que le texte de Kant ne soit de part en part concerne pas l'existence des choses. Que la philosophie
au contraire ait à connaître de cette existence - de
l'effectivité et de la multiplicité de cette existence -,
• être ) à. l'intérieur d'u�e aire don�ée, l'aire engendrée par le sujet
" cela impliquerait en dernier ou premier ressort qu'elle
(d� la) sc� ence. La _ question du « drott de la science comme question
•,

phdosophique, éthique ou politique, est toujours mal posée en ce


qu'elle ignore l'hétérogénéité foncière des deux ordres. La science a
17. Aussi bien sur le papier ( . .. ) mais pleinement a priori ibid.
tous les droits, ou n'en a aucun.
« •,

p. 494. Un autre travail sera consacré à l'analyse générale du


16. « Discipline de la raison pure •, dans la Critique, trad. Treme­
schématisme.
saygues et Pacaud, Paris, 1963, p. 493.
54 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LAPSUS JUDICII 55

puisse présenter la totalité et l'unité de l'expérience. pas du tout être appris, mais seulement exercé >> .
C'est en effet ce qu'elle doit, et ce qu'elle ne peut, par Conformément à une << logique >> désormais repérée, le
principe, puisque la raison n'est pas l'intuitus origina­ jugement - le jugement en acte, prononcé par la
rius, celui pour qui production de la chose et présenta­ personne qui juge - constitue lui-même un cas : ni
tion de son visage iraient de pair. La philosophie ne nécessaire, ni donc prévisible, ni programmable, ni
peut donc j am a i s procéder à la << construction enseignable. Il n'est donc pas à l'abri des accidents, des
ostensive 18 , de la géométrie, c'est-à-dire, pour exploiter erreurs de jugement que peuvent si facilement
encore ce mot, à l'aréalisation (ou figuration) pure, dans commettre « un médecin, un juge ou un homme d'Etat ,,
laquelle l'intuition est isomorphe au concept et contem­ (les praticiens de la krisis). C'est en somme par chance
poraine de lui . La philosophie doit juger de la légitimité (ce mot vient de casus ) qu'un cas se trouve bien jugé.
de la figure, c'est-à-dire que la raison doit se tracer La logique transcendantale répare ce défaut : elle est
l'aire de son propre droit. Un pareil geste serait en mesure « d'assurer le jugement par des règles
indiscernable du geste souverain de l'institution absolue déterminées >> , et c'est ainsi qu'elle concentre en elle et
du droit en général (de sa fondation dans l'être), si la - définit la tâche de la philosophie. Celle-ci ne peut
condition qui lui est imposée n'était précisément la << procurer de l'extension à l'entendement >> (elle ne peut
position non originaire de la raison : la raison est produire de l'aire), mais << comme critique pour prévenir
soumise aux << formes a priori de la sensibilité >> , savoir les faux pas du jugement (Lapsus judicii) dans l'usage
l'espace et le temps. Le temps lui-même, forme a priori du petit nombre de concepts purs que nous fournit
du << sujet ,, , ne se présente pas : il ne peut qu'être figuré l'entendement, la philosophie (bien que son utilité ne
par l'espace ( « parce que cette intuition intérieure ne soit que négative) s'offre à nous avec toute sa perspica­
nous fournit aucune figure (Gestalt), nous cherchons à cité " · La Critique vient donc occuper la place du
suppléer à ce défaut par des analogies et nous représen­ fondement du droit ; elle est en principe chargée de dire
tons la suite du temps par une ligne . . . >> ) ; ces données, le droit du droit, et de soustraire ainsi le jus à la
brutales, de l'Esthétique transcendantale qui ouvre la casualité de sa dictio.
Critique enferment tout le problème. Elles signifient Or c'est précisément cette opération fondatrice qui
que la raison est d'avance soumise à la condition de la s'indique comme acte juridique par excellence : nous
figure : elle ne peut créer son propre limes, elle ne peut sommes ici devant le tribunal lui-même, au cœur de la
que se délimiter à l'intérieur d'un statut limitatif. critique en tant que telle. Pour cette raison, la juridic­
L'ontologie de la finitude s'engage donc très exactement tion de toute juridiction, tout autant qu'elle se dégage
sur ce cas : l'onto-logie tombe sous la juri-diction. du statut juridique (qu'elle s'érige en privilège ), creuse
C'est pourquoi le moment décisif de l'<< Analytique >> en elle-même, du même geste, la faille infinie dans
est formé par la Doctrine transcendantale du jugement.
\
laquelle elle ne peut manquer de tomber sans cesse à
L'introduction à cette << Doctrine >> 1 9 distingue, quant au nouveau sur son propre cas. En d'autres termes : parce
jugement, la logique transcendantale de la logique que la philosophie se pense - se dit - selon le droit,
formelle. Celle-ci << ne peut dohner de préceptes au elle pense (à moins qu'à partir de là elle ne cesse de se
jugement >> , puisqu'elle n'en expose que les formes, et ne penser ) inéluctablement comme elle-même structurée
peut prescrire l'application aux contenus, c'est-à-dire (ou affectée) par le lapsus judicii, par le glissement et
<< distinguer si un cas y est contenu in concreto >> . Le la chute qui font partie intrinsèque du défaut de
jugement du cas, par conséquent le jugement propre­ substance dans lequel a lieu la juridiction.
ment dit, relève alors d'un << don particulier qui ne peut De ce lapsus constitutif et permanent, nous ne
vérifierons ici, pour conclure ces notes, que le premier
18. Ibid., p. 496. fonctionnement : celui qui concerne le principe même de
19. Critique, p. 148 sq. la juridiction critique.
LAPSUS JUDICII 57
56 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE

Le propre de la logique transcendantale, en vertu de l'intuition (c'est-à-dire encore entre le concept et sa


la prétention qu'elle annonce (du droit qu'elle s'arroge) conception). C'est donc plutôt le tracé qui sépare
consiste à pouvoir, « outre la règle " • « indiquer aussi et infiniment le << sujet " du droit de toute son « intériori­
a priori le cas où la règle doit être appliquée " · Il s'agit té " • qui lui imprime sa figure et qui l'assujettit à cette
donc bien d'éliminer la casualité du cas, et de forger la figure en dessinant sa persona : dans le cas qui dit le
. droit de tous les cas, c'est la persona du juge qui parle.
notion contradictoire d'une jurisprudence qui ne doit
rien à l'expérience. Le dernier résultat de la Déduction est formé par
l'unité de l'aperception (du << je " ) , à laquelle doivent être
·

Aussi bien n'est-ce pa13 sous le motif de la jurispru­


dence que cette opération a déjà été accomplie dans la rapportées les représentations pour constituer une expé­
Critique - mais sous le concept juridique de la rience et être capables d'un sens. Le droit requiert ici la
déduction 20• « Les jurisconsultes » nomment << déduction , condition sine qua non de son propre sujet (le tribunal
la preuve qui répond dans une cause à la question : juge qu'il faut un juge pour le présider) : à cette
« Quid juris ? ,, La déduction est l'établissement du requête, la critique ne peut jamais faire droit que par la
droit : la déduction transcendantale des concepts purs de (re) présentation �ne persona. En effet, déclare Kant à
l'entendement doit établir le droit de la raison dans propos de la << conscience transcendantale " ainsi récla­
tous les cas. mée : << Que cette représentation soit claire (. .. ) ou
C'est ce qu'elle a fait, en finissant par établir que obscure, cela ne fait rien ici : il n'est même pas question
l'entendement « est lui-même une législation pour la de la réalité de cette conscience ; mais la possibilité de
nature " · Soustrait ainsi à toute condition limitative la forme logique de toute conscienc e repose nécessaire­
e�terne, l'entendement n'en tombe pas moins, dès qu'il ment sur le rapport à cette perception comme à un
.
s agit de juger, sur son propre cas, sur le cas de son pouvoir 21• " Je, le juge, est la fiction d'une figure
investiture comme << législateur " . Si le jugement, dans législatrice - de la figure qui fictionne et trace, en
·

le schématisme, exige la réunion de l'intuition et du général, des aires.


concept, s'il exige la figuration, c'est parce que le sujet On peut donc accueillir sans trop d'embarras le
même de la législation ne se présente (à soi) que lapsus de signification auquel prête le mot d'aréalité :
représenté, figuré, aréalisé en général. Tous les cas sont dire le sujet du droit, c'est le dire comme aire, limite et
en droit résorbés a priori : mais l'a priori ici c'est-à­ figure, et c'est dire le peu ou le pas de réalité de la
dire le droit lui-même, est formé par la co�diti�n de la personne qui le représente, qui le met en scène et en
sensibilité - et ce n'est même que de cette manière jeu. L'unité transcendantale du juge qu'est la raison
qu'il peut donner lieu à juridiction. L'a priori est consiste dans le dire de cette personne.
dis-locateur. Le droit consiste dans l'énoncé de l'aréalité " En droit " • toutes les garanties sont prises contre le
de son sujet. Pour cette même raison, le « sujet , n'y lapsus judicii. << En fait ,, - mais ce fait est le fait du
'' est " rien d'autre que l'énonciation de cet énoncé : je droit - le garant lui-même ne garantit que sa figure ou
« suis » le droit, je « suis » la limitation de mon propre fiction de garant. Aussi bien la Critique n'empêchera­
énoncé. Le droit de ce sujet revient au tracé figurai, t-elle jamais la raison de s'abandonner << en fait " au
dé-limitant, de la signification en général. Ce tracé est Trieb, à la pulsion qui la porte à juger « hors des
celui d'une limite << interne " à lui-même, d'une frontière limites de l'expérience " • et à forger les fictions dange­
,qui tombe << dans " la raison - entre le concept et reuses du dogmatisme (Dieu, le moi, le monde). Aussi
bien, du même geste, ce caractère irrésistibl e du Trieb
de - la raison sera-t-il reconnu et énoncé par le tribunal
2�. Cf. ibid., p. 100 sq. Malgré certaines variations du vocabulaire
kant1e:fl (cf. . A. de Coninck, L'Analytique transcenc:Wnta'le de Kant, lui-même, comme la limite factuelle de sa propre
Lo�v�m-Par1s, 1 � 5 ? • t. 1, p. 128 sq), on peut noter que les formes a
.
prum �e la sens!bihté ne sont pas fournies par déduction mais par
.
exposltwn. 21. Ibid., p. 131 .
58 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LAPSUS JUDICII 59

juridiction. Seul l'impératif moral sera susceptible de doute pas fini de tomber sur son propre cas. Tout peut
·'
faire « entendre raison '' à cette pulsion : mais cet arnver.
impératif '' catégorique '' • en quoi réside la juridiction
ultime, ne s'offrira jamais ,qu'au titre - qui en droit Post-scriptum
n'en est pas un - de factum de la raison. Le fait pur
d'une pure personne morale dira le dernier droit d'un J.-F. Lyotard a consacré au texte qui précède une
sujet figuré. Elle le dira comme devoir. L'impératif dit note généreuse (in Rejouer le politique, collectif du
le devoir de se constituer en juge (de l'universalité de Centre de recherches philosophiques sur le politique,
ma maxime) alors même que peut-être jamais un cas Paris, Galilée, 198 1 , p. 95), qui contient une discussion
conforme à ce jugement ne peut se présenter dans ,sur laquelle il me faut revenir (en saluant l'occasion, si
l'expérience. Mais c'est précisément parce que ce cas ne rare, de cette véritable disputatio) . Lyotard entend tenir
se présente pas qu' il faut juger dans tous les cas. à l'écart le motif du " fictionnement '' qui relève, selon
L'impératif est factuel, il a la forme d'un accident (de la lui, " d'une problématique du fondement ou de l'origi­
raison) parce qu'il est la seule forme que peut prendre ne ... Que Kant renverse, avec le jugement, la probléma­
l'instauration du droit, qui n'est jamais une fondation, tique de l'origine « au bénéfice de la question des fins , ,
ni une autofondation. L'impératif est il-légitime : c'est je lne peux que l'accorder (et plus encore : j e renvoie ici
ainsi qu'il fait la loi. même au texte << La voix libre de l'homme '' • qui fut
écrit dans le cadre du colloque et de la question des
Fins de l'homme). Il ne s'ensuit pas que la fiction
juridique (que je prenais soin, ici, de distinguer de la
Quand la philosophie se fait juridique, quand elle fiction poétique, de la Dichtung) joue le rôle de « substi­
passe dans le droit, son jugement ne se prononce plus tut ,. ou de " suppléance ,, d'une origine disloquée (je
que par la bouche d'une personne qui commet sans proposerais plutôt de dire, fût-ce avec un peu de
cesse le même lapsus, ce lapsus par lequel, comme de provocation, qu'il y a une origine, et que c'est la
juste, elle se révèle tout entière (elle révèle la cause, sa dis-location), et par conséquent reconduise subreptice­
cause, sa chose, res - rien ) - disant, dans son ment la thématique métaphysique générale de l'origine.
discours latin, fictio pour dictio, ou dictio pour fictio, D'une part, il faudrait déterminer exactement le rôle de
mais toujours significtant son droit de dire. la suppléance en général (un retour serait ici nécessaire
On sait bien que le droit n'a pas manqué de fournir à la logique du supplément explorée par Derrida). La
le modèle et l'idéologie de l'Etat bourgeois. Mais à la suppléance " conjugue >>-t-elle « les fragments d'une origi­
condition d'hypostasier la juri-diction, d'en faire une ne, être ou sujet '' • ou bien fait-elle, comme suppléance,
Essence et un Sens. A la condition d'oublier ou de attestant sa natùre suppléante, voir la fragmentation
refouler son lapsus ,, essentiel '' · Rien d'étonnant si qu'elle ne " conjugue ,, pas : cela dit, tout d'abord, en
l'Etat suscite, parfois ouverte, toujours latente, la ré­ s'en tenant à la suppléance kantienne. Celle-ci, en
volte du droit de dire - l'exigence ultime du droit de même temps, cherche à conjurer la fragmentation ;
dire le droit de ce qui est de droit sans droit. Kant, malgré tout, fait ce qu'il peut pour conjurer la
C'est pourtant dans le temps et le lieu de la crise qu'il a lui-même ouverte, ou qui s'est ouverte
naissance de cet Etat que s'est ouverte, aussi bien, la devant lui (et je ne crois pas qu'on puisse délester Kant
résistance d'une dislocation. Dans la philosophie et de son esprit d'Aufklarer autant que le fait Lyotard : le
comme philosophie, elle fait la résistance anticipée de tout est de savoir de quel « Kant , on parle) . Mais ainsi
Kant à Hegel. Nous n'en avons sans doute pas fini. Non - et c'est ce qu'on pourrait nommer la dérive kan­
pas qu'il y ait quoi que ce soit à attendre d'un « retour ,, tienne de l'ontologie - la suppléance inscrit dans l'être
à une « raison juridique '' · Mais la raison n'en a sans sa fragmentation, c'est-à-dire sa fin ou ses fins - la
60 L1MPÉRATIF CATÉGORIQUE

question des fins, la fin comme question, et peut-être


comme au-delà de la question : le fin inscrite comme
jugement de l'être. Ce qui suppose, d'autre part, qu'on
ne puisse pas se tenir quitte de l'être . Lyotard lui-même
ne le peut pas. Il pose les '' passages entre les " aires "
de légitimité '' comme « le langage (qui, si l'on veut, est
l'être sans illusion) en train d'établir les diverses
familles de légitimité, le langage critique, sans règle . . . " ·
Le langage - c'est-à-dire, si j'entends bien, l a différence
des phrases - est défini « si l'on veut » comme « l'être
sans illusion " · Cela veut dire que l'illusion est de
parler de l'être, mais que parler est l'être « sans
illusion " · Lyotard est au rouet de l'être, de la nomina­
tion de -l'être. Qui ne le serait pas ? Et l'illusion, d'où la
déterminer ? sinon d'un point de vue exact et adéquat ?
Puis, Lyotard souligne le « en train » . Cet « en train " « NOTRE PROBITÉ ! »

(avec tout son entrain) est immanquablement, irrésisti­


blement, une suppléance : il est en train, il n'a pas fini,
ni commencé, mais à la place il est en train. Quelle est . sur la vérité au sens moral
cette place ? Lyotard dirait sans doute que cette ques­
tion est illégitime. Disons qu'il aurait raison. Mais chez Nietzsche 1
qu'est-ce qu'avoir raison ? Ce n'est pas, à la fin, un « jeu
de phrases •• qui en décide. Ce qui en décide n'est pas
un jeu, et ne s'énonce peut-être pas. Si ce n'est l'« être •• ,
c'est au moins ce qui lui arrive, de fait, la vérité d'une
expérience, le jugement d'une histoire. Ce ne sont pas
des « phrases " qui ont « raison •• (bien qu'il n'y ait pas
de « raison " sans « phrases " ) . La vérité n'est pas une
phrase - et pourtant la vérité arrive. Ce qui veut dire
qu'elle est, mais que " l'être n'est pas " • comme le dit
Heidegger. Mais Lyotard, au fond, le sait - et c'est
pourquoi cette disputatio est possible : elle est réglée par
un souci commun (ou par un impératif commun) qui est
à la fois en deçà et au-delà de nos ,, phrases •• respecti­
ves. Ce qui ne signifie pas qu'elles soient indifférentes
et interchangeables.
1. Conférence présentée en janvier 1 980, à la Philosoph�sche
Fakultiit 1 de Zurich au sein du séminaire du professeur Jean-P1erre
Schobinger, consacré ' pour ce trimestre à Nietzsche et plus particuliè­
rement à Sur la vérité et le mensonge au sens extra -TTWral. Le texte
reproduit l'exposé oral, à peine modifié. Pour cette raison, on groupera
ici les quelques précisions bibliographiques a�pelées au �ours de
l'exposé : Heidegger, Nietzsche, trad. P. Klossowski,. 2 vol., Pans ? 197 1 ;
Sarah Kofman Nietzsche et la métaphore, Paris, 1972 ; N�etzsche
aujo urd'hui ?, a�tes du colloque de Cerisy, 2 vol . , Paris, 1973 ; Philippe
Lacoue-Labarthe, Le Sujet de la philosophie, Paris, 1979.
Je voudrais essayer - un peu brutalement peut-être,
c'est-à-dire sans toutes les analyses et justifications
souhaitables - d'avancer une affirmation au sujet de
Nietzsche.
Cette affirmation, je la mettrai sous le patronage, SI
je puis dire, d'une affirmation de Thomas Mann à
propos de Nietzsche :
" Celui qui se qualifie d'immoraliste est en réalité le
moraliste le plus sensible qui ait jamais existé, un être
possédé par l'exigence morale, un frère de Pascal. »

C'est en effet une affirmation de cet ordre - de


l'ordre concernant une <<exigence morale ,, - que je
voudrais au moins esquisser. Ou encore, je voudrais
préciser et fonder le propos de Thomas Mann, qui reste,
tel quel, sur un registre intuitif, global et paradoxal,
voire sur le registre d'une provocation, qui appelle donc
une réponse.
La première précision à apporter - et à apporter
d'urgence, afin que nous ne nous engagions pas sur un
malentendu - serait celle-ci : je ne sais comment
Thomas Mann entend ici " moraliste ,, , mais le tour de
. sa phrase (bâtie sur un simple retournement des
apparences, ou des idées reçues, ou encore sur un
retournement de l'affirmation par Nietzsche de son
c immoralisme » ) pourrait ne nous laisser entendre que

de deux choses l'une :


_.. ou bien que Nietzsche est un moraliste au sens de
toute la tradition morale, disons le tenant d'une vertu
socratique, ou chrétienne, ou des deux à la fois ;
- ou bien que Nietzsche n'est immoraliste qu'au
regard de toute cette tradition mais que contre elle c'est
une autre morale, encore, qu'il propose.
64 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE • NOTRE PROBITÉ ! • 65

Or, je ne veux rallier ni l'une ni l'autre de ces 2. de penser la vie comme cela précisément qui
interprétations. Mais il faut encore préciser. Car la hJâlue ; et par conséquent la valeur suprême (selon
seconde hypothèse peut elle-même s'entendre de deux laquelle évaluer) se trouve dans l'évaluation même ;
façons : 3. de penser que la vie évalue de deux façons : selon
- Ou bien Nietzsche serait le moraliste d'une anti­ la " vérité » c'est-à-dire selon le mensonge de tenir-pour­
morale, disons pour faire vite d'une morale des valeurs vrai ce qui stabilise la vie - et selon l',, art " • c'est-à­
" basses » ( ,, sensibles , ) opposée à celle des valeurs dire la ,, transfiguration poétifiante '' • comme le dit
,, hautes ,, et ,, idéales ,, ; ce serait le Nietzsche d'un Heidegger, ou la vie elle-même comme création, créa­
simple '' renversement ,; du platonisme, celui que Hei­ tion-évaluation incessante de perspectives sans cesse
degger a mis au jour mais aussi celui dont Heidegger nouvelles (ces mêmes perspectives que stabilise chaque
marque qu'à travers lui se fraye la voie d'une tout fois un tenir-pour-vrai, et que chaque fois bouscule le
autre pensée, qui n'est plus renversement du schème devenir de la vie créatrice) ;
,, sensible/supra-sensible " • mais qui revient à '' transfor­ 4. de penser que cette double évaluation n'en fait
mer du tout au tout le vieux schème ,, (Nietzsche, t. 1, qu'une, qui est l'évaluation fondamentale de Nietzsche :
p. 189-190) . par la fixation en vérité qui donne toujours quelque
Donc, et quoi qu'il en soit des conclusions propres de chose à surpasser, et par le surpassement créateur
Heidegger, ce n'est pas à une '' morale renversée ,, de incessant, le vivant acquiert sa pleine consistance, ou
Nietzsche que je veux m'adresser. encore, selon un fragment cité par Heidegger à la fin du
- Ou bien Nietzsche serait le moraliste d'une tout cours de 1939 (ibid., p. 509), ,, le devenir (se trouve)
autre morale, qui n'aurait plus à faire au couple de empreint du caractère de l'Etre '' · Mais ainsi l'évalua­
valeurs sensible/non-sensible. Mais qui serait encore tion de l'évaluation (c'est-à-dire la volonté de puissance
une morale : c'est-à-dire, qui serait le propos impératif , comme volonté de volonté) fait accéder le devenir à sa
et normatif de se rapporter à une valeur. pleine présence, ou assimile le chaos à la vie humaine
En disant cela, je serre de beaucoup plus près, vous le qui le fixe et qui le transfigure ; ainsi s'accomplit la
savez, le véritable propos de Nietzsche : ce que nous vérité comme homoiôsis.
avons à faire, dit-il au paragraphe 335 du Gai Savoir Prolongeant à peine Heidegger, on peut alors dire :
(entre mille autres citations possibles), c'est '' créer de l'homoiôsis nietzschéenne - la vérité comme assimila­
nouvelles et propres tables de valeurs '' · tion et assimilation-à-soi - accomplit absolument l'es­
C'est ici que l'opération que j e vous propose sehce morale de la vérité telle que Nietzsche lui-même
commence à devenir délicate. La ,, création de valeurs ,, l'a mise au jour dans la métaphysique. Elle l'accomplit
est le vrai sens de l'« Umwertung aller Werte >> . Mais du en manifestant que l'idéal comme tel - et d'abord
même coup, la pensée de Nietzsche reste soumise au l'idéal de vérité - n'est en dernière instance que
régime de la valeur comme telle. C'est donc bien une l 'évaluation de l'évaluateur lui-même, et en assignant
morale, mais en tant que telle elle ne transgresse en l'Etre dans cette auto-évaluation.
rien, fondamentalement, la détermination métaphysique Tel est donc - trop rapidement résumé - le premier
de la morale, ni la détermination morale de la méta­ sens que l'on peut donner à la formule que j 'ai inscrite
physique. Elle l'accomplit plutôt. Cet accomplissement comme sous-titre de cet exposé : ,, La vérité au sens
intégral, c'est ce que Heidegger a su lire dans Nietzsche. moral chez Nietzsche '' · Au terme de l'analyse heidegge­
Je rappelle en quelques mots ce que cela implique : rienne, qui reste sans doute incontournable, la vérité
1 . de penser la vérité de la métaphysique non plus nietzschéenne apparaît d'essence absolument morale -
comme adéquation à une réalité, mais comme évalua­ et ce n'est pas en effet d'un '' renversement ,, simple des
tion ( '' tenir-pour-vrai ,, , fürwahrhalten) de ce qui est ·
valeurs morales qu'il s'agit, c'est, par une traversée
nécessaire à la vie ; atteignant le fond de toute morale, de l'assignation de
66 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQ UE • NOTRE PROBITÉ 1 • 67

la valeur dans le sujet même de l'évaluation , et de d'avouer le mensonge du concept, le mensonge du


