Vous êtes sur la page 1sur 386

ŒUVRES CHOISIES

DB

SAINT AUGUSTIN
LES CONFESSIONS
TRADUCTION FRANÇAISE ET COMMENTAIRES

D'après Mgr PÉRONNE, évêque de Beaurait,


Par M. le chanoine PIHAN, ancien vicaire général

HT T E X T E L A T I N

TOME III

De tous mes ouvrages, le livre de mes


Confessions n'est-il pas celui qui a été
le plus répandu et accueilli avec le plus
de faveur?
(Du Don di ië Persévérance, ch. xx.

PARIS
MAISON DE LA BONNE PRESSE
5, RUE BAYARD, 5
Biblio!èque Saint Libère

http://www.liberius.net
© Bibliothèque Saint Libère 2011.
Toute reproduction à but non lucratif est autorisée.
LES CONFESSIONS

DE

SAINT AUGUSTIN

TOMB ni
LIVRE IX
LIVRE IX
Augustin raconte ce qui suivit sa conversion arrivée au
commencement du mois d'août 3 8 6 : le projet qu*il forma
de renoncer à l'enseignement de la rhétorique et dont il
différa toutefois l'exécution jusqu'à l'époque des vacances
d'automne qui n'était pas éloignée; sa retraite à Cas-
siacum, dans la maison de campagne de son ami Vere-
cundus, avec sa mère et quelques autres jeunes gens de
ses amis, ses occupations dans cette retraite, les divers
livres qu'il y compose. Après y avoir passé environ deux
ans, il revient à Milan aux approches du Carême et reçoit
le baptême des mains de saint Ambroise, avec Alypius et
son fils Adéodat. Puis il se dispose à retourner en Afrique
avec sa mère. C'est dans cette même année de son bap-
tême que, étant arrivé à Ostie, il y perd sa mère, sainte
Monique, dont il retrace les derniers moments, les vertus
et la douleur profonde que lui causa cette mort. Il était
alors dans sa trente-deuxième année.

CHAPITRE PREMIER
Augustin célèbre la bonté de Dieu qui a changé sa volonté, lui a fait porter le
joug de Jésus-Christ et trouver une douceur soudaine dans le renoncement
aux fausses délices de la vanité.

1 . — O Seigneur, je suis votre serviteur ; je suis votre ser-


viteur et le fils de votre servante. Vous avez brisé mes liens :
je vous offrirai un sacrifice de louanges, (Ps. cxv, 16-17.) Que
mon cœur, que ma langue-vous louent, et que tous mes os vous
disent : « Seigneur, qui est semblable à vous? » Qu'ils parlent,
LIBER N O N U S
Dicit de capto a se Consilio professionem rhetoricam abfi-
ciendi, sed non tarnen antequam vindemialium feriarum,
quod proxime instabat, tempus advettisset. Tum de suo in
Verecundì amici villam secessu, de suo baptismate, et de
matris sua Monica virtutibus atque obiiu, qui, bapti^alo
ipso, incidit in eumdem buncce annuiti, cetatis nempe
Augustini trigesimum tertium.

C A P U T PRIMUM

Laudat Dei bonitatcm, suam agnoscens miseriam.

1 . — O Domine, ego servus tuus, ego servus tuus et


filiusancillae tuse. Dirupisti vincula m e a ; tibi sacrificabo
sacrificium laudis. Laudet te cor meum, et lingua mea;
et omnia ossa mea di c a n t : Domine, quis símilis tibi?
Dicant, et responde m i h i ; et die animae mese: Salus tua
efifo sum. Qui ego, et qualis ego? quid non mali ego,
aut facta m e a ; aut si non facta, dicta m e a ; aut si non
dicta, voluntas mea fuit? Tu autem, Domine, b o n u s et
inisericors, et dextera tua respiciens profunditatem
mortis meae, et a fundo cordis mei exhauriens abyssum
c o r r u p t i o n s . Et hoc eram totum nolle quod volebas, et
velle quod nolebas.
2. — Sed ubi erat tam annoso tempore, et de quo imo
altoque secreto evocatum est in momento liberum arbi-
trium meum, quo subderem cervicem leni j u g o tuo, et
8 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

et vous, mon Dieu, répondez-moi, dites à mon âme : a Je suis


ton salut. » (Ps. xxxiv, 3.) Qui étais-je et quel étais-je? Qu'est-ct
qui n'était pas mauvais en mes actions, ou du moins en mes
paroles, ou du moins en mes désirs? Mais vous, Seigneur,
vous êtes miséricordieux et bon ; vous avez mesuré du regard
l'abîme de ma mort, et rejeté de mon cœur des flots de cor-
ruption. Tout mon être, c'était de ne pas vouloir ce que vous
vouliez et vouloir ce que vous ne vouliez pas (i).
2 . — Mais où était donc, durant ces longues années, mon
libre arbitre? De quel réduit obscur et caché l'avez-vous évoqué
tout à coup, pour qu'il inclinât mon front sous votre aimable
joug et mes épaules sous votre fardeau léger, ô Christ Jésus,
mon soutien et mon rédempteur? Comme soudainement il me
fut doux d'être sevré des vaines douceurs d'ici-bas! J'avais
craint de les perdre, et je les quittais avec joie. Car vous les
chassiez loin de moi, douceur véritable et souveraine : vous les
chassiez, et vous entriez à leur place, plus suave que tout
plaisir pour l'âme affranchie de la chair et du sang; plus
brillant que toute lumière, et plus intime que ce qu'il y a de
plus caché ( 2 ) , plus sublime que toute élévation, mais non pas
aux yeux de ceux qui s'exaltent eux-mêmes. Déjà mon esprit
était libre du dévorant souci de parvenir, de m'enrichir, de
rouler dans la fange des passions mon âme lépreuse (3). Déjà
je bégayais vos louanges, à ma lumière, ma richesse, mon
salut, mon Seigneur et mon Dieu !

(1) 7*0»/ mon être, c'était de ne pas vouloir, etc. La plupart des autres
éditions, à l'encontre de celle des Bénédictins, portent : Et hoc erat toturn
nolle quod volebam, et velte quod volebas : et tout se réduisait à ne plus
vouloir ce que j e voulais. Le sens est peu différent, puisque le principe de
la corruption est toujours dans l'opposition secrète de la volonté humaine
contre la volonté divine.
(a) Plus intime que ce qu'il y a de plus caché, La grâce de Dieu jette
un vif éclat, mais dans' le secret du coeur et non au milieu du tumulte des
affaires et de la multitude des choses sensibles.
(3) De rouler dans la fange des passions mon âme lépreuse, c'est-à-dire
d'envenimer, en l'irritant, la lèpre de mes débauches : mttaphore on ne
LIVRE IX CHAPITRE PREMIER 9

humeros levi sarcinae tuae, Christe Jesu, adjutor meus


et redemptor meus? Quam suave mihi subito factum est
carere suavitatibus n u g a r u m ! et quas amittere metus
fuerat, j a m dimittere çaudium erat. Ejiciebas enim eas
a me, vera tu et summa suavitas : ejiciebas, et intrabas
pro eis omni voiuptate dulcior, sed non carni et san-
ejiiini : omni luce clarior, sed omni secreto interior;
omni honore sublimior, sed non sublimibus in se. Jam
liber erat animus meus a curis mordacibus ambiendi, et
acquirendi, et volutandi, atque scalpendi scabiem libi-
dinum : et garriebam tibi claritati mese, et divitiis meis,
et saluti meœ, Domino Deo meo.

peut plus juste. Les lépreux, ceux qui sont couverts de dartres, sont con-
sidérés comme impurs; ils cherchent leur plaisir dans cette malheureuse
démangeaison, qui est beaucoup moins une satisfaction que le témoignage
d'une maladie honteuse.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i . Que celui que la grâce divine ressuscite, comme Augustin, du tombeau


de ses habitudes criminelles, rende comme lui grâces à Dieu, qu'il recon-
naisse la grandeur du bienfait qu'il a reçu, et sache bien que ce changement
merveilleux est véritablement l'œuvre de la main de Dieu.
3. Que ceux qui s'imaginent que la vie, sans toutes ces voluptés cou-
pables, serait plus amère que la mort, soient bien persuadés, comme saint
Augustin converti, que la pénitence a des douceurs inexprimables. Voyez,
Je saint Docteur ne trouve rien de plus suave que d'être sorti de cette boue,
dans laquelle il était plongé. Une âme à laquelle sa propre douleur procure
une telle grâce peut-elle regretter ses larmes? dit Bossuet. (Efficacité de
la pénit.) Ne se croira-t-elle pas plus heureuse de pleurer ses péchés aux
pieds de Jésus, que de rire avec le monde et se perdre parmi ses joies dis-
solues? Et combien donc est agréable la vie chrétienne, « où les regrets
mêmes ont leurs plaisirs, où les larmes portent avec elles leur consolation ! »
Vbi etjletus sine gaudio non est, dit ailleurs saint Augustir. (Eœplic. du
/11. CXLV.)
Ce chapitre sera utilement lu par ceux que Dieu appelle à lui, et qui
sont décidés à obéir à sa voix, comme aussi par ceux qui, ayant purifié leur
conscience par une sérieuse confession, sont décidés à faire la volonté du
divin Maître plutôt que leur volonté propre. Le j o u g du Seigneur est
plein de douceur; il remplace les plaisirs qu'on lui sacrifie.
CHAPITRE II

îremet aux vacances d'automne son projet d'abandonner l'enseignement de la


rhétorique, pour ne point attirer sur sa démarche l'attention du public.

i. — Je résolus, en votre présence, de dérober doucement et


sans éclat le ministère de ma langue au trafic d'une vaine
rhétorique (i), ne voulant plus désormais que des enfants
préoccupés, non de votre loi, de votre paix, mais de mensonges,
de folies, de disputes de forum, vinssent m'acheter les armes
que ma parole vendait à leur fureur (3). Il ne restait heureuse-
ment que fort peu de temps jusqu'aux vacances d'automne (3).
Je me décidai à prendre patience jusqu'au congé annuel, pour
ne plus revenir mettre en vente votre esclave racheté. Tel était
notre commun dessein, à mes amis et à moi, dessein connu de
vous et ignoré des hommes. Nous étions convenus de n'en rien
ébruiter. Sans doute, au sortir de la vallée des larmes (4),
chantant le Cantique des degrés (5), armés par vous de

(1) Au trafic d'une vaine rhétorique, mot à mot, au trafic que faisait
ma parole, les artifices d'un vain langage, c'est-à-dire à la profession de
rhéteur, digne assurément d'être aussi durement stigmatisée si l'on s'y
propose pour fin la vanité.
(a) Le» armes que ma parole vendait à leur fureur. L'éloquence et les
autres arts libéraux sont des instruments de vertu si on les rapporte à la
gloire de D i e u ; mais ils deviennent des armes qui servent aux ardentes
passions des hommes, entre les mains des enfants de la vanité, qui ne s e
proposent pour fin de leurs études que les richesses et lies honneurs. De tris
hommes sont d'autant phzs mauvais qu'ils sont plus savants, surtout s'ils
sont avec cela dominés par l'hérésie et par l'opiniâtreté.
(3) Fort peu de temps jusqu'aux vacance» d'automne. Ces vacances
s'ouvraient le seizième jour de septembre, comme nous le voyons dans le
livre des £01* des Visigroth» : « Nous ordonnons qu'à raison des v e n d a n t s ,
il y ait vacances depuis le seizième jour des calendes d'octobre jusiju'î u
quinzième jour des calendes de novembre. »
(4) Au sortir de la vallée de larmes, c'est-àrdire de la pénitence ou des
misères de ce monde, qui est une véritable vallée de larmes. Saint Augustin
fait ici allusion à ce verset du psaume lxxxiu : « Heureux l'homme q u i .
C A P U T II

Deserere profesiionem rhctoricam diffcrt usque ad vindemules fcrïas.

i . — Et placuit mihi in conspectu tuo non tumultuose


abripere, sed Ieniter subtrahere ministerium linguae meœ
nundinis loquacitatis, ne ulterius pueri méditantes, non
leçem tuam, non pacem tuam, sed insanias mendaces et
bella forensia, mercarentur ex ore meo arma furori suo.
Et opportune j a m paucissimi dies supererant ad vinde-
miales ferias; et statui tolerare illos ut solemniter absce-
derem, et redemptus a te, j a m non redirem venalis.
Concilium ergo nostrum erat coram te, ooram hominibus
autem nisi nostris non erat. Et convenerat i n t e r n o s , ne
passim cuiquam effunderetur : quanquam tu nobis a
convalle plorationis ascendentibus, et cantantibus Can-

dans cette vallée de larmes, dispose en son cœur des degrés pour s'élever
jusqu'au lieu qu'il se propose. »
(5) Chantant le Cantique des degrés. Ce cantique comprend quinze
psaumes, depuis le cxix* jusqu'au cxxxiu*. Quinze psaumes portent oe
titre, parce que, au témoignage de saint Augustin, il y avait autant de degrés
au temple de Salomon, et qu'en montant ces degrés on chantait ces psaumes,
appelés pour cela le Cantique des degrés ou des montées. Théodoret,
Euthymius, et plusieurs autres interprètes pensent que ces cantiques
signifient le retour des Juifs de Babylone à Jérusalem; et, selon l'opinion
p plus généralement reçue, ils étaient chantés sur la fin de la captivité,
orsque les Juifs avaient l'espérance d'un prochain retour, ou même a
1 époque où ils se mirent en marche pour revenir à Jérusalem. Bellarmiu
affirme comme certain que « quelle que soit l'interprétation qu'on adopte,
cette double ascension est la figure des élus qui, par les degrés des vertus
H surtout de la charité, montent de cette vallée de larmes jusqu'à la céleste
Jérusalem; et que c'est surtout de cette ascension que le Saint-Esprit a
voulu parler. » (Sur le ps. C'est la raison pour laquelle on chante
si souvent ces psaumes dans l'Eglise. Il est vraisemblable que saint
Augustin, après sa conversion, les récitait souvent, avec le désir d'avancer
de plus en plus dans l'amour de Dieu*
12 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

n o u s
flèches perçantes et de charbons ardents (Ps. cxix, 4)»
étions forts contre la langue d'amis perfides qui nous arrêtent
par leurs conseils et nous énervent par leur tendresse. Sans
doute, vous aviez blessé notre coeur de votre amour (i), vos
paroles restaient fixées en nous comme autant de traits; les
exemples de vos serviteurs, que vous aviez rendus de ténébreux
resplendissants, et de morts vivants, assiégeaient notre pensée,
nous enflammaient, secouaient la torpeur qui nous eût fait
pencher vers les choses basses. L'ardeur qu'ils nous inspiraient
était si vive, que tout vent de contradiction soufflé par ces
bouches trompeuses l'aurait attisée au lieu de l'éteindre.
2 . — Cependant notre pieux projet, une fois divulgué,
aurait aussi trouvé des approbateurs parmi ceux qui louent
votre nom, glorifié par toute la terre; et, dès lors, n'y aurait-il
pas eu, de notre part, quelque apparence d'ostentation, à ne
pas attendre les prochaines vacances, et à quitter brusquement
une charge publique, au risque d'attirer sur nous les regards?
N'aurait-on pas dit que, en prévenant de quelques jours la clô-
ture des classes, nous cherchions à nous faire valoir? Et à quoi
bon livrer ainsi nos secrets aux commentaires de la foule et
appeler le blasphème sur une œuvre sainte? Aussi bien, cet
été-là même, l'extrême fatigue de l'enseignement ( 2 ) avait épuisé
ma poitrine; ma respiration était devenue très pénible, les
douleurs internes témoignaient de la lésion du poumon, et nia

(1) Vous aviez blessé notre cœur de votre amour. Quelques auteurs
croient que Jésus-Christ, pour affermir l'amour de saint Augustin, lui fît
un jour, à trois reprises différentes, la même demande qu'à saint Pierre :
« Augustin, m'aimes-tu? — Vous savez, Seigneur, que je vous aime, quoique
mon amour soit indigne de vous ; mais comme vous méritez d'être aimé,
faites que mon amour soit digne de vous! — Que ferais-tu pour moi?
reprit le Sauveur. — Je consentirais volontiers, reprit Augustin, à ce que le
feu du ciel descendît sur moi et me dévorât entièrement sur vos autels,
afin d'être un holocauste agréable à votre divine Majesté! — Que ferais-
tu encore pour moi? continua Jésus-Christ. — Ahl s'écria cet amant de la
beauté incréée, s'il se pouvait que je fusse Dieu, et que vous fussiez
Augustin, je choisirais de tout mon coeur d'être Augustin, afin que vous
fussiez Dieu! »
(1) L'extrême fatigue de renseignement. Le travail excessif qu'exigeait
LIVRE IX — CHAPITRE II 13

ticiim graduum, dederas sagittas acutas, et carbones


vastatores adversus linguam subdolam; relut consulendo
contradicentem, et sicut cibum assolet amando consumen-
tem. Sagittaveras tu cor nostrum * charitate tua, et
gestabamus verba tua transfixa visceribus : et exempla
servorum tuorum (quos de nigris lucidos, et de mortuis
vivos fecerasj, congesta in sinum cogitationis n o s t r a
urebant et absumebant gravem torporem, ne in ima
vergeremus; et accendebant nos valide, u t omnis ex
lingua subdola contradiction!s flatus inflammare nos
acrius posset, non extinguere.
a. — Verumtamen, quia propter nomen tuum, quod
sanctificasti p e r terras, etiam laudatores utique haberet
volum et propositum n o s t r u m , jactantiœ simile vide-
batur, non operiri t a m proximum feriarum tempus :
sed de publica professione atque anteoculos omnium sita
ante discedere, u t conversa in factum meum o r a cunc-
torum intuentîum, quam vicinum vindemialium diem
prsevenire voluerim, multa dicerent, quod quasi appe-
tissem magnus videri. E t quo mi hi erat istud, ut puta-
retur et disputaretur de animo meo, et blasphemaretur
bonum nostrum? Quin etiam, quod ipsa eestate litterario
labori nimio pulmo meus cedere cœpcrat et difficulter

renseignement publie l'avait affaibli. Il fallait continuellement élever la


voix, ce qui avait déterminé une fatigue du poumon et une douleur de
poitrine, dont it parle encore dans un autre endroit. La Providence divine
lui ménagea elle-même cette excuse qui lui permettait de renoncer à ses
fonctions sans blesser personne.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i . Le premier devoir difficile qui se présente après la conversion est de


mépriser les jugements des hommes et le blâme qu'ils peuvent déverser
sur notre conduite. Saint Augustin nous enseigne à la fois, par ses dis-
er
cours et par ses exemples, à remplir ce devoir avec courage. (Liv. I ,
e r
contre les Acad., ch. i " ; Livre de la Vie hear.; liv. 1« de l'Ordre, ch. i . )
14 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

voix avait perdu de sa limpidité et de son étendue. J'avais été


d'abord très troublé de mon état, craignant d'être réd ui t à renoncer
a ma profession, ou du moins à en interrompre quelque temps
l'exercice pour essayer de rétablir ma santé. Mais du moment
où j'eus conçu et fortement arrêté la résolution de tout aban-
donner pour m'occuper uniquement de vous, à mon Dieu, vous
le savez, Seigneur, je fus beureux d'avoir cette sincère excuse
pour modérer le mécontentement des parents qui, ne songeant
qu'à leurs fils, ne m'auraient jamais permis d'être libre.
3. — Plein de cette joie, je pris patience pendant le peu de
temps qui restait encore, une vingtaine de jours peut-être. Ils
me parurent bien longs ! Je n'avais plus pour me soutenir la
passion qui naguère allégeait mon fardeau ; il m'aurait accablé,
si la patience ne fût venue à mon secours. Quelqu'un de vos
serviteurs, mes frères, me reproebera-tril d'avoir pu, le cœur
déjà brûlant de vous servir, m'asseoir encore une beure dans
la chaire du mensonge? Je ne prétends pas me justifier. Mais,
Seigneur très miséricordieux, n'avez-vous pas effacé ce péché
dans l'eau sainte, avec tant d'autres hideuses et mortelles
souillures?

Cette vertu est une partie de la force et elle est d'une nécessité indispen-
sable aux commençants, s'ils ne veulent bientôt abandonner leur dessein de
conversion.
a. Il nous enseigne encore admirablement avec quelle prudence il faut
éviter, autant qu'il est possible, de froisser ou de mécontenter les hommes.
Le doute qu'il exprime, à la fin du chapitre, sur le péché qu'il craint d'avoir
commis, indique une conscience délicate et pleine d'humilité ; car le motif de
charité qui le faisait agir et cette profession elle-même, où il ne se propo-
sait plus que la gloire de Dieu, rendaient sa conduite non seulement irré-
LIVRE IX — CHAPITRE II 15

trahere suspiria, doloribusque pectoris testari se saucium,


Tocemque clariorem productioremve recusare, primo
perturbaverat me, quia magisteri! illius sarcinam pene
jam necessitate deponere cogebat : aut si curari et con-
valescere potuissem, certe intermittere. Sed ubi plena
voluntas vacandi et vivendi, quoniam tu es Deus, oborta
mihi est at que firmata (nosti, Deus meus), etiam gau-
dere cœpi, quod hsec quoque suberat non mendax excu-
s a t i o, quae ostensionem hominum temperaret, qui
propter liberos suos me liberum esse nunquam rolebant.
3, — Plenus igitur tali gaudio, tolerabam illud inter-
vallum temporïs, donec decurreret. Nescio utrum vel
viginti dies erant, sed tarnen fortiter tolerabantur : quia
recesserat cupidi tas, quœ mecum solebat ferre grave
negotium ; et ego premendus remanseram, nisi patientia
succederet. Peccasse me in hoc, quisquam servorum
tuorum, fratrum meorum, dixerit : quod j a m pleno corde
militia tua, passus me fuerim vel u n a hora sedere in
cathedra mendacii. At ego non contendo. Sed tu, Domine
misericordissime, nonne et hoc peccatum, cum caetera
horrendis et funereis, in aqua sancta ignovisti, et remi-
sisti mihi?

préhensible, mais digne de louanges. La chaire où il enseignait n'était plus


une chaire de mensonge, mais de vérité, parce que la vérité était le seul
but qu'il poursuivait.
CHAPITRE III

Vcrecundus cède à Augustin l'usage de sa maison de campagne. Augustin


raconte la conversion et la mort de Verecundus et de Neoridiui

1 . — Notre bonheur était pour Verecundus la cause d'une


anxiété cruelle (i) : retenu dans le monde par le plus étroit lien,
il se voyait sur le point d'être séparé de nous. Encore infidèle,
il trouvait dans sa femme, qui était chrétienne, la plus forte
entrave qui le retardât à l'entrée de la voie où nous allions
marcher, et il ne voulait être chrétien que de la manière dont
il ne pouvait l'être ( 2 ) . Mais avec quelle bienveillance il mit à
notre disposition Tune de ses villas, pour toute la durée de
notre séjour I Vous l'en récompenserez pleinement, Seigneur,
à la résurrection des justes, car une partie de la dette est déjà
payée. En effet, après notre départ, tandis que nous étions à
Rome, Verecundus, étant tombé malade, se fit chrétien et sortit
de cette vie avec la foi. Ce fut ainsi que vous eûtes pitié et de
lui et de nous; car la pensée qu'un ami si tendre et si dévoué
ne faisait point partie de votre troupeau eût été pour notre
âme un intolérable tourment.
2 . — Grâces à vous, ô mon Dieu, nous sommes vôtres;
témoins des encouragements et des consolations que vous nous
donnez (3), fidèle à vos promesses; en retour de l'hospitalité
de Gassiacum (4), paisible asile contre les orages du siècle, vous

{i)Pour Verecundus ta cause d'une anxiété cruelle. Il ressentait la plus


cuisante amertume, parce qu'il se voyait privé du commerce et de la société
intime de ses plus chers amis, dont les chaînes du mariage le tenaient
éloigné. Il ne voulait être chrétien que lorsque ces chaînes seraient brisées,
ce qui ne pouvait se faire du vivant de son épouse.
( a ) / / ne voulait être chrètienquede la manière dont il ne pouvait l'aire.
Combien aussi en est-il dans le monde qui, avec des dispositions bien plus
imparfaites, déclarent ne vouloir être chrétiens que d'une manière inconci-
liable, incompatible avec les conditions et les devoirs de la vie chré-
tienne 1
C A P U T III

Verccundus concedit illi rus suum.

1 . — Macerabatur anxietudine Verecundus de isto


nostro bono, quod propter vincula sua, quibus tenacis-
sime tenebatur, deseri se nostro consortio videbat, vel
deseruisse nostrum consortium videbatur. Nondum
christianus, conjuge fideli, ea ipsa tarnen, arctiore p n e
cseteriscompede, ab itinere quod aggressi eramus, retar-
dabatur : nec christianum esse alio modo se velie dicebat,
quam ilio quo non poterat. Benigne sane obtulit, ut
quamdiu ibiessemus, in rure ejus esscmus. Rétribues illi,
Domine, in resurrectione justorum, quia j a m ipsam
sortem retribuisti ei. Quam vis enim absentibus nobis,
cum Romœ j a m essemus, corporali eegritudine correptus,
et in ea christianus et fidelis factus, ex hac vita migravit.
Ita misertus es non solum ejus, sed etiam nostri; ne
cogitantes egregiam erga nos amici humanitatem, пес
eum in grege tuo numerantes, dolore intolerabili crucia-
remur.
2 . — Gratias tibi, Deus n o s t e r ; tui s u m u s : indicant
hortationes et consolationes tuae : fidelis promissor, reddes
Verecundo pro rure ilio ejus Gassiciaco, ubi ab aestu
saeculi requievimus in te, amœnitatem sempiterne virentis

(3) Les encouragements, les consolations que vous nous donnez. Ces conso-
lations qu'éprouvent les justes sont le signe évident de leur élection
divine.
(4} Cassiacum, près de Milan. Les manuscrits des Bénédictins l'appellent
Cassiciacum ; mais, d'après les témoignages du pays même, c'est Cassiacum
qu'il faut dire.
18 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

accorderez à Verecundus l'éternel et délicieux printemps de


votre paradis, puisque vous lui avez remis ses péchés ici-bas,
l'établissant sur votre montagne ( i ) abondante en biens, féconde
en fruits. J'ai dit les angoisses de cet ami. Pour Nebridius, il
partageait notre joie, bien qu'il ne fût pas encore chrétien,
pris au piège de cette pernicieuse erreur qui lui faisait regarder
comme un fantôme le corps du Verbe vraiment incarné (2). Il
s'en retirait néanmoins; étranger aux sacrements de votre
Église, il se montrait infatigable investigateur de la vérité.
Peu de temps après ma conversion et ma renaissance par le
baptême, devenu lui-même fidèle catholique, il retourna en
Afrique, où il vivait dans la continence et la chasteté parfaite,
avec toute sa famille qu'il avait rendue chrétienne. Vous l'avez,
Seigneur, délivré des liens du corps, et il vit maintenant dans
le sein d'Abraham (3).
3.—• Quoiqu'on doive entendre par ce sein d'Abraham, c'est
là qu'il vit, mon Nebridius, nfen doux ami, de votre affranchi
devenu votre fils (4), ô mon Dieu! C'est là qu'il vit. Et quel
autre lieu digne d'une telle âme? Il vit dans ce séjour au sujet,
duquel il me posait tant de questions, à moi, homme ignorant
et misérable. 11 n'approche plus l'oreille de ma bouche, mais il
approche la bouche de son âme de votre source, et il y boit la
sagesse, selon son pouvoir et son désir, heureux sans fin. Je
ne pense pas toutefois que cette sainte ivresse lui fasse oublier

(1) Sur votre montagne fertile et féconde. Saint Augustin 'entend par
cette montagne Jésus-Christ, qui est la montagne grasse et fertile, comme
il l'explique ailleurs [sur le Ps. LXYII), OU l'Eglise catholique, dans laquelle
Verecundus a reçu, avant sa mort, le pardon de ses péchés par les mérites
de Jésus-Christ et par le baptême. Suivant lie lia r min, cette montagne est
aussi la figure de l'Eglise.
(s) Comme un fantôme le corps du Verbe vraiment incarné. Nebridius,
sans donner dans l'erreur des Manichéens, lesquels, comme nous l'avons dit
plus haut, prétendaient que Jésus-Christ n'avait pas pris nn corps véri-
table, mais une chair fantastique, s'était laissé surprendre par d'autres héré-
tiques qui niaient la réalité de l'Incarnation.
{3)7/ vit dans le sein d'Abraham. Cette locution est empruntée à saint Luc,
xvi, 2*3. Le sein d'Abraham, qu'on appelle aussi les limbes des pères, qu'il
en faut pas confondre avec les limbes des enfants, est, suivant les théoio-
LIVRE IX — CHAPITRE III 1»

paradisi tui, quoniam dimisisti ei peccata super terram,


in monte incaseato, monte t u o , monte uberi. Angebatur
ergo tune ipse; Nebridius autem colïaetabatur. Quamvis
enim et ipse nondum christianus, in illam foveam perni-
ciosissimi e r r o n s inciderat, u t veritatis Filii tui carnem
phantasma crederet : tamen inde émergeas, sic sibi erat,
nondum ullis Ecclesiae tuae sacramentis imbutus, sed
inquisitor ardentissimus veritatis. Quem non multo post
conversionem n o s t r a m , e t regenerationemper baptismura
tuum, ipsum etiam fidelem catholicum, castitate perfecta
atque continentia tibi servientem in Africa apud suos,
cum tota domus ejus per eum Christiana facta esset, carne
solvisti, et nunc ille vivit in sinu Abraham.
3. — Quidquid illud est, quod ilio significatur sinu,
ibi Nebridius meus vivit, dulcis amicus meus, tuus autem,
Domine, adoptivus ex liberto filius, ibi vivit. Nam quis
alius tali animœ locus? Ibi vivit, unde me multa inter-
rogabat homuncionem inexpertum. J a m non ponit aurem
ad os meum, sed spirituale os ad fontem t u u m ; et bibit,
quantum potest, sapientiam prò aviditate sua, sine fine
felix. Necsic eum arbitror inebriari ex ea, ut obliviscatur
mei, cum tu, Domine, quem potat ille, nostri sis memor.

giens, le séjour où les âmes saintes étaient retenues avant la venue de


Jésus-Christ et avant que le ciel leur fut ouvert par son ascension. Saint
Augustin parait avoir placé les âmes dans ce même séjour, même après
l'ascension de Jésus-Christ ; car bien qu'il fût persuadé qu'elles voyaient Dier,
et qu'elles jouissaient d'un bonheur pariait, comme le prouvent les paroles
suivantes, il doutait cependant du lieu où elles étaient. II exprime ainsi ce
doute : « Quel que soit le sens qu'on attache à ce qu'on appelle le sein
d'Abraham. » A une certaine époque de sa vie, il ne croyait pas que ce
Heu fût sous terre. (De la Vie heur,, liv. 1«', ch. v.) Ailleurs (Serm. XIV 9

no.....)» il dit que le sein d'Abraham, c'est le lieu secret et mystérieux qu'il
habite, le ciel où il se cache" en Dieu. — Voir SUAREZ et BELLARMIN.
(4) D*affranchi devenu votre Jils. Il donne à Nebridius le nom d'affranchi,
parce qu'il avait été délivré par le baptême de la servitude du démon ; et il
20 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

ses amis, puisque vous, Seigneur, source où il s'enivre (i), vous


ne m'oubliez pas! Voilà où nous en étions, consolant Vere-
cundus attristé de notre changement sans nous en aimer moins,
et l'exhortant au degré de perfection compatible avec son état,
c est-à-dire la vie conjugale. Quant à Nebridius, nous atten-
dions qu'il suivît notre exemple; il le pouvait, il en était près,
il allait le faire. Enfin ils s'écoulèrent, ces jours d'attente qui
nous avaient semblé si nombreux, si longs, impatients que
nous étions de cette liberté, de ce loisir aimé, où nous pour-
rions chanter: Mon cœur vous appelle; j'ai cherché votre
visage, Seigneur; je le chercherai toujours. (Ps. xxvi, 8.)

l'appelle fils adoptif de Dieu, parce qu'il avait obtenu, par la grâce divine,
l'adoption des enfants,
( i ) Source où il s'enivre par la vision béatifique.
CONSIDÉRATIONS PRATIQUES
i . Apprenez à pratiquer la reconnaissance envers vos amis et vos bien-
faiteurs après leur mort, et priez Dieu qu'il les mette en possession des
récompenses éternelles.
LIVRE IX — CHAPITRE III 21

Sic ergo eramus, Verecundum consolantes tristem, salva


amicitia, de tali conversione n o s t r a ; et exhortantes ad
(idem gradus sui, vitœ scilicet conjugalis : Nebridium
autem opperientes, quando sequeretur, quod de tam
proximo poterat, et erat j a m j a m q u e facturus: cum ecce
evoluti sunt dies illi tandem. Nam longi et multi vide-
bantur p n e amore libertatis otiosse, ad cantandum de
medullis omnibus : Tibi dixit cor meum, quaesivi vultum
t u u m ; vultum tuum, Domine, requiram.

a. Saint Augustin combat et renverse ce ridicule raisonnement des héré-


tiques qui prétendent qu'il ne faut point invoquer les saints parce qu'ils
n'entendent pas nos prières et ne voient pas quels sont nos besoins. Mais
non, dit le saint Docteur, ils ne nous oublient pas, parce que vous-même,
Seigneur, ne nous oubliez jamais. {Du Soin qu'on doit avoir des Morts,
ch. il.) C'est avoir de Dieu des sentiments indignes de lui que de penser
qu'il ne veuille point, ou qu'il ne puisse point accorder à ses amis heureux
avec lui la connaissance des choses humaines et surtout de nos prières.
CHAPITRE IV

Augustin se retire avec les siens à Cassiacum. Livres qu'il y compose.


Lettres -à Nebridius. H lit les Psaumes de David et donne du psaume iv* une
explication opposée aux erreurs des manichéens. Comment il est délivré d'une
violente douleur de dents.

i . — Enfin, le jour arriva où je quittai de fait ma profession


abandonnée déjà en désir. C'était fini ! Vous affranchissiez ma
langue après avoir affranchi mon cœur. Et, plein de joie, vous
bénissant, 6 mon Dieu, je me rendis à la campagne (i) avec
tous les miens. Dans cette solitude, je repris l'étude des lettres,
la consacrant à votre service, mais y respirant encore l'orgueil
de l'école ( 2 ) , semblable au coureur qui reste essoufflé quand
déjà il a fait halte. C'est ce que témoignent les livres où sont
consignées nos communes discussions (3) et mes méditations
solitaires, ainsi que les lettres que j'adressais à Nebridius
durant son absence (4)* Mais le temps suffirait-il à rappeler
toutes les grâces dont vous m'avez alors comblé? Aussi bien je
me hâte d'arriver à des objets plus importants. Ma mémoire
me rappelle à vous, Seigneur, et il m'est doux de vous pro-

(1) Je me rendis à la campagne de Cassiacum, près de Milan. II a fait


au chapitre précédent l'éloge de cette villa paisible qui appartenait à Vere-
cundus. « Un tel lieu, une telle paix, une telle réunion d'amis, une si douce
consonance de toutes choses avec les dispositions, les attraits, les aspira-
tions d'Augustin, il n'y a qu'une mère pour préparer un tel nid à l'âme de
son fils qui renaît 1» {DE BEAUREUARD, Au Pays de saint Augustin, p. 94.)
Augustin s'y retira, ayant pour compagnon de solitude sa mère, son fils
Adeodatus, son frère Navigius, ses parents Lastidianus et Rusticas, ses
amis Alypius, Licentius et Trigetius. (Liv. de l'Ordre, de la Vie heureuse,
contre les Académiciens, etc.) Le souvenir entre autres d'un de leurs
entretiens est conservé dans le traité De Beata Vita. C'était le i 3 novembre 38G,
Augustin venait de terminer sa trente-deuxième année, et l'on fêtait, dans la
plus douce intimité, son « jour de naissance ». Après le repas familial, on en
vint à causer de la vie, et comme si Dieu eût aidé de l'assistance de son
Esprit chacun des interlocuteurs, tour à tour Augustin et ses amis s'éle-
vèrent dans cette merveilleuse conférence aux spéculations les plus hautes.
C A P U T IV

Libri ipud Cassida cum scripti ; epistola; ad Nebridium ; qua» dederit voces cum
Psalmos legeret ; quomodo tunc dolore dentium Itberatus fuerìt.

i . — Et venit dies, in quo etiam actu solverer a p r o -


fessione rhetorica, unde j a m cogitatu solutus eram. E t
factum est. E t eruisti linguam meam u n d e j a m erueras
cor meum : et benedicebam tibi gaudens, profectus in
villani cum meis omnibus. Ibi quid egerim in l\tteris,
j a m quidem servientibus tibi, sed adhuc superbiam scholse
tanquam in pausatione anhelantibus, testantur libri dis-
putati cum p r a s e n t i b u s , et cum ipso me solo corani te :
quse autem cum absente Nebridio, testantur epistole.
E t quando mihi sufficiat tempus commemorandi omnia
magna erga nos beneficia tua in ilio tempore, prœsertim
ad alia majora properanti? Revocat enim me recordatio
mea, et dulce mihi fit, Domine, confiteri tibi, quibus

(a) Respirant encore l'orgueil de l'école. Saint Augustin fait ici allusion
à ce qui arrive aux fuyards qui, lorsqu'ils commencent à s'arrêter, sont
quelque temps sans pouvoir reprendre haleine. Les livres dont il parle ici
r
sont ceux dont il est question dans ses Rétractations, (Liv. VI, ch. x° , n,
m , TV.)
(3) Où sont consignées nos communes discussions, etc. Les ouvrages
qui les renferment sont ses livres contre les académiciens, de la Vie heu-
reuse, de YOrdre, ceux qui comprennent les entretiens qu'il eut avec lui-
même en présence de Dieu, ses Soliloques, (Voir la traduction française d e
M. Péhssier, agrégé de philosophie, Paris, i853.) Ils ont été écrits, ou du
moins commentés à Cassi arum, comme il l'atteste lui-même. Or, bien que
ces livres aient été composés dans un excellent esprit, cependant ils ne sont
point encore entièrement conformes a la règle de l'humilité chrétienne, le
er er
saint Docteur l'avoue lui-même dans ses Rétractations, (Liv. I , ch. i , n,
III, IV, v.)
(4) Durant son absence. On a v u {Confessions, liv. VIII, ch. vi) que
Nebridius était alors retenu à Milan, où il suppléait Verecundus dans sa
chaire de grammairien.
24 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

clamer par quels secrets aiguillons vous m'avez dompté, con.-


ment vous avez abaissé, aplani les montagnes et les collines de
mes pensées, comment vous avez redressé mes voies tortueuses
et adouci mes aspérités; comment enfin vous avez soumis Aly-
pius, mon frère de cœur, au'joug de votre Fils unique, Notrc-
Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, dont il voulait d abord que
le nom fût dédaigneusement écarté de nos écrits (x). Il aimait
mieux y respirer l'odeur de ces cèdres de la philosophie dont
le Seigneur a brisé l'orgueil, que ces humbles plantes de
l'Evangile dont les sucs salutaires guérissent de la morsure
des serpents.
2 . — Quels étaient mes transports, ô mon Dieu, quand je
lisais tout haut les Psaumes de David, ces cantiques de la foi,
ces hymnes de la piété qui bannissent l'orgueil ! Novice encore
dans la science de votre amour, je partageais les loisirs de ma
retraite avec Àlypius, catéchumène comme moi, et avec ma
mère, compagne inséparable, femme à la foi virile, unissant
à la sérénité de la vieillesse la charité d'une mère et la ferveur
d'une sainte. Avec quel enthousiasme je récitais ces Psaumes
et de quelle flamme ils m'embrasaient pour vous ! Je brûlais
de les chanter à toute la terre, s'il était possible, pour confondre
l'orgueil du genre humain. Et ne se chantent-ils pas dans le
monde entier? Et qu peut se dérober à votre chaleur? Quelle
violente et douloureuse indignation m'animait contre les Mani-
chéens, quelle pitié m'inspiraient leur ignorance de ces mys-
tères et le délire de leur fureur contre le remède qui pouvait
leur rendre la raison ! J'aurais voulu qu'ils se fussent trouvés
là, près de moi, m'écoutant à mon insu, observant mon visage,
f e
le ton de ma A oix, quand je lisais le psaume i v (2) et remar-
quant ce que ce psaume faisait de moi.

[1) Le nom dédaigneusement écarté de nos écrits, et cela par un goût


passionné pour l'érudition profane. Alypius, encore catéchumène, a un
grand nombre d'imitateurs, parmi ceux des hommes nourris dans la foi
chrétienne, pour qui aucun mot n'est de bonne latinité qu'autant qu'il se
trouve dans les auteurs profanes, et qui s'abstiennent avec soin, comme
d'autant de solécismes et de barbarismes, de toutes les locutions en usage
LIVHE IX — CHAPITRE IV 23

internis me stimulis perdomueris; et quemadmodum me


complanaveris humiliatis montibus et collibus cogitatio-
num me arum, et tortuosa mea direxeris, et aspera lenieris;
quoque modo ipsum etiam Alypium fratrem cordis mei
subegeris nomini Unigeniti tui, Domini et Salvatoris
nostri Jesu Christi, quod primo dedignabatur inseri lit-
teris nostris : magis enim eas volebat redolere gymna-
siorum cedros, quas j a m contrivit Dominus, quam salu-
bres herbas ecclesiasticas, adversas serpentibus.
2 . — Quas tibi, Deus meus, voces dedi, cum legerem
Psalmos David, cantica fidelia, et sonos pietatis exclu-
dentes turgidum spiritum : rudis in germano amore tuo,
catechumenus in villa, cum catechumeno Alypio feriatus,
matre adhœrente nobis muliebri habitu, virili fide, anili
securitate, materna charitate, christiana pietate! Quas
tibi voces dabam in psalmis illis; et quomodo in te
inflammabarex eis : et accendebar eos recitare, si possem,
toto terrarum orbe, adversus typhum generis h u m a n i !
Et tamen toto orbe cantantur, et non est qui se abscondat
a calore tuo. Quam vehementi et acri dolore indignabar
Manichœis ! Et miserabar eos rursus quod illa sacramenta,
illa medicamenta nescirent, et insani essent adversus
antidotum, quo sani esse potuissent. Vellem ut alicubi
juxta essent tune, ignorante me utrum audirent, et me
nesciente quod ibi essent, intuerentur faciem meam ; et

dans la langue de l'Eglise. Mais est-ce que la foi de Jésus-Christ qui a


triomphé des erreurs de tous les peuples n'a pas le droit de mêler ses
expressions consacrées au langage des auteurs profanes ? Et serait-il con-
venable d'obscurcir et de ternir la pureté de nos saints mystères en ne les
revêtant plus que d'expressions idolatriques et profanes? De nos jours,
hélas t sous le prétexte de neutralité, n'a-t-on pas biffé jusqu'au nom de
Dieu dans certains livres d'instruction primaire?
(3) Quand je lisais le psaume IV. Ce psaume, dît Bellarmin, David le
chante au nom et dans la personne de l'Eglise ou de toute âme fidèle qui
26 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

3. — Je l'ai invoqué, et il m'a entendu, ce Dieu de ma jus-


tice (i); dans la tribulation, il a élargi ma voie. Ayez pitié de
moi, Seigneur, exaucez ma prière. Que n'étaient-ils là pour
m'entendre, mais à mon insu, pour qu'ils n'eussent pas lieu
de croire que je leur adressais les réflexions dont j'entrecoupais
ces divines paroles I Et dans le fait, je me serais exprimé
autrement si j'avais eu conscience qu'ils me voyaient et m'en-
tendaient; et quand j'eusse prononcé les mêmes paroles, elles
ne les auraient pas autant frappés que s'ils les avaient sur-
prises au milieu d'un solitaire et familier épanchement de mon
coeur avec vous. Je frémissais d'épouvante, et tout ensemble
je tressaillais d'espérance et de joie en votre miséricorde, à
Père ! Ces sentiments s'échappaient par mes yeux, par ma voix,
quand j'entendais votre esprit d'amour nous dire : « Fils des
hommes, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti?
Pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge ? »
J avais aimé la vanité, j'avais cherché le mensonge ! Et cepen-
dant, Seigneur, déjà vous aviez exalté votre Saint ( 2 ) , le res-
suscitant des morts en le plaçant à votre droite, pour qu'il
envoyât d'en haut le Consolateur promis, l'Esprit de vérité;
déjà il l'avait envoyé, et je ne le savais pas!
4- — Il l'avait envoyé, parce qu'il était déjà glorifié, ressus-
cité des morts et monté au ciel. Car avant la glorification de
Jésus, le Saint-Esprit ne nous avait pas été donné. Et le pro-
phète s'écrie : « Jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ?
Pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge ?
Apprenez donc que le Seigneur a exalté son Saint. » Il s'écrie :
« Jusques à quand? » Il s'écrie : « Apprenez. » Hélas! si long-
temps j'avais, dans mon ignorance, aimé la vanité, cherché le
mensonge ! C'est pourquoi j'écoutais tout tremblant à la pensée

engage, par son exemple, les pécheurs à se convertir, à mettre leur c o n -


fiance en Dieu, à fuir le mal e t à faire le bien. C'est ainsi que le saint
Docteur le récita contre les erreurs des Manichéens avec un cœur brillant
d'amour. On voit ici, comme en plusieurs autres endroits des écrits de saint
Augustin, que le saint Docteur, entre tous les livres de l'Ancien Testament,
LIVRE IX — CHAPITRE IV 27

audirent per voces meas, quando legi quartum psalmum


in illo tunc otio, quid de me fecerit ille psalmus.
3. — Cum invocarem, exaudivit me Deus justitiae
iiiese; in tribulatione A latasti mihi : miserere mei,
Domine, et exaudi orationem meam. Audirent, igno-
rante me utrum audirent : ne me propter se illa dicere
putarent, quae inter haec verba dixerim. Quia et revera
nec ea dicerem, nec sic dicerem, si me ab eis audiri vide-
rique sentirem: nec si ea dicerem, sic acciperent quo-
modo mecum et mihi coram te, de familiari affectu animi
mei. Inhorrui timendo, ibidemque inferbui sperando et
exultando in tua misericordia, Pater. Et haec omnia exi-
b a n t per oculos meos et vocem meam, cum conversus
ad nos spiritus tuus bonus ait n o b i s : Filii hominum,
quousque graves corde? Utquid diligitis vanitatem, et
quaeritis mendacium? Dilexeram enim vanitatem, et
quaesieram mendacium : et tu, Domine, j a m magnifica-
veras Sanctum tuum, suscitans eum a mortuis, et collo-
cans ad dexteram tuam, unde mitteret ex alto promis-
sionem suam, Paracletum Spiritum veritatis; e t m i s e r a t
eum j a m , sed ego nesciebam.
4- — Miserat eum, quia j a m magnificatus erat, resur-
gens a mortuis, et ascendens in coelum. Ante autem Spi-
ritus nondum erat datus, quia Jesus nondum erat clari-
ficatus. Et clamât p r o p h e t a : Quousque graves corde?
Utquid diligitts vanitatem. et quaeritis mendacium? Et
scitote quoniam Dominus mirificavit Sanctum suum.

•arait choisi les Psaumes, si remplis d'idées sublimes et de sentiments de


piété, pour en faire une étude plus particulière et plus approfondie.
fi) Dieu de ma justice, source de ma justice, auteur de ma justification.
{Enarr. in ps. IV,)
(a) Vous aviez exalté votre Saint, c'est-à-dire Jésus-Christ, qui est le
Saint des saints.
28 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

que j'avais été un de ceux que ces paroles accusent. J'avais pris
pour la vérité des fantômes de vanité et de mensonge. Aussi,
quels accents profonds et véhéments m'inspirait la douleur de
mes souvenirs! Oh! que n'ont-ils été entendus de ceux qui,
maintenant encore, aiment la vanité et cherchent le mensonge !
Peut-être en eussent-ils été troublés, peut-être eussent-ils vomi
le poison de leur erreur! Et vous les eussiez exaucés, s'ils
avaient crié vers vous. Car il est vraiment mort pour nous de
la mort de la chair, Celui qui intercède prés de vous en notre
faveur.
5. — Je lisais : Mettez-vous en colère, mais sans pécher.
Comme j'étais ému de ces paroles, ô mon Dieu, moi qui déjà
avais appris à me mettre en colère contre mes iniquités passées ( i )
pour n'y plus tomber à l'avenir ! Sainte et juste colère, puisque
ce n'était pas une autre nature, issue des ténèbres, qui péchait
en moi, comme le disent ceux qui, ne voulant point se mettre
en colère contre eux-mêmes, amassent sur leur tête des trésors
de vengeance pour le jour où éclateront votre fureur et la
juste sévérité de vos jugements. Déjà les biens que j'aimais
n'étaient plus ceux du dehors ; mes yeux corporels ne les cher-
chaient plus dans ce soleil qui nous éclaire. Ceux qui veulent
trouver leur joie au dehors se dissipent comme la fumée, se
répandent sur les objets visibles et temporels, dont leur esprit
affamé effleure le fantôme comme du bout des lèvres. Oh!s'ils
se fatiguaient de leur indigence en disant : « Qui nous montrera
le bien ? « Oh ! s'ils entendaient notre réponse : » La lumière de
votre face s'est imprimée en nous, Seigneur! Car nous ne
sommes pas cette lumière qui éclaire tout homme, mais c'est
vous qui nous éclairez, afin que de ténèbres que nous étions,
nous devenions lumière en vous. »
6. — Oh! s'ils voyaient cette lumière intérieure, éternelle!

(i) Moi qui déjà avais appris à me mettre en colère contre mes ini-
quités passées, etc. Le premier sentiment qu'éprouve par rapport à soi tout
pécheur véritablement converti, c'est la haine de soi-même. Cette haine
naît principalement de son amour pour Dieu. Après son baptême in entremis.
LIVRE IX — CHAPITRE IV 29

Clamât, Q u o u s q u e : clamât, Scitote: et ego tamdiu nes-


ciens, vanitatem dilexi et mendacium quaesivi. Et ideo
audivi, et contremui : quoniam talibus dicitur, qualem
me fuisse reminiscebar. In phantasmatibus enim, quae
pro veritate tenueram, vanitas erat et mendacium. Et
insonui multa graviter ac fortiter, in dolore recordalionis
mese. Quae utinam audissent, qui adhuc usque diligunt
vanitatem, et quœrunt m e n d a c i u m : forte conturbaren-
tur, et evomerant illud: et exaudires eos, cum clamarent
ad te : quoniam vera morte carnis mortuus est pro nobis,
qui te interpellât p r o nobis.
5. — Legebam : Irascimini, et nolite peccare. Et quo-
modo movebar, Deus meus, qui j a m didiceram irasci
mihi de prseteritis, u t de caetero non peccarem? Et mérito
irasci; quia non alia n a t u r a gentis tenebrarum de me
peccabat, sicut dicunt qui sibi non irascuntur, et the-
saurizant sibi iram in die irae et revelationis justi judicii
lui. N e c j a m bona mea foris erant, nec oculis cardéis
in isto sole quaerebantur : volentes enim gaudere forin-
secus, facile evanescunt; et effunduntur in ea quae viden-
t u r , et temporalia s u n t ; et imagines eorum famélica
cogitatione lambunt. Et si fatigentur inedia, et dicant :
Quis ostendet nobis b o n a ? Et dicamus, et a u d i a n t : Signa-
t u m est in nobis lumen vultus tui, Domine. Non enim
lumen nos sumus, quod illuminât omnem hominem ; sed
illuminamur a te, u t qui fuimus aliquando tenebrae,
simus lux in te.
6. — O si vidèrent internum lumen œternum, quod

avec sincérité et humilité, Littré, l'auteur du dictionnaire français, disait : « Si


j'étais mort il y a quatre ans, je serais mort content de moi ; maintenant
j e meurs mécontent de moi 1 » ( 1 8 8 1 ) Quelque temps auparavant, il avait
dit à un prêtre de ses amis : * Ah 1 j'aimerais mieux n'avoir été rien de ce
que j'ai désiré être et n'avoir fait aucun péché dans ma vie. »
30 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Je l'avais goûtée, et je frémissais de ne pouvoir la montrer.


L'aurais-je pu, si distrait de vous, tout au dehors, le cœur
pour ainsi dire dans leurs yeux, ils étaient venus me dire : « Qui
nous montrera le bien ? » Car c'est là, dans l'intime réduit de
l'âme, où jje m'étais irrité contre moi-même; où, pénétré de
repontir, je vous avais sacrifié le vieil homme; où, plein de
confiance en tous, je vous offrais les prémices du renouvelle-
ment de ma vie; c'est là que j'avais commencé à savourer
votre douceur et que vous aviez donné à mon cœur l'allégresse.
Ainsi, je poussais des cris au dehors en lisant ces vérités recon-
nues au dedans. Je ne voulais plus me perdre dans la multi-
plicité des biens terrestres, abusant du temps, usé par lui,
lorsque je trouvais en votre Unité, en votre Éternité, l'abon-
dance du froment, de l'huile et du vin.
7. — Et le verset suivant arrachait à mon cœur un long cri :
Oh! dans la paix! Oh! en lui-même ( 1 ) . Douce parole! Je
m'endormirai, je me reposerai en Dieu! Et qui pourra nous
résister, quand s'accomplira cette autre promesse : La mort a
été engloutie dans la victoire! (J Cor. xv, 54.) Vous êtes, Sei-
gneur, celui qui est, celui qui ne change pas ; en vous on trouve
le repos et l'oubli de toutes les peines, parce que nul n'est
semblable à vous, et qu'il est inutile de chercher tout ce qui
n'est pas vous. Vous seul, Seigneur, m'avez affermi dans mon
unique espérance. Je lisais et mon cœur brûlait, et je ne savais
comment me faire entendre de ces sourds, de ces morts, dont
j'avais été l'un des pires, aboyeur aveugle ( 2 ) et acharné contre
vos Saintes Écritures qui distillent le miel céleste et brillent
de votre lumière. En pensant à leurs ennemis, je séchais do
douleur.
8 . — Mais quand épuiserai-je tous les souvenirs de cette
heureuse retraite? Ce que je n'ai pas oublié, ce que je ne pas
serai pas sous silence, c'est la rigueur du fouet de votre justice

(1} Ohi en lui-même. Saint Augustin entend ces paroles : In idipsum,


d e Dieu lui-même, bien qu'elles signifient plus littéralement; ensemble, éga
MVRE IX — CHAPITRE IV 31

ego, quia gustaveram, frendebam, quoniam non eis pole-


ram ostendere; si afFerrent ad me cor in oculis suis foris
a te, et dicerent : Quis ostendet nobis b o n a ? Ibi enim,
ubi mihi iratus eram intus in cubili, ubi compunctus
eram, ubi sacrifìcaveram mactans vetustatem meam, et
inchoata meditatione renovationis mese sperans in te, ibi
mihi dulcescere coeperas, et dederas laetitiam in corde
meo. Et exclamabam, legens haec foris, et agnoscens
intus. Nec volebam multiplicari terrenis bonis, devorans
temporalia, et devoratus temporibus, cum haberem in
aeterna simplicitate aliud frumentum, et vinum, et oleum.
7. — Et clamabam in consequenti versu clamore alto
cordis mei : O in pace ! O in idipsum ! 0 quid dixit :
Obdormiam et somnum capiam? Quoniam, quis resistet
nobis, cum fiet sermo qui scriptus est : Absorpta est
mors in victoriam? Et tu es idipsum valde, qui non
mutaris : et in te requies obliviscens laborum omnium,
quoniam nullus alius tecum : nec sunt alia multa adipis-
ccnda, quae non sunt quod tu : sed tu, D o m i n e , singu-
l a r i t y in spe constituisti me. Legebam, et a r d e b a m : nec
inveniebam quid facerem surdis mortuis, ex quibus fue-
r a m , prse istis latrator amarus et caecus adversus litte-
ras de melle cceli melleas et de lumine tuo luminosas :
et super scripturae hujus inimicis tabescebam.
8. — Quando recordabor omnia dierum illorum feria*
t o r u m ? Sed nec oblitus s u m , nec silebo flagelli tui aspe-
ri tatem, et misericordiae tuae mirabilem celeritatem. D o -
lore dentium tunc excruciabas me : et cum in tantum

lement. Saint Francois passa toute une nuit à dire : « Mon Dieu et man
tout! »
{•*) Aboyeur aveugle> détracteur surtout de TAncien Testament, qu'il
avail rejeté avec les Manichéens.
32 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

et la merveilleuse célérité de votre miséricorde. Vous me tor-


turiez un jour par un mal de dents si violent que je ne pouvais
parler. L'idée me vint de demander à mes amis présents de
vous adresser pour moi une prière, ô Dieu de qui vient tout
soulagement et tout salut. J'écrivis mon désir sur une tablette
que je leur donnai à lire. A peine un sentiment pieux nous eut-il
fait fléchir le genou que la douleur disparut (i). Et quelle
douleur 1 Et comme elle s'évanouit! J'en fus épouvanté, je
l'avoue, Seigneur mon Dieu ; de ma vie, je n'avais rien éprouvé
de semblable. Je fus dès lors pénétré bien profondément de la
puissance de vos moindres volontés, et, plein de foi et d'allé-
gresse, je bénis votre nom. Mais cette foi même ( 2 ) ne me
permettait pas d'être sans inquiétude au sujet de mes iniquités
passées, qui ne m'avaient pas encore été remises par le bap-
tême.

(1) La douleur disparut par une espèce de miracle, car ce fut aussitôt
que ses amis eurent prié et, de sa vie, comme il l'atteste lui-même, il
n'avait rien éprouve de semblable. La douleur lui rendait l'étude presque
er
impossible. [Soliloques, liv. I , ch. xn.)
(a) Cette foi même ne m'était pas l'inquiétude. Car bien qu'il soit
certain et que ce soit un dogme de la foi catholique, dit Suarez, que poi r
obtenir la rémission de ses péchés il suffit au catéchumène d'avoir la con-
trition avec le désir du baptême, cependant, comme il est difficile d'avoir
cette contrition parfaite, la rémission des péchés avant la réception du
baptême en devient aussi moins certaine.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1. Saint Augustin nous recommande ici par ses paroles, comme par ses
exemples, les Psaumes, qu'il appelle aveeraison les cantiques des fidèles, c'est-
à-dire qui sont propres aux fidèles ou qui sont pleins des mystères de la
foi. Le livre des Psaumes est, en effet, comme le sommaire et l'abrégé de
tout l'Ancien Testament; il renferme tout ce qui a rapport à l'histoire, aux
LIVRE IX — CHAPITRE IV 33

ingravescerct, ut non valerem loqui, ascendit in cor


meum admonere omnes meos qui aderant, ut depreca-
rentur te pro me, Deum salutis omnimoda?, et scripsi
hoc in cera et dedi eis, ut legeretur. Mox, ut genua sup-
plici affectu fiximus, fugit dolor îlle. Sed quis dolor? aut
quomodo fugit? Expavi, fateor, Domine Deus, Deus
m e u s ; nihil enim taie ab ineunte aetate expertus fueram.
Et insinuati sunt mini in profundo nutus t u i , et gaudens
in fide laudavi nomen tuum. Et ea fides me securum
esse non sinebat de prœteritis peccatîs meis, quœ mihi
per baptismum tuum remissa nondum erant.

prophéties, à la morale. Ce qui faisait dire à saint Basile que « les Psaumes
er
pourraient arracher des larmes même à un coeur de pierre » {Sur le ps. I ),
et à saint Chrysostome que % ceux qui chantent convenablement les Psaumes
s'unissent aux chœurs des anges et rivalisent avec eux pour chanter les
louanges de Dieu. » {Sur le ps. CXXXVIL)
« Qu'il est beau, dit Bossuet {Or. fun. d'Anne de Gone.), de méditer l'Ecri-
ture Sainte, et que Dieu y sait bien parler non seulement à toute l'Eglise,
mais encore à chaque fidèle selon ses besoins I Augustin, encore catéchu-
mène, Ht les psaumes que l'Esprit-Saint a remplis des idées les plus
sublimes et des plus tendres sentiments de piété. En les lisant, il est pénétré
d'amour pour Dieu ; il n'est pas maître de ses mouvements et de ses trans-
ports. Cette lecture est pour lui une oraison continuelle, où son âme ravie
en Dieu se livre à une douce et profonde, contemplation de ses bienfaits. Il
s'applique à lui-même ce qu'il y a trouvé; il y voit son état passé et son
état présent; il admire la bonté de Dieu à son égard; il lui rend mille
actions de grâces de sa délivrance; sa langue ne peut suffire à exprimer les
affections de son cœur. »
2. Voici un principe certain dans la vie spirituelle : ceux qui veulent
mettre leur joie dans les créatures sensibles et dans les biens extérieurs,
se dissipent, se répandent au milieu de ces biens visibles et périssables;
leur esprit affamé ne peut en effleurer, pour ainsi dire, que les images ; ils
restent vides de toute consolation divine, de là les innombrables distractions
de leurs prières.

TOME III a
CHAPITRE V

Augustin fait savoir aux habitants de Milan qu'il renonce à professer la rhéto-
rique. 11 consulte sur les lectures qu'il doit dire saint Ambroise, qui lui con-
seille de lire le prophète Uaïe.

Quand arriva la fin des vacances, je fis savoir aux habitants


de Milan qu'ils eussent à pourvoir leurs écoliers d'un autre
vendeur de paroles (i), parce que j'avais résolu de me con-
sacrer entièrement au service de Dieu, ma poitrine souffrante
et une respiration gênée m'interdisent d'ailleurs l'exercice de
ma profession. J'écrivis au saint pontife Ambroise pour lui
confier mes erreurs passées et mes dispositions présentes, le
priant de m'indiquer ce que je devais lire de préférence dans
les Saintes Écritures pour me préparer à l'immense grâce que
j'allais recevoir. Il me recommanda le prophète Isaïe, sans
doute comme le héraut qui a le plus clairement annoncé
l'Évangile et la vocation des Gentils. Mais ne l'ayant pas com-
pris au début ( 2 ) et pensant qu'il était partout aussi obscur,
j'en remis la lecture au temps où j'aurais une plus grande
expérience du langage divin.

(1} Vendeur de paroles. C'est le nom qu'il donne aux professeurs de


rhétorique, qui enseignaient l'éloquence moyennant un prix convenu.
(2) Ne l'ayant pas compris au début. Dès les premières lectures, n'en
pouvant pénétrer le aens, Augustin, malgré la sublimité de son génie et
l'étendue de ses connaissances, éprouva ce qu'avait éprouvé l'eunuqu» de
Candace, reine d'Ethiopie, et dont il est écrit: с Philippe, accourant,
CAPUT V

Ambrosium consulìt quid legendum.

Renuntiavi, peractis vindemialibus, ut scholasticis


suis Mediolanenses venditorem verborum alium provi-
derent : quod et tibi ego servire delegissem, et illi p r o -
fessioni rhetoricae prre difficultate spirandi ac dolore
pectoris non sufficerem. Et insinuavi per litteras antistiti
t u o , viro sancto Ambrosio, prístinos errores meos, et
prsesens votum meum : ut moneret quid potissimum mihi
de libris tuis legendum esset, quo percipiendse t a n t *
carati» paratior aptiorque fierem. At ille jussit Isaiam
prophetam, credo, quod prae caeteris Evangelii vocatio-
nisque gentium sit prsenuntiator apertior. Verumtameit
ego primam hujus lectionem non intellìgens, totumque
talem a r b i t r a o s , distuli repetendum exercitatiori in domi-
nico eloquio.

entendît ]*eunuque qui lisait le prophète Isale et dit : « Croyez-Yoos com-


prendre ce que vous lisez ? > L'eunuque répondit : « Comment le pour-
rai-jc si quelqu'un ne me l'explique? » Cet aveu si simple et si modeste
d'Augustin condamne la présomption téméraire de toute l'école protestante
qui prétend que l'Ecriture est partout claire et facile à comprendre pour
tous, et qui la met sans discernement dans les mains des simples fidèles
les plus étrangers aux connaissances élémentaires nécessaires et indispen-
sables pour lire avec fruit les livres sacrés.
CHAPITRE VI

De retour à Milan, Augustin reçoit le baptême avec son fils Adeodatus et


Alypius. Joie et consolation dont son âme est inondée.

i. — Le temps était venu de m'enrôler dans l'armée du


Christ. Nous quittâmes Cassiacum pour retourner à Milan (i).
Alypius voulut renaître en vous avec moi. Déjà il avait revêtu
cette humilité qui rend digne de vos sacrements; intrépide à
dompter son corps jusqu'à fouler pieds nus, prodige d'austé-
rité, ce sol d'Italie couvert de glace. Nous nous associâmes le
jeune Adeodatus, ce fils de mon iniquité, que vous aviez
comblé de vos dons. A peine âgé de quinze ans, il surpassait
en génie des hommes avancés dans la vie et dans la science.
Ce sont vos dons que je publie, Seigneur mon Dieu, Créateur
de toutes choses, dont la puissance réforme nos difformités.
Car en cet enfant, il n'y avait de moi que le péché ; si je l'avais
élevé dans votre crainte, nui autre que vous ne me l'avait ins-
piré. Oui, ce sont vos dons que je publie. Il est un livre écrit
par moi, intitulé Le Maître; mon interlocuteur est cet enfant,
les réponses faites sous son nom sont, vous le savez, ses pen-
sées de seize ans. Il s'est révélé à moi par des signes plus mer-
veilleux encore. Son génie m'effrayait. Et quel autre que vous
ne serait l'artisan de pareils prodiges?

(i) Nous quittâmes Cassiacum pour retourner à Milan. Environ deux ans
après sa conversion. En effet, à l'époque de sa conversion, douze ans s'étaient
écoulés depuis sa dix-neuvième année et il avait alors trente et un ans et
quelques mois. (Liv. VIII, ch. i", et liv. VII, ch. v.) Or, comme dans ses
Soliloques, qu'il acheva à son retour de Milan, il compte quatorze ans
depuis le temps où, âgé de dix-neuf ans, il entreprit la lecture de 1 Hortensius,
Augustin serait donc resté près de deux ans à Cassiacum. Là, il composa
des ouvrages dont nous avons déjà parlé et se prépara, par ia pratique des
vertus chrétiennes, à la grâce du baptême. De retour à Milan, il composa,
en attendant le jour de son baptême, les livres de la Grammaire, de la
C A P U T VI

Medîolani baptîzatur cum Alypio et Adeodato.

i . — Inde, ubi tempus advenit, quo me nomen dare


oporteret, relicto r u r e , Mediolanum remeavimus. Placuit
et Alypio renasci in te mecum, j a m induto humilitate
sacramentis tuis congrua, et fortissimo domitori corporis
usque ad Italicum solum glaciale nudo pede obterendum
insolito ausu. Adjunximus etiam nobis puerum Adeoda-
tum, ex me natum carnaliter de peccato meo. T u bene
feceras e u m . Annorum erat fere quindecim, et ingenio
praeveniebat multos graves et doctos viros, Munera tua
tibi confiteor, Domine Deus meus, creator omnium, et
multum potens reformare nostra deformia : n a m ego in
illo puero, p n e t e r delictum, nihil habebam. Quod enim
enutriebatur a nobis in disciplina tua, tu inspiraveras
nobis, nullus alius. Munera tua confiteor. Est liber noster,
qui inscribitur de Magi siro : ipse ibi mecum loquitur.
Tu scis, illius esse sensa omnia quae inseruntur ibi ex
persona collocutoris mei, cum esset in annis sexdecim.
Multa ejus alia mirabiliora expertus s u m . Horrori mihi
erat illud ingenium : et quis prœter te talium miraculo-
r u m opifex?
2 . — Cito de terra abstulisti vitam ejus; et securior

Dialectique, du Maître. {Rétract., liv. I", ch. vi et suiv.) 11 fut baptisé


avec Alypius et Adeodatus, à j a fête de Pâques, par saint Ambroise lui-même,
er
comme il l'atteste (Hv. I , cont. Jul., ch. ix), la trente-quatrième année de
son âge, Tan 388 de Jésus-Christ, suivant les calculs de Baron i us. Cepen-
dant, des historiens modernes placent le baptême de saint Augustin à la
fête de Pâques de l'année 38g, et ne le font rester que sept mois à Cassiacum.
Histoire de sainte Monique, par M " BOUGAUD.)
38 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

2. — Vous n'avez pas tardé à l'enlever à la terre (i); son


souvenir me laisse plein d'assurance, je suis sans inquiet ude
sur son enfance, sa jeunesse, sa vie entière. Nous nous l'étions
donc assoc ié comme un frère en votr grâce, voulant l'élever
pour vous. Et nous fûmes baptisés! Tout remords du passé s'en-
fuit loin de nous! En ces jours-là, je ne me rassasiais pas de
contempler la profondeur de vos desseins sur le salut du genre
humain. Que de larmes j'ai versées en écoutant vos hymnes,
vos cantiques, vivement ému des mélodieux chants de votre
Église! Ces chants, coulant dans mon oreille, épanchaient la
vérité dans mon cœur, y soulevaient des élans de piété et
m'arrachaient des larmes, larmes bienheureuses !