l'assignation corrélative de ce sujet dans le devenir et langage en général. Et tout est déjà là : par cette
dans le chaos (c'est-à-dire encore dans la volonté comme probité, nous désignons le mensonge (c'est-à-dire le
cela même par quoi devenir et chaos ont rapport à soi, savoir, la vérité) et nous libérons aussi ce même
c'est-à-dire sont sujets) . mensonge - celui de << l'instinct faiseur de métaphores ,,
Mais j e n'ai pas donné c e sous-titre pour seulement - comme la créativité du mythe et de l'art.
rappeler la lecture heideggerienne. Je l'ai donné parce Mais de quelle probité s'agit-il ? ou de quoi s'agit-il
qu'on peut l'entendre a�trement. Non pas au sens o� ,chez Nietzsche avec la probité ?
les mêmes mots peuvent prendre des sens tout à fait Certes, en 1873 - mais aussi dans bien d'autres
différents, mais au sens où la même chose - et donc si textes plus tardifs - tout porte à croire que cette
vous voulez le même sens - peut, tout en restant le probité consiste dans la reconnaissance de la réalité : les
même, pourtant s'entendre autrement. Je l'ai donné choses ne sont pas ce que nos concepts en font, ni ce
parce qu'il me semble que dans l'accomplissement moral que nos mythes en disent. Leurs infinies singularités
de la métaphysique par Nietzsche, dans ce même sont justement ce que nous laissons échapper, ce par
accomplissement se met aussi en jeu l'autre de ce même rapport à quoi nous mentons. Donc, la probité consiste à
- une altérité plus radicale si l'on peut dire que la ce compte dans la reconnaissance de la vérité, de la
mêmeté du même, plus abgründlich (et qui pourtant vérité plus vraie que celle de nos mensonges.
constitue sans doute, ici comme ailleurs - je veux dire, Vous savez qu'il est facile de chercher alors à
partout où il s'agit de << mêmeté , -, la mêmeté la plus « coincer , Nietzsche, qui ne parlerait qu'au nom d'une
intime du même : la constitue en la destituant en vérité-adéquation de plus, ou plutôt de la toujours
quelque sorte). identique vérité-adéquation. Vous savez aussi, Heideg­
Cette autre vérité et cette autre morale du même ger l'a montré, que celui qui pense dire ainsi la vérité
Nietzsche, c'est alors ce qu'évoque le titre que j'ai sur Nietzsche - pour le dénoncer - prétend lui-même
choisi : << Notre probité ! » - Unsere Redlichkeit ! (avec à son tour à la vérité de son discours sur Nietzsche. Or
un point d'exclamati on : je prends ces deux mots à la fin s'il veut prendre Nietzsche en défaut au nom de la
du paragraphe 335 du Gai Savoir ; nous allons venir à proposition que la vérité est illusion, il tombe à son
ce texte). tour sous le coup de l'accusation, etc. Laissons donc
La probité, la Redlichkeit, ce motif si constant et si cela. (Cf. Heidegger, ibid., p. 390-39 1 . )
souligné chez Nietzsche, indique peut-être cette autre, C e qui déplace tout autrement l e problème, c'est que
tout autre morale. Mais comment ? précisément la vérité est énoncée comme évaluation. Si
la probité dit le vrai sur la vérité, la probité est à son
tour une évaluation. Certes, ce n'est pas l'évaluation de
Je ne vais pas vous faire un traité de la probité M. Nietzsche. La probité est au contraire ce qui dit :
nietzschéenne. Il y faudrait plus de temps et de « Mais laissons là M. Nietzsche ! , (avant-propos du Gai
compétence. Je rappellerai d'abord - et très vite - que Savoir. ) La probité est la reconnaissance absolue et
la probité commande toute l'opération nietzschéenne dernière de l'évaluation, par-delà tout évaluateur : elle
que je viens de rappeler : il faut commencer �ar est elle-même l'auto-évaluation. On pourrait dire : la
reconnaître, sans feinte et sans détour, l'évaluation probité est le caractère le plus propre de l'Etre nietzs­
cachée, l'intérêt secret de la vérité, de toutes nos chéen, en tant qu'il est évaluation et évaluation de
vérités, pour pouvoir commencer à reconnaître la . vér�té l'évaluation.
nietzschéenne. Toute l'entreprise amorcée en particulier La probité est alors le caractère ontologique, ou
par Über Wahrheit und Lüge im aussermoralischen l'ontologie comme caractère moral . Nous avons ainsi
Sinn, en 1873, repose là-dessus : il faut avoir la probité seulement gagné un mot pour nommer l 'auto-évaluation
68 L'IMPÉRA TIF CATÉGORIQUE • NOTRE PROBITÉ ! • 69

fondamerttale - un mot moral- et qui confirmerait donc aujourd'hui, actes du colloque de Cerisy de 1972, les
le résultat antérieur. communications d'Eric Blondel et de Heinz Wismann ;
cette dernière, notamment, a précisément pour titre et
pour objet Nietzsche et la philologie), si la philologie ne
Mais - qu'est-ce qu'une probité sans vérité, ou, ce fournit pas le modèle entier de la Redlichkeit tel que
qui revient au même, en guise de vérité ? Qu'est-ce que nous allons le voir se tracer, elle figure du moins, face
la probité de quelqu'un qui n'a que des informations au mensonge de la morale, l'honnêteté dont parle, par
erronées ? C'est seulement de la sincérité, et le caractère exemple, le paragraphe 84 d'Aurore. Et elle nomme,
ontologique en question devient alors tout platement beaucoup plus tard, dans un fragment posthume (n° 4 79
un caractère subjectif au sens psychologique, anthro­ de WM), l'expérience la plus exigeante : « Pouvoir lire
pologique du mot. On retomberait dans l'opinion de un texte comme texte, sans interposer d'interprétation,
M. Nietzsche . . . est la forme la plus tardive de " l'expérience intérieure "
S i Nietzsche donne à ce mot u n tel relief, d'une part, - peut-être une forme à peine possible . . . » Sans plus
et si d'autre part l'analyse de Heidegger est exacte, c'est développer, contentons-nous de cette première indica­
peut-être que ce mot, par lequel en effet on pourrait tion : la probité est d'abord la vertu philologique du
baptiser la vérité ontologique de Nietzsche , reste malgré face-à-face avec une parole nue, affrontée sans détours.
tout à interroger. La probité excède ou dérange peut­ Les deux indications suivantes sont prises dans deux
être l' homoiôsis à laquelle pourtant elle répond. Elle passages où Nietzsche caractérise la probité de la façon
mettrait en jeu, dans l'identité morale de la métaphysi­ la plus marquée (il y en a d'autres, bien sûr : par
que nietzschéenne, une ,, tout autre ,, morale. exemple, Zarathoustra, IV, Des hommes supérieurs » ,
,,

Comment et pourquoi ? c'est ce que je voudrais 8 ; Aurore, paragraphe 482 ; Par-delà le bien e t le mal,
essayer de montrer. paragraphe 227).
D'abord, en encadrant ce mot de « probité ,, de quel­ Tout d'abord, le paragraphe 456 d'A urore. Nietzsche y
ques indications générales. Ensuite, en allant examiner déclare que les assurances données par les morales
la fonction précise qu'il joue dans un texte consacré à la antique ou chrétienne sur les liens du bonheur et de la
morale. vertu n'ont jamais été probes, bien qu'elles n'aient pas
non plus relevé d'une falsification délibérée : simple­
ment, dit-il, quand on se sent désintéressé, on traite la
Les indications sont au nombre de quatre. vérité à la légère, et on se contente de ,, ce niveau de
La première indication aura, dans le contexte de cet véracité '' · En revanche, ajoute-t-il :
exposé, une portée relativement limitée. Mais elle serait « Remarquons bien que la probité ne fait partie ni des
de plus grande conséquence si nous nous mettions à vertus socratiques, ni des vertus chrétiennes : c'est l'une des
« traiter » vraiment de la probité chez Nietzsche . plus récentes vertus, encore peu mûre, encore souvent
confondue et méconnue, encore à peine consciente d'elle­
Il s'agit de constater que la probité est sans doute
même, - une chose en devenir que nous pouvons encoura­
pour Nietzsche un motif qui ne fut d'abord ni philoso­
ger ou entraver, selon notre sentiment.
phique ni même moral, mais ,, scientifique ,, : la Red­
»

lichkeit caractérise l'attitude du philologue. Le vrai La probité est donc une vertu d'après les vertus, une
philo logue est " ein redlicher Philolog » , comme vertu encore à venir. On ne saurait par conséquent la
Nietzsche le nomme dans Homère et la philologie régler sur aucune vérité donnée, et sa véracité - sa
classique. Ou plus exactement peut-être, si la philologie Wahrhaftigkeit - est d'un ,, niveau ,, plus radical que
dont il est inutile de rappeler ici le rôle historique et celui des vérités morales. Ce qui signifie ici tout
théorique dans la pensée de Nietzsche (cf. Sarah spécialement que cette véracité doit se soustraire à la
Kofman, Nietzsche et la métaphore, et dans Nietzsche liaison de la vertu et du bonheur (de la béatitude, de la
70 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE · NOTRE PROBITÉ ! . 71

récompense ou de la satisfaction en général : accent même. Sans doute alors s'approprie-t-elle l'essence du
kantien que je vous prie de remarquer et de garder en devenir de la manière la plus fondamentale. Mais le
mémoire). Et la probité est en devenir (c'est le titre de " fondamental , , ici, s'ouvre sur son propre effondre­
l'aphorisme : eine werdende Tugend) : non seulement ment. La probité envers la probité, la probité contre la
peut-être parce qu'elle a encore à s'accomplir, mais probité, c'est-à-dire la probité contre l'homoiôsis du
parce qu'elle est essentiellement vertu-en-devenir, ver­ devenir dans sa présence, est-ce que cela permet encore
tu, précisément, de l'inlassable réévaluation qui est la de faire une << vérité ,, , et d'appuyer la Redlichkeit sur
vertu << même , . une Wahrhaftigkeit ?
Cette seconde indicati �n, vous le voyez, est double : Est-ce que cela n'indique pas plutôt un effondrement
1) elle permet bien d'identifier la Redlichkeit avec le du sol métaphysique non pas au sens d'une pure et
devenir lui-même '' comme vertu ,, , en somme, ou à la simple ruine pour cause d'achèvement, mais au sens
limite ; 2) mais elle fait aussi de cette Redlichkeit une d'un affrontement inouï de ce qui, dans toute vérité, fait
étrange probité, qui précéderait en quelque sorte la son fond ? La Redlichkeit doit peut-être affronter ce qui
vérité dont elle devrait être le respect ou le témoin, qui à la fois confère et retire sa vérité à la vérité ; c'est-à-dire
précéderait ou qui différerait indéfiniment la référence aussi ce qui , dans toute pensée, confère et retire à la
de sa véracité. fois la pensée : non pas un impensé ,, que l'on pourrait
Ensuite - troisième indication -, le paragraphe 370
«

cerner et s'approprier, mais si j'ose dire l',, impense­


d'Aurore : ment ,, , disons l'égarement de la pensée en elle-même ­
« Ne jamais réprimer ni te taire à toi-même une objection
bref, cette folie que Nietzsche, malgré tout, affronte (et
que l'on peut faire à ta pensée ! Fais-en le vœu ! Cela fait même si cet affrontement n'est pas simple, et si la façon
partie de la probité première de la pensée. Tu dois chaque dont Heidegger l'oblitère en lisant Nietzsche n'est pas
jour mener aussi campagne contre toi-même. ,, simple non plus : je renvoie là-dessus à '' L'oblitération ,,
de Philippe Lacoue-Labarthe, dans Le Sujet de la
En ce sens précis, et bien connu chez Nietzsche du philosophie).
'' penser contre soi-même , , la probité apparaît peut-être Or il se trouve que la Redlichkeit, c'est aussi le
le plus purement dans son essence de devenir. C'est-à­ regard porté sans feinte ni concessions sur l'universalité
dire que si nous ne faisons pas de ce précepte une " du délire et de l'erreur ,, : c'est ainsi que la caractérise
simple recette psychologique, hygiénique, et si nous le paragraphe 107 du Gai Savoir. Elle est la vision
n'en faisons pas non plus une simple sentence morale implacable, cruelle, Je l'aberration '' fondamentale , (cf.
(car dans ce cas elle opposerait seulement la vérité Zarathoustra, IV, '' La sangsue >> ) .
absolue à ma pensée limitée), alors H se pourrait bien C'est cette folie que Ecce Homo (qui pourrait bien
que ce précepte signifie la nécessité, pour la pensée être le livre de la R edlichkeit par excellence) affronte en
nietzschéenne, de se contre-dire résolument et incessam­ la jouant mais joue aussi en l'affrontant. Car ce que ce
ment, de ne pas s'adosser à elle-même, de ne pas faire livre affronte - brutalement - c'est au fond l'impossi­
fond sur sa propre vérité, et pas même sur sa vérité bilité de désigner à l'humanité, à la pensée humaine,
morale déposée comme évaluation de l'évaluation. l'acte de sa Selbstbesinnung (ainsi que l ' Um wertung s'y
Autrement dit, à travers cette indication et la précé­ trouve qualifiée ; cf. Pourquoi je suis une fatalité, n sans
dente, la Redlichkeit nomme peut-être chez Nietzsche à lui retirer toute assise, tout appui, tout fondement et
la fois la vérité morale ultime de la métaphysique et tout selbst pour cette Selbstbesinnung - ne lui propo­
quelque chose qui emporte cette vérité hors d'elle­ sant, du coup, que le selbst de Nietzsche lui-même,
même. Si la probité consiste d'abord dans la reconnais­ autant dire (car cette exhibition n'a rien de subjectivis­
sance de l'être comme devenir, elle consiste ensuite te, on ne revient pas à '' M Nietzsche , ) , rien, un
.

dans la reconnaissance du devenir de la probité elle- guignol, et pourtant ainsi , justement ainsi le premier
1'

72 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE ·
• NOTRE PROBITÉ ! . 73

« honnête homme ,, , le premier homme anstiindig, ce qui la Rechnung), l'honnêteté commerciale, le compte exact
doit bien impliquer quelque Redlichkeit. ou bien rendu, la conformité au calcul, à l'arithmos et
Pour préciser encore : la probité qui aboutit à Ecce au logos. C'est la conformité scrupuleuse à la loi. En
Homo, c'est celle qui passe par l'exhibition d'un sujet - tant que discours, que Rede (vous remarquez que ce mot
et par une exhibition d'histrion, sans en exclure le a presque toutes les propriétés de logos, et que redlich,
cabotinage - en tant que vérité de l'évaluateur à à çe compte, c'est presque logikos. Maître Eckhart
l'œuvre dans toute évaluation ; mais c'est une exhibition traduisait ratio (comme raison humaine) par Red­
forcenée - au sens le plus fort et le plus fou du mot - lichkeit, au sens de faculté de parler, de j uger ,,) , c'est
parce que ce qui est ainsi évalué n'est j amais le sujet, � ' un propos en somme qui est bien conforme à ce qu'il
ni ce sujet - M. Nietzsche - ni le Sujet, et parce que dit. Est redlich l'énoncé qui correspond bien à ce dont
la vérité évaluante, ici, fait bien plutôt littéralement on rend compte. C'est un discours adéquat, un logos
voler en éclats la subjectivité du sujet à laquelle homoios : le discours de la vérité en quelque sorte. Sans
pourtant elle renvoie. La probité est probité devant la doute, mais avec, si je peux m'exprimer ainsi, quelque
nature insoutenable de la pensée de la vérité. (Comme chose en plus. La qualité de la Redlichkeit, qui est
telle, et aussi dans sa proximité avec la folie, elle celle d'une personne avant d'être celle d'un discours,
entretient sans doute un troublant rapport de double implique que je peux être sûr de ce qui est dit, que je
avec la franchise de Descartes, avec cette évaluation n'ai pas à le soupçonner. La Redlichkeit, c'est ce dont on
principielle de la franchise qui commande le Discours et n'a pas à vérifier la véracité. C'est moins une adéqua­
le fait s'ordonner tout entier en une « fable de la tion avec quelque chose qui demeure ailleurs, derrière
franchise >> . ) le discours, qu'un discours qui est par lui-même la
La probité se mettrait alors à désigner moins l'auto­ ' restitution - non pas au sens de la reproduction, mais
évaluation que l'impossible, l'impensable ,, soi >> de l'éva­ bien au sens de la restitution d'un dépôt, exemple
luation, la perte sans retour de soi et du Soi dans canonique de probité -, ou la re-présentation (et non
l'évaluation même. Et si l'évaluation suppose bien, dans l'homoiôsis) d'un compte, d'un calcul, d'un logos. C'est
le sujet évaluateur, une essentielle volonté, la Red­ une vérité qui n'est pas soumise au contrôle de son
lichkeit fait peut-être la volonté de la volonté qui avoue adéquation, ou dont l'adéquation - si le concept a
ne pas se vouloir elle-même, ne pas pouvoir se vouloir, encore un sens ici - est immédiate, évidente, donnée
ou plutôt ne pas vouloir se vouloir (cf. pour un rappel avec l'énoncé lui-même. La Redlichkeit, que l'on traduit
lapidaire : ,, Vouloir est un préjugé >> , fragment posthume en français par ,, probité ,, mais aussi par ,, loyauté ,, , est
d'A urore 5 (47), et A urore paragraphe 1 24) - et qui une parole qui ne peut être mise en doute : et cette
avouerait ainsi devoir ce non-vouloir, cet égarement de impossibilité ne vient pas d'une autorité, ni d'une
soi. vérification quelconque. Cela ne relève pas de l'ordre du
Mais n'allons pas trop vite. savoir, et pas non plus de la croyance. Ici encore, si
Mettons en place la quatrième indication sur la vous voulez, la Redlichkeit ressemble à un cogito, sans
Redlichkeit. cogitatio et peut-être, nous le verrons, sans ego.
Elle ne vient pas de Nietzsche, mais de la langue, de On pourrait chercher à en donner l'équivalent psycho­
ce mot de Redlichkeit. (Ce sera donc une indication logique et moral dans l'exemple de ce qu'on appelle
philologique, ce qu'il faut entendre aussi sur le mode « une personne d'une probité - ou d'une loyauté - à
witzig que Nietzsche a lui-même requis dans la philolo­ toute épreuve » . Mais cet équivalent suppose précisé­
gie ; cf. mon exposé ,, La thèse de Nietzsche sur la ment l'épreuve faite, la vérification opérée, par l'expé­
téléologie ,, au colloque de Cerisy.) rience, de la véracité constante de cette personne, ou de
Qu'est-ce que la Redlichkeit ? C'est d'abord, conformé­ son constant respect de la loi et de la parole, ou de la
ment à l'un des tout premiers sens de Rede (le compte, loi de la parole. La Redlichkeit en elle-même, détachée
74 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE • NOTRE PROBITÉ ! . 75

de toute psychologie morale, apparaît en revanche Il est intitulé : « Vive la physique ! , (Hoch die Phy­
comme une parole par elle-même légale, ou loyale. Et ce sik !), mais il se conclut ainsi : " Hoch die Physik ! Und
qui fait l'insuffisance d'une équivalence psychologique h6her noch das, was uns zu ihr zwingt - unsere
fait aussi qu'aucune véracité métaphysique ne peut être Redlichkeit ! » (Et vive encore plus ce qui nous y
identique à la Redlichkeit comme telle : toute vérité contraint - notre probité !)
implique précisément sa vérification, ou s'implique elle­ Comment en vient-on à cette conclusion, qui se
même comme autovérifiGation. Même la véracité du présente donc comme une évaluation suprême de la
Dieu de Descartes implique l'épreuve et la preuve que probité, voire comme l'évaluation de la probité comme
Dieu ne peut être trompeur, assurance sur laquelle valeur suprême ?
Descartes insiste même lourdement. L'objet de l'aphorisme est une critique du jugement
La Redlichkeit n'est pas en ce sens la véracité. Elle moral : c'est-à-dire non pas de la morale ou de telle
ne consiste pas dans l'homoiôsis d'un énoncé (ou des morale dans son contenu, ses critères et ses valeurs,
intentions de l'énonciateur : j'ai déjà tout à l'heure mais de l'acte du jugement moral pris pour lui-même,
écarté la sincérité de la probité) à quelque réalité. Elle ou encore de la nature de la déclaration « ceci est
est en quelque sorte la parole qui ne vaut que comme juste ,;,, c'est ce qu'il faut faire , prise pour elle-même.
la parole, mais qui vaut absolument et sans vérification. Autrement dit, il s'agit d'une critique de l'acte et de la
En cela, parole à la limite de la parole : c'est une vertu, forme de l'évaluation morale.
non un dicours. Ou bien encore, parole aussi bien toute Cette critique passe par deux grands moments : la
puissante que parfaitement démunie. critique de la « voix de la conscience , en général, . et la
La probité est ou fait ce qu'indique le mot de probité critique de l'impératif catégorique de Kant. Après quoi
(probus) : ce qui est par soi-même et à soi-même son Nietzsche en appelle à << nous autres qui voulons
épreuve et sa preuve, ce qui est « de soi ,, probant ; ou devenir ( . . . ) ceux-qui-se-créent-eux-mêmes, et qui pour
encore, dans ce qu'indique la loyauté, une présence de la cela doivent devenir les meilleurs inventeurs de tout
loi nue, de la loi comme telle, à travers un sujet mais ce qui est conforme à la loi et à la nécessité dans le
en somme malgré lui, en tout cas indépendamment de monde , , qui doivent donc « être des physiciens pour
lui. La Redlichkeit fait au moins signe vers quelque pouvoir être des créateurs " · Ainsi, ,, Vive la physique ! , ,
chose d'avant la vérité, et d'avant le sujet. Ou bien et, ou mais, coda : « Mais vive encore plus ce qui nous y
encore, elle fait signe vers la vérité elle-même en tant contraint - notre probité ! ,
que la loi absolue de la parole. Ce qu'indique la loyauté, Ce schéma grossier de l'aphorisme correspond à
c'est que la vérité est la loi de la parole - et peut-être quelque chose de trop classique chez Nietzsche pour
faudrait-il ajouter que cette loi est l'« essence , de la avoir besoin de commentaire : à l'évaluation morale qui
parole. Cette vérité - la vérité - n'est pas une ne soupçonne pas une minute que son jugement sur le
homoiôsis : la loi n'est pas que la parole dise le vrai sur « bien , '' pourrait toujours être une preuve de misère
quelque chose. Mais la loi est que la parole seule personnelle, d'impersonnalité, d'entêtement ou d'incapa­
installe ou déclenche la possibilité de la vérité. Le cité à concevoir de nouveaux idéaux " • Nietzsche oppose
mensonge - c'est une vérité bien connue - ne vaut la « création de nouvelles tables , par ceux qui se font
comme mensonge que parce qu'il obéit à cette loi. « les meilleurs disciples , de la « nécessité , de la vie,
Munis de ces indications, adressons-nous à un texte par des '' physiciens , donc, qui tout d'abord - c'est
de Nietzsche que la Redlichkeit commande - c'est le implicite - auront su reconnaître la physique et la
cas de le dire, comme vous le verrez - de manière physiologie du jugement moral, de l'évaluation. ( << Ton
absolument essentielle, bien que ce ne soit pas un texte jugement, " voilà qui est juste " a une préhistoire dans
sur la Redlichkeit. tes impulsions, tes penchants, tes répulsions, tes expé­
C'est le paragraphe 335 du Gai Savoir. riences, tes manques d'expérience. , )
76 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE • NOTRE PROBITÉ ! • 77

Ce qui est en revanche moins évidemment << classi­ d'une conformité à la nature - ce n'est pas un
que " • c'est précisément ce qui déborde un peu ce jugement d'existence en place d'un jugement de valeur,
schéma, et qui tient dans la coda ou dans la pointe de et ce n'est pas une vérité qui serait adéquation à la
l'aphorisme : << Vive la physique ! Mais surtout, vive physis : c'est un jugement de valeur qui nous fait
notre probité ! ,, << Vive la physique ! » est une évaluation. reconnaître et louer la << physique " · Il nous la fait
Mais ce qui a plus de valeur encore, c'est ce qui nous reconnaître, certes, comme le lieu ou le régime d'une
fait porter cette évaluation, c'est notre probité, qui nous " conformité à la loi et à la nécessité dans le monde " •
oblige, nous force à dire : , « Vive la physique ! » conformité dont nous devons être << les meilleurs disci­
Cette probité a donc toute l'allure d'un jugement ples " • mais il nous fait reconnaître et choisir cette
moral, ou plutôt de ce qui le commande, d'une voix de � physique » comme le lieu même de la création de
la conscience ou d'un sentiment moral. Mieux encore, nouvelles valeurs, car nous avons aussi à être << les
elle semble flanquée de tous les attributs du sentiment meilleurs inventeurs , de cette légalité et de cette
moral tel qu'il a été critiqué : la conscience de sa nécessité.
<< solidité " • de sa << force " • la soumission totale qu'il Créer des valeurs, c'est en somme créer - re-créer ­
entraîne à sa prescription, etc. Il ne sert à rien de faire la nécessité du monde, c'est s'identifier à sa loi comme à
remarquer que la probité consiste ici justement à se l'évaluation même, comme à la véritable physique et
soumettre à la physique contre la morale : ce qui physiologie de l'évaluation. La probité, c'est de se
compte, c'est que cette soumission, elle, n'est pas soumettre à la nécessité de cette physis évaluante ; ou
physique mais morale. Il y faut de la probité, il y faut plutôt, c'est là l'effet de la probité.
notre probité, qui n'est sans doute pas celle de celui qui Car la probité comme telle, en tant que vertu et acte
écoute la voix de sa conscience morale (mais celui-là, de cette vertu, c'est l'évaluation reconnaissante de la
précisément, manque de probité . . . ), mais qui est sans physis évaluante et législatrice. Cet acte vertueux, c'est
doute la probité par excellence - et du coup, de l'acte même d'un jugement moral, d'une certitude et
quelque manière qu'on veuille tourner la chose ou d'une discipline intimes, et l'affirmation puissante de
tourner autour d'elle, l'obéissance à . . . une conscience leur force de conviction. C'est un tel acte entièrement
morale, du moins dans ce contexte et sans autres épuré, si l'on peut dire, reconduit à sa forme, à son
explications. geste purs, à ce qu'on pourrait appeler le schème de
En vérité, le surgissement in fine de cette probité probité de toute décision évaluante. Cet acte est ici
ressemble tellement à l'assurance et à la suffisance du débarrassé de tout contenu - il n'en a d'autre que << la
jugement moral incriminé, qu'on est en droit d'y voir nécessité et la loi du monde » : mais en cela il est encore
une ironie : comme si Nietzsche, à la limite, déclarait, formellement (or il ne reste que la forme . . . ) semblable
anéantissant son propos : << Mais moi aussi, moi tout le au jugement moral critiqué, car la critique n'a pris en
premier, j'obéis à ma certitude morale , (et si nous considération aucun contenu moral défini. Elle ne s'en
apprenons avec Nietzsche à penser contre lui, il ne faut est prise qu'à l'acte de juger.
même pas exclure cette leçon) : mais aussi, et de façon Mais '' notre probité >> figure cet acte épuré d'autre
plus aisément déchiffrable, comme s'il disait : '' Je peux, chose encore que de son contenu moral. Contrairement
parce que j 'ai reconnu la physiologie du jugement à ce que nous pouvions croire au premier abord, l'acte
moral, m'appuyer avec une certitude absolue sur le de juger est ici épuré de la conscience d'où il procède
jugement de ma probité, qui comporte d'abord le pour le moraliste.
jugement du jugement, et je m'approprie à bon droit la Car Nietzsche a demandé à ce moraliste : '' Pour ta
" force morale " que je vous ai déniée . » L'ironie n'en croyance (c'est-à-dire, une fois que tu crois à ton
subsiste pas moins : car ce à quoi fait place la critique jugement, une fois que tu as obéi à ta conscience
féroce du jugement moral, ce n'est pas la positivité morale) il n'y aurait donc plus de conscience ? N'as-tu
\