( i ) Vous n'avez pas tardé à l'enlever à la terre. C'était une de ces


natures précoces, dont les organes sont bien vîtes épuisés par une végétation
trop riche et trop luxuriante. Ces sortes d'esprits parcourent en un jour
Геарасс de plusieurs mois et s'empressent de rendre à la nature trop géné-
reuse envers eux les qualités extraordinaires qu'ils en avaient reçues. On se
demandait ce que Dieu réservait à son Eglise au jour où le cœur et l'esprit
«TAdeodatas auraient atteint leur développement. Ce jour ne devait pas venir.
Une enfance angélique, une jeunesse plus pure encore, le baptême reçu avec
les dispositions d'un saint, voilà quelle devait être la courte existence de
cet enfant comblé des dons de Dieu et « dans lequel, dit saint Augustin, il
n'y avait rien de moi que mon péché. » Dans son repentir, il « aime cet
enfant comme un perpétuel avertissement de ses faiblesses, comme un
devoir né de sa faute même ; et ce devoir, qu'il lui a été doux de l'accomplir !
Combien il a chéri ce fils qu'il ne pouvait regarder sans s'humilier à la fois
et sans s'attendrir ! Comme le père s'est retrouvé dans le chrétien! Aussi
avec quelle ferveur il l'a offert à Dieu I Dieu a trop vite accepté l'offrande,
car il Га retiré de cette terre qu'il avait seize ans à peine; et maintenant il
ne reste plus de lui, au cœur de saint Augustin, qu'un souvenir plein de
douces et tristes émotions. » (SAINT-MARC GIHARDIM, Essais de littérature
et de morale, t. II, p. 14.)
« Avec le temps, le christianisme n'a rien perdu de sa vertu et de sa puis*
sance sur les cœurs coupables. Dix siècles plus tard, la France connut une
u
célèbre pénitence. M * de la Vallière crut que Dieu seul pouvait succéder à
Louis XIV dans son cœur et sa vie. Bossuet étant venu au Carmel annoncer
à Sceur Louise de la Miséricorde, la mort du duc de Vermandois, ce ffls
qu'elle avait eu du roi, elle répandit beaucoup de larmes, suivant ainsi le
mouvement de son cœur de mère ; mais, revenant tout à coup à elle, elle dit
à l'évêque ces belles paroles : « C'est trop pleurer la mort d'un fils dont je n'ai
M E
pas encore pleuré la naissance. » ( M DE CAYLUS.) Le christianisme a donc le
1,
secret de concilier les devoirs les plus opposés. » (M* DOUAIS, loc. cit., p. 6т.)
LIVRE IX — CHAPITRE VI 39

eum recordor, non timens quidquam pueritiœ, nec ado*


lescentiœ, nec omnino homini illi. Sociavimus eum coa>
vum nobis in gratia tua, educandum in disciplina t u a :
et baptizati sumus, et fugit a nobis sollicitudo vitae pra>
teritae. Nec satiabar illisdiebus dulcedine mirabili, con-
siderare altitudinem concilii tui super salutem generis
humani. Quantum flevi in hymnis et canticis tuis, suave
sonantis Ecclesiae tuae vocibus commotus acriter! Voces
illae influebant auribus meis, et eliquabatur veritas tua
in cor meum : et exsestuabat inde afFectus pietatis, et
currebant lacryma?, et bene mihi erat cum eis.
CONSIDÉRATIONS PRATIQUES
i . Cette tranquille et paisible assurance de la rémission des péchés que
Dieu répand dans l'âme, après la réception du sacrement du baptême et de
la pénitence, est une des preuves les plus frappantes de l'action de la grâce
divine et de la vraie foi. Mais cette sécurité n'est donnée ni aux pécheurs
impénitents, ni aux hérétiques, ni aux païens.
a. La petite église de Milan, qui servait en ce tempe-là de baptistère,
portait alors le nom de SainWean-Baptiste. Depuis on l'a dédiée à celui
dont elle fut, ce jour-là, le berceau. On la visite encore avec émotion.
Ces suaves accents qui produisaient dans fâme d'Augustin régénéré de
si vives émotions, c'était [l'hymne du Te Deum, suivant une tradition si
ancienne, si appuyée, si vénérable qu'on ne peut la rejeter à moins de preuves
du contraire, preuves qui n'ont pas encore été données, dit Fr. Archange
de la Présentation (Comment, in Confess., édit. Florent., 1307, op. et studio
Fr. Archangtli a Prassentaiione, Carmel eœcaïceati, t. II, p. 6 i a , cité par
r
M« BOUGAUD.) « Le titre d'hymne ambroisienne donné au Te Deum, dit J . de
Maisfre, pourrait faire croire que cette belle prière appartient exclusivement
à saint Ambroise ; cependant on croit assez généralement, à la vérité sur la
foi d'une simple tradition, que le Te Deum fut, s'il est permis de s'exprimer
ainsi, improvisé à Milan par les deux grands et saints Docteurs, Ambroise
et Augustin, dans un transport de ferveur religieuse, opinion qui n'a rien
que de très probable. En effet, ce cantique inimitable ne présente pas la
plus légère trace du travail et de la méditation. Ce n'est point une compo-
sition, c'est une effusion, c'est une poésie brûlante, affranchie de ton
mètre : c'est un dithyrambe divin dû à l'enthousiasme, volant de ses propres
ailes, méprisant toutes les ressources de l'art. Je doute que la foi, l'amour,
ja reconnaissance aient parlé jamais de langage plus vrai et plus pénétrant. »
(Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, Ent. VII.)
Dans l'église Saint-Augustin, à Paris, on remarquera les tableaux
modernes du baptême de saint Augustin, par M. Maillart Diogéne ; à gauche,
saint Ambroise, au centre saint Augustin et son fils, à droite sainte Monique*
CHAPITRE VII

A quelle occasion fut introduit le chant ecclésiastique dans l'Église de Milan


Découverte et translation des corps des saints Gervais et Protais.

i • — L'Eglise de Milan venait d'adopter cette pratique con-


solante et sainte : dans un même concert, les fidèles mêlaient
avec amour leurs voix et leurs cœurs. Il y avait un peu pi us
d'un an, Justine, mère du jeune empereur Valentinien (i),
séduite par les ariens, persécutait votre serviteur Ambroise.
Le peuple fidèle passait les nuits dans l'église, prêt à mourir
avec son évoque, votre serviteur ; et ma mère, votre servante,
la première à prendre sa part d'angoisses et de veilles, n'y
vivait que d'oraisons. Nous-mêmes, dont la flamme du Saint-
Esprit n'avait pas encore échauffé la tiédeur, nous étions émus
de ce trouble, de cette consternation de toute une ville. Alors,
pour prémunir le peuple contre l'abattement et l'ennui, on
résolut de chanter des hymnes et des psaumes, selon l'usage
de l'Église d'Orient ( 2 ) , qui, retenu parmi nous, s'est répandu

(1) Justine, mère du jeune empereur. Pour le détail de cette persécution


contre saint Ambroise, consultez les différentes histoires de l'Eglise, et en
particulier Baronius, qui, à cette occasion, défend admirablement l'anti-
quité du chant des psaumes et des hymnes dans l'Eglise.
(2) On résolut de chanter... selon l'usage de l'Église d'Orient. Il ne
parait pas que le chant, auquel le peuple prenait part, c'est-à-dire le chant
à deux chœurs, soit passe des Églises d'Orient à celles d'Occident avant la
fin du quatrième siècle. Saint Ambroise en eut l'initiative, d'après le prêtre
Paulin, auteur d'une Vie du célèbre évéque de Milan, et saint Augustin
nous révèle ici que ce fut pour charmer les longues heures qu'il passait
dans l'église durant la persécution de l'impératrice Justine.
Saint Chrysostome indique formellement (In ps. XLI), quel but éminem-
ment moral les Pères avaient en associant les peuples aux chants d'Eglise.
On vient de publier à ce sujet :

« Le chant antiphoné recevait à Milan un développement semblable à celui


que nous constatons à Antioche. Saint Ambroise, pour augmenter l'éclat des
vigiles quotidiennes de son Eglise, y faisait exécuter les psaumes secundum
C A P U T VII

Ecclesiastici cantus institut io Mediolani. Inventa corpora sanctorum


Gervasii et Protasii.

i . — Non longe cœperat Mediolanensis ecclesia genus


hoc consolationis et exhortationis celebrare, magno
studio fratrum concinentium vocibus et cordibus. Nimi-
r u m annus erat, aut non multo amplius, cum Justina
Valentiniani régis pueri mater, hominem tuum Ambro-
sium persequeretur haeresis suse causa, quae fuerat
seducta ab Arianis. Excubabat pia plebs in ecclesia,
mori parata cum episcopo suo, servo tuo. Ibi mater mea,
ancilla tua, sollicitudinis et vigiliarum primas partes
tenens, orationibus vivebat. Nos adhuc frigidi a calore
Spiritus tui, excitabamur tamen civitate attonita atque
turbata. Tunc hymni et psalmi u t canerentur secundum
morem Orientalium partium ne populus mœroris taedio
contabesceret, institutum e s t ; et ex ilio in hodiernum

morem orientalium partium, ne populus mœroris tœdio contabesceret. Et cette


innovation s'étendait rapidement k « presque toutes les églises de l'Occident. »
Combien ai-je pleuré, écrivait plus tard saint Augustin, combien ai-je pleuré, au
son de cette psalmodie, remué que j'étais par les voix de ton harmonieuse Eglise :
quantum Jtevi suave sonantis Ecclesiœ tuœ vocibus corn mot us acri ter! Et
cependant le même Augustin n'est pas loin de considérer cette psalmodie en
musique comme une invasion inquiétante de l'art dans l'austérité traditionnelle
du culte. «Oui, j'ai pleuré aux accents de cette voix, et j'ai trouvé de la douceur
d m< mes larmes. Mais, pardonnez-moi ma sévérité si ma sévérité est une erreur,
je voudrais bien souvent éloigner de mes oreilles, et des oreilles de l'Eglise elle-
même, toute la mélodie suave de ces chants avec laquelle on exécute maintenant
l.i psalmodie davidique. » (Voir Confessions, liv. X, ch. xxxiu.) Et ce lui est
l'occasion de rappeler le mot de saint Albana se, qui tam modico Jlejcu vocis
f'iriebat sonare lectorem psalmi, ut pronuncianti vicinior esset quam canenti,
et d'ajouter ; « Le goût d'Alhanase était le plus sûr. »
» Ce qu'était celte musique antiochienne et cette musique milanaise, il ne nous
appartient pas ici de le rechercher. Nous ne devons que remarquer l'illusion dont
était victime le beau génie de saint Augustin. 11 regrettait la simplicité antique
(2 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

de proche en proche dans presque toutes les parties du bercail


catholique.
2 . — A la même époque, vous révélâtes en songe à votre
évêque le lieu qui recelait les corps des martyrs (Servais et
Protais (r). Vous les aviez conservés à l'abri de la corruption
pendant tant d'années dans le trésor de vos secrets, voulant les
produire en tempsopportun pour réprimer la fureurd'une femme,
mais d'une femme qui portait le sceptre. Retrouvés, exhumés,
on les transfère solennellement à la basilique ambrosienne, et
les possédés sont délivrés des esprits immondes, de l'aveu même
de ces démons. Un citoyen très connu, aveugle depuis longtemps,
demande et apprend la cause de l'enthousiasme du peuple; il
se lève et prie son guide de le mener à ces reliques. Arrivé là,
il est admis à toucher avec un mouchoir le cercueil où reposent
les restes de vos saints dont la mort fut précieuse devant vous.
Il le fait toucher à ses yeux, qui s'ouvrent à l'instant. Le bruit
s'en répand, vos louanges éclatent, et si le cœur de la femme
ennemie n'est pas rendu à la santé de la foi, il est du moins
réprimé dans ses fureurs de persécution. Grâce à vous, 6 mon
Dieu ! D'où avez-vous rappelé mon souvenir, pour que je révé-
lasse à votre gloire ce grand prodige que, par oubli, j'avais
omis de raconter? Hélas ! lorsque tous exhalaient ainsi la vive
odeur de vos parfums (a), je ne courais pas après vous! Et

de la psalmodie, se rendant, semble-t-il, mal compte qne cette simplicité n'éUst


plus séante i la pompe du culte chrétien triomphant. L'art chrétien naissait sous
toutes ses formes : architecture, peinture, cérémonial. A ces fouies de fidèles
assemblés sous les marbres et les mosaïques étincelantes de l'Anastasie ou des
Saints-Apotres, à ces longues théories de clercs ea vêtements blancs, * plus blancs
que ceux do peuple et de préférence éclatants, » il fallait l'attrait et le prestige
d'une musique chorale pénétrante et ornée, comme Tétait de même l'éloquence
de saint Jean Chrysostome et aussi celle de saint Ambroise.
» 11 n'est pas désirable que les arts, qui sont un langage, en se mettant au
service de rÉgiise, deviennent indépendants des révolutions du goût et des mœurs,
et se fixent un canon immuable. Cela est vrai surtout de la musique. Suint
Augustin avait tort contre saint Jean Chrysostome et contre saint Ambroise,
comme à leur tour auraient tort les plain-chantistes d'anjourd'hui,qui voudraient
nous donner le plain-chant du vu* siècle, comme l'expression dernière de la
musique chrétienne et dire à leur tour: « Le goût de saint Ambroise ou de saint
Grégoire était le plus sûr. » (P. BATIFFOI., Histoire du Bréviaire romain, p. 37-

En 387, J'évêque Flavien, se rendant à Constant inople pour solliciter la


LIVRE IX — CHAPITRE VII 43

retentum, multis j a m ac pene omnibus gregibus tuis et


per cœteras orbis partes imitantibus.
2 . — Tune memorato antistiti tuo per visum aperuisti
quo loco laterent martyrum corpora Gervasii et Protasii,
fpise per tot annos incorrupta in thesauro secreti tui
recondideras, unde opportune promeres, ad coercendam
rabiem femineam, sed regiam. Cum enim propalata et
effossa digno cum honore transferentur ad Àmbrosianam
basilicam, non solum quos immundi vexabant spiritus,
confessis eisdem dsemonibus sanabantur, verum etiam
quidam plures annos csecus civis civitatique notissimus,
cum populi tumultuantis lœtitiœ causam quœsisset atque
àudisset, exsilivit; coque se u t duceret, suum ducem rogà-
vit. Quo perductus impetravit admitti, ut sudario tangere!
feretrum pretiosae in conspectu tuo mortis sanctorum
tuorum. Quod ubi fecit, atque ad m o vit oculis, confestim
aperti sunt. Inde fama discurrens : inde laudes tua? fer^
venter lucentes : inde illius inimica? animus, et si ad crc-
dendi sanitatem non applicatus, a persequendi tarnen
furore compressus est. Gratias tibi, Deus meus. Unde et

grâce des habitants d'Antioche menacés de la colère de Théodose, afin de


mieux toucher le cœur du grand empereur, demande « aux jeunes gens
qui ont coutume de chanter à la table du prince d'exécuter les psalmodies
suppliantes d'Antioche. » Théodose est saisi par le caractère de cette
musique religieuse si expressive et si nouvelle; des larmes d'émotion
tombent dans la coupe qu'il tenait à la main.
( i ) Les corps des martyrs Gervais et Protais. L'Eglise célèbre leur fête
le 1 9 juin. Voyez les notes de Baronius sur le martyrologe romain, ou il
conclut avec assez de probabilités qu'ils souffrirent le martyre sous les
empereurs Marc-Aurele et Lucius Verus, la neuvième année de leur règne
)i-}2 après J.-C.), lorsqu'ils avaient déjà commencé la guerre contre les
Marcomans.
Les corps des saints martyrs restèrent donc plus de deux cents ans à
'abri de la corruption, jusqu'à l'an 387, où Dieu révéla l'endroit de leur
sépulture à saint Ambroise. (Cité de Dieu, x x n , 8 ; Serm. XXXIX, etc.)
(1) Hélas! lorsque tout r r W s r * la vive odeur, etc. Lors de cette trans-
44 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

c'est ce qui me faisait tant pleurer en écoutant vos cantiques.


J'avais soupiré si longtemps après vous! Enfin, je respirais
autant qu'on le peut sur la terre (i), vile cabane de chaume!

lation, Augustin était encore à Cassiacum ; c'est ce qui lui fait dire
qu' < ¡1 ne courait pas encore après Dieu » parce qu'il différait encore de
recevoir le baptême, délai qu'il déplore bien qu'il n'eût probablement rien
de coupable.
(i)Je respirais autant qu'on le peut, etc.Autant que votre souffle.Seigneur,
peut pénétrer dans une « maison de chaume ». Il veut parler de son corps,
« car toute chair, dit le prophète, est comme l'herbe des champs. » (Is.
iv, 6.) Il s'y trouvait comme à l'étroit, enflammé du feu de l'amour divin
et de la douceur de la psalmodie chrétienne.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i . On peut se convaincre ici de l'utilité des psaumes et des hymnes pour


exciter dans l'âme les sentiments de la piété. Il en sera encore question
plus loin, lîv. X , ch. x x x u i .
a. On voit la dévotion de l'Eglise primitive pour les reliques des saints
martyrs, dévotion attestée et confirmée par les miracles authentiques qui
LIVRE IX — CHAPITRE VII 45

quo duxisti recordationem meam, ut luec etiam confi-


terer tibi, quae magna oblitus prœterieram? Et tamea
tune, cum ita fragraret odor unguentorum tuorum, non
currebamus post te, et ideo plus flebam inter cantica
h y m n o r u m tuorum, olim suspirans tibi, et tandem res-
pirans, quantum patet aura in domo fœnea.

s'opéraient à leurs tombeaux et que le saint Docteur rapporte ici. Si les


hérétiques de nos jours refusent d'y ajouter foi, ils montrent qu'ils ne
valent pas mieux que les Ariens, qui, au rapport de saint Ambroise,
(Serm. XCI), n'affectaient que du mépris pour ces glorieux témoignages des
saints martyrs. Si, au contraire, ils admettent la vérité de ces miracles, ils
sont forcés d'avouer que le culte des reliques et l'invocation des saints ne
sont point opposés à la vraie foi ; car Dieu ne peut autoriser et confirmer
par de vrais prodiges un culte idolâtrique, puisqu'il est le Dieu de vérité et
non seulement l'ennemi, mais le vengeur de l'idolâtrie.
La raison d'ailleurs ne permet pas de supposer que des docteurs de
l'Eglise aussi grands en science et en vertu que saint Ambroise et saint
Augustin, aient été la dupe de prodiges opérés par le démon, ou d'une
superstition vulgaire, tandis que Dieu aurait, après tant de siècles, révêlé la
fausseté de ces prodiges à un Luther et à un Calvin.
C H A P I T R E VIII

Au moment où Augustin se préparait à retourner en Afrique avec Evodius et


d'autres amis, Monique, sa mere, meurt à Ostie. Il décrit la naissance et
l'éducation de Monique.

1 . — O vous qui rassemblez dans une seule maison ceux


qui n'ont qu'une âme, vous nous avez associé alors un jeune
compatriote, Evodius, officier de l'empereur (i), converti et
baptisé avant nous, qui avait quitté la milice du siècle pour
servir dans la vôtre. Réunis, saintement résolus à vivre en
commun, nous cherchions un lieu propice au dessein de vous
servir, prêts à retourner ensemble en Afrique ( 2 ) . Nous arri-
vions à Ostie, à l'embouchure du Tibre, quand ma mère
mourut. J'abrège, j'ai hâte de finir. Recevez mes confessions,
mon Dieu, et les actions de grâces que je vous rends, même
en silence, pour vos innombrables bienfaits. Mais je ne tairai
pas tout ce qui naît en mon âme de pensées et d'affections au
sujet de votre servante, qui m'a enfanté dans son sein à la vie
du temps et dans son cœur à la vie éternelle. Ce ne sont point
ses mérites, mais vos faveurs que je dirai. Aussi bien ne s'est-
elle point faite ni élevée elle-même.
2 . — C'est vous qui l'avez créée, et ni son père ni sa mère
ne savaient ce que leur enfant devait être un jour. Qui l'in-
struisit dans votre crainte? (3j La houlette du Christ, la direc-

{1 ) Officier de l'empereur. Voir plus haut, liv. VIII, ch. vi, note 3 .
(2) Prêts à retourner ensemble en Afrique. Augustin demeura cependant
quelque temps à Rome. En attendant un temps favorable à la navigation,
il écrivit ses deux livres des Mœurs de l'Église catholique et des Mœurs
des Manichéens, le livre de la Quantité de l'âme et aussi ses trois livres
sur le Libre arbitre, ou il a pour interlocuteur Evodius dont il fait ici men-
tion. Ce ne fut toutefois qu'en Afrique, et alors qu'il était déjà ordonne
prêtre à Hippone, qu'il termina le deuxième livre et le troisième. Il passe
sous silence tout ce qu'il fit d'ailleurs à Rome et en Afrique, « offrant à
Dieu l'expression de ses louanges et des vives actions de grâces qu'il lui
C A P U T VIM

Evodii confessio. Mairis obitus, ejusque a tencris educatio.

1 . — Qui habitare facis unanimes in d o m o , consociasti


nobîs et Evodium juvenem ex nostro municipio. Qui
cum agens in rébus militaret, prior nobis ad te conversus
est, et baptizatus; et relicta militia sœculari, accinctus
est in tua. Simul e r a m u s , simul habitaturi in placito
sancto. Quserebamus, quisnam locus nos utilius haberet
servientes tibi. P a r i t e r remeabamus in Africain. Et cum
a p u d Ostia Tiberina essemus, mater defuncta est. Multa
prœtereo, quia multum festino. Accîpe confessionesmeas
et g r a t ï a r u m actiones, Deus meus, de rébus innumera-
bilibus, etiam in silentio. Sed non prseteribo quidquîd
mïhi anima p a r t u r i t de illa famula tua, quae me partu-
r i v i t : et carne, ut in hanc temporalem; et corde, u t in
aeternam lucem nascerer. Non ejus, sed tua dicam dona
in ea. Neque enim seipsam fecerat, auteducaveratseipsam.
2 . — Tu creasti eam : nec pater, nec mater sciebat
qualis ex eis fieret. Et erudivit eam in timoré tuo virga

rend pour tant de bienfaits dans le calme de son cœur. » Il croit néan-
moins devoir a la reconnaissance filiale de rappeler avec éloge la vie ver-
tueuse et la sainte mort de sa mère.
Toutes les autres actions de la vie sacerdotale et de l'épiscopat de saint
Augustin se trouvent racontées par les écrivains de sa vie : Possidîus,
Cornélius, Laneelot, Baronius, Tillemont, par les différents auteurs de
l'histoire générale de l'Eglise et les historiens spéciaux de la rie de saint
Augustin. Nous ne nous occupons ici que d'éclaircir ce qu'il peut y avoir
d'nbscur dans ses Confessions et de les mettre à la portée de tout le
monde. Nous dirons cependant quelque chose de la vie du saint Docteur
au livre X , où il raconte ses progrès dans la vertu.
(3) Qui l'instruisit dans votre craintif Le disciple du Christ, par une
48 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

tîon de votre Fils unique, dans une maison fidèle, portion pré-
cieuse du bercail de votre Église. Elle ne se louait pas tant du
zèle de sa mère à l'élever, que des soins d'une vieille servante,
qui avait porté son père tout petit ainsi que les jeunes filles
ont coutume de porter sur le dos les petits enfants. Ce souvenir,
sa vieillesse, ses mœurs exemplaires lui assuraient, dans une
maison chrétienne, la vénération de ses maîtres, qui lui avaient
commis la conduite de leurs filles. Son zèle répondit à tant de
confiance; elle était, au besoin, d'une sainte rigueur pour les
corriger, et toujours d'une admirable prudence pour les ins-
truire. Hors les heures de leurs modestes repas avec leurs
parents, fussent-elles dévorées de soif, elle ne leur permettait
pas môme de boire de l'eau, prévenant une funeste habitude,
et disant avec un grand sens : « Vous buvez de l'eau main-
tenant, parce que vous n'avez pas de vin à votre disposition;
mais, quand vous aurez dans la maison de votre mari les
clefs des celliers, vous dédaignerez l'eau, sans renoncer à
l'habitude de boire. »
3, — P a r ces sages remontrances et par l'autorité de ses con-
seils, elle réprimait les convoitises du premier âge ; elle appre-
nait aux jeunes filles à régler leur soif d'après l'exacte bien-
grâce toute particulière de la Providence divine, dont l'action se fait sentir
merveilleusement sur les élus dès leur enfance, et qui, en faisant naître
sainte Monique de parents chrétiens, la prévint et l'enrichit, d'ailleurs, de
l'abondance de ses dons les plus précieux.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i . On ne peut trop apprécier l'utilité d'une bonne éducation, qui souvent


est due bien plutôt aux premiers maîtres, aux nourrices, à des serviteurs
vertueux qu'aux parents eux-mêmes. Aussi, le plus grand service que
ceux-ci puissent rendre à leurs enfants, c'est de confier leur instruction et
leur éducation à des hommes qui les forcent, pour ainsi dire, à apprendre
et à pratiquer la vertu. S'ils ont le bonheur de trouver de pareils maîtres,
qu'ils se souviennent que c'est un devoir pour eux de les honorer suivant
leurs mérites.
s. Il faut former les enfants aux règles d'une tempérance sévère dans
l'usage du boire et du manger, et, en dehors des repas, leur permettre rare-
ment de satisfaire leurs désirs. Si on ne les accoutume de bonne heure à
LIVRE IX — CHAPITRE VIII 49

Christi tui, regimen unici Fili tui in domo fideli, bono


membro Ecclesiee tuae. Nec tantara erga suam disciplinam
diligentiam matris prœdicabat, quantam famulae cujusdam
decrepitœ, quae patrem ejus infantem portaverat, sicut
dorso grandiuscularum puellarum parvuli portari soient.
Cujus rei gratia, et propter senectam ac mores optimos,
in domo christiana satis a dominis honorabatur. Unde
etiam curam dominicarum filiarum commissam sibi, dili-
genter g e r e b a t ; e t e r a t in eis coercendis, cum opus esset,
sancta severitate vehemens, atque in docendis sobria p r u -
dentia. Nam eas, prœter illas horas quibus ad mensam
parentum moderatissime alebantur, etiamsi cxardesce-
rent siti, nec aquam bibere sinebat, praecavens consue-
tudinem malam, et addens verbum sanum : « Modo aquam
bibitis, quia in potestate vinum non h a b e t i s : cum
autem ad maritos veneritis, factse dominée apothecarum
etcelIariorum,aquasordebit,sedmospotandi prœvalebit.»
3. —Hacrationepraecipiendi et auctoritate imperandi,
frenabat aviditatem tenerioris setatis, et ipsam puellarum
sitim formabat ad honestum modum, u t j a m nec liberel

cette tempérance, ils tomberont dans l'ivrognerie, dans des sensualités


grossières, et prendront ainsi le chemin qui conduit à la mort. Une per-
sonne qui aime à boire ne pourra jamais acquérir aucune vertu solide, ni
conserver et défendre son innocence.
3. Sainte Monique nous apprend, par un exemple frappant, comment les
fautes les plus légères peuvent conduire à des inclinations ouvertement
vicieuses. Elle qui avait une profonde répugnance pour le vin, en était
venue à en boire avec plaisir des coupes presque entièrement pleines. (Voir
P. GROU, Monique modèle des femmes mariées, ch. LXVIII.)
4. La divine Providenec, dont les voies sont aussi cachées qu'admi-
rables, se sert souvent des défauts d'une personne pour corriger les inclina-
tions vicieuses d'une autre. C'est à peu près de la même manière que le
saint Docteur raconte qu'il guérit Alypius de sa folle passion pour les spec-
tacles. Cette faute de la jeune Monique eut pour elle les plus heureux
résultats. Elle lui inspira le goût de la mortification et la rendit humble et
défiante d'elle-même.
5. Saint Augustin donne ici une grande leçon d'humilité à ceux qui
30 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

séance, qui exclut jusqu'au désir de ce qu'elle ne permet pas.


Et néanmoins, c'est l'aveu que votre servante faisait à son fils,
le goût déréglé du vin peu à peu s empara d'elle. Quand ses
parents l'envoyaient, selon l'usage, comme une sobre enfant,
puiser le vin à la cuve, après avoir baissé le vase pour le rem-
plir, et avant de le verser dans le flacon, elle y touchait du
bout des lèvres, arrêtée aussitôt par la répugnance. Ce n'était
pas l'effet d'un mauvais penchant, mais une de ces saillies
de l'âge, une de ces espiègleries d'enfant que l'autorité doit
réprimer.
4. — Or, le mépris des petites choses menant pas à pas à
l'abîme (Eccl. xrx, 1 ) , il arriva que, ajoutant chaque jour
quelques gouttes, elle prit l'habitude de vider d'un trait une
petite coupe presque pleine. Où était alors cette vieille gouver-
nante si sage? Où étaient ces austères défenses? Contre ce mal
caché, quel autre remède, ô mon Dieu, que votre vigilante sol-
licitude? En l'absence de son père, de sa mère, de tous ceux
qui prenaient soin d'elle, que fîtes-vous, Seigneur, toujours
présent, qui créez, appelez et, par l'entremise même des
méchants, procurez le bien et le salut des âmes? Quel fut le
traitement ? D'où vint la guérison ? Par une secrète disposition
de votre sagesse, un cruel sarcasme fut le fer aigu qui, d'un
coup, trancha l'abcès.
5. — Une servante qui l'accompagnait d'ordinaire à la cave,
se disputant un jour, comme souvent il arrive, avec sa jeune
maîtresse, seule à seule, lui lança le reproche insultant de
buveuse. Elle, percée de ce trait, reconnaît la laideur du
défaut, le réprouve et s'en corrige. Tant il est vrai que, si la
flatterie des amis nous perd, le plus souvent la censure des
ennemis nous sauve. Toutefois, votre justice ne les traite pas

consacrent leur vie au salut des âmes, et leur apprend à n'attribuer jamais
à leur puissance, à leur vertu personnelle, le bien que peut produire leur
parole pour la conversion des cœurs. S'ils veulent y réfléchir sérieusement,
ils verront, au contraire, qu'ils ont affaibli, paralysé, corrompu leurs dis-
cours, leurs leçons, leurs exhortations et les autres ministères qui ont pour
LIVRE IX — CHAPITRE M i l 51

quod non deceret. E t subrepserat tamen, sicut mihi filio


fa mula tua n a r r a b a t , subrepserat ei vi nolenti a. N a m cum
de more tanquam puella sobria j u b e r e t u r a parentibus
de cuppa vinum depromere, submisso poculo, qua desuper
patet, priusquam inlagunculam funderet m e r u m , p r i m o -
ribus labris sorbebat exiguum, quia non poterat amplius
sensu récusante. N o n enim ulla temulentiae cupidine
faciebathoc, sed quibusdam superfluentibusaetatisexces-
sibus, qui ludicris motibus ebulliunt, et in puerilibus
animis majorum pondère premi soient.
4. — Itaque ad illud modicum quotidiana modica
addendo (quoniam qui modica spernit, paulatim decidit),
in eam consuetudinem lapsa erat, ut prope j a m plenos
mero caliculos inhianter hauriret. Ubi tunc sagax a n u s ,
et vehemens illa prohibitio? Numquid valebat aliquid
adversus latentem m o r b u m , nisi tua medicina, Domine,
vigilaret super nos? Absente patre et matre et nutrito-
ribus, tu praesens, qui creasti, qui vocas, qui etiam p e r
pravos homines boni aliquid agis ad animarum salutem,
quid tunc egisti, Deus meus? Unde curasti? Unde sanasti?
Nonne protulisti d u r u m et acutum ex altera anima con-
vicium, tanquam medicinale ferrum, ex occultis provisio-
nibus tuis, et u n o ictu putredinem illam pnecidisti?
5. — Ancilla enim, cum q u a solebat accedere ad
cuppam, litigans cum domina minore, u t fit, sola cum
sola, objecit hoc crimen amarissima insultatione, vocans
meribibulam. Quo illa stimulo percussa, respexit feedi-
tatem suam : confestimque damnavit, atque exuit, Sicut
amici adulantes pervertunt, sic inimici litigantes ple-

but le salut du prochain, par une multitude de péchés d'orgueil, de vaine


gloire, d'impatience, de sensualité, de négligence. A Dieu seul donc tout
Honneur et toute gloire, et à nous la honte et la confusion.
52 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

selon le bien que par eux vous nous faites, mais selon le mal
qu'ils nous ont souhaité. Que voulait cette servante en colère ?
Piquer sa maîtresse et non la guérir. Aussi le fit-elle en secret,
soit que l'occasion décidât du temps et du lieu, soit qu'elle
craignît elle-même un châtiment pour une révélation si tardive.
Mais vous, Seigneur, qui gouvernez le ciel et la terre, qui
faites servir à vos fins les flots profonds du torrent et réglez le
cours troublé des siècles, c'est par la folie d une âme que vous
en guérissez une autre, pour nous apprendre à ne pas nous
attribuer l'efficacité de nos conseils.
UVRE IX — CHAPITHE VIII

rumque corrigunt. Nec tu, quod per eos agis, sed quod
ipsi voluerunt, retribuis eis. Illa enim irata, exagitare
appetivit minorem dominant, non s a n a r e ; et ideo clan-
culo : aut quia ita eas invenerat locus et tempus litis :
aut ne forte et ipsa periclitaretur, quod tam sero prodi-
disset. Atque tu, Domine, rector ccelestiumetterrenorum,
ad usus tuos contorquens profunda torrentis, et fluxum
s&culorum ordinans turbulentum, etiam de alterius
animae insania sanasti alteram : ne quisquam, cum hoc
advertit, potential suse tribuat, si verbo ejus alius corri-
g a t u r , quem vult corrigi.
C H A P I T R E IX
AUGUSTIN CONTINUE À LOUER LES VERTUS DE SA MÈRE. IL RACONTE COMMENT, PAR SA DOU-
CEUR ET PAR sa PATIENCE, ELLE TRIOMPHA DU CARACTÈRE BOUILLANT ET EMPORTÉ DE SON
mari, ET DÉCRIT LE ULENT PARTICULIER QU'ELLE AVAIT POUR PACIFIER LES DIFFÉRENDS.

1 . — Formée à la modestie et à la sagesse, plutôt soumise


par vous à ses parents que par ses parents à vous, dès l'âge
nubile elle fut donnée pour épouse à un homme qu'elle révéra
comme un maître. Jalouse de vous le gagner, elle lui parlait
de vous par ses vertus, qui, par vous, mon Dieu, la rendaient
belle, aimable, admirable aux yeux de son mari. Elle souf-
frit ses infidélités avec tant de douceur, qu'elle ne lui en fit
jamais de reproches, attendant que votre miséricorde lui
donnât la chasteté avec la foi. Naturellement affectueux, il
était facilement irascible. Aux emportements, elle opposait le
calme et le silence. Etait-il remis et apaisé, elle lui rendait
à propos raison de sa conduite, s'il arrivait qu'il eût trop légè-
rement cédé à sa vivacité.
2 . — Plusieurs autres femmes de la ville, unies à des hommes
plus doux, portant néanmoins sur leur visage la trace des
sévices domestiques, accusaient dans l'intimité de l'entretien la
conduite de leurs maris; ma mère accusait leur langue, et leur
donnait avec enjouement ce sérieux avis que, à dater de l'heure
où lecture leur avait été faite du contrat de mariage, elles
avaient dû le regarder comme l'acte authentique de leur ser*
vage; ce souvenir de leur condition leur interdisait toute
révolte contre leurs maîtres. Ces femmes, connaissant l'humeur
violente de Patricius, ne pouvaient s'étonner assez qu'on n'eût
jamais appris, ni même soupçonné qu'il eût frappé sa femme,
ou qu'entre eux la paix domestique eût été un seul jour troublée.
« Quel est donc ce secret? » demandaient-elles familièrement*
Et ma mère le leur révélait comme je l'ai fait plus haut. Celles
qui en faisaient l'essai avaient lieu de s'en féliciter; celles qui
C A P U T IX

IxudsbilU ma tris sua: mores prosequitur.

1 . — Educata itaque pudice ac sobrie, potiusque a te


subdita parentibus, quam a parentibus libi, ubi plenis
annis nubilis factaest, tradita viro servivit veluti domino;
et sategit eum lucrari tibi, loquens te illi moribus suis,
q u i b u s eam pulchram faciebas, et reverenter amabilem,
atque mirabilem viro. Ita autem toleravit cubilis injurias,
ut nullam de hac re cum marito haberet u n q u a m simul-
tatem. Expectabat enim misericordiam tuam super eum,
ut in te credens castificaretur. Erat vero ille prseterea,
sicut benevolentia prsecipuus, ita ira fervidus. Sed nove-
rat hsec non resistere irato viro, non tantum facto, sed
ne verbo quidem. J a m vero refracto et quieto, cum
opportunum videret, rationem facti sui reddebat, si forte
ille inconsideratius commotus fuerat.
2 . — Denique cum matronae multae, quarum viri
mansuetiores erant, plagarum vestigia etiam dehonestata
facie gererent, inter amica colloquia illae arguebant
maritorum vi t a r a ; hsec earum linguam, veluti per jocum,
graviter admonens, ex quo illas tabula», quae matrimo-
niales vocantur, recitari audissent, tanquam instrumenta,
quibus ancillse factse essent, deputare debuisse : proinde
memores conditionis, superbire adversus dominos non
oportere. Cumque mirarentur illae, scientes quam fero-
cem conjugem sustineret, nunquam fuisse auditum, aut
aliquo indicio claruisse, quod Patricius caeciderit uxo-
rem, aut quod a se invicem vel u n u m diem domestica
lite dissenserint ; et causam familiariter quaererent, doce-
56 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

n'en tenaient aucun compte demeuraient dans la servitude et


l'oppression.
3. — Sa belle-mère, au commencement, s'était laissé pré-
venir contre elle sur les perfides insinuations de quelques ser-
vantes, mais, désarmée par une patience inaltérable, par de
nombreux gages de douceur et de respect, elle dénonça dVlle-
même à son fils ces langues envenimées qui troublaient la paix
du foyer et sollicita le châtiment des coupables. Lui, dans
l'intérêt de l'union et de Tordre domestique, consentit à la cor-
rection réclamée par sa mère, qui promit même récompense à
qui, pour lui plaire, lui dirait du mal de sa belle-fille. On s'en
garda bien, et toutes les deux goûtèrent dès lors les charmes
d'une bienveillante union. Votre fidèle servante, dans le sein
de laquelle vous m'avez créé, 6 Dieu si miséricordieux, avait
encore reçu de vous un don bien précieux. Dans tous les dis-
sentiments et les animosités, elle n'intervenait que pour paci-
fier. Confidente de ces propos pleins de fiel et d'aigreur
que l'intempérance de la haine exhale en présence d'une amie
aux dépens d'une ennemie absente, elle ne rapportait de l'une
à l'autre que ce qui pouvait servir à les réconcilier.
4. — J'estimerais ceci peu de chose, si une triste expérience
ne m'eût appris qu'un nombre infini de gens, frappés de je ne
sais quelle contagion de péchés, ne se contentent pas de rap-
porter à l'ennemi irrité les paroles de l'ennemi irrité, mais en
ajoutent encore qui n'ont pas été dites. L'humanité, au con-
traire, non contente de s'abstenir des mauvais propos qui
excitent et enveniment la haine, ne doit-elle pas s'efforcer de
l'éteindre par un langage affectueux? Ainsi faisait ma mère,
instruite par le Maître divin, à l'école du cœur. Elle parvint à
vous regagner son mari, vers la fin de sa vie temporelle, et elle
n'eut plus à pleurer chez le croyant ce qu'elle avait supporté
chez l'infidèle.
5. — Elle était aussi la servante de vos serviteurs. Tous ceux
d'entre eux qui la connaissaient vous louaient, vous hono-
raient, vous aimaient en elle, tant ils sentaient en son cœur
UVRE IX — CHAP1TRE IX 57

]>at illa institutum suum, quod supra memoravi. Quae


observaban!, experta? gratulabantur; quse non observa-
bant, subjectae vexabantur.
3. — Socrum etiam suam, primo susurris malarum
ancillarum adversus se irritatam, sic vicit obsequiis,
perseverans tolerantia et mansuetudine, ut illa ultro
filio suo medias linguas fgmularum proderet, quibus inter
se et nurum pax domestica turbabatur, expeteretque
vindictam. Itaque, posteaquam ille, et inatri obtempe-
rans, et curans familue disciplinam, et concordile suo-
rum consulens, proditas ad prodentis arbitrium verberi-
bus coercuit : promisit illa, talia de se praemia sperare
debere, qusecumque de sua n u r u sibi, quo piacerei,
inali aliquid loqueretur : nullaque j a m audente, memo­
rabili inter se benevolentise suavitate vixerunt. Hoc
quoque illi bono mancipio tuo, in cujus utero me creasti,
Deus meus, misericordia mea, munus grande donaveras,
quod inter dissidentes atque discordes quaslibet animas,
ubi poterat, tam se pnebebat pacifican), u t cum a b
utraque multa de invicem audiret amarissima (qualia
solet eructare turgens atque indigesta discordia, quando
p r e s e n t i amicse de absenté inimica per acida colloquia
eruditas exhalatur odiorum), nihil tamen alteri de altera
proderet, nisi quod ad eas reconciliandas valeret.
4. — Parvum hoc bonum mihi videretur, nisi turbas
innumerabiles tristis experirer (nescio qua horrenda
pestilentia peccatorum latissime pervagante), non solum
iratorum inimicorum iratis inimicis dicta prodere, sed
etiam quse non dicta sunt addere ; cum contra animo
humano p a r u m esse debeat inimicitias hominum nec
excitare, nec augere male loquendo, nisi eas etiam extin-
guere bene loquendo studuerit : qualis illa erat, docente
58 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

votre présence, attestée par les fruits de sa sainte vie. Elle


n'avait eu qu'un mari; elle s'était acquittée envers ses parents ;
elle avait pieusement gouverné sa maison, et les bonnes
œuvres lui rendaient témoignage. (/ Tint, v, 1 0 . ) Elle avait
bien élevé ses fils, les enfantant de nouveau, chaque fois
qu'elle les voyait s'éloigner de vous. Enfin, quand nous tous,
vos serviteurs — votre bonté nous permet ce nom, ô mon
Dieu — quand nous vivions ensemble, avant son dernier
sommeil, dans l'union de votre amour et la grâce de votre
baptême, elle soignait chacun de nous comme s'il eût été son
fils, et le servait comme s'il eût été son pére.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i . Si toutes les femmes mariées voulaient imiter sainte Monique,


toute discussion, toute querelle entre époux deviendrait impossible. Or,
voici les exemples qu'elle leur donne : i° elle regarda son mari comme SOD
maître, -se souvenant que Dieu lui-même a inséré dans la première loi sur
le mariage cet article : « Vous serez sous la puissance de votre mari »
E
{Gen. in, 1 6 ) ; 2 elle n'opposa à sa colère aucune résistance, soit en
actions soit en paroles; 3° si elle n'avait rien à se reprocher, elle atten-
dait que son mari fût rentré dans le calme pour lui rendre compte de sa
conduite; 4° elle supporta patiemment ses infidélités; 5° elle attendit
longtemps, avec longanimité, la conversion de son mari, et adressa à Dieu,
pour lui comme pour son fils, de ferventes et continuelles prières; car elle
savait que c'est une folie de demander à un homme qui n'aime pas Dieu
d'aimer fidèlement une créattire.
« O malheur de oe siècle qu'il faille tant de temps à une chrétienne
pour ouvrir des yeux si chers à une si belle lumière ! Mais aussi, ô grande
et touchante bénédiction de ce temps, que, à côte de ce jeune homme, on
puisse un jour ou l'autre placer une jeune chrétienne pour lui servir d'ange
gardienI A h ! qu'elle n'oublie pas son beau rôle! Qu'elle sache qu'elle aura
la puissance des anges, a condition d'en avoir la patience, la fidélité, la déli-
catesse, le tendre et vigilant amour, le doux silence* la continuelle prière.
« Le rôle des femmes chrétiennes, a dit un charmant écrivain, OZÀ_
LIVRE IX — CHAPITRE IX 39

te magistro intimo in schola pectoris. Denique etiam


virum suum, j a m in extrema vita temporali ejus, lucrata
est tibi : nec in eo j a m fideli planxit, quod in nondum
fideli toleraverat.
5. — Erat etiam serva servorum tuorum. Quisquis
•eorum noverat eam, multum in ea laudabat et honorabat
e t diligebat te : quia sentiebat prœsentiam tuam in corde
ejus, sanctœ conversationis fructibus testibus. Fuerat
enim unius viri uxor ; mutuam vicem parentibus reddi-
derat ; domum suam pie tractaverat ; in operibus bonis
testimonium habebat : nutrierat filios toties eos partu-
7

riens, quoties a te deviare cernebat. Postremo nabis,


Domine, omnibus, quia ex munere tuo sinis loqui, servis
tuis, qui ante donrritionern* ejus in te j a m consociati
vivebamus, percepta gratîa baptismi tur, ita curam gessit,
quasi omnes genuïsset ; ita servivit, quasi ab omnibus
g e n i t a fuisset.

3îA3i, t. II, p. g3), ressemble à celui des anges gardiens. Elles peuvent con-
r
duire le monde, mais en restant invisibles comme eux. » (M« IÏOUGAUD,
Histoire de sainte Monique, p. 1 1 9 . )
s. Elle donne aux femmes- chrétiennes un exemple non moins éclatant
-d'amour de la paix: i° en triomphant de ses ennemis par ses bons offices;
3° en imposant silence aux langues qui aiment à semer la discorde; 3° en
ne répétant jamais aucun propos qui pût retarder la réconciliation des
e n
-esprits et des coeurs; 4° parlant toujours bien des autres. Nous devons,
tous imiter cet amour de la paix et de la concorde, si nous voulons être
nous-mêmes proclamés bienheureux et faire partie du nombre des pacifique*
•et des enfants de Dieu.
CHAPITRE X

Entretien qu'il eut avec sa mère sur le bonheur du ciel, quelques jours
avant qu'elle mourût.

i . — Le jour approchait où ma mère allait sortir de cette


vie; ce jour connu de vous, nous l'ignorions, Seigneur. H
arriva, je crois, par une secrète disposition de votre sagesse, que
nous nous trouvions seuls (i), elle et moi, accoudés à une
fenêtre d'où la vue s'étendait sur les jardins de la maison où
nous étions descendus, au port d'Ostie. Là, loin de la foule,
après les fatigues d'une longue route (a), nous nous reposions
en attendant la traversée. Nous étions donc seuls, conversant avec
une ineffable douceur; oubliant le passé, tout entiers à ce qui
était devant nous {Phil. m, i3), nous cherchions ensemble,
en présence de la vérité qui est vous-même, ce que sera pour
les saints cette vie éternelle dont l'œil n'a rien vu, ni l'oreille
rien entendu, où le cœur de l'homme ne peut atteindre.
(/ Cor. ii, g.) Et la bouche de notre âme aspirait après l'eau
céleste de votre fontaine, fontaine de vie qui est en vous
(Ps. xxxv, 1 0 ) , afin que, recueillant, selon notre mesure, quelques

(i) Nous nous trouvions seuls, appuyés contre une fenêtre qui donnait
sur le jardin de la maison. « C'était par une de ces soirées d'automne qui
ne sont nulle part plus splendides qu'en Italie. Le soleil se couchait et
faisait étinceler de ses derniers feux les vastes et transparentes solitudes de
la mer. Pour jouir de ce spectacle, Augustin vint s'asseoir près de Monique.
Le silence du soir, la beauté du ciel, l'étendue illimitée des flots, l'infini
plus grand encore qui remplissait le cœur de sainte Monique et de saint
Augustin, la paix du dehors moins profonde que celle du dedans, tout cela
éleva peu à peu leurs âmes et amena sur leurs lèvres une de ces conversa-
tions qui ne sont plus de la terre. » [Histoire de sainte Monique, ch. x v . )
Ary Scheffer a reproduit et immortalisé cette scène, qu'on pourrait appeler
une conversation aux portes du ciel, dans un tableau d'un grand mérite.
« Avez-vous vu ce tableau représentant Augustin et Monique assis sur la
plage? Le fils, désillusionné de la vie et courbé sous son poids, est appuyé
sur sa mère. La mère tient sur ses genoux, serrée entre ses mains, la main
CAPUT X

Colloquium cum matre de regno cœlorum

i • — Imminente autem die, quo ex hac vita erat exitura,


quem diem tu noveras ignorantibus nobis, provenerat
(ut credo) procurante te occultis tuis modis, ut ego et
ipsa soli staremus incumbentes ad quamdam fenestram,
unde hortus intra domum quee nos habebat, prospecta-
batur, illic apud Ostia Tiberina, ubi remoti a turbis,
post longi itineris laborem, instaurabamus nos naviga-
tioni. Colloquebamur ergo soli valde dulciter : et praete-
rita obliviscentes, in ea quœ ante sunt extenti, quœre-
b a m u s inter nos apud praesentem veritatem, quod tu es,
qualis futura esset vita aeterna sanctorum, quam nec
oculus vidit, nec auris audivit, nec in cor hominisascendit.
Sed inhiabamus ore cordis in superna fluenta fontis tui,

de son fils, et tous deux regardent le ciel Ah I même avec nos fronts ridés
et nos cheveux gris, qu'il ferait bon s'asseoir ainsi sur la grève, les yeux
fixés là-haut, d'où descendent les forces divines, le cœur reposé sur ce cœur
où s'allument toutes les flammes d'ici-bas! » ( P . VAN TRICHT, L'Enfant du
Pauvre, p. a i . Namur, 1845.) C'est par une longue et belle description
r
de cette peinture que M* Bougaud a commencé l'introduction à l'His-
toire de sainte Monique, « poème de l'amour le plus profond et le plus
tendre, le plus élevé et le plus pur, et aussi le plus fort, le plus patient et
le plus invincible, qui traverse vingt-cinq années d'épreuves et de larmes
sans faiblir un instant, ou plutôt qui grandit avec les épreuves, devient plus
ardent et plus obstiné en proportion même des obstacles, et qui, triomphant
enfin, s'achève heureux dans une sorte de ravissement et d'extase. »
Quel effrayant contraste entre cette scène à jamais célèbre et l'aveu connu
du chef du protestantisme ! Un soir, Luther et Catherine de Bora regar-
daient le ciel. « 11 n'est pas fait pour nous! » dit Luther.
(3) Après les fatigues d'une longue route. De nombreux auteurs con-
cluent de ces paroles qu'Augustin se rendit de Milan à Home et de Rome
à Ostie. Après la mort de sa mère il revint à Rome.
62 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

gouttes de sa rosée, nous puissions méditer un peu une chose


si grande.
2 . — Et nos discours amenant cette conclusion que la plus
vive joie des sens dans le plus grand éclat des splendeurs cor-
porelles, loin de soutenir le parallèle avec la félicité d'une telle
vie, ne mérite même pas d'être nommée; portés en haut par un
élan d'amour, nous montâmes, gravissant l'échelle des êtres
corporels, jusqu'au ciel même d'où le soleil, la lune et les
étoiles nous envoient leur lumière. Et notre pensée, notre
parole, notre admiration pour vos œuvres s'élevaient toujours;
arrivés à notre âme et passant au delà, nous atteignîmes enfin
la région de l'inépuisable abondance où vous rassasiez éter-
nellement Israël du pain de la vérité, où la vie est la sagesse
créatrice de ce qui est, de ce qui a été, de ce qui sera, sagesse
incréée, qui est ce qu'elle a été et ce qu'elle sera toujours, ou
plutôt en qui il n'y a ni passé ni futur, mais un éternel pré-
sent ; car devenir ou avoir été, ce n'est pas être éternel. Et
parlant ainsi, aspirant à cette vie heureuse, nous y touchâmes
un instant dans l'élancement de tout notre cœur; puis, en sou-
pirant, nous y laissâmes fixées les prémices de l'esprit, et nous
redescendîmes dans le bruit de nos voix, où la parole
commence et finit. Et qu'y a-t-il en cela de semblable à votre
Verbe Notre-Seigneur, immuable en lui-même, qui, sans vieillir
jamais, renouvelle toutes choses? (Sap. vu, »7.)
3. —Nous disions donc : « Qu'il y ait une âme en qui se taisent
tous les tumultes de la chair, les fantômes de la terre, de l'air,
des eaux, les cieux eux-mêmes; qui, muette au dedans, s'ou-
bliant elle-même, passe outre, sans s'arrêter aux songes, aux
visions de l'imagination, aux paroles, aux signes, à tout ce*qui
est passager, car tout cela crie a qui sait entendre : « Nous ne
nous sommes pas faits, il nous a faits Celui qui demeure
éternellement. » (Ps. xcix.) Cela dit, si toute créature se tait,
après nous avoir rendus attentifs au Créateur; s'il parle seul, non
par ses œuvres, mais lui-même ; si son Verbe nous parle, non
par la langue de la chair, ni par l'oracle de l'ange, ni par la
U V R B IX — CHAPTTRE X 63

fontis vitae, qui est apud t e : u t inde pro captu nostro


aspersi, quoquo modo rem tantam cogitaremus.
a. — Cumque ad eum finem sermo perduceretur, ut
carnalium sensuum delectatio quantalibet, in quantalibet
luce corporea, prae illius vitae jucunditate, non compara-
tione, sed ne commemoratione quidem digna videretur;
e n t e n t e s nos ardentiore affectu in idipsum, perambula-
vimus gradatim cuncta corporalia, et ipsum coelum unde
sol et luna et stellae lucent super terram. E t adhuc
ascendebamus interius, cogitando et loquendo te -et
mirando opera t u a ; et venimus ad mentes nostras, et
transcendimus eas u t attingeremus regionem ubertatis
indeficientis: ubi pascis Israel in aeternum veritatis
pabulo; et ubi vita sapientia est, per quam fiunt omnia
ista, et quae fuerunt, et quae futura s u n t : et ipsa non fit,
sed sic est, ut fuit, et sic erit semper : quia potius fuisse,
et futurum esse, non est in ea, sed esse solum, quoniam
seterna e s t : nam fuisse et futurum esse, non est aeternum.
Et dum loquimur et inhiamus illi, attigimus earn naodice
toto ictu c o r d i s : et suspiravimus, et reliquimus ibi reli-
gatas primitias spiritus, et remeavimus ad strepituzn
oris nostri, ubi verbum et incipitur et finitur. Et quid
simile Verbo tuo Domino nostro, in se permanenti sine
vetustate, atque innovanti omnia?
3. — Dicebamus ergo : Si cui sileat tumultus carnis,
sileant phantasiae terrae et aquarum et a e r i s : sileant et
poli, et ipsa sibi anima sileat, et transeat se, non se cogi­
tando : sileant somnia et imaginarise revelationes, omnis
lingua et omne s i g n u m : et quidquid transeundo fit, si cui
sileat o m n i n o : quoniam, si quisaudiat, dicunthaec o m n i a :
Non ipsa nos fecimus, sed fecit nos qui manet in aeter­
num : his dictis, si j a m taceant, quoniam erexerunt
64 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

voix de la nuée, ni par l'énigme de la parabole, mais lui-même


que nous aimons en tout, lui seul, à l'exclusion de tout le reste,
comme à cette heure où notre pensée, dans son élan rapide,
touche à l'éternelle sagesse, souveraine et immuable; et que
cet essor se soutienne ; que, toute vue d'un ordre inférieur ces-
sant, la vision bienheureuse ravisse, captive, absorbe son con-
templateur dans l'intime joie; que la vie éternelle, en un mot,
soit la perpétuité de cette fugitive extase qui nous fait soupirer
encore, ne sera-ce pas l'accomplissement de la promesse :
Entre dans la joie de ton Seigneur? {Matth. xxv, 2 1 . ) Et
quand cela? Alors, sans doute, que nous ressusciterons tous,
sans être tous changés. » (/ Cor. xv, 5i.)
4* — Telles étaient nos pensées, sinom nos paroles. Et vous
savee, Seigneur, que, le jour où nous conversions ainsi, où le
monde avec tous ses charmes nous apparaissait si mépri-
sable (1), ma mère me dit : « Mon fils, en ce qui me touche,
rien ne m'attache plus à cette vie. Qu'y ferais-je? Pourquoi y
suis-je encore? Ici-bas toute mon espérance est accomplie. La
seule chose pour laquelle je désirais prolonger un peu ma vie,
c'était de te voir chrétien catholique (2) avant de mourir. Mon
Dieu m'a surabondamment exaucée, puisque je te vois, au
mépris de toute félicité terrestre, devenu son serviteur. Que
fais-je encore ici? 1»

( 1 ) Le monde avec tous ses charmes nous apparaissait si méprisable.


II est des auteurs qui prétendent prouver par le récit qu'Augustin fait de ce
calloque avec sa mère, que le saint Docteur a vu l'essence divine. Mais,
comme le plus grand nombre des Pères et des théologiens n'osent même
l'affirmer de Moïse et de saint Paul, bien qu'on puisse trouver à cette
opinion de solides fondements dans la Sainte Ecriture, il est difficile de
conclure de ce récit de saint Augustin, du reste assez obscur quant au
point qui nous occupe, que Dieu se soit manifesté à lui dans son essence.
{2) Chrétien catholique. Expression à remarquer assez souvent dans
les écrits de saint Augustin. Il semblerait qu'il ait en vue les dissidences
non seulement de son temps, mais encore et surtout du xvi* siècle. Ces
deux termes accolés marquent le véritable converti, admettant Y universalité
des dogmes qui fera toujours l'objet de la foi du catholique sincère et non
du chrétien prétendu réformé.
LIVRE IX — CHAP1THE X 65

aurem in eum qui fecit ea, et loquatur ipse solus, non


per ea, sed per seipsum : ut audiamus verbum ejus, non
per linguam carnis, neque per vocem angeli, nec per
sonitum nubis, nec per amigma similitudinis : sed ipsum
quern in his amamus, ipsum sine his a u d i a m u s ; sicut
nunc extendimus nos, et rapida cogitatione attigimus
aeternam sapientiam super omnia m a n e n t e m : si conti-
nuetur hoc, et subtrahantur aliœ visiones longe imparis
generis, et hœc una rapiat et absorbeat et recondat in
interiora gaudia spectatorem suum, ut talis sit sempiterna
vita, quale fuit hoc momentum intelligentiae, cui suspira-
vimus; nonne hoc est : Intra in gaudium Domini tui? Et
istud quando? An cum omnes resurgemus, sed non
omnes i m m u t a b i m u r ?
4- — Dicebamus talia ; et si non isto modo et his verbis,
tamen, Domine, tu scis, quod illo die cum talia loque-
remur, et mundus iste nobis inter verba vilesceret, cum
omnibus delectationibus s u i s ; tunc ait ilia : « Fili, quan-
tum ad me attinet, nulla re j a m delector in hac vita.
Quid hic faciam adhuc, et cur hie sim nescio, j a m con-
sumpta spe hujus saeculi. U n u m erat propter quod in hac
vita aliquantum immorari cupiebam, u t te christianum
catholicum viderem priusquam morerer. Gumulatius hoc
mihi Deus meus preestitit; u t te etiam, contempta feli-
citate terrena, servum ejus videam. Quid hie facio? »

CONSIDERATION PRATIQUE

Voilà comme l'abrégé de cette élévation, de cette aspiration merveilleuse


d'Augustin et de sa mère vers les joies de la vie éternelle. <c 11 faut que
nous dépassions toutes les créatures corporelles ou spirituelles avec leur
éclat, leur beauté, leur douceur; ce qui est au-dessus de toutes les créatures,
ce qui ne peut se rendre par aucune image sensible, c'est cette joie du
Seigneur dans laquelle entreront tous les serviteurs bons et fidèles. »
Pourquoi donc chercher notre consolation sur la terre alors que Dieu nous
en réserve une incomparablement plus grande dans les d e u x ?
TOME III 3
CHAPITRE XI

Augustin raconte comment sa mère, près de mourir, sans se saucier do lieu c'a
sa sépulture, se contenta de demander qu'on priât pour elle.

i. — Ce que je répondis à ces paroles, je ne m'en souviens


pas bien; mais, à cinq ou six jours de là, elle se coucha, saisie
par la fièvre. Pendant sa maladie, elle eut un jour une défail-
lance qui la priva un instant de sentiment. Nous accourûmes;
revenant à elle, elle nous regarda, mon frère et moi, debout
près du lit, elle nous dit comme nous interrogeant : « Où étais-
je ? » Et nous voyant muets de douleur : « Vous laisserez ici
votre mère. » Je me taisais, réprimant mes larmes. Mon frère,
en quelques mots, exprima le vœu qu'elle achevât sa vie dans
la patrie plutôt que dans la terre étrangère. Elle l'entendit, et,
le visage ému, jeta sur lui un regard de reproche pour de
telles pensées ; puis elle me regarda : « Vois comme il parle, »
me dit-elle. Et, s'adressant à tous deux : « Enterrez ce corps
n'importe où (i), quittez ce souci. Je ne vous demande qu'une

(i) Enterrez ce corps n'importe où. Déjà, quelque temps auparavant, un


ami d'Augustin, demandant si ce ne serait pas un chagrin pour elle d'être
enterrée dans un pays éloigné du sien, elle avait répondu : « On n'est
jamais loin de Dieu 1 » Cette pensée de sainte Monique nous a rappelé la
lettre édifiante d'un fervent chrétien, mort à Beauvais en 1884, sur la
vanité des tombeaux de famille. Il écrivait à un de ses neveux ;

Comme tu le dis, mon cher ami, j'attache très peu d'importance â ce qu'on
appelle des caveatuv de famille. Je respecte le gou<t de ceux qui les désirent, mais
pour moi, peu importe où reposera ma dépouille mortelle, pourvu que ce-soit en
lieu saint. Quand un homme se forme dans le sein de sa mère, Dieu crée une âme
à son image, et cette âme existe dès lors pour toute l'éternité. Seulement, elle est
condamnée a passer d'abord quelque temps sur la terre, dans un vêtement épais,
lourd et trop souvent vicieux, que l'on appelle le corps humain. De toutes les
âmes que Dieu crée aima, les unes plus tôt, les autres plus tard, se dépouillent de
cette triste enveloppe, qu'elles ont traînée avec ou sans bonheur dans les voies de
la vie terrestre. Mais ce n'est qu'à dater du jour on, délivré de cette enveloppa
passagère, l'homme prend son essor pour le monde des esprits, ce n'est, dis-je,
qu'à dater de ce joar qu'il entre en pleine possession de son état et de sa grande
C A P U T XI

De extasi et morte matris

i . — Àd haec ei quid responderim, non satis recolo : cnm


interea vix intra quinque die», aut non multo amplius,
decubuit febribus. Et cum œgrotaret, quodam diedefectum
a n i m œ p a s s a e s t , e t p a u l n l u m subtracta a prsesentibns. Nos
concurrimus : sed cito reddita est sensnî: et aspexit
astantes, me et fratrem m e u m ; et ait nohis, quasi quae-
renti similis : « Ubi eram? » Deinde nos intuens mœrore
attonitos : « Ponetis hic, inquit, matrem vestram. » Ego
silebam, etfletum frenabam. F r a t e r a u t e m m e u s q u i d d a m
locutus est, quo eam non peregre, sed in patria Hua
defangi, tanquam felicius, optaret. Quo audito, illa vultu
anxîo reverberans eum oculïs, quod taira saperet, atque
inde me intuens : « Vide, ait, quid dicit. » Et mox ainbo-
bus : « Ponite, inquit, hoc corpus ubicumquej nihrl vos

existence, y ue lui importe alors qu'on place sa pauvre défroque sous un arbre funé-
raire ou sous une simple croix de bois ? H ne s'en sowcie pas plus que le papillon ne
se soucie de la peau de chenille dans laquelle il a rampé. Voilà pourquoi, mon ami,
moi, qui aspire avec ardeur et confiance aux joies du paradis, je fais si peu de
cas des tombeaux dans lesquels on réunit les pourritures des personnes d'un méma
nom. C'est au eiei qu'il faut se donner rendez-vous et non dans un trou où les vers
vous attendent <£. BÛULY DE LESDAIK.)

Dans son livre Du soin des mort», saint Augustin explique à saint Paulin,
évéVroe de Noie, quelle utilité il y avait pour les morts d'être inhumés auprès
des tombeaux des martyrs :
« Je ne vois à cela qu'un avantage, dit-il, c'est que, en se rappelant le lieu
où ces corps chéris reposent, les vivants les recommandent à ees mêmes
saints comme à des patrons à qui ils les ont confiés pour les aider par leurs
prières auprès de Dieu. On pourrait en açir ainsi lors même qu'il ne serait
pas possible d'inhumer les morts dans ces lieux choisis. Mais pourquoi
appelfe-t~on mémoires ou monuments ces tombeaux remarquables que l'on
construit aux défunts, sinon pour soustraire à l'oubli du coeur ceux que la
mort a soustraits aux yeux des vivants? En effet, ils les rappellent, et ils
68 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

chose, c'est de vous souvenir de moi à l'autel du Seigneur (i),


partout où vous serez. »
2 . —Nous ayant fait entendre sa pensée comme elle pouvait,
elle se tut. Le progrès de la maladie redoublait sa souf-
france. Et moi, Dieu invisible, méditant sur vos dons que vous
semez dans le cœur de vos fidèles pour y faire mûrir d'admi-
rables moissons, je me réjouissais et vous rendais grâces, en
souvenir de la vive préoccupation qu'elle avait toujours eue de
sa sépulture, dont elle avait choisi et préparé la place auprès du
corps de son mari. Ayant vécu dans une grande union, elle
voulait, 6 insuffisance de l'esprit humain pour les choses
divines, ajouter à ce bonheur et donner lieu de dire aux hommes
que, après son voyage d'outre-mer, elle avait eu la faveur de
mêler sa poussière à celle de son époux sous une même terre !

nous avertissent de penser à eux. G est ce que fait voir très clairement le
nom même de mémoire, aussi bien que celui de monument (de monere
mentem), qui signifie avertissement. Aussi les Grecs appellent-ils u,vy)(ieiov
ce que nous appelons mémoire ou monument, parce que, dans leur langue,
la faculté de se souvenir se nomme u-vr¡jrn. Lors donc que le cœur se porte
vers l'endroit où repose le corps d'une personne bien chère, et que le lieu
vénérable qui porte le nom du martyr se présente en même temps à l'esprit,
celui qui unit la prière au souvenir du cœur recommande affectueusement
l'âme bien-aimée à ce saint martyr. Or, il n'est pas douteux que cet acte
de la vive charité des fidèles pour les défunts ne soit utile & ceux d'entre
eux qui ont mérité, tandis qu'ils vivaient, de recevoir ce soulagement après
leur mort.
» Toutefois lorsque, pour un motif grave et impérieux, il est impossible
d'inhumer les corps ou de les inhumer dans ces lieux, on ne doit pas pour
cela omettre les supplications pour les esprits des morts. L'Eglise a pris à
tâche de les faire en général, pour tous ceux qui sont morts dans la société
chrétienne et catholique, même sans les nommer; ainsi, à défaut de parents,
d'enfants, de proches ou d'amis, cette tendre Mère, unique et universelle,
leur rend ce pieux devoir. Que si ces supplications offertes pour les morts
par une foi et une piété légitimes venaient à manquer, je suis d'avis qu'il
ne servirait de rien à leurs âmes de déposer leurs corps privés de vie dans
n'importe quels lieux saints. » {Du soin des morts, ch. iv.)
(i) Vous souvenir de moi à l'autel du Seigneur. Une dame anglaise, la
comtesse de Strafford, était ébranlée dans ses convictions protestantes par
r
les entretiens de M* de La Mothe, évéque d'Amiens. Ce qui l'empêchait
encore de se convertir, c'étaient ses doutes sur la Messe et le Purgatoire.
r
M« de La Mothe lui d i t : « Madame, vous connaissez l'évêque protestant de
LIVRE IX — CHAPITRE XI 69

ejus cura conturbet. Tantum illud vos rogo, ut ad Domini


1
a tare memineritis mei ibi ubi fueritis. »
2 . — Gumque hanc sententiam verbis, quibus poterat,
explicasset, conticuit, et ingravescente morbo exerce-
batur. Ego vero cogitans dona tua, Deus invisibilis,
quae immittis in corda fidelium tuorum, et proveniunt
indefrug<?sadmirabiles,gaudebam, etgratiasagebam tibi;
recolens quod noveram, quanta cura semper aestuasset
de sepulcro, quod sibi providerat et praeparaverat juxta
corpus viri sui. Quia enim valde concorditer vixerant, id
etiam volebat (ut est animus humanus minus capax divi-
norum), adjungiad illam felicitatem, et commemorari ab
hominibus, concessum sibi esse post transmarinam pere-
grinationem, ut conjuncta terra amborum conjugum
corpora tegerentur.

Londres; s'il peut me prouver que saint Augustin n'a pas dit la messe pour
les morts, et pour sa mère en particulier, dites-lui que je me fais protestant. »
m e
M de Strafford écrivit aussitôt à l'évêque de Londres, qui refusa de lui
répondre ; dès lors, la comtesse vît se dissiper tous ses doutes et fît son abjuration.
Les protestants ne croient pas au Purgatoire, ni par conséquent à l'effi-
cacité de la prière pour les morts. « Dès lors, écrit au journal La Croix
son correspondant de Londres, quelle est la signification du service reli-
gieux que la reine Victoria fait célébrer chaque année, le 14 décembre,
dans le mausolée superbe qu'elle a fait ériger à Frogmore, dans le parc
de Windsor, à son mari le prince Albert? A h l c'est que cette date est celle
de deux événements terribles qui ont brisé sa vie : c'est le double anni-
versaire de la mort de son époux adoré et de sa fille de prédilection, la
princesse Alice. Son cœur royal saigne, et elle se rapproche par la prière
des êtres chéris qu'elle a perdus. Dieu me garde de lui reprocher cette
pieuse inconséquence!» (F. DE BERNHARDT, La Croix du 1 7 décembre 1899.}

CONSIDERATIONS PRATIQUES

1. La seule marque certaine de véritable affection que nous puissions


témoigner aux morts, c'est de demander à Dieu qu'il leur fasse miséri-
corde, et aux hommes qu'ils joignent leurs prières aux nôtres. C'est
l'exemple que nous donne sainte Monique. Elle ne demande autre chose à
ses enfants que de se souvenir d'elle à l'autel du Seigneur, en quelque
endroit de la terre qu'ils soient.
a. Que les protestants et les ennemis de l'Eglise catholique considèrent
70 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

3. — Depuis quand ce vide de son cœur avait-il été comblé


par la plénitude de votre grâce, je l'ignorais, et cette confi-
dence qu'elle venait de faire me pénétra d'admiration et de
joie. Déjà, il est vrai, dans notre entretien à la fenêtre, ces
paroles qu'elle avait dites : « Que fais-je ici? » témoignaient

quels étaient les sentiments des fidèles de la primitive Eglise ; ils croyaient
fermement que les suffrages des vivants pouvaient être utiles aux défunts, et
veillaient, avec une sollicitude toute chrétienne, à ce que ces secours ne
leur fissent pas défaut après leur mort.
3. C'est un désir aussi vain qu'il est peu digne d'un chrétien, que de se
préoccuper outre mesure si son corps sera inhumé dans son pays; car,
comme le dit sainte Monique, rien n'est loin de Dieu, et il n'est pas à
craindre qu'à la fin des siècles il ne puisse reconnaître le corps qu'il doit
ressusciter.
4. Dieu a coutume, avant le décès de ses élus, de corriger entièrement
leurs défauts les plus légers par la plénitude de sa grâce; c'est ainsi qu'il
guérit sainte Monique de ce soin exagéré que les païens prenaient de leur
sépulture, et qui l'avait préoccupée elle-même pendant un certain temps.
Dormir ici ou là, en Italie ou en Afrique, qu'importait à Monique pourvu
qu'elle se réveillât au ciel? Pourvu que les cœurs soient dans l'éternelle
union, qu'importe que les poussières ne soient pas dans 1b même tombe?
Patrice était enseveli en Dieu, Monique allait s'y ensevelir à son tour.
Augustin viendrait ensuite. Le reste ne valait ni un regard ni un regret.
5. Recevant de son fils l'assurance qu'elle serait toujours présente à sa
mémoire au sacrifice de l'autel, Monique expira dans la joie et la consola-
tion du Seigneur.
« Le dogme du Purgatoire est un dogme essentiellement consolateur. En
effet, tandis que l'incrédulité ne voit que le néant au delà du tombeau, tandis
que l'hérésie ne voit dans la mort que l'insensibilité ou l'abandon absolu de
tout commerce entre les vivants et les morts, l'Église, en nous proposant
la foi au Purgatoire, nous fait voir dans les âmes de nos frères qui nous
o n t précédés dans le chemin du tombeau des âmes que nous aurons encore
soulagées, auxquelles nous pouvons encore être utiles, et, par cette pratique
des suffrages, le catholique ne croit pas avoir perdu tout à fait ses parents,
ses amis. Lorsque la mort vient lui arracher des personnes qu'il chérit,
qu'il aime, il croit que ces personnes s'éloignent de lui, mais qu'elles ne
s'en séparent pas complètement.
» C'est donc un sujet de grande consolation pour ceux qui souffrent de
la mort de leurs parents, de leurs amis, des personnes qui leur étaient
chères. En s'occupant de leurs âmes, il semble qu'on les voit, qu'on est
avec eux et qu'on leur parle encore. Ce commerce divin adoucit les rigueurs
de l'absence.
» Cela est si vrai, que, parmi les catholiques, on ignore ces manifestations
de douleur inconsolable, d'angoisses profondes, de désespoirs, dont tes
LIVRE IX — CHAPITRE XI 71

3. — Quando autem ista inanitas plenitudîne bonitatis


tuae cœperat i n ejus corde non esse, nesciebam: et
ketabar admirans, quod sic mihi apparuisset : quanquam
et in illo sermone nostro ad fenestram, cum dixit:
« J a m quid hic facio? » non apparuit desiderare in patria
mori. Àudivi etiam postea, quod j a m cum Ostiis

incrédules présentent le lugubre spectacle lorsqu'ils Tiennent à perdre des


personnes qui leur sont chères; inconsolables dans une douleur sans espé-
rance et qui ne voit devant elle que l'horrible néant, ils finissent souvent
par la perte de la raison ou par le suicide.
i» Parmi les catholiques, on se résigne plus facilement à la perte des
personnes les plus aimées ; car, après la mort, il reste au chrétien la conso-
lation de s'entretenir avec les âmes de ceux qui ne sont plus. Cela est si
vrai que les plus sages parmi les protestants se font catholiques précisément
pour avoir la satisfaction de se confesser et de prier pour les morts. Gela
est si vrai que beaucoup de protestants, tout en restant protestants, tout
en professant l'erreur que les prières des fidèles ne sont pas utiles aux
morts, n'en prient pas moins pour les morts ; et l'on a vu une grande prin-
cesse protestante, malgré la religion dans laquelle elle avait été élevée,
passer de longs jours en prières continuelles sur le tombeau de son mari
qu'une mort tragique avait arraché à son amour. Tant est fort le témoi-
gnage de l'Âme naturellement chrétienne 1 Tant est fort le besoin que le
coeur de l'homme a de la vérité des suffrages après la mortl La vérité est
la parente de l'âme, l'erreur lui est étrangère; c'est pour cela que la vérité,
tôt ou tard, finit par déployer ses droits et reconquérir son empire
» Ce sont ces consolations, ces espérances, que l'hérésie arrache du coeur
du chrétien en niant la foi au Purgatoire. Cruelle ! Elle n'est pas contente
d'avoir, par la négation du sacrement de la confession, enlevé l'unique
baume qui puisse cicatriser les plaies de l'Âme; elle n'est pas contente
d'avoir, par la négation du sacrement de l'Eucharistie, enlevé l'unique pain
quotidien qui est la force et le bonheur de l'Âme; elle n'est pas contente,
en niant le sacrement de l'Extrême-Onction, de priver les mourants de
toute consolation au terme de leur vie, il faut encore qu'elle dise à toutes
les douleurs humaines : « Ne priez pas en présence de ces tombeaux, vos
prières seraient inutiles. »
» Ne soyez pas étonnés de ce langage; l'hérésie est erreur, et toute erreur
est cruelle ; il n'y a que la vérité qui soit charitable : « La vérité seule, dit
l'Ecriture Sainte, marche en compagnie de la miséricorde, comme la paix
marche en compagnie de la justice. »
» Entrons dans la pensée de l'Eglise; pratiquons envers nos frères qui
nous ont précédés dans la tombe, la miséricorde des suffrages, et un jour
nous éprouverons combien est sainte et salutaire la pensée de prier pour
es morts. » ( R . P. Ventura.)
1± CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

assez qu'elle ne tenait plus à mourir dans sa patrie* J'appris


encore que, à Ostie même, un jour, en mon absence, elle avait
parlé avec une confiance toute maternelle à plusieurs de mes
amis du mépris de cette vie et du bien de la mort. Admirant
la vertu que vous aviez donnée à une femme, ils lui deman-
dèrent si elle ne redouterait pas de laisser son corps si loin de
son pays. « Rîen n'est loin de Dieu, répondit-elle, et il n'est
pas à craindre qu'à la fin des siècles il ne reconnaisse point sa
place où il doit me ressusciter. » Ce fut ainsi que, le neuvième
jour de sa maladie, dans la cinquante-sixième année de son
âge et la trente-troisième du mien (i), cette âme pieuse etsainte
fut affranchie de son corps.

( i ) La trente-troisième année de mon âge. Baronii» prouve ici qu'il y a


une faute et qu'il faut lire la trente-cinquième. Il le prouve d'après d'autres
endroits des écrits de saint Augustin, et il établit solidement qu'on doit
regarder comme authentique un texte appuyé sur l'autorité d'un autre
oassage du même auteur, et qu'on doit tenir pour suspect celui qui a
LIVRE IX — CHAPITRE XI 73

essemus, cum quibusdam amicis meis materna fiducia


colloquebatur quodam die de contemptu vitae hujus et
bono mortis, ubi ipse non aderam : illisque stupentibus
virtutem feminœ, quam tu dederas eî, quœrentibusque
utrum non formidaret tam longe a sua civitate corpus
relinquere : « Nihil, inquit, longe est Deo : neque
timendum est, ne ille non agnoscat in fine sœculi, unde
me resusciteU » Ergo die nono œgritudinis suœ, quin-
quagesimo et sexto aetatis suœ, tricesimo et tertio setatis
mese, anima illa religiosa et pia corpore soluta est.

contre lui deux ou plusieurs textes diamétralement opposés. Cependant, les


Bénédictins maintiennent l'authenticité du texte à la trente-troisième année,
contre l'assertion de Baronius, en se fondant sur les manuscrits et les diffé
rentes éditions, où, sans aucune exception, on lit la trente-troisième année-
Saint Augustin mourut à soixante-neuf ans.
CHAPITRE XII

Douleur vive et profonde qu'Augustin éprouve de U mort d e sa mire.

1 . — Je lui fermai les veux ; une douleur immense envahis-


sait mon cœur et s'épanchait en larmes qui, bientôt réprimées
par un impérieux effort, me laissaient les yeux secs; mais
combien je souffrais de me faire ainsi violence ! Ma mère ren-
dait à peine le dernier soupir que le jeune Adeodatus éclatait en
sanglots ; nous l'en reprîmes tous et il se tut. De même, en moi,
cette faiblesse d'enfant qui s'abandonnait aux pleurs, vivement
réprimée, se taisait. Car nous ne pensions pas qu'il fût juste
d'accompagner ce deuil de larmes et de lamentations, à
l'exemple de ceux qui pleurent une mort comme un malheur,
ou même comme un complet anéantissement. Ma mère n'était
pas malheureuse de mourir, elle ne mourait pas tout entière.
Nous en avions pour garants sa vie, sa foi sincère et les raisons
les plus certaines.
2 . — Qu'est-ce donc qui me faisait au-dedans de moi si
cruellement souffrir, sinon la rupture soudaine de cette douce
et chère habitude de vivre ensemble, récente blessure de mon
cœur? Je me félicitais toutefois du témoignage qu'elle m'avait
rendu jusque dans sa dernière maladie, quand, souriant à mes
soins, elle m'appelait son bon Jils, et redisait, avec l'affection
la plus tendre, que jamais elle n'avait surpris sur mes lèvres
un trait dur, une parole peu respectueuse qui lui fût adressée.
Mais, ô Dieu créateur, cette respectueuse déférence était-elle
comparable aux humbles services qu'elle me rendait? C'était
donc la perte de cette grande consolation qui me navrait,
c'était le déchirement de deux âmes, de deux vies confondues
en une seule.
3. — Quand on eut arrêté les pleurs de l'enfant, Evodius
prit le psautier, et se mit à chanter ce psaume auquel nous
C A P U T XII
Qaomodo tuxcrit mortem rnvtrit.