78 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE • NOTRE PROBITÉ ! • 79

aucune notion d'une conscience intellectuelle ? D'une cette altérité, nous devons encore considérer la critique
conscience derrière ta " conscience " ? ,, Notre probité, 1 de l'impératif catégorique - que mon commentaire a
c'est cette conscience de derrière la conscience. C 'est la jusqu'à présent contournée.
« conscience intellectuelle ,, de la physiologie de la L'impératif catégorique constitue dans cet aphorisme
conscience morale. En ce sens, la Redlichkeit est épurée le seul cas de morale spécifiée que Nietzsche envisage.
de la « conscience >> comme intimité et certitude d'un . Pourquoi ? parce que cette morale - disons, la morale
sujet qui se rapporte - sans connaître la loi de ce kantienne - ne présente rien d'autre, au titre du
rapport - à un idéal. La probité est épurée de la contenu, que l'impératif lui-même (dans son , premier
conscience comme conscience de soi, comme conscience énoncé, pur et essentiel ; or Nietzsche ne dit rien ici des
du Soi en tant que celui-ci rendrait un témoignage énoncés suivants, il ne parle donc pas, en particulier, de
moral. La Redlichkeit relève de la « conscience intellec­ " l'homme comme fin ,, ; mais il ne parle pas non plus du
tuelle >> , mais celle-ci n'est pas un Selbstbewusstsein, ni second énoncé, qui détermine ou qui exemplifie la << loi
même un Bewusstsein, c'est un savoir, un Wissen (le un�verselle >> comme << loi universelle de la nature ,, ,
mot n'y est pas, mais bien le concept, par exemple dans c'est-à-dire, en précipitant un peu les choses, comme . . .
l'accusation de l'ignorance - Unkenntnis - de la physiologie . . . ). E t l'impératif lui-même n'offre rien
physique chez les moralistes) . C'est le Wissen de la d'autre que la forme, tout justement, du jugement
nécessité, et c'est ainsi la vérité physique qui se fait moral, sa << solidité '' • son << absoluité ou son '' incondi­
>>

reconnaître dans la Redlichkeit. Et elle se fait connaître tionnalité '' • et sa visée de l'universalité. Nietzsche s'en
et reconnaître à partir d'ailleurs que d'un sujet, à partir prend donc à l'impératif catégorique parce qu'il exhibe à
d'ailleurs que d'une conscience de soi. nu, comme prescription morale, l'acte même du juge­
Mais en même temps ce savoir de la nécessité, de la ment moral. Nietzsche s'en prend à une évaluation qui
vérité de la nécessité, se fait connaître comme un est l'évaluation du jugement évaluant lui-même - et
Gewissen : c'est le mot que Nietzsche emploie pour la peut-être l'évaluation du jugement pris e absolument dans
<< conscience intellectuelle ,, , et ce mot désigne toujours l'universalité de sa prétention ou de sa visée (essentielle
avant tout une conscience morale. Pour être claire et déjà, chez Kant, au jugement de connaissance, ainsi que
exacte, la traduction devrait écrire : << N'as-tu aucune le prouve l'Usage régulateur des idées de la raison)
notion d'une conscience morale intellectuelle ? ,, La Red­ érigée en universalité de droit, et d'un droit qui se
lichkeit est une conscience morale qui ne consiste en présente immédiatement, dans l'impératif, comme va­
rien d'autre que dans la conformité à la loi de la physis. leur absolue.
Le caractère moral s'y évanouit ou s'y sublime - ou Avec l'impératif catégorique, Nietzsche s'en prend
peut-être s'y transvalue-t-il lui-même - en un savoir de donc en effet à l'exhibition de l'essence du jugement
la loi de la nature, savoir qui se donne immédiatement évaluant, et la seconde partie de l'aphorisme, au lieu de
comme évaluation, comme Gewissen évaluant ce Wissen passer à l'examen d'un cas particulier, radicalise l'atta­
de la législation universelle. La physiologie se fait que à laquelle se livrait la première partie. Mais vous
axiologie - mais contre toute axiologie. Telle est la avez remarqué que l'impératif catégorique se trouve en
Redlichkeit. même temps dans une situation qui ressemble de façon
troublante à celle de la probité. Dans les deux cas, c'est
la même épuration et la même radicalisation qui sont
Aussi singulière que soit cette construction, elle se en jeu ; dans les deux cas, on se trouve en face d'une
laisserait pourtant à son tour ramener à quelque « morale ,, dont le contenu n'est rien d'autre que la
modèle métaphysico-moral (d'un type stoïcien peut-être). forme de l'évaluation elle-même.

Aussi n'est-ce pas encore cela qui introduit l'altérité Faut-il donc mettre ou lire Kant dans Nietzsche
décisive de la '' morale ,, nietzschéenne. Pour approcher au moins dans le Nietzsche de cet aphorisme ? C'est en
'
80 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE • NOTRE PROBITÉ ! . 81

effet ce que je crois indispensable, et' non / pas comme bien, selon l a formule d e Granel, une « équivoque
une opération sophistiquée (et sophistique), mais bien ontologique ,, de Kant, le côté de cette équivoque selon
comme le seul moyen de pénétrer de manière satisfai­ lequel la chose en soi est l'indice négatif d'une pure
sante à l'intérieur de la Redlichkeit. ' ' Phénoménalité pouvait déjà être accessible à Nietzsche.
Mais, là encore, ne voudrait-il pas réduire Kant à son
« autre côté ,, - et cela en raison même d'une trop
L'introduction de Kant dans Nietzsche n'est ici provo­ grande proximité de sa propre pensée avec celle de
catrice ou paradoxale qu'à un niveau très superficiel. Kant ?
En effet - et pour donner une première raison, d'ordre 2. Kant, écrit Nietzsche, << fut à son tour épié et
historique -, c'est à un Kant assez mal connu, et surpris par l'" impératif catégorique ", et, dans son cœur,
connu à travers des interprétations très limitatives, que en vint à se fourvoyer de nouveau du côté de " Dieu ", de
'
Nietzsche s'en prend ici (et il en va de même, on peut l'" âme " de la " liberté " et de l'" immortalité " pareil à
' '
le montrer, en plus d'un autre passage). La << morale un renard qui se fourvoie à nouveau dans sa cage - or
kantienne ,, qu'il vise ou pis encore, le moralisme c'était sa force et son intelligence qui avaient brisé cette
kantien, s'ils correspondent bien à une strate et à un cage ! >> .
ton du discours de Kant, sont loin de rendre compte des Ici l a cécité - o u l e manque d e probité - devient
véritables enjeux de sa pensée. Nietzsche ne méconnaît encore plus flagrante. Car c'est vraiment se refuser à la
d'ailleurs pas tout à fait ces enjeux, puisque ce passage plus simple lecture de Kant que de passer sous silence
est aussi l'un des rares qui contienne un hommage à le statut des postulats de la raison pratique. Ce statut
Kant ( << c'est pourtant lui qui avait brisé la cage ,, de la n'est assurément pas simple, mais ce n'est pas ici le
métaphysique, du théologisme, et par conséquent du lieu de l'examiner. Il importe cependant de signaler que
moralisme). Il n'en reste pas moins prisonnier d'une la liberté n'a sans doute pas tout à fait le même statut
lecture qui ressemble plus à celle des kantiens de que les autres postulats (je l'étudierai ailleurs). Et il
seconde ou de troisième génération qu'à celle, par
· suffit , de manière générale, pour prendre la mesure du
exemple, de Hegel. (A moins, autre hypothèse qu'il ne " fourvoiement ,, de Kant, de rappeler un texte parmi
faut pas non plus refuser, que tout se passe comme si bien d'autres : << la théologie ne pourra j amais devenir
Nietzsche, à la limite, faisait exprès de détourner pour nous théosophie, et de même la psychologie ration­
l'impératif catégorique de sa position kantienne la plus nelle ne pourra j amais devenir pneumatologie »
.

stricte, afin de pouvoir en faire le repoussoir. . . de son (3e Critique, paragraphe 89). Mais surtout, par quelle
propre impératif de probité !) erreur ou par quelle malice peut-on faire comme si les
En effet, l'impératif catégorique est ici présenté sous postulats avaient quelque chose de commun avec l'éta­
trois motifs qui ne lui conviennent à aucun titre : blissement de l'impératif catégorique, lequel en est
1. L'impératif est la << punition ,, réservée au << vieux totalement à l'écart (il n'y a qu'à lire les Fondements de
Kant » pour avoir << épié et happé ,, (erschlichen) la la métp,physique des mœurs) ?

'

« chose en soi '' · Inutile d'insister, du moins dans cet 3. Enfin, Nietzsche caractérise ainsi l'impératif lui­
exposé : Heidegger, Granel, d'autres encore nous ont même : il serait le << sentiment que " en cela tous les
assez appris que Kant ne << capte » ni ne << gobe ,, la autres doivent juger comme moi " '' · Et Nietzsche d'iro­
« chose en soi '' · Vous me direz que Nietzsche n'avait niser sur l'« absoluité ,, d'un pareil jugement, en s'é­
pas lu Heidegger - mais il avait lu Schopenhauer, c'est criant : << Admire plutôt ici ton égoïsme ! L'aveuglement,
le moins qu'on puisse dire, et il avait pu en retenir la mesquinerie et le manque d'exigence de ton égoïs-
·

autre chose à propos de la << chose en soi ,, (je vous me ! »


renvoie simplement au début de la << Critique de la • Mais l'énoncé de l'impératif catégorique n'a stricte­
philosophie kantienne ,, à la fin du Monde). S'il y a ment rien à voir avec ces formules, qui sont en effet
82 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE • NOTRE PROBITÉ ! • 83

celles d'un égoïsme totalitaire, impérialiste et non (Je laisse de côté le commentaire qu'il faudrait encore
impératif au sens de Kant. Car l'impératif s'énonce : ajouter sur un autre passage de l'aphorisme : Nietzsche
« N'agis que selon une maxime telle que par elle tu peux revendique la nature inconnaissable des actes moraux
en même temps vouloir qu'elle devienne une loi univer­ en général. Rien de plus facile que de reconnaître là un
selle.

motif propre à Kant . . . )
L'impératif ne consiste donc pas du tout, pour citer 1 / Dès lors, à quelle opération devrons-nous dire que se
encore Nietzsche, à << éprouver son jugement propre livre, sinon Nietzsche, du moins le texte de cet apho­
comme une loi universelle. >> . risme ?
Il consiste exactement dans l'inverse : à n'accepter A celle-ci : il récuse le pseudo-Kant d'une morale du
comme jugement mien (comme maxime) que ce qui peut sujet, et il réinscrit pour son propre compte, dans la
se présenter comme loi universelle. Car c'est la maxime Redlichkeit, l'essence de l'impératif catégorique.
elle-même qui doit 'pouvoir me déterminer à la vouloir Que dit la Redlichkeit, en effet ? qu'il nous faut car -

comme loi universelle, et ce n'est pas moi, surtout pas elle nous contraint, elle nous zwingt reconnaître la
-

moi (surtout pas ce << moi >> pathologique, aurait dit loi de la physis, c'est-à-dire la seule nécessité qui
Kant), qui peux la déterminer comme telle. Le texte de échappe à l'arbitraire et à l'inconscience de la << cons-
Kant est formel : " nach derjenigen Maxime, durch die cience morale '' · Que dit l'impératif catégorique ? qu'on
du zugleich wollen kannst. . . » . C ertes, cela ne se ne doit reconnaître qu'une maxime qui implique l'idée
comprend pas facilement, et c'est bien pourquoi certains de son universalité - et comme vous le savez, dans le
éditeurs des Fondements ont pu proposer de corriger en : deuxième énoncé de l'impératif, cette idée se détermine­
• . . Maxime, von der du zugleich wollen kannst. . . »
.
ra, selon ee que la deuxième Critique nommera le
( << maxime de laquelle tu peux vouloir '' au lieu de " par « type '' de la loi morale, en idée de << loi universelle de
laquelle " ; au fait, quelle édition avait lue Nietzsche, s'il la nature " ·
en a lu une ?). Mais une telle correction manque Que l a physis d e Nietzsche et l a nature de Kant ne
fondamentalement la pensée, la difficile pensée de soient pas identiques, sans doute (encore faudrait-il y
l'impératif. Elle rend l'universalité . hétérogène à la regarder de près) . Que les conditions de production de
maxime, et appliquée sur la maxime par une volonté l'impératif catégorique et de la Redlichkeit soient bien
arbitraire - ou du moins par une volonté dont on se différentes, sans doute encore : le premier prétend être
demande où elle peut prendre le critère de son vouloir. puisé dans un témoignage de la conscience commune, la
Nietzsche se laisse prendre au piège 'd'une erreur, et seconde s'oppose avec violence à la commune conscience
d'une erreur qui n'ést si répandue, si insistante dans de la moralité. Mais là encore, il faudrait y voir de plus
l'interprétation (même là où on ne va pas jusqu'à près : et il faudrait se demander si la probité nietzs­
corriger le texte de Kant) que parce qu'elle consiste chéenne ne consiste pas justement à affirmer avec
justement à ramener l'impératif catégorique sous la loi brutalité ce qui motive Kant, mais que Kant jusqu'à un
commune d'une << conscience morale ,, du sujet, et du certain point dissimule (ou se dissimule à lui-même), à
caractère précisément subjectif de son évaluation. Or 1 - savoir la dévaluation générale de toute morale en tant
c'est à cette subjectivité de l'évaluation que l'impératif que fondée sur la représentation d'un idéal, d'une
catégorique se soustrait absolument 2• valeur et d'une fin (c'est-à-dire, en termes kantiens,
fondée dans le régime de l'impératif hypothétique) .

. 2. Un peu� ajouter une précision, qui ne concerne pas le texte de


Nietzsche, mais une autre - et parallèle - altération courante de formulation, ni dans la troisième (où la loi est remplacée par la
l'im�ratif. On le cite souvent sous la forme : • Agis comme si ta nature finale et législatrice de l'humanité en chacun). Enfin, l'unique
maxime pouvait _ être érigée en loi universelle
. Mais ce comme si formule de la Critique (postérieure aux Fondements) est : • Agis de
;
. . •

n apparait que dans la deuxième formulation, qui renvoie au • type . telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en
.
d une • lOI de la nature Il n'apparait pas dans la première
•. même temps comme principe d'une législation universelle. •
84 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE • NOTRE PROBITÉ ! • 85

A ce compte, c'est la Redlichkeit qui permettrait préface d'Aurore (paragraphe 4) : « Cela ne fait aucun
d'entendre au mieux l'impératif catégorique. Mais ce doute, à nous aussi s'adresse encore un " tu dois ", nous
serait cet impératif qui donnerait le vrai régime de la aussi nous obéissons à une loi rigoureuse qui nous
probité. domine. »
Et il le donnerait essentiellement par ceci : l'impératif La probité de Nietzsche, c'est d'avouer qu'il affronte à
n'est pas l'énoncé du sujet, ni d'aucun sujet. L'impératif 1 son tour la vérité que Kant a commencé d'affronter -

- ce mode verbal dont Benveniste a montré qu'il tout en la recouvrant de « physique » comme Kant
n'était pas verbal et qu'ji n'était pas même énoncé : l'avait recouverte, en effet, de « morale » -, cette vérité
personne ne le prononce s'impose au sujet, il le
-
qui s'extrait de la fin de la vérité, de la fin du
zwingt, du dehors, d'un dehors si absolument dehors " monde-vérité » (cf. Le Crépuscule des idoles), la vérité
qu'en lui se mêlent la physis de Nietzsche (car d'où incommensurable, imprésentable (c'étaient les termes de
vient la Redlichkeit, d'où parle sa Rede, sinon de la Kant) de ce qui ne relève plus d'aucune homoiôsis. La
nature même en son chaos ?) et la ,, raison » de Kant vérité impérative d'une éthique qui n'a rien d'homolo­
(qui en somme se reçoit elle-même en elle-même du gue, rien d'adéquat, rien de conforme dans aucune
dehors lorsqu'elle reçoit l'impératif) . morale.
Alors, entre Kant e t Nietzsche, quelque chose d e tout Cette vérité - impérative et probe - n'est plus une
autre travaille en effet la mêmeté de la morale 3• Car valeur, ne relève plus de notre évaluation. Car elle
Nietzsche accomplit ce qui pointe avec Kant comme la n'est plus ce qu'un sujet peut << tenir pour vrai » selon
résorption de la valeur dans l'évaluation, et dans la ses besoins ou ses intérêts. C'est plutôt elle qui tient le
volonté de l'évaluation (ce qui mesure la maxime, c'est sujet - et elle ne le tient pas pour vrai, si je puis
qu'elle me fasse la vouloir comme loi : c'est qu'elle soit dire. . . elle le tient sous sa loi. Et si la valeur comme
la loi du vouloir de la loi). Ainsi s'accomplit la morale telle est toujours de l'ordre de ce que Kant appelle le
de la subjectité, ou la subjectité en tant que morale. prix, c'est-à-dire la valeur relative à une évaluation,
Mais ce même geste extrême - qui réduit tout au geste, alors la vérité de la Redlichkeit - de cette probité
en effet, à l'acte de juger, d'évaluer, à un « évaluer » impérative - n'a pas une valeur relative, mais, tou­
absolu et sans sujet parce que c'est lui le Sujet -, ce jours dans les termes de Kant, une << valeur intrinsèque,
même geste pourtant est emporté hors de lui-même. c'est-à-dire une dignité (Würde) » (Fondements) . La
L'impératif n'est prononcé par personne - la Rede de dignité, ou valeur absolue, échappe à toute évaluation.
la Redlichkeit n'est la voix de personne, la voix ni le La dignité (ou la noblesse, ou l'excellence), c'est bien
discours d'aucune conscience ; elle est ce qui bien en au fond ce que Nietzsche n'a cessé de chercher à penser.
deçà ou au-delà de toute parole vérifiable s'impose, Tout ce que j'ai essayé de vous dire aujourd'hui se
contraignante, et pourtant ne se j ustifie pas, ne résume dans ce passage de L'Etat grec (l'une des cinq
s'authentifie pas. Elle << tombe ,, sur le sujet, elle lui préfaces à des livres non écrits) :
arrive sans qu'il puisse la maîtriser. Tout l'aphorisme
« Chaque homme n'a de dignité que pour autant qu'il est,
·

est construit pour manifester cette << chute , . La probité, consciemment ou inconsciemment, instrument du génie :
c'est l'aveu de ceci : que la loi nous arrive, et que nous d'où il faut tirer tout de suite la conséquence éthique que
n'en donnons , pas la mesure. Ecce Homo voudra dire l'" homme en soi ", l'homme absolu, n'a ni dignité, ni droits,
aussi cet extrême dénuement, cet être-démuni de celui ni devoirs : ce n'est qu'en tant qu'être entièrement détermi­
qui reçoit la loi . Et Nietzsche aura pu écrire dans la né, au service de fins inconscientes, que l'homme peut
excuser son existence. »

Le << génie » pourrait bien être dans l'impératif catégo­


3,
Je constate, après coup, qu'une analyse de Henri Birault
converge de manière éclairante avec celle qui est ici esquissée (cf. rique. Il aurait alors, selon la troisième formulation de
Heidegger et l'expérience de la pensée, Gallimard, 1978, p. 175 à 191), l'impératif, << l'humanité comme fin " · Sans doute. Mais
86 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE

cette humanité finale n'est pas celle de ,, l'homme en


soi >> . Kant n'a jamais su ce qu'était l'<< homme en soi >> ,
Il nous a plutôt, avec Nietzsche, préparé la tâche
redoutable de penser l'homme par-delà l'essence et
par-delà la valeur. La probité de la pensée consiste à ne
rien céder de cette inévaluable dignité.
Quant à la probité qui fut aussi celle de Nietzsche
envers Kant, on pourra la .mesurer à la manière dont il
a un jour transcrit dans ses notes le texte le plus
fameux, le plus populaire en tout cas, de Kant. Sans
commentaire, ou plutôt avec le commentaire que consti­
tuent les quelques écarts de transcription :
<< Deux choses remplissent le cœur d'une admiration et
d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes,
à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel
étoilé au-dessus de nous et la loi morale en nous. ,
LA VÉRITÉ IMPÉRATIVE 1

(Nietzsche dit • nous •, là où Kant dit • moi J


• .

Il poursuit : << Le premier spectacle, d'une multitude


innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon
importance (c'est Nietzsche qui souligne), en tant que je suis
une créature animale qui doit rendre la matière dont elle
est formée à la planète (à un simple point dans l'univers),
après avoir été pendant un court espace de temps, on ne
sait comment, douée de la force vitale. Le second, au
contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une
intelligence... •

Nietzsche coupe ainsi la phrase, qui poursuit : « par ma


personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une
vie indépendante de l'animalité . . . , 4•

4. ln F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, t. XII,


Fragments posthumes 1885-1887, trad. J . Hervier, Paris, Gallimard,
1978, p. 265 ; les remarques sur le traitement de la citation par
Nietzsche sont faites par le traducteur lui-même, p. 368-369.

1. Conférence prononcée en 1980, au Centre d'études et de


recherches interdisciplinaires en théologie de Strasbourg, dans le
cadre d'un programme intitulé : « Pouvoir et vérité
•.
• Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur
les bords du puits où la vérité s'est retirée ?

Rousseau

Quitte à être accusé de démagogie ou de flagornerie


envers les théologiens auxquels je m'adresse aujour­
d'hui, je mettrai en exergue de cette conférence le mot
bien connu de Pascal :
" On se fait une idole de la vérité même ; car la vérité
sans la charité n'est pas Dieu. ,,

Mais ce n'est ni flagornerie ni démagogie. Cela peut


être, en tant que ce mot parle de Dieu et que c'est le
mot d'un croyant, une façon de saluer le lieu du débat :
votre Faculté de théologie. Mais, en même temps, ce
mot n'est pas celui d'un théologien ; et il ne l'est pas
dans toute la mesure où la théologie, comme discours
sur Dieu, comme savoir et par conséquent - fût-elle
théologie du non-savoir de Dieu - comme ordonnée à
une vérité, se trouve peut-être ébranlée, voire disqua­
lifiée par ce mot. Elle se trouve peut-être disqualifiée
.. dans son propos même, qui est de parler de Dieu en
1 vérité, s'il s'avère que la vérité sans la charité ne dit
el\core rien de Dieu. Car s'il y a une théologie de la
charité, et si des théologiens peuvent être charitables, il
n'y a pas à proprement parler de charité de la
théologie, ou de charité théologique. Ou du moins, nous
ne savons pas ce que c'est, cela reste à interroger (et de
•;
fait il est arrivé à certains théologiens de s'engager
dans cette interrogation), mais surtout cela ne se laisse
peut-être pas savoir. Et c'est à ce qui, dans la vérité, ne
90 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VÉRITÉ IMPÉRATIVE 91

se laisse pas savoir que je voudrais en venir. A ce qui régime d e pouvoir auquel elle est liée. L e simple mot
ne se laisse pas savoir et qui pourtant s'impose, et qui d'impératif peut déjà, par anticipation et par provision,
s'impose comme la vérité et parce que c'est la vérité : nous servir de guide : l'impératif n'est pas l'impérieux,
selon le mot de Pascal, la vérité de Dieu, c'est-à-dire la ni l'impérialiste. L'impératif comme tel - comme ordre,
vérité n'est pas seulement la vérité, ou est plus que la commandement, injonction - n'implique par lui-même
vérité, et autre chose qu'elle. aucun empire (il n'implique pas le pouvoir de faire
Cela ne signifie pas, malgré tout, que je ferai de cet exécuter son ordre). Et pourtant, c'est le même mot qui
exergue mon motif. Je ne .me propose pas d'en venir à est en jeu ici et là.
parler de la charité. La charité demeur:ra hors des Il doit donc s'agir de la vérité en tant qu'un ordre,
limites de cet exposé, comme l'indice énigmatique ou une injonction (mais ne nous hâtons pas de la dire
comme le nom inouï - en vérité inouï - de quelque « morale ,, ) qui pourtant se soustrait à l'empire de la
chose d'autre que la vérité dans la vérité même, ou " toute-puissante vérité '' · Cette vérité serait soustraite à
encore d'une vérité qui ne soit pas idole (car l'idole, l'empire de la vérité, mais elle ne serait pourtant pas
eidôlon, eidos, idea, l'idée et la représentation, c'est, une vérité libre, errante ou aléatoire. Sous l'empire de
nous allons y venir, la vérité) et par là même d'une la vérité, dans le régime de la vérité (le seul qui puisse
vérité qui ne soit pas essentiellement pouvoir, ou régir le discours, alors même qu'il interroge la vérité),
articulée sur un pouvoir (si l'idole, peut-être, est une '' vérité ,, qui n'obéit pas à la vérité ne peut être
inséparable du pouvoir) . qu'une fausseté. Il devrait donc s'agir d'une vérité
soustraite à l'empire de la vérité non parce qu'elle lui
*
** désobéirait, mais parce que, plus simplement et plus
vertigineusement, au lieu d'obéir à une loi du vrai, elle
Cet autre de la vérité dans la vérité même, il restera ne serait vérité qu'en tant qu'elle ordonne, qu'elle donne
donc sans doute à l'interroger ou à l'interpeller sous son la loi, et une loi elle-même antérieure à la loi du vrai.
nom de « charité » . Mais pour aujourd'hui il ne s'agit en Cette vérité serait moins soustraite à l'empire du vrai
somme que d'avancer vers la possibilité d'une telle qu'en retrait sur cet empire.
interrogation. Cet autre de la vérité dans la vérité, je Mais, que la vérité soit en retrait, qu'elle soit retirée,
l'appelle donc « la vérité impérative » parce que je aujourd'hui, de notre horizon de pensée et de notre
voudrais essayer de montrer que c'est sous la forme de monde d'action, c'est ce que toute notre époque vit, ou
l'impératif (ce qui, bien entendu, doit nous conduire à croit vivre. C'est ce qu'elle croit avoir déchiffré, par
Kant) que cette '' autre ,, vérité s'extrait - ou peut-être exemple, dans Nietzsche. Il nous faudra éviter de
faudrait-il dire commence à s'extraire, mais aussi a confondre les deux choses : la vérité retirée derrière le
toujours-déjà commencé de s'extraire - de la vérité au semblant (ou, ce qui revient au même, la vérité comme
sens que nous lui donnons toujours, c'est-à-dire en son effet du semblant, ou encore, nous allons y revenir,
sens théorique, philosophique aussi bien que scienti­ comme effet du pouvoir), la perspective, le simulacre, la
fique, ou que théologique : bref, en reprenant le concept fragmentation ou la séduction, et le retrait de la vérité,
de Heidegger, de la vérité de l'onto-théo-logie . ou le retrait de vérité qui s'extrait de la vérité même.
L'important en cette affaire étant qu'il ne s'agisse pas Aussi n'est-il pas possible d'aller directement à ce que
d'une substitution d'une vérité à une autre, ou de la j'indique comme l''' extraction ,, d'une autre ,, vérité. Il
<<