#i — Premebam oculos ejus, et confluebat in preecordia


mea moestitudo ingens, et transfluebat in lacrymas : ibi-
demque oculi mei, violento animi imperio, resorbebant
fontem suum usque ad siccitàtem; et in tali luctamine
valde male mihi erat. T u m vero, ubi efflavit extremum
spiritum, puer Adeodatus exclamavit in planctum, atque
ab omnibus nobis coercitus tacuit. Hoc modo etiam
meum quiddam puerile, quod labcbatur in fletus, juve-
nili voce cordis coercebatur, et tacebat. Neque enim
decere arbitrabamur, funus illud questibus lacrymosis
gemitibusque celebrari ; quia his plerumque solet deplo-
rari quaedam miseria morientium, aut quasi omnimoda
extinctio. At illa nec misere moriebatur, nec omnino
moriebatur. Hoc et documentis morum ejus, et fide non
ficta, rationibusque certis tenebamus,
2 . — Quid ergo erat, quod intus mihi graviter dolebat,
nisi ex consuetudine simul vivendi dulcissima et charis-
sima, repente dirupta, vulnus recens?Gratulabar quidem
testimonio ejus, quod in ea ipsa ultima segritudine,
obsequiis meis interblandiens, appellabat me pium, et
commemorabat g r a n d i dilectionis affectu, nunquam se
audisse ex ore meo jaculatum in se durum aut contu-
meliosuin sonum. Sed tamen, quid tale, Deus meus, qui
fecisti n o s ; q u i d comparabile habebat honor a me delatus
illi, et servitus a b illa mihi? Quoniam itaque deserebar
tam magno ejus solatio, sauciabatur anima mea, et quasi
dilaniabatur vita, quae u n a facta erat ex mea et illius*
76 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

répondions tous : « Seigneur, je chanterai votre miséricorde et


votre justice. » (Ps. c, i.)
A la nouvelle de ce qui se passait, un grand nombre de frères
et de femmes pieuses accoururent, et, tandis que ceux qui en
avaient la charge s'occupaient des funérailles, je me retirai
où je pouvais être avec bienséance, en la compagnie de ceux
qui ne jugeaient pas devoir me laisser seul. Je m'entretins avec
eux de ce qui convenait à un pareil moment, endormant avec
le baume de la vérité ma douleur connue de vous, 6 mon
Dieu ! mais ignorée de ceux qui, tout à ce que je disais, ne
soupçonnaient rien de ma torture. Cependant, penché à votre
oreille, sans être entendu de personne, je gourmandais mon
cœur trop tendre, je contenais le flot de mon affliction. Elle me
cédait un peu, puis redoublait d'impétuosité, sans toutefois
aller jusqu'à l'effusion des larmes, jusqu'à l'altération du
visage. Seul je savais tout ce que je refoulais dans mon cœur.
Et, dans mon déplaisir de laisser tant de prise sur moi aux acci-
dents humains, nécessaire conséquence de l'ordre de la nature
et de notre condition présente, j'ajoutais douleur à douleur, et
souffrais une double agonie.
4. — On porte le corps à l'église; j'y vais, j'en reviens, sans
avoir versé de larmes. Même, pendant les prières que je vous
adressais, tandis qu'on adressait pour elle le Sacrifice de notre
rédemption, en présence du cadavre, placé, selon la coutume du
lieu, au bord de la fosse et près d'y descendre, même alors, je
ne pleurai pas. Mais tout le jour, en secret, quelle profonde
tristesse! L'esprit troublé, je vous suppliais, comme je pouvais,
de guérir ma peine, et vous ne le faisiez pas, afin de m ap-
prendre, sans doute, par cette expérience, quel est le pouvoir
de l'habitude, même sur une âme qui ne se repaît plus de
vanités. Je m'avisai d'aller au bain, ayant entendu dire que les
Grecs l'ont appelé jïaXavetov parce qu'il chasse les inquiétudes
de l'esprit. Mais j'avoue, en présence de votre miséricorde, 6
Père des orphelins, que le bain me laissa tel que j'y étais entré.
L'amertume de mon chagrin n'en fut pas dissipée.
LIVRE IX — CHAPITRE XII 77

3. — Cohibito ergo a fletu ilio puero, psalterium arri-


puit Evodius, et cantare ccepit psalm uni, cui responde-
bamus omnis domus : Misericordiam et judicium can-
tabo tibi, Domine. Audito autem quid ageretur, conve-
nerunt multi fratres ac religiosa feminae : et de more
illis, quorum officium erat, funus curantibus, ego in
parte, ubi decenter poteram, cum eis qui me non dese-
rendum esse censebant, quod erat tempori congruum
disputabam : eoque fomento veritatis mitigabam crucia-
tum tibi notum : illis ignorantibus, et intente audien-
tibus, et sine sensu doloris me esse arbitrantibus. At ego
in auribus tuis, ubi eorum nullus audiebat, increpabam
mollitiem affectus mei, et constringebam fluxum moeroris.
Cedebatque mihi paululum : rursusque impetu suo fere-
batur, non usque ad eruptionem lacrymarum, nec usque
ad vultus mutationem : sed ego sciebam quid corde
premerem. Et quia mihi vehementer displicebat, tantum
in me posse haec humana, quae ordine debito et sorte
conditionis n o s t r a accidere necesse est, alio dolore
dolebam dolorem meum, et duplici tristitia macerabar.
4. — Cum ecce corpus elatum est, imus, et redimus
sine lacrymis; nam neque in eis precibus, quas tibi
fundimus, cum tibi offerretur pro. ea sacrificium pretii
nostri, j a m j u x t a sepulcrum posito cadavere, priusquam
deponeretur, sicut illic fieri solet, nec in eis precibus,
ego Aevi; sed toto die graviter in occulto mcestus eram,
et mente turbata rogabam te, ut poteram, quo sanares
dolorem m e u m ; nec faciebas, credo, commendans me­
moriae meae, vel hoc uno documento omnis consuetudinis
vinculum, etiam adversus men lem, quae j a m non fallaci
verbo pascitur. Visum etiam mihi est, ut irem lavatum;
quod audieram inde balneis nonien inditum quia Graeci
78 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

5. — Je m'endormis ; et, au réveil, je trouvai ma douleur


bien calmée. Et, seul dans mon lit, je me rappelais ces vers de
votre serviteur Ambroise, dont je venais d'éprouver la vérité :
Dieu, créateur de toute chose.
Vous p a r e z , arbitre des cieux,
Le jour d'un éclat glorieux,
La nuit d'un charme qui repose,
Pour que le corps, las du labeur,
Répare sa force épuisée,
Que rame alanguie et brisée
Oublie un m o m e n t la douleur.
Peu à peu, je rentrai dans mes premiers sentiments sur
votre servante; et, me rappelant son pieux amour pour vous, et
pour moi cette tendresse persévérante et sainte qui tout à coup
me manquait, je goûtai la douceur de pleurer en votre pré-
sence, à cause d'elle et pour elle, à cause de moi et pour moi.
Je permis à mes larmes de couler tout à leur aise, pour soulager
mon cœur : il y trouva le repos, parce que vous étiez seul à
l'entendre, et que nul homme n'était là pour censurer orgueil-
leusement ma douleur.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i. C'est le grand cœur d'Augostïn qui parle, déborde dans ce réci-


pathétique. Pour nous faire une idée du coeur de quelqu'un, nous demant
dons : a A-t-il aimé sa mère? » Nous pensons que l'amour filial étant dans la
jeunesse la première forme, la première manifestation du sentiment, un
homme dont on pourrait dire, non pas qu'il n'a pas été aimé de sa mère,
car toutes les mères aiment leurs enfants, mais qu'il n'a pas aimé, chéri sa
mère, nous semblera toujours devoir manquer de ce que le coeur ajoute au
talent. Les philosophes, les écrivains qui ont parlé sans affection et sans
respect de leur mère, comme par exemple Voltaire, Byron, ont pu être les
premiers par l'esprit, mais les derniers par le cœur. Il a toujours manqué
quelque chose au génie que l'absence d'amour filial a laissé en quelque
sorte orphelin.
a. Il ne faut point pleurer la mort des justes; elle est précieuse aux
yeux du Seigneur et n'a rien de triste pour eux. Bienheureux ceux qui
meurent dans le Seigneur : ils ne meurent pas entièrement ; ils vivent dans
la partie la plus excellente de leur être et ne font que changer une vie misé-
LIVRE IX — CHAPITRE X B 79

jâaXavstov dixerint, quod anxietatem pellat ex animo.


Ecce et hoc confiteor misericordise tuae, P a t e r orpha-
norum, quoniam lavi; et talîs eram qualis priusquam
lavissem, Neqtie enïm exsudavit de corde meo moeroris
amaritudo.
5. — D e i n d e dormivi, et evigilavi; e t n o n p a r v a ex parte
mitigatum inveni dolorem meum. Atque ut eram in lecto
meo solus, recordatus sum veridicos versus Ambrosii tui ;
Tu es enim
Deus creator omnium»
Polique rector, vestiens
Diem decoro lumine,
Noctem soporis gratia :
Artus solutos ut quies
Reddat laboris usui ;
Mentesque fessas allevet,
Luctusque solvat anxios.

Atque inde paulatim reducebam in pristinum sensum


ancillam tuam, conversationemque ejus piam in te et
sancte in nos blandam atque morigeram, qua subito des-
titutus sum : et libuit flere in conspectu tuo de illa et pro
illa, de me et pro me. Et dimisi lacrymas quas continebam,
ut effluerent quantum relient, substernens eas cordi meo :
et requievit in eis, quoniam ibi erant aures tuae, non
cujusquam hominis superbe interpretantis ploratum
meum.

rable contre une vie éternellement heureuse I Vita mutatur, non tollitur
(Préface de la messe de Requiem.)
3. Que nos frères séparés le remarquent bien, le Sacrifice de notre
rédemption, le Sacrifice de la messe, est offert pour le repos de l'âme de
sainte Monique; or, saint Augustin, sa mère, Alypius étaient de vrais
catholiques.
4. Le saint Docteur éprouva quelle est la puissance de l'habitude dans
80 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

6. — Et maintenant, Seigneur, je vous en fais l'aveu par


écrit. Lise qui voudra; que chacun juge à sa guise. Et si quel-
qu'un trouve que j'ai mal fait de pleurer à peine une heure ma
mère morte pour un temps à mes yeux, ma mère qui, durant
tant d'années, m'avait pleuré devant vous, ô mon Dieu, que
celui-là ne me raille pas, mais plutôt, s'il a beaucoup de cha-
rité, qu'il vous offre ses pleurs pour mes péchés, à vous, Père
de tous ceux qui sont frères de votre Fils, Jésus-Christ.

ce chagrin si violent qui brisait son âme malgré tous ses efforts ; cependant
cette douleur n'a été ni si excessive ni d'aussi longue durée que celle qu'il
ressentit de la mort de son ami et qu'il traite lui-même de véritable folie.
5. Il faut accorder quelque chose à la nature dans des circonstances
aussi douloureuses; mais il faut modérer notre douleur par la considération
de la volonté divine et de notre condition. Nous mourons parce que Dieu le
veut et que telle est la loi de la nature. La vie est un exil, la mort une
délivrance, l'éternité un bienheureux rendez-vous. Saint Bernard lui-même
éprouva une vive douleur de la mort de son frère. (Serm. XXVI, in Gant.)
« Ce que Madeleine a fait pour un frère, ce que Jésus a fait pour un ami,
écrivait le cardinal Pie, la doctrine évangélique ne saurait interdire de le
LIVRE IX — CHAPITRE XII 81

6. — Et nunc, Domine, confiteor tibi in litteris : légat,


qui volet; et interpretetur, ut volet. Et si peccatum inve-
nerit, flevisse me matrem exigua parte h o n e , matrem
oculis meis interim mortuam, quae me multos annos
fleverat ut oculis tuis viverem, non irrideat; sed potius
si est grandi charitate, pro peccatis meis fleat ipse ad te
patrem omnium fratrum Christi tui.

faire pour une mère. » On ne saurait lire de récit plus episcopal et de


plus filial à la fois du deuil qu'il éprouva à la perte de sa mère. « Seu-
lement, l'avouerai-je, ajoutait-il, beaucoup moins résigné qu'Augustin qui
pleura tout au plus l'espace d'une heure, moi je n'ai point encore cessé de
pleurer, et je sens que la fontaine de mes larmes est loin d'être tarie. « Il se
disait vieilli par cette privation de celle dont il était l'enfant. « Voici qu'il
se fait tard pour moi et que le jour est à son déclin. Tout fils se croit jeune
aussi longtemps qu'il voit sa mère à ses côtés ; du moment où il l'a perdue, la
p
vieillesse commence et se précipite. » ( Vie du cardinal Pie, par M* BAU-
r
HVRD, t. II, p. 609.) — Voir Œuvres de 3f« Pie, t. IX, p. 599-600.
CHAPITRE XIII

En considérant Ses périls de tonte âme qui meurt en Adam, Augustin prie
pour sa mère et demande qu'on veuille bien s'associer à ses prières.

1. — Aujourd'hui, le cœur guéri de cette blessure où la ten-


dresse naturelle avait peut-être trop de part, je répands devant
vous, mon Dieu, pour votre servante, de tout autres larmes,
dont la source est dans un esprit ému du péril des âmes qui
meurent en Adam. (/ Cor. xv, 27.) Ma mère, il est vrai,
vivifiée en Jésus-Christ, a vécu dans les liens de la chair de
manière à glorifier votre nom par sa foi et ses mœurs. Toute-
fois, je n'oserais dire que, depuis que vous l'eûtes régénérée
par le baptême, il ne soit sorti de sa bouche aucune parole con-
traire à votre loi. N'a-t-il pas été dit par la Vérité, votre Fils :
« Celui qui appelle son frère insensé est passible du feu? »
(Matth. v, 2 2 . ) Malheur à la vie la plus exemplaire si vous la
scrutez sans miséricorde. Mais, comme vous n'examinez pas nos
fautes avec rigueur, nous avons le confiant espoir de trouver
un refuge dans votre indulgence. Aussi bien quiconque enu-
mere ses vrais mérites, ne fait-il autre chose qu'énumérer vos
dons. Oh! si les hommes se reconnaissaient hommesI Si celui
qui se glorifie se glorifiait dans le Seigneur! (77* Cor. x, 17.)
2. — Ainsi donc, ô Dieu de mon cœur, ma gloire et ma vie,
mettant à part un instant les bonnes œuvres de ma mère,
dont je vous rends grâce avec joie, je vous demande à cette
heure pardon pour ses péchés; exaucez-moi, au nom du divin
médecin de nos blessures, qui, mis en croix, est désormais
assis à votre droite afin d'intercéder sans cesse pour nous.
(Rom. vin, 340 Je sais qu'elle a fait miséricorde, et, de toute
son âme, remis la dette aux débiteurs. (Matth. vi, 12.)
Remettez-lui donc aussi sa dette, s'il en est qu'elle ait contractée
durant les longues années qu'elle a vécu après le saint bap-
C A P U T XÏI1

Orat pro matre defuncts.

i . — Ego autem, jam sanato corde a b ilio vulnere, in quo


poterai redarguì carnalis affectus, fundo tibi, Deusnoster,
p r o illa fámula tua longe aliud lacryznarum genus, quod
m a n a t de concusso spiritu, consideratione periculorum
omnis animae, quae in A d a m moritur. Quanquam ilia in
Ghristo vivificata, etiam nondum a carne resoluta sic
vixerit, ut laudetur nomen tuum in fide moribusque ejus;
n o n tamen audeo dicere, ex quo eam per baptismun rege-
nerasti, nullum verbum exisse ab ore ejus contra prae-
ceptum t u u m . Et dictum est a ventate, Filio t u o : Si quis
dixerit fratri suo, Fatue, reus erit geheiuiae ignis. Et
Yse etiam laudabili v i t e hominum, si remota misericordia
discutías eam ! Quia vero non exquiris delieta vehementer,
fiducialiter speramus aliquem apud te locum invenire
indulgentiae. Quisquís autem tibi enumerat vera merita
sua, quid tibi enumerat nisi muñera t u a ? O si cogno-
scant se oznnes homines : et qui gloriatur, in Domino
glorietur !
2 . — E g o i taque, laus mea et vita mea, Deus cordis mei,
sepositis paulisper bonis ejus actibus, p r o quibus tibi
gaudens gratias ago, nunc p r o peccatis matris mese
deprecor te : exaudi me per Medicinam vulnerum nos-
t r o r u m , quae pependit in ugno, et sedens ad dexteram
t u a m te interpellât p r o nobis. Scio misericorditer ope-
ratala, et ex corde dimisisse debita debitoribus suis :
dimitte Lili et tu debita sua, si qua etiam contraxit per
tot annos post aquam salutis: dimitte, Domine, dimitte,
84 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

téme. Pardonnez, Seigneur, pardonnez, je vous en supplie;


n'entrez pas avec elle en jugement. (Ps. c l x i i . ) . Que votre
miséricorde l'emporte sur votre justice. (Jac. n, i3.) Vos
paroles sont véritables, et vous avez promis miséricorde aux
miséricordieux (Mattk. v, 7.) Vous leur avez donné de l'être,
vous qui avez pitié de qui il vous plaît d'avoir pitié, et faites
grâce à qui il vous plaît de faire grâce. (Exod. xxni, 19;
Rom. ix, 16.)
3. — Déjà vous avez fait ce que je demande; je le crois, 6
mon Dieu. Agréez néanmoins l'offrande de mon désir. (Ps. cvni.)
Car, aux approches de la mort, elle ne songea pas à faire
somptueusement ensevelir ou embaumer son corps; elle ne
souhaita pas un monument particulier; elle se soucia peu de'
reposer dans le tombeau de ses pères. Elle ne nous recommanda
rien de tout cela ; elle exprima un seul vœu : qu'on fît mémoire
d'elle à votre autel (1), aux mystères duquel elle avait fidèlement
assisté chaque jour, et où elle savait que se dispensait la Vic-
time Sainte qui a déchiré l'arrêt de notre condamnation
(Coloss. n, i4) et triomphé de l'ennemi acharné à compter et
à dénoncer nos fautes, mais ne trouvant rien en l'auteur de
notre victoire. Qui lui rendra son sang innocent? Qui lui rendia
le prix dont il a payé notre délivrance? C'est à ce sacrement de
rédemption que votre servante avait attaché son âme par le
lien de la foi. Que personne ne l'arrache à votre protection!
Que ni par force, ni par ruse, le lion-serpent ne se jette entre

(1) Qu'on fit mémoire d'elle à votre autel. Dans son livre des Hérésies,
saint Augustin met au nombre des erreurs condamnées par l'Eglise la doc-
trine d'un certain Aérius qui défendait de prier pour les morts, « Désolé
de n'avoir pu devenir évéque, le prêtre Aérius se jeta dans le parti des
Ariens, fonda la secte des Aériens, en ajoutant quelques erreurs à celle de
Tarianisme. Ainsi, selon lui, on ne devait ni offrir le Saint Sacrifice pour
les morts, ni établir ou observer des services solennels, etc. »
Ailleurs, il constate que c'est un usage universel de prier pour les morts
en offrant le Saint Sacrifice :
« Nous lisons dans les livres des Macchabées qu'un sacrifice fut offert pour
les morts. Mais, lors même qu'on ne lirait rien de semblable dans les
anciennes Ecritures, nous avons sur ce point l'autorité si grave de l'Eglise
LIVRE IX — CHAPITRE XIII 85

obsecro : ne intres cum ea in judicium. Superexaltet


misericordia judicium : quoniam eloquia tua vera sunt,
et promisisti misericordiam misericordibus. Quod u t
essent, tu dedisti eis, qui misereberis, cui misertus eris;
et misericordiam praestabis, cui misericors fueris.
3 . — Et credo j a m feceris quod te r o g o ; sed volun-
taria oris mei approba, Domine. Namque iila imminente
die resolutionis suœ, non cogitavit suum corpus sump-
tuose contegi, aut condiri aromatibus, aut monumentum
electum concupivit, aut curavit sepulcrum patrium. Non
ista mandavit nobis, sed tantummodo memoriam sui ad
altare tuum fieri desideravit : cui nullius diei praetermis-
sione servierat; unde sciret dispensari victimam sanctam,
qua deletum est chirographum quod erat contrarium
nobis, qua triumphatus est hostis, computans delicta
nostra et quœrens quid objiciat, et nihil inveniens in
ilio in quo vincimus. Quis ei refundet innocentem san-
guinem? Quis ei restituet pretium quo nos émit, u t nos
auferat ei? Ad cujus pretii nostri sacramentum ligavit
ancilla tua animam suam vinculo fidei. Nemo a protec-
tione tua disrumpat eam. Non se interponat, nec vi, nec

universelle, évidemment constatée par la coutume, puisque la recommanda-


tion des morts a sa place dans les prières que le prêtre adresse au Seigneur
Dieu à son autel. » {Du soin des morts, ch. i « ; Sermo XXXII, De verbis
apostolicis.)
On a trouvé dans la correspondance de saint Augustin une lettre à lui
adressée par Evodius, évêque d'Uzale, un de ses plus anciens et de ses meilleurs
amis. Ce prélat interroge l'évêque d'Hippone sur l'état des âmes après la
mort et leur apparition aux vivants. Il raconte la fin édifiante d'un jeune
homme qui lui servait de secrétaire, et il parle en ces termes de ses obsèques:
« Il mourut donc. Nous lui fîmes des obsèques honorables et dignes d'une
si belle âme; pendant trois jours, nous célébrâmes sur son tombeau les
louanges du Seigneur, et, le troisième jour, nous offrîmes le Sacrement de
notre rédemption. » (Lettre CL VIII.)
Cette lettre nous montre l'usage où l'on était alors d'offrir le Saint Sacrifice
aux obsèques des fidèles.
86 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

elle et vous! Elle ne dira pas qu'elle ne doit rien, de peur d'ètru
convaincue par le perfide accusateur et de lui donner gain de
cause; mais elle répondra que sa dette lui a été remise par
Celui à qui personne ne rendra ce qu'il a payé pour nous sans
rien devcir.
4- — Qu'elle repose donc en paix, avec l'homme qui fut son
unique époux, qu'elle servit avec une patience dont elle vous
offrait les fruits afin de le gagner à vous. Inspirez, mon Sei-
gneur et mon Dieu, à vos serviteurs, mes frères, à vos enfants,
mes maîtres, que je sers de mon cœur, de ma plume, inspirez
à tous ceux qui liront ces lignes le souvenir, à votre autel, de
Monique, votre servante (i), de Patrice, son époux, par lesquels
vous m'avez introduit en ce monde; comment, je l'ignore.
Ou'ils se souviennent avec une affection pieuse de ceux qui
furent mes parents dans cette vie passagère, mes frères en

( i ) Le souvenir de Monique « La mémoire humaine garde son nom


avec vénération et gratitude. Il est permis de penser que, sans les larmes
et la tendresse religieuse de Monique, l'Eglise catholique n'aurait pas eu le
grand Augustin. Elle fut sa mère dans la foi après l'avoir été dans la vie
naturelle ; les pleurs de Monique et ses hautes vertus enfantèrent Augustin
à la vie chrétienne. Parmi les grands hommes, ceux qui ont fait le plus de
bien au monde avaient le cœur façonné à l'image du cœur de leur mère.
Quand le génie se rencontre dans la tête d'un homme qui a sucé le lait
d'une bonne mère et reçu d'elle les premiers enseignements, ne craignez
point que ce génie devienne un fléau pour les sociétés : il en sera toujours
la consolation et la lumière. Les plus saintes et les plus sublimes choses de
la terre ont leurs germes dans les cœurs maternels. Tant qu'il restera une
mère avec quelque rayon du ciel dans l'âme, il ne faudra pas désespérer
des destinées d'un pays. » (POUJOULAT.)
Après une année passée à Home dans le voisinage du tombeau de sa
sainte mère, Augustin reprit le chemin de l'Afrique en compagnie d'Adéodat,
d'AIype, d'Evodius et de quelques autres amis avec qui, aux portes mêmes de
Tagaste, la chère cité natale, il allait inaugurer, en une favorable solitude,
la vie de prière, de pauvreté et d'obéissance. Cénobite durant trois ans, il
ira ensuite fonder nn monastère à Hippone, à s kilomètres de Bone (Algérie),
dont il deviendra bientôt l'illustre évéque.
Est-ce que les découvertes récentes, menées avec tant de science par le
R. P. Dclattre. favorisées du reste par des missions officielles du gouver-
nement français, ne vont pas nous restituer les lieux qu'ont foulés saint
Augustin et sainte Monique? Renan disait, il y a vingt-cinq ans : « L'expia-
UVHB IX — CHAPITRE XIH 87

insidiis, Léo et draco. Neque enim respondebit illa nihil


se debere, ne convincatur et obtineatur ab accusatore
callido : sed respondebit, dimissa débita sua ab eo, cui
nemo reddet quod pro nobis non debens reddidit.
4, — Sit ergo in pace cum viro, ante quem nulli, et
post quem nulli nupta est : cui servivit, fructum tibi
afferens cum tolerantia, ut eum quoque lucraretur tibi.
Et inspira, Domine Deus meus, inspira servis tuis, fra-
tribus m e i s ; filiis tuis, dominis m e i s ; quibus et corde, et
voce, et litteris servio, ut quotquot hœc legerint, memi~
nerint ad altare tuum Monicae famulse tuœ, cum Patricio
q a o n d a m ejus conjuge : per quorum carnem introduxisti
me in hanc vitam, quemadmodum nescio. Meminerint
cum affectu pio parentum meorum in hac luce transitoria,

ration de l'Afrique nous réserve des merveilles ; nous sommes sur cette
voie, et certes l'Eglise en profitera pour reconstituer cette vie intense de la
foi primitive. » 11 faudrait citer ici les réflexions de M. Boissier sur la fin
du paganisme, à l'occasion des recherches sur saint Gyprien, saint Optât,
etc., et les belles pages du P. Monnot, mais nous serions entraînés trop
loin. C'est à l'initiative de M" Dupuch, évéque d'Alger, que sont dues les
premières explorations archéologiques de l'Afrique chrétienne. (Voir DB
BEAUREGARO, loc. cit., p. IÏ5.)

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1 . Le saint Docteur nous enseigne que nous devons craindre pour nois
et pour les autres le moment de la mort, car personne ne peut être assmé
de la miséricorde de Dieu et du pardon de ses péchés. Malheur même à
ceux qui passent pour justes, s'ils n'ont recours à cette divine miséricorde !
c Malheur à la vie même la plus irrépréhensible si vous l'examinez sans
miséricorde 1 » A quelle occasion saint Augustin prononce-t-il cette redou-
table sentence? On aurait peine à le croire: c'est au sujet de Monique, sa
mère, dont la vie fut si sainte, comme il le déclare lui-même. Cependant,
il craint pour elle : sept ans après sa mort, il prie Dieu de lui faire miséri-
corde et la recommande aux prières des fidèles. C'est un grand saint, c'est
le plus éclairé des Docteurs de l'Eglise qui a ces sentiments de la justice
divine! Que nos pensées, que notre conduite sont différentes de celles
des saints 1 (Voir Gnou, ch. LXIX, Sévérité des jugements de Dieu.)
a. Le fondement de la vertu d'humilité est d'être bien convaincu qi:e
88 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

vous, ô Père, en notre mère l'Eglise catholique, et qui seront


mes concitoyens en l'éternelle Jérusalem, après laquelle votre
peuple pèlerin soupire, depuis le départ jusqu'au retour. Ainsi,
ce que ma mère me demanda à son heure dernière, elle l'ob-
tiendra plus abondamment par les prières de plusieurs que
par les miennes ou par ces confessions.

les mérites des hommes ne sont que les dons de Dieu, dans lequel seul on
peut se glorifier avec sécurité.
3. La prière pour les morts a été en usage dès les premiers siècles de
l'Eglise. Ceux qui la rejettent ne sont point les héritiers, mais les enfants
révoltés et les ennemis de la primitive Eglise. (Voir note a du chapitre xi de
ce IX« livre.)
Saint Augustin, vingt ans après la mort de M mère, priait encore pour
LIVRE IX — CHAPITRE XIII 89

et fratrum meorum sub te pâtre in matre catholica, et


civium meorum in aeterna Jérusalem ; cui suspirat pere-
grinatio populi tui, ab exitu usque ad reditum : ut quod
a me illa poposcit extremum, uberius ei pr«xstetur in
multorum orationibus, per confessiones, quam per ora-
tiones meas.

elle; il avait compris que, vu la fragilité humaine, vu la sainteté infinie de


Dieu et les rigueurs de sa justice, on ne doit pas facilement se dispenser
de prier, même pour ceux dont on a admiré la mort paisible et précieuse. Il
y a sur ce point des exemples qui étonnent, et qui expliquent en même
temps la conduite de TEglise quand elle permet des fondations de messes
b perpétuité pour les plus saints personnages.
LIVRE X
LIVRE X
Augustin examine et avoue hautement, non ce qu'il a été
autrefois, mais ce qu'il est maintenant. Il veut faire
connaître Dieu, l'objet de ses affections, et montre par
quels degrés il est parvenu lui-même à le connaître. En
parcourant les diverses œuvres de la création, il explique
longuement la puissance prodigieuse de la mémoire; il se
félicite de ce que Dieu a trouvé place dans la sienne. Il
prouve que Dieu seul est le vrai bonheur que tous désirent,
bieti que tous ne prennent pas les moyens légitimes d'y
parvenir. Il expose l'état présent de son âme, il recherche
dans ses actes', ses affections, la part de la triple tentation
de la volupté^ de la curiosité et de Vorgueil. Il confesse
Notre-Seigneur Jésus-Christ comme l'unique médiateur
entre Dieu et les hommes, et il exprime la confiance d'ob-
tenir, par son secours, la guérison de toutes les langueurs
de son âme. Nous n'allons plus étudier sa vie, mais sa
doctrine*.

CHAPITRE PREMIER
C'est dans la seule espérance divine que nous devons nous réjouir.

Que je vous connaisse, ô vous qui me connaissez, que je


vous connaisse comme je suis connu de vousl (/ Cor. xm, 1 2 . ) ( 1 )

" « Après avoir raconté la mort de sa sainte mère, Augustin ne raconte plus
rien; c'est à ce sépulcre creusé à l'embouchure du Tibre qu'il termine sa propre
histoire. Alors commencent des considérations sur les facultés de l'homme, sur
les merveilles de la mémoire ; un examen de conscience plein de vues profondes
au sujet de trois vices ou passions : volupté, curiosité, orgueil. Nous trouvons
d'ardentes prières à Dieu pour comprendre les Ecritures, lefirmamentétendu
au-dessus de l'homme; nous trouvons des recherches tour à tour ingénieuses,
LIBER DECIMUS
Altera pars Confessionum, qua primum scrutator Augus-
tinus, ac palam testatur, non qualis antea esset, seä qualis
nunc. Deum quern diligit, studet indicare; et percurrens
propter hoc singula rerum genera, tnultis explicat nostra
memoriae vim plane stupendam, gratulaturque quod in
memoria sua locum Deus babeat. Inquirit in actus, in sensus
et affectus suos ex triplici tentatione voluptatis, curiositatis
oc superbia. Christum Jesum veracem Dei et bominum media-
torem confi te tur ejusque ope animi sui languores omnes
f

sanandos esse confidit

CAPUT PRIMUM
In Deo solo spes et gaudium.

Cognoscam te, Domine, cognitor meus : cognoscam


te, sicut et a te cognitus sum. Virtus animée meœ, intra

hardies et sublimes, sur la nature du temps et le caractère de l'éternité. La pre-


mière moitié de l'ouvrage des Confessions est l'histoire de l'âme humaine cher-
chant la vérité et le bonheur loin de Dieu, et ne trouvant enfin la vérité et le
bonheur qu'en Dieu. Le dernier tiers de ce livre égale, s'il ne le surpasse, tout ce
que la philosophie a produit de plus élevé, de plus profond. A notre avis, jamais
l'infini de Dieu et les abîmes de l'homme n*ont été scrutés avec plus de pénétration
et de force, et la beauté transparente du langage est toujours digne de la gran-
deur des pensées. Le vol de l'aigle africain devient quelquefois si audacieux que
nous ne le suivons plus qu'avec une sorte d'épouvante ; il nous conduit à des
hauteurs devant lesquelles on sent de l'effroi, comme à l'approche de la majesté
de Dieu. Ceux qui ont beaucoup lu Bossuet reconnaîtront que le grand évèque
de Meaux avait soigneusement étudié le grand évèque d'Hippone dans ses Confes-
sions. lïElévation sur les mystères, cette œuvre capitale du génie de Bossuet,
nous semble avoir son idée première, son germe magnifique, dans plusieurs cha-
pitres de la seconde moitié des Confessions, comme le Discours sur l'histoire uni'
iterselle est né de la Cité de Dieu » (Poujoui.at)
(i) Que je vous connaisse comme je suis connu de vous. Saint Augustin
94 CONFESSIONS » E SAINT AUGUSTIN

Vertu de mon âme, entrez en elle, adaptez-la à vous-même


pour l'avoir et la posséder sans tache et sans ride. (Ephes. v, 27.)
Voilà n o n espérance et ee qui me fait parler. Cet espoir est
toute ma joie, quand ma joie est raisonnable. Pour les autres
choses de la vie ( 1 ) , moins elles valent de larmes, plus on les
pleure, et Ton doit tes pleurer dfautant plus qu'on les pîeure
moins. Vous aimez la vérité- (P$. L, 8.) Celui qui la suit arrive
à la lumière. (IJoan. m, 2 1 . ) Je veux la faire dans mon cœur
devant vo«»; par ces confessions et par cet écrit, devant de
nombreux témoins.

nous avertit lui-même, dans un autre endroit, qu'il faut entendre avec réserve
les paroles de saint Paul, auxquelles il fait ici allusion. « Je ne le connais
maintenant qu'imparfaitement, mais alors j e le connaîtrai comme j e sui»
moi-même connu de lui. » C'est-à-dire, suivant l'explication du saint
Docteur, que l'homme n'aura pas alors de Dieu une connaissance égale à
la connaissance que Dieu a de l'homme, mais qu'elle sera si parfaite dans
son genre, qu'elle ne sera point susceptible d'augmentation. L'homme
connaîtra Dieu aussi parfaitement que Dieu lui-même connaît l'homme,
mais toujours comme un homme peutle connaître, comme une créature créée
peut connaître la uature divine. (Questions sur l'Heptateuque, liv. V, q. ix.)
Dans l'ordre de la nature, la connaissance de Dieu est le premier de nos
devoirs; dans l'ordre de la grâce, c'est le plus excellent des bienfaits*
dans l'ordre de la gloire, c'est la plus grande des récompenses.
(x) Quant aux autres choses de la vie, elles méritent d'autant moins
LIVRE X — CHAPITRE PREMIER 95

in eam, et coapta tibi; ut habeas et possideas sine macula


et ruga. Haec est mea spes; ideo l o q u o r : et in ea spe
gaudeo, quando sanum gaudeo. Caetera vero vitœ hujus
tanto minus flenda, quanto magis fletur; et magis flenda
quanto minus fletur in eis. Ecce enim reritatem diiexisîi;
quoniam qui facit eam, venit ad lucem. Volo eam facere
in corde meo coram te in confessione, in stylo autem
nieo coram multis testibus.

d'être pleurées que nous les pleurons davantage, et elles devraient d'autant
plus faire -couler nos larmes que nous en répandons moins sur elles. Ces
paroles peuvent recevoir cette autre explication : la perte des biens tem-
porels mérite d'autant moins d'être pleurée, que leur possession était l'objet
de pins grands chagrins; et leur possession doit d'autant plus faire couler
nos larmes, que nous les possédons et que nous en jouissons avec une plus
grande tranquillité; car c'est alors qu'ils sont plus dangereux pour nous.

CONSIDÉRATION PRATIQUE

La possession, sans la grâce de Dieu, des choses qui ne sont d'aucune


utilité pour le salut, ne peut nous donner aucune joie solide, et leur perte
ne devrait nous causer aucune douleur.
CHAPITRE II

Qu'est-ce que se confesser à Dieu, puisqu'il connaît les plus secrets replis de
la conscience?

1 . — Or, pour vous, Seigneur, dont les yeux voient à nu


1 abîme de la conscience humaine, qu'y aurait-il de fermé en
moi quand bien même je ne voudrais pas vous le déclarer? Ce
serait vous cachera moi sans me cacher à vous (i). Maintenant,
mes gémissements en témoignent, que je me déplais à moi-
même, vous, brillant, agréable, vous attirez mon cœur et ses
désirs, afin que je rougisse de moi, que je me rejette, que je
vous choisisse, et que je ne plaise ni à vous ni à moi que par
vous.
2 . — Quel que je sois, vous me connaissez donc bien, Seigneur,
et j'ai dit quel fruit j'attends de ma confession. Je vous la fais
moins par la bouche et la voix, que par la parole de l'âme e
le cri de la pensée, que votre oreille connaît. Suis-je mauvais?
C'est me confesser à vous que de me déplaire à moi-même.
Suis-je bon? C'est me confesser à vous que de ne pas m'attribuer
ce bien, car, Seigneur, celui que vous bénissez comme juste
(/**. v, i3), vous l'avez déjà justifié quand il était pécheur.
(Rom. iv, 5.) Ainsi, 6 mon Dieu, ma confession devant vous
est tacite et non tacite : silence des lèvres, cris d'amour ! Je ne

(i) Ce serait vous cacher à moi sans me cacher à vous. Celui qui cherche
à cacher ses péchés à Dieu obscurcit son intelligence, la rend incapable de
connaître Dieu et de recevoir la lumière de sa grâce. Aussi ne parvient-il qu'à
se cacher Dieu à lui-même sans se cacher lui-même à Dieu. Vérité terrible
pour les méchants, qui ne réfléchissent presque jamais sur ce coup d'œil
pénétrant de la Divinité 1 Comment s'étourdir, se flatter d'être en sûreté au
milieu d'un projet criminel, ou d'une mauvaise action, en regardant Dieu
comme un témoin nul et sans conséquence? Quand il faudra paraître devant
lui, toute la suite de ma vie me sera montrée dans le dernier détail. Ne serai-
je pas alors dans le cas d'un criminel pris sur le fait par son juge même?
Et cela, non pour une seule action, mais une foule innombrable d'actions
C A P U T II

Cum Deo nota sint arcana, quid est confiteri iili.

f. — Et tibi quidem, Domine, cujus oculis nuda est


abyssus humanseconscientiœ, quid occultum esset in me*
etiamsi nollem confiteri tibi? T e e n i m m i h i absconderem,
non me tibi. Nunc autem, quod gemitus meus testis est
displicere me mihi, tu refulges, et places, et amaris, et
desideraris, ut erubescam de me, et abjiciam me, atque
eligam t e ; et nec tibi, nec mihi placeam, nisi de te.
2. — Tibi ergo, Domine, manifestus sum quicumque
s i m ; et quo fructu tibi confitear, dixi. Neque enim id
ago verbis carnis et vocibus, sed verbis animée et clamore
cogitationis, quem novit auris tua. Cum enim malus sum,
nihil est aliud confiteri tibi, quam displicere mihi : cum
vero pius, nihil est aliud confiteri tibi, quam hoc non
tribuere mihi : quoniam tu, Domine, benedicis j u s t u m ,
sed prius eum justificas impium. Gonfessio itaque mea,
D e u s m e u s , in conspectu tuo tibi tacite fit, et non tacite;
tacet enim strepitu, clamât affectu. Neque dico recti

qui toutes méritent la mort éternelle? Comment me justifier? Comment


m'excuser? Mon crime subsiste toujours aux yeux de Dieu comme au
moment même où je le commettais.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1. Un principe solide d'humilité, c'est de nous déplaire dans le mal


< uni me dans une chose qui nous est propre, et de rendre grâces à Dieu du
bien qui est en nous comme d'une chose qui nous est étrangère, parce
que c'est Dieu seul qui en est l'auteur. Celui donc qui fait quelques progrès
dans la vertu doit éviter avec le plus grand soin toute vaine complaisance
en lui-même.
2. c Dieu, qui est mon père, mon roi, mon sauveur, mon rémunérateur,
TOME III 4
98 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

dis rien de bon aux hommes que vous n'ayez d'abord entendu
au fond de moi-même ; et vous n'entendez rien de tel en moi
que vous ne me l'ayez dit d'abord.

me voit : il e s t témoin, non seulement de ce que j e fais et de ce que j e


souffre pour lui, mais de tout ce que je voudrais faire ou souffrir. {Matth.
vi, i-4*) Son oreille entend la secrète préparation de mon cœur, et mes
pensées les plus intimes lui sont connues. {Ps. x, 1 7 . ) Mes bonnes actions,
dont il ne veut pas que j e prenne connaissance, lui sont présentes; il n'en
perdra jamais le souvenir; c'est afin qu'elles soient faites pour loi seul qm'îl
veut que tout autre que lui les ignore; et la récompense qu'il me promet
sera d'autant plus grande que j e n'en aurai désiré ni recherché aucune.
LIVRE X — CHAPITRE II 99

aliquid hominibus, quod non a me tu prius audieris; aut


etiam tu aliquid taie audis a me, quod non mini tu prius
dixeris.

autre, même de la part de ma propre conscience. Les hommes me croient


coupable et me traitent en coupable, j e ne ferai aucune démarche, j e n'ou-
vrirai pas même la bouche pour me justifier. Ma cause est entre les mains
de Dieu; c'est à lui seul que je la confie. II connaît mon innocence, et il ne
la connaît pas en vain. S'il ne juge pas k propos qu'on rende justice sur la
terre k ma vertu, s'il veut qu'elle soit calomniée, persécutée, couverte d'op-
probre, je sais qu'il la manifestera un jour, et qu'il la couronnera k la face
des hommes et des anges. » (P. Gnou.)
CHAPITRE III

1 fait devant les hommes cette confession de ce qu'il a été et leur donne a con-
naître ses erreurs passées, afin que ceux qui sont trop faibles y puisent
l'espérance dans la miséricorde divine.

1 . — Qu'y a-t-il donc de commun entre les hommes et


moi pour qu'ils entendent mes confessions (i) comme s'ils
pouvaient guérir toutes mes langueurs? Race curieuse de la
vie des autres et paresseuse à réformer la sienne! Pourquoi
cherchent-ils à apprendre de moi qui je suis, eux qui refusent
d'apprendre de vous ce qu'ils sont? Et d'où savent-ils, en m'en-
tendant leur parler de moi, que je dis vrai, puisque pas un
homme ne sait ce qui se passe dans l'homme, si ce n'est l'es-
prit de cet homme qui est en lui? (/ Cor. n, 1 1 . ) Mais s'ils vous
écoutaient leur parler d'eux-mêmes, ils ne pourraient pas dire :
« Le Seigneur ment. » Qu'est-ce, en effet, que vous écouter sur
soi-même sinon se connaître? Qui donc, se connaissant ainsi,
dirait : « Cela est faux, » sans se mentir à lui-même? Mais
comme « la charité croit tout » (/éïrf.,xin, 7), du moins entre
ceux qu'elle unit en un seul cœur, je veux, Seigneur, me con-
fesser à vous, pour que les hommes m'entendent. Je ne puis
leur prouver la vérité de mes aveux; je serai cru du moins par
ceux dont la charité m'ouvre les oreilles.
2. — Toutefois, vous, 6 médecin de mon âme, montrez-moi
bien l'utilité do ce que je vais dire. Car les confessions de mes
iniquités passées, que vous avez remises et couvertes pour me

(1) Qu'y a~t~il de commun entre tes hommes et moi pour qu'ils entendent
mes confessions? Brentius cite ces paroles dans la confession de Wurts-
bourg, pour les opposer à la confession sacramentelle en usage dans l'Eglise
catholique, comme si le saint Docteur avait cru qu'elle était inutile et sans
efficacité pour la rémission des péchés! C'est vouloir en imposer grossiè-
rement aux simples; car, comme chacun peut s'en convaincre, saint Augustin
ne parte pas ici de la confession des péchés commis après le baptême — et
C A P U T III

Quo fructu confitebitur deinceps quis sit, non quîs fuerit.

1 , — Quid ergo mihi est cum hominibus, ut audiant


confessiones meas, quasi ipsi sanaturi sint omnes lan-
guores meos? Curiosum genus ad cognoscendam vitam
alienam, desidiosum ad corrigendam suam. Cur a me
quœrunt audire qui sim, qui nolunt a te audire qui sint?
Et unde sciunt, cum a meipso de meipso audiunt, an
verum dicam : quandoquidem scit nemo hominum quid
agatur in homine, nisi spiritus ho minis, qui in ipso est?
Si autem a te audiant de seipsis, non poterunt dicere :
Mentitur Dominus. Quid cnim est a te audire de se,
nisi cognoscere se? Quis porro cognoscit, et dicit:
Falsum est, nisi ipse m e n t i a t u r ? S e d quia charitas omnia
credit, inter eos utique, quos connexos sibimet u n u m
facit : ego quoque, Domine, etiam sic tibi confiteor, ut
audiant homines, quibus demonstrare non possum an
vera confitear, sed credunt.mihi, quorum mihi aures
charitas aperit.
2. — Verumtamen tu, medice meus intime, quo fructu
ista faciazn, eliqua mihi. Nam confessiones praeteritorum
malorum meorum, quae remisisti et texisti ut beares me

qui est nécessaire au salut selon la doctrine du saint Docteur, doctrine


qui est celle de l'Eglise catholique — mais de la confession volontaire des
péchés commis avant le baptême et qui ont été remis par ce sacrement.
Saint Augustin fait publiquement cette confession dans ses livres pour
exciter dans les faibles une vive espérance de la miséricorde divine. S'il
rappelle ici quelques-unes des fautes qu'il commettait plus ordinairement
après le baptême, ce sont des fautes vénielles et très légères, pour la
102 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

rendre heureux en vous en changeant mon âme par la foi et


par votre sacrement, peuvent ranimer les cœurs de ceux qui les
liront ou les entendront, contre lVngourdissement et le « je ne
puis ! » du désespoir ; les éveiller à l'amour de votre miséricorde,
aux douceurs de votre grâce, cette force dos faibles à qui elle
a révélé leur faiblesse! Et pour les justes, c'est une consolation
d'apprendre les péchés de ceux qui en sont affranchis, non
qu'ils s'en réjouissent, mais parce que ceux qui furent pécheurs
ne le sont plus.
S. — Quel fruit, Seigneur, mon P ^ u , à qui ma conscience
se confesse chaque jour, plus confiante en votre miséricorde
qu'en son innocence; quel fruit, je vous le demande, y a-t-il
à révéler (i) encore- aux hommes en votre présence, par ces
lignes, non ce que j'étais, mais ce que je suis .aujourd'hui?
Quant au passé, j'en ai reconnu et signalé l'avantage. Ce qu'il
en est maintenant, à ce moment de тек confessions, beaucoup
désirent le savoir de ceux qui me connaissent ou ne me con-
naissent pas, qui m'ont entendu ou bien ont entendu parler de
moi; ils n'ont pas l'oreille à mon cœur, là où je suis ce que je
suis. Ils veulent donc m'entendre avouer ce que je puis être au

rémission desquelles le sacrement de pénitence est très utile, mais n'est point
nécessaire.
( i ) Quel fruit, je voua le demande, и a-t-il à révéler, etc. Il a répondu
dans les phrases précédentes. Ses confessions serviront à montrer aux
hommes de quel abîme il est revenu; elles ranimeront les cœurs contre
l'engourdissement et le désespoir, elles les éveilleront à l'amour de la misé-
ricorde et aux douceurs de la grâce divine. Il continue sa réponse dans le
chapitre suivant et au chapitre i " du livre XI.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i . « Les deux vices les plus ordinaires et les plus universellement étendus
que j e voie dans le genre humain, c'est un excès de sévérité et un excès d'in-
dulgence : sévérité pour les autres et indulgence pour nous-mêmes. Saint
Augustin Га bien remarqué e t l'a exprimé élégamment en ce petit mot :
« A h ! dit-il, que les hommes sont diligents à reprendre la vie des autres,
« mats qu'ils sont lâches et paresseux à corriger leurs propres défauts! a
Voilé donc deux mortelles maladies qui affligent le genre humain : juger
es autres en toute rigueur, se p a r d n ^ e r tout à soi-même; voir le fétu
LIVRE X — CHAPITRE П1 103

in te, mutans animam meam fîde et sacramento tuo, cum


leguntur et audiuntur, excitant cor, ne dormiat in despe-
ratione, et dicat : Non p o s s u m ; scd evigilet in amore
niisericordise tuse, et dulcedine gratiee tuse : qua potens
est omnis infirmus, qui sibi per ipsam fit conscius infir-
mitatis suïe. Et delectat bonos audire preeterita mala
eorum, qui j a m carent eis : n<*c ideo delectat, quia mala
sunt, sed quia fuerunt et пол sunt.
3. — Quo itaque fructu, Domine Deus meus, cui quo-
tidie confitetur conscientia mea, spe misericordiae tuae
securior, quam innocentia sua : quo fructu, quseso, etiam
bominibus coram te confiteor per bas litteras, adhuc quis
ego sim, non quis fuerim? N j . m illarum fructum vidi, et
commemoravi. Sed quis adhuc sim, ecce in ipso tempore
confessionum mearum, et miilti hoc nosse cupiunt, qui
me noverunt, et non me noverunt, qui ex me vel de me
aliquid audierunt; sed auris eorum non est ad cor meum,
ubi ego sum, quicumque sum. Volunt ergo audire con-

dans l'oeil d'autrui, ne voir pas la noutre dans le sien; faire vainement le
vertueux par une censure indiscrète, nourrir ses vices effectivement par une
indulgence criminelle; enfin n'avoir un grand zèle que pour inquiéter le
prochain, et abandonner cependant sa vie à un extrême relâchement dans
toutes les parties de la discipline. » (BOSSUET, Sermon sur les jugements
humains,)
я. Un des caractères de la charité chrétienne est de ne point facilement
soupçonner les autres de mensonge, et de les croire bien plutôt bons et
v.ridiques que mauvais et indignes d'être crus sur parole. Cette pieuse
nvdulité est plus agréable à Dieu que n'est utile un jugement téméraire
porté sur les autres.
3. Que ceux qui sont esclaves de graves péchés ou qui éprouvent de
grandes difficultés à triompher de leurs inclinations vicieuses, lisent les
(Junfessions de saint Augustin. En voyant les habitudes criminelles aux-
quelles il demeura étroitement attaché jusqu'à sa trentième année, ils sen-
tiront renaître dans leur âme l'espérance du pardon. Qu'ils ne disent pas*
* Je ne puis ! » Augustin a pu triompher de ses mauvaises habitudes ; a\ee
la icràce de Dieu, vous le pourrez également, à la condition de reconnaître
que vous ne le pourrez point par vous-mênr.e
104 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

fond de moi-même, où l'oeil, ni l'oreille, ni l'intelligence ne


peuvent pénétrer. Ils veulent donc m'en croire; autrement
le sauraient-ils? La charité qui les rend bons, leur dit que je
ne mens pas en parlant de moi, et c'est elle, en eux, qui me
croit.
L1VBE X — CHAPITHE 111 105

fitentem me quid ipse intus sim, quo nec oculum, nec


aurem, nec mentem possunt intendere : credituri tamen
volunt; numquid cognituri? Dicit enim eis charitas, qua
boni sunt, non mentiri me de me confitentem, et ipsa in
eis credit mihi.
C H A P I T R E IV

Quel fruit il espère de ces confessions : c'esl que ses frères, les serviteurs de
Dieu, se réjouissent à la vue de ce qu'il y a de bon en lui et s'attristent
à la vue ce qu'il y a de mal ( i ) .

i. — Mais quel fruit en espèremVils? Désirent-ils se réjouir


avec moi en apprenant combien, par votre grâce, je m'approche
de vous ( 2 ) , puis prier pour moi en voyant combien je suis
retardé par le poids de moi-même? A ceux-là je me révélerai;
car ce n'est pas un mince avantage, Seigneur, mon Dieu, que
beaucoup vous rendent des actions de grâces à mon sujet et (pie
beaucoup vous prient pour moi. Que leur cœur fraternel aime
en moi ce que vous nous apprenez à aimer ; qu'il déplore en
moi ce que vous nous enseignez à déplorer. Mais que ce soit
le coeur de mes frères, et non celui de l'étranger ni des fils des
étrangers, dont la bouche s'ouvre à la vanité et dont la main
est une main d'iniquité. (P$. GXLIII, 8.) Ce sera ce cœur fra-
ternel qui, s'il m'approuve, se réjouira de moi, ou, s'il me
blâme, s'attristera sur moi, parce que, soit qu'il m'approuve
soit qu'il me blâme, il m'aime toujours. C'est à ceux-là que
je veux me dévoiler : qu'ils se réjouissent de mes biens, qu'ils
gémissent de mes maux. Mes biens sont votre ouvrage et vos
dons; mes maux sont mes péchés et l'effet de votre justice (3).

(1) Les Donatistes, entre autres l'évéque de Constantine, Pétilien, s'armèrent


plus tard (4oa) contre Augustin du souvenir des fautes et des erreurs de sa
jeunesse. « Lorsque j'entends blâmer cette partie de ma vie, répondit-il (Contre
Pétilien), quel que soit le sentiment qui inspire ce blâme, j e ne suis pas assez
ingrat pour m'en plaindre. Plus on attaque mes fautes passées, plus je loue
le médecin qui m'a guéri. Pourquoi travaillerais-je à me défendre sur mes
égarements anciens et pardonnes, sur ce passé dont Pétilien a dit beaucoup
de choses fausses, mais dont il n'a pas dit beaucoup de choses qui sont trop
vraies'.'..... » Et ailleurs, expliquant le psaume xxxvz* aux Donatistes de Car-
tbage: * Vous reprenez mes anciens péchés; et que faites-vous en cela de
considérable? Je suis plus sévère pour les condamner que vous ne Têtes
C A P U T IV

Quod magni sunt fructu* hujusmodi ûûnfeieionu.

L — Sed q u o fructu id votant? An congratulait mihi


cupiunt, cuxn audierint q u a n t u m ad te accedam munere
tuo? et o r a r e p r o me, cum audierint. q u a n t u m retarder
pondère meo? Indicabo m e talibus. Non enim p a r v u s est
fructus, Domine Deus meus, u t a muftis tibi gratise
agantur de nobis, et a muftis rogeris p r o nobis. Amet
in me fraternus animus, quod amandum doces; et doleat
in me quod dolendum doces. Animus ille hoc faciat fra-
ternus, non extraneus, non filiorum alienorum, quorum
os locutum est vanitatem, et dextera eorum dextera
iniquitatis: sed fraternus ille, qui cum approbat me,
gaudet de m e , cum autem improbat me, contristatur p r o
me : quia sive approbet m e , sive improbet, diligit me.
Indicabo me talibus : respirent in bonis meis, suspirent
in malis meis. Bona mea, instituta tua sunt, et dona tua;
mala mea, delicta mea s u n t , e t judicia t u a . Respirent in

vous-mêmes. J'ai détesté le premier ce que vous blâmez. Plut à Dieu que
vous voulussiez m'imiter, et que l'erreur dans laquelle vous êtes engagés
lerînt un jour pour vous une erreur passée ! *
(a) Désirent-ils se réjouir avec moi en apprenant combien par votre
fràce, etc. C'est la principale et presque l'unique raison qui porta les pieux
idètes, qu'il appelle ses frères, à presser saint Augustin de publier ses Con-
fessions. Mais comme le saint Docteur, dans son humilité, donnait les plus
grands développements au récit de ses fautes, tandis qu'il passait sons
silence, ou effleurait à peine, le bien qu'il avait fait, ses frères se plaignirent
qu'il n'avait point satisfait à leurs désirs; ils insistèrent pour qu'il se fit
connaître tel qu'il était maintenant, avec toutes les grâces dont Dieu l'avait
comblé.
<3) Mes maux sont mes péchés et l'effet de votre justice; car Dieu, par
un juste jugement, permet que ses amis et ses enfanta tombent sept fois par
108 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Qu'ils se réjouissent des uns, qu'ils gémissent des autres ! Que


les hymnes, que les pleurs s'élèvent vers vous de ces cœurs
fraternels comme de vivants encensoirs. (Apoc. vin, 3.) (i)
2 . — Et vous, Seigneur, flatté du parfum de votre saint temple f

ayez pitié de moi selon votre grande miséricorde (Ps. L, I) pour


la gloire de votre nom, et, poursuivant votre œuvre, détruisez
mes imperfections. Tel est le fruit de ces confessions, où je vais
découvrir, non ce que j'étais, mais ce que je suis, et cela non
plus devant vous seul, dans le secret de la joie qui tremble ou
de la tristesse qui espère, mais à la face des enfants des hommes
partageant ma foi, mon allégresse, ma condition mortelle, qui
sont mes concitoyens et voyageurs comme moi, qui m'ont pré-
cédés, qui m'accompagnent, ou qui me suivront dans cette vie.
3. — Ils sont vos serviteurs et nos frères, ceux que vous avez
faits vos enfants, mes maîtres que vous m'avez commandé de
servir ( 2 ) si je veux vivre de vous avec vous. C'était peu que
votre Verbe m'en intimât Tordre, s'il n'avait marché devant
par l'exemple. Je l'imite par l'action et la parole, je l'imite sous
vos ailes, certes à travers de grands périls si mon âme ne s'était
placée sous cet abri et si vous ne connaissiez pas ma faiblesse.

jour. (Prov. x x i v , 16.) Cette faiblesse est une partie du châtiment des enfants
d'Adam et en même temps un puissant motif d'humilité.
(1) Comme de vivants encensoirs. Comparaison aussi belle qu'exacte, car
les cœurs des justes sont comme autant d'encensoirs où ils offrent à Dieu
les pieuses et saintes affections de leur âme.
(3) Mes maîtres que vous m'avez commandé de servir. Le saint Docteur
se souvint, dans son épiscopat, de ces paroles : « Que celui qui est le plus
grand parmi vous soit comme le plus petit, et celui qui est le premier
comme celui qui sert. » (Luc. x x n , 26.) Aussi était-il plutôt le serviteur que
le seigneur des clercs et des habitants d'Hippone, à la tête desquels Dieu
l'avait placé. Il voulait magis prodesse quam prœesse...,., devise qu'un
prélat de nos jours (M" Fuzet) a prise pour lui et traduite ainsi dans ses
armes : Plus veux servir que briller.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1. C'est une chose louable, et autorisée par l'exemple de notre saint


Docteur, de faire connaître aux autres ce qu'il y a de bien ou de mal en
LIVRE X — CHAPITRE IV 109

illis, suspirent in his. Et hymnus et fletus ascendant in


conspectum tuum de fraternis cordibus thuribulis tuis.
2 . — T u autem, Domine, delectatus odore sancti
templi tui, miserere mei secundum magnam misericor-
diam tuam, propter nomen t u u m ; et nequaquam deserens
cœpta tua, consumma imperfecta mea. Hic est fructus
confessionum mearum non qualis fuerim, sed qualis sim;
ut hoc confitear, non tantum coram te sécréta exultatione
cum tremore, et secreto mœrore cum spe, sed etiam in
auribus credentium filiorum hominum, sociorum gaudii
mei, et consortium mortalitatis meae, civium meorum et
mecum peregrinorum, prœcedentium et consequentium,
et comitum vise meae.
3. — Hi sunt servi tui fratres mei, quos filios tuos esse
voluisti, dominos meos, quibus jussisti ut serviam, si
volo tecum de te vivere. Et hoc mihi Verbum tuum
p a r u m erat, si loquendo prœciperet, nisi et faciendo
prœiret. Et ego id ago factis et dictis; id ago sub alis
tuisnimirum cum ingenti periculo, nisi quia sub alis tuis,
Tibi subdita est anima mea, et infirmitas mea tibi nota

nous pour la gloire de Dieu et l'utilité du prochain. Celui qui en espère


quelque fruit peut faire de même, en choisissant toutefois l'occasion favo-
rable. C'est ainsi que l'a compris, par exemple, en notre temps (i85o), le
P. SchouvalofF, barnabite, en écrivant l'histoire de sa conversion et de sa
vocation, pour ses compatriotes de Russie séparés de l'Eglise, afin de les
porter, comme lui, dans le sein de l'unité religieuse.
a. Les évéques doivent apprendre de saint Augustin à ne point dominer
sur l'héritage du Seigneur ( / Pet. v, a), mais à s'en rendre les serviteurs
et à méditer souvent sur les dangers de leur dignité. Il était e pasteur et
docteur : ces deux termes sont synonymes. » (Ep. LIX.) L'évéque d'Hippone
ne manque pas un instant son rôle, et c'est pourquoi, en racontant sa vie,
il a renfermé dans ses Confessions un traité psychologique de la mémoire,
un traité métaphysique sur la nature du temps, et un commentaire complet
sur les premiers mots de la Genèse. Il avait surtout en vue de remercier
Dieu et le désir d'instruire les hommes en combattant le grand danger de la
foi chrétienne à cette époque (397), le manichéisme.
110 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Je suis un petit enfant, mais mon père vit toujours et sa tutelle


me suffit. Celui qui est mon père est aussi mon tuteur, et celui-
là, c'est vous, à Tout-Puissant, qui êtes tout mon bien, qui êtes
avec moi avant que je ne sois avec vous. Je montrerai donc à
ceux que vous m'ordonnez de servir, non ce que j ' a i été, mais
ce que je suis devenu, ce que je suis encore. Toutefois, je ne me
juge pas. (A Cor., iv, 3,) Qu'on m'écoute donc de même.
LIVRE X — GHAPITRE IV 111

est. Parvulus sum, sed vivit semper pater meus, et ido-


neus est mihi tutor meus. Idem enim ipse est qui genuit
me, et tuetur me, et tu i p s e e s omnia bona mea : tu omni­
potent, qui mecum es, et priusquam tecum sim. Indicabo
ergo talibus, qualibus j u b e s ut serviam, non quis fuerim,
sed quis j a m sim, et quis adhuc sim. Sed neque meipsum
dijudico. Sic itaque audiar.
CHAPITRE V
Dieu connaît tout ce qu'il y a dans l'homme, mais l'homme ne se connaît pas
entièrement lui-même et ignore à quelles tentations il peut résister.

1. — C'est vous, Seigneur, qui êtes mon juge, car encoie


que, seul, l'esprit de l'homme sache ce qui se passe en lui
(I Cor. H , n ) , cependant il y a dans l'homme quelque chose
que son esprit môme ne connaît pas (i). Mais vous, Seigneur,
qui l'avez créé, vous savez le tout de lui. Et moi, quoique je
me méprise en votre présence et ne m'estime que comme terre
et cendre, cependant je sais de vous ce que je ne sais pas
de moi-môme. Sans doute, nous ne vous voyons encore qu'en
énigme et comme dans un miroir, et non pas face à face (/ Cor.
xm, 1 2 ) ; sans doute, tant que je voyage ainsi exilé de vous
(// Cor. v, 6), vous ne m'êtes pas aussi présent que je le suis
à moi-môme ( 2 ) ; néanmoins je vous sais absolument inviolable,
tandis que j'ignore à quelles tentations je puis ou ne puis pas
résister.
2 . — Mais j'ai l'espérance parce que, fidèle en vos promesses,
ne permettant pas que nous soyons tentés au delà de nos forces,
vous nous donnez la puissance de soutenir la tentation et d'en
sortir vainqueurs. (/ Cor. x, i3.) Je confesserai donc et ce que
je sais de moi et ce que j'en ignore : car ce que j'en sais, je le
sais par votre lumière; ce que j'en ignore, je l'ignorerai jus-
qu'à ce que mes ténèbres se changent en un jour splendide
devant votre face. (/s. LVIII, 1 0 . )

(1) Cependant, il y a quelque chose dans l'homme qu'il ne connaît pas, en


particulier cette vérité : « L'homme ne sait s'il est digne d'amour ou de haine »
(Eccl. i x , 1 ) , c'est-à-dire s'il est en état de damnation ou en état de grâce. Il
ne connaît pas même les pensées de son esprit, les affections de son cœur;
de là ces scrupules et cette perplexité si fréquente sur telle action, sur telle
pensée, sur telle intention, sur le motif, la fin qu'on s'est proposés, toutes
choses qui sont aussi présentes à Dieu que nos actions extérieures.
(a) Vous ne m'êtes pas aussi présent que je le suis à moi-même. Cela est
CAPUT V
Homo sese totum non novit.

1 . — Tu enim, Domine, dijudicas me : quia etsi nemo


scit hominum, quae sunt hominis, nisi spiritus hominis,
qui in ipso est; tamen est aliquid hominis, quod nec
ipse scit, spiritus hominis, qui in ipso est. Tu autem,
Domine, scis ejus omnia, qui fecisti eum. Ego vero quamvis
prœ tuo conspectu me despiciam, et eestimem me terrain
et cinerem, tamen aliquid de te scio, quod de me nescio. Et
certe videmus nunc per speculum in œnigmate, nondum
facie ad faciem; et ideo quamdiu peregrinor abs te, mihi
sum praesentior quam tu : et tamen te novi nullo modo
posse violari; ego vero quibus tentationibus resistere
valeam, quibusve non valeam, nescio.
2 . — Et spes est, quia fidelis es, qui nos non sinis
tentari supra quam possumus ferre; sed facis cum ten-
tatione etiam exitum, ut possimus sustinere. Confiteai
ergo, quid de me sciam : confitear, et quid dc me nesciam.
Quoniam, et quod de me scio, te mihi lucente scio, et
quod dc me nescio, tamdiu nescio, donee fiant tenebrae
mese sicut meridies in vultu t u o .

vrai quant à la connaissance et à l'attention, car nous nous connaissons


d'une connaissance expérimentale quelconque, et l'amour-proprc nous amène
fréquemment à la pensée de nous-mêmes. Dieu, au contraire, par sa pureté,
est infiniment élevé au-dessus de toutes les images extérieures de cette vie
et de toutes les affections terrestres; aussi ne pensons-nous à lui que rare-
ment et d'une manière obscure et confuse.
CONSIDÉRATION PRATIQUE
C'est une ignorance triste et affligeante de ne point savoir si Dieu nous
accordera le don de persévérance contre toute sorte de tentations. Cependant,
combattons courageusement; Dieu est fidèle et ne nous fera point défaut.
C H A P I T R E VI

Saint Augustin sait, à n'en point douter, qu'il aime Dieu. Ce qu'il aime en
aimant Dieu. Comment on s'élève jusqu'à Dieu par le moyen des créatures,
qui nous répondent unanimement qu'elles ne sont pas Dieu, mais que Dieu
les a faites.

1 . — Ce n'est pas douteux, ma conscience en est certaine ( i ),


Seigneur, je vous aime. Vous avez frappé mon cœur de votre
parole et je vous ai aimé. Le ciel et la terre et tout ce qu'ils
contiennent ( 2 ) ne me disent-ils pas aussi de toutes parts de
vous aimer? Ils ne cessent de le dire aux hommes, afin qu'ils
soient sans excuse. (Rom., 1, 2 0 . ) Mais votre miséricorde est
plus éclatante en celui dont vous daignez avoir pitié, et à
qui il vous plaît de faire grâce (Ibid., ix, i 5 ) : autrement,
le ciel et la terre raconteraient vos louanges à des sourds (3).
Qu'aimé-je donc en vous aimant? Ce n'est pas la beauté cor-
porelle, ni la splendeur temporelle, ni l'éclat de la lumière qui
charme nos jeux, ni les douces mélodies des cantiques variés,
ni la suave odeur des fleurs, des parfums et des aromates; ni
la manne, ni le miel, ni les formes qui plaisent aux caresses
de la chair.
2 . — Ce n'est pas là ce que j'aime en aimant mon Dieu; et
pourtant j'aime une lumière, une voix, un parfum, un aliment,

(1) Ce n'est pas douteuse, ma conscience en est certaine. Saint Augustin


entend ici la certitude morale ou conjecturale, telle que peut l'avoir celui
qui n'a sur la conscience aucun péché mortel, et qui n'exclut pas une cer-
taine crainte, selon ces paroles de saint Paul : « A la vérité, ma conscience
ne me reproche rien, mais je ne suis pas pour cela justifié. » (I Cor. iv, 4.)
Car la certitude absolue de la foi sur l'état de grâce est rejetée par les
catholiques, d'après la doctrine des Ecritures, des saints Pères et de saint
Augustin lui-même (De Justif., lib. VIII, cap. 111 et sq.) Cette certitude
prétendue fait partie des erreurs professées par les protestants, et que
Bel la n n in a parfaitement réfutées.
(2} Le ciel, la terre et tout ce qu'ils contiennent. Car Dieu ne s'est pas
laissé lui-même sans témoignage, répondant du ciel en donnant les pluies
C A P U T VI
Quid a mat, cum Oeum amat; et quomodo ex creaturis Deus cognoscitur.