non-vérité à la vérité, mais bien d'une extraction faut examiner d'abord '' la vérité ,, , et l'empire qui lui
d'elle-même hors d'elle-même. est attaché. Cet examen, que je vous proposerai de
Mais en même temps cette extraction doit être manière schématique, ne sera dans son fond rien
rigoureuse, radicale, elle doit arracher '' vraiment ,, la d'autre que la répétition de l'examen entrepris de
vérité à elle-même, et ainsi l'arracher au pouvoir, au Nietzsche à Heidegger (sans omettre, le long de ce
92 L'I�PÉRATIF CATÉGORIQUE LA VÉRITÉ IMPÉRATIVE 93

trajet, les opérations entreprises par les discours scienti­ même qui nous fait le plus proprement toucher à la
fiques sur leurs vérités). Mais cette répétition s'impose, vérité. Disons que je vous propose d'examiner la déter­
ne serait-ce que pour nous débarrasser des hypothèques mination de la vérité selon le discours de l'onto-théo­
que fait peser sur nous l'idéologie ambiante dès qu'on logie, ou encore selon le discours de la théorie. C'est-à­
énonce le thème qui est le vôtre : << Pouvoir et vérité » . dire, remarquez-le, selon la seule << véritable » détermi­
Selon cette idéologie, l a vérité (et avec elle l e savoir, et nation de la vérité : depuis le face-à-face de Platon et de
la philosophie, et le discours en général) serait elle­ Protagoras dans le Théétète, tout le reste bascule dans
même, tout simplement et tout immédiatement un le factuel, le contingent, l'empirique et le subj ectif.
pouvoir, ou l'expression ou encore l'instrument d'un Cet abord de la question exige cependant quelques
pouvoir. Même si la phase la plus aiguë en est passée explications et précautions préalables. Deux au moins,
(il y a quinze ans, le mot de ,, vérité » faisait tout que voici :
bonnement rire . . . ), notre époque reste encadrée par deux 1. Ne pas dire le vrai sur le vrai, ne pas pouvoir le
motifs : dire, ce n'est en un sens rien de nouveau. Pyrrhon, et
- le désenchantement sceptique, relativiste ou positi­ Sextus Empiricus ont donné il y a longtemps toute sa
viste à l'égard de la vérité ; radicalité à ce constat. Reportez-vous aux Hypotyposes
- le soupçon de toute vérité, de tout discours de pyrrhoniennes (Il, 4), dont je résume l'argument : il y a
vérité comme ruse d'un pouvoir et d'une oppression. désaccord entre ceux qui disent qu'il y a un critère du
Mais on ne va pas chercher plus loin les motifs de ce vrai, et . ceux qui le nient ; si ce désaccord ne peut être
désenchantement et de ce soupçon. Il est entendu que tranché, il faudra bien suspendre son jugement quant
c'est un discours impérialiste, totalitaire, réactif et au vrai ; s'il doit être tranché, il faut pour cela un
phallogocentrique qui installe et impose l'idée de vérité. critère, et pour avoir ce critère, il faut avoir tranché le
Moyennant quoi on évite de se demander pourquoi faire désaccord. . . Cet argument sceptique - qui est au fond
recours précisément à cette idée, et non pas à toute la skepsis même, l'inspection de la vérité, ou le scepti­
autre idole ; c'est-à-dire qu'on évite de se demander ce cisme sans réserves dont Hegel à son tour se réclame
qui confère à la vérité du pouvoir par elle-même (il au début de la Phénoménologie - est imparable : il
serait trop simple, mais aussi trop inopérant qu'elle forme en réalité le revers de toute position philosophi­
n'en reçoive que du dehors . . . ). Moyennant quoi, ensuite, que de la vérité, et donc de tout énoncé du vrai sur le
on est prêt à se ruer sur de nouvelles vérités - de type vrai. C'est l'argument de la pré-supposition, et la vérité
religieux ou moral - sans examiner plus longtemps ce en effet, nous le verrons, est avant tout ce qui se
qu'il en est de la Vérité qu'on abandonne ni des vérités pré-suppose. Aussi bien n'est-ce pas un hasard si l'âge
que l'on investit. On croit en avoir fini avec la Vérité, moderne de la théorie se fonde, avec Descartes, sur ce
on ne s'est même pas interrogé sur la possibilité que roc inébranlable même par « les plus extravagantes
c'en soit fini d'elle, sur la possibilité de son essentiel suppositions des sceptiques » qui est le roc de l'autopré­
retrait. supposition de la certitude et de la ,, lumière naturelle >>
du cogito. Le cogito, on le sait bien, n'a aucun rapport
*
** avec une conscience anthropologique, mais il porte au
jour la nécessaire structure de la vérité comme autopré­
De quoi s'agit-il donc dans la vérité ? supposition.
Je veux dire, bien entendu, dans la vérité telle que La vérité se présuppose donc, et cette présupposition
nous la connaissons - la seule. Je ne me propose pas peut toujours être attaquée au nom de la rigueur
de dire le vrai sur le vrai, absolument et à tous égards. probante, de la rigueur véritative d'une démonstration.
Je vous proposerai plutôt de voir que cela, précisément, C'est-à-dire que la présupposition peut toujours être
n'est pas possible - et que c'est cette impossibilité attaquée au nom de la présupposition de la vérité
1
94 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE
LA VÉRITÉ IMPÉRATNE 95

même. Le scepticisme en son sens le plus fort, ou la Si nous nous mettons en devoir d'examiner non pas
skepsis, est donc inhére�t, con:fiictuellement inhérent à une vérité mais bien la vérité, c'est donc que nous nous
la détermination théorique de la vérité. Il en confirme engageons malgré tout à dire le vrai sur le vrai. Nous
la présupposition et en ruine la position. nous engageons donc aussi à une opération formelle­
Cela constitue déjà pour nous un acquis. Mais la ment identique à celle que la theôria n'a cessé de
précaution que je vo�lais prendre est la suivante : ce répéter. En réalité, nous nous engageons à répéter le
n'est pas sur ce mode sceptique que je proposerai discours même de la theôria. Le vrai sur le vrai est
l'impossibilité de dire le :vrai sur le vrai. Je crois que donc présupposé possible, éminemment possible en véri­
l'on peut tenter d'avancer, d'une manière formellement té. Nous avons donc à travailler sur l'intervalle de ces
presque identique et pourtant tout autre en réalité, que deux vérités, celle de la skepsis et celle de la theôria :
le vrai sur le vrai est impossible en vérité, et que c'est l'intervalle d'un double et identique regard.
dans cet « en vérité , - encore énigmatique, espèce
d'obscurité béante au cœur de la skepsis, bouche
d'ombre au milieu de son œil - que la vérité s'extrait
Ces précautions prises, repartons de ce qui s'offre le
d'elle-même.
plus simplement à nous.
2. Seconde précaution : examiner la vérité selon le Ce que nous connaissons tous le mieux est l'idée de la
discours de l'onto-théo-logie, c'est examiner la vérité de vérité comme correspondance, adéquation d'un j ugement
la métaphysique occidentale. Mais ce n'est pas examiner et d'un énoncé à une chose réelle, à une existence.
une vérité particulière, relative, située dans l'histoire et Adaequatio rei et intellectus.
dans l'espace. Car c'est à cette vérité que nous mesu­
Tel est encore, chaque jour, pour nous, le sens du mot
rons quoi que ce soit de ,, relatif , (et qui du coup ne " vérité >> lorsque nous « disons la vérité >> empirique : je
saurait être inconditionnellement « vrai » ) , c'est à elle suis dans cette salle, je parle.
que nous mesurons une histoire et un espace. La vérité Mais ce que nous savons aussi très bien, c'est le
occidentale n'est donc même pas « la seule dont nous trouble qu'on peut aussitôt porter sur le réel qui fait ici
disposions » : c'est la vérité même, en son unique lieu. référence : je suis ici - qui, je ? quel « moi >> est ici ? ne
S'il y a, ailleurs ou en un autre temps, quelque autre puis-je pas « être ailleurs >> pendant que je vous parle ?
« vérité " • ou bien ce n'est pas de vérité qu'il s'agit, ou .-..... et : je parle - qui ? quel est ce je ? est-ce un je qui en
bien cela se mesure à la vérité de la theôria. réalité parle ? etc.
Il s'agit ainsi d'une autre forme de l'imparable, de Questions modernes, mais dont le principe peut être
l'incontournable présupposition. L'« Occident , aussi, si trouvé, vous le savez, chez Platon.
j'ose dire, se présuppose (son nom et son concept ne Le réalisme de la vérité, ou la vérité comme assigna­
contiennent rien d'autre que les présuppositions d'une tion d'être, la veritas essendi se heurte au problème de
normativité ou d'une régulation solaire, et du « cou­ l'assignation préalable de la réalité visée par la corres­
cher >> ou de la « chute >> de ce soleil ; de manière très
pondance qui doit faire vérité.
générale et sans aucun paradoxe, l'Occident se présup­ S'agissant de la vérité, prise absolument, et donc de
pose comme son orientation, et comme l'exactitude la réalité prise absolument - ou de la chose, de la
finale, en tous les sens du mot, de sa propre coïncidence chosè même - nous savons que, depuis Descartes et
avec l'accomplissement d'un jour, qui est le jour de la Kant, c'est précisément cette assignation préalable de la
vérité). L'Occident est ainsi la vérité, et c'est même réalité qui a été suspendue. Nous en viendrons tout à
notre « vérité ,, , aujourd'hui, la plus massive, la plus
l'heure à ce qui s'accomplit avec « la chose même ,, -
puissante, la plus tissée dans toutes les formes du die Sache selbst - de Hegel. Disons pour le moment
pouvoir, que la présupposition mondiale de l'« Occi­ que par rapport à la visée de l'adaequatio d'un intellec­
dent •• . tus avec une res quelque part donnée, existante et
96 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VÉRITÉ IMPÉRATIVE 97

présente, toute notre histoire occidentale pivote autour jugement, la vérificabilité de l'énoncé : elle devient la
de la mise en suspens de cette res. Ce qui est suspendu, vérité comme vérification.
c'est la mêmeté de la chose, et la choséité du même. Ce passage de la vérité véritative à la vérité vérifica­
(Cette suspension est inaugurée dans le doute cartésien. trice, ou vérificationniste, on a pu l'interpréter comme
Et ce doute n'est pas transitoire. La réalité suspendue une perte sèche de la vérité (de la vérité au sujet de la
de tout ce qui n'est pas ego sum - res cogitans » ne
« « chose même » , de la << chose en soi •• ) : ce fut, ou c'est
retrouvera jamais sa vérité que dans la cogitatio. Or le encore l'interprétation positiviste. Perte de la veritas
cogito par lequel il y a cogitatio n'est pas adéquat à une essendi, ou plus exactement perte de la vérité comme
res donnée par ailleurs. Il est la res en tant qu'il correspondance entre une veritas essendi et une veritas
suspend toute réalité dans - et à - son propre cognoscendi. Cependant, cette interprétation repo�e pré­
énoncé.) Peut-être cela veut-il dire que c'est la vérité de cisément sur ceci que la vérité << perdue » ou déclarée
la chose - son adéquation à soi - qui est ainsi << impossible » est de l'ordre de la vérité-correspondance.
suspendue, et du coup la vérité même . Peut-être aussi Cette interprétation n'est donc pas à la hauteur de la
cette mise en suspens est-elle constitutive de tout skepsis, elle ne saisit pas ce que l'opération kantienne
l'Occident, et constitutive des idées mêmes de << chose •• précisément ressaisissait et portait au jour dans sa
et de << vérité•• .Mais suivons simplement le cours de forme moderne : le cercle de la vérité-correspondance, ce
l'interprétation que la théorie, dans son histoire, a << diallèle que Kant dénonce d'une phrase qui, au fond,
••

donnée de cet événement : répète Sextus Empiricus : << Le seul moyen que j'ai de
Si la réalité n'est plus présupposable comme donnée, comparer l'objet avec ma connaissance c'est que je le
présente et assignable en soi, la vérité comme corres­ connaisse . . . » (Logique) .
pondance devient errante, et sa définition purement Ce que cette interprétation ne saisit pas, c'est qu'en
nominale . Ce qui arrive avec Kant : << La définition réalité la dissociation des deux vérités, ou le passage de
nominale de la vérité qui en fait l'accord de la la vérité au compte de la seule veritas cognoscendi, ou
connaissance avec son objet est ici admise et présuppo­ vérité vérificatrice, sont à comprendre comme l'accom ­
sée ; mais on veut savoir quel est l'universel et sûr plissement de l a vérité (ou - et - d e l a vérité sur la
critère de la vérité de toute connaissance •• (introduction vérité). La vérité-adéquation s'accomplit dans la dénon­
à la Logique transcendantale) . ciation << skeptique ,, de l'adéquation dès lors que cette
La définition est nominale, c'est-à-dire qu'elle n'est dénonciation se retourne en autoconstitution de l'adé­
pas ré elle : elle ne dit pas la vérité sur la chose quation : celle-ci n'a donc plus à faire à un << quelque
<< vérité >> . C'est la forme que prend la skepsis chez Kant. chose ,, donné dans une réalité préalable à la connais­
Aussi faut-il un critère de la vérité : c'est la forme que sance et indépendante d'elle. La skepsis, ainsi, se
prend la theôria. convertit elle-même en theôria. (Tel est le statut de
Comme vous le savez, la réalité dE)vient la réalité l'évidence du cogito : il est la théorie skeptique accom­
phénoménale, c'est-à-dire la réalité de l'objet posé dans plie.) Cet accomplissement, qui s'installe définitivement
les conditions et dans les limites de l'expérience possible entre Kant et Hegel, accomplit la vérité telle qu'elle se
a priori. La vérité devient l'accord de la connaissance pense depuis Platon, et peut-être depuis le Parménide
avec ces conditions et avec ces limites. Elle devient du célèbre << C'est le même, penser et ce qui est pensé '' •
donc, puisque ces conditions et limites sont celles de la si du moins le noein de Parménide peut, ou doit déjà
connaissance elle-même, veritas cognoscendi. Selon ce être compris comme ayant au moins quelque rapport
premier niveau ou aspect de l'opération kantienne - avec la connaissance, c'est-à-dire avec la repr-ésentation.
préfigurée chez Descartes, renouvelée et remodelée jus­ Car c'est de la représentation qu'il s'agit ici. La
qu'aux épistémologies contemporaines -, la vérité de­ vérité-adéquation est la vérité représentative, son destin
vient la constructibilité de l'objet, la démonstrabilité du est celui de la représentation. C'est-à-dire, pour résumer
98 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE
LA VÉRITÉ IMPÉRATIVE 99

ce que j'avançais il y a un instant, que c'est par une


travers Descartes, Kant, puis Hegel, la vérité se déter­
critique skeptique de la représentation que s'accomplit
mine comme l'autoconstitution de la re-présentation,
l'essence théorique de la vérité - de la vérité qu'il ne
comme l'autoconstitution de la présentation de l'Idée (ou
faut plus dès lors qualifier de « représentative » , mais
de son adéquation en tant qu'auto-adéquation), de
tout au plus de re-présentative : présentant la présenta­
l'exactitude du regard, bref de la theôria.
tion même de la chose, de la réalité. (Cette démarche,
L'autoconstitution, c'est la véri-fication en son << véri­
très régulièrement et très nécessairement inscrite tout
table » sens.
au long de l'histoire philosophique, est sans doute
*
impliquée par toute critique de la représentation). La **
métaphysique n'est pas suspendue à une pensée de la
représentation, mais à celle d'une critique de la repré­
C'est donc avec Hegel que cette auto-adéquation de la
sentation. C'est la critique de la vérité comme représen­
vérité s'accomplit. Sa phénoméno-logie signifie la véri­
tation adéquate d'une chose telle qu'elle est en soi qui
fication comme autorévélation de la chose, c'est-à-dire
conduit à penser la vérité (de la chose) comme la
désormais de l'esprit. La << chose même » devient le
présentation à soi de l'intellectus.
même comme chose se révélant dans sa vérité. Die
Heidegger, dans La Doctrine de Platon sur la vérité,
Sache selbst se véri-fie comme die Selbstsache.
c'est-à-dire dans son commentaire du « mythe de la
Aussi Hegel peut-il, contre Kant, réhabiliter la vérité
caverne » nous a fait reconnaître la matrice de ce
comme adéquation, correspondance : cette adéquation est
destin d� la représentation. J'en rappelle très rapide­
celle de l'autoprésentation de la chose. La révélation
ment et très allusivement l'essentiel :
chrétienne devient le paradigme de cette vérité, et le
Si la correspondance à la chose_est correspondance à
devient très précisément selon cette formule : ,, Ce qui
une présence de la chose, ou à la chose comme présente,
est révélé, c'est justement que Dieu est le révélable ,,

le geste platonicien consiste à déterminer cet être­


(Philosophie de la religion) . Dans cette formule, l'auto­
présent de la chose comme idea, comme é-vidence,
constitution du vrai comme vrai, l'auto-véri-fication se
comme être-ouvert, être-offert à l'idein, au voir, au voir
marque comme auto-pré-supposition du Vrai . La vérité­
d'une vue qui doit lui correspondre selon l'orthôtès, la
vérification se révèle comme la vérité de la veritas
rectitude de la visée et de la vision. La vérité comme
essendi, et se convertit en elle : c'est la Vérité-Sujet,
conformité de la vue détermine l'être de la chose comme
vérité de la vérité-correspondance du sujet et de l'objet.
être é-vident, ordonné à la vue, et ainsi comme être
Aussi le critère de la vérité s'énonce-t-il ainsi :
idéal · la vérité eidétique détermine l'être de la chose
« La vérité a précisément comme telle à se vérifier,
com�e, si j 'ose dire, pré-vision de la vue, et ainsi, en ce
vérification qui consiste en ce que le concept se montre
sens par conséquent, comme représentation. Dans la comme ce qui est médiatisé par et avec soi-même 2• ,,
" représentation » ainsi entendue ne domine pas la
valeur de secondarité, de reproduction, mais la valeur Et cela parce que :
ontologique qui qualifie l'être-de-la-chose comme être­ « Habituellement, nous nommons " vérité " l'accord d'un
vu : c'est ce qui s'accomplit, dans le mot et dans le objet avec notre représentation. Nous avons dans ce cas
concept, avec le phénomène kantien , et avec son épa­ comme présupposition un objet auquel la représentation que
nouissement dans la phénoménologie hégélienne. nous en avons doit être conforme. Au sens philosophique,
par contre, vérité signifie (. .. ) accord d'un contenu avec
La vraie formule de l'adaequatio peut a,insi devenir :
lui-même. (. .. ) Non-vrai a alors le même sens que mauvais,
« Intellectum in actu et intellectus in actu idem sunt si
"•
inadéquat en soi-même 3. ,
l'intellectum constitue bien la realitas de la res, une
realitas qui est son idealitas. Ou encore, et pour
2. Encyclopédie, § 83, addition.
3. Ibid. , § 24, addition.
atteindre tout de suite l'extrémité de ce devenir, à
100 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQ UE LA VÉRITÉ IMPÉRATIVE 101

Vidéa-lism e, l'eidétique , l'être-présent comme être­ a un aspect o u u n épisode d e c e ,, mythe , qui reste
évident, se révèle donc comme ce procès par quoi toujours quelque peu dans l'ombre (une ombre qui n'est
quelque chose se présente et se représente, et ainsi pas celle de la caverne justement. . . ) :
s'accorde à soi. Dans un tel procès, toute chose est tout Une fois présenté le tableau de la caverne, Platon
d'abord elle-même en tant qu'elle est ce soi auquel se écrit : << Si on force un prisonnier à se lever . . . ,, , ou plus
rapparte sa (re)présentation. Toute chose présuppose ce exactement « Si quelqu'un force un prisonnier . . . ,, , opote
soi, et la Chose se présuppose comme le Soi. (Ce qui tis. Qui est ce tis, ce quelqu'un, ce un quelconque ou
.

implique, faut-il a:jouter sans que je puisse m'y arrêter, anonyme ? Qui est-il ou qu'est-il ? tis esti tis ou ti esti
que la Chose est elle-même présupposée comme volonté tis ? C'est la question de son être, de la vérité de son
d'être Soi et d'être à soi, ou pour soi.) être, que le texte ne se pose pas. Ce quelqu'un ne se
L'essence d e la vérité comme autovérification, c'est l e présente ni ne se représente.
déploiement e t l a radicalisation d e la correspondance, Evidemment, c'est un qui revient d'en haut - un qui
de la rectitude adéquate du regard : celle-ci présupposait sait le Vrai, et qui n'est pas enchaîné : c'est l'évidence
,, que je connaisse l'objet ,, , comme disait Kant, celle-là même ; la présupposition de l'évidence se manifeste ici
exhibe la présupposition comme sa vérité même, dans comme le préalable, qui reste pourtant implicite et
l'absolue présupposition du Soi. indéterminé, d'un toujours-déjà philosophe, d'un tou­
D'Aristote disant << le faux et le vrai ne sont pas dans jours-déjà sujet-théoricien.
les choses mais dans la dianoia , , on est passé à : la Et ce sujet force les autres (anankazein, ce verbe
dianoia est l'élément de l'autoconception de la chose. revîent deux ou trois fois dans le texte, ainsi que le mot
L'adéquation absorbe ou résorbe sa présupposition : la biâ, << de force , , << avec violence ,, ). La contrainte exercée
vérité se présuppose, elle est sa présupposition paree est soulignée par les souffrances qu'éprouve celui qu'on
qu'elle est véri-fication de soi et du Soi. Telle est la doit d'abord traîner vers la lumière.
victoire de la theôria sur la skepsis, ou plutôt l'assomp­ Ce maître, donc, c'est encore sur lui que se boucle
tion inévitable de la skepsis en theôria. l'histoire : celui qui redescendrait dans la caverne et qui
Or c'est bien là la vérité qui a pouvoir, qui est se confronterait alors au système de hiérarchie et de
pouvoir. En quelque sens qu'on veuille prendre << pou­ pouvoir établi parmi les cavernicoles refuserait de
voir >> . Car comme je voudrais essayer de l'indiquer, la partager à nouveau leur condition ; mais s'il entrepre­
Vérité - cette vérité qui est la Vérité - exhibe en nait toutefois de les éclairer et de les corriger, il serait
somme au mieux la structure nue de ce qui réunirait tué • . . .
les deux figures antinomiques de toutes les interroga­ Dans cette histoire circulaire d e l a vérité, qui
tions de la philosophie politique : le pouvoir comme commence et qui finit avec le Maître, c'est bien avec le
force ou puissance brute, et le pouvoir comme autorité St.Yet qu'on commence, avec un Sujet mort-vivant qui
légitime. La Vérité-Sujet est ce qui se légitime de sa revient avant d'être parti, et qui se manifeste - comme
par le coup de théâtre le plus imprévisible et le plus
propre puissance de se présenter et de se vérifier, et elle
est ce qui a la force de se légitimer, de se faire vrai (un prévisible à la fois (c'est en tout cas le coup de la
pré-voyance) - dans une pure violence, dans la brutali­
peu plus loin, dans le texte que je vous citais, Hegel
prend comme par hasard l'exemple de ce qu'est un té d'une libération de force (plus tard, on aura chez
<< vrai Etat >> . . . ). La Vérité est la présupposition du Rousseau le fameux « On le forcera d'être libre ,, ).
Pouvoir même, si du moins le pouvoir est pensé comme L'auto-pré-supposition de la vérité, parce qu'elle est
la légitimité d'une force, et si cette légitimité présup­
pose en dernière instance (monarchiq ue, démocratique . 4. Cette analyse peut être appuyée par la lecture politique que
ou comme on voudra) son autolégitim ation. fa1 � Hannah Arendt du mythe, dans Qu'est-ce que l'autorité . , in La
. •