1. — Non dubia, sed certa conscientia, Domine, amo


te. Percussisti cor nieum verbo tuo, et amavi te. Sed et
cœlum et terra, et omnia quae in eis sunt, ecce undique
mihi dicunt ut te amem : nec cessant dicere omnibus,
ut sint inexcusabiles. Âlius autem tu misereberis, cui
misertus e r i s ; et misericordiam praestabis, cui miseri-
cors fueris. Alioquin cœlum et terra surdis loquuntur
laudes tuas. Quid autem amo, cum te amo : non spe-
ciem corporis, nec decus temporis : non candorem lucis,
ecce istis amicum oculis : non dulces melodias suavium
cantilenarum omnîmodarum : non florum et unguento-
rum et aromatum suaveolentiam, non manna et niella;
non membra acceptabilia carnis amplexibus.
2 . — Non haec amo, cum amo Deum meum : et tamen
amo quamdam lucem, et quamdam voce m, et quemdam.

et les saisons fécondes, en offrant la nourriture en abondance et en rem-


plissant nos coeurs de joie. (Act. xiv, 16.) «t Le ciel, pour parler avec saint
Prosj>er, tous les corps célestes, la mer, la terre, tout ce qu'elles renferment,
proclament d'une voix unanime et en rapport avec leur nature la gloire d e
Dieu, ne cessant d'annoncer la majesté et la bonté de celui qui les a créés,
invitant tous les hommes à la reconnaissance et à l'amour. » (Lib. de Vocat.
Gent., cap. iv.)
('A) Le ciel et la terre raconteraient vos louanges à des sourds ; car, sans
la grâce de Dieu, personne ne fait attention à la voix des créatures, bien
«pie tous soient capables de cette attention s'ils le veulent, ce qui les rend
inexcusables. Combien, hélas! à qui la nature ne dit rien! Entendre le lan-
gage de l'univers, c'est réfléchir, comprendre et lire partout le nom de
Dieu, l'y voir comme l'âme du monde, comme le principe qui produit tout,
qui conserve tout, qui récit tout, à qui chaque chose doit ses qualités, ses
propriétés, et qui découvre une ombre légère de ses perfections dans les
différents objets de la nature.
116 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

un embrassement, en aimant mon Dieu : lumière, harmonie,


parfum, aliment, volupté de mon être intérieur, lumière de
mon âme qu'aucun lien ne renferme, mélodie que le temps ne
peut emporter, parfum qu'un souffle ne dissipe pas, saveur
que la faim ne saurait atténuer, jouissance d'un enivrement
sans dégoût. Voilà ce que j'aime en aimant Dieu. Qu'est-ce
donc que cela? J'ai interrogé la terre et elle m'a dit : « Je ne suis
pas Dieu, » et tout ce qu'elle porte m'a fait le même aveu. J'ai
interrogé la mer, les abîmes et tous les êtres vivants qu'ils ren-
ferment; ils m'ont répondu : « Nous ne sommes pas ton Dieu,
cherche au-dessus de nous. » J'ai interrogé le vent qui souffle, et
l'air tout entier, avec ses habitants, m'a dit : « Anaximène se
trompe (i) ; je ne suis pas Dieu. » J'ai interrogé le ciel, le soleil,
la lune, les étoiles, et ils m'ont dit : « Nous ne sommes pas non
plus le Dieu que tu cherches. »
3. — Enfin, j'ai dit à tous les objets qui se pressent aux portes
de mes sens : « Vous m'avez dit de mon Dieu que vous n'êtes
pas lui; apprenez-moi quelque chose de lui. » Ils se sont écriés
d'une voix éclatante : « C'est lui qui nous a faits. » (Ps. xciv, 3.)
Ma demande était dans mon regard (2), et leur réponse a été
dans leur beauté (3). Je me retournai alors vers moi-même, et

(1) Anaximène $e trompe* Au témoignage de Cicerón, il regardait l'air


comme le principe de toutes choses, principe divin, éternel, infini, toujours
en mouvement; d'après lui, les astres, le soleil et la lune sont nés de la
terre. (De natura deorum, lib. IV.) Saint Augustin rapporte ailleurs que
ce philosophe grec enseignait que les dieux avaient été engendrés de l'air.
(Cité de Dieu, liv. VIII, ch. 11.)
(2) Ma demande était dans mon regard, c'est-à-dire dans le secret de la
raison, dans l'attention de l'intelligence qui considère et contemple la
beauté, l'ordre et la disposition des créatures.
(3) Leur réponse a été dans leur beauté, c'est-à-dire elles répondent en
se présentant à nous avec leur nature finie, qui ne contient qu'une parcelle
de bien et ne possède point la beauté souveraine. C'est cette bonté impar-
faite et bornée qu'elles mettent sous les yeux de l'intelligence qui les con-
sidère, lorsqu'elles disent toutes d'une commune voix : « Nous ne sommes
pas Dieu, qui est le souverain bien au-dessus de tous les biens; mais c'est
lui qui nous a créées! »
« O toi qui nous contemples avec autant de plaisir que d'admiration!
LIVRE X — CHAPITRE VI 117

amplexum, eu m amo Deum meum, lucem, vocem, odo-


rem, cibum, amplexum interioris hominis m e i ; ubi
fulget animée meae, quod non capit locus; et ubi sonat,
quod non rapit t e m p u s ; et ubi olet, quod non spargit
flatus; et ubi sapit, quod non minuit edacitas; et ubi
haeret, quod non divellit satietas. Hoc est quod amo,
cum amo Deum meum. Et quid est hoc? Interrogavi
terrain, et dixit : Non sum : et quaecumque in eadem
sunt, idem confessa sunt. Interrogavi mare et abyssos,
et reptilia animarum vivarum, et responderunt : Non
sumus Deus t u u s ; quaere super nos. Interrogavi auras
flabiles, et inquit universus aer cum incolis suis : Fal-
litur Anaximenes ; non sum Deus. Interrogavi ccelum,
solem, lunam, stellas : Neque nos sumus Deus, quem
quseris, inquiunt.
3. — E t dixi omnibus his quœ circumstant fores carnis
mese : Dixistis mihi de Deo meo, quod vos non estis;
dicite mihi de illo aliquid. Et exclamaverunt voce
magna : Ipse fecit nos. Interrogatio mea, intentio mea :
et responsio eorum, species eorum. Et direxi me ad me,

toi qui recherches notre origine, qui étudies notre nature et nos qualités;
toî qui tires de nous tant d'usages, soit pour la nécessité, soit pour la
commodité, soit pour l'agrément de ta vie, ne nous en sache aucun gré;
tu ne nous dois rien, nous te servons, nous sommes entièrement à ta dis-
position, mais nous ne te connaissons pas nous-mêmes. Nous sommes seu-
lement sous ta main, afin que tu nous emploies selon tes desseins »
Telle est notre destination, mais elle ne dépend ni de nous ni de toi ;
elle vient de plus haut. Comme nous ne nous sommes pas faites, tu ne
nous a pas faites non plus. Elève-toi jusqu'à notre auteur; vois en nous
ses bienfaits, admire sa sagesse, loue sa puissance, reconnais sa bonté et
sa libéralité à ton égard, respecte ses ordres dans l'usage que tu fais de
nous, et ne les transgresse pas. Tu es au-dessus de nous par ton intelli-
gence et ta liberté, par l'empire que tu as sur nous, par notre fin qui nous
subordonne à toi. Mais tu es au-dessous de celui qui nous a faites, et tu
dois lui obéir par ta volonté aussi ponctuellement que nous lui obéissons
par nécessité. » ( F . GROU.)
118 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

je me dis : « Toi, qu'es-tu? » Et je répondis : « Un homme. » Or,


je suis composé d'un corps et d'une âme, l'un extérieur, l'autre
intérieur. Auquel des deux devais-je plutôt demander mon
Dieu, que j'avais déjà cherché par tous mes sens corporels,
depuis la terre jusqu'au ciel, aussi loin que mes jeux avaient
pu étendre leurs regards? A mon âme, sans doute (i); car
c'était à elle, comme à un tribunal et à un juge, que tous ces
messagers extérieurs rapportaient chacune des réponses du
ciel, de la terre, et de tout ce qu'ils renferment, c'est-à-dire :
« Nous ne sommes pas Dieu, mais son ouvrage. » C'était l'homme
intérieur qui connaissait ces choses par le ministère de l'homme
extérieur; moi, cet homme intérieur, moi, esprit, je les ai
connues par les sens du corps.
4. — J'ai demandé quel est mon Dieu à tout l'univers, et il
m'a répondu : ce Je ne suis point Dieu, je suis son œuvre. »
Mais l'univers n'offre-t-il pas les mêmes apparences à tous
ceux qui ont l'entier usage de leurs sons? Pourquoi ne tient-il
pas lo même langage à tous? Les animaux grands et petits le
voient, sans pouvoir l'interroger, parce que, au-dessus de leurs
sens, ils n'ont pas la raison qui juçfe des impressions; les
hommes ont ce pouvoir de s'élever par les choses visibles jus-
qu'à l'intelligence des grandeurs invisibles de Dieu. {Rom 1,20.)
Mais l'amour qui les asservit aux créatures les rend incapables
d'en juger (2). Et elles ne répondent à ceux qui les interrogent
que lorsqu'ils sont en état de les juger. Elles ne changent pas
leur langage, c'est-à-dire leur naturel, pour se montrer sous
un aspect à celui qui ne fait que les voir, sous un autre à celui
qui, les voyant, les interroge; mais, en présentant à tous deux
les mêmes apparences, elles rép^ ident à celui-ci et sont muettes

(1) A mon âm* sans doute : c'est elle que devais consulter de préfé-
rence. L'esprit de l'homme, en effet, connaît les objets accessibles aux
sens, et il est le juge naturel des sens et des choses sensibles. Il est donc
bien supérieur aux sens, qui ne peuvent chacun connaître autant de choses,
et sont d'ailleurs incapables de jugement.
(2) Mais /'amour qui les asservit auœ créatures les rend incapables d'en
LIVRE X — CHAPITRE VI 119

e t dixi mihi : Tu quis es? Et respondi : Homo. Et ecce


corpus et anima in me mihi prsesto sunt, unum exterius
et alterum interius. Quid horum est, unde quwrere
debui Deum meum, quern j a m quaesiveram per corpus
a terra usque ad cœlum, quousque potui mittere n u n -
tios, radios oculorum meorum? Sed melius, quod inte-
rius. Et quippe renuntiabant omnes nuntii corporales
praesidenti et judicanti de singulis responsionibus cœli
et terrae, et omnium quae in eis sunt, dicentium : Non
sumus Deus, sed ipse fecit nos. Homo interior cognovit
hsec, per exterioris ministerium. Ego interior cognovi
haec; ego, ego animus per sensus corporis mei.
4« — Interrogavi mundi molem de Deo meo, et res-
pondit mihi : Non ego sum, sed ipse me fecit. Nonne
omnibus, quibus integer sensus est, apparet hsec spe-
cies? Cur non omnibus eadem loquitur? Animalia pusilla
et magna vident earn; sed interrogare nequeunt. Non
enim praeposita est in eis nuntiantibus sensibus j u d e x
ratio. Homines autem possunt interrogare, ut invisibilîa
Dei, per ea quœ facta sunt, intellecta conspiciant. Sed
amore subduntur eis, ei subditi judicare non possunt.
Nec respondent ista interrogantibus, nisi judicantibus :
nec vocem suam mutant, id est, speciem suam, si alius
t a n t u m videat, alius autem videns interroget; ut aliter
illi appareat, aliter huic : sed eodem modo utrique
a p p a r e n s , illa muta est, huic loquitur : immo vero

juger d'un jugement suffisant pour les porter à aimer Dieu, mais suffisant
toutefois pour le leur faire connaître et les rendre inexcusables. Car, bien que
l'affrctiou déréglée des créatures, qui tient l'homme captif, lie son amour et
l'empêche de s'élever jusqu'à Dieu, cependant elle n'obscurcit pas tellement
l'esprit qu'il ne voie que Dieu est digne de recherche et d'amour. (Vest
parce qu'ils ne l'ont pas fait, que les anciens philosophes sont devenus
inexcusables et se sont dissipés dans leurs pensées.
120 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

pour celui-là, ou plutôt elles parlent à tous, mais sont enten-


dues seulement des hommes qui comparent ce langage exté-
rieur avec la vérité qui est en nous (i). Car c'est la vérité qui
me dit : « Ton Dieu n'est ni le ciel, ni la terre, ni aucun corps. »
L'être matériel dit à celui qui le voit : « Tout corps est moindre
dans une de ses parties que dans son tout. » Aussi, mon âme, je
te le dis, tu es un être plus excellent, puisque tu animes la
masse de ton corps en lui donnant la vie, qu'aucun corps ne
peut donner à un autre. Mais ton Dieu est la vie même de ta vie-

(i) Qui comparent le tangage extérieur avec la vérité qui est en nous,
c'est-à-dire la lumière divine qui a été imprimée sur nous, ou ces principes,
ces vérités qui nous sont naturellement connus, tels que celui-ci : « Tout
corps est moindre dans une de ses parties que dans son tout. » L'âme, qui
communique la vie au corps, lui est donc supérieure, et Dieu, qui est la vie
de l'âme et de tous les êtres vivants, est supérieur au corps et à l'âme; il
faut donc l'aimer plus que tous les corps, plus que l'âme elle-même. La
nature elle-même nous enseigne cette vérité qu'un plus grand bien doit être
aimé plus qu'un moindre bien, et le souverain bien au-dessus de tous les
biens finis. Ceux qui considèrent les créatures en dehors de ces principes
ne les comprennent point, et se laissent aller à les aimer d'un amour déréglé
et coupable.
CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1. Il y a deux manières de connaître la bonté et l'immensité de Dieu


d'après les créatures. L'une, par voie d'affirmation et d'excellence, en attri-
buant à Dieu toutes les perfections des créatures, parce que ces perfections
sont en lui d'une manière beaucoup plus parfaite. L'autre, par voie de néga-
tion et d'exclusion; car, comme Dieu surpasse infiniment toutes les créatures,
aucune de leurs perfections ne peut lui convenir puisqu'elles sont néces-
sairement limitées et mêlées d'imperfection. C'est pourquoi saint Grégoire
de Nazianze rappelle justement Celui à qui on ne peut donner aucun nom
(innominabilis). Bien que, en effet, nous lui donnions un grand nombre de
noms, aucun nom, aucune conception humaine ne peut exprimer la perfection
de la nature divine, parce que nous ne pouvons concevoir que des perfec-
tions finies, telles que nous les rencontrons dans les créatures. Or, saint
Augustin nous enseigne ici que nous pouvons chercher Dieu à l'aide des
créatures de deux manières : i» négativement, en disant qu'il n'est ni un corps,
ni la lumière, ni un parfum, ni une mélodie, etc., ni aucun autre objet propre
à charmer les sens; a* affirmativement, en proclamant qu'il est toutes ces
choses, mais sans les imperfections que le saint Docteur écarte avec soin
de l'idée de la divinité.
2. Ce chapitre peut fournir la matière d'une méditation bien propre à
enflammer notre cœur d'amour pour Dieu par la considération des créatures
LIVRE X — CHAPITRE VI 121

omnibus loquitur; sed illi intelligunt, qui ejus voceu


acceptam foris, intus cum veritate conférant. Veritas
enim dicit mihi : Non est Deus tuus cœlum et terra,
neque orane corpus. Hoc dicit eorum n a t u r a videnti :
moles enim minor est in parte, quam in toto. J a m tu
melior es (tibi dico, anima) quoniam tu végétas molem
corporis tui, preebens ei vitam; quod nullum corpus
prsestat corpori : Deus autem tuus etiam tibi vita est.

et à nous inspirer un profond mépris pour ces mêmes créatures, si éloignées


des perfections du Créateur. « Il faut que l'homme en use seulement, dit saint
Augustin, et qu'il n'en jouisse pas ; car s'il aime les créatures démesu-
rément, il se livre à elles avec emportement, il s'en rend l'esclave, jusqu'à
y attacher son repos et son bonheur. Dès lors, il perd son empire naturel
sur elles; il s'en laisse dominer; et, aveuglé par sa passion, il n'est plus en
état d'en juger conformément à la raison. Ce n'est plus sa raison qu'il écoute,
mais son cœur corrompu par l'amour excessif qu'il leur porte ; et le cœur,
accoutumé à y tendre et à s'y unir comme au but unique de ses désirs, ne
tarde pas à séduire l'esprit, à en obscurcir les lumières, à substituer de
faux principes aux véritables, et à lui oter les moyens de raisonner juste
sur les objets qui l'environnent. »
3. Heureux celui qui, sondant son cœur, peut dire à Dieu, comme saint
Augustin : « Je vous aime, ma conscience m'en est un garant assuré. » Mais
qu'il en est peu qui puissent se rendre ce témoignage, et que l'illusion est
ici facile I
Il ne s'agit pas, en effet, de savoir si l'on sent par intervalles quelques
mouvements affectueux, ce signe est équivoque; ou bien si l'on prononce
quelquefois de bouche des actes d'amour de Dieu. « Tous ceux qui disent :
Seigneur, Seigneur, n'entreront point dans le royaume des cieux. * Le véritable
amour de Dieu consiste dans la détermination de la volonté et dans le choix
libre par lequel on est disposé à préférer Dieu à tout le reste. Ce choix, cette
détermination produisent nécessairement des effets; on les reconnaît à des
signes certains que Jésus-Christ a renfermés dans ces paroles : « Celui qui a
mes commandements et les garde, c'est celui-là qui m'aime. » (Joan. xiv, ai ).
4. Saint Augustin nous enseigne ici l'usage admirable que nous devons
faire des créatures. L'univers est pour les saints un grand livre où ils lisent
partout le nom de Dieu. Ils voient cet auguste nom gravé sur tous les objets.
Non seulement le ravissant spectacle du ciel, le cours des astres, les révo-
lutions des saisons, l'harmonie et le concert de toutes les parties de ce grand
tout, le rapport des effets aux causes et des moyens à la fin, mais chaque
objet particulier, une fleur, une plante, le moindre insecte, tout leur rappelle
Dieu, tout les élève à Dieu et tout leur représente Dieu, tout est pour eux
une matière de contemplation, un sujet de louange, de bénédiction t d'a*noi r.
CHAPITRE VII

Les sens ne peuvent seuls nous donner la connaissance de Dieu.

1 . — Qu'aimé-je donc quand j'aime mon Dieu? Quel est celui


qui domine le sommet de mon âme? (i) C'est par mon âme elle-
même que je m'élèverai jusqu'à lui. Je franchirai cette force
qui m'attache à mon corps et répand la vie dans tous ses membres;
car ce n'est point par elle que je trouverai mon Dieu. Autrement,
le cheval et le mulet qui n'ont point de raison (Ps. xxix, 9)
le trouveraient également, puisque c'est cette même force qui
fait aussi vivre leur corps.
2 . — Il en est une autre par laquelle se communique, non
seulement la vie, mais encore le sentiment à cette chair que le
Seigneur m'a donnée. Elle commande à l'œil, non pas d'entendre,
mais de voir; à l'oreille, non pas de voir, mais d'entendre;
maintenant les autres sens chacun à son poste et dans ses fonc-
tions propres ; la diversité de leurs actes, je l'accomplis par eux,
dans l'unité de mon âme. Je m'élèverai encore au-dessus de
cette puissance qui m'est commune avec le cheval et le mulet,
puisque, comme moi, ils ont des sens corporels.

{1) Quel est celai qui domine le sommet de mon âme, qui est si fort
au-dessus d'elle....? Dans le texte : « super cap ut anima; meœ, au-dessus
de la partie principale de mon Ame », c'est-à-dire au-dessus de mon esprit.
Or, notre esprit peut s'élever jusqu'à Dieu pour trois motifs : i" parce qu'il
est, après les anges, le plus noble des êtres crées ; a* parce qu'il a été créé
à l'image de Dieu ; 3" parce qu'il est doué de raison. C'est par l'esprit con-
sidéré sous ce dernier aspect qu'Augustin veut s'élever jusqu'à Dieu.

CONSIDÉRATION PRATIQUE

Saint Augustin raconte comment, n'ayant pas trouvé Dieu dans les choses
corporelles, il l'a cherché dans son àme et au moyen de son Ame. Il ne
C A P U T VII

Corporea aut sensitiva virtu te Deus non invenitur.

1 . — Quid ergo a m o , cum Deum meum a m o ? Quis


est ille super caput animae mese? P e r ipsam animam
meam, ascendam ad ilium. Transibo vim meam : qua
haereo corpori, et vitaliter compagem ejus repleo. Non
ea vi reperio Deum meum : nam reperiret eum equus et
mulus, quibus non est intellectus; etenim eadem est vis,
q u a vivunt etiam eorum corpora.
2 . — Est alia vis, n o n solum qua vivifico, sed etiam
qua sensifico carnem meam, quam mihi fabricavit
Dominus, j u b e n s oculo ut non a u d i a t ; et auri, u t non
videat; sed illi, per quern videam; huic, per quam
audiam : et propria singulatim caeteris sensibus, sedihus
suis et officiis suis, quae divers* per eos ago unus ego
a n i m u s . Transibo et istam vim meam : nam et hanc
habet equus et m u l u s ; sentiunt enim etiam ipsi per
corpus.

l'a point trouvé : i" par la force végétative ; a* ni par la puissance de sen-
sibilité, ou par l'âme sensitive. Cette faculté ne s'élève pas au-dessus des
choses corporelles et sensibles, et cette puissance nous est commune avec
le cheval et le malet, également doués de la sensibilité corporelle. Imitons
donc le saint Docteur; et, laissant de côté tous les objets sensibles, ne
cherchons Dieu qu'en prenant la raison pour guide. « C'est l'âme seule
qui peut connaître Dieu : mais quelle faculté de l'âme [quœ vis) ? Est-ce
la perception extérieure? Non, autrement les animaux connaîtraient Dieu.
Serait-ce la mémoire? » ( M . DESJARDINS.) Suivons la dissertation philoso-
phique ou plutôt psychologique du saint Docteur, qui ravissait aussi le
P. Malebranche. [Recherche de la vérité» n, 5.)
CHAPITRE VIII

Puissance de la mémoire où sont déposés les trésors des innombrables images


que les sens y ont fait entrer, toutes les pensées que nous formons. Comment
ces objets se présentent sans effort dans l'ordre où nous les demandons.

i. — J'irai donc même au delà de cette puissance de ma


nature, montant par degrés vers celui qui m'a fait, et j'entre
dans les domaines, dans les vastes palais de ma mémoire (i),
où sont les trésors de ces innombrables images que les sens y
ont introduites. La est aussi renfermé tout ce que nous pensons,
en ajoutant, ôtant ou changeant quelque chose à ce que les sens
ont perçu (2) ; là enfin est déposé et mis en réserve tout ce que
l'oubli n'a pas encore effacé ou enseveli. Quand je suis là, je
je me fais représenter les choses que je veux ; les unes paraissent
tout de suite, d'autres se font chercher davantage : on les arrache
comme d'un obscur réduit; d'autres s'élancent en foule, et
lorsque je demande et que je cherche autre chose, elles se préci-
pitent devant moi, semblant dire : « N'est-ce pas nous? » Mais la
main de mon esprit les écarte des yeux de mon souvenir, jus-
qu'à ce que l'objet désiré sorte de ses ténèbres et de sa retraite
pour paraître en ma présence. D'autres, enfin, se présentent sans

(1) J'entre dans les domaines, dans les vastes palais de ma mémoire»
Ou ne peut rieu trouver de plus beau, de plus attachant que ces admirables
pages où saint Augustin déploie tout à la fois toutes les ressources d'une
intelligence pénétrante, d'une brillante imagination, d'un talent plein de sou-
plesse, comme l'a remarqué justement l'auteur d'un ouvrage récent sur la
Psychologie de saint Augustin, M. Ferroz.
Ce n'est pas un psychologue qui décompose dans un langage abstrait et
sans couleur ces phénomènes invisibles à l'oeil, insaisissables à la main,
inaccessibles à tous les sens, qu'on appelle des souvenirs; c'est un natura-
liste qui nous les fait, pour ainsi dire, voir et toucher; c'est un peintre
qui décrit les accidents de l'âme comme il décrirait les accidents d'un pay-
sage, et qui les déroule devant nos yeux, avec leurs nuances les plus fugi-
tives. A force de s'intéresser à son sujet, il y intéresse tous ses lecteurs
D'autres auteurs, par exemple Aristote chez les anciens, Dugald Steward
C A P U T Vili
Me m or i * vis.

i . — Transibo ergo et istam vim natuiee meae, gra-


dibus ascendens ad eum qui fecit me cum ea : et venio
iu campos et lata prœtoria mémorise mese, ubi sunt the-
sauri innumerabilium imaginum de cujusque modi rébus
sensibus invectarum. Ibi reconditum est, quidquid
etiam cogitamus, vel augendo, vel minuendo, vel
utcumque variando ea quœ sensus attigerit : et si quid
aliud commendatum et repositum est, quod n o n d u m
absorbuit et sepelivit oblivio. Ibi quando sum, posco u t
proferatur quidquid volo : et queedam statim prodeunt,
quaedam requiruntur dïutius, et tanquam de abstrusio-
ribus quibusdam receptaculis eruuntur : quaedam cater-
vatim se p r o r u u n t ; et dum aliud petitur et quaeritur,
prosiliunt in médium, quasi dicentia : Ne forte nos
simus? Et abigo ea manu cordis a facie recordationis
meae, donec enubiletur illud quod volo, atque in cons-
pectum prodeat ex abditis. Àlia faciliter atque impertur-

chez les modernes, ont pu creuser ce sujet aussi profondément que lui,
mais ils n'ont pas donné à leurs observations la même vivacité et le même
relief ; ils ont peut-être pensé aussi bien que lui sur la mémoire, ils en ont
moins bien parle.
{2) Ajoutant, étant ou changeant quelque chose, etc. Saint Augustin veut
parler ici des objets que nous n'avons jamais vus et dont nous nous for-
mons une image d'après d'autres objets semblables. C'est ainsi que nous
nous représentons Rome, ou Carthage, sous l'image d'une grande ville.
Quant aux choses dont nous n'avons vu aucune ressemblance totale ou par-
tielle, il nous est tout à fait impossible de nous les imaginer. « Voilà pour-
quoi, dit ailleurs le saint Docteur, lorsque vous interrogez les aveugles de
naissance sur la lumière et les couleurs, ils ne trouvent rien à vous répondre;
car ils n'ont aucune idée des couleurs, puisqu'ils n'en ont jamais vu aucune. »
126 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

effort et dans Tordre où je les ai demandées; les premières


•cèdent la place à celles qui suivent et disparaissent, pour revenir
ensuite quand je le voudrai. C'est ce qui arrive quand je récite
de mémoire.
2. — Là se conservent, distinctes et sans mélange, les sensa-
tions introduites par une entrée qui leur est propre : la lumière,
les couleurs, les figures corporelles, par les yeux ; tous les sons,
par l'oreille ; toutes les odeurs, par le passage des narines ; toutes
les saveurs, par la voie du palais; enfin, par le sens du corps
•entier, tout objet dur ou mou, chaud ou froid, doux ou rude,
pesant ou léger, et toutes les sensations externes ou internes.
Voilà toutes les choses que ma mémoire reçoit dans son réservoir
immense, où je les rassemble, au besoin, et les passe en revue :
retraite cachée, inexplicables replis, où tout entre par l'issue
qui lui est particulière et s'y range sans confusion ! Cependant,
ce ne sont pas les choses jnêmes qui entrent, mais seulement
leurs images, toujours prêtes à s'offrir au rappel de la pensée.
3. —Qui pourrait dire comment ces images ont été formées,
bien que, pourtant, Ton sache par quel sens elles ontété recueillies
•et déposées dans la mémoire? Car, alors même que je suis dans
les ténèbres et le silence, je puis à volonté représenter des cou-
leurs à ma mémoire, distinguer le blanc du noir et toutes les
couleurs entre elles. Les sons n'accourent pas pour troubler les
images que je perçois par les yeux, quoique cependant ils soient
dans le même lieu, mais comme retenus à l'écart. S'il me plaît
de les appeler aussi, ils viennent aussitôt. Et même, ma langue
immobile et ma voix silencieuse, je chante autant que je veux,
sans que les images des couleurs, qui sont là aussi, ne viennent
s'interposer ou m'interrompre quand je puise dans cet autre
trésor entré par mes oreilles. Ainsi je me rappelle, à mon gré,
tout ce qui a été introduit et déposé en ma mémoire par les
autres sens; je distingue le parfum des lis de celui des violettes,
sans nul odorat, et sans rien goûter, ni rien toucher, mais par
le seul souvenir; je sais préférer le miel au vin cuit (i), ce qui

( i ) Vin réduit de deux tiers sous l'action du feu, d'après Nonius Marcellus.
LIVRE X — CHAPITRE Vin 127

bata serie, sicut poscuntur, suggeruntur : et cedunt prae-


cedentia consequentibus ; et cedendo conduntur, iterum,
cum voluero, processura. Quod totum fit, cum aliquid
narro memoriter.
2. — Ibi sunt omnia distincte generatimque servata,
quae suo quœque aditu ingesta sunt : sicut lux atque
omnes colores, formaeque corporum per oculos; per
aures autem, omnia genera sonorum; omnesque odores'
per aditum n a r i u m ; omnes sapores, per oris adi turn f
a sensu autem totius corporis, quid d u r u m , quid molle,
quid calidum frigidumve, lene aut asperum, grave seu
leve, sive extrinsecus sive intrinsecus corpori. Haec
omnia recipit recolenda, cum opus est, et retractanda,
grandis memoriae recessus, et nescio qui secreti atque
ineffabiles sinus ejus; quae omnia suis quaeque foribus
intrant ad earn, et reponuntur in ea. Nec ipsa tamen
intrant; sed rerum sensarum imagines illic praesto sunt
cogitationi reminiscenti eas.
3. — Quae quomodo fabricatae sint, quis dicit, cum
appareat quibus sensibus raptae sint, interiusque recon-
d i t a ? Nam et in tenebris atque in silentio dum h a b i t o ,
in memoria mea profero, si volo, colores; et discerno
inter album et nigrum, et inter quos alios volo. Nec incur-
r u n t soni, atque perturbant, quod per oculos haustum
considero : cum et ipsi ibi sint, et quasi seorsum repositi
lateant. Nam etipsos posco, si placet, atque adsunt illico.
Et quiescente lingua ac silente gutture, canto q u a n t u m
volo : imaginesque illae colorum, quae nihilominus ibi
sunt, non se interponunt, neque interrumpunt, cum
thesaurus alius retractatur, qui influxit ab auribus. Ita
caetera, quae per sensus caeteros ingesta atque congesta
sunt, recordor, p r o u t libet. Et a u r a m Iiliorum discerno
128 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

est doux à ce qui est rude. Tout cela je le fais en moi, dans la
vaste galerie de ma mémoire.
4. — C'est là que se présentent à moi le ciel, la terre et la
mer, et tout ce qui, en eux, a pu frapper mes sens, hormis ce
que j'ai oublié. C'est là que je me rencontre moi-même, que je
remémore mes actions, le temps, le lieu où je les faisais, et mes
sentiments en les faisant. Là résident tous les souvenirs de ce
que j'ai éprouvé par moi-même, ou appris d'autrui. De cette
trame du passé, j'ourdis le tissu des expériences et des témoi-
gnages journaliers, des événements et des espérances futures,
et je forme de tout cela comme un présent que je médite. Et
dans les vastes plis de mon esprit, peuplés de tant d'images,
je me dis à moi-même : « Je ferai ceci ou cela ; il s'ensuivra ceci
ou cela. Oh ! s'il arrivait telle ou telle chose ! Plaise à Dieu ! à
Dieu ne plaise ! » Voilà ce que je me dis ; et, ce disant, les images
de toutes les choses que je nomme sortent, vers moi, du même
trésor de ma mémoire ; car si elles n'y étaient pas, il me serait
impossible d'en parler.
5. — Que cette force de la mémoire est grande, extrêmement
grande ! ù mon Dieu, sanctuaire impénétrable, infini ! Qui pour-
rait aller au fond? Et c'est une puissance de mon esprit, une
propriété de ma nature, et moi-même je ne comprends pas tout
ce que je suis ! L'esprit est donc trop étroit pour se contenir
lui-même? Et où donc déborde ce qu'il ne peut contenir de lui?
Serait-ce hors de lui et non pas en lui ? Alors, comment cela se
fait-il?
6. — Ici, je me sens confondu d'admiration et d'étonnement.
Les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de
la mer, le long cours des fleuves, les bords de l'océan et le
mouvement des astres : ils se laissent de côté et n'admirent
pas, chose admirable ! que, au moment où je parle de tout cela,
je n'en vois rien par les yeux. Pourtant, je n'en parlerais pas
si les montagnes, les flots, les fleuves, les astres que j'ai vus,
l'océan auquel je crois, ne s'offraient intérieurement à ma
mémoire avec les vastes espaces où s'élanceraient mes regards.
LIVRE X — CHAPITRE VIII 129

a violis, nihil olfaciens : et mei defruto, lene aspero,


nihil tunc gustando neque contrectando, sed reminis-
cendo, antepono. Intus haec ago, in aula ingenti memo­
riae mese.
4. — Ibi enim mihi coelum, et terra, et mare p r e s t o
sunt, cum omnibus quae in eis sentire potui, p r a t e r ilia
quae oblitus sum. Ibi et ipse mihi occurro, meque
recolo, quid, quando, et ubi egerim; quoque modo, cum
agerem, affectus fuerim. Ibi sunt omnia, quae sive experta
a me, sive eredita memini. Ex eadem copia etiam simi-
litudines r e r u m , vel expertarum, vel ab eis quas expertus
sum creditarum, alias atque alias, et ipse contexo praete-
ritis, atque ex his etiam futuras actiones, et eventa et
spes, et haec omnia rursus quasi prsesentia meditor.
Faciam hoc aut illud, dico apud me, in ipso ingenti sinu
animi mei, pieno tot et t a n t a r u m rerum imaginibus, et
hoc aut illud sequetur. 0 si esset hoc, a u t illud! Avertat
Deus hoc, aut illud! Dico apud me ista. Et cum dico,
praesto sunt imagines omnium quae dico, ex eodem
thesauro memoriae: пес omnino aliquid eorum dicerem,
si defuissent.
5. — Magna ista vis est memoriae, magna nimis, Deus
meus, penetrale amplum et infinitum. Quis ad fundum
ejus pervenit? Et vis est haec animi mei, atque ad meam
naturam pertinet : пес ego ipse capio totum, quod sum.
Ergo animus ad habendum seipsum angustus est. Et ubi
sit, quod sui non capit? Numquid extra ipsum ac non
in ipso? Quomodo ergo n o n capit?
6. — Multa mihi super hoc oboritur a d m i r a t i o :
stupor apprehendit me. Et eunt homines admirari alta
montium, et ingentes fluctus maris, et latissimos lapsus
flu mimi m, et Oceani ambitum, et gyros siderum, et
TOME III 5
130 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Néanmoins, mes yeux, en les voyant, ne les ont point fait péné-
trer en moi. Ces choses mêmes n'y sont pas, mais seulement
leurs images (i), et je sais par lequel de mes sens chaque
impression m'est venue.

Ces choses mêmes n'y sont p a t . Ce ne sont pas elles qui sont entrées.
Les objets sensibles impriment leurs imaeres dans les sens et les font
parvenir jusqu'à l'esprit, où ils ne peuvent entrer eux-mêmes, car un mur
n'entre point par les yeux, mais son image seule, <t De même que la cire,
dit Aristote, reçoit l'empreinte d'un anneau sans recevoir le fer ou l'or
dont cet anneau est composé — car il reçoit l'empreinte d'un cachet d'or
ou d'airain, maïs non pas en tant qu'il est d'une matière d'or ou d'airain —
ainsi les sens reçoivent la simple impression d'un corps qui produit ou une
odeur, ou nne saveur, ou un son quelconque. »

CONSIDÉRATION PRATIQUE

Le saint Docteur nous montre du doigt le profit que nous devons tirer de
ce chapitre, c'est que la vue d'aussi grands prodiges doit nous faire préférer
l'excellence de notre âme à tous les objets qui nous environnent. Il s'étonne,
non de ce que l'homme admire le grand spectacle de la nature, mais de ce
qu'il ne s'admire pas davantage lui-même, sans pour cela s'enorgueillir,
mais pour élever son âme, ennoblir ses sentiments, se dégager des sens et
de la matière, et transporter au ciel ses pensées et ses affections»
« La destination de l'âme est d'être unie pour toujours à l'Être éternel, qui
l'a rendue participante de son immortalité. Tous les biens que la nature
étale à ses regards, tous les plaisirs qu'elle lui offre, sont au-dessous d'elle
et ne méritent pas son affection. Dieu est le seul objet qui réponde à l'im-
mensité de ses désirs: pour être heureuse, il faut qu'eue en jouisse, et
LIVRE X — CHAPITRE VIII 131

relinquunt seipsos, nec mirantur. Quin hœc omnia, cum


dicerem, non eavidebam oculis: n e c t a m e n dicerem, nisi
montes et fluctus et flumina et sidera, quœ vidi, et
Oceanum quem credidi, intus in memoria mea viderem,
spatiis tamen ingentibus, quasi foris viderem. Nec ea
tamen videndo absorbui, q u a n d o vidi oculis : nec ipsa
simt apud me, sed imagines eorum. Et novi, quid ex quo
sensu corporis impressum sit mihi.

«m'elle soit assurée d'en jouir toujours. Sénèque disait : c Je suis trop
grand et né pour de trop grandes choses, pour être le vil esclave de mon
corps. » {Lettre LXV.\ Cependant, ce philosophe n'avait qu'une notion très
imparfaite de la dignité de son Âme, et il n'en avait aucune de son éternelle
destination.
r> Ce qu'une raison pure, éclairée, dégagée de tout préjugé et de toute
illusion des sens apprend à l'homme sur son rapport avec Dieu, à titre de
tin dernière, la Révélation le lui découvre avec plus de clarté, le lui déve-
loppe avec plus d'étendue, le lui confirme avec plus de certitude. Elle lui
expose tout le plan, toute la suite des desseins de Dieu sur lui ; et ce qu'elle
lui dévoile i ce sujet est si grand, si magnifique, si étonnant, sa incompréhen-
sible, qu'il ne peut s'empêcher de dire à Dieu avec J o b : <t Qu'est-ce que
* l'homme, pour que vous le traitiez avec tant d'honneur et que vous en
» fassiez l'objet de votre affection? » (Job v u , 17.) Non, il n'y a que la reli-
gion qui nous donne une idée complète de la grandeur de l'homme. Cette
grandeur est telle qu'elle passe ses conceptions : il ne la comprendra pleine-
ment que dans l'autre vie, soit par l'excès de son bonheur soit par l'excès
de son malheur. » (P. Gnou.)
CHAPITRE IX
Dans la mémoire se trouvent encore renfermées toutes les connaissances
recueillies durant les études littéraires ou scientifiques. Ce ne sont pas leur
images, mais leur réalité elle-même que nous portons en nous.

Là ne se borne pas l'immense capacité de ma mémoire (i).


Là sont aussi toutes les choses que j'ai recueillies dans mes
études littéraires et que je n'ai pas encore oubliées, mais
gardées comme dans un lieu plus secret. Elles ne sont pas
localisées, ni tous forme d'images; elles y sont en réalité.
Car les notions de grammaire et de dialectique, les différentes
espèces de questions, tout cela n'existe pas seulement dans ma
mémoire à l'état d'image, qui a laissé la réalité au dehors. Ce
n'est pas comme un son qui retentit et s'enfuit, imprimant
dans mes oreilles une trace pour le retrouver et me le fait
entendre encore quand il ne résonne plus; ou comme une
odeur qui passe et s'évanouit dans les airs, affectant l'odorat,
par où elle transmet à la mémoire son impression qui la rap-
pelle à mes souvenirs; ni comme un aliment n'ayant certaine-
ment plus de goût dans l'estomac, bien qu'il ait encore de la
saveur pour le souvenir; ni, enfin, comme tout objet dont nous
avons senti le contact, et que, même éloigné de nous, la mémoire
imagine encore toucher. Toutes ces choses, en effet, n'entrent
point dans la mémoire ; mais c'est de leurs images seules qu'elle
s'empare avec une étonnante rapidité, pour les ranger comme
dans des cellules merveilleuses, d'où elles sont tirées par un
miracle de souvenir.

(i) L'immense capacité de ma mémoire. L'étude de la mémoire a un attrait


particulier pour saint Augustin. Il y revient dans son traité de la musique,
dans ses lettres, etc., s'efforçant d'y rattacher toujours de graves questions
de métaphysique et o)e théodicée. Ici il s'attache à la diversité des opérations
de la mémoire et distingue deux espèces de mémoire : celle des choses sen-
sibles, dont il a parlé dans le chapitre précédent, et celle des choses intellec-
tuelles, qu'il va décrire ou analyser dans ce chapitre et dans les suivants.
CAPUT IX

Memoria disciplina ru m.

Sed non ea sola gestat immensa ista capacitas mé-


morise mese. Hic sunt et illa omnia, quœ de doctrinis
liberalibus percepta nondum exciderunt, quasi remota
interiore loco, non loco; nec eorum imagines, sed res
i]>sas gero. Nam quid sit litteratura, quid peritia dispu-
tandi, quot gênera quaestionum, quidquid ho ru m scio,
sic est in memoria mea, ut non retenta imagine rem
foris reliquerim : a u t sonuerit et prœterierit, sicut vox
impressa per aures vestigio quo recoleretur quasi sonaret,
cum j a m non s o n a r e t : aut sicut odor, dum transit et
evanescit in ventos, olfactum afficit, unde trajicit in
memoriam imaginem sui, quam reminiscendo repetainus :
aut sicut cibus, qui certe in ventre j a m non sapit, et
tamen in memoria quasi s a p i t : aut sicut aliquid quod
corpore tangendo sentitur, quod etiam separatum à
nobis imaginatur memoria. Istse quippe res non intro-
mittuntur ad eam : sed earum solae imagines mira cele-
ritate capiuntur, et miris tanquam cellis reponuntur, et
mirabiliter recordando proferuntur,

CONSIDÉRATION PRATIQUE

Quoique saint Augustin ait admis que les espèces intentionnelles des
choses corporelles existent, soit dans les sens extérieurs, soit dans les sens
intérieurs, cependant personne ne connaît les espèces intelligibles des
sciences et des arts, comme on peut le voir par ce chapitre. L'opinion de
saint Augustin était que les idées des arts libéraux sont innées en nous,
comme plusieurs philosophes l'ont affirmé des premiers principes. 11 conclut
donc que e s idées n'ont aucun besoin des images sensibles, puisqu'elles se
C

présentent d'elles-mêmes à l'intelligence.


CHAPITRE X

Les connaissances littéraires ou scientifiques n'entrent pas dans la mémoire


par les sens, mais en sont tirées comme d'une retraite profonde.

1 . — Aussi bien, quand j'entends dire que trois sortes de


questions sont à faire sur un objet, savoir, s'il est, ce qu'il est,
quel il est, je retiens bien l'image des sons dont ces paroles sont
formées, et je sais qu'après avoir vibré dans l'air ils se sont
éteints. Mais les choses mêmes que ces sons exprimaient, je ne
les ai perçues par aucun sens corporel ; je ne les ai vues nulle
part que dans mon esprit, et ce ne sont pas leurs images, mais
elles-mêmes que j'ai renfermées dans ma mémoire. Par où
sont-elles entrées en moi? Qu'elles le disent si elles le peuvent,
car je visite toutes les portes de mes sens (i) et n'en trouve
aucune par où elles auraient pénétré.
2 . — Les yeux disent : « Si elles sont colorées, c'est nous qui
les avons faiteonnaître ; » CE si elles sont sonores, disent les oreilles,
nous les avons introduites ; » « si elles sont odorantes, c'est par
nous, disent les narines, qu'elles ont passé. » Le goût dit encore :
a S'il ne s'agit pas de saveur, ne me demandez rien. » Et le tou-
cher ajoute : « S'il n'est pas question de choses corporelles, je n'ai
rien manié, et partant, je n'ai rien transmis. » D'où et par où
sont-elles donc entrées dans ma mémoire? Je n'en sais rien ; car
lorsque je les ai apprises, je ne les ai pas crues sur le témoi-
gnage d'un autre, mais je les ai examinées dans mon esprit (a) ;

(i)Je visite tontesles portesde met sent, c'est-à-dire, j'ai beau passer
en revue toutes celles par lesquelles j e communique avec le monde extérieur.
Arnauld s'exprime, sur l'origine des idées de l'être et de la pensée, exacte-
ment comme saint Augustin sur l'origine des idées d'existence, d'essence et
de qualité. S'il n'avait pas le passage d'Augustin sous les yeux, il devait le
savoir par cœur. « Si donc, dit-il, on ne peut nier que nous n'ayons en
nous les idées de l'être et de la pensée, j e demande par quels sens elles sont
entrées. Sont-elles lumineuses ou colorées pour être entrées par la vue? d'un
CAPUT X

Disciplina; in memoriam non introducuntnr per sentus, ltd ax ejus sinu ermmtur.

1 . — At vero, cum audio tria genera esse qusestionum,


an sit, quid sit, quale sit, sonorum quidem, quibus hsec
verba confects. sunt, imagines teneo : eos per aures cum
strepitu transisse ac j a m non esse scio : res vero ipsas,
quae illis significantur sonis, neque ullo sensu corporis
attigi, nec uspiam vidi praeter animum raeum; et in
memoria mea recondidi, non imagines earum, sed ipsas.
Quae u n d e ad me intraverint, dicant, si possunt. Nam
percurro j a n u a s omnes carnis meae; nec invenio, qua
earum ingressae sint.
2 . — Quippe oculi d i c u n t : Si coloraUe sunt, nos eas
nuntiavimus. Aures d i c u n t : Si sonuerunt, a nobis indi-
c a t e sunt. Nares d i c u n t : Si oluerunt, per nos transie-
runt. Dicit etiam sensus gustandi : Si sapor non est,
nihil me interroges. Tactus dicit : Si corpulentum non
est, non contrectavi : si non contrectavi, non indicavi.
Vide unde et qua haec intraverunt in memoriam meam?
Nescio quomodo : nam cum ea didici, non credidi alieno

son çrave ou aigu, pour être entrées par l'ouïe? d'une bonne ou mauvaise
odour, pour être entrées par l'odorat? de bon ou mauvais goût, pour entrer
par Je goût ? froides ou chaudes, dures ou molles, pour être entrées par
r
l'attouchement? » [Logique de Port-Royal, I" part., ch. i« .)
[i) Je les ai examinées dans mon esprit, etc. Il est facile de voir qup saint
Augustin adopte ici le système de Platon sur les idées innées, système sou-
vent soutenu, notamment par Descartes,non pas en ce sens qu'il faille sup-
poser dans l'enfant qui vient de naître la perception actuelle des vérités
nécessaires formant l'apanage de la raison, mais en ce sens que ces
idées srénérales et nécessaires existent gravées dans l*esprit de l'enfant, pour
se révéler ensuite à la conscience et se transformer en perceptions distinctes,
136 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

et, voyant qu'elles étaient vraies, je les lui confiai comme un


dépôt à util'ser selon ma volonté. Elles étaient donc en moi
avant que je les connusse, sans être dans ma mémoire ; mais où
donc? Et pourquoi, lorsqu'on m'en parla, les ai-je connues et
ai-je dit : « II. en est ainsi, cela est vrai? » C'est donc qu'elles
étaient déjà dans ma mémoire (i), mais si loin, et comme
enfouies dans de telles profondeurs, que jamais peut-être, si per-
sonne ne m'en eût averti, je n'aurais songé à les en tirer.

à mesure que l'attention se porte au dedans pour les saisir et les démêler.
Saint Thomas et les philosophes contemporains ne suivent pas ce système
de la réminisc, nce.
( i ) C'est donc qu'elles étaient déjà dans ma mémoire, avant même que
j e les eusse apprises. Suivant saint Augustin, les idées des sciences qui
LIVRE X — CHAPITRE X 137

cordi, sed in meo recogtiovi, et vera esse approbavi :


et commendavi ei, tanquam reponens, unde proferrem,
cum vellem. Ibi crgo erant, et antequam ea didicissem :
sed in memorîa non erant. Ubi ergo? Aut quare cum
dicerentur, agnovi, et dixi : Ita est, verum est? Nisi quia
j a m erant in memoria, sed tam remota et retrusa, quasi
in caveis abditioribus, ut nisi admonente aliquo erue-
rentur, ea fortasse cogitare non posscm.

ne tombent sous aucun sens, étaient comme cachées dans les profondeurs
de l'esprit; mais comme elles y sont ensevelies, pour ainsi dire, sous une
multitude de pensées et d'inpges différentes, elles ont besoin d'un appel,
d'un avertissement pour sortir de leur retraite et paraître au- dehors,
CHAPITRE XI
Apprendre 1 « choses qui ne nous arrivent point par les sens, c'est rassembler
par la pensée ces mêmes choses qui se trouvaient déjà éparses et sans ordre
dans la mémoire,

1 . — Eh bien! apprendre les choses dont les images ne


nous arrivent point par* les sens, mais que notre esprit consi-
dère sans images, comme elles sont en elles-mêmes (i), c'est
rassembler par la pensée (a) ce que notre mémoire renferme
çà et là et sans ordre ; c'est, après un examen attentif, placer,
comme sous la main, dans la mémoire elle-même, ces frag-
ments épars et négligés, pour qu'ils accourent aisément au
moindre signe de la volonté.
2 . — Or, combien de connaissances de ce genre, déjà toutes
trouvées, et comme rangées sous sa main, ainsi que je l'ai dit,
ma mémoire ne possède-t-elle pas ! C'est ce qu'on nomme
avoir appris et connaître. Si je laisse passer quelque temps sans
me les rappeler, elles se replongent et s'ensevelissent de nou-
veau dans de profonds abîmes, où il faut que la pensée aille
encore à leur recherche et les rassemble au même lieu (car
elles ne changent pas de demeure), afin de pouvoir les con-
naître, c'est-à-dire les rassembler comme après une dispersion.
De là, l'expression cogitare, dérivée de cogère, rassembler,
comme agito Test oVago, factito de facio. Toutefois, l'intel-
ligence s'est exclusivement réservé l'usage de ce mot cogitare^
pour exprimer proprement, non pas en général l'action derassem*
bler, mais seulement les pensées qu'on rassemble dans l'esprit.

(i) Que notre esprit considère sans images, comme elles sont en elles-
mêmes. Apprendre, c'est se souvenir, disait Platon. Selon saint Augustin, nous
connaissons les choses immatérielles par elles-mêmes, d'une conception propre
et comme intuitive, et non moins clairement que les choses sensibles. « De
même, dit-il dans un autre endroit, que l'esprit arrive par les sens du corps
i la connaissance des choses corporelles, ainsi, il parvient par lui-même
à la connaissance des choses incorporelles. » (De la Trinité, Iiv. IX, ch. m.)
CAPUT XI
Quid sit discere et noscere.

1 . — Quocirca invenimus, nihil esse aliud discere ista,


quorum non per sensus haurimus imagines, sed sine
itnaginibus, sicuti sunt, per seipsa intus cernimus : nisi
ea, quee passim atque indisposite memoria continebat,
cogitando quasi colligere, atque animadvertendo curare :
ut tanquam ad manum posita in ipsa memoria, ubi
sparsa prius et neglecta latitabant, j a m familiari inten-
tioni facile occurrant.
2. — Et quam multa hujusmodi gestat memoria mea,
quae j a m inventa sunt, et, sicut dixi, quasi ad manum
posita, quae didicisse et nosse d i c i m u r ! Quae si non
modicis temporum intervallis recolere desidero, ita
rursus demerguntur, et quasi in remotiora penetralia
dilabuntur, ut denuo velut nova excogitanda sint, et
ibidem iterum (neque enim est alia regio eorum) cogenda
ut r u r s u s sciri possint; id est velut ex quadam disper-
sione colligenda, unde dictum est cogitare. Nam cogo
et cogito, sic est, u t ago et agito, facio etfactito. Verum-
tumen, sibi animus hoc verbum proprie vindicavit, ut
non quod alibi, sed quod in animo colligitur, id est,
cogitur, cogitari proprie j a m dicatur.

{->) C'est rassembler par la pensée A propos des pensées qu'on ras-
semble dans l'esprit, le saint Docteur donne ici du verbe cogitare, penser,
une étymologie aussi élégante que juste: car toute pensée consiste dans
une certaine réunion, dans une certaine association de conceptions, qui sont
];i matière nécessaire de nos jugements et de nos raisonnements. Le nom
île pensée convient beaucoup moins à une simple appréhension ou concep
tion de l'esprit. .
C H A P I T R E XII

La mémoire des mathématiques renferme aussi les propriétés et les lois innom-
brables il«i mesures, dont aucune ne lui est parvenue par les organes du corps.

i * — La mémoire contient aussi les rapports et les lois innom-


brables du nombre et de la mesure; et nulle d'elles n'a pu
faire impression sur les sens, car elles ne sont ni colorées, ni
sonores, ni odorantes, ni savoureuses, ni tangibles. J'ai bien
entendu le son des mots (i), qui les désignent quand on en
parle; mais autre est le son, autre la réalité; l'un est grec óu
latin ; l'autre n'est ni grecque, ni latine, elle ne connaît aucune
langue.
2. — J'ai vu des lignes tracées par des ouvriers, si délicates
même qu'elles ressemblaient à des fils d'araignée; mais il est
d'autres lignes, qui ne sont pas les images de celles que me
montre le sens de la vue. Tout homme peut les comprendre
sans se représenter l'idée d'aucun corps, et par la seule
connaissance intérieure qu'il en a. Par les sens, j'ai encore
connu les nombres que nous comptons ; mais ceux par lesquels
nous comptons sont bien différents (2); ils n'en sont pas les
images, et par là même ils sont d'une nature bien supérieure.
Celui qui ne les voit pas (3) peut rire de mes paroles; ses
moqueries me feront pitié.

(i)J'ai entendu le son des mots qui les expriment, mais ces mots ne sont
pas les choses elles-mêmes. Descartes et Arnauld ont renouvelé cette dis-
tinction, aussi féconde que lumineuse, de l'idée de la chose et de l'idée du
son qui sert à la désigner, et l'ont opposée à l'empirisme de Uobbes et de
Gassendi. * Qui doute, dit Descartes, qu'un Français et qu'un Allemand ne
puissent avoir les mêmes pensées, ou raisonnements, touchant les mêmes
choses, quoique néanmoins ils conçoivent des mots entièrement différents? »
p
(Voir ARNAULD, Logique de Port-Royal, I" part., ch. i* .).
(2) Mais les nombres par lesquels nous comptons sont bien différents»
Ils sont séparés de toute matière et inaccessibles aux sens, car tous les
C A P U T XII

Rerum mathcmaticarum memorla.

1 . — Item continet memoria numerorum dimensio-


mimque rationes et leges innumerabiles, quarum nullam
corporis sensus impressit : quia nec ipsœ coloratœ sunt,
aut sonant, aut oient, aut gustatse, aut contrectatœ sunt.
Audivi sonos verborum, quibus significantur, cum de
his disseritur; sed illi alii, istœ autem alise sunt. Nam
illi aliter Grœce, aliter Latine s o n a n t : istœ vero nec
Graecse nec Latinœ sunt, nec aliud eloquiorum genus.
2 . — Vidi lineas fabrorum, vel etiam tenuissimas,
sicut filum aranese : sed illse alise sunt : non sunt ima-
gines earum quas mihi nuntiavit carnis oculus. Novit
eas quisquis, sine ulla cogitâtione qualiscumque corporis,
intus agnovit eas. Sensi etiam numéros omnibus corporis
sensibus, quos numeramus : sed illi alii sunt, quibus
n u m e r a m u s : nec imagines istorum sunt, et ideo valde
sunt. Rideat me ista dicentem, qui eos non videt; et ego
dolebo ridentem me.

nombres, toutes les quantités que nous sentons, sont personnifiés dans un
corps, dans une chose matérielle.
Quant aux abstractions mathématiques, quant aux nombres abstraits,
avec leurs règles et leurs principes arithmétiques ou géométriques, l'esprit
les forme par lui-même, ou, suivant l'opinion de saint Augustin, ces idées
sont le patrimoine naturel de l'esprit. C'est ainsi qu'on distingue dans l'Ecole
le nombre qui nombre et le nombre qui est nombre, c'est-à-dire, par
exemple, le nombre 10 des dix hommes que nous comptons. Saint Augustin
parle donc ici des nombres et des dimensions de l'arithmétique et de la
géométrie, pris dans leur sens abstrait.
(3) Celui gai ne les voit pas, puisque ces nombres sont incorporels.
C H A P I T R E XIII

Un troisième prodige de la mémoire, c'est qu'elle se souvient, non seulement


de ses opérations, mais aussi des affections et des perturbations de l'âme-
sous une autre impression que celles qu'elles produisent sur l'âme.

Je garde toutes ces notions dans ma mémoire, et je sais par


elle comment je les ai acquises. J'ai appris aussi beaucoup de
faux raisonnements élevés contre ces vérités et je les ai dans
la mémoire. Quoiqu'ils soient faux, il est vrai que je m'en sou-
viens et que j'ai su discerner le vrai du faux qu'on lui oppo-
sait; je m'en souviens et je vois encore qu'autre chose est pour
moi de faire maintenant cette distinction, et autre chose de
me souvenir que souvent je l'ai faite autrefois, lorsque souvent
j'y pensais. Ainsi, plus souvent je me souviens d'avoir com-
pris cette différence; et, si je la comprends actuellement, je la
confie à ma mémoire afin de me souvenir plus tard que je l'ai
comprise maintenant. Je me souviens donc de m'être souvenu (i );
et si plus tard je me ressouviens de ce que j'ai pu me rappeler
aujourd'hui, ce sera toujours par la puissance de ma mémoire
que je m'en souviendrai.

(i) Je me souviens donc de m'être souvenu. Cette opération et d'autre»


semblables n'appartiennent pas à la mémoire simple, mais a la réminis-
C A P U T XIII

Memoria meminisse nos meminimus.

Haec omnia memoria teneo : et quomodo ea didi-


cerim, memoria teneo. Multa etiam quœ adversus haec
falsissime disputantur, audivi, et memoria teneo : quœ
tametsi falsa sunt, tamen ea meminisse me non est
falsum, et discrevisse me inter ilia vera et haec falsa,
quœ contradicuntur. Et hoc memini. Aliterque nunc
video discernere me ista, aliter autem memini sœpe me
discrevisse, cum ea saepe cogitarem. Ergo, et intellexisse
me ssepius ista memini : et quod nunc discerno et intel-
ligo, recondo in memoria, u t p o s t e a m e n u n c intellexisse
meminerim. Ergo et meminisse me memini : sicut postea
quod haec reminisci nunc potui, si recordabor, utique
per vim memoriae recordabor.

cence, ou à la mémoire que l'école péripatéticienne appelait intellective,


c'est-a-dire la mémoire éclairée par la raison. Car ces opérations exigent
ou renferment un acte réflexe qui ne peut venir de la mémoire purement
sensitive. Aussi les animaux, doués exclusivement de cette mémoire, ne se
souviennent point de s'être souvenus.
CHAPITRE XIV

Comment la mémoire renferme les affections de l'âme, sans éprouver


les impressions qui leur sont propres.

1 . —La mémoire conserve aussi les affections de l'âme, non


pas comme elles sont quand on les éprouve, mais d'une manière
bien différente, et en raison de la nature de cette faculté. En
effet, sans être dans la joie, je me souviens d'en avoir éprouvé >
sans être triste, je me rappelle mes tristesses passées; sans
crainte aucune, j'ai souvenance des craintes qui m'ont quel-
quefois agité; et, sans rien désirer, je me rappelle avoir eu
jadis des désirs. Parfois, au contraire, je me souviens de mes
tristesses avec joie et de mes joies avec tristesse.
2. — Ceci n'a rien d'étonnant quand il s'agit du corps, car
l'esprit et le corps sont d'une nature toute différente. Ainsi, que
je me souvienne avec joie d'une douleur dont mon corps ne
souffre plus, j'en suis peu surpris. Mais ici, l'esprit est la
mémoire elle-même (i); car, lorsque nous confions quelque
chose à la mémoire de quelqu'un, nous lui disons : « Mettez-
vous bien cela dans l'esprit. » S'il nous arrive d'oublier, nous
disons : « Je n'avais pas cela dans l'esprit, » ou bien ; « C'est
sorti de mon esprit; » nous appelons esprit la mémoire elle-
même. Cela étant, d'où vient donc que, au moment où je me
souviens avec joie de ma tristesse passée, la joie soit dans mon
esprit et la tristesse dans ma mémoire ; que l'esprit se réjouit
de la joie qui est en lui, tandis que la mémoire ne s'attriste
pas de cette tristesse qui est en elle? Est-ce que la mémoire est

( i ) Mais l'esprit est la mémoire elle-même, c'est-à-dire qu'ils ne sont


qu'une seule et même substance. D'après saint Augustin, les puissances de
l'âme ne sont pas réellement distinctes de l'âme, comme il l'enseigne clai-
rement ailleurs. (De la Trinité, lir. IX, c b . xi.) Nous avons montré que
ce sentiment est le sentiment commun de tous les saints Pères. Le passage
CAPUT XIV

Quomodo memoria contînet affectus tnimi; quomodolaeta non laeti recordamur.

1 . — AfFectiones quoque animi mei eadem memoria


continet: non illo modo, quo eas habet ipse animus,
cum patitur eas; sed alio multum diverso, sicut sese
habet vis mémorise. Nam et lœtatum me fuisse, remi-
niscor non hetus, et tristitiam meam praeteritam
recordor non tristis. Et aliquando, me timuisse recolo
sine t i m o r é ; et pristinae cupiditatis sine cupiditate su ni
m e m o r ; aliquando, e contrario, tristitiam meam trans-
actam lœtus reminiscor, et tristis lsetitiam meam.
2 . — Q u o d mirandum non est de corpore; aliud enim
animus, aliud corpus. Itaque, si praeteritum dolorem cor-
poris gaudens memini, non ita mirum est. Hic vero, cum
animus sit etiam ipsa memoria (nam et cum mandamus
aliquid, ut memoriter habeatur, dicimus : Vide, ut illud
in animo habeas : et cum obliviscimur, dicimus : Non fuit
in a n i m o ; et : Elapsum est in animo, ipsam memoriam vo-
cantes animum) : cum ergo ita sit, quid est hoc, quod cum
tristitiam meam praeteritam lœtus memini, animus habet
lîetitiam, et memoria tristitiam : hetusque est animus, ex
eu quod inest ei Isetitia; memoria vero, ex eo quod

du livre IX De la Trinité cité par H. Vangnereck, n'est pas très décisif


pour l'opinion qu'il attribue ici à saint Augustin. Il nous suffira de consi-
dérer la mémoire comme la faculté que notre esprit possède de se rappeler
les idées qui lui ont été déjà présentes, ou, en termes plus généraux, de
se rappeler les états antérieurs de l'Ame : faculté purement intellectuelle, cl
qui, d'après la division généralement admise par la psychologie moderne,
fait partie des facultés intellectuelles de l'Ame sans être une puissance
distincte de l'Ame.
146 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

indépendante de l'esprit? Qui oserait le soutenir? Serait-elle


donc, pour ainsi dire, comme l'estomac de l'esprit (i), et la
tristesse et la joie comme des aliments doux et amers, qui,
confiés à la mémoire, peuvent en quelque sorte être déposés
dans l'estomac, et y séjourner sans avoir aucune saveur? 11 serait
ridicule de soutenir cette analogie; cependant, elle n'est pas
sans quelque justesse.
3. — Or, quand je dis qu'il y a quatre passions de l'Ame :
le désir, la joie, la crainte et la tristesse, j'en parle d'après
la mémoire. Et quelque discussion que je puisse élever sur ces
passions, soit que je les divise en genres et en espèces, soit que
je les définisse, c'est là, dans ma mémoire, que je trouve re
que je veux en dire. Néanmoins, je ne me sens troublé par
aucune d'elles en m'en souvenant. Elles étaient donc dans ma
mémoire avant que j'eusse la pensée de les appeler et de les
faire comparaître devant moi ; et c'est parce qu'elles y étaient
que j'ai pu les évoquer par le souvenir. Serait-ce que, à l'instar
des aliments ramenés de l'estomac par la rumination, ces pas-
sions sont aussi ramenées de la mémoire par le souvenir?
Pourquoi donc la douceur de la joie et l'amertume de la tris-
tesse ne sont-elles pas sensibles à la pensée, qui est comme la
bouche de l'âme qui se les rappelle? Est-ce donc ce point de
différence qui exclut toute similitude? Qui voudrait, en effet,
proférer ces mots de tristesse et de crainte, s'il fallait toutes
les fois s'attrister ou craindre? Cependant, nous ne pourrions
en parler si nous ne trouvions dans notre mémoire, non seu-
lement les images que le son de ces mots y a gravées par l'en-

(i) La mémoire serait-elle donc, pour ainsi dire, comme l'estomac de


l'esprit? Platon appelle aussi la mémoire l'estomac de l'esprit. Cependant,
malgré l'espèce d'analogie que reconnaît ici saint Augustin entre les opé-
rations de l'estomac et celles de l'esprit, cette analogie est loin d'être par-
faite. Ainsi, nous nous souvenons avec joie de nos tristesses passées, parce
que la tristesse est une douleur causée par un mal présent, et que ce mal
ne produit aucune douleur dès lors qu'il est passé. Ni la tristesse, ni les
autres passions dont le souvenir revient à notre esprit, ne se présentent en
elles-mêmes, mais par leurs images ; or, les images de passions contraires
LIVRE X — CHAPITRE XIV 447

inest ei tristitia, tristis n o n est? N u m forte non pertinet


ad a n i m u m ? Quis hoc dixerit? Nîmirum ergo memoria
quasi venter est animi : hetitia vero atque tristitia quasi
cibus dulcís est a m a r a s : cum memorise commendantur,
quasi trajecta in ventrem, recondi illic possunt, sapere
non possunt. Ridiculum est hsec ill is similia putare : nec
tamen sunt omnímodo dissimilia.
3. — Sed ecce de memoria profero, cum dico quatuor
esse perturbationes animi, cupiditatem, laetitiam, metum,
tristitiam : et quidquid de his disputare potuero, divi-
dendo singula per species sui cujusque generis, et defi-
niendo, ibi inverno quid dicam, atque inde profero; nec
tamen ulla earum perturbatione perturbor, cum eas
reminiscendo commemoro : et antequam recolerentur a
me et retractarentur, ibi erant : propterea inde per recor-
dationem potuere depromi. Forte ergo, sicut de ventre
cibus ruminando, sic ista de memoria recordando p r o -
feruntur. Cur igitur in ore cogitationis non sentitur a
disputante, hoc est, a reminiscente, la?titia dulcedo vel
amaritudo mcestitiee? A n in hoc dissimile est, quod non
undique simile est? Quis enim talia volens loqueretur,
si quoties tristitiam metumve nominamus, toties mœrere
vel timere cogeremur? Et tamen non ea loqueremur,
nisi in memoria nostra n o n tantum sonos nominimi

ne sont pas incompatibles entre elles, mais les passions elle-mémes. Ainsi,
ni l'eau ni le feu, en peinture, n'ont la propriété, l'une d'éteindre le feu, l'autre
de produire la chaleur.
« Saint Augustin se demande comment on peut se rappeler avec joie la tris*
tesse passée ; la joie est dans l'esprit, la tristesse dans la mémoire. Le pro-
blème qu'il ne résout pas entièrement est facile à résoudre. Sans doute une
idée qu'on fait revivre peut réveiller un sentiment; mais la mémoire est la
faculté de conserver les idées acquises, et non de conserver les sentiments.
Le sentiment de tristesse effacé, l'idée apparaît seule à la mémoire : quoi de
plus simple? »(A.DESJÀRDI>-S, Essai sur les Confes.de saint Augustin^. 122.)
148 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

tremise de nos sens, mais les notions des choses elles-mêmes :


notions qui n'y sont entrées par aucune des portes de nos sens,
mais que l'esprit s'est formées par l'expérience de ses propres
passions, et qu'il a confiées à la mémoire, laquelle les a rete-
nues sans même en avoir reçu le dépôt.
LIVRE X — CHAPITRE XIV 149

secundum imagines impressas sensibus corporis, sed


etiam rerum ipsarum notiones inveniremus; quas nulla
janua carnis accepimus, sed eas ipse animus per expe-
i ientiam passionum suarum sentiens, memoriae commen-
davit : aut ipsa sibi haec etiam non commendata retinuit.
C H A P I T R E XV

Comment nous .TOUS souvenons des choses absentes.

1 . — Et cela se fait-il par les images, ou sans images ? Qui


pourra le dire? Je nomme une pierre, je nomme le soleil, encore
que ces deux objets ne soient pas présents à mes sens ; mais leurs
images sont présentes à ma mémoire. Je nomme la douleur du
corps, elle n'est pas présente tant que je ne souffre pas ; et
pourtant, si son image n'était dans ma mémoire, je ne saurais
ce que je dis, et, dans une discussion, il me serait impossible
de la distinguer du plaisir.
2. — Je nomme la santé du corps, étant en santé; j'ai la
chose même, mais si son image n'était également fixée dans ma
mémoire, je ne me souviendrais en aucune manière du sens
qu'on attache aux sons qui composent ce mot. Les malades, à
ce mot de santé, ne sauraient pas davantage ce qu'il exprime
s'ils n'avaient dans leur mémoire cette image de la santé, bien
qu'alors la santé leur fasse défaut. Je nomme les nombres qui
nous servent à compter, et les voilà présents dans ma mémoire,
eux-mêmes et non leur image ; je nomme l'image du soleil, et elle
est dans ma mémoire ; ce n'est pas l'image de l'image que je
me représente, mais l'image elle-même, toujours docile à mon
appel. Je nomme la mémoire et je connais ce que je nomme.
Où puis-je le connaître, sinon dans la mémoire même? Est-ce
donc par son image, et non par son essence (1) qu'elle est
présente à elle-même?

(1) Est-ce don par son image et non par son essence ? Evidemment, c'est
par son image, car, bien que nous nous souvenions ici par un acte véritable
de la mémoire, ce qui est l'objet de cet acte n'est pas la mémoire, mais son
image. Il faut donc prendre garde de confondre là deux choses distinctes.
Lorsque nous nous souvenons de la mémoire, elle est présente ; mais ce qui
est prochainement et directement l'objet de l'acte de notre esprit, c'est
CAPUT XV

£ t k m quss abstint, meminimus.

i . — Sed u t r u m per imagines, an non, quis facile


dixerit? Nomino quippe lapidem, nomino solem; cum
res ipsae non adsunt sensibus meis, in memoria sane
mea praesto sunt imagines earum. Nomino dolorem cor-
p o r i s ; nec mihi adest, dum nihil dolet; nisi tarnen
adesset imago ejus in memoria mea, nescirem quid
dicerem; nec eum in disputando a voluptate discer-
ner em.
3 , — Nomino salutem c o r p o r i s ; cum salvus sum
corpore, adest mihi quidem res ipsa ; verumtamen nisi
et imago ejus inesset in memoria mea, nullo modo recor-
d a r e r quid hujus nominis significaret s o n u s ; nec aegro-
tantes agnoscerent salute nominata, quid esset dictum,
nisi eadem imago vi memoriae teneretur, quamvis ipsa
res abesset a corpore. Nomino numéros, quibus n u m e -
r a m u s : et adsunt in memoria mea, n o n imagines eorum,
sed ipsi. Nomino imaginem solis, et haec adest in
memoria mea« Neque enim imaginem imaginis ejus sed
ipsam recolo, ipsa mihi reminiscenti praesto est. Nomino
memoriam, et agnosco quod nomino ; et ubi agnosco,
nisi in ipsa memoria? Num et ipsa per imaginem suam
sibi adest, ac non per seipsam?

l'image de la mémoire. Les raisonnements de saint Augustin le conduisent


à admettre l'existence des images, des affections dans rame, parce qu'on
ne saurait comprendre comment nous pouvons en avoir le souvenir si elles
ne sont présentes ou en elles-mêmes ou par leurs images.
CHAPITRE XVI

Un quatrième prodige de la mémoire, c'est qu'elle se souvient même de l'oubli,


bien que cela soit incompréhensible et inexplicable.

i. — Qu'est-ce donc lorsque je nomme l'oubli et que je


reconnais ce que je nomme? Comment le reconnaîtrais-je si
je ne m'en souvenais? Je ne parle pas du son de ce mot, mais
de ce qu'il signifie et qu'il me serait impossible de reconnaître
si la signification du son m'était échappée. Lors donc que je
me souviens de la mémoire, c'est par elle-même qu'elle s'offre
à l'instant à elle-même ; quand je me souviens de l'oubli,
l'oubli et la mémoire sont à la fois présents : la mémoire qui
fait que je me souviens, l'oubli dont j'ai souvenir (i). Mais
qu'est-ce que l'oubli, sinon une absence de la mémoire? Com-
ment donc peut-il par sa présence me faire souvenir de lui,
puisque sa présence elle-même me fait perdre le souvenir? Or,
comme nous retenons dans notre mémoire ce dont nous nous
souvenons, et qu'il nous serait tout à fait impossible, en enten-
dant le mot d'oubli, de comprendre ce qu'il signifie à moins de
nous en souvenir, il s'ensuit que l'oubli se conserve dans la mé-
moire. La présence de l'oubli s'oppose à ce que nous l'oubliions,
lui dont la présence même est la cause qui nous fait oublier.
Ne faut-il pas en conclure que ce n'est point par lui-même, mais

(i) L'oubli dont j'ai souvenir. Nous ne pouvons nous souvenir de l'oubli
en tant qu'il est une privation, puisqu'on ne peut se former une image ou
une idée de ce qui n'existe pas, comme le remarque justement saint Augus-
tin. Mais en tant que nous nous souvenons de la chose que nous aurions
dû nous rappeler dans telle circonstance, comme lorsque nous nous rap-
pelons que telle pensée que nous avions préparée nous a fait défaut dans
tel discours, nous nous souvenons de l'oubli par l'image, non de l'oubli
lui-même, mais de la chose oubliée; et, en nous rappelant qu'elle nous a
fait défaut en un moment où elle aurait dû se présenter k notre esprit,
nous nous souvenons par là même de l'oubli. L'oubli efface bien l'acte
C A P U T XVI

Ipsius oblivionis memoria est.

r. — Quid, cum oblivionem nomino, atque itidem


agnosco quod nomino? U n d e agnoscerem, nisi mcminis-
sem? Non eumdem sonum nominis dico, sed rem quam
significat : quam si obli tus essem, quid ille valeret sonus,
agnoscere utique non valerem. Ergo cum niemoriam
memini, per seipsam sibi praesto est ipsa memoria;
cum vero memini oblivionem, et memoria prsesto est,
et oblivio : memoria qua meminerim, oblivio quam
meminerim. Sed quid est oblivio, nisi privatio memo-
rile? Quomodo ergo adest, ut eam meminerim, quando,
cum adest, meminisse non possum? At, si quid memi-
nimus, memoria retinemus (oblivionem autem nisi
meminissemus nequaquam possemus, audito isto nomine,
rem, quae ilio significatur, agnoscere) : memoria reti-
netur oblivio, Adest ergo, ne obliviscamur quae cum
adest obliviscimur. A n ex hoc intelligitur, non per seip-
sam inesse mémorise, cum eam m e m i m m u s , sed per

«[ni lui est oppose, mais il ne détruit pas le souvenir par lequel nous nous
rappelons que cet acte nous a fait défaut, parce que l'oubli n'est pas opposé
a ce souvenir. C'est ainsi qu'on peut expliquer la mémoire de l'oubli.
Pour compléter ces explications, il faudrait reproduire ici les lettres VI
ei VII sur la mémoire et l'imagination, adressées par saint Augustin à Nébri-
ilius. Celui-ci comprenait l'image sans le souvenir, mais non pas le sou*
\onir sans l'image. Augustin lui répond en lui montrant trois manières
< IV Ire de la mémoire imagina ti ve, selon qu'elle s'applique k des choses sen-
sibles, ou à des choses fantastiques, ou à d'autres conceptions comme les
nombres ou les rythmes. D'ailleurs, l'image ne saurait exister sans la
mémoire, parce qu'elle se compose d'un souvenir et d'une faculté naturelle
a l'âme d'agrandir ou de diminuer les objets perçus.
154 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

par son image, que l'oubli est dans notre mémoire au moment
où nous nous souvenons de lui? Car s'il y était présent par
lui-même, il serait cause que nous oublierions au lieu de nous
souvenir.
2. — Qui jamais pénétrera ce mystère? Qui le comprendra?
Pour moi, Seigneur, j ' y travaille, et c est sur moi-même que je
travaille. Je me suis devenu moi-même une terre de fatigue et
et de sueurs excessives. Cependant, aujourd'hui, je ne sonde
pas l'immensité des cieux, je ne mesure pas la distance des
astres, je ne recherche pas la loi de l'équilibre de la terre ; ce
que je recherche, c'est moi-même avec ma mémoire, moi-
même avec mon esprit. Rien d'étonnant que tout ce qui est
autre chose que moi soit loin de moi. Mais qu'y a-t-il de plus-
près de moi que moi-même? Et néanmoins, je ne puis com-
prendre la puissance de ma mémoire, sans laquelle je ne pour-
rais même pas prononcer mon propre nom. Que dirai-je donc,
puisque je suis assuré d'avoir le souvenir de mon oubli? Dirai-
je qu'une chose dont je me souviens n'est pas dans ma mémoire?
Ou bien dirai-je que l'oubli est présent à ma mémoire pour me
défendre de l'oublier? L'un n'est pas moins absurde que l'autre*
3. —Avancerai-je cette troisième hypothèse, que c'est l'image
de l'oubli, et non l'oubli lui-même qui se conserve dans ma
mémoire lorsque je m'en souviens ? Comment le dirai-je, puisque
l'image d'un objet quelconque ne s'imprime dans notre mémoire
que si la chose elle-même nous est présente afin que son image
puisse s'y imprimer? C'est ainsi que je me souviens de Car-
thage et des lieux que j'ai parcourus, et des visages que j'ai
vus et de tous les rapports que m'ont transmis mes sens ; ainsi
de la donleur, ainsi de la santé. Quand toutes ces choses étaient
présentes, ma mémoire en a pris les images au moment où je
les considérais, afin de pouvoir à mon gré les voir et les
repasser dans mon esprit lorsque j'en serais éloigné. Si c'est
par son image, et non par lui-même, que l'oubli se conserve dans
la mémoire, il a donc fallu sa présence pour que la mémoire
pût s'emparer de son image. Or, quand il était présent, com-
.JVBE X — CHAPtTRB XVI 155

imaginem suam? Quia si per seipsam praesto esset


oblivio, non ut meminissemus, sed u t oblivisceremur
efficeret.
2. — Et hoc quis tandem indagabit? Quis compre-
hendet quomodo sit? Ergo certe, Domine, laboro hie,
et laboro in meipso : factus sum mihi terra difficultatis,
et sudoris nimii. Neque enim nunc scrutamur plagas
cceli, aut siderum intervalla dimetimur, vel terrse libra-
menta quaerimus. Ego sum, qui memini, ego animus.
Non ita mirum, si a me longe est quidquid ego non
sum. Quid autem propinquius meipso mihi? Et ecce
memorise mese vis non comprehenditur a me cum ipsum
me non dicam praeter illam. Quid enim dicturus sum,
q u a n d o mihi certum est meminisse m e oblivionem? An
dicturus sum non esse in memoria mea quod menimi?
An dicturus sum ad hoc inesse oblivionem in memoria
mea, ut non obliviscar? Utrumque absurdissimum est.
3. — Quid illud tertium? Quo pacto dicam imaginem
oblivionis teneri in memoria mea, non ipsam oblivionem,
cum earn memini? Quo pacto et hoc dicam? Quando
quidem cum imprimitur rei cujusquam ima^o in
memoria, prius necesse est ut adsit res ipsa unde ilia
imago possit imprimi. Sic enim Carthaginem m e m i n i ;
sic omnia loca quibus interfui; sic facies hominum quos
vidi, et caeterorum sensuum nuntiata; sic ipsius cor­
poris salutem sive dolorem. Cum praesto essent istn,
cepit ab eis imagines memoria, quas intuerer praesentes,
et retractarem animo, cum ilia ut absentia reminiscerer.
Si ergo per imaginem suam, non per seipsam, in
memoria tenetur oblivio, ipsa utique aderat, ut ejus
imago caperetur. Cum autem adesset, quomodo ima
ginem suam in memoria conscribebat : quando id etiam,
156 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

ment a-t-il gravé son image dans la mémoire, là où sa présence


a effacé toute empreinte? Et pourtant, de quelque manière que
cela ait lieu, et bien que tout soit ici incompréhensible et inex-
plicable, je n'en suis pas moins certain de me souvenir de
l'oubli lui-même par lequel nos souvenirs s'évanouissent.
LIVRE X — CHAPITRE XVI 157

quod j a m notatum invenit, praesentia sua delet oblivio?


Et tarnen quocumque modo, licet sit modus iste incom-
prehensibilis et inexplicabilis, etiam ipsam oblivionem
meminisse me certus sum. qua id quod raeminerimus
obruitur.
CHAPITRE XVII

Malgré la puissance merveilleuse de la mémoire, c'est au-dessus d'elle encore


qu'il faut chercher Dieu, puisque cette faculté nous est commune avec les
animaux.

1 . — Grande est la puissance de la mémoire! O mon Dieu,


sa multiplicité profonde et infinie a je ne sais quoi d'effrayant ;
et cela, c'est mon esprit, et cela, c'est moi-même ! Que suis-je
donc, à mon Dieu? Quelle est ma nature? Ma vie est d'une
variété inexprimable et d'une incroyable puissance. Voilà les
vastes plaines de ma mémoire, ses antres, ses cavernes innom-
brables, peuplés à l'infini d'innombrables espèces qui y habitent
par images, comme les corps; par elles-mêmes, comme les
sciences (i), par je ne sais quelles notions (2), quels signes,
comme les affections morales, qui, lors même que l'âme n'en
est plus agitée, se conservent néanmoins dans la mémoire, bien
que tout ce qui est dans la mémoire soit aussi dans l'âme. Je
cours, je vole çà et là, et -pénètre partout aussi avant que pos-
sible; et de limites, nulle part! Tant est grande la force de la
mémoire ! Tant est grande la puissance de la vie, même dans
l'homme mortel !
2 . — Que faire, à ma vraie vie, 6 mon Dieu? Je franchirai
encore cette puissance de mon être qui se nomme la mémoire ;
je la franchirai pour m'élancer vers vous, douce lumière. Que
me dites-vous? Me voici montant par mon esprit jusqu'à vous (3),

(1) Par elles-mêmes comme les sciences. Saint Augustin pense que
les sciences et les arts, l'âme elle-même et tout ce qui s'y rattache, peuvent
être connus par l'intelligence sans le secours des espèces ou apparences,
parce que toutes choses lui sont suffisamment unies. Suivant le saint Doc-
teur, les images ne sont nécessaires que pour suppléer la présence d'un
objet absent, ou qui n'existerait pas. Cependant les théologiens et les phi-
losophes enseignent communément que les « espèces intelligibles » sont égale-
ment nécessaires pour arriver à la connaissance des sciences, des arts, etc.,
CAPUT XVII

Migni memoriae vis ; sed progrediendum ultra nt attingitur Deus.

r. — Magna ista vis est mémorise; nescio quid hor-


r e n d u m , Deus meus, profunda et infinita multiplicitas;
et hoc animus est, et hoc ego ipse sum. Quid ergo s u m ,
Deus meus? Quae natura s u m ? Varia, multimoda vita, et
immensa vehementer, Ecce in mémorise meae campis, et
antris, et cavernis innumerabilibus, atque innumerabi-
liter plenis innumerabilium rerum g e n e r i b u s ; sive per
imagines, sicut omnium corporum ; sive per prsesentiam,
sicut a r t i u m ; sive per nescio quas notiones vel nota-
tianes, sicut affectionum animi, quas et cum animus
non patitur, memoria tenet : cum in animo sit, quid-
quid est in memoria, per hsec omnia discurro et volito :
hac atque illac penetro etiam quantum possum, et finis
n u s q u a m . Tanta vis est mémorise, tanta vitœ vis est in
homine vivente mortaliter.
2 . — Quid igitur agam, tu vera mea vita, Deus m e u s ?
Transibo et hanc vim meam, quae memoria vocatur;
transibo eam, u t perveniam ad te dulce lumen. Quid
dicis mihi? Ecce ego ascendens per animum meum ad

ce qu'il n'entre point dans notre pian d'examiner. (Cf, S. Тн, Sum. p. L,
q. LV, art. 5.)
(a) Par je ne sai» quelles notions. Saint Augustin donne aux différentes
espèces de nos impressions et de nos conceptions le nom de notions, plutôt
que celui d'images, pour les distinguer des autres espèces. Car, en réalité,
ces notions, qui nous servent à connaître nos affections et nos actes, sont
aussi réellement des images que les espèces des autres objets.
(3) Me voici, montant par mon esprit jusqu'à vous. On peut remarquer
quelle vaste carrière se donne la pensée de saint Augustin. Après d'humbles
160 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

qui demeurez au-dessus de moi. Je franchirai donc aussi cette


mienne puissance qu'on appelle la mémoire, jaloux de vous
atteindre par où vous êtes accessible et de m'attacher à vous
par où Ton peut s'y attacher. En effet, les bêtes et les oiseaux
ont aussi une mémoire; autrement, retrouveraient-ils leurs
tanières ou leurs nids, et tant de choses qui leur sont habituelles ?
et même pourraient-ils s'accoutumer à aucune chose sans la
mémoire? Je passerai donc par delà ma mémoire, afin de pou-
voir atteindre à celui qui m'a fait si différent des quadrupèdes
et plus intelligent que les oiseaux du ciel. Je passerai donc au
delà de ma mémoire. Mais où vous trouverai-je, à suavité vrai-
ment bonne et assurée? Où vous trouverai-je?

détails sur la mémoire presque corporelle, qui nous représente la saveur du


raisiné et du miel, l'odeur de la violette et celle du lys, l'illustre Docteur
s'élève graduellement jusqu'à une forme si haute de cette faculté, qu'elle
contient Dieu lui-même et n'a d'analogie qu'en lui. A propos d'une simple
LIVRE X — CHAPITRE XVII 161

le, qui desuper mihi mânes. Transibo et istam vim


meam, quae memoria vocatur, volens te atting-ere, unde
attingi potes; et inheerere tibi, unde tibi inhsereri potest.
Habent enim memoriam et pecora, et a v e s : alioquin
non cubilia nidosve répétèrent, non alia multa, quibus
assuescunt : neque enim et assuescere valerent ullis
rébus, nisi per memoriam. Transibo ergo et memoriam;
ut attingam eum qui separavit me a quadrupedibus, et
volatilibus cœli sapientiorem me fecit. Transibo et
memoriam. Et ubi te inveniam, vere bona et secura
suavitas? Et ubi te inveniam?

fonction de l'âme, son esprit monte peu à peu de la terre jusqu'au ciel, des
vulgarités de la nature animale jusqu'aux sublimités de la nature divine.
C'est ainsi que Platon passe sans cesse des faits transitoires aux idées
immuables, du monde réel au monde idéal qui le domine et qui l'explique. »
(FEMIOZ, Psychologie de saint Augustin.)

TOME I I I G
CHAPITRE XVIII

Pour retrouver un objet perdu


tl fiut nécessairement en avoir conservé le souvenir.

1 . — Si je vous trouve hors de ma mémoire, c'est que je


vous ai oublié. Et si je vous ai oublié, comment vous trouve-
rai-je? Ainsi, une femme ayant perdu une drachme (Luc. xv, 8),
la cherchait avec sa lampe; elle ne l'aurait pas trouvée si elle
ne s'en fût souvenue. Et même, après l'avoir retrouvée, com-
ment l'aurait-elle reconnue si elle n'en avait conservé le sou-
venir? Je me souviens d'avoir cherché et retrouvé beaucoup
d'objets perdus. Et je le sais, parce que, quand je cherchais
quelqu'un de ces objets et qu'on me disait : « Est-ce ceci? Est-
ce cela? » je répondais toujours : «Non », jusqu'à ce qu o u m'eût
présenté celui que je cherchais. Or, s'il avait échappé à ma
mémoire, quel qu'il fût, je ne l'aurais pas retrouvé, même
quand on me l'eût présenté, parce que je ne l'aurais point
reconnu. Voilà ce qui arrive constamment quand nous cher-
chons et retrouvons une chose perdue.
2. — Mais si quelque chose, n'importe quel objet matériel et
visible, a disparu de nos yeux sans disparaître de la mémoire,
son image se trouve gravée dans notre esprit, et nous le recher-
chons jusqu'à ce qu'il reparaisse à notre vue. Une fois retrouvé,
c'est d'après cette image intérieure qu'on le reconnaît. Aussi,
nous ne disons pas que nous avons retrouvé ce qui était perdu
à moins de le reconnaître ; or, nous ne pouvons le reconnaître
sans nous en souvenir: ce qui était perdu pour les yeux, la
mémoire le gardait.

CONSIDÉRATION PRATIQUE

Cette doctrine de saint Augustin est aussi claire qu'élégamment exprimée.


La conclusion à tirer, d'après le saint Docteur, c'est que Dieu doit être
C A P U T XVIII

Non invenirctur ea ret que excidit, nisi memoria teneretur»

1 . — Si praeter memoriam meam te invenio, imme-


mor tui sum. Et quomodo j a m inveniam te, si memor
non sum tui? Perdiderat enim mulier drachmam, et
quaesivit earn cum lucerna : et nisi memor ejus esset,
non inveniret earn. Cum enim esset inventa, u n d e s c i r e t
utrum ipsa esset, si memor ejus non esset? Multa
memini me perdita quaesisse, atque invenisse. Unde
istud scio? Quia, cum qusererem aliquid eorum, et di-
ceretur mihi : Num forte hoc est? Num forte illud?
tamdiu dicebam : Non est, donee id offerretur quod qure-
rebam. Cujus nisi memor essem, quidquid illud esset,
etiam si mihi offerretur, non invenirem, quia non agnos-
cerem. Et semper ita fit, cum aliquid perditum quœ-
riinus et invenimus.
2 . — Verumtamen, si forte aliquid ab oculis périt,
non a memoria, veluti corpus quodlibet visîbilc, tene-
tur intus imago ejus, et quœritur, donec reddatur
aspectui. Quod cum inventum fuerit, ex imagine quae
intus est, recognoscitur. Nec invenisse nos dicimus quod
perierat, si non agnoscimus; nec agnoscere possumus,
si non meminimus. Sed hoc perierat quidem oculis;
memoria tenebatur.

cherche au dedans de notre mémoire, et que nous avons de lui une


certaine notion mêlée d'obscurité, qui a été comme imprimée dans notre
âme.
CHAPITRE XIX

Lorsque la mémoire elle-même perd 'un objet par oubli, elle ne peut se rap
peler cet objet qu'en pensant à quelque chose de semblable, et elle ne pour-
rait chercher un objet perdu dont le souvenir se serait entièrement effacé
dans notre esprit.

Eh quoi! si la mémoire elle-même perd quelque chose,


comme il arrive quand nous oublions et que nous tâchons de
nous ressouvenir, en somme, où cherchons-nous, sinon dans la
mémoire même? Un objet s'y présente-t-il pour un autre, nous
le repoussons, jusqu'à ce que paraisse celui que nous cherchons,
et alors nous disons: « Le voici. » Nous ne le dirions pas sans
le reconnaître, comme nous ne le reconnaîtrions pas sans nous
en souvenir. Certainement nous l'avions oublié ; mais il n'était
donc pas entièrement perdu, et, à l'aide de ce qui nous restait,
nous cherchions ce qui nous échappait. La mémoire sentait ici
qu'elle ne saisissait plus tout ce que, d'ordinaire, elle embrassait
à la fois; et, comme boiteuse et mutilée dans ses habitudes,elle
réclamait ce qui lui manquait. Ainsi, qu'à nos yeux ou à notre
pensée s'offre une personne que nous connaissons, mais dont
le nom nous échappe, tout autre nom qui se présente à notre
esprit et qui ne se lie pas à l'idée que nous avons de cette per-
sonne, nous le rejetons jusqu'à ce que le véritable nom vienne
pour s'associer naturellement à cette image connue. Mais ce
nom, d'où revient-il, si ce n'est de la mémoire même? C'est delà
encore qu'il vient, même quand nous le reconnaissons sur l'in-
dication d'un autre. Nous ne l'admettons point, en effet, comme
un nom nouveau ; mais, d'après le souvenir qui nous en reste (i),

(i) D'après le souvenir qui nous en reste, etc. Augustin franchit la


puissance de la mémoire, pour se ressouvenir de Dieu. Comment le retrouver,
si on ne le connaissait pas auparavant, si on ne l'avait possédé déjà? Dieu
est d a n s la mémoire de deux manières : en espérance et en réalité. Le cher-
cher, c'est aspirer à la vie enivrante et bienheureuse qu'on ne possède que
C A P U T XIX

Quid sit rcminisei.

Quid cum ipsa memoria perdit aliquid, sicut fit cum


ohliviscimur, et quserimus, ut recordemur? Ubi tandem
quaerimus, nisi in ipsa memoria? Et ibi si aliud pro
alio forte offeratur, respuimus donee illud occurrat
quod queerimus; et cum occurrerit dicimus : Hoc est,
quod non diceremus, nisi agnosceremus; nec agriosce-
remus, nisi meminissemus. Certe ergo obliti fueramus :
at non totum exciderat; sed ex parte qua tenebatur,
pars alia quaerebatur; quia senliebat se memoria non
simul volvere, quod simul solebat, et quasi detruncata
ronsuetudine claudicans, reddi, quod deerat, flagitabat.
Tanquam si homo notus, sive conspiciatur oculis, sive
n>°itetur, et nomen ejus obliti requiramus, quidquid
aliud occurrerit non connectitur; quia non cum illo
cugitari consuevit. Ideoque respuitur, donee illud adsit,
ubi simul assuefacta notitia non inaequaliter acquiesçât.
El unde adest, nisi ex ipsa memoria? Nam et cum ab
alio commoniti recognoscimus, hide adest. Non euim

quand on peut dire : « C'est assez ! n L'heureux en espérance la possède


moins que l'heureux en réalité, mais plus que celui qui est déshérité et de la
réalité et de l'espérance. Celui-là même la possède à un certain degré, puis-
qu'il la désire et d'un désir incontestable. Il sera prouvé au chapitre suivan
que l'idée de la béatitude est dans tout homme; pour tout homme, comme
pour Augustin, elle ne se sépare pas de la joie de la vérité.

CONSIDÉRATION PRATIOJ/B

Saint Augustin ne s'est occupé nulle part, d'une manière spéciale, des
causes qui peuvent rendre nos souvenirs plus durables, ou nous en faciliter
166 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

nous convenons que c'est bien celui que nous cherchions.


Autrement, quel avis pourrait éveiller un souvenir complète-
ment disparu de l'esprit? Donc, nous n'avons pas entièrement
oublié ce que nous nous souvenons d'avoir oublié, puisque nous
ne pourrions chercher, après l'avoir perdu, ce que nous aurions
absolument oublié.

le rappel, c'est-à-dire de ce qu'on nomme aujourd'hui les lois de la mémoire.


Néanmoins, il y a peu de ces lois qui aient échappé à son esprit investigateur.
Seulement, il en est qu'il se borne à signaler, en passant, d'un trait rapide,
tandis qu'il y en a d'autres sur lesquelles il insiste davantage et qu'il met
en lumière avec complaisance. On peut citer parmi les premières la sensi-
bilité» l'habitude, l'ordre et la revision : parmi les secondes, le pouvoir vo-
lontaire et l'association des idées. Voyez pour la sensibilité Demusica, lib. VI,
cap. xi ; pour l'habitude, Confess., lib. X , cap. x x x ; pour l'ordre, Gonfess.,
libL X , cap. xi ; pour la revision, ibid.; pour l'acte volontaire, de TriniL,
lib. XI. cap. v m . Mais, ajoute ici saint Augustin, la réminiscence ne peut
pas s'opérer par la volonté toute seule, JJ faut que cette dernière ait
LIVRE X — CHAPITRE XIX 167

quasi novum credimus, sed recordantes approbamus


hoc esse quod dictum est. Si autem penitus aboleatur
ex animo, nec admoniti reminiscimur. Neque enim
omnimodo adhuc obliti sumus, quod vel oblitos nos
esse meminimus. Hoc ergo nec amissum quœrere pote-
rimus, quod omnino obliti fueramus.

pour point d'appui une idée, dont nous nous souvenons déjà, et qui avait
rte liée dans notre mémoire à celle que nous voulons évoquer.
C'est dire que l'association des idées joue dans la réminiscence un rôle
considérable. La réminiscence, on le sait, tient une grande place dans les
théories psychologiques des anciens, et l'association des idées dans celles des
modernes. Or, de tous les philosophes qui se sont occupés de l'association
des idées — depuis Platon, qui remarque avec tant de grâce que la vue d'une
lyre réveille en nous l'idee de la personne aimée qui a coutume de s'en ser-
vir, jusqu'à Dugald-Steward, qui abonde là-dessus en observations ingé-
nieuses — aucun n'a mieux vu le phénomène que saint Augustin, et ne se
décrit d'une manière plus expressive, dans ce chapitre et le suivant.
CHAPITRE XX

Puisque tous cherchent la vie heureuse, qui ne peut être que Dieu seul, il est
nécessaire que nous en ayons une certaine connaissance, une certaine
mémoire, car nous ne pourrions l'aimer sans la connaître.

x. — Comment est-ce donc que je vous cherche, Seigneur?


Vous chercher, c'est chercher la vie bienheureuse. Je vous
chercherai pour que mon âme ait la vie. Car mon corps vit par
mon âme (i) et mon âme vit par vous (2). Cette vie bienheu-
reuse, comment donc la chercherai-je, puisque je ne l'aurai
point trouvée avant d'avoir pu dire : « C'est assez, » là où il
faut le dire? Comment la chercher? Est-ce par le souvenir,
comme si, l'ayant oubliée, j'avais néanmoins conscience de
mon oubli? Est-ce par désir de l'inconnu, soit que je n'en aie
jamais rien su, soit que j'aie tout oublié jusqu'à la mémoire
de mon oubli? Mais n'est-ce pas cette vie heureuse que tous
les hommes désirent (3) et que nul ne dédaigne? Où l'ont-ils
connue, pour la désirer ainsi? Où l'ont-ils vue, pour l'aimer?
Sans doute que nous l'avions déjà en nous, je ne sais comment.
Il est une autre manière de l'avoir en soi et qui nous rend heu-

( i | Mon corps vit par mon âme* Une vérité qui intéresse l'homme au
plus haut point, c'est que l'âme est le principe de la vie du corps et que
Dieu est la vie de l'âme, le principe unique et la cause immédiate de sa vie
physique, de sa vie morale, de sa vie heureuse. De sa vie physique, non
seulement en qualité de créateur, mais en tant qu'il la conserve et lui con
tinuc l'existence, à chaque moment; en tant qu'il concourt comme cause
première et universelle à la production de tous ses actes; en tant que
lumière unique des esprits, il l'éclairé et la met en état de discerner les
objets qui sont du ressort de l'entendement. De sa vie morale, parce que
Dieu est tout à la fois l'origine et le terme de toutes les obligations morales
auxquelles l'âme est soumise. De sa vie heureuse, soit en attente et en
espérance, ici-bas, soit en jouissance dans le ciel, puisqu'il est manifeste
qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir de bonheur solide hors de Dieu.
La vie heureuse est le terme des autres vies de l'Ame : car, dans les des-
seins de Dieu, l'Ame n'existe que pour le bonheur, et sa vie morale est la
C A P U T XX

Ut beatudincm omnes appetant, oportet tam noverint*

i . — Quomodo ergo te qusero, Domine? Gum enim


te Deum meum qusero, vitam beatam qusero. Quseram
te, ut vivat anima mea. Vivit enim corpus meum de
anima mea, et vivit anima mea de te. Quomodo ergo
queero vitam beatam? Quia non e s t m i h i , donecdicam :
Sat est, illic ubi oportet ut dicam. Quomodo earn
qusero? U t r u m per recordationem, tanquam earn oblitus
sim, oblitumque me esse adhuc teneam? An per appe-
fitum discendi incognitam,sive quam nunquam scierim,
sive quam sic oblitus fuerîm, ut me nec oblitum esse
meminerim? Nonne ipsa est beata vita, quam omnes
volunt; et omnino, qui nolit, nemo est? Ubi noverunt
earn, quod sic volunt eam? Ubi viderunt, ut amarent
earn? Nimirum habemus eam, nescio quomodo : et est
alius quidam modus, quo quisque cum habet earn, tunc

voie pour y parvenir. Bon gré mal gré, nous vivons et nous vivrons toujours
de Dieu selon le physique ; mais il dépend de nous de vivre de lui selon
1'' moral, et par là de nous assurer en lui une vie éternellement heureuse.
la) Mon âme vit par vous. Cette vérité! que Dieu est la vie de l'âme
rommc l'âme est la vie du corps, saint Augustin la reproduit souvent dans
^ écrits. De même que le corps meurt lorsque l'âme se sépare de lui,
lame meurt également lorsqu'elle se sépare de Dieu. (Voir Sermon XHl,
sur le martyre.)
13) Cette vie heureuse que tous les hommes désirent. « Tous ceux qui ont
quelque usage de la raison, dit ailleurs le saint Docteur, sont unanimes sur
<c point que tous les hommes veulent être heureux. » {Cité de Dieu, liv. X ,
er
ch. i . ) La béatitude est un bien; tous les hommes désirent ce qui est bien,
à plus forte raison le souverain bien, qui est la béatitude.
Si tous désirent le souverain bien, comment se fait-il qu'il y en ait tant
dont les désirs se portent vers le péché, qui est un mal? D'où vient qu'un
M grand nombre se donnent la mort, car celui qui n'existe pas est en dehors
170 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

reux. Il y en a qui sont heureux en espérance; ceux-là assuré-


ment la possèdent à un degré inférieur à ceux qui l'ont en réalité.
Mais leur état est préférable encore à celui des hommes qui
n'ont ni la réalité ni l'espérance. Néanmoins, ceux-là mêmes,
s'ils ne la possédaient en eux de quelque manière, ne vou-
draient pas si ardemment être heureux ; ils le veulent pourtant,
c'est très certain.
2-. — J'ignore comment ils l'ont connue, et par conséquent
comment ils en ont une idée, je ne sais laquelle ; mais je
cherche si cette idée est dans leur mémoire, car si elle y est,
il faut que nous ayons été heureux autrefois. Est-ce indivi-
duellement, ou tous en général, dans cet homme qui fut le
premier pécheur, en qui nous sommes tous morts, ou duquel
nous sommes tous nés dans la misère? Je ne l'examine pas
présentement; je cherche seulement si la vie heureuse est dans
la mémoire. Nous ne l'aimerions pas sans la connaître (i). À
peine entendons-nous prononcer ce nom, que tous nous recon-
naissons désirer la chose qu'il exprime. Ce n'est pas sans doute
le son qui nous charme, car un Grec qui entend ce mot en
latin n'y trouve aucun plaisir, puisqu'il en ignore le sens;
nous, au contraire, nous en sommes charmés, comme il le
serait lui-même s'il entendait le même mot en grec. C'est que
ce bien, auquel aspirent les Grecs et les Latins et les hommes
des autres langues, n'est ni grec ni latin : il est connu de tous
les hommes ; et s'il était possible de leur demander dans une
langue unique s'ils veulent être heureux, ils répondraient sans
aucune hésitation qu'ils le veulent. Cela serait impossible si
ce nom n'exprimait une réalité conservée dans leur mémoire.

de tout bien? Nous répondons que le péché est un mal moral qui est comme
recouvert d'un bien physique» la volupté, la gloire, les richesses» etc. C'est
après ces biens apparents que soupirent avec ardeur les hommes pervers.
Et, bien que celui qui n'est plus soit incapable de jouir d'aucun bien, celui
cependant qui se donne la mort le fait pour éviter un mal qui lui paraît
plus grand, car il regarde comme un plus grand bien ou comme un mal moindre
LIVRE X — CHAPITRE XX 171

beams est. Et sunt, qui spe beati sunt. Inferiore modo


isli habent earn, quam illi qui j a m re ipsa beati sunt :
sed tamen meliores quam illi, qui nec re nec spe beati
sunt. Qui tamen etiam ipsi, nisi aliquo modo haberent
earn, non ita vellent beati esse, quod eos velle certis-
simum est.
2. — N e s c i o quomodo n o v e r u n t e a m . Ideoque habent
earn in nescio qua notitia, de qua satago utrum in
memoria sit : quia si ibi est, j a m beati fuimus ali-
quando. Utrum singulatim, an omnes in illo h o m m e ,
qui primus peccavit, in quo et omnes peccavimus, in
quo et omnes mortui sumus, et de quo omnes cum
niiseria nati sumus, non queero nunc : sed quœro,
utrum in memoria sit beata vita.Neque enim amaremus
earn, nisi nossemus. Àudimus nomen hoc, et rem
ipsam omnes non appetere fatemur. Non enim sono
delectamur. Nam hoc cum Latine audit Grsecus, non
«lelectatur, quia ignorât quid dictum s i t : nos autem
delectamur, sïcut etiam ille, si Graece hoc audierit :
(jiioniam res ipsa nec Grseca, nec Latïna est, cui adïpis-
rendae Graeci Latinique inhiant, cseterarumque linguarum
Immines. Nota est igitur omnibus, quia una voce si
iuterrogari possent utrum beati esse velleut, sine ulla
(Lubitatione velle responderent. Quod n o n fieret, nisi res
ipsa, cujus hoc nomen est, eorum memoria teneretur.

de n'exister plus que de vivre au milieu de la douleur et de l'angoisse, selon


c- que disait le Sauveur à propos de Judas : II cât été préférable pour cet
homme qu'U ne fût pas né. {Matth. xxvi, a4-)
\\) Nous ne l'aimerions pas sans la connaître. On ne désire point ce
qu'un ne connaît point, et il est probable que la volonté ne peut produire
mu- action, même à l'aide de la puissance divine, sans que l'intelligence ait
d'aUn'd saisi l'objet vers lequel se porte la volonté. Ignoti nulla cupido.
CHAPITRE XXI

Comme tous les hommes ont une certaine connaissance expérimentale de la


joie, et que cette joie est ce qu'ils appellent la vie heureuse, tous la désirent
et en trouvent l'idée dans leur mémoire.

i. — Mais en est-il de ce souvenir comme de celui de Car*


thage pour qui Ta vue? Non, car la vie heureuse ne se voit
pas avec les yeux, puisqu'elle n'est pas un corps. S'en souvient-
on comme des nombres? Non, puisque celui qui a la connais-
sance des nombres n'y cherche rien davantage (i). Mais la
notion même que nous avons de la vie heureuse nous la fait
aimer, et nous désirons l'acquérir pour être heureux. S'en sou*
vient-on comme de l'éloquence? Non, car, bien que ceux qui
entendent ce mot, sans être encore éloquents se souviennent
(Je la chose, qu'il exprime, et que beaucoup désirent l'obtenir,
— preuve qu'ils en ont une idée, — cependant c'est par les
sens qu'ils ont remarqué l'éloquence d'autrui, avec un plaisir
qui leur en a donné le goût. Ils n'auraient pas, il est vrai,
éprouvé ce plaisir sans une certaine connaissance intérieure,
et ne la désireraient pas sans en avoir goûté les charmes ; mais
aucun sens corporel ne nous révèle en autrui la vie heureuse.
2 ï— Nous en souvenons-nous comme de la joie? Peut-être,
car, même étant triste je me souviens de la joie, comme de la
vie heureuse étant malheureux. Et cette joie ne me fut jamais
sensible, ni à la vue, ni à l'ouïe, ni à l'odorat, ni au goût, ni
au toucher; mais je l'ai sentie en mon âme quand je me suis
réjoui, et l'idée s'en est attachée à ma mémoire de telle sorte
que je puisse m'en souvenir tantôt avec dédain, tantôt avec
regret, selon la diversité des choses dont j'ai souvenance de
m être réjoui. En effet, même pour des choses honteuses, j'ai

( 0 Celai qui a ta connaissance des nombres n'y cherche rien davan-


tage. Car l'arithmétique est une science spéculative qui ne va point au
C A P U T XXI

Quomodo memoria beatam vitam continet.

1 . — Numquid ita u t meminit Carthaginem, qui


vidit? Non. Vita enim beata non videtur oculis, quia
non est corpus.Numquid sicut meminimus numéros?
Non. Hos enim qui habet in notitia, non adhuc queerit
adipisci : vitam vero beatam habemus in notitia, ideoque
amamus earn : et tarnen adhuc adipisci earn volumus, u t
beati simus. Numquid sicut meminimus eloquentiam ?
Non. Quamvis enim et hoc nomine audito recordentur
ipsam rem, qui etiam nondum sunt eloquentes, multique
esse cupiant, unde apparet earn esse in eorum notitia :
tarnen per corporis sensus alios eloquentes animadver-
terunt, et delectati sunt, et hoc esse desiderant (quan-
quam, nisi ex interiore notitia, non delectarentur, neque
hoc esse vellent, nisi delectarentur) : beatam vero vitam
nullo sensu corporis in aliis experimur.
2 . — Numquid sicut meminimus g a u d i u m ? Fortasse
ita. Nam gaudium meum etiam tristis memini, sicut
beatam vitam miser. Neque u n q u a m corporis sensu gau-
dium meum vel vidi, A'el audivi, vel odoratus sum, vel
gustavi, vel tetigi; sed expertus sum in animo meo,
quando leetatus sum : et adhaesit ejus notitia memoria?
meee, ut id reminisci valeam aliquando cum aspeina-
tione, aliquando cum desiderio p r o earum r e r u m diver-
sitate, de quibus me gavisum esse memini. Nam et de

delà de a connaissance de son objet. Ajoutez que le saint Docteur croyait


que les espèces des nombres, qu'il appelle proprement les nombres, se trou-
\ent naturellement en nous.
174 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

été rempli d'une certaine joie, dont je ne me souviens qu'avec


horreur et amertume ; quelquefois aussi pour des choses bonnes
et honnêtes, ce que je me rappelle avec regret, parce que, peut-
être, elles ne me sont plus présentes, et de là vient que je suis
triste au souvenir des joies passées. Mais où et quand ai-je
goûté la vie heureuse (i), pour m'en souvenir, pour l'aimer et
pour la désirer? Ce n'est pas moi seulement, ni quelques autres,
c'est nous tous, sans exception, qui voulons être heureux. Si
nous en avions une connaissance moins certaine, notre volonté
ne serait pas aussi assurée.
3. — Mais quoi donc? Demandez à deux hommes s'ils veulent
porter les armes; peut-être l'un dira oui, l'autre non. Demandez-
leur s'ils veulent être heureux : tous deux vous répondront sans
hésiter que tel est leur désir. Ët quelle autre raison peut porter
l'un à aller à la guerre et l'autre à n'y point aller, sinon ce
désir même qu'ils ont d'être heureux? Cela ne vient-il pas de
ce que, l'un mettant son bonheur dans une chose, et l'autre dans
une autre, tous deux cependant s'accordent dans ce désir d'être
heureux, de même qu'on les verrait s'accorder à dire qu'ils
désirent ressentir de la joie? Et cette joie, n'est-ce pas ce qu'ils
appellent la vie heureuse? Quoique celui-ci tende au bonheur
par une voie, celui-là par une autre, cependant c'est toujours
vers le même but, c'est-à-dire la joie, qu'ils dirigent leurs efforts.
Or, comme la joie est chose dont personne ne puisse dire qu'il
ne l'a pas éprouvée, il résulte qu'on la retrouve dans la mémoire,
et qu'on la reconnaît lorsqu'on entend nommer la vie heureuse.

(i) Où donc et quand ai-je goûté la vie heureuse ?Nous ne l'avons jamais
coûtée tout entière dans cette vie. Cependant, nous en desirons du moins
une certaine partie chaque fois que nous formons un acte d'amour et de
désir. En effet, nous goûtons un certain bonheur dans la jouissance d'un
seul bien, et ce bonheur est d'autant plus grand que la somme de biens dont
nous jouissons est plus considérable. Nous concluons de là que notre bonheur
ne laisserait rien à désirer si nous jouissions de tous les biens réunis, affranchis
à jamais de tous les maux, ce qui est le souverain bien et le vrai bonheur.
LIVRE X — CHAPITRE XX-I 175

turpibus gaudio quodam perfusus s u m , quod nunc


recordans detestor atque execror : aliquando de bonis
et honestis, quod desiderans recolo, tametsi forte non
adsunt, et ideo tristis gaudium pristinum recolo. Ubi
ergo et quando expertus sum vitam meam bea ta m, u t
recorder earn, et amem et desiderem? Nec ego tantum,
a u t cum paucis, sed beati prorsus omnes esse volumus.
Quod nisi certa notitia nossemus, non tam certa voluu-
tate vellemus.
3. — Sed quid est hoc? Quod si quaeratur a duobus
u t r u m militare velint, fieri possit ut alter eorum velie se,
alter nolle respondeat : si autem ab eis quœratur u t r u m
beati esse velint, uterque statina se sine ulla d u b i t a t o n e
dicat optare : nec ob aliud velit ille militare, nec ob
aliud iste nolit, nisi ut beati sint? Num forte quoniam
alius hinc, alius inde gaudet, ita se omnes beatos esse
velie consonant : quemadmodum consonarent, si hoc
interrogarentur, se velie gaudere : atque ipsum gaudium
vitam béatam vocant? Quod et si alius hinc, alius illinc
assequitur, unum est tamen quo pervenire omnes
nituntur u t gaudeant. Quae quoniam res est, quam se exper
turn non esse nemo potest dicere, propterea reperta in
memoria recognoscitur, quando beatœ vitae nomen
auditur.

C'est donc par la connaissance du bien en particulier que nous parvenons


à la connaissance du bien universel et parfait, que nous n'avons pas encore
coûté mais dont nous désirons jouir. Et, bien que tous les hommes ne s'ac-
cordent point sur l'objet de leurs joies particulières, que celui-ci mette
<<on bonheur dans une chose, celui-là dans une autre, tous cependant sont
•inanimes pour désirer le bien parfait, qui résulte de la réunion de tous les
autres biens, et qui n'est rien autre chose que la béatitude elle-même nu la
MG heureuse.
C H A P I T R E XXII

l a vie heureuse, c'est se réjouir en Dieu, de Dieu et pour Dieu.

Loin, Seigneur, loin du cœur de votre serviteur humilié


devant vous, loin de moi la pensée de trouver mon bonheur
dans toutes sortes de joies ! Car il en est une refusée aux impies,
mais que vous donnez à ceux qui vous servent par un motif
d'amour, et dont vous êtes vous-même la joie (i). Eh bien, la vie
heureuse, c'est se réjouir en vous, de vous et pour vous (2);
elle est là, et pas ailleurs. La placer ailleurs, c'est poursuivre
une autre joie que la véritable ; cependant, c'est encore par une
image de la vraie joie que leur volonté est attirée.

(1) Dont vous êtes vous-même la joie. La béatitude peut se considérer


nous deux rapports, objectivement et formellement. La. béatitude objective,
c'est la chose dans laquelle consiste le souverain bien; la béatitude/orme//f,
c'est l'acquisition et la jouissance de cette chose. Il y a également deux espèces
de joie, Tune objective c'est-à-dire bien déterminée, l'argent, par exemple;
t

l'autre formelle, ou la possession de tel bien et le charme que nous y trou-


vons. Dans le premier sens. Dieu est notre béatitude et notre joie véritable;
dans le second sens, la vie heureuse résulte des actes de l'intelligence
et de la volonté par lesquels nous possédons Dieu et nous jouissons de
C A P U T XXII

Beata vita, quae et ubi.

Absit, Domine, absit a corde servi tui, qui confitetur


tibi; absit ut, quocumque gaudio gaudeam, beatum m e
putem. Est enim gaudium quod non datur impiis, sed
eis qui te gratis colunt, quorum gaudium tu ipse es. Et
ipsa est beata vita, g a u d e r e a d te, de te, propter te :ipsa
est, et non est altera. Qui autem aliam putant esse,
aliud sectantur g a u d i u m neque ipsum verum. Aliqua
tamen imagine gaudii, voluntas eorum a A e r t i t u r .

lui, dans cette vie, en espérance, par une connaissance et une charité encore
imparfaites; et dans l'autre, par la vision et la jouissance beatifiques. C'est
là, vraiment, la joie du Seigneur, dans laquelle il fait entrer le serviteur
bon et fidèle.
(a) Et la vie heureuse, c'est se réjouir en vous, etc., c'est-à-dire se réjouir
dans l'espérance de parvenir un jour jusqu'à Dieu, ne chercher de joie
qu'en Dieu, qui est le souverain bien, et ne se réjouir que pour Dieu dans
les biens inférieurs. Voilà la vie heureuse, qui commence dans cette vie
mortelle par l'espérance et la grâce, et se consomme par la gloire dans a
vie éternelle.
CHAPITRE XXIII

La vie heureuse est la joie que donne la vérité, parce que Dieu est vérité,
et ceux qui aiment autre chose veulent que ce qu'ils aiment soit la
vérité.

i. — Il n'est donc pas certain que tous les hommes veulent


être heureux, car, puisque le bonheur parfait est en vous seul,
ceux qui refusent de le chercher en vous refusent ainsi le
bonheur ( i ) . Tous ne le veulent-ils pas? Mais la chair convoitant
contre l'esprit, l'esprit contre la chair, on ne fait plus ce que
Ton veut (Galat. v, 17), on retombe dans ce que Ton peut
et Ton s'en contente ; car, ce que Ton ne peut pas, on ne le veut
pas d'une volonté assez forte pour le pouvoir. Je leur demande
à tous ce qu'ils préfèrent : la joie de la vérité ou la joie du
mensong-e ; et ils n'hésitent pas plus à répondre : la joie de la
vérité, qu'ils n'ont hésité à dire qu'ils désiraient être heureux.
Car la vie heureuse, c'est la joie de la vérité (2), c'est la joie en
vous qui êtes la vérité, 6 Dieu, ma lumière, mon salut, mon
Dieu ! Nous voulons tous cette vie bienheureuse ; nous voulons
tous cette vie, seule bienheureuse; nous voulons tous cette
joie née de la vérité. J'en ai rencontré beaucoup qui voulaient
tromper, aucun qui voulût être trompé. Où donc les hommes
ont-ils puisé cette connaissance du bonheur, si ce n'est où ils
ont puisé celle de la vérité? Car ils aiment la vérité, puisqu'ils
ne veulent pas être trompés. Et lorsqu'ils aiment la vie heu-

(1) Ils refusent ainsi le bonheur, parce que le bonheur n'est qu'en Dieu
seul, que les pécheurs abandonnent. Ils cherchent cette vie heureuse dans
les créatures, mais il n'y trouvent que l'ombre mensongère du vrai bonheur.
(3) La joie de la vérité, c'est-à-dire la joie d'avoir trouvé le vrai bien,
qui np souffre pas le moindre mélange de mal et qui seul suffît pour pro-
duire la joie véritable. Aucune joie qui vient des créatures ne peut donc
constituer la vie heureuse, parce que tout bien fin porte toujours en lui-
même quelque mélange d'imperfection. Toutes choses bien considérée"., il
CAPUT XXIII

Item proseqmtur quae lit beata vita, et ubi.

i . — Non ergo certuni est, quod omnes esse beati


votant, quoniam qui non de te gaudere volunt, quse solarità
beata est, non utique v i t a m b e a t a m volunt. An omnes hoc
volunt? Sed quoniam caro concupiscit adversus spiritimi,
et spiritus adversus cameni, ut non faciant quod volunt;
r a d u n t in id quod valent, eoque contenti sunt : quia
illud quod non valent, non tantum volunt, quantum sat
est, u t valeant. Nam quœro ab omnibus, utrum malint
de verità te quam de falsità te gaudere? Tarn non d u b i -
Umt dicere de ventate se malie, quam non dubitalit
(licere beatos esse se velie. Beata quippe vita est gaudium
de ventate. Hoc est enim gaudium de te, qui veritas es,
Deus illuminatio mea, salus faciei mese, Deus meus.
Hanc vitam beatam omnes volunt : hanc vitam, qiue
sola beata est, omnes volunt : gaudium de ventate
omnes volunt. Multos expertus sum, qui vellent fallere;
qui autem falli, neminem. Ubi ergo noverunt hanc
vitam beatam, nisi ubi noverunt etiam veritatem? Amant
enini et ipsam, quia falli nolunt. Et cum amant beatam

pst évident que saint Augustin ne donne pas ici une définition ri court'use de
la béatitude. L'essence de la béatitude, selon les principes mêmes du saint
J >octeur qui ont leur fondement dans l'Ecriture et qui sont adoptés par les
théologiens les plus éminents, consiste dans un acte de l'intelligence qui
\oit Dieu intuitivement et le possède en réalité. Mais comme il arrive
très fréquemment et presque toujours que l'effet est plus connu que la
cause, pour mieux faire comprendre que tous les hommes veulent être I eu*
u.Y, et que la mémoire renferme en elle-même une certaine idée de la
béatitude, saint Augustin définit la vie heureuse la joie qui riait de la vérité.
180 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

reuse, qui n'est autre que la joie dans la vérité, ils aiment cette
vérité, et ils ne l'aimeraient pas si leur mémoire ne s'en retra-
çait aucune idée.
2. — Pourquoi donc n'en jouissent-ils pas? Pourquoi ne
sont-ils pas heureux? (i) C'est qu'ils sont fortement préoccupés
d'objets qui leur créent plus de misère que le faible souvenir
de la vérité ne leur laisse de bonheur. Il reste encore un peu
de lumière parmi les hommes; qu'ils marchent donc, qu'ils
avancent, de peur d'être enveloppés par les ténèbres. (Joan.
xn, 35.) Mais pourquoi la vérité eng-endre-t-elle la haine, et
pourquoi voit-on un ennemi dans l'homme qui l'annonce de
votre part? Car on aime la vie heureuse, et elle n'est que
la joie de la vérité. Ne serait-ce pas que la vérité est
aimée de telle sorte que ceux mêmes qui ont un autre amour
veulent que ce qu'ils aiment soit la vérité (2), et que, ne voulant
pas être trompés, ils ne veulent pas non plus être convaincus

(1) Pourquoi ne sont-ils pas heureux? Parce qu'ils aiment la vanité et


cherchent le mensonge. {Ps. xv.) « Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul
est aimable. % Ils désirent être heureux, avoir toute sorte de biens, être
affranchis de tout mal ; mais c'est une erreur de croire qu'on peut trouver
ce bien dans les créatures. Ils dorment dans cette erreur et tombent dans
l'esclavage des créatures qu'ils aiment d'un amour déréglé, et ils n'ouvrent
même plus les yeux à ce petit rayon de lumière qui brille dans leur intel-
ligence et les conduit à Dieu, dans lequel se trouve la vraie béatitude.
(a) Ils veulent que ce qu'ils aiment soit la vérité. Voilà le comble de
tous les maux, ce qui porte le trouble, la honte, le désordre, la destruction
dans la société comme dans les individus, c'est que nous ne subordonnons
point notre esprit, notre volonté à la vérité, mais que nous forçons la vérité
de se plier aux erreurs de notre esprit, aux instincts mauvais de notre
volonté. Ainsi le voluptueux veut que la joie véritable soit dans les plaisirs
de la chair; et, bien qu'il sache combien est fausse cette joie que la passion
coupable, dont il est dominé, lui représente comme véritable, il ne veut pas
cependant qu'on lui reproche d'aimer le mensonge pour la vérité, parce
qu'il sait que cette erreur est honteuse, qu'il craint la honte et le déshon-
neur qui en résulterait pour lui, et qu'il ne veut pas mettre un frein à ses
passions déréglées. C'est peut-être la seule cause de la haine qu'on a pour
la vérité.
* Je fus élevé chrétiennement, dit l'illustre académicien François Coppre;
et, après ma Première Communion, j'ai accompli mes devoirs religieux
pendant plusieurs années avec une naïve ferveur. Ce furent, je le dis frati-
LIVRE X — CHAPITRE XXIU 181

vitam, quod non est aliud quam de veritate gaudium,


utique amant etiam veritatem. Nec amarent, nisi esset
aliqua notitia ejus in memoria eorum.
2. — Cur ergo non de illa çaudent? Cur non beati sunt?
Ouia fortius occupantur in aliis, quae potius eos faciunt
miseros quam beatos, illud quod tenuiter meminerunt.
Adhuc enim modicum lumen est in hominibus : ambu-
lent, ambulent, ne eos tenebrae comprehendant. Cur
autem veritas parit odium et inimicus eis factus est homo
tuus verum pnedicans, cum ametur beata vita, quae non
est nisi gaudium de veritate : nisi quia sic amatur
veritas, ut quicumque aliud amant, hoc quod "amant
velint esse veritatem, et quia falli nollent, nolunt con-
vinci quod falsi sint? Itaque oderunt veritatem, propter
eam rem quam p r o veritate amant. Amant eam lucentem,
oderunt eam redarguentem. Quia enim falli nolunt, et

chcment, la crise de l'adolescence et la honte de certains aveux qui me


firent renoncer à mes habitudes de piété.
» Bien des hommes, qui sont dans ce cas, conviendraient, s'ils étaient
sincères, que ce qui les éloigna d'abord de la religion, ce fut la règle sévère
qu'elle impose à tous au point de vue des sens; et qu'ils n'ont demandé que
plus tard à la raison et à la science des arguments métaphysiques qui
leur permettent de ne plus se gêner. Pour moi, du moins, les choses se
passèrent ainsi. Je cessai de pratiquer par mauvaise vergogne, et tout lé
mal vint de cette première faute contre Y humilité, qui m'apparaft décidé-
ment comme la plus nécessaire de toutes les vertus.
» Ce pas franchi, j e ne devais pas manquer de lire en chemin bien des
livres, d'entendre bien des paroles et de voir bien des exemples destinés à
me convaincre que rien n'est plus légitime chez l'homme que d'obéir à son
orgueil et à sa sensualité; et je devins très vite à peu près indifférent à
toute préoccupation religieuse. Mon cas, on le voit, est très banal; ce fut
la vulgaire désertion du soldat las de la discipline. Je ne haïssais certes pas
le drapeau sous lequel j'avais servi; j e l'avais fui et je l'oubliais voilà
tout.
» Quand, par hasard, j'entrais dans une église, le respect m'attendai
sur le seuil et m'accompagnait devant l'autel. Toujours les cérémonies du
culte m'émurent par leur véritable caractère d'antiquité, leur pompe bar-
in mieuse, leur solennelle et pénétrante poésie. Jamais je n'ai trempé mon
CONFESSIONS Ö E SAINT AUGUSTIN

d'erreur? Ainsi l'amour de ce qu'ils prennent pour la vérité


leur fait haïr la vérité. Ils l'aiment quand elle les éclaire, ils la
repoussent quand elle les accuse. Voulant tromper mais ne pas
être trompés, ils l'aiment quand elle se manifeste, et la haïssent
quand elle les découvre eux-mêmes. Il leur en reviendra que
ceux qui ne veulent pas être découverts par elle, elle les dévoi-
lera malgré eux et ne se découvrira pas à eux. C'est ainsi, oui,
c'est ainsi que l'esprit humain, dans cet état d'aveuglement et
de langueur, de honte et de laideur, veut se cacher, tout en
voulant que rien ne lui soit caché. Et il arrive, au contraire,
qu'il ne peut se cacher à la vérité, tandis que la vérité se
cache à lui. Cependant, même à ce degré de misère, il aime
mieux se réjouir du vrai que du faux. Il sera donc heureux si,
sans crainte d'aucun trouble, il se réjouit de l'unique vérité
par laquelle toutes choses sont vraies.

doigt dans l'eau froide des bénitiers sans tressaillir d'an singulier frisson
qui était peut-être du remords. »
« Le Dieu d'indulgence et de bonté, écrit-il plus loin, me réservait mieux
qu'un hâtif et tremblant repentir in extremis.
» Alors mon esprit se tourna vers les pensées graves. MVtant jugé avec
une sincérité scrupuleuse, je me dégoûtai, je me fis horreur, et, cette fois,
le prêtre vint.
T> Je me confessai à lui, dans les larmes du repentir le plus sincère; je
reçus l'absolution avec un soulagement ineffable.
» Ce prêtre est à présent l'un des hommes que j'aime le plus au monde,
mon cher conseiller, l'intime visiteur de mon âme et mon frère en Jésus-
Christ. »
CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i . Ce chapitre et les précédents nous apprennent que le bonheur ne peut se


trouver dans aucune créature, mais en Dieu seul, et que nous ne pouvons
parvenir jusqu'à lui que par l'amour de la vérité, qui, non seulement nous
éclaire, mais nous accuse et détourne notre esprit ;»t notre volonté de
l'amour des faux biens de la terre. Or, ces heureux effets se produisent
infailliblement si nous réprimons par l'amour de la mortification nos pas-
LIVRE X — CHAPITRE XXIII 183

fallere volunt, amant eam, cum seipsam indicat et


oderunt eam, cum eos ipsos indicat. Inde retribuitur
eis, ut qui se ab ea manifestari noiunt, et eos noleutes
manifestet, et eis ipsa non sit manifesta. Sic, sic etiam,
sic animus humanus, etiamsic cœcusetlanguidus,turpis
atque indeceas, latere vult : se autem ut lateat aliquid,
non vult. Contra illi redditur, ut ipse non lateat veri-
tatem, ipsum autem veritas lateat* Tamen etiam sic
dum miser est, veris mavult gaudere quam falsis. Beatus
ergo erit, si, nulla interpellante molestia, de ipsa per
q u a m vera sunt omnia sola veritate gaudebit.

sîons indomptées, qui nous portent à des actes que notre raison réprouve et
condamne.
». Si jamais la vérité se rend odieuse, c'est particulièrement dans la
fonction de reprendre. Les pécheurs toujours superbes ne peuvent endurer
qu'on les reprenne Qu'on discoure de la morale, qu'on déclame contre
les vices; pourvu qu'on ne leur dise jamais comme Nathan : « ('/est vous
qui êtes cet homme ( / / îieg. XII, 7 ) , c'est à vous qu'on parle. » Us écoutent
volontiers une satire publique des moeurs de ieur siècle, et cela, pour quelle
raison? C'est qu* « ils aiment, dit saint Augustin, la lumière de la vérité,
mais ils ne peuvent souffrir ses censures. » Elle leur plaît quand elle se
découvre, parce qu'elle est belle,' elle commence « à les choquer quand elle
les découvre eux-mêmes, » parce qu'ils sont difformes. Aveugles qui ne
voient pas que c'est par la même lumière que le soleil se montre lui-même
et tous les autres objets I Ils veulent cependant, les insensés I que la vérité
se découvre à eux sans découvrir quels ils sont, et il leur arrivera, au
contraire, par une juste vengeance, que la lainière de la vérité mettra en évi-
dence leurs mauvaises oeuvres, pendant qu'elle-même leur sera cachée. (Bus-
e
SUET, Sermon Sur les causes de la haine déchaînée contre la vérité, III p.)
3. Comme ici-bas le foyer du péché et les ardeurs de la concupiscence
ne peuvent être entièrement éteintes, nous ne pouvons être parfaitement
heureux dans cette vie; nous ne le serons que dans le ciel, où, affranchis
de toute inquiétude, nous ne nous réjouirons que de la seule vérité,
avec l'assurance d'en jouir toujours, selon la promesse de Jésus-Christ.
{Joan, xvi, aa.)
CHAPITRE XXIV

Il se félicite de ce que Dieu peut être trouvé dans la mémoire, parce qu'on y
trouve la vérité.

Aussi loin que j'ai pu aller dans les espaces de la mémoire,


en vous cherchant, Seigneur, je ne vous ai point trouvé hors
d'elle. Non, je n'ai rien trouvé de vous qui ne fût un souvenir,
depuis que j'ai appris à vous connaître, vous que je n'ai point
oublié depuis que je vous ai connu. Où j'ai trouvé la vérité (i),
là j*ai trouvé mon Dieu, qui est la vérité même ( 2 ) . Or, je n*ai
pas oublié la vérité depuis que je l'ai apprise. Aussi, depuis
que je vous ai connu, vous êtes resté dans ma mémoire, et c est
là que je vous trouve lorsque je me souviens de vous et me
réjouis en vous. Telles sont les saintes délices que vous m'avez
données dans votre miséricorde, en considérant ma pauvreté.

(1) Où j'ai trouvé ta vérité, brillant de tout son éclat dans les principes
naturels tels que ceux-ci : Dieu est le souverain bien, il est incorruptible,
inviolable, immuable, il est supérieur à tous les êtres sujets à la corruption,
à l'altération, au changement. « Là », dans ma mémoire, où ont été natu-
rellement déposées les semences de la connaissance divine, « j'ai trouvé mon
Dieu, en cherchant peu à peu sa nature à l'aide de ces principes. »
(a) Dieu qui est la vérité même. Dieu est la première et la souveraine
vérité, d'abord parce que l'intelligence divine est « la mesure et la cause
de tous les autres êtres et de toutes les autres intelligences, et ensuite parce
CAPUT XXIV

Gratulatur quoJ in memoria sua Deus locum habeat.

Ecce quantum spatiatus sum in memoria mea quaerens


te, Domine, et non te inveni extra eam. Neque enim
aliquid de te inveni, quod non meminissem, ex quo
didici te. Nam ex quo didici te, non sum oblitus tui. Ubi
enim inveni veritatem, ibi inveni Deum meum, ipsam
veritatem : quam ex quo didici, non sum oblitus. Itaque
ex quo didici te, mânes in memoria m e a : et illic te
invenio cum reminiscor tui, et delector in te. Hae sunt
sanctac deliciœ meae, quas donasti mihi misericordia
tua, respiciens paupertatem mcam.

que l'essence divine est conforme à l'intelligence divine. » (S. THOM., p. I,


q. xvi, art. 5.) Or, Dieu est la vérité objective, à l'égard de notre intelli-
gence, et les principes naturels sont les vérités formelles,

CONSIDÉRATION PRATIQUE

L'idée de Dieu est si fortement gravée dans notre mémoire, par les prin-
cipes naturels, qu'aucun oubli ne peut l'en effacer. C'est lui qui répand de
chastes délices dans l'âme lorsqu'elle considère qu'en lui est tout le bien sans
aucun mélange de mal.
CHAPITRE XXV

Quelle place Dieu occupe dans la mémoire. On ne le trouve point au milieu


des images, des objets sensibles, ni des affections de l'esprit, car toutes ces
choses sont sujettes au changement, et Dieu est immuable.

Mais où résidez-vous dans ma mémoire, ô Seigneur? Où y


demeurez-vous? Quelle chambre vous y ètes-vous construite?
Quel sanctuaire vous y étes-vous bâti ? Vous avez fait cet hon-
neur à ma mémoire d'habiter en elle, mais je me demande en
quelle partie vous résidez. En eflet, pour me souvenir de vous,
j'ai traversé toutes les parties de la mémoire qui me sont com-
munes avec les bêtes (i); ne vous trouvant pas au milieu des
images, des objets sensibles, je suis arrivé à ces régions aux-
quelles je confie les affections de mon âme, et je ne vous y ai
pas encore trouvé. Alors, j'ai pénétré jusqu'au lieu môme que
mon âme habite dans ma mémoire, car elle se sof /ient aussi
d'elle-même, et vous n'y étiez point. C'est que, si vous n'êtes
ni une image corporelle, ni une passion de notre vie, telle que
la joie, la tristesse, la crainte, le désir ou autres choses sem-
blables, vous n'êtes point non plus mon esprit, mais le Sei-
gneur, Dieu de l'esprit. Tout cela est variable, mais vous
restez immuable, et demeurez au-dessus de toutes choses.
Cependant, vous avez daigné habiter dans ma mémoire depuis
que je vous ai connu (2). Mais pourquoi chercher où vous
habitez en elle, comme s'il y avait dans la mémoire des lieux
différents? 11 est certain que vous y résidez, puisque je me
souviens de vous depuis que je vous connais, et que c'est en
elle que je vous trouve quand votre souvenir se représente à
mon cœur.

(1) J'ai traversé les parties de la mémoire qui me sont communes avec
les bêtfis. Saint Augustin reconnaît ici une mémoire distincte de la mémoire
CAPUT XXV

In quo mcmorix gradu reperiatur Deus.

Sed ubi manes in memoria mea, tu, Domine? Ubi illic


manes? Quale cubile fabricasti illic tibi? Quale sanctua-
rium aedificasti illic tibi? Tu dedisti banc dignationem
memorise mese, u t maneas in e a ; sed in qua ejus parte
maneas, hoc considero. Transeendi enim partes ejus,
q u a s habent et bestiae, cum te recordarer : quia non ibi
te inveniebam inter imagines rerum corporalium; et
veni ad partes ejus ubi commendavi affectiones animi
mei, nec illic inveni t e . E t intravi ad ipsius animi mei
sedem, qua* illi est in memoria mea, quoniam sui
quoque meminit animus : nec ibi t u eras ; quia sicut non
es imago corporatis, nec affeetio viventis qualis est cum
Isetamur, eontristamur, cupimus, metuimus, meminimus,
obliviscimur; et quiquid hujusmodi e s t : ita nec ipse
animus es, quia Dominus Deus animi tu es. E t commu-
tentur bsec omnia, tu antem incommutabilis manes super
omnia ; et dignatus es habitare in memoria mea, ex quo te
didici. Et quid qusero, quo loco ejus habites quasi vero
loca ibi sint? Habitas certe in ea, quoniam tui memini,
ex quo te didici; et m ea te invenîo cum r e c o r d o r t e .

sensitive, qai nous est commune avec les animaux, c'est-à-dire la mémoire
intellective, qui est l'apanage exclusif des êtres doaés de raison.
(a) Depuis que je vous ai connu. Noos apprenons à connaître Dieu à
l'école de la nature, lorsque nous parvenons à l'usage de la raison; mais
cette connaissance est encore fort obscure. Il faut y joindre renseignement
de la foi chrétienne, qui nous fait connaître bien plus clairement la nature
de ce souverain bien.
CHAPITRE XXV!

Nous trouvons Dieu en lui-même, au-dessus de nous, lorsque nous consultons


la vérité, qui répond clairement à tous.

Où donc vous ai-je trouvé pour vous connaître? Car vous


n'étiez pas encore dans ma mémoire avant que je vous con-
nusse (i). Où donc vous ai-je trouvé, pour vous connaître (a),
sinon en vous-même, au-dessus de moi ? (3) Mais là il n'y a pas
de lieu (4); nous reculons et nous avançons sans jamais en
trouver. Partout, ô vérité, vous régnez sur tous ceux qui vous
consultent (5), et vous répondez en même temps à tous ceux

(x) Vous n'étiez point dans ma mémoire avant que je vous connusse.
Notre Ame et notre mémoire n*ont pas une connaissance claire de Dieu
avant que nous soyons éclairés des lumières de la foi. Ainsi, saint Augustin
avoue n'avoir connu Dieu que lorsqu'il se fut rangé aux enseignements de
la foi pour apprendre d'elle ce qu'était la nature de Dieu et l'étendue de
ses perfections, et que la connaissance qu'il en avait, connaissance impar-
faite et grossière, eût puisé toute sa perfection au foyer de la lumière
catholique.
(a) Où donc vous ai-je trouvé, pour vous connaître? Saint Augustin,
comme le remarque un auteur que nous avons déjà cité, s'est montré assez
indécis sur certains points de sa théorie de la mémoire. Ainsi, il prétend
que la mémoire est dans l'être humain ce que le Père est dans la Trinité
divine, et qu'elle contient primitivement à l'état latent les idées que l'intel-
ligence se bornera plus tard à produire à la lumière. C'est dire que la
mémoire n'est pas seulement le dépôt, mais la source de nos connaissances,
et en faire la première de nos facultés. Cependant, il dit ici positivement
que Dieu n'a pas toujours été dans sa mémoire, il l'a connu en lui-même
dans sa vérité immuable. De plus, il reconnaît ailleurs que les idées néces-
saires sont passagères, bien que leurs objets ne le soient pas, et que si quel-
qu'une d'elles échappe à notre mémoire, nous pouvons la retrouver là où
nous l'avions trouvée d'abord, au sein de la vérité incorporelle qui nous
éclaire. {De la Trinité, liv. XII, ch. xiv.) Le saint Docteur fait donc de la
mémoire tantôt une faculté d'où tout part et où tout aboutit, tantôt une
faculté qui se borne à conserver les connaissances précédemment acquises.
Comment saint Augustin a-t-il pu être amené à admettre la première de
ces deux conceptions, qui est empreinte d'un caractère d'exagération si
marquée qu'elle est tout A fait inacceptable? L'explication la plus naturelle
C A P U T XXVI

Ubi invenitur Deus.

Ubi ergo te inveni, ut discerem te? Neque enim jam


eras in memoria mea, prîusquam te discerem. Ubi ergo
te iriveni, u t discerem te, nisi in te supra me? E t nusquam
locus, et recedimus, et accedimus, et nusquam locus.
Ubique Veritas prœsides omnibus consulei.tibus te :
simulque respondes omnibus, etiam diversaconsulentibus.

qui s'offre à l'esprit, c'est que l'étude approfondie qu'il avait faite de cette
faculté l'a porté à en étendre démesurément le domaine. Quand un esprit
distingué se met à creuser un sujet quel qu'il soit, il finit toujours par s'en
exagérer l'importance C'est ainsi que Malebranche rapporte à l'imagi-
nation une multitude de faits qui n'en dépendent qu'indirectement, quand
toutefois ils en dépendent; qu'Adam Smith voit dans la sympathie la
raison dernière de la plupart des jugements et des actes qui composent la
vie humaine, et qu'un écrivain de nos jours, versé dans l'étude de la phi-
lologie, a proposé de ramener à la linguistique la philosophie tout entière.
On pourrait donner une autre explication que suggère l'examen des faits,
et qu'on trouvera peut-être plus plausible, c'est que saint Augustin, ayant
subi profondément l'influence de la philosophie néoplatonicienne, n'en
répudia que fort tard certaines doctrines peu conciliables avec le dogme
chrétien, et surtout celle de la réminiscence. (FEHROZ, Psychologie de saint
Augustin, p. 1 8 9 - 1 9 2 . )
(3) Sinon en vous-même, au-dessus de moi. C'est-à-dire j'ai connu que
Dieu, qui était bien au-dessus de moi et de toutes les créatures, trouvait
ses complaisances et son bonheur en lui seul. « Si ce n'est en vous, au-dessus
de moi, » c'est-à-dire dans la foi théologique, qui est un don de l'Esprit
Saint, don qui est au-dessus de notre nature et de nos mérites.
(4) Là il n'y a pas de lieu. C'est-à-dire entre vous et les hommes, il n'y
a ni lieu, ni espace qui pose des limites à Dieu. Sa présence n'est attachée
à aucun palais, à aucun séjour; elle remplit l'immensité. Cependant, nous
approchons de lui par la grâce et par la charité; nous nous en éloignons
par le péché, non en traversant l'espace, mais par la seule distance qui
sépare le bien du mal.
(5) Partout, à vérité, vous régnez sur tous ceux qui vous consultent.
En tout lieu, Dieu écoute les prières de ceux qui l'interrogent pour con-
190 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

qui vous adressent des demandes différentes (i). Vous parlez


clairement (2), mais tous n'entendent pas de même. Tous vous
consultent sur ce qu'ils veulent savoir, mais tous n'entendent
pas toujours ce qu'ils veulent. Votre meilleur serviteur est
celui qui a moins en vue d'entendre de vous ce qu'il veut, que
de vouloir ce qu'il a entendu de vous.

naître la vérité par leurs désirs et leurs supplications, comme a fait saint
Augustin. Quelle magnifique et sublime image de la vérité assise sur un
trône immense, u bique veritas prœsides , donnant audience à toutes les
créatures capables de la consulter, répondant en même temps à ceux qui
s'adressent à elle de toutes les parties de l'univers, donnant à chacune des
réponses spéciales, claires, certaines, infaillibles, et exerçant cette auguste
fonction sans aucune interruption depuis l'origine des tempsI
( 1 ) Tous répondes en même temps à tous ceux qui vous adressent des
demandes différentes, en leur donnant de bons instincts et de salutaires ins-
pirations.
« A leurs diverses demandes, » parce que l'un aspire aux richesses, un
autre aux honneurs, celui-ci aux plaisirs, celui-là à toutes ces choses à la
fois. Or, Dieu fait à tous cette même réponse : € Vanité des vanités, et tout
est vanité. »
(2) Vous parlez clairement, ce qu'attestent les murmures de la con-
science coupable, mais tous ne comprennent pas de même, étourdis qu'ils
sont par le tumulte de leurs passions.

CONSIDERATIONS PRATIQUES

1. La conséquence qui sort naturellement de ces principes, c'est que


celui qui veut sérieusement revenir à Dieu, à l'exemple d'Augustin, doit
conformer s a volonté à la volonté divine et se persuader qu'il est bien
LIVRE X — CHAPITRE XXVI 191

Liquide tu respondes; sed non liquide omnes audiunt.


Omnes, unde volunt, consulunt : sed non semper, quod
volunt, audiunt. Optimus minister tous est, qui non
inagis intuetur hoc a te audire, quod ipse voluerit, sed
potius hoc velle, quod a te audierit.

plus dans l'ordre que le serviteur n'ait point une volonté différente de celle
de son Seigneur, que de forcer la volonté du Seigneur d'avoir pour
agréables les caprices de son serviteur.
s. Tous ne reçoivent pas toujours les réponses qu'ils désirent, parce
que les affections coupables dont ils sont les esclaves leur inspirent des
volontés et des désirs directement contraires à la volonté et aux comman-
dements de Dieu. 11 en est qui voudraient qu'il fût permis de rendre injure
pour injure, outrage pour outrage, et la loi divine leur dit : « Cela n'est pas
permis, non lice t. » Il en est qui voudraient qu'il leur fût répondu qu'ils
peuvent, en vivant dans le monde et de la vie du monde, trouver la voie
qui les conduira au ciel; mais il leur est dit que leur prédestination, par
un profond secret de Dieu, se trouve attachée à la vie religieuse, A la pra-
tique des conseils évangéliques. Un grand nombre de femmes, sincèrement
adonnées aux pratiques de la piété, voudraient qu'il leur fût répondu que
la sainteté consiste pour elles à passer la plus grande partie de la journée
dans les églises et à fatiguer les oreilles de leurs confesseurs de leurs inter-
minables discours ; mais il Irurest dit qu'elles feraient beaucoup mieux de rester
dans leurs maisons et ô*j remplir fidèlement les devoirs de leur condition.
CHAPITRE XXVII

Il confesse qu'il a commencé bien tard à aimer Dieu, parce qu'il a cherché, non
au dedans de lui, mais au dehors, dans les créatures, et raconte comment
il a été ravi de la beauté de Dieu.

Je vous ai aimée tard (i), beauté si ancienne et si nouvelle!


Je vous ai aimée tard. Or, vous étiez au dedans de moi (2) et
moi au dehors, et c'est là que je vous cherchais; je poursuivais
de ma laideur la beauté de vos créatures. Vous étiez avec

(1) Je voue ai aimée tard : après douze ans, lorsque la lecture de Vffor-
tensius de Cicéron lui inspira l'amour de la sagesse.
(a) Vous étiez au dedans de moi, dans mon âme, par votre essence,
votre présence, votre puissance; vous me parliez par la lumière naturelle
et par les principes de la conscience et par de salutaires inspirations. Moi
j'étais au dehors, tout entier à l'amour et au charme des choses extérieures.
Entendons Bossuet nous montrant, dans un manuscrit inédit, intitulé
Second traité sur les états d'oraison, que la foi se perd dans l'incom-
préhensibilité de Dieu, et que, par là, elle arrive à la connaissance de Dieu
par négation. Saint Augustin dit à Dieu : « Je vous cherchais au dehors, et
vous étiez au dedans, et je vous y trouve sans que vous y soyez entré par
aucun de mes sens. Vous n'y êtes point venu avec des couleurs ou des
goûts exquis; vous n'y avez point coulé avec des odeurs ni avec des sons
et des chants agréables. Si vous êtes une lumière, vous êtes une lumière
sans nuage, sans déclin, sans corps ; vous n'êtes rien de ce que je vois, de
ce que je touche, de ce que je sens, de ce que j e me figure dans ma pensée,
de ce que je suis : car mon esprit, ma raison, qui est ce que je trouve en
moi de plus excellent, apprend, désapprend, oublie, se plaît en certaines
choses et puis s'en dégoûte; et Dieu n'est point tout cela parce qu'il ne
change jamais.
» En rejetant donc toutes ces choses et toutes les images des sens, et
n'ouvrant que les yeux de l'âme, il voit en lui-même, sans forme aucune,
une justice qui le juge et dont il ne juge pas, mais par laquelle il juge de
tout; une vérité qui échappe, pour peu qu'on en approche les sens comme
pour la toucher. Il la voit régner non seulement sur ses pensées, mais sur
toute intelligence créée, simple, immuable, éternelle, que nos doutes n'affai-
blissent pas; qui subsiste en elle-même malgré nos erreurs et nos igno-
rances, et qui guide même secrètement ceux qui l'ignorent et qui s'en
détournent : car les yeux malades n'affaiblissent pas ni n'éteignent la
umière; et celle de Dieu est présente même à ceux qui s'en absentent et
CAPUT XXVII

Quomodo hominem rapiat Dei pulchritudo.

Saro te amavi, pulchritudo tam antiqua et tam nova,


sero te amavi. Et ecce intus eras, et ego foris, et ibi te
quterebam : et in ista formosa quee fecisti, deformis irrue-
bam. Mecum eras, et tecum non eram. Ea me tenebant

qui s'en éloignent. Lorsqu'il regarde Dieu comme le Bien, qui est, ce me
semble, son idée la plus ordinaire, ce n'est pas ce bien-ci ni ce bien-là,
dénué de toute différence particulière ; ce n'est aucune des choses que nous
nommons bonnes dans le langage vulgaire ; ce n'est, dit ce Saint, ni une
bonne maison pour nous loger, ni une bonne terre pour nous enrichir, ni
un bon suc pour nourrir nos chairs; ce n'est non plus une bonne vue, une
bonne ouïe, ni une bonne pensée, ni un bon raisonnement, ni une bonne
volonté : c'est le bien, qui est seulement le bien, le bien de tout bien, d'où
vient tout le bien, le bien en soi par excellence, et le bien de tout ce qui
f>\, par écoulement, commun à tous, propre à chacun; le bien qui est
parce qu'il est, et qui n'a nulle cause de son être, mais qui est la cause
de tout ce qui est, si toutefois o n peut l'appeler une cause particulière lui
qui est la cause des causes, la raison de toute raison, et le modèle de
toute idée. On peut tout dire de lui, et on ne peut rien dire dignement de
lui : c'est un soleil, c'est un océan, c'est un rocher, c'est un lion, c'est un
n^neau, et ainsi du reste; parce qu'il est la fermeté même, la vérité, la
lumière même, l'immensité même, la force et la douceur même. Lorsqu'on
lui attribue les choses humaines, et que, pour aider notre intelligence par
des images sensibles, on dit qu'il se fâche, qu'il se réjouit, qu'il se repent,
on prend le pur de la joie, du courroux, de la repentance, et on le trans-
porte en Dieu pour exprimer une forte et invincible volonté de punir les
méchants, ou de gratifier les bons, ou de changer et diversifier les effets de
sa puissance et de sa sagesse, selon que nous-mêmes nous changeons de
disposition.
» On veut donc toujours, autant qu'on peut, dans ces expressions impar-
faites, dire quelque chose digne de Dieu; mais on reconnaît et on sent en
même temps dans son fond que tout ce qu'on en dit de mieux n'est pas
meilleur, par rapport à lui, que ce qu'on en dit de plus imparfait, et que,
romme il faut s'élever au-dessus de tout ce qu'on en dit, qui semble indigne
de sa grandeur, à la fois il faut s'élever au-dessus de tout ce qu'on croit le
plus digne, en sorte qu'on n'ose plus, en un certain sens, ni rien dire, ni
rien penser de ce premier Etre, ni le nommer en soi-même, parce qu'on
Tome III i
194 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

moi (i) et je n'étais pas avec vous, retenu loin de vous par tout
ce qui sans vous ne serait que néant. Vous m'avez appelé,
vous avez crié, vous avez rompu ma surdité. Vous avez jeté des
étincelles, vous avez resplendi, vous avez chassé mon aveugle-
ment. Vous avez répandu votre parfum, je l'ai respiré et j'aspire
après vous. Je vous ai goûtée, et j'ai faim et soif. Vous m'avez
touché, et j'ai brûlé du désir de votre paix.

ne peut pas même expliquer combien il est ineffable ni comprendre com-


bien il est incompréhensible.
» Voilà, sans rien citer en particulier, un faible abrégé, une faible idée de
ce que les divines expressions de saint Augustin laissent dans la mémoire
et dans le cœur. Quoi qu'il en soit, c'est là le dernier effort de la foi, lors-
qu'elle veut connaître Dieu, par l'aveu de son impuissance à le bien con-
naître, et que, sans rien savoir en elle, une âme docile met, avec saint
Augustin, « toute science à s'unir au seul qui sait : una scient ia es/, con-
» jungri scienti. »
(Manuscrit de Bossuet, découvert dans la bibliothèque de Saint-Sulpice ;
Univers, 1 6 novembre 1896.)
( 1 ) Vous étire avec moi. J'ai votre présence et les bonnes pensées que
vous me suggérez et t j e n'étais pas avec vous » par la charité et par la
grâce.
(a) Vous m'avez appelé, par de secrets instincts, par les avertissement»
de ma mère, par les discours d'Ambroise, par les conseils de Simplicianus,
les exemples de Victorinus et d'Antoine et d'autres de vos serviteurs. « Vous
avez fait retentir votre voix » par des lumières intérieures, par une voix
extérieure qui me disait : « Prends, lis.! » et mes oreilles, sourdes jusqu'alors,
se sont ouvertes; je vous ai écouté, j e vous ai obéi.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1. Saint Augustin rappelle ici le souvenir salutaire du bienfait de sa


vocation et de sa conversion, souvenir utile à méditer pour ceux surtout
que Dieu a fait sortir de l'abîme du péché et des inclinations vicieuses,
c Oh 1 quelle misère pour une créature faite à l'image de Dieu de ne pas
l'aimer t Mais quelle misère incomparablement plus grande d'être insensible
à ce défaut d'amour 1 Quel excès de misère de s'y complaire, de vouloir y
vivre et y mourir 1 Cet affreux état est celui de la plupart des hommes.
Excepté Dieu seul, tout les affecte, tout les intéresse, tout les occupe. Ils
LIVRE X — CHAPITRE XXVII 195

longe a te, quse si in te non essent, non essent. Vocasti,


et clamasti, et rupisti surditatem meam. Coruscasti,
splenduisti, et fugasti caecitatem meam. Fragrasti, et
duxi spiritum, et anhelo tibi. Gustavi, et esurio, et sitio.
Tetigisti m e , et exarsi in pacem tuam.

ne pensent qu'au présent, comme si rien leur était plus présent que Dieu;
ils ne pensent qu'aux liens sensibles, comme si ces liens n'étaient pas
des dons de Dieu, des motifs de l'aimer ; ils ne pensent qu'à eux-mêmes,
comme si Dieu n'était pas tout pour eux. Quoique tout les rappelle à Dieu,
ils te séparent de tout; Us l'en détachent et l'en écartent, ils n'aspirent qu'à
l'oublier, qu'à le perdre tout à fait de vue. afin de jouir paisiblement de
tout le reste.
» Arrêtons-nous un moment ici, et faisons un retour sur nous-mêmes.
Sommes-nous dans cette funeste illusion? Sentons-nous la nécessité d'en
sortir et de faire pour cela les derniers efforts? Songeons qu'elle ne durera
pas toujours, qu'à la mort elle se dissipera, et qu'alors commencera le regret
et le désespoir éternel de n'avoir pas aimé Dieu ; tous les autres biens nous
seront enlevés ; Dieu seul nous restera, mais pour notre malheur ! Nous
conserverons la capacité de l'aimer, et nous ne pourrons plus l'aimer, ni
aimer autre chose, ni aimer nous-mêmes. Nous aurons toujours une ten-
dance intime vers lui, et nous en serons toujours repoussé*. Notre âme
sera déchirée par deux sentiments opposés : l'un, du désir du souverain bien,
désir naturel, et qui est le fond de notre être; l'antre, de haine de ce même
bien, haine forcée et produite par la rage et par le désespoir ; et ces deux
sentiments, se fortifiant sans cesse l'un par l'autre, causeront le tourment
inexprimable de la damnation éternelle.
» Oui, l'amour de Dieu qui remplit et satisfait fera le bonheur des élus;
ce même amour frustré, rejeté, abhorré fera le supplice des réprouvés.
L'amour profane et sensuel peut nous donner une faible idée de ce supplice.
Autant il nous charme quand il est jouissant, autant il nous désespère quand
il est rebuté et qu'il ne peut imputer ces justes rebuts qu'à lui-même.
Prévenons un si terrible malheur. Commençons à aimer, quoique tard : Dieu
nous y invite » {P. Gnou.)
a. Les âmes les plus nobles et les plus heureuses tout ensemble sont car.
t ai ne ment celles qui dédaignent les beautés périssables et qui s e s'attachent
qu'à l'éternelle beauté. Aussi, à l'exemple d'Augustin, regardent-elles comme
des années perdues toutes celles qu'elles ont consacrées aux fragiles objets
de la concupiscence. « Je vous ai aimée trop tard I »
C H A P I T R E XXVIII

Saint Augustin reconnaît qu'il n'est pas encore parfaitement uni à Dieu, qu'il est
ballotté par les tentations de la vie humaine, flottant entre la joie et la
tristesse, entre la crainte de l'adversité et le désir de la prospérité.

r. — Lorsque je me serai attaché à vous de tout moi-même,


plus de douleur alors, ni de fatigue ; ma vie sera vivante, toute
pleine de vous, car vous allégez l'âme en la remplissant (i) ;
mais je ne suis pas encore assez rempli de vous, voilà pour-
quoi je suis à charge à moi-même. Mes joies, que je devrais
pleurer (2), luttent avec les tristesses dont je devrais me réjouir,
et je ne sais de quel côté reste la victoire. Hélas! Seigneur,
ayez pitié de moi. Mes criminelles tristesses sont en lutte avec
vos saintes joies, et je ne sais de quel côté reste la victoire.
Hélas! Seigneur, ayez pitié de moi. Hélas! voilà mes blessures?
je ne les cache pas; vous êtes médecin, je suis malade; vous
êtes miséricordieux, je suis misérable. N'est-ce pas une tenta-
tion que la vie de l'homme sur la terre? (Job vu, 1 . )
2 . — Qui désire les ennuis et les difficultés? Vous ordonnez
de les supporter et non de les aimer ! (3) On n'aime point ce
que l'on souffre, quoiqu'on en aime la souffrance. On se réjouit de

(1) Vous allèges l'âme en la remplissant. Par votre grâce, par la con-
naissance, par l'amour de vous-même, vous allégez son fardeau, et vous la
soulevez vers les désirs et les joies célestes, de peur que le corps, sujet à
la corruption, n'appesantisse l'âme. Mais je ne suis pas assez rempli de
vous, car les inclinations vicieuses et les imperfections occupent une grande
partie de moi-même, et voilà pourquoi je « deviens à charge à moi-même, »
accablé que j e suis sous le poids de la concupiscence.
(s) Mes joies, que je devrais pleurer. Ce sont les joies qu'éprouve le
juste au milieu de ses désirs si variés, joies qu'il devrait bien plutôt
pleurer, « ces joies combattent des tristesses dont je devrais me réjouir » :
ce sont les tristesses que suggère l'esprit de componction et de pénitence,
et qui, tout en attristant la chair, sont une source de joie pour un esprit
bien réglé. « Mes coupables tristesses » produites par le travail de la vertu
et de l'abnégation sont en lutte avec vos saintes joies, qui sont la suite du
C A P U T XXVIII

Mi séria hujus vitae.