Cela peut se vérifier sur le mythe de la caverne. Il y Cnse de la. culture, Par1s, Gallimard, 1972.
102 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VÉRITÉ IMPÉRATNE 103

pré-supposition, ne peut s'inscrire que par la figure d'un marque dans son analyse même de la vérité platonicien­
maître arbitraire et violent : et cette figure n'est pas ne : la vérité de l'idea s'instaure par rapport à la vérité
provisoire, destinée à être effacée par l'accès au savoir antérieure, celle de l'alètheia. C'est-à-dire que l'évidenèe
vrai (comme le veut le schème paidétique, formateur, s'instaure par rapport à ce qui, antérieurement, fut
du mythe, qui laisse dans la pénombre son schème de pensé comme le non-voilement. Je vais revenir sur ce
pouvoir), car le terme de cet accès (si du moins celui-ci « non-voilement '' · Mais je rappelle d'abord que cette
doit être pour tous) est encore violence, meurtre du « antériorité ,, , ici présentée par Heidegger comme une
théoricien : ce meurtre est le répondant de la violence antécédence chronologique, comme l'authentique pensée
initiale. Ce que Platon veut installer comme le martyro­ de la vérité avant la métaphysique, Heidegger lui-même
loge de la philosophie est en réalité le cercle de la n'a cessé au fond d'être confronté à la nécessité de ne
présupposition violente de la vérité, et de la présupposi­ pas la penser comme antécédente (et donc de ne pas la
tion (ou prélégitimation) du pouvoir dans le vrai. reconduire dans le statut d'une pré-supposition) . Il a été
Ce n'est donc pas un banal '' impérialisme ,, ou confronté à la nécessité de la penser plutôt comme ce
« totalitarisme ,, de la Vérité qui fait le problème, c'est qui, de la vérité, n'a jamais été pensé, pas même par les
la structure de pouvoir que revêt et que révèle inévita­ premiers Grecs, et peut-être comme ce qui, dans la
blement la présupposition du Sujet : la violence se vérité, ne peut être pensé (à moins que la pensée ne
montre l'inévitable pré-posée de la Vérité en tant que la soit elle aussi tout autrement pensée . . . ) - ce qui ne
Vérité est sa propre pré-supposition. Tout le théorique peut être pensé de la vérité, et qui pourtant reste en
est suspendu à ça : il est suspendu à son propre coup de elle (ça aurait donc la forme ou la position de ce que
force, à son propre coup d'Etat, qui est et qui fait sa vise la skepsis - mais ça ne se laisserait pas relever
véri-fication. L'orthotès en vue de l'idea, c'est- à-dire la en theôria). C'est de ce reste que je voudrais repartir,
pré-vision de la vision implique une orthopédie qui pour me demander s'il ne s'extrait pas, avec lui, de la
l'institue : une éducation, un dressage à la bonne vérité, tout autre chose.
direction, à la bonne orientation théorique - l'orienta­ Repartons donc de ceci : l' idea garde encore ( « encore ,, ,
tion occidentale -, et cette correction institutrice re­ mais il n'y a rien eu « avant ,, , rien qui se mesure à la
quiert la force et le pouvoir de l'instituteur. La struc­ vérité) quelque chose de l'alètheia. Ou bien, l'alètheia
ture de la Vérité, c'est la circularité ou l'antécédence est toujours-déj à pensée comme adéquation, mais l'adé­
réciproque et infinie du théorique et du politique. quation est toujours-encore travaillée, traversée et
ébranlée par autre chose.
Par quoi ? l'idea est l'é-vidence, l'être-offert, exposé à
On n'en sort pas n'importe comment. D'abord parce la vue ; l'alètheia est le non-voilement. C'est presque la
qu'il n'y a pas de « dehors ,, simple de la vérité (et c'est même chose - et c'est la duplicité ou l'altérité de cette
pourquoi je tenais à rappeler, fût-ce de manière schéma­ '' mêmeté ,, qui doit nous retenir. Dans un commentaire
tique, l'ampleur de cette détermination idéaliste et très libre et très allusif de Heidegger, je dirai ceci : le
véri-ficatrice). Ensuite parce que le problème est préci­ non-voilement est la même chose que l'évidence, sauf
sément d'en sortir - pour autant qu'il s'agisse de que le non-voilement coqtme tel ne s'offre pas à la vue,
« sortie ,, - autrement qu'on ne sort de la caverne. n'est pas pré-commandé, pré-ordonné - ni pré-supposé
Mais peut-être quelque chose s'extrait de cette vérité - selon l'exactitude d'un regard. Le non-voilement est
même. Car quelque chose demeure au cœur de cette antérieur, extérieur et étranger au s'offrir-à-la-vue ; il
vérité - au cœur sans cœur de l'adéquation et de la n'est pas l'opération d'un « se-dévoiler-à ,, , il est l'être­
présupposition. Quelque chose reste - reste en reste - non-voilé en soi et pour personne. C'est pourquoi il
de et dans l'auto-antécédence du vrai, et dans l'antécé­ implique le voilement, non comme ce qu'il nierait, mais
dence réciproque du vrai et du pouvoir. Heidegger le comme sa propre possibilité.
104 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VÉRITÉ IMPÉRA TIVE 105

Descartes nous permettra de nous expliquer. Des­ même voilé, dérobé à toute signification, à toute repré­
cartes érige en modèle absolu l'évidence du sujet et sentation, et à sa présentation même. Contrairement à
comm_e/sujet. Mais pour que le Suj et s'offre à sa vue, il l'image qui peint la vérité comme nudité, la vérité non
faut que tout d'abord il soit là, comme ce même Sujet, voilée est, comme toute nudité, ce que sa nudité même
présent-à-soi si j'ose dire avant d'être vu-par-soi. Le voile, ce qui · connait le dérobement de l'extrême pudeur,
support de toute représentation n'est pas une représen� de cette pudeur qui retire la nudité de son exposition
tation, il est une présence - non pas une présence vue, même, qui tient la vérité de la nudité en retrait de la
saisie dans l'exactitude d'un regard, et ainsi représen­ nudité.
tée, mais la présence nue d'un non-voilement qui ne L'alètheia, c'est ce qui se passe hors de la vue - par
dévoile rien. L'évidence du cogito est tout d'abord - ou exemple dans une maison abandonnée où la corde qui
en même temps - la non-évidence : une lumière si attache au mur un tableau s'use et se défait jusqu'à se
obscure qu'elle brille de son éclipse jusque dans le rêve rompre. Au sol, son cadre brisé, il y a la patence d'une
et la folie comme dans les lieux mêmes de son chose dérobée à toute présence et à toute fonction de
attestation. représentation.
Le cogito, ou plutôt sa première '' forme •• ou son Partout subsiste ainsi, au cœur de l'évidence, le
premier '' état •• - ego sum - fait la présence de ce qui non-voilement qui n'est pas le ,, découvert " et encore
ne se présente ni ne se représente en aucune façon, de moins le « révélé •• . Ce qui subsiste, et qui insiste ainsi,
ce qui est non voilé sans être dévoilé, à aucune vue, il c'est cela par quoi il y a quelque chose en général -
inclut le voilement qu'il est en somme pour lui-même ou, plutôt que cela par quoi (qui renverrait encore à un
dans son propre non-voilement. L'évidence de l'évidence fondement, à un support, à un sujet), c'est le " il y a "
- la présupposition même, et avec elle la skepsis qui lui-même, offert à rien et ne produisant ni ne sriutenant
prétend accommoder sa vue sur cette évidence - rien, dérobant plutôt à toute chose son soutien et son
s'avère ainsi comme non-évidence, comme une patence sujet. Le " il y a ,. , c'est l'être même - en tant que
sans visibilité et même sans statut, exposée - mais au vide, et c'est ce vide en tant que plénitude d'un « il y a "
sens d'offerte à un destin aveugle - mais donc aussi patent mais dérobé à toute vérité. Rien ne peut faire ici
bien déposée. Déposée dans la vérité hors d'elle. Or critère de la vérité, bien qu'il s'y agisse en effet de la
cette vérité déposée de la vérité, elle s'impose d'une vérité de la vérité. C'est le lieu d'une skepsis sans
certaine manière ; elle ne fait même que ça. C'est à quoi theôria - et par conséquent aussi sans skepsis.
il va falloir en venir. Mais précisons encore, autant du Spinoza, pour couper court au regressus in infinitum
moins que ce sera possible, le lieu de cette imposition. de la critériologie cartésienne, déclare : " Veritas se
Hegel a porté à son comble, si l'on peut dire, ipsam patefacit. » Il faut sans doute entendre la célèbre
l'instance paralysante et le déchirement aigu de cette formule à la fois comme énonçant le comble de l'auto­
patence antérieure et extérieure à l'évidence (qu'elle constitution du vrai-sujet et (dans toute la mesure où
habite). Dans son interrogation rigoureuse et vertigi­ Spinoza l'oppose à une critériologie et à une révélation)
neuse sur '' le point de départ de la science •• , au début comme l'exhibition (impossible) d'une patence nue et
de la Logique, il aboutit à ceci : dérobée, d'une patefactio qui n'est pas verificatio et ne
Ce que les représentations les plus riches de l'Absolu ou
••
relève d'aucune vérification. Hors de vue, elle est aussi
de Dieu peuvent exprimer ou impliquer concernant l'être hors de prise, hors de pouvoir - et elle n'exerce
n'est qu'un simple mot vide, que l'être ; c'est ce simple mot, elle-même aucun pouvoir. Elle n'est, si elle '' est " • que
dépourvu de toute signification, c'est ce vide qui constitue le ce qu'indique enfin le motif majeur de Heidegger (que
commencement de la philosophie. , j'ai ainsi commenté), elle n'est que son retrait :
Ce vide, c'est le vide de la vérité dans la vérité � Ce qu'est l'alètheia en elle-même demeure en retrait.
même, la patence nue de l'être non voilé et pour cela Est-ce là l'effet d'un simple hasard ? N'est-ce que la suite
106 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VÉRITÉ IMPÉRA TIVE 107

d'une négligence de la part de la pensée humaine ? Ou bien certes la structure de la vérité ne peut manquer de se
en va-t-il ainsi parce que se retirer, demeurer en retrait, en reconduire ainsi - fût-ce sur le fond d'un abîme ouvert
un mot la lèthè appartient à 1'alètheia non comme si�ple
ou d'un enfouissement total. Et de même, le geste qui
adjonction, pas non plus comme l'ombre appartient à la
est celui de Kant exhibant le schème a toute la forme
lumière, mais comme le cœur même de l'alètheia 5 ? »

du geste de pouvoir, du geste maîtrisant par lequel la


Mais cet essentiel retrait - de la vérité et du pouvoir théorie assume, subsume et retourne la skepsis. Reste
-, encore une fois, s'impose. Ce retrait reste dans la malgré tout - pour ne pas entrer ici dans des
vérité ; ainsi il s'extrait · de la vérité - et ainsi il justifications qui nous demanderaient beaucoup plus de
s'impose. temps - que ce geste prend aussi la forme explicite
Comment ? c'est ce que, me semble-t-il , Kant peut d'un dessaisissement. Reste que là où Hegel, exhibant
commencer à nous faire comprendre. le vide de l'être, réassurera une maîtrise initiale et
Kant, nous l'avons vu, est celui qui suspend la thèse absolue de l'être même du vide, et donc déj à de l'être
de l'adéquation, limitant sa · validité à celle d'une tout entier et de sa vérité, Kant enregistre une perte,
définition nominale. L'adéquation, chez Kant, ne se ou plus exactement un retrait de la vérité dans sa
rapporte plus à une réalité ; ce qui devient en revanche présentation même. Aussi bien est-ce chez Kant que
nécessaire, c'est une adéquation entre les deux éléments Heidegger a pu déchiffrer l'instauration du régime de la
disjoints de notre connaissance possible (l'intuition et le finitude, c'est-à-dire de l'être fini dans lequel (ou comme
concept, dont la disjonction montre bien que la perte de lequel) l'Etre même s'inscrit, et qui n'a pas, de ce fait, à
la référence à la chose est corrélative de la perte de la la différence de la finité cartésienne, un rapport essen­
référence à un sujet) . Cette adéquation a lieu comme tiel et fondateur avec l'infini. La finitude est le concept
<< principe suprême du jugement » (c'est-à-dire de la contradictoire d'un fini sans dehors ni autre que lui. Il
position d'une vérité en général) dans le schème trans­ n'y a pas d'ailleurs où situer, même en négatif, la vérité
cendantal. Le schème est la liaison a priori du concept du schématisme. Le schématisme se retire dans la
et de l'intuition. Je n'entrerai pas ici, même allusive­ production du schème. A ce compte, la vérité de la
ment, dans les redoutables problèmes que pose cette finitude, ou plus justement dit la vérité comme finitude
notion. Je rappelle simplement que, si le schème est est privée de l'in-fini de sa présupposition. Elle est bien
bien posé par Kant, la production du schème, ou le plutôt le retrait de sa présupposition - ce qui ne peut
procédé du schématisme est formellement déclaré inac­ jamais être rendu identique à la présupposition d'un
cessible à notre connaissance ( << A jamais enfoui dans les retrait, qui reconduirait encore la même structure de la
profondeurs de l'âme . . . ,, ). Autrement dit, l'é-vidence du présupposition. Le retrait du schème - la patence et le
schème (figure non sensible, le schème et l'é-vidence dérobement du schématisme - forme le retrait du
même, la condition de possibilité d'une vision en Vrai-Sujet. (Assurément, cette conclusion est ici un peu
général) se donne cette fois explicitement comme sans précipitée. Je vous la livre sous bénéfice d'une analyse
évidence, et dérobée à toute vue comme à toute lumière. qui reste à faire. Nous pouvons, aujourd'hui, nous
Et avant tout inassignable dans une autoconstitution ou contenter de ceci : il n'y a pas de schème du schème ;
une autoprésentation, car le schème n'a aucun '' être ,, ou : le schème ne se vérifie pas.)
propre en quelque sorte ; il n'est que l'accouplement de A cette place même - cette place qui n'a même plus
ce que l'absence d'intuitus originarius en l'homme a de ,, même ,, -, en cette atopie du retrait, qu'est-ce qui
irrémédiablement séparé (l'intuition et le concept) . surgit ? C'est ici qu'il faut poursuivre sur Kant une
Certes, le schème se présuppose ainsi lui-même, et interrogation en quelque sorte laissée en suspens par
Heidegger. Le lieu du retrait, c'est le lieu de l'unité de
la Raison, et du système (de l'unité en elle-même
5. • La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée. " présente) de la Raison. C'est donc, pour autant que ce
108 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VÉRITÉ IMPÉRATIVE 109

soit un « lieu " , celui de ,, la clef de voûte de tout le général soumis à empreinte dans la métaphysique 6• Or
système de la raison pure » . Ce que Kant désigne ce qui reçoit ici l'empreinte, l'instable, c'est l'agent (je
comme une telle « clef de voûte » (au début de la ne dis pas '' le sujet " ) de l'action, ou plus exactement
deuxième Critique), c'est la doctrine de la liberté. Mais l'auteur de maxime. Mais il ne reçoit ainsi, curieuse­
cette liberté, vous savez qu'elle est rigoureusement ment, qu'une empreinte en somme fictive. E lle corres­
inconnaissable, inappropriable. Elle ne fait ni la nature pond à la seconde formulation de l'impératif : « Agis
ni la structure d'un Sujet. La liberté - bien loin du comme si la maxime de ton action devait devenir par ta
schème et de l'adéquation �ont elle devrait constituer la volonté une loi universelle de la nature. " Mais il n'y a
présupposition adéquate - se révèle à ceci, à cet pas de nature, pas de forme de nature donnée pour
événement permanent de la raison, qui fait que la déterminer le contour de l'empreinte . . .
raison tombe en elle-même, sur un fait, sur un factum Forme de schème, l e type réalise encore à s a manière
rationis : ce fait, qui se soustrait à toute légitimation, l'opération du schématisme : la conformation d'une in­
c'est celui de l'impératif catégorique. tuition à un concept, mais il la réalise pour elle-même,
Je ne veux pas considérer ici la position ni les sans intuition, dans la seule forme d'une telle conforma­
implications morales de cet impératif (le concept de tion. La conformité-à-de-la-loi, la légalité en soi sans
morale devient au reste ici un pur problème, dont contenu c'est la convenance même, c'est l'accord et la
l'impératif constitue l'énoncé). Je m'arrête seulement correspondance comme tels. Le type effectue donc la
sur la fonction de vérité qu'il se trouve remplir (du fait vérité de la vérité, il occupe exactement la place de
de l'atopie de son retrait, ou de la topique d'adéquation l'opération schématisante, si, en régime de vérité, la
qu'il est toujours possible de lui imputer : en lui la production d'un schème (d'une vérité de savoir) présup­
raison se rencontre), et sur la forme de cette vérité, sur pose bien le schème de sa production, la vérité-sujet à
la forme d''' évidence '' ou de '' patence " qu'il emporte laquelle dès lors s'identifierait le type (permettant ainsi
avec lui. . d'identifier en lui le sujet comme liberté productrice de
Je peux d'autant mieux laisser de côté la « morale » la loi dans son autoprésupposition) .
que cet impératif est vide - vide de morale à propre­ Mais c'est en ce point précisément que tout se joue.
ment parler. Hegel le fera assez remarquer. Il ne En vertu de toutes les prémisses kantiennes - qui ne
prescrit rien d'autre que l'universalité de la maxime, sont autres que les prémisses d'une skepsis non rele­
qui doit pouvoir « être érigée en loi universelle " · Mais vable en theôria, d'une skepsis finie (mais la skepsis
pour l'universalité comme telle, il ne peut, dans la n'était-elle pas, d'essence, finie, et sa relève théorique
finitude, y avoir d'intuition. Aussi la loi morale n'a­ n'était-elle pas le coup de force par excellence de
t-elle pas de schème. Elle a, déclare la deuxième l'infini ?) - cette veritas veritatis de la conformité-à-de­
Critique, un type, c'est-à-dire la forme seulement d'un la-loi ne peut être ni faire une veritas essendi, ni une
schème. Ce type, c'est l'idée même de loi, comme '' loi veritas cognoscendi, et elle ne peut donc pas non plus
universelle de la nature " • autrement dit c'est la forme être sa veri-ficatio. Privée de sa présupposition dans sa
de la conformité-à-la-loi comme telle, ou plutôt, puisque présupposition même (ce pourrait être la définition de la
la loi n'est déterminée par aucun contenu autre que finitude), elle ne donne lieu qu'à l'imposition de sa
cette forme, le type est la forme de la '' conformité-à-de­ singulière patence. Encore est-ce trop dire que .dire
la-loi " en général. Si le type, conformément à son nom, qu'elle s'impose, si le concept d'une « position " doit être
frappe une empreinte, cette empreinte n'est frappée sur conservé sous ce terme. Ne s'imposant pas, elle ordonne.
rien d'autre que sur un fond doué, ou formé d'un
vertigineux retrait de toute propriété présentable, ou sur
ce que Lacoue-Labarthe appelle '' une infinie malléabili­ 6.• Typographie "• in Mimesis des articulations, Aubier Flamma­
té : l'instabilité même " • à propos de ce qui est en rion, 1975.
1 10 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VÉRITÉ IMPÉRATIVE 111

Dans le retrait même de sa patence, dans l'alètheia de sert pas à construire une proposition à verbe person­
la loi, la vérité se présuppose toujours. Mais cette nel ». « Il ne comporte ni marque temporelle, ni réfé­
présupposition perd la forme du regressus in infinitum rence personnelle. C'est le sémantème nu employé
ou de l'autoconstitution d'une critériologie, que celle-ci comme forme jussive avec une intonation spécifique. »
soit véritative ou vérificationniste. Du coup, elle n'a (Problèmes de linguistique générale, t. 1, 1966, Galli­
plus aucune forme - aucune forme vérifiable - ou elle mard, p. 274-275.)
n'a que la forme sans forme du retrait. Mais ce Avec ce « sémantème nu ,, , nous ne sommes sans
surgissement invérifiable de la légalité comme telle se doute pas loin du « mot vide » de Hegel. Mais cette
donne comme l'impératif ,, Agis . . . » nudité ne fait pourtant pas, comme le vide, un être
Je n'analyserai pas aujourd'hui l'absence de forme de maîtrisable (et en réalité toujours-déjà maîtrisé). Dans
l'impératif, ou cette forme si singulière qu'on ne peut cette nudité, l'être et la vérité ne font que se retirer.
dire qu'elle se forme, et qu'on doit dire qu'elle se donne, L'impératif est la pudeur de la vérité en son retrait.
ou peut-être plutôt qu'elle est donnée. L'impératif ne prescrit rien - rien que la vérité (la
Je m'en tiendrai au fonctionnement de l'impératif. forme de la loi) -, mais ce n'est pas la vérité qui
L'impératif a ceci de particulier qu'il est sans empire ; il prescrit : aucun Maître n'est là présupposé et préposé.
ne préjuge rien quant à l'exécution de son ordre, il ne L'impératif est sans pouvoir. La vérité est prescrite à
met en œuvre aucune force exécutoire - et ainsi il partir de son retrait.
n'est pas pouvoir, ou il forme un pouvoir d'une nature Qu'est-ce que cela veut dire ? c'est à peine à l'ouver­
telle qu'aucun concept disponible du pouvoir ne peut en ture de cette question que je voulais amener aujourd'hui
rendre compte. L'impératif n'est pas pouvoir, car il est - rien de plus. Cette question même - celle du
sans sujet. Enoncé depuis le retrait du sujet, l'impératif « vouloir-dire » ou de la significaiton de l'alètheia comme
ne se rapporte pas à un sujet de son énonciation (ou impératif a toutes chances d'être mal posée, si l'on tient
bien : en tant qu'elle se donne cet ordre, la subjectivité un compte rigoureux du rapport essentiel entre le
de la raison est inassignable). « vouloir-dire '' et la représentation (la vérité re­
Il faudrait ici faire un nouveau parcours pour exami­ présentative), tel que Derrida l'a établi .
ner la structure d'énonciation que revêt sans doute L'impératif n e veut précisément pas dire. De même
toujours - et en tout cas depuis Descartes - la qu'il excède les catégories de l'énoncé, il excède celles
position et la présupposition de la vérité. Lacan en a de la volonté. Il prescrit le vouloir et le sens de la loi,
donné la dernière figure : « Moi, la vérité, je parle . . . '' : sans lui-même la vouloir dire. Les questions qui dès
reconduite à l'énonciation de l'énonciation même, la lors surgissent ont toutes chances d'être de ces ques­
vérité lacanienne a sans doute exhibé l'essence de la tions qui précèdent, dans l'ordre du discours et dans
vérité comme auto-adéquation. Le vrai y est plus que celui de l'histoire, la possibilité même de les poser, de
jamais index sui : il est tout entier dans la deixis de les articuler. Ce ne sont pas non plus des énigmes, ni
l'énoncé, si le « je '' est par excellence le déictique des des mystères : ce sont des « questions '' pour une pensée
linguistes, l'élément dont le sens ne peut être déterminé tout autre que pour la nôtre, c'est-à-dire tout autre que
que par l'adéquation au locuteur. C 'est la vérité même, la pensée de la vérité - et du pouvoir.
sujet-objet de son énoncé par l'adéquation de son Je m'en tiendrai donc à ceci : si l'impératif est bien ce
énonciation. qui surgit dans le retrait de la vérité - et qui surgit
L'impératif en revanche, ainsi que Benveniste l'a en enjoignant à l'homme d'être vrai -, cette vérité
montré, ne relève pas du déictique. Il ne fait pas partie impérative surgit dans le retrait du Vrai-Sujet, et
des énoncés « performatifs '' qui sont eux-mêmes l'acte comme son retrait. La question de l'impératif, la
qu'ils énoncent (et dont « je parle ,, est le paradigme) . Il question « à son sujet '' (sur sa nature ou sur sa
n'est même pas énoncé, ajoute Benveniste, puisqu'« il ne structure, ou sur son pouvoir) ne porte donc pas sur sa
112 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE

vérité. Le vrai sur le vrai est là impossible, et pourtant,


. en même temps, ce n'est plus le lieu d'une skepsis (ou
bien, c'est le lieu de la skepsis finie, de la fin de la
skepsis). Il n'y a pas de problème critériologique au
sujet de la vérité impérative. Le factum rationis est une
vérité indiscutable et invérifiable : mais c'est cela même
qui nous reste à penser . . .
C e que nous pouvons du moins •• savoir " • c'est que s'il
n'y a pas de question de vérité sur cette vérité, il y a
question à propos de celui à qui l'impératif est adressé
(à qui il survient, à qui il est donné, sur qui il tombe) .
Celui-là - l'homme - n'est donc pas le sujet qui
pourrait se rendre adéquat au Vrai. Qu'est-il donc ?
C'est la fameuse quatrième question de Kant, sur
laquelle Heidegger a concentré son analytique de la
finitude. Cette question, il faut donc apprendre à la LA VOIX LIBRE DE L'HOMME 1
poser ainsi : qu'est-ce qu'un être qui serait fondé,
assigné dans sa vérité par un ordre reçu ? Quelle
ontologie - si c'en est une - est impliquée par une
aussi radicale dépendance - pourtant dépendance de
rien, de rien qui ait pouvoir et de rien qui se puisse
vérifier, ni représenter, ni présenter ? Quelle ontologie,
qui dans les termes de notre discours aurait figure de
pathologie ?
Qu'en est-il de l'homme, si l'homme est non pas
rapporté à l'homme comme une chose à son concept,
comme une réalité à son é-vidence, ou comme un sujet
à sa propre substance (en lui, en Dieu, ou dans l'Etre),
mais si l'homme est enjoint à l'homme ?
Ê tre enjoint, ce n'est pas être conjoint, réuni, rassem­
blé, conformé.
Qu'est-ce que l'être comme être-enjoint ? Telle est,
pour le moment, la question qui provient, sans exacte­
ment nous parvenir, depuis le retrait de la vérité.

1. Conférence au colloque de Cerisy Les Fins de l'homme - à


partir du travail de Jacques Derrida, 1 980.
Je pourrais, parmi bien d'autres possibilités, partir
d'une phrase dans laquelle s'entend, comme allant de
soi, c'est-à-dire comme les choses en général s'enten­
dent, un motif qui se fait aujourd'hui de plus en plus
insistant au sein de la question latente - ou la crise
ouverte - des «fins de l'homme '' · Je prendrai cette
phrase en partie au hasard, par exemple dans le livre
récent de Henri Birault, Heidegger et l'expérience de la
pensée. Birault écrit : " Significatif de la détresse de
notre monde est l'appel réitéré à une éthique qui
viendrait la conjurer. ,,
Cela s'entend le plus simplement du monde, et
d'ailleurs nous l'avons déjà entendu, directement ou
indirectement, plusieurs fois depuis le début de ce
colloque. Et pourtant, cela doit s'entendre au moins de
deux manières possibles. Ou bien notre détresse pro­
vient du manque d'une éthique, et se signale en
appelant à cette éthique qui lui manque (et, de fait,
cela se dit beaucoup aujourd'hui ; je n'oserais pas dire
sans précautions que cela se pense). Ou bien - lecture .
plus décisive et plus problématique - l'appel lui-même
à une éthique, la demande d'éthique est, comme telle,
manifestation de détresse ; c'est faire preuve de détresse,
et d'une détresse totale, qui ne sait même pas ce qui lui
manque, que de demander une éthique, ou de l'éthique.
Déjà, cela s'entend moins bien. C'est aussi ce qui mérite
qu'on s'y arrête.
Si l'appel à l'éthique est un appel de détresse en ce
sens qu'au lieu de demander ce qui nous manquerait
vraiment il projette en objet de sa demande la détresse
elle-même, c'est qu'un tel appel ignore que l'éthique,
comme telle, fait partie de ce qui se trouve interprété,
116 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 117

dans cette phrase, comme « détresse de notre monde ,. , avec quelque provocation, comment savoir s i l e royaume
et qui n'est évidemment pas autre chose que le destin des fins ne nous est pas donné, déjà, au-delà de sa fin ?
moderne de l'Occident. C'est-à-dire, dans des termes Si ces questions ne sont pas, dans leur principe,
heideggeriens que je convoque un peu à la hâte et en irrecevables, et si par ailleurs nous interrogeons, ici et
première approximation seulement, l'histoire de l'accom­ maintenant, la pensée de l'écriture - si nous interro­
plissement de la métaphysique. Or, pour le dire là geons Derrida -, il y a deux types de demandes, ou
encore avec Heidegger, « l'éthique ••, avec la << logique , deux formes d'appels que nous devrons écarter d'entrée
et la « physique ••, n'appa,rait que dans la philosophie, de jeu :
dont la métaphysique fait l'histoire et la fin. En appeler - la demande que la pensée de l'écriture, c'est-à-dire
à une éthique, c'est demeurer dans la clôture de cette aussi la problématique générale du propre, produise ou
fin. C'est ne même pas soupçonner la possibilité, et engendre « une éthjque " • quelque chose qui serait
encore moins l'éventuelle nécessité d'ébranler cette proprement une éthique ;
clôture. C'est donc ne même pas se demander d'où - et la demande qu'une telle éthique soit produite
provient quelque chose comme l'éthique, et s'il n'y comme la pratique d'une théorie (de quelque façon qu'on
aurait pas lieu de s'interroger, s'il ne faut pas s'interro­ prenne ce génitif : avec la valeur d'une application,
ger (je vais en venir à l'obligation, au il faut insépara­ d'une génération, d'une conversion, d'une transposition,
ble, précisément, de l'idée même d'une éthique) sur ce d'une réalisation, etc.).
qui, antérieurement au << domaine de l'éthique ,, pour­ Ces demandes sont impossibles, non parce qu'il ne
rait, à partir d'une réserve, d'un recul ou d'une retraite saurait absolument pas être question d'éthique au titre
non éthique, « autoriser - ultérieurement - toute loi de la pensée. de l'écriture - nous n'en savons rien -,
éthique en général >> . Ces derniers mots sont, cette fois, mais justement parce que nous devons bien garder
une citation de Derrida (L'Ecriture et la différence, la possibilité que cette pensée pense déjà, sans le
p. 1 19). savoir, mais tout autrement, quelque chose au sujet de
Nous ne serions donc pas remontés en deçà de l'éthique.
l'éthique, nous serions incapables de faire le moindre On sait que fut posée à Heidegger la question :
pas en direction de ce qui pourrait seulement autoriser, ,, Quand écrirez-vous une éthique ? >> - et c'est au fond
après coup, un appel à l'éthique, et là serait notre l'essentiel de sa réponse que je rappelais tout à l'heure.
détresse, et la faillite de nos fins humaines. Imaginez à présent, simplement à titre d'ouverture,
par-delà cette réponse, celle que pourrait faire Derrida
si nous lui posions la même question. Imaginons qu'il
Mais après tout, qu'en savons-nous ? Comment pou­ répondrait : écrire une éthique ? mais que veut dire
vons-nous savoir si nous manquons d'une telle ressource écrire la loi ? s'agit-il de recopier son énoncé pur et
antérieure à l'éthique et capable de nous réouvrir son transcendant, ou bien est-ce dans l'écriture que la loi se
domaine, comment le savons-nous si nous mesurons tracerait ? l'écriture pourrait-elle être légiférante ?
notre détresse à l'aùne d'un discours déjà éthique, alors comment ?
que c'est précisément d'un tout autre discours qu'il doit C'est précisément ce que nous ne savons pas. Et ce
s'agir ? Pourquoi ne serions-nous pas déjà en rapport savoir, comme tel, est . aussi absent des textes de
avec cette ressource, sans le savoir ? Et comment le Derrida. Et pourtant, malgré tout, il faudrait que nous
savoir si, avec le discours éthique, le discours logique, le en sachions quelque chose. Toutes réserves faites sur la
discours du savoir appartient aussi à notre détresse ? nature et sur Ï a modalité d'un tel savoir, il faut que
Comment savoir si une éthique à venir au-delà de nous ,, sachions >> ce qu'il en est de notre non-savoir
l'éthique ne s'est pas déjà, ici et maintenant, anticipée éthique. Il le faut au moins pour en finir avec la
sur un mode encore méconnaissable ? Ou, pour le dire demande de la production d'une éthique, avec la de-
1 18 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 1 19

mande de la détresse. Or il faut vraiment en finir : cet discours (et pas seulement, bien sûr, dans celui de
<< Il faut ,, est injustifiable, il anticipe tout ce qu'il Derrida), nous ne pouvons, par définition, l'interroger
faudrait << savoir " · Mais il est incontournable. (Et c'est directement, tant que nous ne pouvons même pas faire
au fond le « Il faut , de ce colloque . . . ) état d'un devoir de porter une telle interrogation.
Faut-il interroger le << Il faut ,, ? - c'est la forme
générale de la difficulté. Arrêtons-nous un moment sur
Comment donc pratiquer, pour commencer au moins, son cercle, afin d'être mieux à même de saisir ensuite
ce << il faut ,, ? Déplaçons-nous, reculons d'un pas, et ce que j'annonce comme l'énoncé, par Derrida, de son
jouons le jeu de cette obligation qui nous tombe dessus. devoir philosophique.
Pratiquons l'éthique de la demande d'éthique, jouons la Une obligation non discursive se lit clairement, par
détresse, et demandons à savoir - c'est-à-dire, obéis­ exemple, dans un passage comme celui-ci :
sons au devoir philosophique traditionnel de question­ �La déconstruction ne peut se limiter ou passer immédia­
ner sur le devoir. Demandons alors à Derrida, sans tement à une neutralisation : elle doit (je souligne), par un
autre forme de procès (ça aura déjà toute la forme du double geste, une double science, une double écriture,
procès, ça aura la forme d'une citation qui pour une fois pratiquer un renversement de l'opposition classique et un
serait à comparaître ; mais, en même temps, il n'y a pas déplacement général du système. C'est à cette seule condi­
de tribunal, pas encore de loi) : quelle est ton éthique ? tion que la déconstruction se donnera les moyens d'interve­
quel est le ressort évaluateur et la fin axiologique de ta nir dans le champ des oppositions qu'elle critique et qui est
aussi un champ de forces non discursives. (Marges, p. 392)
pensée ? à quoi obéis-tu ? quel est ton devoir ? ,,

(Cette question grossière, nous comprendrons tout à Inutile de commenter : il y a bien ici un devoir
l'heure qu'elle l'est peut-être moins qu'il n'y paraît, d'outre-discours, en vue d'une pratique outre-discours.
lorsque nous aurons la possibilité de l'entendre comme Toute une éthique s'y implique. De même, et pour ne
la question posée par la propre conscience de Derrida, prendre qu'un autre exemple, là où s'affirme et s'impose
comme la voix intérieure d'un sujet qui serait l'auteur - impérativement, en somme - une téléonomie prati­
de la pensée de l'écriture . . . Nous la verrons alors se que du travail d'écriture :
transformer.) •Pour transformer effectivement, pratiquement, ce qu'on
Pour l'instant, contentons-nous de ceci : à cette ques­ décrie (tympanise) faudra-t-il (je souligne) encore être en
tion du devoir, Derrida a donné au moins une fois une lui entendu et dès lors se soumettre à la loi du marteau
réponse explicite, et philosophique (car il ne s'agit pas intérieur ? » (Marges, p. IV. )
pour le moment, cela va de soi, des choix moraux, Toute cette axiologie, ou cette axionomie, nous devons
politiques, etc . , de l'homme Derrida, il ne s'agit pas des renoncer à l'assigner maintenant, car ce geste, pour le
contingences ni de la détresse de son comportement) . moment, ne différerait en rien de celui que peut appeler
Avant d'aller prendre, en son lieu, cette réponse, je tout discours philosophique. Car le discours philosophi­
dois écarter l'ensemble des lieux sur lesquels on pour­ que consiste toujours précisément aussi, sinon d'abord, à
rait être tenté de faire porter la question. Je veux dire, assigner de lui-même son obligation, à produire le
tous les lieux où le discours de Derrida, comme tout savoir de sa fin, et donc la théorie de son devoir. De
discours philosophique sans doute, s'embraye lui-même cette autolégitimation et auto-obligation, Derrida a dû
- si je peux dire - sur l'instance d'un << Il faut ,, , d'une par conséquent (cette fois, par une nécessité logique, qui
obligation supra, para ou infra-logique. Tous les lieux, serait celle de ce qu'il nomme lui-même << la déconstruc­
si vous voulez, où Derrida déclare, en somme, qu' il faut tion ,, ) exhiber l'envers. Il l'a fait, plus loin dans le texte
penser l'écriture, ou plutôt qu'il faut penser (et agir) cité à l'instant, en écrivant :
selon la pensée de l'écriture. Cette oblig�tion non Certes, jamais on ne prouvera (je souligne) philosophi­

discursive du discours, présente et modalisée en chaque quement qu' il faut (Derrida souligne) transformer une telle
120 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 121

, situation et procéder à une déconstruction effective pour " l'ouverture d'une question inouïe " • une singulière
laisser des traces irréversibles. " (Marges, p. XVIII. ) nécessité sans raison, une dé-monstrat ion sans preuve,
Certes, o n n e prouvera pas : cette certitude, ici, un " Il faut ,, qu'il ne faut pas légitimer dans le discours,
anticipe la fin générale de l'opération déconstructrice. Il un devoir, par conséquent, au statut parfaitement
y a un « <l faut " • et il faut lui obéir, mais il est certain ambigu ou indécis, théorique ou moral, mais aussi bien
qu'il ne sera pas prouvé ( « philosophiquement » : mais ni théorique ni moral. Un devoir qui s'écarterait
n'est-ce pas là une redondance ?). La philosophie en effet décidément (il n'y aurait là rien d'indécidabl e) tout en
ne pourra pas donner le savoir d'un devoir de mettre fin restant devoir, de ce devoir philosophique que la
·

à son savoir. philosophie a toujours déduit ou voulu déduire de


Certes, dirons-nous avec Derrida, et pourtant, pour­ raisons théoriques - et mieux encore, un devoir qui, en
rons-nous ajouter aussi avec lui - et je cite encore, restant devoir, s'écarterait décidément du devoir philo­
ailleurs (en télescopant des textes, mais dans une sophique, c'est-à-dire de cette obligation et de cette fin
continuité profonde du discours, que je ne peux prendre que la philosophie se donne toujours sur le fond du
le temps d'exposer) : modèle aristotélicie n ; à savoir : la sophia comme praxis
suprême . de la theôria, ou la theôria comme praxis
<< Il faut l'entendre ainsi et autrement. Autrement, c'est­
même de la sophia. Ce devoir << écarté ,, , nous ne le
à-dire dans l'ouverture d'une question inouïe n'ouvrant ni
produirons donc pas philo-sophique ment. Mais il n'est
sur un savoir ni sur un non-savoir comme savoir à venir. "
(La Voix et le phérwmène, p. 1 15.) pas impossible qu'il vienne à se '' démontrer ,, - c'est-à­
dire, peut-être, à s'imposer.
Cette proposition - dont tout le contexte, dans sa
portée très générale, serait à citer ici - superpose en
somme encore un " Il faut ,, à tous nos " Il faut >> . Il faut, Or, j'y viens enfin, Derrida aura au moins une fois
dans la plus grande généralité, entendre doublement. Il répondu à la question du devoir. Il a donné une réponse
faut donc à la fois entendre l'impossibilité de passer à tous égards, c'est-à-dire que non seulement il a tenu
dans le dos du << Il faut ,, philosophique et non philoso­ le discours du devoir, ·mais il y a engagé sa responsabi­
phique (ou post-philosophique) , et, pour au moins ne pas lité. C'était au début de Violence et métaphysique.
ériger ce non-savoir en savoir à venir, entendre la Ce texte s'ouvre sur l'impossibilité de répondre aux
possibilité inouïe que la philosophie - à vrai dire, la questions que la philosophie s'adresse dans sa fin et
philosophie entre elle-même et son dehors - ne prouve, depuis sa fin. Je cite, par prélèvements :
certes, pas mais se ,, démontre ,, elle-même devoir (et « Que la philosophie soit morte hier (. . . ) ou qu'elle ait
avoir dû, et devoir encore) se déconstruire. toujours vécu de se savoir moribonde ( . . . ) ; qu'elle soit morte
(Du reste, cette possibilité est ouverte dès lors qu'on un jour (. . . ) ou qu'elle ait toujours vécu d'agonie (. . . ) ; que
peut aussi montrer - et c'est ce qui se montre, par-delà cette mort ou cette mortalité de la philosophie,
c'est-à-dire ce qui se déconstruit, depuis Heidegger - peut-être même grâce à elles, la pensée ait un avenir ( . . . ) ;
qu'en réalité la philosophie ne peut pas non plus plus étrangement encore, que l'avenir lui-même ait ainsi un
prouver philosophiquement sa propre nécessité. Elle ne avenir, ce sont là des questions qui ne sont pas en
le peut pas sans, comme le fait Hegel - chez qui cette puissance de réponse. " Et, un peu plus loin : ,, Peut-être
même ces questions ne sont-elles pas philosophiques, ne
problématique est à son comble - remonter soit au
sont-elles plus de la philosophie. »

<< signe vide ,, du début de la Logique, soit à la décision


arbitraire d'un '' sujet ,, , au début de l'Encyclopédie, Cette impossibilité de la réponse à la fin de la
c'est-à-dire à deux formes d'ébranlement dans la fonda­ philosophie et à la question de sa fin, ou de ses fins, est
tion même de l'autolégitimation.) évidemment liée par structure et par nature à l'impossi­
Il est donc possible que vienne à se loger là, dans bilité de prouver qu'il faut la fin, ou les fins de la
122 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 123

philosophie. Et c'est ici, précisément, que va surgir le Mais même la version heideggerienne de ce schéma (qui
devoir. Le texte poursuit : serait encore au fond celui d'Aristote, et de la theôria
« Ces questions devraient . . . ,, (ce « devraient ce de­
"• comme praxis), la version qui érige le penser en agir ou
voir apparemment prudent, conditionnel ou hypothéti­ en faire suprême, et donne au penseur le seul devoir de
que, sur l'irruption et la décision injustifiées de quoi penser, ne semble pas pouvoir - tout au moins selon sa
repose en fait toute la suite, va se révéler bien vite lettre la plus simple - être exactement reconduite ici.
catégorique. Il va manifester sa décision comme le Pas tout à fait. (Ce qui n'empêche pas qu'Aristote et
devoir absolu de décider �n faveur de la question sans Heidegger soient ici même repris, répétés, déplacés.) Le
réponse, en faveur, si l'on peut dire, ou en vue, si l'on << questionner >> ne fait pas à lui seul une éthique de la
peut encore dire, des fins de la philosophie) . pensée, car la question est ici elle-même en question.
" Ces questions devraient être néanmoins les seules à Aussi le devoir n'est-il pas de dérouler une infinie
pouvoir fonder aujourd'hui la communauté de ce que, dans succession de questions, qui s'assureraient de leur
le monde, on appelle encore des philosophes. » non-réponse comme d'une formidable réponse absolue à
Communauté qui, un peu plus loin, se trouve ainsi venir (ou à ne jamais venir, ce qui revient au même).
désignée : Le devoir est, plus simplement, plus pauvrement, de
garder la question, comme question. La suite le précise :
<< Communauté de la décision, de l'initiative, de l'initialité
absolue, mais menacée, où la question n'a pas encore trouvé '' . . . une injonction s'annonce : la question doit être
le langage qu'elle a décidé de chercher ( . . . ). Communauté de gardée. Comme question. La liberté de la question (double
la question sur la possibilité de la question. C'est peu - ce génitiO doit être dite et abritée. »
n'est presque rien - mais là se réfugient et se résument Plus radicalement, enfin, cet impératif se détermine
aujourd'hui une dignité et un devoir inentamables de
comme n'étant pas un commandement éthique, mais le
décision. Une inentamable responsabilité. » (L'Ecriture et la
commandement préalable à quelque éthique que ce- soit.
différence, p. 1 1 7-1 18.)
Derrida écrit :
Il y a donc un devoir - ou, si vous voulez, un devoir
" Si ce commandement a une signification éthique, ce
se décide, un devoir final en tous les sens de l'expres­ n'est pas d'appartenir au domaine de l'éthique, mais
sion, le devoir de la question, du maintien de la d'autoriser - ultérieurement - toute loi éthique en
question des fins ou des questions de la fin de la général. Il n'est pas de loi qui ne se dise, il n'est pas de
philosophie. Telle est la réponse. commandement qui ne s'adresse à une liberté de parole. Il
(Ecartons au passage, et par parenthèse, une objec­ n'est donc ni loi ni commandement qui ne confirme et
tion qui viendrait de la date de ce texte - 1964 - et n'enferme - c'est-à-dire qui ne dissimule en la présupposant
qui voudrait nous engager dans une problématique du - la possibilité de la question. »
<<jeune >> ou du << premier ,, Derrida. Pas plus qu'ailleurs Le commandement - et le commencement, l'archie ­
ce genre de perspective simple n'aurait ici de pertinen­ de l'éthique n'a de sens qu'à s'adresser à une liberté, et
ce. Et notons seulement que, recueilli en 1967 dans par conséquent n'a de sens qu'à ne pas répondre, à ne
L'Ecriture et la différence, ce texte est donc aussi pas assigner le sens et la valeur, mais au contraire à
contemporain de la Grammatologie et de La Voix et le ouvrir, à réouvrir la question - la question, précisé­
phénomène.) ment, de la fin ou des fins du sens.
Cette réponse, et ce devoir, on pourrait être tenté de Dans cette réponse - dans cette réponse qui répond
les soumettre très vite à une grille classique d'interpré­ par la question -, il était donc question d'un devoir et
tation : le devoir serait de philosopher dans et de la fin d'une liberté, du devoir et de la liberté comme question,
de la philosophie, autrement dit l'éthique suprême, et et de l'ouverture ou de la pré-ouverture de l'éthique -
pré ou post-éthique, serait celle de l'acte de la pensée, en même temps, remarquez-le, que de l'éthique, ou de
entendu en l'occurrence comme un '' questionner ,, infini. son archie, comme ouverture, ré-ouverture de la philoso-
124 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 125

phie dans sa fin. Il était question, si vous voulez, d'un question - de l'ethos propre du non-propre. Ouverture
ethos de l'inscription posthume de la philosophie. et question d'un ethos unheimlich, c'est-à-dire d'une
Il ne s'agissait donc pas de la theôria comme archè et contradictio in adjecto, si ethos veut dire (quoi qu'il en
comme telos de la praxis, si la question gardée ne peut soit du débat étymologique) heim, chez soi, lieu fami­
précisément que couper court à la theôria. Il s'agit de lier, tanière de l'animal, caverne ou antre de l'homme.
l'envers, de l'entame ou de la fin de l'éthique aristotéli­ Bien entendu, la reconstitution et la relève, la
cienne, et sans doute aussi d'un déplacement, d'un réappropriation de l'ethos métaphysique sont ici toujours
déportement du motif heideggerien de la pensée comme possibles. Et comme toujours, elles sont même assurées.
faire ou comme agir. La philosophie doit se garder en se La philo-sophia est toujours ·à l'œuvre, comme le Trieb
perdant, mais ce qui pourrait être - et ce qui sera de la raison chez Kant, et l'ethos de Derrida est aussi
toujours, en effet, nécessairement, inévitablement, dans forcément, philo-sophique.
le discours de Derrida comme dans un autre - un Pourtant, il faut garder la question. Ce qui veut dire
calcul économique se déborde à nouveau : car en gar­ désormais : il faut interroger le devoir de la question
dant la question il s'agit de garder la possibilité que la sur sa propriété et sur son impropriété. La pensée de
philosophie ne soit plus. La philosophie doit garder sa l'écriture n'a pas écrit l'éthique de ce devoir. Au-delà de
fin, elle doit garder son être-fini dans l'à-venir de la la réponse qu'on vient de lire, elle n'en a plus rien fait
question. savoir. Mais en aurait-elle gardé, inentamable, la
Ce qui se révèle au moins ici - comme dans la ret;lponsabilité ? C'est ce qu'il faut savoir - puisque
doublure d'une économie toujours relevante de la philo­ nous demandons encore, naïvement, à savoir.
sophie -, c'est que s'il y a un devoir lié à la Mais aussi, puisque nous pouvons le demander un
philosophie, et par conséquent une condition principielle peu moins naïvement, dans la mesure où plus loin, dans
de l'éthique, ce ne peut être que dans et par la fin de la Violence et métaphysique, Derrida lui-même aura défen­
philosophie. Le devoir, en effet, appartient à la struc­ du la possibilité et la nécessité d'un regard théorique
ture de la finitude. Heidegger l'a montré dans le sur l'éthique. Le risque serait ici en effet, analogue à
Kantbuch : celui que Derrida repérait alors chez Levinas, de
<< Un être qui, en son fond même, est intéressé à un prétendre pour l'éthique à une autonomie absolue par
devoir se connaît lui-même dans un état de non­ rapport au théorique, de la mettre hors-jeu de la clôture
accomplissement et se connaît de telle manière que pour lui théorique. Une telle autonomie ne pourrait que lui
devient problématique ce qu'il y a à faire. Ce défaut conférer, précisément, une fonction absolument clôtu­
d'accomplissement pour un accomplissement encore indéter­ rante, archéo-téléo-logique, et finalement philo-sophique.
miné révèle un être qui, parce que son devoir est son Garder la question ne peut se réduire à exalter le
intérêt le plus intime, est en son fond fini. (Trad.
mystère d'une Unheimlichkeit transphilosophique ; il
française, p. 273.)
»

s'agit au contraire d'aiguiser la question, et la philoso­


Le devoir de garder la question n'est pas une éthique phie, et le discours. Derrida écrivait donc :
de la finitude ou de la philosophie finie. Il indique
<< Il y a deux sens du théorétique : le sens courant, visé en
plutôt, d'un énoncé encore énigmatique, la finitude
particulier par la protestation de Levinas (i.e. - je le
comme éthique, comme ouverture de l'éthique - là où
rappelle - la protestation contre une subordination théori­
(là, c'est-à-dire ici, chez nous, chez Derrida, dans la
que de l'éthique), et le sens plus caché en lequel se tient
philosophie) l'éthique n'a jamais été que la téléonomie l'apparaître en général, l'apparaître du non-théorique (au
proprement infinie d'un être seulement provisoirement premier sens) en particulier. ( . . . ) Je sais (et ce savoir, ici,
fini, mais promis à l'appropriation de sa fin. La finitude, est pour Derrida celui de Husserl et de la phénoménologie)
au contraire, c'est la dépropriation de la fin. Le devoir d'un savoir théorique (en général) quel est le sens du
s'indiquerait donc ainsi comme l'ouverture - et la non-théorique (par exemple, l'éthique . . . ) comme tel, et je le
126 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 127

respecte comme tel, comme ce qu'il est, dans son sens. J'ai régime de la pure présence à soi pré-signifiante, ou le
un regard pour reconnaître ce qui ne se regarde pas comme régime de la signification réduite à la présence à soi de
une chose, comme une façade, comme un théorème. J'ai un l'intention de signifier.
regard pour le visage lui-même. (Violence et métaphysique, Pour ce faire, Husserl soumet à la réduction des
p. 1 79-180.)