1 . — C u m inhaesero tibi ex omni me, omnino nusquam


erit mihi dolor et labor : et viva erit vita mea, tota plena
te. Nunc autem quoniam quem tu impies, sublevas eum ;
quoniam tui plenus non su m, oneri mihi sum. Conten-
dunt lœtitiae meœ flendae cum lsetandis m œ r o r i b u s ; et
ex qua parte stet Victoria, nescio. Hei mihi! Domine,
miserere mei. Contendunt mœrores mei mali cum gaudiis
bonis; et ex qua parte stet victoria, nescio. Hei m i h i !
Domine, miserere mei. Hei mihi! Ecce vulnera mea non
abscondo. Medicus es, œger s u m : misericors es, miser
sum. Numquid non tentatio est vita h u m a n a super
terram?
2 . — Q u i s velit molestias et difficultates?Tolerari jubés
eas, non amari. Nemo quod tolérât amat, etsi tolerare
amat. Quamvis enim gaudeat se tolerare, mavult tamen

progrès dans la voie de Dieu et de la croix. « De quel côté restera la


victoire, je l'ignore, » car, malgré la vigilance la plus attentive, la sensua.
lité, l'amour déréglé de soi-même et de cette vie trouvent le moyen de se
glisser dans l'âme. Aussi est-il difficile de reconnaître si on agit sous l'ins-
piration de la chair ou de l'esprit, et l'âme du juste ignore souvent de
quel côté reste la victoire.
(3) Vous ordonnes de les supporter, et non de les aimer* Les difficultés
et les misères de cette vie n'ont rien par elles-mêmes d'aimable, parce
qu'elles répugnent à la nature et qu'elles nous privent toujours d'un certain
bien. Mais nous pouvons les aimer en tant qu'elles nous servent à obtenir
1<- souverain bien et l'éternelle béatitude, comme des moyens qui nous font
atteindre notre fin. C'est ainsi que les martyrs aimaient les supplices.
Cependant comme, dans les moyens, ce n'est pas ce qu'ils ont de pénible
que nous aimons, mais la patience avec laquelle nous les supportons et la
tin ou la béatitude qu'ils nous aident à obtenir, le saint Docteur dit avec
198 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

souffrir, on aimerait mieux cependant n'avoir rien à souffrir.


Dans le malheur, je désire la prospérité; dans la prospérité, je
crains le malheur. Entre les deux, est-il un milieu où la vie
humaine ne soit pas une tentation ? Malheur, encore une fois
malheur aux prospérités du siècle livrées à la crainte de l'ad-
versité et aux séductions de la joie! Une, deux et trois fois
malheur (i) aux adversités du monde à cause du désir de la
prospérité, et parce que l'adversité est dure et parce que U
patience y fait naufrage! N'est-ce pas une épreuve conti-
nuelle (2) que la vie de l'homme sur la terre?

raison qu'on les supporte sans les aimer. Car, bien que le juste se réjouisse
de souffrir dans cette vie de rudes épreuves, il aimerait mieux n'avoir rien
à souffrir, ce qui est le partage exclusif de l'autre vie, dans laquelle il nous
faut entrer par beaucoup de tribulations» (Voir liv. III, ch. 1", note 2.)
(1) Malheur, et trois fois malheur. Saint Augustin dft trois fois malheur
an désir de la prospérité et deux fois malheur à la crainte de l'adversité,
parce que la prospérité est beaucoup plus dangereuse que l'adversité. La
prospérité engendre l'oubli de Dieu et de soi-même, le mépris de la vertu,
et «ne licence effrénée pour tous les vices. L'adversité, au contraire, fait
rentrer 1 homme en lui-même, l'excite à la pénitence, ote aux vices leur
matière et leur aliment, et le Dieu bon et miséricordieux remet les péchés
a* jour de la tribulation. [Ecoles. 11, i3.) Aussi tronverez-vous peu
d*nommeg vertueux au sein d'une longue suite de prospérités, et vous en
trouverez un très grand nombre qui se sont sanctifiés au milieu des tribu-
nttkkns.
(2) Une épreuve continuelle, un combat sans trêve. A peine se passe-t-il
une heure où nous ne ressentions quelque tristesse, quelque amertume,
quelque souffrance* Nous craignons, on nous supportons des épreuves
pénibles pour notre corps, pour notre âme, pour notre fortune, pour notre
LIVRE X — CHAPITRE XXVIII 199

non esse quod toleret. Prospera in adversis desidero;


adversa in prosperis timeo. Quis inter hœc médius locus,
ubi non sit humana vita tentatio? Vae prosperitatibus
saeculi semel et iterum, a timore adversitatis, et a cor-
ruptione lœtitiœl Vae adversitatibus seeculi, semel et
iterum et tertio, a desiderio prosperitatis, et quia ipsa
adversitas d u r a est, et naufragat tolerantia. Numquid
ergo non tentatio est vita h u m a n a super terram, sine
ullo intertistio ?

honneur, ou nous desirons trop vivement les biens contraires aux maux
que nous craignons on que nous endurons.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i. Saint Paul nous enseigne une bien grande vérité lorsqu'il nous d i t :
« La patience vous est nécessaire. » (Heb. x, 36.) Cherchons donc A
l'acquérir dans cette vallée de tentations, qui est par là même une vallée dé
larmes. Sans cette vertu, nous serons nécessairement malheureux.
a. Les maux si nombreux qui nous affligent ici-bas doivent faire naîtra
en nous le dégoût de cette vie et le désir de l'éternelle patrie, à laquelle
cette multitude inévitable de tentations doit comme nous forcer d'aspirer*
Nous sommes misérables ; mais pourquoi ne pas recourir, comme Augustin,
à la miséricorde même? Sur quoi veut-on que la miséricorde s'exerce, àmam
sur l a misère qui est son propre objet? Ce qui nous arrête, c e qui noua
éloigne même de Dieu, c'est l'orgueil : nos autres maux seraient peu de
chose sans celui-Jà. C'est l'orgueil qui en fait la principale malignité; c'ait
l'orgueil qui en empêche la guérlson, parce qu'il ne nous permet ni de les
reconnaître ni do les déclarer.
C H A P I T R E XXIX

Il place son espérance dans la miséricorde de Dieu et lui demande la continence.

Toute mon espérance n'est donc que dans votre excessive


miséricorde. Donnez ce que vous ordonnez et ordonnez ce qu'il
vous plaît. Vous nous commandez la continence (i). Je sais,
dit le Sage, que nul ne peut être continent sans un don de Dieu;
et c'était déjà un fruit de la sagesse de savoir d'où vient ce don.
(Sap. vm, 2 1 . ) Par la continence, en effet, nous sommes
réunis et ramenés à l'unité ( 2 ) , d'où nous nous répandions sur
tant d'objets. Car ce n'est pas vous aimer assez que d'aimer
avec vous quelque chose qu'on n'aime pas pour vous. 0 amour
toujours brillant sans jamais s'éteindre, ô charité qui êtes
mon Dieu, embrasez-moi. Vous me commandez la continence;
donnez-moi ce que vous m'ordonnez et ordonnez-moi ce que
vous voulez (3).

(1) Vous nous commandée la continence. Saint Augustin, par continence


n'entend pas ici (comme au chapitre xi du livre VI) la chasteté qui porte
à s'abstenir de toute volupté sensuelle, mais plus généralement cette vertu
par laquelle nous résistons à toutes les mauvaises concupiscences qui
exercent leur tyrannie dans notre Ame, comme dît saint Thomas (II p.,
q. i55, art. 1). Aristote entend la continence dans le même sens (Eth., vu).
Ce n'est pas encore une vertu parfaite, mais le commencement des vertus.
(a) .Vous sommes réunis et ramenés à l'unité. 11 vaut beaucoup mieux
aimer le seul bien souverain qu'une multitude de biens imparfaits, et, par
l'amour déréglé que nous avons pour eux, perdre le seul bien nécessaire, le
seul qui puisse suffire à combler les désirs de l'homme.
(3) Donnes-moi ce que vous m'orthnnet t etc. Cette courte et belle prière,
qui contient toute la doctrine de l'Evangile sur l'humilité et la grâce, ne serait
pas venue à l'esprit de saint Augustin s'il n'avait été intimement convaincu
que, sans Dieu, l'homme ne peut absolument rien dans l'ordre du salut,
non pas même former un bon désir, et qu'avec le secours de Dieu il est
capable de tout. C'est cette grande vérité de l'impuissance totale de la
créature par rapport au bien surnaturel et de la nécessité de la grâce, qu'il
défendit depuis, d'une manière si forte et si victorieuse, contre les péiagiens;
il remarque dans un de ses écrits qu'il 1 s avait réfutés d'avance par ces
C A P U T XXIX

In Deo spes to ta.

Et tota spes mea, non nisi in magna valde miseri-


cordia tua, Domine Deus. Da quod jubés, et j u b e quod
vis. Imperas nobis continentiam. Et cum scirem, ait
quidam, quia nemo potest esse continens, nisi Deus det;
et hoc ipsum erat sapientiae, scire cujus esset hoc donum.
Per continentiam quippe colligimur et redigimur in
unum, a quo in multa defluximus. Minus enim te amat,
qui tecum aliquid a m a t ; quod non propter te amat,
0 amor, qui semper ardes, et nunquam extingueris!
Charitas Deus meus, accende me. Continentiam jubes :
da quod jubes, et jube quod vis.

paroles : « Seigneur, donnez ce que vous commandez, et commandez


qu'il vous plaft. »
CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

î . c Ce n'est pas vous aimer assez que d'aimer hors de vou quelque
chose qu'on n'aime pas pour vous. » Dieu étant le centre où tout doit
aboutir, comme il est le principe d'où tout part, notre premier devoir est
d'aimer Dieu souverainement et d'approcher le plus possible de l'amour
infini qu'il se porte à lui-même. De cette règle découle la second qui
nous oblige de rapporter à Dieu toutes nos autres affections, c'est-à-dire
de ne rien aimer hors de Dieu, qu'à cause de Dieu et en vue de Dieu ; de
telle sorte que l'amour de Dieu soit le motif, la règle et le but de tous nos
autres amours.
Saint Augustin nous suggère deux remèdes pour surmonter les tenta,
lions de cette vie : i° l'espérance ou la confiance en la divine miséricorde;
r
>: la prière, dont il nous trace une excellente formule : « Donnez ce que
\ous ordonnez et ordonnez ce que vous voulez; » car nous pouvons bien
y pécher de nous-mêmes, mais nous ne pouvons accomplir les commande-
1
» monts de Dieu sans la grâce de celui qui nous les impose. * Ainsi, c o m m
l'enseigne ailleurs saint Augustin, j e puis bien fermer les y e u x comme je
veux, mais, fussent-ils ouverts, j e ne puis voir si la lumière ne brille et do
les éclaire. » (Livre des Actes de Pelage.)
C H A P I T R E XXX

Il confesse que les tentations de la chair viennent l'assaillir pendant qu'il veille,
sans qu'il y consente ; mais que, pendant son sommeil, elles font naître en
Kx\ une apparence de consentement. Il demande à Dieu d'en être délivré.

J. — Vous m'ordonnez certainement de proscrire la con-


cupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'ambition
du siècle. (/ Joan, n, 16.) Vous défendez l'amour illégitime,
et vous avez conseillé quelque chose de meilleur que la vie
conjugale (i). cependant permise. Vous m'en avez donné la
grâce, avant même que je devinsse le dispensateur de vos
sacrements. Mais dans ma mémoire (dont j'ai tant parlé)
vivent encore ces tristes images qu'une longue habitude y a
gravées; si elles man^u'nt d î force en m'assaillant pendant
que je veille, durant mon sommeil, au contraire, elles me
portent, non seulement jusqu'à y prendre plaisir, maïs même
jusqu'à une espèce de consentement et d'action. Or, telle est
sur mon âme et sur mon corps la puissance de ces illusions,
que de vains fantômes obtiennent de moi, quand je dors, ce
que les objets réels ne sauraient obtenir lorsque je suis éveillé.
Suis-je donc alors un autre que moi-môme ( 2 ) , Seigneur, mon
Dieu? Cependant, quelle différence entre moi et moi, dans ce
moment qui me fait passer de la veille au sommeil, ou du som-
meil à la veille 1

(1) Vous conseilles quelque chose de meilleur, etc. Saint Augustin enseigne
que la chasteté est plus excellente que le mariage. Quant au mariage, dit-il,
bien que vous l'ayez permis, vous m'avez enseigné qu'il y avait quelque chose
de plus parfait, en m'inspirant 2a résolution de garder une chasteté perpé-
tuelle. Cette résolution, le saint Docteur la prit aussitôt après sa conver-
sion ; il l'observa si rigoureusement, comme prêtre, comme évoque, comme
dispensateur des sacrements, que, au témoignage de Possidius, il ne voulut
jamais qu'aucune femme demeurât dans l'intérieur de sa maison, pas même
sa sœur ni ses nièces, et que jamais, non plus, il ne s'entretint avec une
femme seule et sans témoins. Exemple admirable de chasteté, par laquelle
il expia les libertés coupables de sa vie passée. Que les hérétiques qui ont
CAPUT XXX

Confltrtur ut se habet ad tentttionis genus primum, quod est carnalis libidinis.

i . — J u b é s certe, u t contineam a concupiscentia car-


nis, et concupiscentia oculorum, et ambitione saeculi.
Jussisti a concubitu : et de ipso conjugio melius aliquid,
quam concessisti, monuisti. Et quoniam dedisti, factum
est, et antequam dispensator sacramenti tui fierem. Sed
adhuc vivunt in memoria mea (de qua multa locutus
sum) talium rerum imagines, quas ibi consuetudo
mea fixit : et occursant mihi vigilanti quidem carentes
viribus, in somnis autem non solum usque ad delecta-
tionem, sed etiam usque ad consensionem factumque
simiUimum. Et tantum valet imaginis illusio in anima
mea et in carne mea, ut dormienti falsa visa persua-
deant, quod vigilanti vera non possunt. Numquid tune
ego non sum, Domine Deus m e u s ? Et tamen tantum
interest inter meipsum et meipsum, intra momentum
quo hinc ad soporem transeo vel hue inde retranseo.

la chasteté en horreur, ou qui prétendent que le mariage est obligatoire


même pour les ministres de Ja parole sainte, considèrent qui, d'eux-mêmes
ou d'Augustin, a vraiment l'esprit de Dieu.
( •>) Suis-je donc an autre?.... « Ne suis-je plus alors moi-même, Seigneur,
mon Dieu? » Cette étude, cette peinture, montrent avec quel intérêt et quelle
finesse il s'étudiait lui-même, et comment les observations du psychologue
se mêlaient à l'examen de conscience du pénitenL En quoi diffèrent l'état
de veille et l'état de sommeil? L'homme conserve-t-il, dans ce dernier état,
son identité et sa personnalité? La sensibilité et l'imagination exercent-
elles alors sur lui un empire absolu? Sa volonté et sa raison sont-elles
momentanément inactives et dorment-elles comme les organes ? Si oui,
comment tenons-nous en dormant certaines résolutions? Si non, comment
manquons-nous k d'antres sans en éprouver aucun remords? Ces questions,
savamment agitées pour Ja plupart par les philosophes de notre temps,
204 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

2 . — Où est alors la raison qui, pendant la veille, résiste à


ces suggestions, au point que, les objets eux-mêmes s'offrant à
ma vue, je demeure inébranlable? Se ferme-t-elle avec les
yeux? S'assoupit-elle avec les sens? D'où vient que souvent
nous résistons, même dans le sommeil, et que, nous rappelant
notre résolution à laquelle nous demeurons chastement fidèles,
nous ne donnons aucun consentement à de telles séductions ?
Et cependant, il y a une telle différence lorsqu'il en arrive
autrement, que nous retrouvons, au réveil, le repos de la con-
science, et, en raison même de cette différence nous recon-
naissons n'avoir pas fait ce que nous voyons avec déplaisir
s'être passé en nous, nous ne savons comment. Votre main,
Dieu tout-puissant, ne peut-elle donc guérir toutes les lan-
gueurs démon âme, et, par une grâce plus abondante, éteindre
même les mouvements impurs de mon sommeil ?
3. — Vous répandrez, Seigneur, de plus en plus vos dons
sur moi, afin que mon âme, dégagée des appâts de la concu-
piscence, s'élance avec moi vers vous, ne se révolte plus contre
elle-même, et que, loin de se livrer, même dans le sommeil, aux
attraits perfides de ces images honteuses pouvant amener les
désordres de la chair, elle y refuse tout consentement. A vous,
tout-puissant, qui pouvez nous exaucer au delà de nos prières
et de nos pensées, il coûtera peu d'écarter de moi, non seule-
ment pendant ma vie entière, mais encore à l'âge où je suis (i),
toute surprise semblable, si faible qu'elle soit, celle même qui,
pendant le sommeil, fuirait au moindre signe devant les
chastes affections d'un cœur pur. Ce que je suis encore main-
tenant dans ce genre de misères, je l'ai dit à mon bon maître ;

avaient, comme on le voit, été entrevues, et même assez nettement posées


par la théologie du iv« siècle. (FEHHOZ, Psychologie de saint Augustin.)
( i ) A l'âge où je suis, c'est-à-dire la quarante-septième année environ*

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i . Admirons la profonde humilité de saint Augustin : il n'hésite pas à


confesser des choses si humiliantes pour lui, bien qu'entièrement exemptes
LIVRE X — CHAPITRE XXX 203

2 . — Ubi est tunc ratio, qua vigilans animus talibus


suggestionibus resistit, et si res ipsee ingerantur, incon-
cussus manet? Numquid clauditur cum oculis? Numquid
sopitur cum sensibus corporis? Et unde sœpe etiam in
somnis resistimus ; nostrique propositi memores, atque
in eo castissime permanentes, nullum talibus illecebris
adhibemus assensum ? Et tamen t a n t u m interest, u t cum
aliter accidit, evigilantes ad conscientiae requiem redea-
mus, ipsaque distantia reperiamus nos non ferisse, quod
tamen in nobis quoquomodo factum esse doleamus.
Numquid non potens est manus tua, Deus omnipotens,
sanare omnes languores anima? mese, atque abundan-
tiore gratia tua lasci vos motus etiam mei soporis extin-
guere?
3, — Augebis, Domine, magis magisque in me munera
tua, u t anima mea sequatur me ad te, concupiscentia?
visco expedita, u t non sit rebellis sibi : atque u t in som-
nis etiam, non solum non perpetret istas corruptelarum
turpitudines per imagines animales usque ad carnis
fluxum, sed ne consentiat quidem. N a m u t nihil tale vel
tantulum libeat, quantulum possit nutu cohiberi, etiam
in casto dormientis affectu, non tantum in hac vita, sed
etiam in hac aetate, non magnum est Omnipotenti, qui
valet facere supra quam petimus et intelligimus. Nunc
tamen, quid adhuc sim in hoc genere mali mei, dixi
bono Domino meo : exultans cum tremore in eo quod

de faute. A l'exemple du saint Docteur, les âmes prudentes font humble-


ment connaître à leur confesseur les illusions dont elles ont pu être l'objet,
afin d'expier ainsi la négligence qu'elles auraient pu mettre à les désavouer.
s. Saint Augustin nous donne ici trois, avertissements utiles : i° de faire un
arte de contrition aussitôt que nous sommes éveillés; 2° de rentrer dans le
calme dès que nous sommes certains qu'il n'y a point de notre faute; 3° de
prier Dieu d'être délivré de ces infirmités.
CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

et, me réjouissant avec crainte des dons que vous m'avez faits,
je gémis de rester si imparfait, espérant que vous accomplirez
en moi votre oeuvre de miséricorde jusqu'à la paix parfaite,
dont mon esprit et ma chair jouiront en vous lorsque la moi t
aura été engloutie dans la victoire. (/ Cor. xv, 540
UVRE X — GHAPITRE XXX 207

(lonasti mihi, et Iugens in eo quod inconsummatus sum,


et sperans perfecturum te in me misericordias tuas,
usque ad pacem plenariam : quam tecum habebunl
interiora et exteriora mea, cum absorpta fuerit m o r s in
victoriam.
CHAPITRE XXXI

Les aliments doivent être pris comme des remèdes; c'est une grande perfec-
tion de ne point se laisser emporter au delà des bornes de la nécessité.
Saint Augustin confesse qu'il n'est point encore arrivé à ce degré de per-
fection.

i. — Il est une autre misère de chaque jour, et plût à Dieu


qu'elle fût la seule! Nous réparons par le boire et par le
manger les ruines journalières du corps, jusqu'au moment où,
détruisant l'aliment et l'estomac (I Cor. vi, vous éteindrez
mon indigence (i)par une admirable plénitude, et revêtirez cette
chair corruptible d'une éternelle incorruptibilité. (Ibid., xv,
53.) Mais, à présent, cette nécessité m'est douce, et je combats
cette douceur pour ne pas m'y laisser prendre ; c'est une guerre
de tous les instants, que je me fais par le jeûne et l'abstinence,
réduisant mon corps en servitude. (/ Cor. ix, 27.) Cependant,
mes douleurs sont chassées par le plaisir ; car la soif et la faim
sont réellement des douleurs, elles brûlent et tuent comme la
fièvre si l'on n'a pas recours au remède des aliments. Et
comme ils s'offrent à nous de toutes parts, grâce à votre con-
solante libéralité qui fait servir à nos besoins la terre, l'eau
et le ciel, nous appelons délices ces misères de notre vie. Vous
m'avez appris à ne prendre les aliments que comme des remèdes.
2. — Mais quand je passe de l'inquiétude du besoin au
repos qui en suit l'apaisement, le piège de la concupiscence
m'attend au passage. Car ce passage lui-môme est un plaisir,
et nous ne pouvons prendre une autre voie dans la nécessité
qui nous presse. L'entretien de la vie est Tunique raison du
boire et du manger, et néanmoins un dangereux plaisir marche
de compagnie; mais bien souvent il s'efforce de prendre les
devants, afin que je fasse pour lui-même ce que je dis ou veux

(1) Jusqu'au moment où vous éteindrez mon indigence, en rassasiant


CAPUT XXXI

Ut se gcrit ad tentationes g u i s .

1 . — Est alia malitia diei, quœ utinam sufficiat ei.


Reficimus enim quotidianas ruinas corporis edendo et
bibendo, priusquam escas et ventrem destruas, cum
occideris indigentiam meam satietate mirifica, et cor-
ruptibile hoc indueris incorruptione sempiterna. Nunc
autem suavis est mihi nécessitas, et adversus istam sua-
vitatem p u g n o , ne capiar : et quotidianum bellum gero
in jejuniis, ssepius in servitutem redigens corpus ni eu m,
et dolores mei voluptate pelluntur. Nam fames et sitis,
quidam dolores sunt : u r u n t et sicut febris necant, nisi
alimentorum medicina succurrat. Quœ quoniam p r e s t o
est, ex consolatione munerum tuorum, in quibus nostra;
infirmitati terra et aqua et cœlum serviunt, calami tates
deliciœ vocantur. Hoc me docuisti, u t quemadmodum
medicamenta, sic alimenta sumpturus accedam.
2 . — Sed dum ad quietem satietatis ex indigentia?
molestia transeo, in ipso transitu mihi insidiatur laqueus
concupiscentise. Ipse enim transitus, voluptas est : et
non est alius, qua transcatur, quo transire cogit néces-
sitas. Et cum salus sit causa edendi ac bibendi, adjungit
se tanquam pedissequa periculosa jucunditas : et ple-
r u m q u e prœire conatur, ut ejus causa fiat, quod salutis
causa me facere vel dico, vel volo. Nec idem modus
utriusque est : nam quod saluti satis est, delectationi
p a r u m est. E t sœpe incertum fit, utrum adhuc necessaria

mon « appétit i» de votre douceur infinie, ou en me délivrant par la mort


de la nécessité du boire et du manger.
210 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

ne faire que pour la santé. Or, la mesure de l'un n'est pas celle
de l'autre ; car ce qui est suffisant pour la santé ne l'est pas
pour le plaisir (i). Souvent on ne sait pas s'il faut encore pour-
voir à un besoin du corps, ou bien si le plaisir nous trompe en
nous excitant. La pauvre âme sourit à cette incertitude, elle y
cherche une défense, une excuse, charmée de ne pas voir clai-
rement ce qui suffit au soutien de la santé, pour mettre à
l'ombre de ce prétexte les intérêts de la volupté.
3. — Chaque jour je m'efforce de résister k ces tentations ;
j'appelle à mon secours votre main puissante, et je vous sou-
mets les troubles de mon esprit; car, sur ce point, je ne sais
pas encore bien ce que je dois faire. J'entends la voix de mon
Dieu qui me dit : CE Que vos cœurs ne s'appesantissent point par
J, vresse e s
l'intempérance et l'ivrognerie. » (Luc.xxi, 3 4 - ) . l * * loin
de moi ; par votre miséricorde, qu'elle ne s'approche jamais ! La
sensualité se glisse quelquefois chez votre serviteur. Que votre
miséricorde la tienne éloignée de lui ! Personne ne peut être
tempérant sans une grâce de vous. Vous accordez beaucoup à
nos prières ; le bien même que nous avons reçu avant de vous
prier, nous le tenons de vous ; c'est encore par un don de vous
que nous savons vous en être redevables. Je n'ai jamais été
adonné au vin, mais j'en ai connu qui l'étaient, que vous avez
rendus sobres. C'est donc grâce à vous que les uns ne furent
pas ce qu'ils n'avaient jamais été, que les autres ne furent plus
ce qu'ils étaient, et que tous savent à qui ils le doivent.
4- — Vous m'avez dit encore : « Ne suis pas tes convoitises,
et détourne-toi de ta volonté. » {Eccli. XVIII, 3o.) Votre grâce
m'a fait encore entendre cette autre parole, que j'ai beaucoup
aimée : « Que nous mangions, nous n'aurons rien de plus ; que
nous ne mangions pas, nous n'aurons rien de moins » (/ Cor.
vin, 8), c'est-à-dire : « Ceci ne m'enrichira pas ; cela ne m'appau-

( i ) Ce qui est suffisant pour la santé ne Vest pas pour le plaisir. C'est
ce que saint Augustin exprime ailleurs en ces termes : « La concupiscence
ne nous permet pas de rentrer dans les justes limites de la nécessité, et, eu
présence d'objets qui nous plaisent, elle fait disparaître ces limites et nous
LIVRE X — CHAPITRE XXXI 211

corporis cura suhsidium petat, an voluptaria cupidfcatis


fallacia ministerium suppetat. Ad hoc incertum hilarescit
infeiix anima, et in eo praeparatexcusationis patrocinium,
gaudens non apparere quid satis sit moderationi valetu-
dinis : ut, obtentu salutis, obumbret negotium volup-
tatis.
3. — His tentationibus quotidie conor resistere et
invoco dexteram tuam ad salutem meam, et ad te refero
testus meus : quia consilium mihi de hac re nondum
s ta t. Audio vocem jubentis Dei mei : Non graven tur
corda vestra, in crapula et ehrietate. Ebrîetas longe est
a me : misereberis, ne appropinquet mihi. Crapula autem
n o n n u n q u a m subrepit. servo tuo : misereberis, ut longe
fiat a me. Nemo enim potest esse continens, nisi tu des.
Multa nobis orantibus tribuis : et quidquîd boni ante-
quam oraremus accepimus, ate accepimus, et ut hoc postea
cognosceremus, a te accepimus. Ebrîosus nunquain fui; sed
ebriosos a te sobrios factos ego novi. Ergo a te factum
est, ut hoc non essent, qui nunquam fuerint; a quo
factum est ut hoc non semper esseut, qui fuerunt; a quo
etiam factum est ut scirent u trique a quo factum est.
4- — Audivi et aliam vocem tuam : Post coueupis-
centias tuas non eas, et a vohmtate tua avert ere. Audivi
et illam ex munere t u o , quam multum amavi : Neque si
manducaverimus, abundahimus ; neque si non m a n d u -
caverimus, deerit nobis. Hoc est dicere : Nec ilia res me
copiosum faciet, nec i s t a ï m i m n o s u m . Audivi et alteram:
Eç*o enim didici, in quibus sum sufficiens esse : et

transporte bien au delà. Elle nous persuade que ce qui nous suffît réellement
est insuffisant; nous cédons volontiers à ses exigences, et, tandis que nous
ne croyons agir que dans l'intérêt de notre santé, nous faisons les affaires
de la volupté. C'est ainsi que la convoitise ne sait jamais où finit la néces-
sité. » (Contre Julien, liv. IV. ch. xiv.)
212 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

vrira pas non plus. » Et cette parole encore : « J'ai appris à me


contenter de ce que j ' a i ; je sais vivre dans l'abondance et je
sais souffrir le besoin. Je peux tout en celui qui me fortifie. »
(Philip, iv, I I - I 3 . ) Ainsi parle le soldat des armées du ciel,
et non cette poussière que nous sommes. Mais souvenez-vous,
Seigneur, que nous sommes poussière, et que de cette pous-
sière vous avez formé l'homme (Ps. en, ï qu'il était perdu
et qu'il a été retrouvé. (Luc. xv, 32.) Ce n'est pas non plus en
lui qu'il a trouvé sa force, car il était poussière aussi, celui
dont j'ai aimé les paroles inspirées par votre souffle divin :
« Je puis tout, disait-il, en celui qui me fortifie. » (Philip, n \ 13.)
Fortifiez-moi pour que j'aie ce pouvoir. Donnez-moi ce que
vous m'ordonnez, et ordonnez-moi ce que vous voulez. Et il
confesse, lui, qu'il a tout reçu et que toute sa gloire est dans
le Seigneur. (Philip, iv, n , i 3 ; / Cor. 3o-3i). J'en ai entendu
un autre vous priant pour être exaucé : « Eloignez de moi les
désirs de l'intempérance. » (Eccli. XXIII, 6.) Il est donc évi-
dent, 6 Dieu saint, que c'est vous qui donnez d'accomplir
ce que vous commandez. Vous m'avez enseigné, ô bon Père,
que tout est pur pour ceux qui sont purs, mais que celui-
là fait mal qui mange pour scandaliser (Rom. xiv, 20);
que toutes vos créatures sont bonnes; qu'il ne faut rien
refuser de ce qu'on peut recevoir en action de grâces; que
ce n'est point la nourriture qui nous rend agréables à Dieu ;
que personne ne nous juge d'après le manger et le boire ; et
que celui qui mange ne doit point mépriser celui qui s'abstient ;
que celui qui ne mange pas ne méprise point celui qui mange.
(Rom. xiv, 20; / Tim. iv, 4 ; / Cor. vin, 8 ; Coloss. 11, 16;
Rom. xiv, 3.) J'ai appris cela grâce à vous; soyez-en béni,
mon Dieu, mon Maître, qui ouvrez mes oreilles, qui éclairez
mon cœur; délivrez-moi de toute tentation.
5. — Ce n'est point l'impureté des aliments que je crains (i) f

(1) Ce n'est point l'impureté des aliments que je crains. Aucune viande
n'est impure par elle-même et ne peut souiller l'homme, à moins qu'elle ne
lui soit interdite par une loi juste, comme celle qui défendait à Adam et
LIVRE X — CHAPITRE XXXI 213

abundare novi et penuriam pati novi. Omnia possum


in eo qui me confortât. Ecce miles castrorum cœlestium,
non pulvis, quod nos sumus : sed memento. Domine,
quia pulvis sumus et de pulvere fecisti h o m i n e m ; et
perierat, et inventus est. Nec ille in se potuit quia idem
pulvis fuit, quem talia dicentem afflatu tuae inspîrationis
adamavi. Omnia possum, inquit, in eo qui me confortât.
Conforta me, ut possim. Da quod j u b é s , et j u b é quod vis.
Iste se accepisse confitetur : et quod gloriatur, in Domino
gloriatur. Audivi alium rogantem, u t accipiat : Aufer
a me, inquit, concupiscentias ventris. Unde apparet,
sancte Deus meus, te dare, cum fit, quod impcras fieri.
Docuisti me, Pater bone : Omnia m u n d a m u n d i s ; sed
malum esse homini, qui per offensionem m a n d u c a t ;
et, omnem creaturam tuam bonam esse; nihilque abji-
ciendum, quod cum gratiarum actione percipitur; et
quia esca nos non commendat D e o ; et, ut nemo nos
judicet in cibo, aut in p o t u ; et, u t qui manducat, non
manducantem non spernat; et qui non manducat, man-
ducantem non' judicet. Didici hœc : gratias tibi, laudes
tibi Deo meo, magistro meo, pulsatori aurium mearum,
illustratori cordis mei. Eripe me ab omni tentatione.
5. — Non ego immunditiam obsonii timeo, sed immun*

à Eve de manger du fruit de l'arbre, comme la loi de l'Église qui défend


l'usage des aliments gras pendant le Carême et à certains autres jours.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i. Saint Augustin nous donne ici une grande leçon de sobriété et de tem-
pérance, i* Les aliments ne sont que des remèdes. Or, quel est le malade,
à moins d'avoir perdu la raison, qui use des remèdes en plus grande
quantité que ne l'exigent les besoins de sa santé? Nous ne devons donc
aussi user du boire et du manger que dans les justes bornes de la nécessité.
4
a La Sainte Ecriture nous fournit sur ce point d'excellents avertissements,
qu'il nous sera très utile de méditer. 3° Le saint Docteur nous invite à la
214 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

mais celle de l'intempérance. Je sais qu'il a été permis à Noè


de se nourrir de toute espéce de viaude pouvant servir de
nourriture [Gen. ix, 3); qu'Elie fut restauré en mangeant de
la viande (III Reg. xvn, 6) ; que Jean-Baptiste, si célèbre
par son abstinence, ne fut point souillé par les animaux,
c'est-à-dire les sauterelles dont il se nourrissait (Matth.
m, 4). Je sais aussi qu'Esaû fut séduit par un désir de lentilles
(Gen. xxv, 34) ; que David se reprocha lui-même d'avoir
convoité un peu d'eau (// Reg. xxm, i5,17) ; que notre Roi fut
tenté, non par de la chair, mais par du pain (Matth. iv, 3).
Aussi le peuple, dans le désert, mérita-t-il d'être réprimandé,
non pour avoir désiré de la viande, mais parce que ce désir le
fit murmurer contre le Seigneur. (Nomò, xi, 1 0 . ) Entouré de
ces tentations, je lutte chaque jour contre la concupiscence du
boire et du manger, car ce n'est pas chose que je puisse me
retrancher d'un seul coup et pour jamais, comme le désir de
la femme. Il me faut donc tenir à ma bouche un frein qui se
relâche et se resserre à propos. Et, Seigneur, quel est celui
qui ne soit parfois entraîné au delà des bornes de la nécessité ?
S'il en est un, sa perfection est grande, et il doit en glorifier

pratique de la tempérance par l'exemple de saint Paul et par le sien. Il


combattait la sensualité par les jeûnes fréquents. « Rien de plus humble et
de plus frugal que sa table, dit Possidius (ch. x x i ) ; des herbes et des
légumes composaient son repas; on serrait de la viande lorsqu'il y avait
des étrangers ou des malades; on y buvait du vin, mais toujours avec
modération. »
Lors donc que saint Augustin, dans ce même chapitre, confesse qu'il se
laisse quelquefois prendre aux attraits de la sensualité, crapula nonnunquam
subrepit servo tuo, il ne faut voir dans ce mot crapula, avec les auteurs
les plus graves, que ce qu'il signifie réellement : le plaisir de manger et de
boire, ou l'excès du manger. II s'accuserait donc ici d'avoir mangé parfois
au delà du besoin.
a. Il est difficile de connaître et d'observer les justes bornes de la néces-
sité dans l'usaçe du boire et du manger. Bien que le saint Docteur avoue
que sur ce point il ne sait pas encore bien ce qu'il doit faire, il nous indique
cependant quelques moyens qui nous aideront à connaître et à pratiquer
les régies de la tempérance : 1" chercher des remèdes à cette maladie dans
le jeûne et les autres *m>rtmcations du corps; combattre tous les jours,
à mesure qu'elles se présentent, les tentations de l'intempérance ; 3* prier
LIVRE X — CHAPITRE XXXI 215

ditiam cupiditatis. Scio, Noe omne carnis genus, quod


cibo esset usui, manducare permissum : Eliam cibo
carnis refectum : Joannem mirabili abstinentiapneditum,
animalibus, hoc est, locustis in escam cedentibus, non
fuisse poilutum. Et scio, Esau lenticulee concupiscentia
deceptum; et David propter aquse desiderium a seipso
reprehensuin ; et Regem nostrum non de carne, sed de
pane esse tentatum. Ideoque et populus in eremo non
quia carnes desideraverit, sed quia escae desiderio
adversus Dominum murmuravit, meruit improbari. In
his ergo tentationibus posîUis, certo quotidie adversus
concupiscentiam manducandi et bibendi. Non enim est
quod semel praecidere, et ulterius non attinçere decernam,
sicut de concubitu potui. Itaque freni gutturis, temperata
relaxatione et constrictione, tenendi sunt. Et quis est,
Domine, qui non rapiatur aliquando extra metas neces-

Dieu et implorer son secours contre les attaques de cet ennemi domestique.
Saint Ignace, dans ses Exercices spirituels, nous donne également
quelques règles utiles pour observer la tempérance et ne point aller au delà
des justes exigences de la nature dans le boire et le manger.
3. Il faut réparer les excès de la sensualité commis dans l'usage non seu-
lement des mets exquis, mais même des aliments les plus ordinaires, ce que
saint Augustin nous enseigne par l'exemple de ceux qui ont péché par le désir
déréglé d'un plat de lentilles ou d'un verre d'eau. « Les excès de la table
abrutissent l'esprit, minent la santé, ruinent la fortune, entretiennent,
augmentent, étendent la misère des pauvres, occasionnent une infinité de
crimes, sans parler de ceux qu'ils traînent immédiatement à leur suite. On
sait tout cela ; on ne peut se faire illusion là-dessus ; on gémit même quel-
quefois sur la grandeur du désordre, sur l'énormité de l'abus, dont on
craint d'être la victime, dont on prévoit pour soi et pour sa famille les
plus tristes conséquences. Et cependant on ne se réforme pas : et loin de
se réformer, chaque jour on enchérit sur le luxe de ses pères, sur son
propre luxe. On voit qu'on ne peut y suffire et l'on s'endette Au point
où en sont les choses, il n'y a plus de remède, ni dans la religion, qui
n'est point écoutée, ni dans la raison, qui est impuissante, ni dans l'exemple,
qui est trop rare et trop faible. On ne peut l'attendre que de l'excès même
du mal, ou de quelque heureuse révolution dans les mœurs ménagée par la
Providence. » (P. GROU.)
216 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

votre nom. Moi, je ne suis pas celui-là, car je suis un pécheur ;


pourtant, moi aussi je glorifie votre nom, assuré que celui
qui a vaincu le siècle et qui me compte parmi les membres
infirmes de son corps, intercède auprès de vous pour mes
péchés, parce que vos yeux ont vu ceux de ces membres qui
sont encore imparfaits, et que tous sont inscrits au livre de
vie. (Rom. vm, 34; / o « n . xvi, 33 ; Ps. cxxxvin, 16.)
LIVRE X — CHAPITRE XXXI 217

sitatis? Quisquis est, magnus est; magnified nomen


luum. Ego autem non sum, quia peccator homo sum.
Sed et ego magnifico nomen t u u m ; et interpellât te pro
peccatis meis, qui vicit sœculum, numerans me inter
infirma membra corporis sui : quia et imperfectum ejus
viderunt oculi tui, et in libro tuo omnes soribentur.
C H A P I T R E XXXII

Il avoue ne pas se mettre trop en peine du plaisir de l'odorat. Il croit cepen-


dant qu'il doit se délier de son esprit, parce que le plus souvent il ignore c e
qui est en lui si l'expérience ne le lui fart connaître.

Du charme des odeurs, je ne m'en tourmente pas trop.


Absentes, je ne les cherche pas; présentes, je ne les repousse
pas : je suis même prêt à m'en passer toujours. Il me semble
que c'est ainsi, et je me trompe peut-être. Car ne faut-il pas
gémir sur ces ténèbres qui me font ignorer même ce dont j e
suis capable? A tel point que, si mon esprit s'interroge lui-même
sur ses propres forces, il sent trop qu'il doit se méfier, parce
que, le plus souvent, il ignore ce qui est en lui, jusqu'à ce que
l'expérience le lui découvre. Et personne, pendant cette vie
appelée une tentation continuelle, ne peut affirmer que, après
avoir changé du pire au meilleur, il ne changera pas du meil
leur au pire. Il n'est qu'un espoir, qu'une confiance, qu'une
promesse sûre : c'est votre miséricorde.

CONSIDERATIONS PRATIQUES

j . L'infirmité que déplore ici saint Augustin n'est que trop véritable;
personne ne doit trop facilement en croire son propre témoignage: souvent
notre coeur recèle un vice caché que l'occasion met à découvert. Combien
qui s'imaginent être sobres, patients, humbles, et qui, à la première occa-
sion, se livrent à des actes inours d'intempérance, de colère et d'orgueil !
a. S'il est quelque chose qui doive faire trembler, non seulement les
CAPUT XXXIi

Ut se gerit ad odorum iUecebras.

De illecebra odorum, non satago nimis. Cum absunt,


n o n requiro : cum adsunt, non respuo, paratus etiam eis
semper carere. Ita mihi videor: forsitan fallor. Sont
enîmetistae plangendaetenebrœ, in quibusme latet facuhas
mea, quae in me est : u t animus meus de viribus suis
ipse se interrogans, non facile sibi credendum existimet;
•quia et quod inest, plerumque occultum est, nisi expe-
rientia manifestetur. Et nemo securus esse débet in ista
vita, quae tota tentatio nominatur, u t r u m qui fieri potuit
ex détériore melior, non fiât etiam ex meliore deterior.
U n a spes, una fiducia, una firma promissio, misericor-
dia tua.

bons chrétiens, mais même les plus grands saints, c'est l'ignorance où Us
•sont de leurs progrès dans la vertu, et le peu d'assurance qu'ils doivent
avoir dans Ieuis propres forces. En effet, quelque affermis que nous croyions
être par une longue et constante pratique du bien, a ne considérer que
nous-mêmes, sur quoi pouvons-nous compter? De quel bien sommes-nous
capables? De quel mal pouvons-nous nous préserver? Que faut-il pour nous
ébranler et nous renverser? Presque rien, une occasion dangereuse, on
-défaut de vigilance, un sentiment de présomption ou de défiance i l'égard
de Dieu.
CHAPITRE XXXIII

Les mélodies sacrées qui font partie des offices de l'Église sont bien plus
dignes de louange que de blâme; cependant, Augustin reconnaît qu'il pèche
toutes les fois qu'il est plus sensible au chant qu'aux paroles qui l'accom-
pagnent.

1 . — Les plaisirs de l'ouïe m'avaient enlacé et subjugué avec


plus de ténacité; mais vous m'avez dégagé et délivré. Mainte-
nant, je l'avoue, je trouve encore quelque attrait aux accents
qu'animent vos oracles, lorsqu'ils sont chantés par une voix
habile et suave; ce n'est pas pourtant au point d'y rester
attaché, je m'en arrache quand je veux. Néanmoins, grâce aux
pensées qui les vivifient, peut-être méritent-ils d'obtenir en
mon cœur quelque place honorable; mais j'ai peine à trouver
celle qui leur convient (i). Quelquefois, je crois leur accorder
plus d'honneur qu'il ne faudrait, lorsque je sens que, ainsi
chantées, les paroles sacrées pénètrent notre esprit d'une plus
religieuse et plus vive flamme d'amour que sans cette harmo-
nie. Je ne sais par quelle secrète sympathie toutes les affec-
tions de notre âme, selon leurs nuances variées, ont du rapport
avec les divers tons de la voix et du chant qui les excitent.
2 . — Mais le charme des sens, à qui il ne faut pas permettre
d'énerver l'âme, me trompe souvent, lorsque, au lieu de se
contenter de suivre la raison, puisque ce n'est qu'en faveur
d'elle qu'on le supporte, il veut entreprendre de la précéder et
de la conduire. Voilà en quoi je pèche sans y penser; mais je
m'en aperçois ensuite.

(1) J'ai peine à trouver celle qui leur convient. Saint Augustin ne traite
pas les plaisirs de l'ouïe avec moins de rigueur que ceux du goût. Il se
reproche d'entendre, je ne dis pas les chants licencieux, mais les chants
sacrés, avec trop d'émotion. 11 remarque, avec une finesse d'observation qui
se mêle ici à une sévérité morale un peu rigoureuse, que le chant finit par
se faire aimer pour lui-même. **\ lieu de se faire aimer pour les choses
C A P U T XXXIII

Ut se gerit id voluptates suritim.

1 . — Voluptates aurium tenacius me împlicaverant,


et subjugaverant; sed resolvisti, et liberasti me. Nunc
in sonis quos animant eloquia tua, cum suavi et arti-
ficiosa voce cantantur, fateor, aliquantulum acquiesco :
non quidem ut haeream, sed ut surgam cum volo. Atta-
men, cum ipsis sententiis quibus vivunt, u t admittuntur
ad me, quserunt in corde meo nonnullius dignitatis
locum, et vis eis prsebeo congruentem. Aliquando enim
plus mihi videor honoris eis tribuere quam decet; dum
ipsis sanctis dictis religiosius, et ardentius sentio moveri
animos nostros in flammam pietatis, cum ita cantantur,
quam si non ita cantarentur : et omnes affectus spiritus
nostri, p r o sua diversitate, habere proprios modos in
voce atque cantu, quorum nescio qua occulta familia-
ritate excitentur.
2 . — Sed delectatio carnis mese, cui mentem ener-
vandam non oportet dari, saepe me fallit : dum rationem
sensus non ita comitatur, u t patienter sit posterior tan-
t u m ; sed quia propter illam meruit admitti, etiam prae-
currere ac ducere conatur. Ita in his pecco non sentiens,
sed postea sentio. Aliquando autem hanc ipsam falla-

qu'il est destiné à rendre plus touchantes. On devrait, suivant lui, être
touché plus vivement des choses qui sont chantées que du chant lui-même.
Cependant, il faut le reconnaître, les chants suffisent, à eux seuls, pour
imprimer à tout notre être un ébranlement très sensible. A chaque mouve-
ment de l'âme correspond dans les sons une modulation propre à l'exciter,
en vertu d'une affinité mystérieuse, et ces modulations ne sont blâmables
222 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

D'autres fois, par excès de précaution contre cette surprise


même, je tombe dans une sévérité outrée, au point que je
voudrais éloigner de mon oreille et de l'église même ces
suaves mélodies avec lesquelles on chante ordinairement les
psaumes de David. Il me paraît plus sûr d'imiter Athanase,
évêque d'Alexandrie, qui, je me souviens de l'avoir ouï dire
souvent, les faisait réciter avec une si légère inflexion de voix
que c'était plutôt une lecture qu'un chant.
3. — Cependant, quand je me rappelle les larmes que ces
chants de votre Église me firent répandre aux premiers temps
de mon retour à la foi, et que maintenant encore je me sens
ému, non du chant, mais des choses qu'on chante, lorsqu'elles
sont rendues avec leur expression juste par une voix pure, je
reconnais de nouveau la grande utilité de cette institution.
Ainsi je flotte entre le danger de ce plaisir et l'expérience qu'il
est salutaire, et j'incline plutôt, sans pourtant donner une déci-
sion irréfragable, au maintien de la coutume de chanter dans
l'église, afin que le charme de l'oreille élève aux sentiments de
la piété l'âme encore faible. Toutefois, lorsqu'il m'arrive d'être
plus ému par la mélodie que par ce qu'on chante (i), je l'avoue,
c'est un péché qui mérite pénitence, et alors j'aimerais mieux

que lorsqu'elles ont pour but d'exciter des sentiments contraires à la vertu
et à l'honnêteté.
( i ) Lorsqu'il m'arrive d'être plut ému par la mélodie, etc. Le saint
Docteur fait la même observation dans le Livre IV contre Julien, ch. xiv,
n* 66 : с Le chant d'un saint cantique excite certainement dans l'Ame des
mouvements de piété et d'affection religieuse; cependant, c'est un mal si
c'est simplement le son et non le sens des paroles que l'on entend avec
plaisir. Combien ce mal est plus grand encore si ce plaisir est causé par
de vaines et honteuses chansons ! » Remarquons que, lorsque saint Augustin
parle ici de faute, pœnaliter peccare il entend par là ce mouvement de
t

concupiscence qui ne revêt pas le caractère véritable du péché, selon ces


paroles de saint Paul : « Nous savons que la loi est spirituelle, mais pour
moi je suis charnel, vendu pour être assujetti au péché. » ( Л о т . vzi, 1 4 . )

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i. On voit ici l'extrême délicatesse de conscience du saint Docteur, qui


s'efforçait de conserver son âme pore des plus légères fautes, comme
LIVRE X — CHAPITRE XXXIII 223

ciam immoderatus cavens, erro nimia severitate; sed


valde interdum, u t melos omne cantilenarum suavium,
quibus Davidicum Psalterium frequentatur, ab auribus
meis removeri velim atque ipsius Ecclesiae: tutiusque
mihi videatur quod de Alexandrino episcopo Athanasio,
saepe mihi dictum commemini : qui tam modico flexu
vocis faciebat sonare lectorem psalmi, u t pronuntianti
vicinior esset quam canenti.
3. — Verumtamen cum reminiscor lacrymas meas,
quas fudi ad cantus ecclesiœ tuee, in primordiis recupe-
ratœ fidei meœ, et nunc ipse commoveor non cantu,
sed rébus quœ cantantur, cum liquida voce et convenien-
tissima modulatione cantantur, magnam instituti hujus
utilitatem rursus agnosco. Ita fluctuo inter periculum
voluptatis et experimentum salubritatis : magisque
adducor (non quidem irretractibilem sententiam profe-
rens), cantandi consuetudinem approbare in ecclesia :
ut per oblectamenta aurium, infirmior animus in affectum
pietatis assurgat. Tamen, cum mihi accidit, ut m e

d'écouter arec trop de plaisir les chants religieux de l'Eglise. Cet exemple
doit au moins nous engager à bannir de nos églises tous les chants légers,
comme toute musique profane, et à éviter tout ce qui peut offenser la majesté
du lieu saint.
3. Il y a dans le chant divin un baume sur les douleurs, l'oubli des peines,
on coup d'aile hors de la tourbe de ce monde vers les régions de la pure
lumière.
Plus haut, saint Augustin nous a dit les émotions profondes que lui fai-
sait ressentir le chant sacré le jour de son baptême. (Liv. IX, 6.)
Le poète breton Théodore Botrel déclare avoir subi la même influence :

Les voix montaient, montaient ; moi, penché sur mon livre


Et pareil a celui qu'un grand bonSeur enivre,
Je tremblais; de longs pleurs ruisselaient de mes yeux;
Et comme si Dieu même eût dévçilé les cieux,
Introduit par la main dans les saintes phalanges,
Je sentais tout mon être éclater en louanges,
Et, noyé dans les flots d'amour et de clarté,
Je m'anéantissais devant l'immensité.
224 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

ne pas entendre chanter. Voilà où j'en suis : pleurez avec moi


et pleurez pour moi, vous qui établissez au dedans de votre
âme le règne du bien, d'où procèdent vos œuvres. Car, pour
vous qui ne le faites pas, cela ne vous touche guère. Mais vous,
Seigneur mon Dieu, exaucez-moi, regardez et voyez, ayez
pitié de moi, guérissez-moi, vous aux yeux de qui je me suis
mis moi-même en question, dévoilant ma langueur.

Ces hymnes saintes nous enseignent à bégayer la langue de l'éternité. Sur


les fleuves de Babylone, nous chantons la patrie lointaine, nous faisons
retentir les plaintives élégies de l'exil. Dans ces chants, nos cœurs s'adou-
cissent, il se fait une fusion des Ames, c'est un lien doux et fort qui nous
unit dans la prière.
« Le psaume que nous avons chanté, dit saint Jean Chrysostome, a réuni
toutes les voix en une seule, et le cantique s'est élevé harmonieusement à
l'unisson; jeunes et vieux, riches et pauvres, femmes, hommes, esclaves et
citoyens, tous nous n'avons formé qu'une seule mélodie. »
3. Le chant traditionnel de l'Eglise, le chant grégorien est une pure et
noble envolée de la prière liturgique.
Les mélodies grégoriennes sont restées et resteront à jamais inimitables.
Vainement on a cherché a les copier, à les imiter, à en inventer de nou-
velles, personne n'y a réussi. Ces échos de l'antique synagogue, ces soupirs
harmonieux des premiers chrétiens, ces ceuvçes des plus doctes pontifes et
des plus saints religieux, qui, du iv» au xn» siècle, enrichirent le chant
sacré, n'ont pas d'équivalent. Composés dans l'austérité du silence et du
jeûne et dans l'extase de la prière, ils s'adaptent avec une miraculeuse per-
fection à la forme et au sens des paroles. Par une intuition plus remar.
LIVRE X — CHAPITRE XXXIII ¿2")

amplius cantus, quam res quse canitur, moveat, pœn;>


liter me peccare confiteor : et tune mallem non audire
rantantem. Kcce ubi sum. Fletè mecum, et p r ò me fletè»
qui aliqui'l boni vobiscum intus agitis, unde facta
procedunt. Nam qui non agitis, non vos hœc movent.
Tu au te m. Domine Deus meus, respice, et exaudi; vide,
et miserere, et sana me : in cujus oculis mihi quaestio
factus sum, et ipse est languor meus.

qualilc encore, les compositeurs, prévoyant, calculant d'avance le résultat


de leurs travaux, se pinçaient toujours, avec un rare bonheur, dans le
mode dont l'élévation ou la gravité, le mouvement ou la manière, répon-
dait le mieux a la nature du sujet.
Quelle subtilité, quelle finesse dans la différence qui existe entre la messe
cl les o'tices, entre le chant d<? l'Introït et celui du Graduel ou du Trait!
Quelle ranété de caractère dans les chants de l'Offertoire, de la Commu-
nion, des au tien nés, des diverses psalmodies des heures canoniques 1 Quelle
mélodieuse clarté dans la voix qui chante seule! Quelle puissance dans les
chœurs! Et tout cela dans U limite de quatre, cinq ou six intervalles quel-
quefois, mais rarement de sf-pt ou de huit. Ce rythme oratoire, libre, péné-
trant, varié, toujours naturel, élégant et facile, est vraiment l'âme du chant
ji-réiçorien. [La Croix, m décembre 1898.)
Lire le bel ouvrage : Palestrina et la Musique sacrée, par G . FÉLIX,
librairie Saint-Augustin. Voir également notre étude sur les Lutrins, dans
1 • Bulletin de la Société académique de l'Oise, t. XVII, première partie,
Beauvais. 1898.

TOME XII
8
CHAPITRE XXXIV

11 avoue qu'il est souvent esclave de la séduction des yeux et qu'il est trop
sensible à la lumière du soleil, à la beauté et à la variété des créature», alors
qu'il ne devrait aspirer qu'à la beauté divine.

r. — Reste la volupté des yeux de ma chair, dont je vais


faire la confession aux oreilles de votre temple, oreilles pieuses
et fraternelles. Ainsi j'aurai fini avec les tentations de la
concupiscence qui me pressent encore, pendant que je gémis et
soupire après cette robe d'immortalité que vous nous préparez
dans les cieux. (II Cor. v, 2.) La beauté, la variété des formes,
l'agrément et la vivacité des couleurs charment les yeux. Puisse
mon âme n'en être point esclave ; que Dieu, leur auteur, la
retienne! Ses oeuvres sont bonnes, sans doute, mais lui seul
est mon bien et non pas elles. Tout le jour, pendant que je
veille, elles me sollicitent ; elles ne me laissent même pas ce
repos que m'accordent parfois toutes les voix des chanteurs
dans les intervalles de silence. Car cette reine des couleurs, la
lumière, qui inonde tout ce que nous voyons, se glisse partout
où je suis pendant le jour, me pénètre par mille insinuations
charmeuses, alors que je m'occupe d'autre chose et que je ne
pense même pas à elle. Elle s'insinue tellement que, si tout à
coup elle disparaît, on l'appelle avec regret, et son absence pro-
longée nous attriste l'âme (1).
2. — O lumière que voyait Tobie lorsque, privé de la vue,
il enseignait à son fils le chemin de la vie, l'y précédant, guidé
par la charité qui ne s'égare jamais! (Tob. i v , 2.) Lumière
que voyait Isaac quand, la vieillesse ayant voilé et appesanti ses
yeux, il bénit ses enfants sans les reconnaître, mais qu'il mérila
de reconnaître en les bénissant! (Gen. xxvn.) Lumière que-
Ci) Son absence prolongée nous attriste l'âme. Aussi les aveugles, parr*e
1
qu ls sont entièrement privés de l'usage de la lumière, sont regardes comme
C A P U T XXXIV

Ut se gerit ad ocutorura illecebras.

1 . — Restât voluptas oculorum istorum carnis mea*.


de qua loquar confessiones quas audiant aures tempi i
tui, aures fraternse ae pia* : ut concludamus tentationes
concupiscentiœ carnis, quae me adhuc puisant ingemis-
centem, et habitaculum meum, quod de cœlo est, super-
indui cupientem. Pulchras formas et varias, nitidos et
a m œ n o s colores amant oculi. Non teneant haec animam
ineam : teneat earn Deus, qui luec fecit : bona quidem
valde: sed ipse est bonum meum, non haec. Et tangunt
me vigilantem totis diebus : nec requies a b eis datur
mihi, sicut datur a vocibus canoris aliquando ab omnibus
in silentio. Ipsa enim regina colorum lux ista, perfundens
cuncta quae cernimus r ibi ubi per diem fuero, multi-
modo allapsu blanditur mihi aliud agenti et earn non
advertenti. Insinuât autem se ita vehementer, u t si
repente suhtrahatur, cum desiderio requiratur; et si diu
absit, contristet animam.
2. — 0 lux, quam videbat Tobias, cum clausis oculis
istis, filium docebat vitae viam, et ei praeibat pede char
ritatis, nusquam errans : aut quam videbat Isaac, p r a v
gravatis et opertis senectute carneis luminibus; cum
Alios non agnoscendo benedicere, sed benedicendo agnos-
cere meruit : a u t quam videbat Jacob, cum et ipse,

les plus malheureux des hommes, et Tobic lui-même, modèle accompli d«


patience, s'écriait : c Quelle joie puis-je avoir, moi qui suis toujours dans
les ténèbres et qui ne vois point la lumière du ciel? » (Tob. v, la.)
CONFESSIONS DE SAINT AUG US UN

voyait Jacob, lui aussi devenu aveugle par son grand âge,
quand elle fit briller, dans son cœur rayonnant de clartés,
toutes les générations du peuple futur, désignées dans ses fils ;
quand il croisa mystérieusement les mains (i) sur les fils de
Joseph, non point selon l'ordre extérieur dans lequel les avait
placés leur père, mais suivant son discernement intérieur!
(Gen. XLvra, 1 0 . ) Voilà la lumière même; elle est unique, et
tous ceux qui la voient et qui l'aiment ne font qu'un. Mais
cette lumière corporelle dont je parlais, elle répand sur la vie,
pour les aveugles amants du siècle, de dangereux attraits
et de perfides douceurs. Ceux, toutefois, qui savent vous en
rendre hommage, ô Dieu créateur de toutes choses, s'en servent
pour monter à votre gloire et ne sont pas entraînés par elle
dans le sommeil de leur âme. C'est ainsi que je désire être.
3. — Je résiste aux séductions des yeux de peur qu'elles
n'enlacent mes pieds qui commencent à marcher dans votre
voie, et j'élève vers vous les yeux invisibles de mon âme
pour que vous dégagiez mes pas des filets qui les arrêtent.
(Ps. xxxv, i5.) Vous les dégagez souvent, car ils sont souvent
retenus. Vous ne cessez de me délivrer, et moi je ne cesse de
tomber dans les pièges semés de toutes parts; car vous ne
dormez ni ne sommeillez jamais, vigilant gardien d'Israël.
(Ps. cxx, 4-) Que de séductions sans nombre les hommes n'ont-
ils pas ajoutées aux convoitises des yeux ! Œuvres variées de
Fart et de l'industrie, vêtements, chaussures, vases et autres
ornements de toute sorte, tableaux et statues diverses, où les
bornes du simple besoin et d'une sage modération, même dans
les objets destinés à de pieux usages, ont été dépassées ! Ils ont
suivi au dehors les œuvres de leurs mains ( 2 ) , ils ont oublié

(1) Quand il croisa mystérieusement les mains. Joseph, présentant ses


enfants à son père Jacob pour qu'il les bénît, plaça Manassé, qui était
l'aîné, à la droite de son père, et à sa gauche Ephraïm, qui était le plus
jeune. Mais Jacob, croisant les mains, étendit la droite sur Ephraïm et la
gauche sur Manassé, malgré tous les efforts de Joseph, car une lumière
prophétique lui découvrit que Dieu voulait que le plus jeune fût plus grand
que son frère aîné.
LIVRE X — CHAPITRE XXXIV 84Â

prœgrandi œtate captusoculis, in filiis prœsignata futuri


jcp'ili genera, luminoso corde radiavit : et nepotibus
suis ex Joseph divexas mystice manus, non sicut patei
eorum foris corrigebat, sed sicut ipse intus discernebat,
imposuit! Ipsa est lux, una est, et alia non est; et unum
omnes qui vident et amant earn. At ista corporalis, de
qua loquebar, illecebrosa ac periculosa dulcedine condit
vitam seeculi caecis amatoribus. Qui autein et de ipsa
laudare te norunt, Deus creator omnium, assumunt earn
in hymno tuo, non absumuntur ab ea in somno suo. Sic
esse cupio.
S. — Resisto seductionibus oculorum, ne implicentur
pedes mei, quibus ingredior viam tuam : et erigo ad te
invisibiles oculos, ut tu evellas de laqueo pedes meos. Tu
subinde evellis eos; nam illaqueantur. Tu non cessas
evellere: quoniam non dormies neque dormitabis, qui
custodis Israël; ego autem crebro hœreo in ubique spar-
sis insidiis. Quam innumerabilia, variis artibus et opi-
ficiis, in vest i bu s, calceamentis, vasis, et cujusque modi
fabricationibus, picturis etiam, diversisque figmentis,
atque his usum necessarium atque moderatum et piam
significationem longe transgredientibus, addiderunt
homines ad illeccbras oculorum: foras sequcntes quod
faciunt, intus relinquentes a quo facti sunt, et extermi-
nantes quod facti sunt!