exemples du monologue intérieur, qu'il s'agit donc de


Il faut essayer de gagner, ou de laisser venir un tel manifester comme << faux langage » , essentiellement ré­
regard, un savoir quant au devoir, un savoir dont ductible au silence d'une voix pure. Et par exemple :
Derrida a donc pu écrire une fois, et sûrement pas par « Tu as mal agi, tu ne peux plus continuer à te conduire
hasard à la première personne : ,, Je sais . . . , ainsi. » C'est donc l'exemple d'une « voix de la conscien­
Or il se trouve que ce regard, ce theôrein respectueux ce » - et nous pouvons ajouter tout de suite cette
de l'ethos (s'ouvrirait ici, bien sûr, selon une imman­ remarque, comme silencieusement présente aussi bien
quable ressource kantienne, une problématique du res­ au texte de Husserl qu'à celui de Derrida, que rien n'a
pect comme respect de la theôria pour la praxis ; ce sera jamais été autant métaphorisé par la voix que la
pour une autre fois) - il se trouve, donc, que ce regard, conscience morale, à moins que ce ne soit l'inverse.
ce n'est pas avec Husserl qu'il aura pu être gagné. Mais L'être-conscient-de-soi de la conscience, le Bewusstsein,
ç'aura été précisément dans la déconstruction de la semble s'indiquer le plus intérieurement, le plus intime­
théorie, ou du théorétisme phénoménologique. C'est ment ou le plus originairement comme une conscience
peut-être pourquoi Derrida lui-même n'aura pas vu ce morale, comme un Gewissen (ce qui viendrait recouper
regard, ou en tout cas ne l'aura pas fait voir, ne l'aura une analyse de Freud dans Totem et tabou). La voix de
pas discouru - ou c'est pourquoi son discours aura la conscience (morale) sera donc l'originarité pure d'une
perdu de vue ce que pourtant il regardait. présence à soi d'avant le langage et la signification.
Comment un regard pour l'éthique, et la responsabili­ La lecture de Derrida va s'employer à montrer que ni
té du devoir se seraient-ils gardés dans l'ouverture de la l'expression ni l'indication ne peuvent en réalité être ici
question de l'écriture ? Allons-y voir. absentes, qu'entrelacées entre elles, elles le sont aussi
Je ne prendrai qu'un texte, mais c'est peut-être le au sens prétendu pur, et que cet entrelacement affecte
texte « fondateur » , ou matriciel : La Voix et le phénomè­ si l'on peut dire l'auto-affection pure de la voix du suj et
ne. Et je n'y prélèverai qu'un épisode, limité. Je ne à soi présent. Je n'insiste pas beaucoup sur cette
peux faire plus ici. Mais je repars, dans ce texte, du démonstration connue, matrice de la pensée de l'écriture
moment où se décide définitivement l'inscription de - ou de sa question.
l'écriture, dans l'entame et dans la différence de la voix Mais, bien entendu, Derrida aura relevé au passage
pure. les modalités spécifiques de l'énoncé (du faux énoncé,
Je vais, par force, aller assez vite, présupposant ce selon Husserl, puisque pour lui c'est un faux langage)
texte présent à vos mémoires. qui fait exemple : il s'adresse à un tu, au " moi » ou au
L'avant-dernier chapitre de La Voix et le phénomène, « soi >> comme << tu ,, , et il est pratique. Le premier
intitulé << La voix qui garde le silence , , entreprend de moment de l'examen aura ainsi consisté à montrer :
mener à son terme l'analyse de la position husserlienne 1 . que les exemples du discours intérieur sont choisis
de la sphère pure du sens pur dans la ,, vie intérieure » . dans la pratique pour montrer tout d'abord que c'est un
Pour dégager cette sphère, ce noyau pur du sens et du discours non indicatif (il n'apprend rien), ensuite que
vouloir-dire, Husserl procède à la réduction des deux c'est un faux langage car l'axiologique est en droit
déterminations du signe dont l'examen, depuis le début toujours réductible à, « son noyau logico-théorique >> (op.
du livre, fait l'enj èu de la lecture derridienne : l'indica­ cit. p. 79). Ce dernier aspect se trouve du reste dévelop­
tion et l'expression. C'est en excluant l'une et l'autre du pé par Derrida, la même année, dans La Forme et le
monologue de la ,, vie intérieure >> que Husserl établit le vouloir-dire, où se trouve soulignée la convertibilité,
128 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 129

chez Husserl, de « l'expérience affective, axiologique . . . même et se différant elle-même, Derrida la nomme
en une expérience dans l a forme d e l'étant-présent " • où '' archi-écriture » . L'archi-écriture forme l'entrelacement
l'on aura ,, le beau comme étant-beau " • « le désiré originaire de l'indication, de l'expression et du sens -
comme étant-désiré " • etc. (Marges, p. 203) . Ainsi la ou encore leur supplémentarité originaire. Que l'on peut
pratique, pour Husserl, - et selon un mouvement qui donc aussi nommer ficticité ou fictionnalité originaire.
double et retourne en somme le respect théorique L'<< écriture » fissure et fictionne le silence de la voix
évoqué dans Violence et métaphysique -, « s'offre sans supposée ne pas se dire '' Tu as mal agi " , mais
réserve au discours logique surveillé par la forme seulement - pour autant du moins qu'on puisse le
prédicative, c'est-à-dire par l'indicatif présent du verbe dire. . . - s'entendre comme le théorème d'un étant­
être >> (ibid.) . Pour Husserl, le discours intérieur, dont le ayant-été-mal-agi ssant. . . à supposer que le « mal » soit
mode pratique semble fournir le type, est faux comme ici encore purement déterminable, c'est-à-dire à supposer
langage, il n'est vrai que comme ou dans le silence que la voix qui garde le silence puisse prononcer autre
d'une logicité, dans le noyau de sens pur antérieur ou chose que des jugements d'existence.
extérieur à la factualité praxique comme telle ;
2. que la deuxième personne, le « tu '' de ce discours
participe de sa fausseté, car ce « tu ,, ne peut être que
fictif - et pour Husserl, écrit ici Derrida, '' la fiction C'est ici, je crois, qu'il faut - il me faut, en tout cas
n'est que la fiction ,, (p. 78). Débarrassée de cette fiction, - prendre dans les- conclusions de La Voix et le
la vie intérieure et son silence doivent s'offrir sans alter phénomène (dans lesquelles, à vrai dire, ce que je viens
ego, et même sans ego, ou selon un ego d'une pureté d'avancer reste tout au plus implicite) un départ, ou
telle que sa voix pure s'entend en deçà du « je ,. de la qu'il faut en re-partir. En réinvestissant dans ces
langue, qui n'est jamais qu'un simple '' indice " occasion­ conclusions, ainsi que je viens d'en amorcer le geste, les
nel " •• . données premières, pratiques, de l'exemple husserlien,
Bref, et au total, l a facticité spécifique, ailleurs et en tentant de regagner à partir de là quelque chose
reconnue, de la praxis et d'autrui (double face, à, coup comme le regard pour l'éthique ailleurs revendiqué.
sûr, d'une même et complexe facticité) est réduite Une conséquence simple s'impose en effet : pas plus
comme ficticité dans la problématique du sens pur et de que l'exemple husserlien n'était choisi par hasard, pas
sa « génération originaire '' · L'effacement, l'exclusion de plus la ficticité n'a par hasard partie liée avec le double
cette ficticité délivre, en deçà du signe, l'origine pure, la motif d'une praxicité et d'une altérité (entendue au sens
voix du « silence absolu du rapport à soi ,, (p. 77). d'autrui), c'est-à-dire avec ce qui doit à coup sûr
Comme vous le savez, Derrida va montrer que cette rassembler cette dualité dans le motif ou dans la
originarité ne peut pas ne pas être '' contaminée par ce question générale d'une éthicité.
qu'elle semble exclure » (p. 80). Le ressort essentiel de Ce qui voudrait dire, de manière simple mais décisi­
cette analyse est l'insistance critique portée sur l'impos­ ve, qu'une éthicité - je ne dis pas, pas directement en
sibilité, soulignée par Husserl, de nommer autrement tout cas une éthique - serait donc en jeu dans
que par métaphore le présent de la génération origi­ l'archi-écriture. Si « Tu as mal agi " ne se laisse pas
naire - le présent silencieux de la voix. Ce présent, réduire à une pure prédication silencieuse, si ce signe
source du temps et temps de la source, impliquant le « contamine " le sens, c'est que le " tu " et le " mal »
rapport à un « nouveau » présent qui soit un autre et interviennent d'origine dans l'origine du sens.
même maintenant, ne peut qu'impliquer sa mêmeté Une telle éthicité, disons-le tout de suite, n'aurait
dans une " non-identité à soi " · « Il est toujours déjà une rien à voir avec une morale de l'écriture, ni avec une
trace » (p. 95), et sa métaphorisation " ne peut qu'être écriture de la morale au sens de la demande : '' Ecrirez­
originaire » (ibid.) . Cette originarité différente d'elle- vous une éthique ? » Elle ajointerait, elle impliquerait,
130 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 131

elle entrelacerait l'écriture, la praxis, l'autrui - ou heideggerienne d e cette instauration - mais e n l a


plutôt, car rien ici ne se laisse substantiver ni prédi­ décalant sur u n registre qu'elle indiquait à peine ?
quer comme étant, elle entrelacerait écriture, praxis, Peut-on donc (doit-on ?) rejouer à nouveaux frais la
autrui. Et cet entrelacement d'instances irréductibles pensée de l'écriture dans une répétition éthique de la
(un entrelacement que pour plusieurs raisons impos­ répétition heideggerienne de Kant ?
sibles à développer ici j'aimerais nommer par la formule Toutes ces 'questions impliquent donc à l'évidence un
théologique de la ,, communication des idiomes » ) , cette « Faut-il ? •• , qui pourrait bien n'être rien d'autre que le
communication originaire . des personnes du discours ,, Il faut •• d'une déconstruction. Et qui par ailleurs
aussi bien que du discours et du non-discours fournirait pourrait bien dépendre secrètement d'un '' Tu dois, donc
le lieu, atopique mais non utopique, d'un regard non tu peux . . . » . Quoi qu'il en soit, dans ce programme en
théorique, non réducteur, sur l'ethos ou sur ethos - ou droit très vaste, je n'ouvre aujourd'hui qu'une seule
encore, et plutôt, d'un regard pour ethos. piste.
Cette hypothèse, vous le voyez, semble se déduire en S'il est question d'un devoir - s'il est, comme nous le
toute rigueur. Peut-on la confirmer ? peut-on valider, comprenons à présent, question de garder la question
justifier et assumer cette conséquence praxique de ce du devoir -, il est question de finitude, nous l'avons
qui, déjà, dès la première pensée de l'écriture, n'était vu. Or La Voix et le phénomène marque que la
plus simplement théorique ? différance (de l'écriture, ou comme l'écriture) est finie :
Peut-on donc y introduire ou y enlacer quelque chose « La différance infinie est finie " (p. 1 14). C'est-à-dire que
du savoir philosophique de l'éthique ? Le peut-on, mais l'infinité du différer de la présence constitue (si ce mot
d'abord et surtout ne le doit-on pas, selon une autre convient) ipso facto la finitude, c'est-à-dire exclut le
nécessité, un autre « Il faut » cardinal de la pensée de recours dialectique de la finité (qui n'est pas la finitude)
l'écriture, et qui peut, par exemple, se formuler ainsi à l'infinité, et ouvre le sans-recours d'un fin privée du
(c'est dans Ousia et grammé) : ,, Il faut pour excéder la telos de la présence. La différence, qui n'est rien, est
métaphysique qu'une trace soit inscrite dans le texte donc la finitude, qui à son tour n'est rien (ce « rien •• ,
métaphysique . . . » (Marges p. 76) ? Il faut donc, pour cette chose, res, resterait à analyser ; mais c'est peut­
qu'une éthicité excédante se profile dans l'écriture, que être par le devoir que cela devrait passer) .
cet excès laisse une trace dans la philosophie ; et que du Ainsi, et par une voie syllogistique fort simple : si le
coup il devienne possible de regarder autrement l'éthi­ devoir appartient essentiellement à la finitude, le devoir
que philosophique, qu'il devienne possible d'avoir un se soumet (si je pewi: dire) essentiellement à la différen­
regard pour ce qui a peut-être déjà pratiquement excédé ce. Ce qui veut dire, d'une part, et le plus manifeste­
l'ethos métaphysique dans son éthique. ment, que le telos du devoir (l'être du devoir-être en
Autrement dit, peut-on (doit-on ?), à partir de l'hy­ général) diffère ou se diffère, mais aussi, et d'autre
pothèse avancée, répéter le fondement métaphysique de part, que la différence fait devoir, par elle-même. Ou
l'éthique, c'est-à -dire en fait le fondement - ou l'Ab­ que la différance oblige (comme la noblesse, en somme),
grund - éthique de la métaphysique, c'est-à-dire encore, que la différance a (si elle a quelque chose) structure et
pour aller droit à l'essentiel, Kant, pour cette seule nature d'obligation, de prescription, d'injonction, même
raison au moins que dans la pensée kantienne c'est si aucun de ces termes ne peut plus s'entendre selon
l'inconnaissable (la non théorisable) liberté qui est son concept éthico-métaphysique. La différence oblige
expressément ,, la clef de voûte de tout le système de la différemment.
raison » (préface de la seconde Critique) ? Il y aurait donc là de l'impératif. L'impératif avant
Peut-on donc, à partir de la pensée de l'écriture, même, si l'on peut dire, d'être celui de Kant dans toute
répéter ce que Heidegger a nommé l'instauration kan­ sa détermination (mais Kant est en même temps le seul
tienne, ce qui veut dire : peut-on répéter la répétition à avoir philosophiquement exhibé l'impératif, en quoi
132 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 133

du reste jusqu'ici il n'a été suivi que par Nietzsche), cette voix est bien la voix libre de l'homme, elle ne se
l'impératif a donné précisément lieu, sous la plume de . convertit pas en voix de l'homme libre, du suj et présent
Heidegger, à une explication du rapport du devoir à la à soi dans l'essence et le sens de sa liberté. Aus!ii bien
finitude : la liberté kantienne ne fonde-t-elle pas un être, n'as­
«Le concept de l'impératif comme tel montre précisément sure-t-elle pas une présence - elle bestimmt, détermine
le rapport interne à un être fini . Cette transcendance et destine l'homme, ce qui est tout autre chose. C'est
elle-même demeure à l'intérieur de la finitude. (Entretien pourquoi elle est inconcevable. Et sa voix, l'impératif,
avec Cassirer, P. 34).
»

opère à l'inverse de la réduction husserliene. " Agis " ne


se laisse pas transformer en « Tu es devant-agir » .
Sur le fond de cette détermination par la finitude et à L'homme qui entend cette voix, sans peut-être s'y
la finitude, l'impératif enlève plusieurs traits remarqua­ entendre lui-même, n'est pas un étant-devant. Son
bles. Dès sa structure la plus formelle, et la plus étantité n'est pas prédiquée, elle est à la fois interpel­
langagière, l'impératif nous oblige à une série de lée, pos�, et déposée par l'ordre qu'elle reçoit. Et cet
constats qui viennent prendre en somme exactement à ordre, cet « Agis >> n'est sans doute, de manière analogue
revers les déterminations husserliennes de la voix, ou au sens pur de Husserl, ni indicatif ni expressif. Il est
qui les doublent. faux langage, si, comme l'a montré Benveniste à propos
Certes, rien ne ressemble plus à une voix, à la voix de l'impératif en général, il n'est « même pas énoncé '' •
de la conscience, à la voix d'un Bewusstsein comme s'il ne comporte « ni marque temporelle ni référence
Gewissen, que cet impératif qui pour Kant se prononce personnelle » - et plus généralement encore, toujours
partout et chez tous, et qui s'entend bien en deçà de avec Benveniste, s'il n'est pas performatif, alors que,
toutes les options morales. Bien que Kant n'en parle comme tend à le dire la plus récente pragmatique, tout
pas toujours comme d'une voix (pas en tout cas de énoncé est aussi, de quelque manière, un performatif.
manière soulignée, dans les grands textes pratiques), on L'impératif se réduit, dans les termes de Benveniste, à
peut dire que " la loi morale au fond de mon cœur ,, est être « le sémantème nu employé comme forme jussive
la voix absolue de la conscience absolue. C'est l'évidence avec une intonation spécifique ,, . L'impératif est faux
même. L'impératif est la proximité à soi où la raison langage, mais le faux langage est irréductible - et il
s'entend. Si bien que Kant a pu qualifier la liberté - donne un vrai commandement.
qui se livre, par définition, avec l'impératif - de Du même coup, l'impératif est irréductible à la
" Selbstewusstsein a priori " (Nachlass, n° 5440). C'est logicité de l'indicatif présent, et du présent en général,
aussi la proximité absolue de la raison, en l'homme, à car il n'indique même pas quelque chose comme un
sa fin, à lui-même comme sa propre fin. C 'est la voix de présent à venir. Il entame plutôt, originairement, le
la liberté de l'homme, ou la voix de l'homme libre, présent de son commandement, par le report infini de
essentiellement et proprement libre. L'impératif catégo­ l'actualité de l'acte ordonné, actualité ou actualisation
rique est peut-être la phonè pure et matricielle où se pour laquelle l'impératif lui-même ne fournit aucune
régénère, avec Kant, toute la métaphysique. N'ayant du garantie et aucune efficacité, aucune maîtrise. Il n'est
reste pas d'autre telos - dans la •• loi universelle de la pas ordonné à la présence pleine du sens, ni au rapport
nature ,, - que celui de la théorie elle-même. en général à l'objet possible. Non seulement il n'y est
Cependant, cette évidence est aussitôt entamée, non pas ordonné, mais par un tour singulier qui est bien
par une circonstance extérieure, mais par elle-même, ou autre chose qu'un renversement il ordonne la présence
par l'apparaître - qui est to�t l'être - de la liberté pleine du sens (la " loi universelle de la nature » ), et
dans l'impératif. Cette voix en effet ne se laisse pas pourtant n'a· pas avec elle de rapport objectif, ou
·
réduire à la voix qui garde le silence - bien moins constituant. Il a seulement, avec ce sens ultime, final,
encore que l'exemple husserlien du « Tu as mal agi » . Si un rapport typique, dit Kant, le type étant l'analogon
134 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 135

d'un schème hors du domaine de la constitution des désigner cet espacement, j 'ai proposé ailleurs le vieux
objets (c'est ici, disons-le en' passant pour aujourd'hui, mot d'aréalité.)
que devrait s'amorcer une lecture cohérente des rap­
ports entre le schème et la raison pratique, tels que le
paragraphe 30 dù Kantbuch de Heidegger les laisse en La différence, l'espacement, l'écriture par conséquent,
suspens ; j'y viendrai ailleurs). · Ainsi, l'impératif n'est serait la loi de la loi. Mais cela voudrait dire que la loi
pas commandé par l'archè du sens, mais c'est lui qui la est l'essence sans essence de l'écriture.
commande, en un autre s�ns, depuis une autre archie. Or que fait la loi ? Elle me lie à un règne des fins.
Ne faisant pourtant que commander le sens, il le Mais elle ne m'y lie pas comme à la promesse d'un
diffère - ou il en inscrit du moins la différance. avènement pur et final, ni comme à la nécessité d'un
L'impératif vaut par son ordre, non par l'accomplisse­ projet s'accomplissant en objet et en appropriation de
ment du sens de cet ordre - ou plutôt du sens visé par cet objet - c'est-à-dire en appropriation d'un être final
cet ordre. Mais peut-être l'ordre et son sens deviennent­ et propre de l'homme selon la loi. La loi me lie à la loi
ils ici indiscernables. comme fin. C'est-à-dire à la fois au sublime de l'exis­
De la même manière - et c'est sans doute la même tence humaine, comme dit Kant - donc à cette
chose - l'impératif rend indiscernables les '' indices ,, du existence selon la loi comme absolue grandeur incom­
locuteur et de l'allocutaire. Indiscernables - l'un de mensurable (et d'abord incommensurable à l'humanité
l'autre et chacun pour soi. La raison s'y parle à de l'humain) - et à cette sublimité comme différence de
elle-même, elle s'adresse à elle-même, mais elle ne s'y l'homme accompli selon la loi. Kant écrit en effet :
entend pas : elle ne peut assigner la théorie de sa '' S'il doit y avoir pourtant un but final, que la raison doit
liberté. Du coup, elle s'écarte de soi. Derrida avait indiquer a priori, il ne peut être que l'homme (tout être
laissé en réserve, à propos de Husserl, une question sur raisonnable du monde) sous des lois morales. (3e Critique,
§ 87.) Et il précise en note : « Je dis soigneusement :

« le lieu d'où peut surgir le " tu " dans le monologue ,, :


cette question trouverait ici, non sa réponse, mais son l'homme sous des lois morales et non : l'homme d'après des
/
lieu ou sa garde véritable de question. Dans l'impératif, lois morales, c'est-à-dire un être tel qu'il agisse en conformi­
té avec elles, constitue le but final de la création. En effet,
il y a un '' je ,, et un ,, tu ,, aussi rigoureusement associés
en usant de cette dernière expression, nous dirions plus que
que dissociés, immarquables comme tels, se démarquant
nous ne savons : à savoir qu'il est au pouvoir d'un Créateur
et se remarquant l'un l'autre. Il ne s'agit même pas de de faire que l'homme se conduise toujours d'une manière
réintroduire un autrui dans la sphère originaire, il conforme aux lois morales (. . . ). C'est seulement de l'homme
s'agit d'une altérité ou d'une autruicité d'ego dans son sous des lois morales qu'il nous est possible de dire sans
égoïté et avant même tout alter ego. Cela s'entend et dépasser les bornes de notre intelligence : son existence
pourtant ne s'entend pas. Cela reste inouï dans l'acous­ constitue le but final du monde. »

tique linguistique aussi bien que dans l'acousmatique


L'homme sous des lois morales, c'est l'homme double­
philosophique du sens.
ment écarté, espacé de l'homme : au-delà de l'humain, et
Sur le registre du sens comme sur celui du sujet,
en deçà de l'entéléchie de l'« Homme '' • que celle-ci soit
l'impératif n'est ou ne fait qu'espacement. L'impératif
anthropologique ou théologique.
espace. Il espace ce qu'il ordonne d'adjointer, il l'espace L'éthicité impérative ne saurait conjurer la détresse
parce qu'il l'ordonne et en l'ordonnant. De la manière la
- elle est sans pouvoir, elle est sans empire -, elle ne
plus générale, la loi s'y espace d'elle-même en tant que
saurait conjurer la détresse ou la fin de l'homme. Elle
fait. L'impératif est factum rationis, il est le fait non la confirmerait plutôt, en un sens. Mais non comme une
empirique de la raison, le fait du non-empirique en elle,
détresse morale, précisément. Elle confirmerait la dé­
un fait par conséquent lui-même écarté de sa propre
tresse de la fin comme l'effacement de l'homme en
facticité. Il fait l'espacement du fait de l'homme. (Pour
l'homme - par-delà l'homme, en deçà de lui . Ce qui
136 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE LA VOIX UBRE DE L'HOMME 137

peut s'effacer, mieux, ce qui essentiellement s'efface C'est-à-dire par un ordre donné ; donné et reçu. Ce
(s'efface de soi et efface son soi) a la propriété de la qui affecterait toujours-déjà l'auto-affection, ce qui
trace en général. Mais cette propriété n'en est pas une, constituerait avant tout l'être-recevant de la réceptivité,
ne constitue pas une essence. Il ne faut donc pas dire ce serait la réception du don de l'ordre, la réception du
que la trace s'efface essentiellement, mais qu'elle doit don de la loi. La voix de la loi n'est pas présente à
s'effacer. Et que l'homme doit s'effacer. elle-même : elle est inscrite comme un recevoir. Pour­
L'écriture ne serait donc pas absente ici - si elle ne tant, la voix impérative forme aussi un très singulier
peut être nulle part présente. Derrida écrivait en 1967 : présent, qui tord sur lui-même le présent verbal indica­
« Ici ou là nous avons discerné l'écriture : un partage sans tif et expressif; elle forme le présent de son don.
symétrie dessinait d'un côté la clôture du livre, de l'autre Que dit la loi ? Que dit cette voix libre de l'homme,
l'ouverture du texte. D'un côté l'encyclopédie théologique et qui est bien la sienne mais aussi la voix libérée de
sur son modèle, le livre de l'homme. De l'autre, un tissu de l'homme, libérée de son entéléchie, et le libérant
traces marquant la disparition d'un Dieu excédé ou d'un pourtant ? Que dit cette voix sublime (l'archi-écriture
homme effacé. » (L'Ecriture et la différence, p. 429.) est une voix sublime) ?
Ce qui nous reste, à partir de là, à apprendre encore, Elle ne dit que la question - de la finitude. Mais
c'est que le ,, tissu de traces ,, n'est pas quelque chose plus comme une question. Elle dit que la question
qui se " discerne ,, par l'acuité d'une meilleure vue, ou gardée est un ordre. Derrida plaçait avant l'éthique la
d'un progrès théorique seulement, ni non plus par garde de la question. Ce philosophe, alors, croyait
l'heureuse rencontre d'une nouvelle pensée. Ici comme peut-être encore détenir quelque chose par cette garde.
ailleurs la pensée obéit à ce qui d'ailleurs - de nulle En vérité, il obéissait déjà. Il traitait l'humanité, et la
part, et de part en part - la commande. philosophie, comme une fin. Il ne faisait que son devoir.
Les fins de l'homme s'écrivent parce que dans le jeu
multiple de leur écriture plurielle l'homme s'efface, et
qu'il lui est impératif de s'effacer. Et cet impératif, cet
effacement sont constitutifs de son étantité propre, de
cette étantité qui n'est pas proprement un être-étant,
mais un ethos unheimlich. Heidegger disait à Davos :
« Je crois qu'on se trompe dans l'interprétation de l'éthi­
que kantienne, si l'on s'attache d'emblée à la direction vers
laquelle s'oriente l'action humaine et si l'on néglige la
fonction interne de la loi elle-même pour le Dasein. On ne
peut élucider le problème de la finitude de l'être moral, si
l'on ne pose pas la question : que signifie ici " loi " et
comment la légalité est-elle un élément constitutif du
Dasein et de la personnalité. » (p. 34.)
Que signifie ici " loi ,, ? - peut-être ce que dit Gesetz
(et que je dis ici sans recourir à ce que peut en dire
ailleurs Heidegger), l'être posé, la position, le setzen du
Dasein comme être dé-posé dans, par et sur sa propre
trace. Autrement dit, le Dasein serait l'être-obligé, son
Da ne serait pas un là, mais serait son assignation par
un ordre. Ou le là ne serait que le là de l'être
assigné-là par l'impératif.
L'ÊTRE ABANDONNÉ
• Tout l'Occident est à l'abandon. •

Bossuet, Histoire, III, 7.

L'être abandonné a déjà commencé de former, sans


que nous le sachions, sans que nous puissions vraiment
le savoir, une condition incontournable pour notre
pensée, et peut-être même sa condition unique. L'ontolo­
gie qui nous requiert désormais est une ontologie dans
laquelle l'abandon demeure l'unique prédicament de
l'être, ou encore - et dans le sens scolastique du terme
- le transcendantal. Si l'être n'a cessé de se dire en
multiples façons - pollakôs legetai -, l'abandon n'a­
joute rien au foisonnement de ce pollakôs. Il le résume,
il le rassemble, mais en l'épuisant, en le portant à
l'extrême pauvreté de l'abandon. L'être se dit abandon­
né de toutes les · catégories, et des transcendantaux.
Unum, verum, bonum - c'est de cela qu'il y a
abandon. Ce qui revient à dire, à nous dire, que l'être a
cessé de se dire en multiples façons, sans que cette
cessation pourtant fasse une fin ou tranche dans un
destin. Elle le poursuit.
Car le dire de l'être, ou le dire l'être ne survient pas
à l'être lui-même. L'être n'est, il n'a jamais été - s'il a
jamais été - que le pollakôs legomenon, le dit-en­
multiples-façons (le dit, ou bien, selon le grec de
Heidegger, le grec de la philosophie, ou de la pensée, le
recueilli, et le laissé-étendu, le disponible . . . ). S'il n'est
désormais, s'il a commencé de n'être que son propre
abandon, c'est que le dire en multiples façons est
abandonné, il est à l'abandon, et il est abandon
142 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE L'"tTRE ABANDONNÉ 143

(c'est-à-dire aussi disponibilité). C 'est par fortune que Pour un temps de l'histoire, cela s'est prononcé : " Je
l'abandon peut faire penser à l'abondance. Il y a suis. >> Mais le " il » de l'être, le " il >> qu'est l'être
toujours dans l'abandon un pollakôs, une abondance : il lorsqu'il est (et ne se dit en aucune façon), ce " il >> est
ouvre sur une profusion de possibles, comme on s'aban­ le véritable « j e » . Sans doute le « j e ,, en donne-t-il la
donne avec excès, car il n'est pas d'autre modalité de structure et la substance. Mais le « j e >> se dit encore, il
l'abandon. ne fait même que ça et ne se fait que de ça. " Je » exige
* une bouche qui s'ouvre, et que je me sois d'avance
**
entraîné, précipité hors de moi, que je me sois abandon­
Que l'être abandonné, pour nous - et par nous, né. La voix, déjà, est un abandon.
peut-être -, corresponde à l'épuisement des transcen­ " Il >> n'exige rien que l'être n'ait déjà, de toujours,
dantaux signifie donc une cessation ou une suspension disposé dans son être silencieux. L'esti gar einai de
des discours, des catégorisations, des interpellations et Parménide signifie que l'infinitif de l'être - ou son
des invocations dont le foisonnement constituait l'être substantif, l'infinité de sa substance - ne se conjugue
de l'être. Il immobilise cette dialectique dont le nom qu'à lui-même, à la troisième personne du " il est >> .
signifie : celle qui n'abandonne rien ni jamais, celle qui Trois lectures, trois déclamations ou trois dictions s'y
relie, qui renoue et qui reprend sans fin. Il empêche ou font ensemble :
il délaisse la position même, initiale, de l'être, cette Il est en effet être.
position vide dont la vérité de néant, immédiatement Il est en effet être.
retournée dans l'être et contre lui, médiatise le devenir, Il est en effet être.
l'inépuisable avènement de l'être, sa résurrection et la Mais nul n'y prend la parole, nul n'y déclare rien, nul
parousie de son unité, de sa vérité et de sa bonté ne s'y adresse à quiconque. Il n'y a personne, aucun
·

absolues, soulevant et déversant en lui l'écume de sa dialogue - et ce n'est pas même un monologue. " Il
propre infinité. est >> a la formidable adhérence à soi-même, immobile et
muette, d'un sphinx de pierre dans le désert, dans notre
désert. Le sphinx se nomme Dieu, Nature, Histoire,
Mais · cela signifie donc aussi que l'être abandonné se Sujet, Illusion, Existence, Phénomène, Poièsis, Praxis -

trouve enfin remis, laissé au pollakôs qu'il était, et dont mais c'est toujours une seule masse de pierres, les
il n'est pas possible de dire " le pollakôs lui-même ,, , car versions fugitives de l'unique « il est >> que nul ne
il n'a d'autre identité que son défaut d'identité, son prononce. Car nul ne peut le prononcer : Platon le
manque d'être, en quoi l'être résidait, étant le pollakôs savait déjà.
legomenon.
*
A la fin de la dialectique, à cette fin que la **

dialectique n'abandonne jamais et qu'elle porte en


conséquence dès son principe - et dans le " Il est >> de L'être abandonné est abandonné au pollakôs. A la
Parménide -, l'être ne se dit plus en multiple façon. Il fois, pollakôs legetai est achevé, résorbé, compris dans le
se dit en l'unique, vraie et bonne façon de l'absolu qui logos et comme le logos qu'il est, et le même pollakôs
le rassemble ou qu'il assemble. L'être se dit absolument legetai, comme tel abandonné, recueille l'être. Car l'être
de l'absolu, et se dit absolument l'absolu : •• Il est. >> Ce est bien ce que la dialectique abandonnait, vouait au
" il ,, n'est pas un neutre, bien qu'il ne soit ni masculin néant dès son premier pas. Ou plutôt, la dialectique
ni féminin. Il est l'autocatégorisation de l'être, transcen­ abandonnait l'être en passant au néant. L'abandon n'est
dant les transcendantaux, annulant, relevant ou confon­ pas le néant. L'être est ce qui reste avant le néant et
dant le pollakôs dans la conquête de l'autoposition et de avant la puissance du négatif. L'être est ce qui reste au
l'autoterminaison de l'être. début de la dialectique, ce que toute la force de la
144 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE L'ÊTRE ÂBANDONNÉ 145

dialectique n'arrive pas à entraîner, à mettre en branle, « pensée >> qui serait << la pensée de l'oubli de l'être » , fait
à aliéner dans son identité motrice. L'être reste aban­ toute notre pensée, détermine toute l'ontologie qui nous
donné. Le pollakôs dès lors reste lui aussi à l'abandon. requiert, et qui requiert aussi, quoi qu'ils en aient, ceux
Sa multiple façon ne s'ordonne plus à l'unité, fût-elle que l'<< ontologie » , c'est-à-dire la ,, philosophie » fait
infinie, fût-elle asymptotique d'un logos. Pollakôs legetai sourire.)
demeurait jusque-là sous la surveillance d'un monôs De ce que l'être fut abandonné, de ce qu'il est
legetai : que l'être se dise en multiples façons, cela se abandonné et de ce qu'il s'abandonne, il n'y a pas de
détermine et s'apprécie à . partir de ce qu'offre un logos souvenir. Il n'y a pas d'histoire de cet abandon, pas de
unique et univoque. L'être plurivoque se laissait régler, savoir ni de récit du comment, où, quand et par qui il
ou se faisait régler par cette univocité. Aussi n'est-il fut abandonné. Ce n'est pas impossible à connaître : tout
pas abandonné à la simple plurivocité. Celle-ci à son simplement, cela n'est pas. Cela n'a pas eu lieu. L'être
tour est abandonnée. Reste un éparpillement sans n'est pas son abandon, et il ne s'abandonne qu'en
recours, une dissémination de miettes ontologiques. n'étant pas l'auteur ni le sujet de l'abandon. Mais il y a
Cela même, par conséquent, ne reste pas - pas du l'être abandonné, et << il y a » ne veut pas dire << il est » .
moins comme le reste d'une soustraction ou comme les << Il y a » ne veut pas non plus dire << e s gibt » : ils ne se
restes d'une fragmentation, qui laissent quelque chose à traduisent pas, ni l'un ni l'autre, ni autrement. Dans
garder. Cela ne reste pas comme une stochastique les langues aussi, comme entre les langues, l'être même
ontologique, où se préserverait une propre possibilité de de l'abandon est abandonné.
calcul. Etre abandonné, c'est rester sans garde et sans << Il y a » ne se traduit pas en français, pas plus que
calcul. L'être ne connaît plus de sauvegarde, pas même « es gibt » en allemand. Qu'est-ce que le y de « Il y a » ?
dans une dissolution ou dans une dilacération, pas C'est ici, là, c'est un lieu, n'importe quel lieu, ou plus
même dans une éclipse ou dans un oubli. exactement, car c'est un cas attributif, c'est à un lieu, à
tel lieu. « Il y a » ne fait pas une constitution ontologi­
que, mais une attribution locale. Il localise l'être,
L'oubli de l'être doit être compris de deux manières : c'est-à-dire qu'il l'abandonne à l'écart du lieu.
ou bien il s'agit de l'oubli de l'être, et la pensée garde
*
invinciblement la forme et la nature d'une immense **

réminiscence. L'être de l'être y sort, splendide, de


l'oubli, et dicte, silencieux, à nouveau son << il est » . Mais ne savions-nous pas, et depuis longtemps, qu'il
L'oubli de l'être, alors, est oublieux de l'abandon de en était ainsi ?
l'être. Ne sommes-nous pas nés dans l'abandon, le grec et le
Ou bien l'oubli comprend, dans son oubli même et tragique - celui d'Œdipe -, le juif et l'exilé - celui de
somme toute en tant qu'oubli, que l'oublié n'est pas Moïse -, l'un et l'autre définis ou destinés par l'aban­
l'être mais son abandon, et que l'abandon ne fait pas don, au point que ni de l'un ni de l'autre nous ne
l'être de l'être, mais sa condition - non pas au sens savons où commence et où finit la figure, ni jusqu'où
d'une << condition de possibilité •• , mais bien au sens l'un est juif et jusqu'où l'autre grec. Ils sont abandonnés
d'une << condition misérable •• , et dont la misère même à la naissance : c'est-à-dire dès le principe, dans leur
fomente l'oubli. L'oubli se comprend alors lui-même principe, et voués indéfiniment à naître. Naître signifie
inscrit, prescrit, promis dans l'abandon. L'abandon en précisément ne jamais en finir de naître, ne pas en finir
effet voue à l'oubli, et cet oubli ne sauvegarde pas la de ne jamais accéder à l'être, à son statut, à son estance
réserve d'une mémoire recouvrable et guérissable. (la ou à sa prestance, et à son autonomie. La naissance
tension de cette double compréhension, qui n'est en abandonne Œdipe et Moïse jusqu'à leur mort. La
aucune façon un conflit d'interprétations autour d'une troisième figure, à son tour interminable, le Christ, les
146 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE L'ÊTRE ABANDONNÉ 147

médiatise encore au moment de sa mort (comme s'il y tions de l'histoire, avec notre histoire évaluante, auto­
avait une dialectique de l'abandon, aussi inévitable évaluante. Hegel avait compris que l'histoire est la
qu'insoutenable. Le Christ, la théologie christique, est nécessité. Mais nous n'avons pas compris, ni lui ni
précisément la dialectisation de l'abandon. Les hommes nous, ce qu'est la nécessité. Nietzsche l'avait compris :
abandonnés de Dieu sont sauvés par le Fils que le Père amor fati. Mais nous n'avons pas compris, ni lui
abandonne. Le christianisme relève l'abandon : c'est ce peut-être, ce qu'est amor.
que Hegel avait compris. Mais cette « compréhension » *
**
ne comprend rien, elle oublie l'abandon du Fils. Parlant
de la sueur de Jésus au jardin des Oliviers le jeune
Hegel de la Vie de Jésus a cette phrase absurde, Il y a ceci du moins, que Nietzsche avait écrit, sinon
obtuse : « Ici, la nature rentra, pour quelques moments, compris : " Ecce Homo. " Voici l'homme, celui qui crie :
dans ses droits » . . . ). Le Christ pousse un cri - récita­ Ut quid dereliquisti me ? Voici l'homme abandonné,
tion d'un psaume : l'abandon de l'homme. Voici l'homme, l'être abandonné.
Eli, Eli, lama sabactani ! Le destin d'amor est attaché à cet abandon.
Le temps de l'abandon est le temps - non pas de
Thee mou, Thee mou, ina ti me enkatelipès ;
l'homme, mais d'une voix qui prononce : " Ecce homo. "
Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me ? Voix de qui, désignant qui ? Cette question, ces deux
Dereliquisti me : tu m'as livré à la déréliction, où ne questions qui sont la même, est à l'abandon. Elle doit
me reste rien de toi qui me laisses rester. Tu ne m'as peut-être être abandonnée. Le temps de l'abandon n'est
pas laissé à quelque tâche, à quelque place, à une pas le temps plein des questions, ce temps soulevé,
souffrance ou à une attente. Tu m'as laissé à l'abandon. gonflé d'attente, ordonnant l'avenir à la direction de la
Ce que signifie le Dieu d'amour, c'est que l'amour question, y promettant et somme toute y projetant la
seul abandonne 1• Ce qui n'est pas l'amour peut rejeter, rectitude de la réponse. Il n'est pas ce temps factice de
délaisser, oublier, renvoyer, congédier, mais l'amour l'anticipation, mais il est le temps, le seul - celui qui
seul peut abandonner, et c'est à la possibilité de ne suspend jamais son vol.
l'abandon que l'on connaît celle de l'amour. Et que l'on Le temps de l'abandon est le temps, le vacillement de
connaît aussi bien cette justice de l'amour par-delà la l'instant instantanément abandonné ; le temps s'aban­
justice, que les images et les mots de « l'amour chré­ donne, c'est sa définition. Et dans le temps nous
tien » nous ont dénaturée (dès les Evangiles, sans doute, sommes abandonnés au temps, tout autant que le temps
et jusqu'au romantisme qui est le christianisme de nous abandonne. Aussi notre temps - notre époque -
notre temps). est-il plus que jamais le temps du temps, le temps de
Il n'y a pas, cependant, une nature de l'amour, et l'ontologie temporelle de l'abandon, et de la fin de
personne n'a pu nous le pervertir. Le christianisme l'Histoire au sens où l'Histoire retenait désespérément
n'est pas plus une perversion que la métaphysique n'est le temps, lui résistait et le relevait. L'Histoire est à
un trou de mémoire. L'être abandonné ne peut être ni l'abandon de l'histoire . Ce qui est abandonné, ce qui
sauvegardé ni trahi. Il faut en finir avec nos évalua- s'abandonne n'est que dans le passage, l'inclinaison, le
basculement - << entre l'insaisissable et le saisisse­
ment , (Michel Deutsch) -, et la syncope ; et cela
1. Le hasard me fit lire, ensuite, ces lignes de Simone Weil : Son
même, le passage, la défection, la défaillance, n'est pas.

amour (de Dieu) maintient dans l'existence, dans une existence libre
et autonome, des êtres autres que lui, autres que le bien, des êtres On ne peut même pas dire le passage, l'écoulement, le
médiocres. Par amour il les abandonne au malheur et au péché. Car flux, la durée. Encore moins la syncope. La durée du
s'il ne les abandonnait pas, ils ne seraient pas. Sa présence leur
ôterait l'être comme la flamme tue un papillon. (Pensées sans ordre

temps, qui fait le temps, n'a d'autre consistance que son
concernant l'amour de Dieu, Gallimard, 1962, p. 35.) évanouissement incessant. Le temps ne fuit pas, mais
148 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE L'ÊTRE ABANDONNÉ 149

une fuite fait le temps. Son système n'est pas une cette question se répond déjà à elle-même en secret :
syncope, mais il syncope et se syncope : suspension, « Puisqu'il y a quelque chose, et non pas tout, c'est que
battement, continuité disjointe et relancée sur sa dis­ cette chose est à l'abandon, c'est que toute chose est
jonction même, la même donc - le même temps - et abandonnée. , Et il est interdit de demander par qui.
jamais la même - jamais le même temps. Ce qui ne
veut pas dire : toujours l'abandon, car il n'y a pas de
permanence de l'être abandonné. Aussi le penseur dit-il désormais que l'être­
abandonné, que l'être-jeté-au-monde dans la déréliction
constitue une possibilité positive de l'être-au-monde.
C'est une telle absence de permanence, c'est l'impossi­
Mais cette positivité ne pose rien, et elle n'est pas
bilité de fixer l'abandon et de s'installer en lui qui le
elle-même posée. Tenter de la penser signifierait renon­
renouvelle et le ravive. Ses figures surgissent partout,
cer à penser, et que ce renoncement lui-même ne soit
tourbillonnent jusqu'à soulever le cœur, Œdipe, Moïse,
rien, ne prétende pas abdiquer la positivité du concept
Jésus, mais aussi bien Roland, Robinson, Olympio,
ou celle de la poésie (le positionnement pensant en
Phèdre, Tristram, Jean-Jacques, la Traviata, Josef K . ,
général) pour se livrer, par exemple, à une praxis toute
et Hypérion, e t l e prolétaire, e t l e souverain.
gonflée de son immanence. Il faudrait renoncer sans
Mais ce ne sont pas les figures d'une essence. C'est le
renoncer, ne déterminer la déréliction en aucune maniè­
pollakôs où s'épuise interminablement un interminable
re, ne l'investir d'aucun désir, ne lui donner aucun
abandon de l'essence de l'être. Toute notre mythogra­
modèle. Un tel dépouillement aimante la volonté mysti­
phie a pour structure le mythe de l'abandon, cependant
que d'Ignace de Loyola, et hante la volonté pensante de
que toute notre science du mythe a pour principe que le
Heidegger. Mais ce n'est pas encore ce qui nous requiert
mythe nous a abandonnés. Aussi, et de surcroît, cette
désormais : car tout notre exercice spirituel doit encore
science elle-même, par définition, ne sait-elle pas de
se défaire de la volonté, se déprendre de l'<< exercice , et
quoi elle parle. D'un monde qui ne nous abandonne pas,
de l'<< esprit " · Il faudrait se laisser enfin abandonner.
et qui garde l'homme en son sein, nous n'avons pas une
C'est ce que voudrait dire, à l'extrémité des mots,
idée, pas un souvenir, pas un pressentiment. Une
<< penser » .
proposition de Brecht a valeur de paradigme pour toute
*
notre histoire et pour tout l'Occident : **

Quand on dit que le théâtre est issu des cérémonies du


«

culte, on affirme, sans plus, que c'est en en sortant qu'il est


A quoi donc se laisser abandonner ? sinon à cela à
devenu théâtre » (Petit orgarwn, 4).
quoi l'abandon abandonne. L'origine de l'<< abandon " •
C'est par un abandon que l'être est advenu : on ne c'est la mise à bandon. Le bandon (bandum, band,
peut rien dire de plus. Il n'y a pas de retour en arrière, bannen), c'est l'ordre, la prescription, le décret, la
l'être ne véhicule rien de plus ancien que son abandon. permission, et le pouvoir qui en détient la libre
D'un mythe ou d'un rite antérieurs à l'être, il n'y a rien disposition. A bandonner, c'est remettre, confier ou livrer
à savoir et rien à reprendre. Ce sont des mots pour à un tel pouvoir souverain, et remettre, confier ou livrer
qualifier, ou plutôt pour camoufler - assez mal - à son ban, c'est-à-dire à sa proclamation, à sa convoca­
l'abandonnement par lequel l'être nous parvient, et par tion et à sa sentence.
lequel nous parvenons à l'être.
Toutes nos Idées, au contraire, reposent sur une
croyance en la vertu de la question : << Pourquoi y a-t-il On abandonne toujours à une loi. Le dénuement de
quelque chose, et non pas rien ? ,, Une antécédence sur l'être abandonné se mesure aux rigueurs sans limites de
l'être' y répondrait. Mais nous savons désormais que la loi à laquelle il se trouve exposé. L'abandon ne
150 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE L'ÉTRE ABANDONNÉ 151

constitue pas une citation à comparaître sous tel ou tel bandon n'est pas donner à ban, e t c e dernier syntagme,
chef de la loi. C'est une contrainte à paraître absolu­ que certains ont voulu rechercher, n'est pas attesté.
ment sous la loi, sous la loi comme telle et en totalité. L'être n'est pas donné dans l'abandon, si le don suppose
De même - c'est la même chose - être banni ne la réserve et la provision d'une richesse, une accumula­
revient pas à passer sous une disposition de la loi, mais tion primitive, ainsi que la générosité d'un donateur. La
à passer sous la loi tout entière. Livré à l'absolu de la loi ne donne rien, elle ordonne. L'être n'est donné - ou
loi, le banni est aussi bien abandonné au-dehors de un don ne lui est fait - que pour autant qu'un don,
toute sa juridiction. La lo-i de l'abandon veut que la loi bien en deçà de ce que nous représentons et de ce que
s'applique en se retirant. La loi de l'abandon est l'autre nous pratiquons sous ce nom, est ou devrait être
de la loi, qui fait la loi. toujours abandonné. On croit entendre, on voudrait
L'être abandonné se trouve délaissé dans la mesure entendre " donner >> dans << abandonner >> : c'est l'inverse
où il se trouve remis, confié ou jeté à cette loi qui fait qui est vrai. (<< Donner et retenir ne vaut » , dit la loi ;
la loi, l'autre et la même, à ce revers de toute loi qui mais c'est la donation elle-même, comme telle, qui ne
borde et fait tenir un univers légal : un ordre absolu et doit même pas être retenue.)
solennel, qui ne prescrit rien que l'abandon. L'être n'est
pas confié à une cause, à un moteur, à un principe ; il
n'est pas laissé à sa propre substance, ni même à sa On abandonne à une loi, c'est-à-dire toujours aussi à
propre subsistance. Il est - à l'abandon. une voix. Bannan, bannen, en ancien et moyen haut�
allemand (ordonner ou interdire, sous menace de sanc­
tion), se greffent sur une << racine >> (*bhâ) de la parole,
L'abandon respecte la loi, il ne peut faire autrement. de la déclaration. Fari et phanai sont de la " famille » ,
Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'un respect contraint, et par conséquent phonè. L'être abandonné est remis ou
et par conséquent privé de la valeur propre du respect. laissé à la phonè, et au fatum qui en procède à son
" Il ne peut faire autrement >> veut dire : il ne peut être tour. Amor fati s'adresse à la loi et à sa voix.
autrement, il n'est pas autrement. L'abandon est aban­ L'ontologie est ainsi une phonologie. Mais la voix
don au respect de la loi, au respect du revers intégral n'est plus ici le médium acoustique ni l'articulation d'un
de la loi. Avant toute autre détermination, et comme le discours. La voix fait la loi, en tant qu'elle ordonne ; et
principe de toute autre détermination (crainte et trem­ en tant qu'elle ordonne, la loi est la voix. Ce que
blement, soumission, vénération, imitation, conforma­ prononce cet ordre, pourtant, ne se laisse peut-être plus
tion), le respect est un regard (respectus) . Ce n'est pas décrire comme le commandement d'une action à exécu­
un regard optique, et encore moins un regard spéculatif, ter, ni comme l'injonction d'une disposition à observer.
qui dévisagerait la loi. C'est le regard qui ne lève pas Cet ordre prononce peut-être, de manière étrange : ecce
les yeux, et ne les ouvre peut-être même pas. C'est homo. Ce n'est pas un prescriptif, mais un constatif,
encore, et d'abord, un regard en arrière (re-spicere) : dirait le linguiste. Cependant, le constatif s'y ferait
tourné vers l'avant de l'abandon, là où il n'y a rien à entendre comme une prescription.
voir, qui n'est pas à voir. Ce n'est pas un regard pour Voici : vois ici, c'est un impératif. S'il est certain qu'il
l'invisible, ce n'est pas un regard idéal ou idéatif. C'est ordonne (mais jusqu'où est-ce certain ? jusqu'à la limite,
la considération de l'abandon. En respectant la loi, fragile, de l'ellipse ou de la suspension d'un tu ; ce qu'il
l'abandon se respecte lui-même en quelque sorte (et la faut pour cette ellipse, le ton de voix qu'elle engage, sa
loi le respecte). Il se retourne - non pour se voir, mais fragilité, tout cela demandera encore à être pensé), ce
pour se recevoir. qu'il ordonne ne se laisse pas décrire : car le ici n'est
On voudrait penser qu'il s'agit d'un don Oe mot pas montré. La loi de l'abandon est que cet ici ne soit
allemand est die Hingebung : le don à . . . ). Mais mettre à point désigné, ni ici, ni là, ni ailleurs. Ecce homo
152 L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE L'ÉTRE ABANDONNÉ 153

ordonne ce que nous appelions naguère l'eccéité de L'ordre de voir est encore un ordre eidétique, ou
l'homme : sa présence, pour elle-même, en tel ou tel théorétique. Mais ce qu'il ordonne de voir, le là de
« ici » , indépendamment de tous ses attributs, et de son l'homme n'offre aucune Idée, ne donne rien à voir
essence même. L'eccéité est l'être dénué de tout ce qui Un lieu se donne à voir, il se configure. Mais ici ou là
n'est pas son être-ici - ou son être-là. (c'est le même, et c'est l'autre), s'il partage les lieux, s'il
entame l'espace et profile ses schèmes, demeure lui­
*
** (
même invisible. Ici ouvre un espacement, dégage une
aire sur laquelle l'être est jeté, abandonné. L'eccéité
L'être est donc abandonné à l'être-là de l'homme ouvre une aréalité. Mais l'aréalité de l'aire (de l'être)
comme à un ordre. C'est un impératif catégorique, non n'est pas son dessin, n'est pas sa configuration. Elle est
seulement en ce qu'il ne souffre aucune restriction et ne son tracement à partir de l'ici. L'ici n'a pas de lieu : il
se soumet à aucune condition, non seulement en ce qu'il est à chaque instant ici ou là, ici et maintenant car ici
fait la loi absolue de l'être, mais en ce que l'impératif est maintenant. Hic et nunc. Ici n'est pas fait de l'espace
catégorique, conformément à la catégorie du catégorique qu'il ouvre ou qu'il coupe, ici est le temps de cette
telle que l'établit la table des j ugements, ne peut rien incision. Ecce homo veut dire : vois le temps de l'hom­
contenir que l'inhérence d'un prédicat à un sujet (par me, vois son abandon.
différence avec l'hypothétique et avec le disjonctif). Le L'ontologie désormais n'a d'autre << objet >> que la
jugement catégorique dit que ceci est cela. L'impératif déréliction de l'être - et ainsi, à nouveau, son pollakôs :
catégorique dit que l'homme est ici. Mais il ordonne de car il est des abandons cruels et des abandons gracieux,
le voir ici car l'inhérence du prédicat au sujet, dans ce il en est de doux, d'impitoyables, de voluptueux, de
cas, n'est que l'inhérence de l'eccéité, de l'être-là, de la frénétiques, d'heureux, de désastreux et de sereins. La
présence. Rien n'est par là jugé, affirmé ou nié au sujet seule loi de l'abandon, comme celle de l'amour, c'est
de l'homme, rien n'est prédiqué de son être, et celui-ci d'être sans retour et sans recours.
est bien plutôt abandonné. C'est la raison pour laquelle
l'impératif supplée un impossible jugement catégorique :
l'homme (dont l'être, en son abandon, reste inqualifia­
ble), vois-le ici. Mais ici, répétons-le, n'est pas montré.
Rien n'est montré que la monstration elle-même dans
sa singulière généralité : idou o anthrôpos, vois ici
l'homme. Dès que ce mot, par lequel Pilate abandonne
Jésus, n'appartient plus à Pilate. - et il ne lui
appartient plus -, il devient un ordre, et l'« ici » n'en
est plus assigné. L'homme est seulement ordonné
comme être-là, ou à être là - c'est-à-dire ici.
(lei : le plus proprement, là où ça s'écrit, devant toi.
Ici s'inscrit ici, ici n'est jamais qu'une inscription. Ci-gît
sa lettre abandonnée.)

*
**

L'homme est l'être de l'être abandonné, et comme tel


constitué ou plutôt institué par la seule réception de
l'ordre de voir l'homme ici, là où il est abandonné.
1

« Lapsus judicii » a paru en première version dans le


n° 26 de Communications, << L'objet du droit '' • diri­
gé par Jean-Louis Schefer, 1977.

<< Notre probité ! » a paru en première version dans le


n° 1 12 de la Revue de théologie et de philosophie,
Lausanne, 1980.

<< La vérité impérative » a paru en première version


dans le volume Pouvoir et vérité (travaux du
CERIT, dirigés par Marc Michel), Paris, Cerf,
198 1 .

<< La voix libre d e l'homme » a paru dans Les Fins de


l'homme - à partir du travail de Jacques Derrida,
colloque de Cerisy, dirigé par Philippe Lacoue­
Labarthe et Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 198 1 .

<< L'être abandonné » a paru e n première version dans


les nos 23-24 d'Argiles, dirigé par Claude Esteban,
1981 ; une deuxième version, traduite en allemand
avec Martin Bauer, Das aufgegebene Sein, a paru
chez Alphiius, Berlin, 1982.

Je remercie les directeurs de revues et de collections.


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TABLE DES MATIÈRES

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LE KATÈ GOREIN DE L'EXC È S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

LAPSUS JUDICII . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

u " NOTRE PROBITÉ ! ,, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

LA VÉRITÉ IMPÉ RATIVE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 7

LA VOIX LIBRE D E L'HOMME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 3

L'ÊTRE ABANDONNÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139

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