(s) Ils ont suivi au dehors les œuvres de leurs mains, en mettant leur
joie dans les produits variés de leur industrie, en se séparant intérieure-
ment de celui qui les a faits, et en détruisant dans leur Âme les traits de
Celui qui les avait créés à son image et à sa ressemblance.
CONSIDÉRATIONS PRATIQUES
i. Saint Augustin nous donne ici un exemple admirable de la garde
sévère qu'il faut imposer à ses yeux. Le cœur épris de la beauté de Dieu
ne peut plus avoir pour la beauté empruntée des créatures ni estime ni
amour. (Voir BOSSDET, Traité de la concupiscence, ch. vin.)
CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

on eux-mêmes celui qui les a faits, et ont détrait ce qui est son
chef-d'œuvre !
4- — Pour moi, ô mon Dieu qui êtes toute ma gloire, je trouve
ici même un sujet de chanter votre nom et d'offrir un sacrifice
<le louanges à celui qui m a sanctifié. Car les beautés qui de
rame des artistes passent dans leurs mains, procèdent de cette
beauté qui est supérieure à nos âmes et vers laquelle mon
âme soupire nuit et jour. Maïs les artisans de ces merveilles
extérieures, et ceux qui les admirent, tirent de ce principe la
règle pour en bien juger et ne savent pas y trouver la règle pour
en faire un bon usage. Elle y est pourtant, et ils ne la voient
pas, leur disant de ne pas aller plus loin et de vous conserver
toute leur force (P&. tvnr, ro), au lieu de la dissiper dans
d'énervantes délices. Moi-même, qui en parle ainsi, et avec
discernement, je me laisse encore prendre au piège de ces
beautés, mais vous m'en arrachez, Seigneur, vous me délivrez,
parce que votre miséricorde est présente à mes yeux. (Ps. xxxv. 3.)
Ma faiblesse m'y fait tomber ; votre miséricorde m'en délivre,
parfois sans souffrance, quand je tombe sans ni'enfoncer,
parfois avec douleur, quand j ' y reste pris.

a. Il nous enseigne comment de la lumière sensible nous devons nous éle-


ver jusqu'à la lumière incorporelle et l'estimer à sa juste valeur, comme
aussi à la vue des chefs-d'œuvre de l'industrie humaine nous devons nous
élever jusqu'à Dieu, le grand Artisan de l'univers, et nous fixer dans ce
biiblimu et fortifiant regard.
3. II avertit les artistes eux-mêmes, non seulement de donner à leurs
œuvres toute la perfection possible, sous la direction de la divine Sagesse
qui les éclaire, mais d'apprendre, sous la conduite de cette même Sagesse,
à faire un bon usage des ouvrages de leurs mains.
4. Il semblerait, à première vue, dans certaines insinuations de ce
chapitre et des suivants, que saint Augustin est bien près de condamner
d'une manière absolue l'astronomie et l'histoire naturelle, ensuite qu'il
a quelque peine à admettre qu'on puisse être chrétien et physicien
tout ensemble. Mais, pour quiconque a étudié les ouvrages du saint
Docteur et saisi sa pensée, il est visible qu'il ne condamne ici que 1*
priorité donnée par les hommes à ces sciences des corps sur Dieu qui les a
faits. « lis ignorent Dieu, dit-il, nature immuable, sa majesté souveraine,
LIVBE X — CHAPITRE XXXIV 231

4. — At eco, Deus meus et decus meum, etiam hiuc


til)i dico hvmnum, et sacrifico laudem sanctificatori meo :

approbandi modum, non autem inde trahimt utendi


modum. Et ibi est, et non vident eum : ut non eant
longius, et fortitudinem suam ad te custodiant, nec earn

dolore, quia j a m inhjeseram.

et croient faire merveille s'ils étudient avec une attention curieuse celle
niat.se corporelle que nous appelons le monde. » Bossue! « 0 1 1 6 indique In
véritable manière d'étudier utilement ces sciences : « Philosophes de n№
jours, dit-il à ce sujet, de quelque ranir que vous soyez, ou observateurs
des astres, ou contemplateurs de la nature inférieure rt attachés à ce qu'on
appelle physique, ou occupés des sciences abstraites qu'on appelle mathé-
matiques, où la vérité semble présider plus que dans les autres, je ne veux
pas dire que vous n'ayez pas de dîtrnes objets de vos pensées, car, de
vérité en vérité, vous pouvez aller jusqu'à Dieu qui est la vérité des
vérités, la source de la vérité» la vérité même où subsistent les vérités que
vous appelez éternelles et invariables, qui ne peuvent pas ne pas être
vérités. C'est cette vérité que vous devez chercher dans vos sciences. Cul-
tivez donc ces sciences, main ne vous y laissez point absorber; ne pré-
sumez pas et ne croyez pas être quelque chose plus que les autres parce
que vous savez les propriétés et les raisons des grandeurs et des petitesses,
vaine pâture des esprits curieux et faibles, qui, après tout, ne mène à rien
qui existe, et qui n'a rien de solide qu'autant que, par l'amour de la vérité
et l'habitude de la connaître dans les objets certains, elle fait chercher la
véritable e t utile certitude en Dieu seul. » (Elévations sur les mystères,
e
17- Semaine, 3 Elévation)
CHAPITRE XXXV

11 fait voir que notre curiosité, qui, à son «vis, se rattache à la concupiscence
des yeux, trouve tous les jours des causes de tentation et de rechute dans
les plus petites choses, puisqu'elle vient interrompre et troubler le saint
exercice de la prière.

i . — Ici se présente une autre tentation remplie de périls plus


multiples. En effet, outre cette concupiscence de la chair, ren-
fermée dans les impressions agréables et voluptueuses de tous
nos sens et dont la servitude fait périr ceux qui s'éloignent de
vous, il se glisse encore dans l'âme, par ces sens corporels, une
vaine et curieuse convoitise, qui ne cherche point les jouis-
sances de la chair, mais à faire des expériences avec les
organes ( i ) ; elle se couvre du nom de connaissance et de
science. Or, comme elle consiste dans l'appétit de connaître, et
la vue étant le principal organe de nos connaissances, l'oracle
divin l'a nommée « concupiscence des yeux » (IJoan. n, 16);
car il appartient en propre aux yeux de voir, mais nous appli-
quons cette expression même aux autres sens (2) quand ils nous
servent à connaître. Ainsi nous ne disons pas d'un objet :
« Ecoutez comme il brille ; sentez comme il est éclatant ; goû-
tez comme il est lumineux; touchez comme il est resplen-
dissant. » Pour exprimer toutes ces choses on dit voir. Nous ne
disons pas seulement : « Voyez quel éclat, » ce que nos yeux
seuls peuvent sentir; mais encore : « Voyez quel bruit; voyez
quelle odeur; voyez quelle saveur; voyez quelle dureté. » Voilà
pourquoi, comme nous l'avons dit, toute expérience faite par
les sens est nommée concupiscence des yeux. Et quoique la

{1) A faire des expériences avec les organes pour se procurer les moyens
de connaître. 11 en est qui rapportent l'avarice ou amour de l'argent à la
concupiscence des }*eux. Saint Augustin l'entend, et avec assez de vraisem-
blance, de la curiosité ou du désir déréglé de connaître toutes choses. Saint
Thomas la définit « le désir tout à la fois d'une connaissance déréglée et
CAPUT XXXV

Ut se habet ad secundum tentationis genus, quod est curìosiUtis»

i . — Hue accedit alia forma tentationis, m u l t i p l i e r s


periculosa. Praeter earn enim concupiscentiam carnis,
qua? inest in delectatione omnium sensuum et vol up ta tum,
cui servientes depereunt, qui longe se faciunt a te : inest
animée per eosdem sensus corporis quaedam non se
oblectandi in carne, sed experiendi per cameni vana et
curiosa cupiditas, nomine cognitionis et scientise pal-
liata. Quœ quoniam et in appetitu noscendi est, oculi
autem sunt ad cognoscendum in sensibus principes,
concupiscentia oculorum eloquio divino appellata est.
Ad oculos enim proprie ridere pertinet. Utimur autem
hoc verbo etiam in caeteris sensibus cum eos ad cognos-
cendum intendimus. Neque enim dicimus : Audi, quam
rutilet; aut : Olfac, quam n i t e a t ; aut : Gusta, quam
splendeat; aut : Palpa, quam fulgeat. Videri autem
dicuntur haec omnia. Dicimus enim non solum : Vide,
quid luceat, quod soli oculi sentire p o s s u n t ; sed etiam ;
Vide, quid s o n e t ; Vide, quid oleat; Vide, quid sapiat;
Vide, quam d u r u m sit. Ideoque generalis experientia
sensuum, concupiscentia (sicut dictum est) oculorum
vocatur : quia videndi officium (in quo p r i m a t u m oculi

des choses mêmes qui font le plaisir des yeux. » ( I I I * , q . L X X V I I , art. 5.)
( 2 ) yous appliquons cette expression même aux autres sens, parce que
le mot voir est généralement pris dans le sens de connaître; or, tout sens
de sa nature nous sert à connaître. Saint Augustin expose cette doctrine
dans d'autres endroits de ses ouvrages. (Sermon XXIII, Sur les varale*
du Seigneur; Doctrine chrétienne, liv. II, ch. x x n et xxin.)
234 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

faculté de voir appartienne spécialement aux veux, les autres


s e n s , cependant, semblent l'usurper lorsqu'ils cherchent à con-
naître quelque chose.
2. — D'après cela, on discerne clairement si c'est par volupté
ou par curiosité que les sens agissent. La volupté recherche ce
qui est beau, sonore, suave, savoureux, doux au toucher; tan-
dis que la curiosité s'attache même à des choses opposées [ i ) ,
non pour y trouver une impression pénible, mais par fantaisie
d'éprouver et de savoir. Quel plaisir, en effet, peut-il y avoir à
regarder un cadavre déchiré et qui fait horreur? Cependant,
s'il y en a un gisant quelque part, tous accourent pour s'at-
trister et pâKr d'effroi ! Ils craignent même de le revoir dans le
sommeil, comme s'ils eussent été contraints, étant éveillés,
d'aller le voir, ou séduits par quelque prestige de beauté. Ainsi
des autres sens; le détail en serait trop long. C'est cette
maladie de la curiosité qui invente les raffinements des spec-
tacles ; c'est elle qui nous porte k pénétrer les secrets les plus
cachés de la nature, mutiles k connaître, et que les hommes
ne veulent savoir que pour les savoir. C'est elle encore qui,
pour satisfaire une funeste avidité de connaître, a recours
aux opérations de la magie (2), c'est elle enfin qui, dans la
religion même, va jusqu'à tenter Dieu (3j et lui demander des
miracles et des prodiges, non dans l'intérêt des âmes, mais
par simple curiosité.
3. — Dans cette si vaste forêt, pleine d'embûches et de périls,
j'ai beaucoup abattu; j'ai élagué dans mon cœur, grâce k votre
assistance, Dieu de mon salut ! Cependant, puisque, dans le
cours journalier de notre vie, tant de séductions de ce genre

(1) La curiosité s'attache même à des choses opposées. Il explique claire-


ment la différence qui existe entre la concupiscence de la chair, qui com-
prend tout ce qui a rapport au plaisir des sens, et celte curiosité qui désire
connaître non seulement les choses belles et agréables, mais encore celles
qui n'ont en partage que la difformité et la laideur.
( 3 ) Cest elle encore q*h a rteemrs a u x opérations de la magie. La
curiosité en pousse un grand nombre dans ces opérations aussi raines que
sacrilèges, comme le saint Docteur le prouve en d'autres endroits.
UVEE X ChUPIXRE XXXV

icneiit), edam caeteri sensus sibi de similitudine usur-


pent, cum aliquid cognitionis explorant.
2 . — E x hoc autem evidentius disceniitur, quid volun-
tatis, quid curiositatis agatur per sensus : quod voluptas,
pulchra, canora, suavia, sapida, lenia sectatur, tentali di
causa; curiositas autem, etiam his contraria, non ad
subeundam molestiam, s e d experiendi nosoendique
libidine. Quid enim voluptatis babet, videre iu laniato
cadavere, quod exhorreas? E t tamen sicubi jaceat, concur-
r e n t , u t contristentur, ut palleaut. Timeait etiam n e in
somais hoc videant : quasi quisquam eos vigilantes videre
coegerit, aut pulchritudinis ulla fama persuaserh. Ita et
in caeteris sensibus, quae persequi tongum est. Ex hoc
morbo cupiditatîs, in spectaculis exhibentur quarque
niiracula. Hinc ad perscrutanda n a t u r a secreta qute
p r ê t e r nos est operata, proceditur : quae scire nihil p r o -
dest, et nihil aliud quam scire homines cupiunt. Hinc
etiam, si quid, itideni perverso scientiœ fine, per arte_
magicas quœritur. Hinc etiam in ipsa religione Deus ten-
tatur, cum signa et prodigia flagitanUir, non ad aliquam
sain te ni, sed ad solam experientiam desiderata.
3. — In hac tarn immensa silva plena insidiarum et
perieulorum, etsi j a m multa pneciderim et a meo corde
dispulcrim, sicuti donasti me facere, Deus salutis meae :

(3) C'est elle enfin qui, dam la relighu même, va jusqu'à tenter Diea.
Demander des miracles, des prodiges, pour connaître la sagesse, la puis-
sance, la bonté de Dieu, c'est tenter Dieu ; c'est on acte coupable, parce que
c'est une impiété que de douter de ce qui a rapport aux perfections divines.
Mais demander à Dieu, ou qu'il rende la santé à une personne infirme, eu
qu'il manifeste sa gloire par quelque prodige éclatant, ce n'est point n i
péché : les saints l'ont fait fréquemment. Saint Augustin rapporte qu'il
obtint de Dieu, par ses prières et celles de ses amis, la santé d'un persoc-
ii aire distingué, Innocentius, qui, après son baptême, lui donna l'ho spi ta-
lite à son retour dans la ville de Carthage. {Cité de Dieu, Hv. XXII, ch. vm.j
236 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

fourmillent de toutes parts autour de nous, quand oserai-je


dire que nulle d'entre elles ne captive mon attention et ne me
retient plus dans les pièges d'une vaine curiosité? Il est vrai,
le théâtre ne m attire plus, je me soucie peu de connaître le
cours des astres, jamais mon âme n'a interrogé les ombres, et
j'abhorre les supeistitions sacrilèges. Mais, ô Seigneur mon
Dieu, dont je dois être l'humble et simple serviteur, par quelles
suggestions perfides l'ennemi ne me pousse-t-il pas à vous
demander quelque miracle? '
4. — Je vous conjure, par notre Roi, par notre céleste patrie,
la Jérusalem pure 2t chaste, puisque, jusqu'à présent, je suis
loin de consentir à cette tentation, de m'en éloigner de plus en
plus. Mais quand je vous prie pour la santé de quelqu'un, le
but que j'envisage est bien différent; toutefois, en cela même,
vous m'avez donné et vous me donnerez encore de suivre sans
réserve votre volonté. Et cependant, qui pourrait dire combien
de bagatelles et de frivolités méprisables tentent chaque jour
notre curiosité, et combien nos chutes sont fréquentes ! Que de
fois, lorsqu'on nous raconte des riens, les souffrons-nous d'abord
par certaine condescendance pour les faibles, puis, peu à peu,
les écoutons-nous avec plaisir ! Je ne vais plus au cirque voir
un chien courir après un lièvre, mais si je le vois dans un champ
que je traverse par hasard, il me détourne peut-être d'une
pensée sérieuse, et cette chasse m attire;ce n'est pas qu'elle me
force de pousser mon cheval de ce coté, mais elle entraîne mon
cœur. Et si, en me montrant ma faiblesse, vous ne m'avertissez
bien vite, soit de ramener mon esprit de cette vue à une
pensée qui m'élève vers vous, soit de mépriser tout cela et de
passer outre, je reste distrait par cette vaine curiosité.
5. — Que dis-je? Sans sortir de ma maison, un lézard qui
prend des mouches, une araignée qui les enveloppe dans ses
fils, n'ont-ils pas souvent fixé mon attention?Parce que ce sont
des animaux plus petits, ma curiosité n'est-elle plus la même?
Je passe de là à vous louer, vous, Créateur et ordonnateur ad-
mirable de toutes choses; mais ce n'était pas là le principe de
LIVRE X — CHAPITRE XXXV 237

attamen quando audeo dicere cum circumquaque q u o -


tidianam vitam nostram tarn multa hujus generis r e r u m
circumstrepant; quando audeo dicere, nulla re tali me
intentum fieri ad spectandum et vana cura capiendum?
Sane me j a m theatra non r a p i u n t ; nec curo nosse t r a n ­
sitas siderum; nec anima mea unquam responsa quaesivit
u m b r a r u m : omnia sacrilega sacramenta detestar. A te,
Domine Deus meus, cui humilem famulatam ac simpli-
cem debeo, quantis mecum suggestionum machinatio-
nibus agit inimicus, u t signum aliquod petam ?
4- — Sed obsecro te per Regem nostrum, et patriam
Jerusalem, simplicem, castam; u t quemadmodum a me
longe est ista consensio, ita sit semper longe atque lon-
gius. P r o salute autem cujusquam cum te rogo, alius
multum differensfinis est intentionis mese; et te facientem
quod vis das mihi et dabis libenter sequi. Verumtamen
in qua multis minutissimis, et contemptibilibus rebus,
curiositas quotidie nostra tente t u r ; et quam ssepe laba-
mur, quis enumerat? Quoties narrantes inania, primo
quasi toleramus, ne offendamus infirmos, deinde paula-
tim libenter advertimus? Canem currentem post leporem
j a m non specto, cum in circo sit : at vero in agro si casu
transeam, avertit me fortassis et ab aliqua magna cogi­
t a t o n e , atque ad se convertit ilia venatio : non deviare
cogens corpore jumenti, sed cordis inclinatione. E t nisi
j a m mihi demonstrata infirmitate mea cito admoneas,
aut ex ipsa visione per aliquam considerationem in te
assurgere, aut totum contemnere atque transire, vanus
hebesco.
5. — Q u i d cum me domi cedentem stellio muscas captas,
vel aranea retibus suis irruentes implicans, ssepe inten­
tum facit? Num quia parva sunt animalia, ideo non res
238 COM'ESSIOXS № SAINT AWUSTIN

mon attention. Autre chose est de se relever proinptemeiit,


autre chose de ne jamais tomber (i Ma vie est pleine de pareilles
chutes, et ma seule espérance est dans la grandeur de vos misé-
ricordes. Car, dès là que notre âme est devenue le réceptacle
Je tant de misères et s*est remplie d'un amas de vanités, nos
prières sont souvent interrompues et troublées; et lorsqu'en
votre présence nous voulons élever jusqu'à vos oreilles la voi*
de notre coeur, ces pensées frivoles accourent je ne sais d où,
se jettent à la traverse d'une action si importante.

(i) Autre chose est de se relever promptement, autre chose de ne jamais


tomber. Quelqu'un tombe par sa faute, victime de sa curiosité, il est cou-
pable bien qu'il ne reste pas longtemps dans son péché; car on ne peut dire
qu'il n'est pas tombé parce qu'il s'est relevé aussitôt.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1. Apprenons, à 1 école de saint Augustin, à connaître et à éviter le


dangers et les pièges multipliés de la curiosité.
2. Si nous voulons que notre prière ne soit point troublée par de
LIVRE X — CHAPITRE XXXV

eadem g e r i t u r ? Pergo inde ad laudandum te Creatorem


mirificum, atque ordinatorem rerum omnium, sed non
inde intentus esse ineipio. Aliud est cito surgere, aliud
est non cadere. Et talibus vita mea plena est, et una
s p e s m e a magna valdemisericordia tua. Cum enim hujus-
inodi rerum receptaculum sît cor nostrum, et portet
copiosae vanitatis catervas, hinc et oratîones nostrae sappe
interrumpuntur atque turbantur, et ante conspectum
t u u m , dum ad aures t u a s vocem cordis inteadimus,
nescio u n d e irruentibus nugatoriis cogitatiouibus, res
tanta prseciditur.

pensées étrangères, sachons mettre un freïn à la concupiscence des yeux.


Se répandre et se dissiper dans les choses extérieures et chercher à con-
naître une foule de choses inutiles, c'est ouvrir la porto à toutes les dis-
tractions. (Voir ce que disent, sur cette curiosité, saint Augustin, Traité II,
n « ia et i 3 , sur le chapitre H de VEpitre de Saint Jean, H BOSSVET, Traité
de la concupiscente* ch. ix.)
CHAPITRE XXXVI

Une troisième tentation est que certains devoirs de la société nous mettant
dans la nécessité de rechercher la crainte et l'amour des hommes, l'orgueil
nous persuade facilement de nous faire aimer et craindre, non pour Dieu,
mais en place de Dieu. Or il ne nous sert de rien d'être loué des hommes
si Dieu nous blâme et nous condamne.

1 . — Est-ce là encore ce que nous traiterons de bagatelle? Et


notre espérance peut-elle être placée ailleurs qu'en votre misé-
ricorde bien connue ( 1 ) , puisqu'elle a commencé notre conver-
sion ? Vous savez à quel point vous m'avez changé ; vous m'avez
d'abord guéri de la passion de la vengeance (2), pour n'être pas
moins secourable à mes autres iniquités, et guérir toutes mes
langueurs, racheter ma vie de la corruption, me couronner
dans votre grâce et votre bonté, et rassasier tous mes désirs de
bonheur. (Ps. en, 3-5.) Par votre crainte, vous avez écrasé mon
orgueil et assoupli ma tète sous votre joug. Je le porte aujour-
d'hui et il m'est doux, car ce que vous aviez promis, vous
l'avez fait; et il Tétait déjà, à mon insu, alors que je craignais
de m'y soumettre.
2. —Mais quoi, Seigneur, vous qui seul dominez sans orgueil,
parce que, seul, vous êtes le maître véritable qui n'avez pas de
maître, est-ce que cette troisième espèce de tentation a cessé
pour moi, ou peut-elle jamais cesser dans cette vie tout entière?
Vouloir être craint et aimé des hommes, dans le seul but de
trouver en cela une joie qui n'est pas vraie, quelle vie misé-
rable, quelle honteuse vanité ! Car alors, on ne vous aime pas
par-dessus tout et notre crainte n'est pas assez pure. Aussi

(1) Votre miséricorde bien connue. D'autres éditions disent votre pleine
miséricorde et portent tota au lieu de nota.
(a) Vous m'avez d'abord guéri de la passion de fa vengeance. Les his-
toriens de la vie de saint Augustin rapportent qu'il supportait les injures
avec une patience inaltérable. Nous avons pour preuve ce qu'il fît plusieurs
C A P U T XXXVI

Ut se habet ad tertîum tentationis genus quod est iuperbiae.

1 . — Nuinquid etiam hoc inter contemnenda deputa-


bimus, aut aliquid i os reducet in spem, nisi nota mise-
ricordia tua, quoniam cœpisti mutare nos? Et tu scis,
quanta ex parte mutaveris, qui me primitus sanas a
libidine vindicandi m e ; u t propitius fias etiam cœteris
omnibus iniquitatibus meis, et sanes omnes languores
meos, et redimas de corruptione vitam meam, et corones
me in miseratitne et misericordia, et saties in bonis
desiderium meum : quia compressisti a timoré tuo
superbiam meam, et mansuefecisti j u g o tuo cervicem
meam, et nunc porto illud et levé est m i h i ; quoniam sic
promisisti, et fecisti; et vere sic erat, et nesciebam,
quando id subire metuebam.
2 . — Sed numquid, Domine, qui solus sine typho domi-
naris, quia solus verus Dominus es, qui non habes
d o m i n u m ; numquid hoc quoque tertium tentationis genus
cessavit a me, aut cessare in hac tota vita potest, timeri
et amari velle ab hominibus, non propter aliud, sed u t
inde sit gaudium, quod non est gaudium ? Misera vita

fois en faveur des Donatistes qui avaient juré sa mort, lorsqu'il intercéda
pour eux auprès des gouverneurs et des proconsuls Marcellin, Apringius,
Donat, etc. « Pensez et dites d'Augustin tout ce que vous voulez, écrivait-
il, pourvu que ma conscience ne m'accuse en rien aux yeux de Dieu. »
{Ep. 122 Cont. Secund. Afanich., cap. x.)
11 n'attachait aucune importance aux outrages diriges contre lui. Aussi
Dieu usa-t-il à son égard de toute sa miséricorde en lui pardonnant ses
péchés, car il remet toutes les dettes à celui qui les remet lui-même à ses
débiteurs.
2i2 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

vous résistez aux superbes et vous donnez votre grâce aux


humbles, (/ Petr. v, 5.) Vous tonnez contre les ambitions du
siècle, et les fondements des montagnes sont ébranlés. Or, comme
certains devoirs de la société nous mettent dans la nécessité de
rechercher la crainte et l'amour des hommes, l'ennemi de notre
véritable félicité est là qui nous tend partout des pièges, en nous
criant : « Courage! Courage! » Il veut que, par notre avidité
dans cette recherche, nous nous laissions surprendre, et que. ne
plaçant plus notre joie dans votre vérité, nous la mettions dans
les mensonges des hommes; que nous prenions plaisir à nous
faire aimer et craindre, non pour vous, mais au lieu de vous.
De cette façon, devenus semblables a lui, il nous associe, non
pas a l'union dans la charité, mais au partage de son supplice,
lui qui a mis son trône sur l'aquilon (i) (/s. xiv, i5), afin que,
en suivant des voies tortueuses et perverses pour vous imiter,
nous devenions des esclaves au milieu de ses froides ténèbres.
3. —Mais nous, Seigneur, nous sommes votre petit troupeau
(Luc. xn, 3a), soyez notre seul pasteur. Étendez vos ailes sur
nous et qu'elles soient notre refuge. Soyez seul notre gloire;
que Ton ne nous aime que pour vous, et que Ton ne craigne en
nous que votre parole. Celui qui veut être loué des hommes

(i) Qui a mis son trône sur l'aqution. L'aquilon» vent du septentrion,
froid et sec, est pris ici pour le septentrion lui-même, où ¡1 n'y a que glace
et ténèbres. C'est pour cela qu'il est l'emblème du royaume des ténèbres et
de son chef, le démon, dont les orgueilleux, aveugles dans leur esprit, privés
dans leur coeur du feu de la charité, sont les malheureux esclaves.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1. Ceux qui sont à la tète de l'Eglise ou de l'Etat ont besoin de crainte,


d'amour, d'honneur» de louantes, sinon ils deviennent un objet de mépris,
et il leur est impossible de gouverner ceux qui sont soumis à leur autorité.
Qu'ils veillent donc à ce que ces témoignages d'honneur ne soient pas un
aliment pour la vaine complaisance et ne les rendent semblables au roi des
enfants d'orgueil. (Voir ce que dit sur ce mime sujet le saint Docteur,
Lettre 126, alias sao, Sermon CCCXXXV, De la Vie et des Afœurs des
Clercs, alias XLV; Du Bien de la Vidaitê, « la veuve Julienne, ch. xxii
et xxvii, et Iiv. m, Contre les lettres de Pêtiîien.)
2. Que celui qui recherche les louantes des hommes, en étant certain
IÌVM£ x — СИАРГГЙЕ x x x v i 213

est. et fœda jactantia. Hinc fit vel maxime, non amare


te, ncc caste tiroere te. Ideoque tu superbis resistís,
liuinilibus autem d a s grattarci : et intonas super a m -
biciones speculi, et contremiscunt fundamenta montium.
Itaque nobis, quoniam propter quaedam húmame socic-
tatis officia necessarium est amari et timeri ab hominibus,
iiihtat adversarius vene bcatitudinis n o s t r a ubi s p a r -
gens in laqueis : Euge, euge; ut dum avide colligimus,
incaute c a p i a m u r ; et a ventate tua gaudiuni nostrum
deponamus atque in hominum fallacia p o n a m u s ; libeat-
que nos amari et timeri, non propter te, sed pro t e ;
atquc isto modo sui símiles factos secum habeat, non ad
concordiam charitatis, sed ad consortium supplicii : qui
statuit sedem suam poneré in Aquilone, u t te perversa
et distorta via imitanti, tenebrosi frigidique serviamus.
3 . — N o s autem, Domine, pusillus grex tuus ecce sumus ;
tu nos posside. Prsetcnde alas tuas, et fugiamus s u b
eas. Gloria nostra tu esto; propter te amemur, et verbuni

qu'il n'est point agréable à Dieu, se souvienne de celte vérité enseignée ici
par saint Augustin, que ces louanges ne pourront ni le défendre au jour
du jugement ni le sauver de la damnation. Qu'il se dise souvent : « Que
me servira d'avoir l'estime des hommes, »i je perds l'estime de Dieu? Et
si j'ai le bonheur d'être estimé de Dieu, qu'ai-jc besoin des louanges d e *
hommes? Que peuvent-elles ajouter à mon mérite'? Quel bien m'en revien-
dra-t-il? Je me complairai en moi-mémo et me rendrai indigne des com-
plaisances de Dicu. Les jugements des hommes ne seront-ils pas jugés un
k

jour? Si Dieu me blâme, les hommes me justifieront-ils? S'il m'accuse, m e


défendront-ils? S'ils me condamnent, me sauveront-ils? Au contraire, si j'ai
Dieu pour moi, en quoi me servira le blâme des hommes ? S'il preud m a
défense, que m'importe qu'ils m'accusent? S'il me justifie, qu'ai-je à craindre
de leur injuste sentence? » Si Deus pro nobis, quis contra nos? ( Л о т .
vin, 3i.)
3. Les dons de Dieu, par l'effet de la vaine complaisance et la recherche
des louanges des hommes, tournent en ruine à ceux qui en sont orné*-.
Cela doit nous apprendre à fuir par-dessus tout cette peste de la vainc
gloire. (Voir B O S S L ' E T , Discours sur la vie cachée et Traité de la concupì. •
cence, ch. X V H et xruz.}
244 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

lorsque vous le blâmez, ne trouvera pas d'homme pour le


défendre à votre tribunal, ni pour le soustraire à votre con-
damnation. En effet, alors même que ce n'est point un pécheur
qu'on loue des désirs injustes de son cœur, ni un impie dont
on bénit les iniquités, mais un homme que Ton félicite de
quelque grâce reçue de vous, si cet homme se complaît plus
dans les louanges qu'on lui donne que dans la grâce qui en
est l'objet, il s'attire votre blâme en même temps qu'il reçoit
ces louanges, et celui qui les donne vaut mieux que celui qui
les reçoit ; car l'un admire dans l'homme le don de Dieu, et
l'autre préfère au don de Dieu celui de l'homme.
UYBE X — CHAPITRE XXXVI 245

tiium timeatur in nobis. Qui laudari vult ab hominibus


vitupérante te, non defendetur ab hominibus judicante
te, nec eripietur damnante te. Cum autem n o n peccator
laudatur in desideriis animae suae, nec qui iniqua gerit,
benedicitur; sed laudaiur homo propter aliquod bonum,
quod dedisti e i ; at iile plus gaudet sibi laudari se, quam
ipsum donum habere unde laudatur ; etiam iste, te vitu­
pérante, laudatur. Et melior j a m ille qui laudavit, quam
iste qui laudatus est : illi enim placuit in homine donum
Dei; huic amplius placuit donum hominis, quam Dei.
C H A P I T R E XXXVII
Comme il n'est point permis de faire le mal pour éviter qu'on nous loue, saint
Augustin confesse qu"U aime les louanges, tuais encore plus la vérité que le»
louanges.

1. — Ces tentations nous assaillent chaque jour, Seigneur,


nous sommes tentes sans relâche. Chaque jour, la langue
humaine est pour nous une fournaise. Ici encore, vous nous
prescrivez la modération. Donnez-moi ce que vous m ordonnez,
et ordonnez-moi ce qu'il vous plaît. Vous avez vu à ce sujet et
les gémissements de mon cœur et les torrents de larmes qui
coulent de mes yeux. J'ai peine à discerner jusqu'à quel point
je me suis affranchi de cette corruption ; je tremble beaucoup-
pour mes fautes secrètes, que connaissent vos regards et que
les miens ignorent. Dans toute autre espèce de tentation, j'ai
quelques moyens de m'examiner moi-même; dans celle-ci, je
n'en ai presque pas. En effet, pour les plaisirs des sens et la
vaine curiosité de savoir, je vois jusqu'à quel point je reste
maître de mon esprit lorsque, volontairement ou non, je suis
privé de ce qui peut les satisfaire. Je me demande alors à moi-
même si cette privation est plus ou moins pénible. (Juant aux
richesses que l'on recherche pour satisfaire l'une de ces trois
concupiscences, ou deux d'entre elles, ou toutes à la fois, l'âme
ne peut-elle s'assurer qu'elle les méprise en les possédant,
qu'elle les quitte pour s'éprouver elle-même?
2. — Mais, pour échapper à la louange,* et pour éprouver
le pouvoir que nous avons ici sur nous-mêmes, faut-il vivre
mal et mener une conduite si perverse et si déréglée, que nous
devenions pour tous ceux qui nous connaissent un objet d'hor-
reur? Qui pourrait dire ou penser pareille insanité? Si la
louange est et doit être la compaerne nécessaire des bonnes
oeuvres et de la bonne vie, il ne faut pas plus s'affranchir de
cette compagnie que de la bonne vie elle-même. Mais ce n'est
C A P U T XXXVII

Ut movctiur laudibus humams.

— T e n t a m u r his tentatiouibus quotidie, Domine, sine


cessationetentamur. Quotidiana f o r n a i nos tra est humana
lingua. Imperas nobis et in hoc genere continentiam.
Da quod jubes, et jube quod vis. Tu nosti de hac re ad
te gemitum cordis mei, et ilumina oculorum meorum.
Ncque enim facile colligo, qnam sim ab ista peste m u n -
datior, et multum timeo occulta mea, quae norunt oculi
tui, mei autem non. Est enim qualiscumque in aliis
generibus tentationum, mihi facultas explorandi me, in
hoc pene nulla est. Nam et a voluptatibus carnis, et a
curiositate supervacánea cognoscendi, video quantum
assecutus sim posse refrenare a n i m u m meum, cum eis
rebus careo, vel volúntate cum adsunt, vel necessitate
cum absunt. Tunc enim me interrogo, quam magis
minus ve mihi molestimi sit non habere. Divitiae vero,
quae ob hoc expetantur, u t alieni istarum trium cupidi-
tatum, vel duabus canini, vel omnibus serviant, si per-
sentiscere non potest animus u t r u m e a s h a b e n s contemnat,
possunt et dimitti, u t se probet.
2. — Laude vero ut careamus, atque in eo experiamur
qui possumus, numquid male vivendum est, et tam per-
dite atque immaniter ut nemo nos noverit, q u i ñ ó n deícs-
t e t u r ? Quae major dementia dici aut cogitari potest? At
si bonae vitae bonorumque operum comes et solet et debet
esse laudatio, tam comi t aturn ejus, quam ipsam bonam
vitam deseri non oportet. Non autem sentio, sine quo
esse, aut aequo animo, aut eegre possim, nisi cum abfueriU
248 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

que par la privation d'une chose, que je puis savoir si la perte


m'en serait pénible ou indifférente. Que vous confesserai-je
donc, Seigneur, sur cette espèce de tentation? Quoi, sinon que
j'aime les louanges, mais encore plus la vérité que les louanges?
Car si l'on me proposait de choisir entre la louange des hommes
pour prix de mes folles erreurs en toutes choses, ou leur blâme
unanime à cause de mon inébranlable attachement à la vérité,
je sais quel serait mon choix.
3. — Je ne voudrais pas, toutefois, que le suffrage d une
bouche étrangère ajoutât rien à la joie que je ressens de ce peu
de bien qui est en moi. Or, je l'avoue, non seulement il l'aug-
mente, mais le blâme la diminue. Et quand je me sens troublé
de cette misère, une excuse se présente à mon esprit. Ce qu'elle
vaut, vous le savez, mon Dieu; pour moi, elle me laisse dans
l'incertain. Car vous ne nous avez pas seulement ordonné la
continence qui interdit certains objets à notre amour, mais
encore la justice qui nous montre où il doit se porter; et vous
n'avez pas voulu que nous vous aimions vous seul, mais encore
le prochain. Je me persuade donc souvent, quand je prends
plaisir aux louanges d'un homme intelligent, que c'est de son
avancement, ou des espérances qu'il annonce, que je me réjouis;
comme aussi c'est de ses mauvaises dispositions que je m'afflige
quand je l'entends blâmer ce qui est bon, ou ce qu'il ignore-
Quelquefois même, je me fâche des témoignages flatteurs que
l'on me rend, soit qu'on approuve en moi des choses qui me
déplaisent, soit qu'on estime au delà de leur valeur des choses
moins bonnes ou de peu d'importance.
4. — Et encore, que sais-je? Ce sentiment ne vient-il pas de
ce qu'il me répugne que celui qui me loue ait de moi une opi-
nion en désaccord avec la mienne? Non qu'en cela son intérêt
me touche, mais c'est que le bien qui me plaît en moi m'est
encore plus agréable quand il plaît également aux autres. En
effet, dans un certain sens, ce n'est pas me louer que de con-
tredire mon opinion sur moi, soit en me louant de choses qui
me déplaisent, soit en approuvant outre mesure celles qui me
LIVRE X — CHAPITRE XXXVII 249

Quid igitur tibi in hoc genere tentationis, Domine, con­


fiteor? Quid nisi delectari me laudibus, sed amplius ipsa
ventate, quam laudibus? Nam si mihi proponatur, utrum
malim furens, aut in omnibus rebus errans, ab homini-
bus laudari; an constans et in ventate certissimus ab
omnibus vituperari, video quid eligam.
3. — Verumtamen nollem ut augeret mibi gaudium
cujuslibet, boni mei suffragatio oris alieni. Sed auget,
fateor, non solum, sed et vituperatio minuit. Et cum ista
miseria mea perturbor, subintrat mihi excusatio, quae
qualis sit, tu scis, D e u s ; nam me incertum facit. Quia
enim nobis imperasti non tantum continentiam, id est,
a quibus rebus amorem cohibeamus; veruni etiam j u s -
titiam, id est, quo eum conferamus; nec te tantum
vomisti a nobis, verum etiam proximum diligi : saepe
mihi videor de profectu aut spe proximi delectari, cum
bene intelligentis laude detector, et rursus ejus malo con-
tristari, cum eum audio vituperare quod aut ignorât, aut
bonum est. Nam et contristor aliquando laudibus meis
cum vel ealaudentur in me, in quibus ipse mihi displiceo;
vel etiam bona minora et levia pluris aestimantur, quam
iestimanda sunt.
4. — Sed rursus unde scio, an propterea sic afficior
quia nolo de meipso a me dissentire laudatorem meum :
non quia illius utilitate moveor, sed quia eadem bona,
quae mihi in me placent, jucundiora mihi sunt, cum et
alteri placent? Quodammodo enim non ego laudor, cum
de me sententia mea non laudatur; quandoquidem aut
ilia laudantur, quae mihi displiceni; aut illa amplius,

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i. Ces attaques quotidiennes et non interrompues que nous livre l'orgueil


doivent exciter en n o i s un vif désir de l'humilité, d'autant plus que nous
230 CONTENIONS DE SAINT AUGUSTIN

plaisent moins. Suis-je donc sur ce point un mystère pour


moi-même? Je le vois bien en vous, ô Vérité, je ne dois être
sensible k la louange que pour l'intérêt seul du prochain et
non pour moi-même. Je ne sais s'il en est ainsi. Et en cela je
me connais moins que je ne vous connais.
5. — Je vous en supplie, mon Dieu, révélez-moi k moi-même,
afin que je puisse faire connaître k mes frères qui prieront
pour moi les plaies que je trouve en moi. Je m'interrogerai
donc encore avec plus de soin. Si c'est l'utilité du prochain
qui me touche dans les louanges qu'on m'adresse, d'où vient
que je suis moins affecté lorsqu'un autre que moi est blessé
injustement? Pourquoi suisse plus blessé d'une injure qui
m'est faite, que de l'injure, aussi imméritée, faite devant moi,
k un autre? Ne sais-je pas cela non plus? Eh quoi! ne me
reste-t-il plus qu'k me tromper moi-même et k trahir de
bouche et de cœur la vérité en votre présence? Éloignez de
moi, Seigneur, cette folie, de peur que mes paroles ne soient
pour moi cette huile du pécheur, dont il veut parfumer ma
tète. (Ps. CXL, 5.)

sommes certain* de ne pouvoir entrer dans le royaume des cieux à moins


de devenir semblables à de petits enfants.
2 . Il ne faut point fuir les louanges en faisant des actions dignes de
blâme, mais il faut nous efforcer, avec saint Augustin: i° d'être plus sen-
sibles à la vérité qu'aux louanges et disposés à faire des actions ditrnes de
louanges quand même personne n e nous louerait ; s» de combattre de toutes
nos forces la vanité lorsque nous sommes troublés de ne point obtenir de
LIVRE X — CHAPITRE XXXVII

quîe mihi minus placent. Ergone de hoc incertus sum


mei? Ecce in te, Veritas, video, non me laudibus mei»
propter m e , sed propter proximi utilitatem movere opor-
tere. Et utrum ita sit, nescio. Minus mihi in hac re
notas sum ipse, quam tibi.
ó . — Obsecro te, Deus meus, et meipsum mihi indica,
ut confitear oraturis pro me fratribus meis, quod in me
saucLum compererò. Iterum me diligentius interrogem :
si utilitate proximi moveor in laudibus meis, cur minus
moveor si quisquam alius injuste vituperetur, quam si
ego 2 CUT ea contumelia magis mordeor, quae in me, quam
quae in alium eadem iniquitate coram me jacitur? An et
hoc ego nescio? Etiamne id restât, u t ipse me seducam,
et veruna, non faciam coram te in corde et lingua mea?
Insaniam istam, Domine, longe fac a m e , ne o l e u m p e o
catoris mei sit os meum, ad impinguendum caput meum.

louanges, ou agréablement flattés de celles qu'on nous donne; d'arrivé!


à ce degré de perfection de n'être sensibles aux louanges qu'on nous décerne,
ou qu'on décerne aux autres, que pour la seule gloire de Dieu. Cette lutte
nous offrira de grandes difficultés, mais si nous persévérons à prier et à
combattre, nous remporterons Ta victoire avec saint Augustin qui, daiw ses
ouvrages, ne recommande rien tant que l'humilité, docteur d'autant plus
£rand et plus excellent qu'il est plus humble. {Voir BOSSCIET. Discours sur
la vU cachée.)
CHAPITRE XXXVIII

Nous sommet exposés au danger de la vaine gloire, surtout dans les actions
que nous faisons devant les hommes et jusque dans le mépris que nous
paraissons faire de la vaine gloire.

Je suis pauvre et misérable. (P$. cvni, as.) Où je vaux mieux,


c'est dans mes secrets gémissements, lorsque je me déplais à
moi-môme et cherche votre miséricorde jusqu'à ce que je sois
soulagé de mes défaillances et parvenu à cette paix que l'oeil
du superbe ne connaît pas. Mais les paroles sortant de notre
bouche et nos actions connues des hommes, rencontrent la plus
dangereuse tentation dans l'amour de la louange, qui rapporte
à une certaine supériorité personnelle des suffrages mendiés.
Il me tente au moment même où je le condamne en moi, par
cela même que je le condamne. Souvent l'homme tire une
vanité nouvelle du mépris même de la vaine gloire. Aussi ne
peut-il se glorifier de ce mépris de la gloire, car il ne la méprise
pas s'il se glorifie intérieurement.

CONSIDÉRATION P R A T I Q U E

Quel plus p tissant motif d'humilité que de se reconnaître misérable à ce


point que le mépris des louanges devient un aliment à l'orgueil, c'est-à-dire
que le remède lui-même se tourne en poison si le céleste médecin ne R i i é r i t
lui-même cette enflure de notre coeur 1
Sainte Thérèse appelait le vice de la vaine gloire venant du mépris de
la vaine gloire elle-même, l'orgueil le plus subtil. C'est ce qui faisait dire
à Pascal que l'orgueil contrepèse toutes les misères : ou il cache ses misères,
ou, s'il les découvre, il se glorifie de les connaître. (Pensées, t. Il, Grandeur
et Misère de l'homme.) « La vanité, dit-il ailleurs, est si ancrée daus le coeur
CAPUT XXXYII1

Est virtuti periculum a \>*na gloria.

Egenus et pauper ego sum, et meliorin occulto gemitu


displicens mihi, et quœrens misericordiam tuam, donee
reficiatur defectus meus et perficiatur usque in pacem,
quam nescit arrogantis oculus. Sermo autem ore prooe-
dens, et facta quœ innotescunt hominibus, habent ten-
tationem periculosissimam a b amore laudis, qui ad pri-
vatam quamdam excellentiam contrahit emendicata suf-
fragia. Tentât, et cum a me in me arguitur, e o i p s o quo
arguitur; etsaepe homo, de ipso vanae gloriae cuntemptn,
vanius gloriatur: ideoque, non j a m de ipso vanœ gloriae
contemptu gloriatur; non enim earn contemnit, cum
gloriatur intus.

de l'homme, qu'un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante


et veut avoir ses admirateurs, et les philosophes mêmes en veulent. Et ceux
qui écrivent contre, veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit, et ceux qui
le lisent, veulent avoir la gloire de l'avoir lu, et moi, qui écris ceci, j'ai
peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront l'auront également. »
(Pensées diverses, 1.1».)
« O malheur de l'homme, s'écrie de son côté Bossuet après notre saint
Docteur, où ce qu'il y a de plus épuré, de plus sublime, de plus vrai dans
la vertu, devient naturellement la pâture de l'orgueil I Et à cela, quel remède,
puisque encore on se glorifie du remède même? En un mot, on se glorifie
de tout, puisque même on se glorifie de la connaissance qu'on a de son
indigence et de son néant, et que les retours sur soi-même se multiplient
jusqu'à l'infini. » (Traité de la concupiscence, ch. x x m . )
CHAPITRE XXXIX

Saint Augustin craint un autre genre de tentation qffi fait qu'on se regarde
.ivec complaisance sans plaire aux autres et en ne se souciant nullement de
leur plaire. Nature et force de l'amour-propre.

II y a encore en nous, dans ce genre de tentation, un autre


mal : c'est la vanité des hommes qui se complaisent en eux-
mêmes quoiqu'ils ne plaisent pas aux autres, ou même qu'ils
leur déplaisent, et se soucient peu de leur plaire. Or, en se
plaisant a eux-mêmes, ils vous déplaisent beaucoup, non seu-
lement quand ils se glorifient dans, le mal comme si c'était le
bien, ou qu'ils se regardent comme les auteurs du bien qu'ils
tiennent de vous, mais encore lorsque, reconnaissant qu'il vient
de vous, ils l'attribuent k leurs mérites, ou lersqu'enfin ils
confessent qu'ils le tiennent de votre grâce, mais avec cette joie
égoïste qui envie aux autres les mêmes faveurs. Parmi tant de
périls et d'épreuves de ce genre, vous le voyez, mon cœur
tremble, ma vigilance a n'être pas blesse' est moins grande que
votre sollicitude k guérir mes blessures.

CONSIDÉRATION PRATTQUE

Les remodes contre les tentations multipliées do l'orgueil se trouvent dans


tous les livres de spiritualité. Un des ouvrages les pins remarquables sur
CAPUT XXXIX

4moris proprii vis et natura.

Etiam intus est aliud in eodem çenere teiitatiouis


malum, quo inanescuut qui placent sibi de se, quamvis
aliis vcl non placeant, vel displiceaut, nec placere affec­
tent caeteris. Sed sibi placentcs, multum tibi displicent :
non tantum de non bonis quasi bonis, verum etiam de
bonis tuis, quasi suis ; aut etium sicut de tuis, sed tan-
quam ex mcritis suis; aut etiam sicut ex tua gratia, et
non secundum sua mérita, non tameu socialiter gaudentes,
sed alii invidentes ea. In his omnibus atque hujuscemodi
periculis et laborious, vides tremorern cordis mei : sed et
vulnera mca magis subinde a te sanari, quam mihi non
infligi, sentio.

cette vertu est le traité qu'en a composé Jacques Alvarez. II y découvre


tous les artifices de l'orgueil et enseigne les moyens de combattre cette
passion par des considérations empruntées en grande partie à saint Augustin.
A l'exemple de ce grand Saint, il Taut joindre la vigilance à la crainte, et
rendre grâces à Dieu qui guérit, par ses bonnes inspirations, les blessures
des pensées d'orgueil se glissant dans notre éme, souvent à notre insu, et
nous fait connaître, par mille moyens secrets, toute l'étendue de notre
vanité et de sa vérité.
C H A P I T R E XL

Sous 1« conduite de F»'eu qui s'est rendu son maître, il a parcouru toutes choses
tant au dehors qu'au dedans de lui, et il a reconnu que Dieu n'est rien de
tout cela, qu'il se réjouit en Dieu lorsqu'il le peut, et qu'il y trouve un
charme ineffable.

1 . — Où ne m avez-vous pas accompagné, ô Vérité, en m*ap-


prenant ce qu'il me fallait rechercher ou fuir, alors que je vous
exposais, autant que je le pouvais, ce que mon œil intérieur
avait découvert et que je vous consultais? J'ai parcouru,
comme je l'ai pu à l'aide de mes sens, le monde extérieur;
j'ai observé sur moi la vie de mon corps et l'action de mes
sens. Et je suis entré dans les profondeurs de ma mémoire, dans
ces nombreuses et immenses retraites si merveilleusement
peuplées d'une infinité d'images ; j'ai considéré et j'ai été épou-
vanté, je n'ai pu rien y distinguer sans vous, et j'ai reconnu
que rien de tout cela n'était vous. Moi-môme, je ne le suis pas,
moi qui, pour vous trouver, ai parcouru toutes ces choses, et
me suis efforcé d'en faire le discernement et de les apprécier à
leur juste valeur, recevant les unes par le témoignage des sens,
et interrogeant les autres que je sentais mêlées à mon être,
distinguant ensuite et énumérant ces messagers de mes sensa-
tions, fouillant enfin les vastes richesses de ma mémoire, met-
tant celles-ci en réserve, retirant celles-là.
2. — Vous êtes bien différent de moi qui faisais tout cela,
ou plutôt de la puissance en vertu de laquelle j'agissais. Vous
n'êtes pas cette puissance, parce que vous êtes la lumière
immuable que j'ai consultée sur l'être, la qualité, la valeur de
toutes ces choses. Et j'écoutais vos leçons et vos préceptes.
Aussi, j'y reviens souvent; j'y trouve un charme ineffable, et,
autant que je peux m'arracher aux nécessités des travaux, je
me réfugie dans ce plaisir. Or, parmi tous ces objets que je
parcours sous votre conduite, mon âme ne trouve qu'en vous
CAPUT XL

Quod in se et cáeteris rebus Deum investigava.

1 . — Ubi non mecum ambulasti, Veritas, docens quid


caveam, et quid appetam, cum ad te referrem interiora
visa mea, quae potui, teque consulerem? Lustravi min*
dum foris sensu quo p o t u i ; et attendi in me vitam cor*
poris mei, sensusque ipsos meos. Inde ingressus sum in
recessus memoriae faeae, multíplices amplitudines, plenas
miris modis copiarum innumerabilium; et consideravi,
et expavi, et nihil eorum discernere potui sine te, et
nihil eorum esse te inveni. Nec ego ipse inventor, qui
peragravi omnia, et distinguere et p r o sui quaeque digni-
tatibus aestimare conatus s u m ; excipiens alia nuntian-
tibus sensibus, et interrogans; aliam ^necum commixta
sentiens, ipsosque nuntios dignoscens atque dinumerans;
jamque in memoriae latis opibus alia pertractans, alia
recondens, alia eruens.
2 . — Nec ego ipse, cum haec agerem, id est, vis mea,
qua id agebam, nec ipsa eras tu, quia lux es tu perma-
nens, quam de omnibus consulebam, an essent, quid
assent, quanti pendenda essent. Et audiebam docentem
ac j u b e n t e m ; et saepe istud facio. Hoc me delectat; et ab
omnibus actionibus necessitatis, quantum relaxari pos-
sum, ad istam voluptatem refugio. Ñeque in his omni-
b u s quae percurro consulens te, invenio tutum locum
animae meae, nisi in te, quo colligantur sparsa mea, nec
a t e q u i d q u a m recedat ex me. Et aliquando intromittis
me in affectum multum inusitatum introrsus, ad nescio
quam dulcediiiem ; quae, si perficiatur in me, nescio quid
TOSI E III Q
258 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

un lieu sûr, où elle rassemble mon être épars afin que rien de
moi ne s'éloigne de vous. Et parfois vous me pénétrez d'un
sentiment bien étrange, de je ne sais quelle douceur intérieure
qui, recevant en moi sa perfection, serait je ne sais quoi qui
ne serait plus cette vie. Mais je retombe sous le poids de ma
chaîne; je suis entraîné par le torrent; je suis captif et je
pleure abondamment, mais je suis fortement enchaîné, tant le
fardeau de l'habitude nous accable! Je puis être ici, mais je
ne le veux pas; je veux être là, et je ne le puis : des deux côtés,
je suis malheureux.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i. C e s t par la méditation que saint Augustin est arrivé à la connais-


sance parfaite de la vérité, des vertus et des vices; c'est là qu'il consultait
Dieu pour savoir de lui, non seulement si les créatures existent, mais leur
nature et leur valeur; c'est là que cette divine lumière l'inondait de ses
clartés, pour lui apprendre et ce qu'il devait faire et ce qu'il devait
LIVRE X — CHAPITRE XL 259

erit, quod vita ista non erit. Sed recido in haec aerum-
nosis ponderibus, et resorbeor solitis, et teneor, et mul-
tum fleo ; sed multum teneor. Tantum consuetudinis sar-
cina dégrevât. Hic esse valeo, nec volo; illic volo, nec
valeo; miser utrobique.

omettre. Imitons nous-mêmes cet exemple, en nous persuadant bien que


.îous ferons peu de progrès dans la vie spirituelle sans la méditation fré-
quente des choses divines. Le saint Docteur nous avoue qu'il consacrait
aux délices de la méditation et de la contemplation tout le temps qui n'était
pas réclamé par les occupations nécessaires. Donnons au moins à ce saint
exercice de la méditation tout le temps qu'exige notre position, ou la règle
de l'Institut dont nous faisons partie.
a. Dieu communique souvent à ses élus, dans la méditation, comme un
avant-goût de l'éternelle béatitude, qui les force de s'écrier : « Qu'elle est
grande, Seigneur, la multitude de votre douceur ! » Mais saint Bernard fait
observer avec raison que cette douceur dure peu et que, bientôt, ils sont
obligés de reprendre les occupations habituelles, de se soumettre aux
nécessités de la vie, ce que déplore ici saint Augustin.
C H A P I T R E XLI

Il confesse que la source de ses coupables langueurs est la triple concupiscence,


et comment il a invoqué Dieu qu'il avait perdu parce que, avec lui, il vou-
lait posséder le mensonge.

J'ai considéré dans cette triple concupiscence ( I ) la source


de mes coupables infirmités, et j'ai demandé mon salut à votre
bras. Car j'ai vu votre gloire, le cœur blessé; et, tout ébloui,
j ai dit : « Qui peut voir jusque-là? J'ai été rejeté loin de l'éclat
de vos yeux. » (Ps. xxx, a3.) Vous êtes la vérité qui préside à
tout ; et moi, dans mon avarice, je ne voulais pas vous P E I V I - : (r),
mais, avec vous, je voulais posséder le mensonge, semblable à
ceux qui veulent tout à la fois mentir et savoir la vérité. Je
vous ai donc perdu, parce que vous dédaignez d'être possédé
avec le mensonge.

( i ) J'ai considéré dans cette triple concupiscence de la chair, des yeux,


de l'orgueil, dont parle saint Jean {/. Joan. n, 1 6 ) , et qui porte l'homme
au péché, en lui inspirant un amour déréglé de ces trois sortes de biei g :
i° les biens dont il jouit en lui-même, comme le plaisir du boire, du
E
manger, de la volupté; 3 les objets qui ne le charment et ne le séduisent
que par de vaines aj^arences, qui n'ont pour but que de satisfaire sa
curiosité; 3° les biens qui sont tout entiers en dehors de lui, comme l'hon-
neur, la louange, la gloire. C'est la concupiscence de la chair, la concupis-
cence des yeux et l'orgueil de la vie.
(aï Je ne voulais pas vous perdre. Nul, si impie qu'il soit, ne veut
perdre Dieu, qui est le souverain bien. Tous désirent nécessairement le
posséder, bien qu'un grand nombre refusent de prendre les moyens indis-
pensable pour y parvenir.
CAPUT XLl

Deum amittit quisquís mendacium quœrit.

Ideoque consideravi languores peccatorum meorum, in


cupiditate triplici; et dexteram tuam invocavi ad salutem
nieam. Vidi enim splendorem tuum corde saucio, et
repercussus dixi : Quis illuc potest? Projectus sum a facie
oculorum tuorum. Tu es Veritas super omnia prœsidens.
At ego per avaritiam meam non amittere te volui, sed
volui, tecum possidere mendacium, sicut nemo vult ita
falsum dicere, ut nesciat ipse quid veruni sit. Itaque
amisi te, quia non dignaris cum mendacio possideri.

CONSIDERATIONS PRATIQUES

1. Combien fut admirable la conversion de saint Augustin, car il sortit si


complètement de l'abîme profond des vices de la volupté, de l'orgueil, de
la vanité, qu'il ne conserva que quelques légères imperfections dont on a
peine à voir la culpabilitéI Et nous, par quoi nous laissons-nous arrêter?
Suivons ce grand Saint, ou du moins désirons de le suivre. Augustin est
devenu chaste, humble, plein de mépris pour le monde, et persévéra cons-
tamment dans la pratique de ces vertus. Regardez et faites selon le modèle
qu'il vous donne dans sa conversion, vous qui l'avez imité dans ses égarements.
2 . Dieu ne veut pas être dans notre cœur l'associé du mensonge. Le grand
empêchement à notre conversion et à notre progrès dans la vertu, c'est que
nous voulons placer notre joie tout à la fois en Dieu et dans les créatures,
et nous nous persuadons faussement que cette alliance est possible. Nul ne
peut servir deux maîtres. [Matth. vi, a4; Luc. xvi, i3.) Quel lien peut-il y
avoir entre la justice et l'iniquité? Quelle union entre la lumière et les
ténèbres? Quel accord entre Jésus-Christ et Bélial? (// Cor. vi,
C H A P I T R E XLII

Quelques-uns s'égarent jusqu'à recourir aux anges déchus comme médiateurs


entre Dieu et les hommes.

1. — Qui trouverai-je pour me réconcilier avec vous? Faut-il


solliciter les anges? Et par quelles prières? Par quels sacrifices?
Beaucoup d'hommes, ai-je appris, travaillant pour revenir
à vous (i) et ne le pouvant d'eux-mêmes, ont tenté cette voie ; ils
succombèrent au désir de voir des choses étranges et méritèrent
<Fètre livrés à l'illusion. Ces orgueilleux, ils vous cherchaient
avec tout le faste de la science (2), élevant la téte au lieu de
se frapper la poitrine; aussi, par la conformité de leur creur,
ils sont devenus complices de l'orgueil des puissances de
l'air (Ephes. 11, 2) dont les prestiges les ont trompés. I
cherchaient le médiateur qui devait purifier leur âme, et ils
ne l'ont pas trouvé; car il nj avait là que le diable trans-
formé en ange de lumière. (// Cor. xi, i4-)
2. — Il a surtout séduit cet orgueil charnel parce qu'il
n'était pas lui-même revêtu d'un corps de chair. En effet, ils
étaient mortels et pécheurs ; mais vous, Seigneur, avec qui ils
cherchaient orgueilleusement à se réconcilier, vous êtes immortel
et sans péché. Or, il fallait au médiateur entre l'homme et
Dieu, quelque ressemblance avec Dieu et avec l'homme. Entiè-
rement semblable à l'homme, il était loin de Dieu; entiè-
rement semblable k Dieu, il était loin de l'homme ; il n'était
plus médiateur. Ainsi, ce faux médiateur (3), aux déceptions

(1) Beaucoup d'hommes travaillant pour revenir à voua, etc. Saint A U G U S -


tin paraît vouloir désigner ceux qui, séduits par l'orgueil et la curiosité,
cherchent des visions et des révélations divines, et tombent dans les pièges
du démon qui les trompe en se transfigurant en ange de lumière.
(A) Ces orgueilleuse vous cherchaient avec tout te faste de la science.
Ceux qui se repaissaient de ces vaines illusions étaient les philosophes pla-
CAPUT XLII

Non nul Ii infeliciter ad dxmones, tanquam ad mediatores, re cur re runt.

1 . — Quern invenirem, qui me reconciliaret tibi? A n


ambiendum mihi fuit ad angelos? Qua prece? Quibus
sacramentis? Multi conantes ad te redire, neque per
seipsos valentes, sicut audio, tentaverunt haec, et inci*
derunt in desiderium curiosarum visionum, et dignî
babiti sunt illusionibus. Elatienim te quaerebant doctrinac
fastu, exerentes potius quam tundentes pectora, et ad-
duxerunt sibi per similitudinem cordis sui, conspirantes
et socias superbiœ suae potestates aeris hujus, a quibus
per potentias magicas deciperentur, quaerentes media-
torem, per quern purgarentur, et non erat. Diabolus
enim erat, transfigurans se in angelum lucis.
2 . — Et multum illexit superbam carnem, quod in
c a m e o corpore ipse non esset. E r a n t enim illi mortales
peccatores; tu autem, Domine, cui reconciliari superbe
quaerebant, immortalis et sine peccato. Mediator autem
inter Deum et homines, oportebat ut haberet aliquid
simile Deo, aliquid simile hominibus : ne in utroque ho-
minibus similis, longe esset a D e o ; aut in utroque Deo
similis, longe esset ab hominibus; atque ita mediator

tonieiens, dont saint Paul confond l'orgueil par ces paroles : « Ces hommes
qui se disaient des sages sont devenus fous. » {Rom. i, 22-) — Voir cette
même idée développée dans la Cité de Dieu (liv. IX, ch. r"), où saint Augus
tin dt'siicne nommément les philosophes platoniciens.
| 3 | Ce fauœ médiateur. Il fallait un médiateur entre Dieu et les hommes.
Le dr-'mon montre avec ostentation l'immortalité qui lui est commune avec
Dieu ; mais il n'a rien de commun avec les hommes que le péché et le châ-
m CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

duquel votre secrète justice livre les orgueilleux, a quelque


chose de commun avec l'homme, c'est le péché; et il veut
paraître avoir quelque chose de commun avec Dieu, c'est l'im-
mortalité, parce qu'il n'est pas revêtu d'un corps mortel. Mais
comme la mort est la solde du péché, et qu'il a le péché de
commun avec l'homme, il sera comme lui précipité dans la
mort (i).

liment du péché. H ne peut donc être un vrai médiateur ni expier le péché,


puisqu'il est pécheur lui-même.
(i) Comme il a le pèche de commun avec l'homme, il sera comme lui
précipité dans la mort. Quelle est cette mort, puisque le saint Docteur
enseigne formellement dans le livre IX de la Cité de Dieu, ch. xiv, et
ailleurs, que les anges réprouvés sont demeures immortels? Il l'explique
lui-même dans ce même ouvrage : « Celui qui, vivifié par l'esprit de Dieu,
deviendra spirituel et immortel, ne pourra mourir. II en est de même de
l'âme créée immortelle, bien que le péché lui donne la mort en la privant
LIVRE X — CHAPITRE XLII 265

non esset. Fallax itaque ille mediator, quo per secreta


judicia tua, superbia meretur illudi, u n u m cum hominibus
habet, id est peccatum : aliud videri vult habere cum
Deo; ut quia carnis mortalitate n o n t e g i t u r , p r o immor-
tali se ostendet. Sed quia Stipendium peccati mors est,
hoc habet commune cum hominibus, unde simul damne-
t u r i n mortem.

d'une partie de sa vie, c'est-à-dire de l'esprit de Dieu qui pouvait la faire


vivre dans la sagesse et le bonheur. Cependant, malgré sa misère, elle ne
cesse pas de vivre de sa propre vie, car elle a été créée immortelle. De
même pour les anges apostats : bien qu'ils soient en quelque sorte morts
par le péché puisqu'ils ont abandonné le principe de la vie qui est Dieu,
source inépuisable d'une vie sage et heureuse, pourtant ils n'ont pu mourir
en cessant tout a fait de vivre et de sentir, parce qu'ils ont été créés
immortels, » etc. (Cité de Dieu, liv. XIII, ch. xzxv. n« 6.1
C H A P I T R E XLIII

Jésus-Christ est le vrai médiateur, de qui il espère la guérison de ses infirmités.


C'est entre ses mains qu'il a remis le soin de sa vie Lorsqu'il résolut de fuir
au désert.

1 . — Mais le vrai médiateur, que le secret de votre miséri-


corde a révélé aux humbles et que vous avez envoyé pour leur
apprendre, par son exemple, l'humilité même, ce médiateur de
Dieu et des hommes, c'est Jésus-Christ fait homme, qui est
apparu entre les pécheurs mortels et le Juste immortel, mortel
avec les hommes, juste avec Dieu. Et comme la vie et la paix
sont la récompense de la justice, par la justice qui l'unit à
Dieu il affranchit de la mort", dont il voulut être comme eux
tributaire, les pécheurs justifiés. C'est lui qui a été montré de
loin aux saints des anciens jours, pour qu'ils fussent sauvés
par la foi au sang qu'il devait répandre, comme nous le
sommes par la foi en son sang répandu. En effet, c'est en sa
qualité d'homme qu'il est médiateur (i). (/ Tint, n, 5.) En tant
que Verbe, il n'est pas intermédiaire, parce que le Verbe est
égal à Dieu, Dieu en Dieu (Rom. vin, 32), et en un seul Dieu
avec le Saint-Esprit.
2. — De quel amour vous nous avez aimés, ô bon Père,
vous qui n'avez pas épargné votre Fils unique, mais l'avez
livré pour nos iniquités! (Rom. vm, 32.) De quel amour vous
nous avez donc aimés, nous pour qui Celui qui n'a pas regardé
comme une usurpation d'être égal à vous s'est rendu obéissant
jusqu'à la mort de la croix! (Philip, n, 6.) Celui qui est le
seul libre entre les morts (a) (P&. LXXXVII, 6), qui avait le pou-
voir de quitter la vie et de la reprendre (Joan. x, 18), s'est
offert pour nous comme vainqueur et victime, comme vainqueur

(i) Ce n'est qu'en sa qualité d'homme qu'il est médiateur. C'est ainsi
qu'il tient comme le milieu entre Dieu et l'homme; il est semblable à Dieu
C A P U T XLIII

Christus mediator verax, a quo languorum suorum sanationem spent.

1 . — Verax tarnen mediator, quern sécréta tua miseri-


cordia demonstrasti humilibus, et misisti, u t ejus exem-
ple etiam ipsam discerent humilitatem; mediator ille
Dei et hominum, homo Christus Jesus, inter mortales
peccatores et immortalem j u s t u m apparuit; mortalis cum
hominibus, Justus cum Deo : u t quoniam Stipendium
justitise, vita et p a x est, per justitiam conjunctam Deo,
evacuaret mortem justificatorum impiorum, quam cum
illis voluit habere communem. Hie demonstratus est a n -
tiquis Sanctis : u t ita ipsi per fidem futurae passionis ejus,
sicut nos per fidem praeteritae, salvi fièrent. In quantum
euim homo, in tantum mediator: in quantum a u t e m V e r -
bum, n o n médius, quia aequalis Deo, et Deus apud Deum,
et simul cum Spiritu sancto unus Deus.
2 . — Quomodo nos amasti, Pater bone, qui Filio too
unico non pepercisti, sed p r o nobis impiis tradidisti
eum? Quomodo nos amasti? P r o quibus ille, qui non
rapinam arbitratus est esse aequalis tibi, factus est sub-
ditus usque ad mortem, mortem autem c r u c i s ; unus ille
in mortuis liber, potestatem habeas ponendi animam
suam, et potestatem habens iterum sumendi earn; p r o

par la divinité et par la justice, il est semblable à nous par la nature


humaine.
(•>) Celui qui est le seul libre entre les morts, car les autres hommes
SONT soumis à la nécessité de la mort, tandis que Jésus-Christ l'a acceptée
volontairement, par la puissance qu'il avait de donner s a vie sur la croix
ET de la reprendre dans sa résurrection.
¿68 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

parce qu'il a été victime (i). Pour nous, il s'est offert comme
sacrificateur et comme sacrifice, sacrificateur parce qu'il a été
sacrifice (2). Enfin, d'esclaves que nous étions, il nous a faits
vos enfants, lui votre fils devenu notre esclave (3). C'est donc
avec justice que je place en lui la ferme espérance que vous
guérirez toutes mes langueurs, par lui qui siège à votre droite
et intercède pour nous. ( R o m . vin, 34.) Autrement je désespé-
rerais, car nombreuses et grandes sont mes infirmités. Oui,
nombreuses et grandes; mais plus grande encore est la vertu
de vos remèdes.
3. — Nous aurions pu croire votre Verbe trop éloigné de
nous pour s'unir à l'homme, et désespérer de nous, s'il ne
s'était pas fait chair, et s'il n'avait habité parmi nous. Épou-
vanté de mes péchés et du poids de ma misère, j'avais délibéré
dans mon cœur et presque résolu de fuir au désert (4) ; mais
vous m'avez arrêté et rassuré par ces paroles : a Le Christ est
mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour
eux, mais pour celui qui est mort pour eux. » (II C o r . v, i5.)
Aussi, Seigneur, je remets entre vos mains le soin de ma vie,
et je considérerai les merveilles de votre loi. ( P s . cxvni.) Vous
connaissez mon ignorance et ma faiblesse, enseignez-moi,
guérissez-moi. Ce Fils unique en qui sont cachés tous les
trésors de la sagesse et de la science (Coloss. n, 3), m'a
racheté de son sang. Loin de moi les calomnies des superbes
( P s . cxvin), car je connais le prix de ma victime (b) ; je mange

(1) Vainqueur parce qu'il a été victime, car il n'a triomphé du démon
que par le sacrifice sanglant qu'il a offert pour nous sur l'autel de la croix.
(a) Sacrificateur parce qu'il a été sacrifice, car il n'a institué d'autre
sacrifice, il n*a offert d'autre hostie que lui-même, et Dieu son Père ne Ta
établi prêtre pour l'éternité, selon l'ordre de Melchisédech, qu'afin qu'il
s'offrit pour nous et donnât sa vie pour la rédemption d'un srrand nombre.
(3) Devenu notre esclave, se rendant visiblement esclave pour nous,
quoique véritablement voire fils. C'est ainsi que, comme Dieu, il a pu offrir
une rançon digne et suffisante pour nous racheter, et que, comme homme,
il a pu accomplir l'œuvre de notre rédemption.
(41 J'avais presque résolu dt> fuir ou désert. On voit par là, comme Ta
remarqué le bienheureux Jourljîn de Saxe, ermite de Saint-Augustin, que
LIVRE X — CHAPITRE XLHI 269

nobis victor et victima, et ideo victor, quia victima; pro


nobis tibi sacerdos et sacrificium, et ideo sacerdos, quia
sacrificium; faciens tibi nos de servis filios, de te nas-
cendo, nobis serviendo. Merito mihi spes valida in illo
est, quod sanabis omnes languores meos per eum qui
sedet ad dexteram tuam, et te interpellât pro nobis; alio-
quin desperarem. Multi enim et magni sunt iidem lan-
guores m e i ; multi sunt et m a g n i ; sed amplior est medi-
cina tua.
3. — Potuimus putare Verbum tuum remotum esse a
conjunctione hominis, et desperare de nobis; nisi caro
fieret, et habitaret in nobis. Conterritus peccatis meis et
mole miseriee meœ, agitaveram in corde meditatusque
fueram fugam in solitudinem; sed prohibuisti me, et
confirmasti me, dicens : Ideo pro omnibus Christus
mortuus est, ut qui vivunt j a m non sibi vivant, sed ei
qui pro ipsis mortuus est. Ecce, Domine, jacto in te
curam meam, ut vivam, et considerem mirabilia de lege
tua. Tu scis imperitiam meam et infirmitatem m e a m ;
doce me, et sana me. Ille tuus unicus, in quo sunt
omnes thesauri sapientiœ et scientiœ absconditi, redemit

le saint Docteur avait en si grande estime la vie solitaire, qu'il eût embrassé
ce genre de vie si Dieu lui-même ne l'en eût détourné.
(5) Je connais le prix de ma victime, le prix de ma rédemption, le sang
de Jésus-Christ. Je mange la chair, je bois le sang de cette victime dans
le sacrifice de la messe; je la distribue aux autres en distribuant l'Eucha-
ristie à ceux qui s'approchent de la Sainte Table.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i. Bien que la grandeur de ses péchés excitât Augustin à mener une vie
d'austérités et d'entière solitude, Dieu l'appela cependant au gouvernement
et à la direction des âmes afin qu'il pût en retirer un grand nombre du
bourbier de l'hérésie et des autres crimes dans lequel il avait été si long-
temps plongé. Augustin obéit à la voix de Dieu, et il aima mieux vivre
270 CONFESSIONS D S SAINT AUGCSTIN

sa chair, je bois son sang, et je la distribue aux autres. Pauvre


encore, je désire en être rassasié avec ceux qui la mangent
et s'en rassasient, et qui louent le Seigneur parce qu'ils le
cherchent (i). (Ps. xxi, 26.)

pour Jésus-Christ et devenir le ministre de sa rédemption, que de vivre pour


lui seul. Il nous apprend ainsi, par un exemple illustre, que, jusque dans
la vie commune et dans l'exercice du ministère pastoral, on peut expier les
péchés de 6a vie passée pur un grand amour de Dieu et du prochain.
2 . Le saint Docteur parait être arrivé à la perfection que l'univers
catholique admire en lui, surtout par ces trois moyens : i" en plaçant en
Dieu et dans les mérites de iéws-<Ghrist toute sa sollicitude, toute sa con-
fiance; s" en considérant dans de fréquentes méditations les merveilles de
la loi divine; 3° en offrant souvent et tous les jours sans doute le Saint
Sacrifice de la Messe, dans lequel il mangeait la chair, il buvait le sang de
la victime du salut et la distribuait aux autres. C'est la triple source
d'où découlait cette application si grande À la mortification, à l'aide de
laquelle il triompha de la triple concupiscence et invita, par son exemple,
tous les lecteurs de ses Confessions k l'imiter.
e
( 1 ) Parce qu'ils le cherchent* « Ce mot, le dernier du X livre, emprunté
à David, en donne le sens et le résumé. Quatorze ans après sa conversion,
Augustin, prêtre, évêque, philosophe, exégète, théologien, cherche
encore Dieu. Seulement, tandis que, pendant sa jeunesse, le vice et l'erreur
avaient ouvert une double blessure dont il avait fini par trouver le remède
dans la conversion, maintenant qu'il possède la vérité il plonge son regard
dans les sources mêmes du mal, appelées par saint Paul, d'un ton géne-
LIVRE X — CHAPITRE X U I I 271

me sanguine suo. Non calumnientur mihi superbi : quo-


niam cogito p r e t i u m m e u m , et manduco; e t b i b o e t e r o g o :
et pauper cupio saturari ex eo, ínter illos qui edunt et
saturantur, et laudant Dominum, requirentes eum.

rique : la concupiscence. Placé dans cet état particulier et bienheureux que


les théologiens décrivent sous le nom d'amour de perfection, il jette sur la
concupiscence un regard ferme qui pèse sur elle, qui voudrait la faire dis-
paraître sous le feu dévorant de son accusation. Il se compare quelque part
à une immense forêt remplie d'embûches et de périls, et il s'écrie : <t Com-
bien de coupes n'ai-je pas déjà faites I » Mais il sent que l'obstacle à la
possession sans mélange de l'objet que son cœur désire est dans cette puis-
sance mystérieuse qui enveloppe tout l'homme et dont saint Paul a formulé
la loi funeste : Caro concupiscit adversus spirtfum. (Galat. v, 17.) Il
engage contre elle une guerre sans merci. Dieu, il l'aime; mais il ne le
possède pas dans toute la mesure de son désir; il le cherche encore. Tant
qu'il sentira un obstacle ou un péril, tant qu'il croira devoir craindre, il
n'aura ni repos ni trêve. Ce n'est pas assez dire. Ecrivant pour ceux de ses
frères dans la foi qui désirent savoir ce qu'il est au temps même de ses
Confessions, il est sobre de détails, mais son âme apparaît dans toute la
mâle beauté de sa ferme et inébranlable espérance. Soldat pour le ciel, il
crée avec un admirable sens chrétien, pour se l'appliquer à lui-même, la
discipline de l'ascète, en attendant qu'il formule la règle de vie parfaite à
laquelle tant de générations chrétiennes viendront s'abreuver comme aux
eaux jaillissantes. » (M«* DOUAIS, loc. cit., p. i83.)
LIVRE XI
L I V R E XI
// va traiter des Saintes Écritures, pour lesquelles il brûle
d'amour, et expliquer surtout le premier chapitre de la
Genèse. Il s'étend sur css paroles: Au commencement,
Dieu créa le ciel et \ i terre, et réfute ceux qui deman-
daient ce que Dieu faisait avant la création de l'univers,
et comment, après un si long repos, la pensée lui est venue
de le créer. En réfutant ces objections^ il disserte Ion-
guement sur la nature du temps (i).

CHAPITRE PREMIER

Saint Augustin expose le motif qui l'a porté à écrire ses Confessions, c'est
IOUR exciter l'amour de Dieu dans SON cœur et dans le cœur de ceux qui les
f
iront. Dieu, éternel de sa nature, connaît tout ; nous ne laissons pas cepen-
dant de lui confesser NOS misères et NOS besoins dans la prière.

Eh quoi! Seigneur, puisque l'éternité vous appartient, ignorez-


vous ce que je vous dis, ou ne voyez-vous que pendant un

(1) « Touchant à la fin de son œuvre, Augustin ne devait-il pas à Dieu, le


Père retrouvé de son âme désabusée, un plus solennel et plus spécial can-
tique de gloire? Les livres XI, XII et XIII peuvent être considérés comme
son Te Deam. S'ils ne sont pas cela, ils se relient difficilement à l'œuvre
elle-même, avec laquelle ils n'ont qu'un lien purement artificiel, comme
serait le ton déprécatoire, par exemple, constant dans les treize livres.
Désormais, nous n'entendrons plus le détail des fautes d'Augustin et des
tentations qui l'assaillent encore; sa longue misère, il se borne à la recon-
naître en termes généraux. Les yeux fixés sur l'éternelle bonté, au lieu de
se considérer principalement lui-même, il la chante. Seulement, pour com-
prendre ce Te Deum final, il faut, d'une part, tenir errand compte du génie
propre et de l'état d'esprit d'Augustin, mis en mouvement, travaillé par la
triple curiosité du philosophe, du théologien, de l'exégète ; il faut, d'autre
LIBER UNDECIMUS
Laudaturus Deum deinceps professione sua ipsius in Scrip-
iuris Sanctis sive imperiate, sive etiam periiice, out ejus
quoin eas ex muñere divimflagrabat, siudii, explicandum
sumit primumcaput libri Céneseos, atque ìrìc illustratimi
priora verba : In principio fecit Deus ccelum et terram.
Occurrit obtrectantibus, quid faceret Deus anteqitatn
ccelum et terram conderet; et unde ei in mentem venerit
tandem aliquando ea faceré, cum antea non fecisset. Dwn
vero iis refellendis insistit, copiosam de tempore con-
scribit disputationem.

C A P U T PRIMUM

Cur confitemur Deo scienti.

Numquid, Domine, cum tua sit seternitas, ignoras quae


tibi dico; a u t ad tempus vides quod sit in tempore? Cur
ergo tibi tot rerum narrationes digero ? Non utique, ut

part, se transporter à la fin de ce iv" siècle, dont le triomphe progressif du


christianisme domine l'histoire troublée par 1 egoïsme d'une société qui se
meurt et par les sectes religieuses appelant au festin maudit l'opinion qui
résiste. On comprend que, sur les lèvres d'un docteur comme Augustin, la
louange ait pris un caractère doctrinal. Aussi bien sou cantique d'actions
de grâces peut être divise en quatre parties : Dieu parlant dans l'Ecriture;
Dieu créateur et éternel; Dieu en trois personnes, mystère dont l'homme
porte l'empreinte en lui-même; Dieu sanctifiant et glorifiant les hommes
par l'Eglise, vérités d'un intérêt universel pour les temps et les peuples
chrétiens. » (M«* DOUAIS, loc. cit., p. i85.)
¿76 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

temps (i) ce qui se passe dans le temps? Pourquoi donc vous


rédiger le récit de tant de choses? Ce n'est pas sans doute
pour vous les apprendre, mais pour exciter mon cœur vers
vous, et les cœurs de ceux qui me lisent, afin que nous disions
tous : « Le Seigneur est grand (2) et infiniment digne de
louanges. » (Ps. xcv, 4«) Déjà, je l'ai dit et je le redirai, c'est
par amour de votre amour (3) que j'écris ceci. En effet, nous
prions, et cependant la vérité nous dit : « Votre Père sait ce
qu'il vous faut avant môme que vous le lui demandiez. »
(Matth. vi, 8.) Nous vous ouvrons donc notre cœur, en vous
confessant nos misères et vos miséricordes sur nous, afin que
vous acheviez notre délivrance déjà commencée et que nous
cessions d'être malheureux en nous-mêmes, pour trouver la
béatitude en vous. Car vous nous avez appelés à être pauvres
d'esprit, doux, pénitents, affamés et altérés de la justice misé-
ricordieuse, purs et sans tache, amis de la paix ! (Matth. v, 3-Q.)
Je vous ai donc tout raconté, suivant mes forces et ma volonté;
car, le premier, vous avez voulu que je loue, devant vous,
mon Seigneur et mon Dieu, votre bonté et votre éternelle misé-
ricorde. (Ps. CXVII, I.)

(1) Ou ne voyez-vous que pendant un temps, etc. Comme l'éternité est


simultanée et non successive, Dieu voit d'un seul coup d'ceil toutes les
choses présentes, passées et futures. L'éternité n'est pas seulement une pro-
priété inhérente à Dieu, mais elle est sa nature, son essence, et la distinc-
tion qu'on en fait n'est que purement rationnelle. C'est ce qu'indiquent les
paroles par lesquelles saint Augustin commence ce chapitre : « Eh quoi ! Sei-
gneur, vous à qui appartient l'éternité, » etc., et ce qu'il développe plus lon-
guement dans son explication du psaume CI, verset r>5. « Les années de
Dieu, dit-il, ne sont point différentes de lui-même; les années de Dieu,
c'est l'éternité de Dieu; l'éternité de Dieu, c'est la substance même
de Dieu, qui n'a rien de mobile ou de changeant, et dans laquelle il n'y a
ni passé, ni présent, ni futur, » etc. (Voir également le Livre de ta nature
du bien, contre tes Manichéens, ch. x x x i x . )
L'éternité, c'est donc l'infini dans le temps. Le temps est la succession
de l'existence, ou le développement de la vie de chaque chose. Dieu, qui n'a
pas de commencement, qui n'a pas de progrès, qui ne se développe pas.
n'a pas non plus de fin; il est donc hors du temps comme hors de l'es-
pace. L'éternité est le présent que rien ne précède, que rien ne suit, que rit 11
n'interrompt; elle est la pleine et éternelle possession d'une vie sans terme.
LIVRE XI — CHAPITRE PREMIER 277

per me noveris e a ; sed affectum meum excito in te, et


eorum qui ha?c l e g u n t : u t dicamus omnes : Magnus
Dominus, et laudabilis valde. J a m dixi, et dicam; amore
araoris tui facio istud. Nam et oramus, et tamen Veritas
ait : Novit Pater vester quid vobis opus sit priusquam
petatis ab eo. Affectum ergo nostrum patefacimus in te,
confitendo tibi mi sérias nostras et misericordias tuas
super n o s : u t libères nos omnino, quoniam cœpisti; u t
desinamus esse miseri in nobis, et beatificemur in t e :
quoniam vocasti n o s , u t simus pauperes spiritu, et
mites, et lugentes, et esurientes ac sitientes justitiam, et
miséricordes, et mundi corde, et pacifici. Ecce narravi
tibi multa, quae potui, et quae volui; quoniam tu prior
voluisti u t confiterer tibi Domino Deo meo, quoniam
bonus es, quoniam in sœculum misericordia tua.

(a) Le Seigneur est grand, etc. Après avoir retracé le tableau des éga-
rements de sa vie et de son retour à Dieu, saint Augustin en revient à
l'exorde de ses Confessions : « Vous êtes grand, Seigneur 1 » pour renouveler
son pieux dessein, et bien imprimer dans l'esprit de ses lecteurs qu'il n'a
écrit cet ouvrage que pour célébrer hautement la grandeur de Dieu. On
peut dire aussi que, en le commençant, il parlait seul à Dieu; mais, ici, il
invite tous les hommes à se joindre à lui, afin que, tous ensemble, nous
disions : « Le Seigneur est grand 1 Dieu seul est grand ! a
(3) C'est par amour de votre amour. J'ai entrepris ce livre pour déve-
lopper et accroître votre amour dans mon cœur et dans celui de tous ceux
qui liront les Confessions. En effet, qui a jamais lu avec piété ces pages
brûlantes sans se sentir embrasé d'un amour pins ardent pour Dieu? « A
très peu d'exceptions près (celles, par exemple, où, dans SES TROIS der-
niers livres, saint Augustin se livre aux plus hautes spéculations de la
métaphysique, à la discussion des opinions platoniciennes, à des commen-
taires allégoriques sur la Genèse), tout ce qu'il raconte de ses anciens
désordres et de ses remords, des inspirations de la grâce et de ses longues
résistances, des déchirements qu'il éprouvait sous le joug des passions, et
du calme délicieux qui avait succédé à ces violentes agitations, est si vrai
et si attachant, tellement animé par le pittoresque des descriptions et des
images, tellement nourri par la sève de nos Saintes Ecritures, qu'en l'en-
tendant, on croit entendre le divin Esprit qui le fait parler lui-même. »
(ABBÉ GUILLO>', Cours d'éloquence.)
C H A P I T R E II

Augustin demande a Dieu Tîntcffigcnce des Saintes Écritures qu'il aime.

1. — Comment puis-je suffire, par l'organe de ma plume, à


raconter toutes les sollicitations, toutes les terreurs, et les con-
solations, et les inspirations au moyen desquelles vous m'avez
amené a prêcher votre parole et à dispenser vos sacrements à
votre peuple? Et lors même que je serais capable de les raconter
dans leur ordre, chaque parcelle de temps me coûte si cher!
Depuis longtemps, je brûle de méditer votre loi, de vous con-
fesser, en la méditant, ma science et mon ignorance, les pre-
miers rayons de votre lumière en mon âme, les ténèbres qui y
restent, jusqu'à ce que votre force ait absorbé ma faiblesse.
Aussi, je ne veux pas consacrer à d'autres soins les heures
de loisir (i) que me laisseront les besoins du corps, le repos
nécessaire à l'esprit, les services que nous devons rendre aux
hommes, et ceux que nous leur rendons sans les devoir.
2. — Seigneur, mon Dieu, écoutez ma prière; que votre
miséricorde exauce mon désir. Ce n'est pas pour moi seul que
je brûle, mais je voudrais être utile en même temps à mes
frères. Vous voyez dans mon cœur qu'il en est ainsi. Que je
sacrifie à votre service mes pensées et mes paroles, et donnez-
moi de quoi vous offrir. Je suis pauvre et indigent; mais vous
êtes riche pour tous ceux qui vous invoquent ( Д о т . x, 12),
vous qui prenez soin de nous sans inquiétude. Ecartez de mon
cœur et de mes lèvres toute erreur (2) et tout mensonge. Que
vos Ecritures soient mes chastes délices ; que je n'y trouve ni

(1) Les heures de loisir que me laisseront les devoirs remplis envers
les hommes. 11 suffit d'avoir lu attentivement l'histoire de la vie de saint
Augustin pour savoir qu'il ne s'épargnait en rien lorsqu'il s'agissait d'un
devoir de charité, quel qu'il fut. Il ne savait pas résister aux sollicitations de
son peuple, et, malgré les fatigues d'un corps épuisé par le travail, tous
C A P U T II

Petit a Deo Scripturarum sanctarum intelligente m.

i . — Quando autem sufficio calami lingua enuntiare


omnia hortamenta tua, et omnes terrores tuos et conso-
lationes et gubernationes, quibus me perduxisti prsedi-
care verbum tuum, et sacramentum tuum dispensare
populo tuo? Et si sufficio haec enuntiare ex ordine, caro
mihi valent stillœ temporum; et olim inardesco meditari
in lege t u a , et in ea tibi confiteri scientiam et imperitiam
meam, primordia illuminationis tuae, et reliquias tene-
b r a r u m mearum, quousque devoretur a fortitudine infir-
mitas. Et nolo, defluant in aliud horae, quas invenio
libéras a necessitatibus reficiendi corporis, et intentionis
animi, et servitutis quam debemus hominibus, et quam
non debemus, et tamen reddimus.
a. — D o m i n e Deus meus, intende orationi meœ, et mise-
ricordia tua exaudiat desiderium meum : quoniam non
mihi soli œstuat, sed usui vult esse fraternae cbaritati :
et vides in corde meo, quia sic est. Sacrificem tibi famu-
latum cogitationis et linguœ meœ : et da quod offeram
tibi. Inops enim et pauper s u m ; tu dives in omnes invo-
cantes te, qui securus curam nostri geris. Circumcide ab
omni temeritate, omnique mendacio, interiora et exte-
riora labia mea. Sint castae deliciœ meœ, Scripturœ t u œ ;

les jours son zèle l'entrafoait à de nouvelles œuvres dans l'intérêt du salut
des âmes.
(a) Ecarter de mon cœur et de mes lèvres toute erreur. Saint Aumistin
veut parler ici non du mensonge théologique, du mensonge proprement dit,
mais du mensonge qui n'entraîne aucune faute, c'est-à-dire de l'équivoque,
280 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

à m'égarer ni à égarer les autres. Écoutez-moi, Seigneur, et


ayez pitié de moi Seigneur mon Dieu, lumière des aveugles
et force des faibles, et en même temps lumière de ceux qui
voient, et force des forts. Écoutez mon âme, entendez ses cris
du fond de l'abîme. Car, là même, si vous n'y êtes pas pour
nous écouter, où diriger nos pas? Où adresser nos cris? A
vous appartient le jour, à vous la nuit. (Ps. LXXIII, 16.) À un
signe de vous, les instants s'envolent.
3. — Ouvrez donc à nos méditations les profondeius
secrètes de votre loi, et ne fermez pas cette porte à ceux qui
viennent y frapper; car ce n'est pas sans dessein que vous avez
inspiré d'écrire tant de pages remplies d'épais mystères. Les
forêts n'ont-clles pas aussi leurs cerfs, qui se retirent, s'abritent,
se promènent, naissent, se reposent et ruminent sous leur
ombre? Seigneur, achevez de m'éclairer, et dévoilez-moi ces
oracles. Votre parole fait toute ma joie, votre voix surpasse
toutes les délices. Donnez-moi ce que j'aime; car je l'aime, ô
mon Dieu, et c'est vous qui me l'avez fait aimer. Ne laissez pas
vos dons imparfaits ; ne dédaignez pas votre pauvre plante qui
a soif. Que je vous renvoie la gloire de toutes mes découvertt s
dans vos Saints Livres! Que j'écoute la voix de vos louanges!
(Ps. xxv.) Que je m'enivre de vous, en considérant les mer-
veilles de votre loi, depuis le premier jour où vous avez créé
le ciel et la terre (i) jusqu'à notre partage avec vous du
royaume éternel de votre cité sainte. Seigneur, ayez pitié de
moi, exaucez mes désirs. Ils n'ont pour objet, je crois, rien de
terrestre: ni l'or, ni l'argent, ni les pierres précieuses, ni le
luxe des vêtements, ni les honneurs, ni la puissance, ni les
plaisirs de la chair, ni les besoins du corps ou de cette vie pas-

ou des paroles erronées qui pourraient lui échapper, ou même toute témé-
rité dans ses pensées.
( i | Depuis le premier jour où vous avec créé le ciel et la terre, etc.
Saint Augustin annonce ce qu'il développera un peu plus longuement
dans le second livre de ses Rétractations (ch. vi). Dans les dix premiers
livres de ses Confessions, il est question de lui; les trois derniers sont
LIVRE XI — CHAPITRE II 281

nec fallar in eis, nec fallam ex eis. Domine, attende, et


miserere : Domine Deus meus, lux cœcorum et virtus
infirmorum, statimque lux videntium et virtus fortium;
attende a n i m a m meam, et audi clamantem de profundo.
Nam nisi adsint et in profundo aures tuœ, quo ibimus?
Quo clamabimus? Tuus est dies, et tua est nox. Ad
nutum tuum momenta transvolant.
3. — Largire inde spatium meditationibus nostris in
abdita logis tua?, neque adversus puisantes claudas earn*
Neque enim frustra scribi voluisti tot paginarum opaca
sécréta : aut non habent illae silvae cervos suos, recipien-
tes se in eas, et resumentes, ambulantes et pascentes,
recumbentes et ruminantes. O Domine, perfice me, et
révéla mihi eas. Ecce vox tua, gaudium m e u m ; vox tua,
super affluentiam voluptatum. Da quod amo : amo enim;
et hoc tu dedisti. Nec dona tua deseras, nec herbam
tuam spernas sitientem. Confitear tibi quidquid inve-
nero in libris tuis, et audiam vocem laudis, et te b i b a m :
et considerem mirabilia de lege tua, ab usque principio,
in quo fecisti cœlum et- terram, usque ad regnum tecum
perpetuum sanctœ civitatis tuae, Domine, miserere mei,
et exaudi desiderium meum. Puto enim, quod non sit
de terra, non de auro et argento et de lapidibus, aut

une exposition des Saintes Ecritures, depuis ces paroles de la Genèse :


« Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre, » jusqu'au repos du sabbat.
(Gen. i, i.)

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1. Quelle leçon importante le saint Docteur donne ici à tous les chrétiens
mais surtout aux prêtres sur le prix du temps et l'emploi qu'ils doivent en
faire : « Chaque parcelle du temps me coûte si cherl » Ne doit-on pas en
économiser toutes les minutes?
2 . Ceux qui étudient par état et par devoir les Saintes Ecritures peuvent-
ils, d'ailleurs, se proposer un modèle plus parfait que celui du saint Docteur
282 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

sagèrc; toutes ces choses, d'ailleurs, nous sont données par


surcroît, si nous cherchons votre royaume et votre justice.
(Matth. vi, 33.) Voyez, Seigneur, mon Dieu, d'où naissent mes
désirs. Les méchants m'ont raconté leurs joies ; mais qu'est-ce
au prix de votre loi, Seigneur? (Ps. CXVIII.) Aussi, est-ce vers
elle que tendent mes vœux.
4- — Voyez, 0 Père, regardez, voyez et approuvez. En
présence de votre miséricorde, faites-moi trouver grâce devant
vous, afin que le sanctuaire de vos Ecritures s'ouvre à ma
prière. Je vous en conjure, par Notre-Seigneur Jésus-Christ,
votre Fils, l'homme de vôtre droite (Ps. LXXIX), le Fils de
l'homme que vous avez établi votre médiateur et le nôtre, parce
que vous nous avez cherchés, alors que nous ne vous cherchions
plus. Or, vous nous avez cherchés, afin que nous vous cherchions
à notre tour. Je vous en conjure, au nom de' votre Verbe, par
qui vous avez créé toutes choses, et moi-même parmi elles; au
nom de ce Fils unique, par qui vous avez appelé à l'adoption la
multitude des croyants (Rom. vin, 4)» dont je fais partie moi-
même ; je vous en prie, au nom de celui qui est assis à votre
droite et y intercède pour nous, en qui sont cachés tous le»
trésors de la science et de la sagesse. (Col. 11, 3.) C'est lui que
je cherche dans vos Livres Saints; c'est de lui que Moïse a
écrit : « Lui-même nous l'assure, c'est la vérité qui le dit. »
(Joan. v, 46; Dent, xvm, i5.) (1)

et adresser à Dieu, avant cette étude, une prière plus touchante et plus effi-
cace ? Trois choses sont nécessaires pour réussir dans cette étude : la piété,
LIVRE XI — CHAPITRE II 283

decoris vestibus, aut honoribus et potestatibus, aut volup-


tatibus carnis; neque de necessariis corpori, et huic
vitae peregrinationis n o s t r a : quae omnia apponuntur
nobis quœrentibus regnum et justitiam t u a m . Vide,
Domine Deus meus, unde sit desiderium menm. Narra-
verunt mihi injusti delectationes suas, sed non sicut 1er
tua, Domine. Ecce unde est desiderium meum.
4- — Vide, Pater, aspice et approba : et placeat in cons-
pectu misericordiae tuae, invenire me gratiam ante te, ut
aperiantur pulsanti mihi interiora sermonum t u o r u m .
Obsecro per Dominum nostrum Jesum Christum Filium
t u u m , virum dexterae tuse, filium hominis, quern coufir-
masti tibi mediatorem tuum et n o s t r u m ; per quern nos
quaesisti, non quœrentes t e ; quaesisti au tern, ut quaerere-
mus t e ; Verbum tuum, per quod fecisti omnia, in qui-
b u s et me ; Unicum t u u m , per quern vocasti in adoptio-
nem populum credentium, in quo et me ; per eum te
obsecro, qui sedet ad dexteram tuam, et te interpellât
p r o nobis, in quo sunt omnes thesauri sapientiaeet scien-
tiœ absconditi. Ipsum quaero in libris t u i s ; Moyses de
illo scripsit : Hoc ipse ait, hoc Veritas ait.

1'inteUicence, un travail opiniâtre. Ces conditions se sont trouvées réunies


à un degré vraiment merveilleux dans saint Augustin.
(1) Bossuct a traduit presque textuellement ce chapitre dans sa Défense
de la tradition et des Pères (I" partie, liv. IV, ch. xv).
C H A P I T R E III

En commençant l'explication des premières paroles de la Genèse, saint Augustin


voudrait être rempli de la sagesse de son auteur inspiré. Au défaut de Moïse,
il prie Dieu de lui faire comprendre ce qu'il lui a inspiré d'écrire sur ht
création du ciel et de la terre.

1. — Que j'entende et que je comprenne comment, dans le


principe, vous avez créé le ciel et la terre. {Gen. i, i.) Voilà
ce qu'a écrit Moïse, il l'a écrit et il est disparu ; il a quitté cette
terre (i) pour aller à vous; et il n'est plus en ma présence.
Oh ! s'il y était, je le retiendrais, je l'interrogerais, je le con-
jurerais en votre foom de m'expliquer ces mystères; je prêterais
les oreilles de mon corps aux paroles sortant de sa bouche.
S'il me parlait en hébreu, ce serait en vain que sa voix frappe-
rait mes sens, car elle ne ferait aucune impression sur mon
esprit; si, au contraire, il s'exprimait en latin, je le compren-
drais.
2. — Mais d'où saurais-je s'il me dit la vérité? Si même je
pouvais le savoir, le saurais-je de lui? Non, ce serait au dedans
de moi, dans la plus secrète résidence de ma pensée, que la
Vérité même, qui n'est ni hébraïque, ni grecque, ni latine, ni
barbare, parlant sans organe, sans voix, sans murmure de syl-
labes, me dirait : « Il dit vrai. » Et aussitôt, avec une entière
certitude, je répondrais à votre serviteur : « Vous dites vrai. »
Mais puisque je ne peux l'interroger, c'est à vous, dont il était
rempli quand il disait vrai, que je m'adresse (2), 6 Vérité; c'est
vous, mon Dieu, que j'implore : oubliez mes offenses ; et comme
vous avez donné à votre, serviteur de dire ces choses, donnez-
moi aussi de les comprendre.

(1) / / a quitté cette terre où il vous était uni. pour passer aux cieux, où
vous êtes. Cette phrase est une de celles où se peint le génie pénétrant du
saint Docteur. En effet, Moïse vivait sur la terre dans une si grande inti-
C A P U T IH

Que scripsit Moyses de creatione cceli et terras,


intelligere non potest nisi donante Deo.

1 . — A u d i a m et intelligam, quomodo in principio fecisti


cœlum et terram. Scripsit hoc Moyses, scripsit et abiit ;
transiit hinc ad te. Neque enim nunc ante me est : nam
si esset, tenerem et rogarem eum, et per te obsecrarem,
ut mihi ista panderet ; et prseberem aures corporis mei
sonis erumpentibus ex ore ejus. Et si hebraea voce loque-
retur, frustra pulsaret sensum meum, nec inde mentem
meam quidquam tangeret; si autem latine, scirem quid
diceret.
2 . — Sed unde scirem an verum diceret? Quod si et
hoc scirem, n u m et a b illo scirem? Intus utique mihi,
intus in domicilio cogitationis ; nec hebraea, nec graeca,
nec latina, nec b a r b a r a vox, sed veritas, sine oris et
linguae organis, sine strepitu syllabarum, diceret :
Verum dicit; et ego statim certus confidenter illi homini
tuo dicerem : Verum dicis. Cum ergo illum interrompre
non possim, te, quo plenus vera dixit, Veritas, r o g o ; te,
Deus meus, rogo, parce peccatis meis : et qui illi servo
tuo dedisti hœc dicere da et mihi hœc intelligere.

mité avec Dieu, qu'on peut dire, sans nulle incertitude, qu'il a passé de
Dieu à Dieu. C'est avec émotion que saint Augustin rend hommage à cette
vérité dont Moïse était plein.
(a) C'est à vous, dont il était rempli, que je m'adresse. Tout, en effet,
dans les Livres Saints, a Dieu pour auteur : la doctrine, les faits his-
toriques, le style même et rélocution, bien que Dieu s'y soit accommodé
au génie de l'écrivain, dans la langue d'Héber, et jusqu'aux choses mêmes
qui paraissent les plus indifférentes.
CHAPITRE IV

Il établit un premier fait indiscutable, c'est que le ciel et la terre existent et


proclament qu'ils ont été faits, et aussi que tout ce qu'ils renferment de beau
se trouve en Dieu d'une manière bien plus parfaite.

Voici le ciel et la terre : ils existent, ils crient qu'ils ont été
faits, car ils changent et varient. Or, ce qui, sans avoir été créé,
existe cependant, n'a rien en soi qu'il n'ait eu précédemment ;
et le contraire est le propre du changement et de la vicissitude.
Ils proclament aussi qu'ils ne se sont pas faits eux-mêmes:
« Nous sommes, disent-ils, parce que nous avons été faits ; nous
n'étions donc pas avant d'être, pour nous faire nous-mêmes. »
Et leur parole est l'évidence même (i). C'est donc vous, Seigneur,
qui les avez créés: Vous êtes la beauté même, et ils sont
beaux (2) ; vous êtes la bonté par essence, et ils sont bons ; vous
êtes, et ils sont. Mais ils n'ont ni la beauté, ni la bonté, ni l'être
de la même manière que vous, ô Créateur; car, auprès de vous,
ils n'ont ni beauté, ni bonté, ni être. Nous savons cela, grâce
à vous ; et notre science, comparée à la vôtre, n'est qu'ignorance.

(1) Lear parole, etc. La voix des créatures, c'est leur condition même qui
proclame hautement qu'elles ne se sont pas faites elles-mêmes, mais qu'elles
ont Dieu pour auteur. Tous les philosophes, parmi les Hébreux, ont été per-
suadés que Dieu seul est le créateur des êtres visibles et invisibles, et ils
firent de cette croyance un des premiers articles de leur religion.
« La création de toutes les natures appartient à Dieu seul, puisqu'il ne
fait rien qu'avec la matière faite par lui-même et qu'il n'a pour ouvriers
que ceux-mêmes qu'il a créés. S'il retirait de ses œuvres sa puissance créa-
trice, elles retomberaient aussitôt dans leur premier néant. Je dis premier,
vis-à-vis de l'éternité et non du temps; car est-il un autre créateur des
C A P U T IV

Creatura clamât creatorem Deum.

Ecce sunt coelum et t e r r a ; clamant quod facta sint;


inutantur enim, atque variantur. Quidquid autem fac-
tum non est, et tarnen est, non est in eo quidquam,
quod ante non erat : quod est mutari atque variari.
diamant etiam, quod seipsa non fecerint : Ideo s u m u s ,
quia facti sumus. Non ergo eramus, antequam essemus,
ut fieri possemus a nobis. Et vox dicentium, est ipsa
evidentia. Tu ergo, Domine, fecisti, ea : qui pulcher es,
pulchra enim s u n t ; qui bonus es, bona enim s u n t ; qui
es, sunt enim. Nec ita pulchra sunt, nec ita bona sunt,
nec ita sunt, sicut tu, conditor eorum, cui comparata,
nec pulchra sunt, nec bona sunt, nec sunt. Scimus hœc,
gratias tibi. Et scientia nostra scientiae tuae comparata,
ignorantia est.

temps que celui qui a fait les choses dont les'mouvements règlent la marche
des temps? » (Cité de Dieu, xn, xxv.)
(a) lis sont beaux. Personne ne peut donner ce qu'il n'a pas; si donc
c'est Dieu qui a tiré les créatures du néant, vous ne pouvez trouver en elles
aucune parcelle de sa bonté que vous ne soyez obligé de reconnaître en
Dieu. « Ils n'ont ni votre bonté, ni votre beauté, » etc. Rien de plus naturel,
en effet, que ce raisonnement des Péripatéticiens : ce qui donne sa forme
à un être quelconque possède cette forme dans un degré bien plus eminent ;
H Ì i i M , par exemple, la terre doit toute sa clarté à la lumière du soleil, donc
le soleil lui-même est beaucoup plus lumineux.
CHAPITRE V

Comment Dieu a-t-il créé le monde? Saint Augustin répond qu'il l'a créé de
rien, sans se servir d'aucune matière préexistante.

i. — Comment avez-vous fait le ciel et la terre et de quelle


machine vous êtes-vous servi pour un si sublime ouvrage? Ce
n est point comme l'artiste (i) qui modèle un corps sur un autre,
au gré de sa volonté assez puissante pour réaliser la forme que
l'œil intérieur découvre en elle-même. Et d'où lui viendrait ce
pouvoir, si vous ne l'aviez créé lui-même? L'artisan façonne
une matière existant déjà, ayant en soi de quoi devenir ce qu'il
fait, comme la terre, la pierre, le bois, ou l'or, ou toute autre
substance. Mais d'où viendraient toutes ces choses, si vous n'en
étiez le créateur? C'est vous qui avez fait le corps de l'ouvrier
et l'âme qui commande a ses organes (2) ; vous êtes l'auteur de
cette matière dont il fait-quelque chose, de ce génie qui con-
çoit l'art et voit en soi ce qu'il veut réaliser au dehors, de ces
sens, interprètes fidèles, qui font passer dans l'ouvrage les
conceptions de l'âme et rapportent à l'âme ce qui a été fait
afin qu'elle consulte la vérité, juge intérieur, sur la valeur de
l'ouvrage. Toutes ces choses vous louent comme le créateur
universel.
— Mais vous, comment les faites-vous? Comment, 6 mon

(1) Ce n'est pnnt comme l'artiste : TOUS avez agi sans façonner une
matière préexistante. Bossuct, développant avec la grandeur de style qui
lui est ordinaire cette pensée de saint Augustin, dit : « Je ne trouve point qu?
Dieu, qui a créé toutes choses, ait eu besoin, comme un ouvrier vulgaire, dr
trouver une matière préparée sur laquelle il travaillât et de laquelle il fil
son ouvrage. Mais n'ayant besoin pour agir que de lui-même et de sa propre
puissance, il a fait tout son ouvrage; il n'est point un simple faiseur dé-
formes et de figures dans une matière préexistante : il a fait et la matière
<H la forme, c'est-à-dire son ouvras? dans son tout, autrement son ouvrage
ne lui doit pas tout, et, dans son fond, il est, indépendamment de son ouvrier.
Mais il n'en est pas ainsi d'un ouvrier aussi parfait que Dieu : lui qui est
CAPUT V

Ex nihilo conditus mundus.

1 . — In principio fecit Deus ccelum et terram. Quomodo


autem fecisti ccelum et terram? E t quae machina tarn
grandis operationis tuee? Non enim sicut homo artifex
formans corpus de corpore, arbitratu animee, valentis
imponere utcumque spcciem, quam cernit in semetipsa
interno oculo. E t unde hoc valeret, nisi quia tu fecisti
earn? E t imponit speciem j a m existenti, et habenti ut
esset; veluti terrae, aut lapidi, aut ligno, aut a u r o , aut id
genus rerum cuilibet. E t unde ita essent nisi tu insti-
tuisses ea? T u fabro corpus, tu a n ' m u m membris impe-
ritantem fecisti; tu materiam, unde facit aliquid; tu
ingenium, quo artem capiat, et videat intus quid faciat
foris; tu sensum corporis, quo interprete trajiciat a b
animo ad materiam, id quod facit, et renuntiet animo
quid factum sit, ut ille intus consulat praesidentem sibi
veritatem, a n bene factum sit. Te laudant haec omnia,
Creatorem omnium.
2 . — Sed tu quomodo facis ea ? Quomodo fecisti, Deus,

la forme des formes et l'acte des actes, il a fait tout ce qui est selon ce
qu'il est, et autant qu'il e s t ; c'est-à-dire que, comme il a fait la forme, il a
fait aussi ce qui était capable d'être formé ; parce que cela même, c'est quelque
chose qui, ne pouvant avoir de soi-même d'être formé, ne peut non plus avoir
de soi-même d'être formable. » (Elévations sur les mystères, III* semaine,
2* Elévation.) — Cf. De Jlde et symbolo liber unus, cap. 11; De Genes i
contra Munich., lib. I", cap. v i .
(2) C'est vous qui aves fait le corps de l'ouvrier et rame qui commande
à ses organes. C'est probablement d'après cet admirable passage qu'un pro-
fond philosophe de nos jours a défini l'homme « une intelligence servie par
des organes. »
TOME III 10
290 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Dieu, avez-vous fait le ciel et la terre? (i) Ce n'est certainement


ni dans le ciel ni sur la terre que vous avez fait le ciel et la
terre, ni dans les airs, ni dans les eaux qui eu dépendent. Ce
n'est pas dans l'univers que vous avez créé l'univers ; car pou-
vait-il être le théâtre de la création avant d'avoir reçu l'être par
la création? Vous n'aviez pas non plus dans les mains ( 2 ) la
matière dont vous fîtes le ciel et la terre ; car d'où vous serait
venu ce que vous n'aviez pas fait et dont vous auriez fait
quelque chose? Y a-t-il rien qui soit par une autre raison que
parce que vous êtes? Vous avez donc parlé, et tout a été fait,
et votre seule parole a tout créé. (Ps. xxxu, 6-9.)

(1) Comment avez-vous fait te ciel et la terre? « Faible et imbécile que


je suis, qui ne vdis que des artisans mortels dont les ouvrages sont soumis
au temps et qui désignent par certains moments le commencement et la fin
de leur travail, qui aussi ont besoin d'être en quelque lieu pour agir et de
trouver une place pour y fabriquer et poser leur ouvrage, j e veux imaginer
la même chose, ou quelque chose de semblable, dans ce tout-puissant ouvrier
qui a fait le ciel et la terre, sans songer que, s'il a tout fait, il a fait le
temps et le lieu; et que ces deux choses, que tout autre ouvrier que lui doit
trouver faites, font elles-mêmes partie de son ouvrage. » (Bossurr, Elé-
vations sur les mystères, III* semaine, 3* Elévation.)
(a) Vous n'aviez pas non plus dans les mains, etc. Dieu ne s'est même
pas servi des anges pour créer le monde, de l'aveu de presque tons les
théologiens, quoi qu'en aient pensé quelques-uns que saint Augustin réfute
admirablement. (Cité de Dieu, liv. XII, ch. x x v . )
« 0 Dieu, quelle a été l'ignorance des sages du monde, qu'on a appelés
LIVRE XI — CHAPITRE V 291

m»lum et terrain? Non utique in cœlo, neque in terra,


fecisti cœlum et t e r r a m ; neque in aere, aut in aquis,
qtioniain et ha?c pertinent ad cœlum et terram. Neque
in universo mundo fecisti universum m u n d u m , quia
non erat ubi fieret, antequam fieret, ut esset. Nec manu
iciiebas aliquid, unde faceres cœlum et terram. Nam
mule tihi hoc, quod tu non feceras, unde aliquid faceres?
Ouid enim est nisi quia tu es? Ergo dixisti, et facta
sunt, atque in verbo tuo fecisti ea.

philosophes, d'avoir cru que vous, parfait architecte et absolu formateur de


t tut ce qui est, vous aviez trouvé sous vos mains une matière qui vous était
eoéternelle, informe néanmoins, et qui attendait de vous sa perfection t
Aveugles! qui n'entendaient pas que d'être capable de forme, c'est déjà
quelque forme, c'est quelque perfection que d'être capable de perfection : et
si la matière avait d'elle-même le commencement de perfection et de forme,
elle en pourrait aussitôt avoir d'elle-même l'entier accomplissement.
» Mais qu'est-ce après tout que cette matière, si parfaite qu'elle ait
d'elle-même ce fond de son être, et si imparfaite qu'elle attende sa perfec-
tion d'un autre? Son ornement et sa perfection ne seront que son accident,
puisqu'elle est éternellement informe. Dieu aura fait l'accident et n'aura
pas fait la substance ! Dieu aura fait l'arrangement des lettres qui composent
Ifs mots, et n'aura pas fait dans les lettres la capacité d'être arrangées!
O chaos et confusion dans les esprits, plus encore que dans cette matière
et ces mouvements qu'on imagine éternellement irréguliers et confus I »
(BOSSUET, Elévations sur les mystères, III* semaine, a* Elévation.)
C H A P I T R E VI

Comment Dieu a parlé pour créer le monde.


Est-ce par des paroles articulées et passagères?

1 . — Mais comment avez-vous parlé? Est-ce de la même


manière que cette voix de la nue disant : « Celui-ci est mon
Fils bien-aimé? » (Matih. m, 17.) Cette voix ne fit que passer :
elle a commencé et elle a fini. Les syllabes ont résonné et ont
disparu, la seconde après la première, la troisième après la
seconde, et ainsi de suite jusqu'à la dernière, et après celle-là le
silence. Preuve claire, évidente, que ce fut là l'expression d'un
être créé, qui servit dans le temps (1) d'organe à votre éternelle
volonté. Ces paroles, filles du temps, ont été transmises, par les
oreilles du corps, à l'âme intelligente, dont l'oreille intérieure
s'ouvre (2) à votre parole éternelle. Mais cette âme, comparant
ces accents fugitifs à l'éternité silencieuse de votre Verbe, sVst
dit : « Quelle différence, quelle énorme différence ! Ces paroles
sont bien au-dessous de moi, elles ne sont même pas, puisqu'elles
passent et s'évanouissent; mais, au-dessus de moi, la parole de
mon Dieu demeure éternellement. »
2. — Que si, par des paroles articulées et passagères, vous
avez commandé au ciel et à la terre d'exister, si c'est ainsi
que vous les avez faits, il y avait donc déjà, avant le ciel et la
terre, quelque créature corporelle dontles mouvements passagers
auraient fait vibrer cette voix dans le temps. Mais, avant le
ciel et la terre, il n'existait aucun corps; ou, s'il en existait,
vous l'aviez certainement formé sans paroles successives, cet
être devant articuler avec des sons fugitifs l'ordre au ciel et
à la terre d'exister, car, quel que soit le corps qui ait produit

(1) Preuve claire et évidente que ce fut l'expression d'un être créé qui
servit dans le temps, ou d'un ange revêtu d'un corps, ou d'une vibration
miraculeuse de l'air, etc. De là, ce principe de l'Ecole que toutes les créa-
C A P U T VI

Quomodo Deus dixit ut fìeret mundus.

1 . — Sed quomodo dixisti ? Numquid ilio modo quo facta


est vox de nube, dicens : Hic est Filius meus dilectus?
Illa enim vox acta atque transacta est, cœpta et finita.
Sonuerunt syllabae, atque transierunt; secunda post p r i -
mam, tertia post secundam; atque inde ex ordine, donec
ultima post caeteras, silentiumque post ulti m am. Unde
claret atque eminet, quod creatura; motus expressit
earn, serviens aeternae voluntati t u » ipse temporalis. Et
haec ad tempus facta verba tua, nuntiavit auris exterior
menti prudenti, cujus auris interior posita est ad aeter-
num Verbum tuum. A t ilia comparavit hœc verba tem-
poraliter sonantia cum aeterno in silentio verbo tuo, et
dixit : Aliud est, longe aliud est. Haec longe infra m e
sunt; nec sunt, quia fugiunt et praetereunt : verbum
autem Domini Dei mei supra me manet in a* tern uni.
2 . — Si ergo verbis sonantibus et praetereuntibus dixisti,
ut fieret ccelum et terra, atque ita fecisti ccelum et ter-
rain, erat j a m creatura corporali» ante coelum et ter-
rain, cujus motibus temporalibus temporaliter vox illa
percurreret. Nullum autem corpus ante ccelum et terram :
nut si erat, id certe sine transitoria voce feceras, unde
iransitoriam vocem faceres, qua diceres, ut fieret coelum
et terra. Quidquid enim illud esset, unde talis vox fieret,

turcs ont reçu une puissance d'obéissance pour faire, sur Tordre de Dieu»
tout ce qui n'implique pas contradiction.
(->) L'âme intelligente dont l'oreille intérieure s'ouvre, etc. Saint Augus-
tin veut parler ici de l'homme éclairé et conduit par la foi divine.
294 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

cette voix, il ne pouvait être si vous ne laviez fait. Or, pour


former le corps d'où ces paroles s'échappèrent, de quel mot
vous êtes-vous servi? (i)

( i ) De quel mot vous êtes-vous servi? « Dieu dit : « Que la lumière soit, »
et la lumière fut. Le roi dit : « Qu'on marche ! » et l'armée marche ; « Qu'on
» fasse telle évolution f » et elle se fait t Toute une armée se remue au seul
commandement d'un prince, c'est-à-dire à un seul petit mouvement de ses
lèvres. C'est, parmi les choses humaines, l'image la plus excellente de la
puissance de Dieu : mais, au fond, que cette image est défectueuse t Dieu n'a
point de lèvres à remuer; Dieu ne frappe point l'air avec une langue pour
UVRE XI — CHAPITRE VI 295

nisi abs te factum esset, omnino non esset. Ut ergo


fieret corpus, unde ista verba fierent, quo verbo a te
dictum est?

en tirer quelque son. Dieu n*a qu'à vouloir en lui-même, et tout ce qu'il veut
éternellement s'accomplit comme il l'a voulu et au temps qu'il a marqué. «
(BOSSDET, Elévations sur les mystères, III* semaine, 4* Elévation.) La
parole de Dieu est sa seule action, et sa raison éternelle, c'est son Verbe,
principe de tout, notre unique maître, immuable venté, comme le saint
Docteur va le dire aux chapitres suivants.
CHAPITRE VII

La parole par laquelle Dieu a créé le monde est coétcrnelle à Dieu, bien que
tout ce qu'il crée par cette parole ne se produise pas en même temps et de
toute éterrité.

1 . — Vous nous appelez donc à l'intelligence du Verbe-


Dieu, qui est Dieu en vous, qui est prononcé éternellement
et par qui tout est prononcé de toute éternité, parole sans fin,
sans succession, qui dit éternellement et tout à la fois toutes
choses (i). Autrement, il y aurait en vous succession de temps
et changement, et non plus l'éternité véritable, la vraie immor-
talité. Je le sais, mon Dieu, et vous en rends grâces. Je le sais,
je vous le confesse, Seigneur; et, avec moi, le sait et vous
bénit quiconque n'est pas ingrat envers l'éclatante vérité (2).
2. — Nous savons, Seigneur, nous savons que n'être plus ce
qu'on était, être ce qu'on n'était pas, c'est là mourir et naître (3).
Aussi rien en votre Verbe ne passe, rien ne se succède, parce
qu'il est véritablement immortel et éternel. Voilà pourquoi,
par ce Verbe qui vous est coéternel, vous dites en même temps
et de toute éternité tout ce que vous dites, et il en est ainsi que
vous dites. Parole et action, en vous, c'est tout un (4); et

(1) Qui dit tout à la fois et éternellement Cette parole, par qui toutes
choses ont été faites, c'est le Verbe, principe coéternel à Dieu, sagesse de
Dieu. Le Verbe était engendré au commencement de l'éternité, s'il est permis
de parler de la sorte, il est engendré et il sera engendre. 11 dit tout à la
fois et éternellement, parce que les opérations de Dieu ne sont point sou-
mises à des accroissements successifs, ni aux changements; elles ne sont
pas et ne peuvent pas être comme n'ayant pas existé auparavant, tout en
Dieu étant éternel.
(2) Quiconque n'est pas ingrat envers l'éclatante writè. Révoquer en
doute cette vérité, c'est détruire l'éternité, l'immortalité de Dieu. Or, une
saine philosophie, aussi bien que la foi, nous enseignent, à n'en pouvoir
douter, que Dieu est éternel, qu'il est immortel.
(3) N'être plus ce qu'on était et être ce qu'on n'était pas, c'est mourir
et naître. La mort et la naissance sont prises ici, dans leur sens le plus
C A P U T VII

Verbum Dei coaeternum Deo.

i . — V o c a s itaque nos ad intelligendum Verbum Deum,


apud te Deum, quod sempiterne dicitur, et eo sempi-
terne dicuntur omnia. Neque enim finitur quod diceba-
tur, et dicitur aliud, u t possint dici o m n i a ; scd simul ac
sempiterne omnia. Alioquin, j a m tempus et mutatio, et
non vera aeternitas, nec vera immortalitas. Hoc novi,
Deus meus, et gratias ago. Novi, confiteor, tibi, Domine,
mecumque novit, et benedicit te, quisquis ingratus non
est certae v e n t a t i .
2 . — N o v i m u s , Domine, novimus, quoniam in quantum
quidquid non est quod erat, et est quod non erat, in
tantum moritur et oritur. Non ergo quidquam Verbi tui
cedit atque succedit, quoniam vere immortale atque
seternum est. Et ideo Verbo tuo tibi coaeterno simul et
sempiterne dicis omnia quae dicis; et fit quidquid dicis

étendu, pour les changements et les développements successifs qui sont le


propre des êtres créés. Lorsque la semence meurt, la plante naît ; lorsque
la plante meurt à son tour, la semence lui succède. De même encore à
l'hiver qui finit succède le printemps; d'où l'on dit dans un sens vrai que
les temps naissent et meurent. Donc, il faudrait dire aussi que Dieu est
soumis à la naissance et à la mort, s'il cessait de faire ce qu'il a fait autre-
fois, ou qu'il fît maintenant ce qu'il n'a jamais fait précédemment. Moïse
a expliqué l'origine des choses créées, selon la remarque de Théodoret,
mais il n'a pas dit que Dieu ait commencé d'exister : le Créateur est éternel.
(41 Parole et action, en vous, c'est tout un. Pour comprendre pleinement
o t t r vérité, écoutez ce que dit saint Fulgencc : « Le Verbe en Dieu est comme
la parole dans notre esprit, comme un projet, un dessein quelconque dans
nutre coeur. Lorsque notre esprit a en lui une parole, il ne l'a que par la
pensée, car, pour lui, dire n'est autre chose que penser. » (Ad Mon y m.
lib. Ill, cap. v u . )
298 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

cependant tout ce que vous créez ainsi, par votre parole, ne ftf
produit pas en même temps (i), ni de toute éternité.

( I ) Cependant tout ce que vous crées ne se produit pas en même


temps* Le saint Docteur NOUE enseigne ici que, bien que l'action de
Dini soit simultanée et éternelle, cependant les créatures n'existent pas
LIVRE XI — CHAPITRE VII 299

ut fìat. Nec aliter quam dicendo facis; nec tamen simul


et sempiterne fiunt omnia quae dicendo facis.

toutes en même temps et de toute éternité. La présence de l'éternité, le


passé, le présent et le futur, sont comme éternels; mais, considères en eux-
mêmes et dans leurs rapports arec nona, Us sont distincts et soumis à la
succession, au changement.
CHAPITRE VIII

La parole de Dieu, le Verbe, est le principe de tout» qui nous parle


et nous enseigne toute vérité.

i. — Comment cela, je vous le demande, Seigneur, mon


Dieu? Il me semble l'entrevoir (i), mais je ne sais comment
l'expliquer. N'est-ce pas que tout être qui commence et qui
finit ne commence et ne finit d'être que lorsque 1 éternelle raison,
dans laquelle il n'y a ni commencement ni fin, connaît qu'il doit
commencer ou finir? Or, cette raison, c'est votre Verbe (2), qui
est le principe de tout et qui nous parle (3) (Joan. vin, 25),
comme il nous le dit dans l'Evangile, par la voix de la chair;
il a retenti extérieurement aux oreilles des hommes, pour leur
donner le moyen de croire en lui, de le chercher intérieurement,
et de le trouver dans l'éternelle vérité, où ce bon et unique
maître instruit tous ses disciples. C'est là, Seigneur, que j'en-
tends votre voix me dire : « Il n'y a que celui qui nous instruit
qui nous parle. » Mais nous parler sans nous instruire, ce n'est
pas nous parler.

(1) Comment cela? // me semble l'entrevoir. Dieu fait tout simultané-


ment et de toute éternité; cependant, les créatures ne sont pas toutes tirées
du néant en même temps et de toute éternité : voilà deux vérités qui reposent
sur des fondements inébranlables. Mais comment concilier ces deux vérités,
c'est ce qu'il est malaisé d'expliquer. II en est ainsi, dans un autre ordre de
choses : nous sommes certains d'être libres, et d'ailleurs, l'intervention et le
concours de la grâce dans nos actions t prouvé par les oracles de l'Ecri-
ture, par l'autorité de tous les Pères U de tous les théologiens. Cepen-
dant, quoi de plus difficile à concilier \ nir des esprits vulgaires que ce
concours mutuel du libre arbitre et de la grâce? Pour un esprit peu
exercé, le libre arbitre est comme écrasé, a *éanti par l'action de la grâce
efficace, et Dieu agissant en vertu de sa nUure n'a fait aucune créature,
ou il les a créées toutes éternellement.
(2) Cette raison, c'est votre Verbe. Le Verbedivin est la souveraine, l'éternelle
raison, réterne]le sagesse, etc. Saint Augustin, en mille endroits de ses écriis,
répète cette vérité que, dans l'éternité, viennent se réunir ces trois temps,
CAPUT Vili

Verbum Dei ipsum est principium quo docemur de omni veritate,

i. — C u r , queeso t e , Domine Deus meus. Utcumque


video, sed quomodo ideloquar, nescio : nisi quia omne quod
esse incipit, et esse desinit, tunc esse incipit, et tunc
esse desinit, quando debuisse incipere vel desinere in
¿eterna ratione cognoscitur, ubi nec incipit aliquid, nec
desinit? Ipsum est Verbum tuum, quod et principium
est, quia et loquitur nobis. Sic in Evangelio per carnem
ait; et hoc insonuit foris auribus hominum, u t crede-
retur et intus qusereretur, et inveniretur in a?terna veri-
tate, ubi omnes discípulos bonus et solus magister docet.
lbi audio vocem tuam, Domine, dicentem mihi quoniam
ille loquitur nobis qui docet n o s . Qui autem non docet
nos, etiam si loquitur, n o n nobis loquitur.

le passé, le présent, le futur, et que toutes les créatures y sont présentes.


« Le passé n'est déjà plus, nous dit-il, dans son Livre des LXXXIII questions
((Riest. XVII), le futur n'existe pas encore; le passé nous fait donc défaut
comme le futur. Mais pour Dieu aucun temps ne fait défaut, ni le présent,
ni le futur, tout est présent à ses yeux. » (Voir encore De la Trinité, liv. V,
vers la fin, Questions diverses à Simplicien, quest, u, n° a.)
(3) C'est votre Verbe qui est le principe de tout et qui nous parle. Voir
le magnifique développement de cette pensée dans le Traité XXX VW
*ur saint Jean, u" u .
Les Juifs terrestres s'adressaient ainsi au divin Maître : « Qui êtes-
vous? (Joan, vni, 25.) Vous nous avez bien d i t : « Si vous ne croyez pas
-{ne je suis » mais vous ne nous avez pas appris ce que vous étiez.
nui ètes-vous donc, afin que nous puissions croire en vous ? » 11 leur
repondit : « Le Principe, moi qui vous parle. » Voilà ce que c'est que
l'être. Le Principe est immuable, le Principe demeure ce qu'il est, et
renouvelle toutes choses; le Principe est celui à qui il est d i t : « Vous
¿tes éternellement le même, et vos années ne finiront pas. » Ps ci, 28)
302 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

2. — Qui donc nous instruit, si ce n'est l'immuable vérité?


Car lors même que nous recevons les leçons d'une créature
sujette au changement, c'est qu'elle nous conduit vers l'im-
muable vérité. C'est là véritablement que nous apprenons,
immobiles et attentifs, que nous nous réjouissons de la voix de
l'Epoux (i), que nous nous réunissons au principe d'où nous
sommes sortis. Lui-même est ce principe ; car s'il ne Tétait pas,
et d'une manière stable, nous ne saurions où retourner dès
qu'une fois nous nous serions égarés. Or, quand nous reve-
nons de l'erreur, c'est la connaissance qui nous ramène ; et il
nous enseigne cette connaissance, parce qu'il est le principe, et
celui qui nous parle.

Croyez donc que je suis le Principe, puisque, pour TOUS déterminer à croire,
non seulement je suis, mais je vous parle.....
(i) Nous nous réjouissons de la voix de VEpoux. Voir Traité XIII sur
LIVRE XI — CHAPITRE VIII 303

2. — Quis porro nos docet, nisi stabilis veritas? Quia


et per creaturam mutabilem cum admonemur, ad veritatem
stabilem ducimur; ubi vere discimus, cum stamus et
a u d i m u s e u m , et gaudio gaudemus propter vocem sponsi,
reddentes nos unde sumus. Et ideo principium; quia
nisi maneret cum e r r a m u s , non esset quo rediremus.
Cum autem redimus ab errore, cognoscendo utique
redimus. Ut autem cognoscamus, docet nos, principium
est, et loquitur nobis.

saint Jean, n* 12. Saint Jean-Baptiste, rendant témoignage au Christ,


disait : « Celui qui a l'épouse est l'époux. Mais l'ami de l'Epoux, qui se
tient debout et l'écoute, est rempli de joie à cause de la voix de l'Epoux. »
(Joan, m , 3 9 . ) C'est comme s'il disait : « Ce qui me remplit de joie, r'est
de n'avoir qu'à écouter; c'est à lui de parler; j'ai besoin d'être éclairé, il
est la lumière; je prête l'oreille, il est le Verbe. »
C H A P I T R E IX

Il reconnaît que c'est dans le Principe dont il vient de parler que Dieu a crée
le ciel et la terre, bien que le mode de leur création nous reste inconnu.

1 . — C'est dans ce Principe (i), ô Dieu, que vous avez fait le


ciel et la terre; c'est dans votre Verbe, dans votre Fils, dans
votre vertu, dans votre sagesse, dans votre vérité, par une
parole, par une action également admirables. Quilecomprendra,
qui l'expliquera? Quelle est cette lumière qui, par intervalles,
m'éclaire, frappe mon cœur sans le blesser, le glace d'épou-
vante et l'embrase d'amour : d'épouvante de me voir si éloigné
d'elle, d'amour de me sentir si rapproché?
2. — C'est la sagesse elle-même qui, par intervalles, brille à
mes yeux en déchirant les nuages de mon âme, nuages qui, <Ie
nouveau, lorsque je me détourne de cette lumière, me recouvrent
des ténèbres et du fardeau de mes misères. Dans cet état de
détresse, mes forces se sont tellement affaiblies {Ps. xxx) que
je suis incapable même de porter mon bonheur, tant que votre
pitié, Seigneur, secourable à mes iniquités, n'aura pas guéri
toutes mes langueurs. Mais vous rach terez ma vie de la cor-
ruption, vous me couronnerez de compassion et de miséri-
corde; vous rassasierez de biens tout mon désir, et ma jeunesse
sera renouvelée comme celle de l'aigle. (Ps. eu, 3-5.) C'est par
l'espérance que nous avons été sauvés, et nous attendons avec
patience l'accomplissement de vos promesses. (Rom. vin, 24-)

(i) C'est dans ce Principe, etc. Saint Augustin donne ici aux premières
paroles de la Genèse un sens qui n'est pas adopté généralement comme le
sens littéral. Elles signifient plutôt au commencement des temps, « au début
de la création des choses visibles » (Saint EPHREM), comme il l'explique
lui-même dans le livre I " de la Genèse à ta lettre (chapitre i"), où il
expose les trois significations de cette expression : i° au commencement
des temps; a« avant toutes choses creces; 3° dans le principe qui est le
C A P U T IX

Quomodo verbum Dei loquatur cordi.

1 . — In hoc principio, Deus, fecisti ccelum et terram, in


Verbo tuo, in Filio tuo, in virtute tua, in sapientia tup,
in veritate tua, miro modo dicens, et miro modo faciens.
Quis comprehendet? Quis enarrabit? Quid est illud quod
interlucet mihi, et perçutit cor meum sine kesione; et
inhorresco, et inardesco? Inhorresco in quantum dissi-
milis ei s u m ; inardesco, in quantum similis ei sum.
2 . — S a p i e n t i a , sapientia ipsa est, quae interlucet mihi
discindens nubilum meum, quod me r u r s u s ad ea def'-
cientemcooperit, caligineatque aggere p œ n a r u m m ear um.
Quoniam sic infirmatus est in egestate vigor meus, ut
non sufferam bonum meum, donee tu, Domine, qui pro-
pitius factus es omnibus iniquitatibus meis, etiam sanes
omnes languores meos. Quia et redimes de corruptione
vitam meam, et coronabis me in miseratione et miseri-
cordia, et satiabis in nobis desiderium m e u m ; quoniam
renovabitur juventus mea, sicut aquilae, Spe enim salvi

Verbe de Dieu, le t i l s unique, par lequel tout a été créé. (Voir Contre
r
l'adversaire de la Loi et des Prophètes, liv. r» , ch. H; De la Cité de Dieu,
xi, 3 s ; Livre imparfait de la Genèse à la lettre, ch. i « ; Sermon I sur la
Genèse, etc.) Mais comme il est également vrai que Dieu a créé le monde
par sa parole, par son Verbe,
Verbe égal au Très Haut, notre unique espérance,
Jour éternel de la terre et des cieux,
(RACINE.)

les idées que le saint Docteur présente ici n'en sont pas moins justes, grandes
et magnifiques. (Voir aussi PATIUZI, De l'Interprétation des Saintes Ecri
tares, liv. II, quest, a.) « Les anges appartiennent à une création anté-
rieure, dont ne parle pas Moïse. » (Saint BASILE.)
306 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

Entende qui pourra votre parole intérieure; pour moi, plein


de confiance en vos oracles, je m'écrierai : « Que vos oeuvres
sont magnifiques, ô Seigneur! Vous avez tout fait dans votre
sagesse. » (Ps. cm, 24.) Or, elle est le principe, et c'est dans
ce Principe que vous avez créé le ciel et la terre.
L1VRE XI — CHAPITRE IX 307

facti sumus, et promissa tua per patientiam expectamus.


Audiat te intus sermocinantem, qui potest; ego fidenter
ex oraculo tuo c l a m a b o : Quam magnifica sunt opera
tua, Domine! Omnia in sapientia fecisti; et ilia est prin-
cipium, et in eo principio fecisti ccelum et terrain.
CHAPITRE X
OBJECTION. • - Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre?

Ne sont-ils pas encore tout entachés du vieil homme (i), ceux


qui nous demandent : « Que faisait Dieu avant de créer le ciel et
la terre? » « S'il demeurait dans l'inaction, disent-ils, pourquoi
en est-il sorti? Pourquoi y est-il rentré? S'il y a eu en Dieu un
mouvement nouveau ( a \ une volonté nouvelle, pour donner
l'être à la créature qu'il n'avait point encore tirée du néant,
comment concilier la véritable éternité avec une volonté que
Ton voit naître et qui n'existait pas? Car la volonté de Dieu
n'est pas une créature, elle est antérieure à la créature, puisque
rien ne serait créé si la volonté du Créateur n'avait précédé. La
volonté de Dieu est donc sa substance elle-même (3). Que s'il
est survenu dans la substance divine quelque chose de nouveau,
on ne peut plus en vérité la dire éternelle. Si, au contraire, Dieu
a voulu de toute éternité que la créature soit, pourquoi, elle
aussi, n'est-elle pas éternelle? » (4)

(i) Ne sont-Us pas entachés du vieil homme, etc. ? Saint Augustin entend
par là les esprits qui ne se conduisent que par les inspirations de la chair
et des sens, comme il le développe dans le Sermon CGLXXVII pour la
Pentecôte.
\t) S'il y a eu en Dieu un mouvement nouveau, etc. Saint Augustin donne
un plus grand développement à cette pensée, dans son ouvrage de la Cité
de Dieu (liv. X V , ch. v). C'est un regard de pitié qu'il jette sur ceux qui
nient la création, ou n'y comprennent rien, ou bien ont l'illusion de penser
que l'architecte du ciel et de la terre a laissé couler un océan d'âges infinis
avant d'entreprendre ce grand ouvrage. Il est l'auteur des siècles ; le temps
n'existait pas, son éternité, toujours présente, a précédé le temps. « S'ils
nous demandent pourquoi le monde a été créé plutôt alors qu'auparavant,
ne pouvons-nous pas demander aussi : « Pourquoi plutôt ici qu'ailleurs t »
S'ils imaginent avant le monde des espaces de temps infinis, qu'ils imaginent
donc pareillement hors du monde des espaces de lieux infinis. Et si l'on ne
veut pas que le Tout-Puissant y ait pu demeurer en repos, il faut rêver,
avec Epicure, une infinité de mondes Ï>
|3) La volonté de Dieu est donc sa substance elle-même. Saint Thomas
CAPUT X

Obtrectantes quid ftceret Deus antequam cœlum et terram conderet, tntroducit

Nonne eccepleni sunt vetustatis suae, qui nobis dicunt :


« Quid faciebat Deus antequam faceret cœlum et terram?
,y Si enim vacabat, inquiunt, et operabatur aliquid, cur
» non sic semper et non deinceps, quemadmodum rétro
» semper cessavit ab opère? Si enim ullus motus in Deo
» novus exstitit, et voluntas nova, u t conderet creaturam,
» quam nunquam an te condiderat, quomodo j a m vera
» seternitas, ubi oritur vohlntas quae non erat? Neque enim
» voluntas Dei creatura est, sed antc creaturam ; quia non
» crearetur aliquid, nisi creatoris voluntas prsecederet. Ad
» ipsam ergo Dei substantiam pertinet voluntas ejus. Quod
» si exortum est aliquid in Dei substantia quod prius non
w erat, nonveraciter dicituraeternailla substantia. Si autem
» voluntas Dei sempiterna erat, u t esset creatura, cur non
» sempiterna et creatura? »

nous a donné le meilleur commentaire de cette vérité. (I Dist. 8, quœst. III, art. i,
ad 4.) Dans toute chose où l'opération diffère de la substance, il faut admettre
un certain mode de mouvement qui tend vers l'opération, opération qui
n'existait pas auparavant, et qui forme un nouveau mode d'existence. Dans
Dieu, au contraire, l'opération n'est pas distincte de la substance, et toutes
deux sont éternelles. Cependant, il ne s'ensuit pas que l'opération ait pro-
duit son effet de toute éternité, elle ne l'a produit que selon l'ordre de la
sagesse qui est le principe de l'opération.
Nota. — La plupart des éditions (jusqu'à M. Du Bois) commencent ici le cha-
pitre x i ; il nous parait plus rationnel de ne pas diviser l'objection et de ne
commencer le chapitre xi qu'un peu plus loin, comme ont fait les Bénédictins.
(4} Pourquoi n'est-elle pas éternelle? La matière ne peut pas étrecoéter-
nrlle à Dieu. Saint Augustin le démontre par la différence des deux natures.
La matière ne peut exister que dans le temps, qui implique une succession.
Dieu ne peut exister que dans l'éternité, qui n'implique aucune succession*
[Cité de Dieu, liv. XII, ch. xv.)
C H A P I T R E XI
1
Différence de l'éternité et du temps. L'éternité de Dieu n'a ni passé ni avenir, qui
n'accomplissent leur cours que par la vertu de l'éternité toujours présente.

Ceux qui parlent ainsi ne vous comprennent pas encore, ù


sagesse de Dieu, lumière des esprits. Ils ne comprennent pas
encore comment les choses sont créées par vous et en vous ; ils
aspirent à la science de votre éternité (i), mais leur cteur flotte
encore sur les vagues du passé et de l'avenir, à la merci de la
vanité. Qui le retiendra, qui le fixera, qui pourra l'arrêter un
moment, pour qu'il entrevoie la splendeur de l'immuable éter-
nité, qu'il la compare à la mobilité des temps, et trouve toute
comparaison impossible? Il verra que la longueur du temps ne
doit son étendue qu'à cette multitude d'instants qui passent et
qui ne peuvent se développer simultanément ; au contraire, que
rien ne passe dans l'éternité; que tout y est présent, tandis
qu'il n'est point de temps qui soit tout entier présent. Il verra
que le passé est chassé par l'avenir, que tout avenir suit le
passé, et que tout passé et tout avenir n'ont leur source et leur
cours que dans l'éternité toujours présente. Qui retiendra
le cteur de l'homme, pour qu'il s'arrête et voie comment, tou-
jours immobile, l'éternité produit le passé et l'avenir, elle qui
n'a ni l'un ni l'autre? Est-ce ma main qui aurait ce pouvoir,
est-ce ma plume, ma langue, qui opérerait une si grande
merveille?

(i) Ils aspirent à la science de votre éternité, ils s'efforcent de com-


prendre des choses éternelles, et les difficultés qu'ils soulèvent viennent
de ce principe erroné que le monde est éternel. Us établissent ce prin
ripe sur cette raison qu'on ne peut concevoir une action nouvelle dan*
un Dieu immuable et éternel. Insensés, ils ne voient pas que Dieu n'agit
point par mouvement, comme les créatures, mais par s a substance, sans
< pi'aucun changement survienne en lui, et qu'il ordonne aux créatures
qu'il avait résolu de toute éternisé de tirer du néant, de se produire dans le
CAPUT XI

Objection! respondet quod setermUs Dei n«scit tempora.

Qui haec dicunt, nondum te ïntelliçunt, o sapientia


Dei, lux mentium, nondum mtelligunt quomodo fiant
quae per te atque in te fiunt; et conantur aeterna sapere;
sed adhuc in praeteritis et futuris rerum motibus, cor
eorum volitat, et adhuc vanum est. Quis tenebit illud,
et figet illud, u t paululum stet, et paululum rapiat splen-
dorem semper stantis aeternitatis, et comparet cum tem-
poribus nunquam stantibus, et videat esse incompara-
bilem : et videat, longum tempus, nisi ex multis praete-
reuntibus motibus, qui simul extendi non possunt,
longum non fieri; non autem praeterire quidquam in
aeterno, sed totum esse praesens; nullum vero tempus
totum esse praesens : et videat omne praeterituni propelli
ex futuru; et omne futurum ex pneterito consequi; et
omne praeteritum ac futurum, ab co quod semper et prae-
sens, creari et excurrere? Quis tenebit cor hominis, ut
stet et videat quomodo stans dicit et futura et praeterita
tempera, nec futura nec praeterita aeternitas? Numquid
manus mea valet hoc, aut manus oris mei per loquelas
agit tam grandem r e m ?

temps, a Nous qui ne sentons rien que de borné, qui ne voyons rien que de
muable, où avons-nous pu comprendre cette éternité, où avons-nous songé
cette infinité? 0 éternité, ô infinité, dit saint Augustin, que mes sens ne
soupçonnent seulement pas, par où donc es-tn entrée dans nos âmes? Mais
M nous sommes tout corps et toute matière, comment pouvons-nous
concevoir un esprit pur, et comment avons-nous pu inventer ce nom?»
iBoSStTET.)
CHAPITRE XII

Ce que Dieu faisait avant la création du monde,

Je vais répondre à cette demande : « Que faisait Dieu avant de


créer le ciel et la terre? » (i) Je ne répondrai pas comme celui
qui, dit-on, pour éluder la difficulté de la question, fit cette
plaisante repartie : « Il préparait des supplices aux sondeurs
de mystères. » Autre chose est railler, autre chose est voir clair,
et telle ne sera pas ma réponse. Je préférerais, en effet, avouer
ignorer ce que je ne sais pas, plutôt que dire une plaisanterie
pour rendre ridicule celui qui interroge sur de si hauts mys-
tères et pour faire applaudir une mauvaise réponse. Mais je
dis, ô mon Dieu, que vous êtes le Père de toutes les créatures;
et si on les comprend toutes sous ces mots de ciel et terre,
je réponds avec confiance : « Avant de créer le ciel et la
terre, Dieu ne faisait rien ; car s'il eût fait quelque chose, que
serait-ce, sinon une créature? » Plaise à Dieu que je sache tout
ce qu'il m'est utile de connaître, aussi bien que je sais que la
créature n'était pas avant la création (a).

( i ) Le ciel et la terre, c'est-à-dire « la substance du ciel et de la terre,


les natures vraiment distinctes qui s'y trouvent ». (Saint E P H R E M . )
(a) Aussi bien que je sais que la créature n'était pas avant la création.
Il n'y avait aucune créature avant la création de tous les êtres. Bien
qu'aucune n'ait été faite de toute éternité, il ne s'ensuit nullement que
Dieu soit resté comme plongé dans le sommeil et l'oisiveté, car son action
CAPUT XII

An te qua m faceret Deus coelum et ter ram, nihil faciebat

Ecce respondeo dicenti : Quid faciebat Deus antequam


faceret coelum et t e r r a m ? Respondeo, non illud quod
quidam respondisse perhibetur joculariter, éludons qutes-
tionis vïolentiam : Alta, inquit, scrutantibus gehennas
parabat. Aliud est videre, aliud est ridere. Heec non
respondeo. Libentius enim responderim : Nescio quod
nescio ; quam illud, u n d e ridetur qui alta interrogavit
et laudatur qui falsa respondit. Sed dico te, Deus noster,
omnis c r e a t u r a creatorem. Et si cœli et terree nomine
omnis creatura intelligitur, audenter dico : Antequam
faceret Deus coelum et terram, non faciebat aliquid. Si
enim aliquid faciebat, quid nisi creaturam faciebat? Et
utinam sic sciam quidquid utiliter scire cupio ; quemad-
modum scio, quod nulla fiebat creatura, antequam fieret
ulla creatura.

a été éternelle. D'ailleurs, il ne cesse d'agir ad intra, comme parlent les


théologiens. Le Père engendre le Fils, et du Père et du Fils procède le
Saint-Esprit. Il est, comme le dit lui-même saint Augustin au commen-
cement de ses Confessions, « jamais nouveau, jamais ancien toujours
en action, toujours en repos. » (Liv. I", ch. iv.)
CHAPITRE XIII

Avant lei temps créés par Dieu, aucun temps n'existait encore ; on ne peut
donc demander ce qu'il faisait alors, puisqu'il ne pouvait y avoir d'alors
là où il n'y avait point de temps.

1 . — Si quelque esprit léger s'égare dans un passé de siècles


imaginaires et s'étonne que le Tout-Puissant, créateur et con-
servateur du monde, l'architecte du ciel et de la terre, se soit
abstenu, durant des siècles innombrables, d'entreprendre ce
grand ouvrage, qu'il se réveille et considère combien est frivole
son étonnement ; car d'où seraient venus ces siècles sans nombre
dont vous n'eussiez pas été l'auteur, vous, l'auteur et le fonda-
teur de tous les siècles? Ou bien, qu'auraient pu être ces temps
qui ne pouvaient être créés sans vous? Ou encore, comment se
seraient-ils écoulés, s'ils n'avaient jamais été? Puisque vous
êtes l'artisan de tous les temps, si Ton suppose quelque temps
avant la création du monde, pourquoi dit-on que vous restiez
dans l'inaction? Car de ce temps même vous étiez l'auteur, et
les temps n'ont pu courir avant que vous n'eussiez fait le
temps. Que si avant le ciel et la terre il n'y avait point de
temps, pourquoi demander ce que vous faisiez alors? Il ne
pouvait y avoir d'alors (i) là où il n'y avait pas de temps, et
ce n'est point par le temps que vous précédez les temps; autre-
ment, vous ne seriez pas avant tous les temps.
2. — Mais vous précédez tous les temps passés de votre
éternité toujours présente; vous dominez les temps à venir,
parce qu'ils sont à venir, et qu'aussitôt venus ils seront passés ;
pour vous, vous êtes toujours le même, et vos années n ;
s'évanouissent point. (Ps. ci, 28.) Vos années ne vont ni ne

( i | / / ne pouvait // avoir (/'ALORS. Les expressions alors, maintenant, et


autres semblables, sont des adverbes de temps. Si donc vous demandez ce
que Dieu faisait avant d'avoir créé le ciel et la terre et produit le temps,
CAPUT XIII

Ante tempora a Deo creata, nullum fuit te m pus.

1 . — At si cujusquam volatilis sensus vagatur per ima-


gines retro temporum, e t t e D e u m o m n i p o t e n t e m , et omni-
creantem, et omnitenentem, coeli et t e r r a artificem, ab
opere tanto, antequam id faceres, per innumerabilia
saecula cessasse miratur, evigilet atque attendat, quia
falsa miratur. Nam u n d e poterant innumerabilia saecula
praeterire, quae ipse non feceras, cum sis omnium saecu-
lorum auctor et conditor? Aut quae tempora fuissent,
quae abs te condita non essent? Aut quomodo praeterissent,
si nunquam fuissent? Cum ergo sis operator omnium
temporum, si fuit aliquod tempus antequam facerescoelum
et terram, cur dici tur quod ab opere cessabas? Idipsum
enim tempus tu feceras; nec p r e t e r i r e potuerunt tem-
pora antequam faceres tempora. Si autem ante cœlum et
terram nullum erat tempus, cur quaeritur quid tunc
faciebas? Non enim erat tunc, ubi non erat t e m p u s : nec
tu tempore tempora praecedis ; alioquin non omnia tem-
pora praecederes.
2 . — Sed praecedis omnia tempora praeterita, celsitudine
semper praesentis aeternitatis : et superas omnia futura;
quia et illa futura s u n t ; et cum venerint, praeterita
e r u n t ; tu àutem idem ipse es, et anni tui non défichait.
Anni tui nec eunt et veniunt : isti autem nostri, et eunt

celte question se détruit par ses propres termes. Cependant, les philosophes
et les théologiens emploient quelquefois de semblables expressions en par-
lant de l'éternité de Dieu, mais c'est toujours d'une manière impropre.
316 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

viennent, mais les nôtres vont et viennent afin d'arriver toutes.


Vos années demeurent toutes à la fois, parce qu'elles existent
toutes à la fois, et elles ne se poussent pas les unes les autres,
parce qu'elles ne passent pas ; tandis que les nôtres ne seront
accomplies que lorsqu'elles auront cessé d'être. Vos années
ne sont qu'un jour ; et votre jour n'est pas une suite de jours ( i ) ;
il est aujourd'hui, et votre aujourd'hui ne cède pas au len-
demain ; il ne succède pas à la veille. Aujourd'hui, pour vous,
c'est l'éternité. Ainsi, vous avez engendré un Fils coéternel à
vous, à qui vous avez dit : « Je t'ai engendré aujourd'hui. » (2)
(Ps. n, 7 . ) Vous avez fait tous les temps et il n'y avait point
de temps quand le temps n'était pas encore.

(1) Votre jour n'est pas une suite de jours. L'adverbe quotidie renferme
l'idée de plusieurs jours ; or, en Dieu il n'y a qu'un seul jour.
(»} Je t'ai engendré aujourd'hui. Voyez l'application que saint
Augustin fait de ce mot aujourd'hui à l'éternité de Dieu {Explication du
Psaume II) : <t Aujourd'hui, c'est-à-dire un jour sans veille ni sans len-
LIVRE XI — CHAPITRE XIII 317

et veuiunt, ut omnes veniant. Anni tui omnes simul


stant, quoniam stant; nec euntes a venientibus exclu-
duntur, qui non transeunt; isti autem nostri omnes erunt,
eu m omnes non erunt. Anni tui dies u n u s ; et dies tuus
non quotidie, sed hodie: quia hodiernus tuus non cedit
crastino, neque succedit externo. Hodiernus tuus œter-
nitas; ideo coceternum genuisti, cui dixisti : Ego hodie
^enui te. Omnia tempora tu fecisti ; et ante omnia tem-
pora tu es, nec aliquo tempore non erat tempus.

demain, de toute éternité, dans l'éternité qui n'a ni passé ni futur. »


Saint Paul et les saints Pères appliquent ces paroles « Je t'ai engendré
aujourd'hui » à certains faits parculiers de la vie terrestre de Jésus-Christ,
tels que sa naissance, son baptême, mais surtout sa résurrection et son
sacerdoce {Aet. x i n , 33), sans doute parce que ces faits ont leur fondement
et leur raison dans la dignité même du Fils de Dieu, et qu'ils en sont
comme la manifestation dans le temps.
C H A P I T R E XIV

Qu'est-ce que le temps ? Nous ne pouvons dire que le temps existe que parce
qu'il tend à n'être plus.

1 . — Il n'y a donc pas eu de temps où vous n'ayez fait


quelque chose, puisque vous aviez fait le temps lui-même. Et
nul temps ne vous est coéternel, puisque vous êtes immuable;
mais si le temps était stable, il cesserait d'être le temps. Qu'est-
ce donc que le temps? (i) Qui pourra l'expliquer aisément et
brièvement ? Qui pourra, pour en parler, le saisir même par la
pensée ? Cependant, quoi de plus familier à nos entretiens et
de plus banal que le temps ? Nous le comprenons bien quand
nous en parlons ; nous comprenons de même ce que les autres
nous en disent.
2. — Qu'est-ce donc que le temps? Si personne ne me le
demande, je le sais ; si je veux l'expliquer a qui m'interroge,
je l'ignore. Et pourtant j'affirme hardiment que si rien ne pas-
sait, il n'y aurait pas de temps passé; que si rien n'arrivait, il
n'y aurait point de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y
aurait point de temps présent. Gomment donc sont-ils, ces
deux temps, le passé et l'avenir, puisque le passé n'est plus et
que l'avenir n'est pas encore? Quant au présent, s'il était tou-

(i) Qu'est-ce donc que le temps? L'idée du temps est très claire à notre
esprit; mais s'a^it-il de définir et d'expliquer le temps, l'esprit se heurte
contre d'incroyables difficultés.
Le temps ne peut se concevoir isolé d'un avenir et d'un passé. Le pré-
sent, s'il était toujours présent, sans glisser au passé, ne serait plus le
temps, mais l'éternité. La conséquence est que le présent est sans étendue,
et ce que l'on peut nommer le présent, c'est, dans le temps, un point idéal
et indivisible, comme le saint Docteur le dit dans le chapitre suivant.
Pascal nous rassure, du reste, sur cette difficulté que nous avons de
définir le temps, lorsqu'il dit : « Il y a des mots incapables d'être définis,
et si la nature n'avait suppléé à ce défaut par une idée pareille qu'elle a
donnée à tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses; au
C A P U T XIV

Tempori* differenti* très : preteritimi, pnesens et futurum.

1 . — Nullo ergo tempore non feceras aliquid, quia ipsum


tempus tu feceras : et nulla tempora tibi coœterna sunt,
quia tu permanes. At illa si permanerent, non essent
tempora. Quid enim est tempus? Quis hoc facile brevi-
terque explicaverit? Quis hoc ad verbum de ilio profe-
rendum vel cogitatione comprehenderit? Quid autem
familiarius et notius in loquendo commemoramus, quam
tempus? Et intelligimus utique, cum id loquimur; intel-
liçimus etiam, cum alio loquente id audimus.
2. — Quid ergo est tempus ? Si nemo ex me qiuerat, scio ;
si queerenti explicare velim, nescio. Fidenter tamen dico,
scire me, quod si nihil preeteriret, non esset preteritimi
tempus; et si nihil adveniret, non esset futurum t e m p u s ;
et si nihil adveniret, non esset praesens tempus. Duo
ergo illa tempora, praeteritum et futurum, quomodo
sunt, quando et praeteritum j a m non est, et futurum

lieu qu'on en use avec la même assurance et la même certitude que s'ils
étaient expliqués d'une manière parfaitement exempte d'équivoques, parce
que la nature nous a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus
nette que celle que l'art nous acquiert par nos explications.
» Ce n'est pas que tous les hommes aient la même idée de l'essence des
choses que je dis qu'il est impossible et inutile de définir. Car, par
exemple, le temps est de cette sorte. Qui le pourra définir? Et pourquoi
l'entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu'on veut dire en
parlant du temps, sans qu'on le désigne davantage ? Cependant, il y a bien
d e s opinions différentes touchant l'essence du temps. Les uns disent que
eVst le mouvement d'une chose créée; les autres, la mesure du mouve-
ment, etc. Aussi, ce n'est pas la nature de ces choses que je dis qui est
connue à tous, ce n'est simplement que le rapport entre le nom et la chose;
en sorte qu'à cette expression temps, tous portent la pensée vers le même
320 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

jours présent et ne tombait point dans le passé, il ne serait


plus le temps, il serait 1 éternité. Si donc le présent, pour être
temps, doit s'en aller en passé, comment pouvons-nous dire
qu'il est, puisqu'il ne peut être qu'à la condition de n'être plus?
Donc, ne pouvons-nous pas dire avec vérité que le temps
n'existe que parce qu'il tend à n'être plus?

objet, ce qui suffit pour faire que ce terme n'ait pas besoin d'être défini.
Quoiqu'ensuite, en examinant ce que c'est que le temps, on vienne à dif-
férer de sentiment après s'être mis à y penser, car les définitions ne sont
faites que pour désigner les choses que l'on nomme et non pas pour en
montrer la nature. » (PASCAL, Pensées, De l'esprit géométrique, t. 1 « ,
p. I 3 I , édition P . Faugère.)
Quoi qu'il en soit, saint Augustin ne laisse pas, dans les chapitres suivants,
LIVRE XI — CHAPITRE XIV 321

nondum est? Praesens autem si Semper esset praesens,


nec in prœteritum transiret, j a m non esset tempus, sed
aeternitas. Si ergo praesens ut tempus sit, ideo fit, quia
in praeteritum transit, quomodo et hoc esse dicimus, cui
causa, u t fit, illa est, quia non erit; ut scilicet, non
vere dicamus tempus esse, nisi quia tendit ad non esse?

jusqu'au xxix*, d'examiner à fond la nature et les propriétés du temps, avec


une pénétration d'esprit qui ne le cède qu'à la grandeur des pensées. C'est
une analyse du temps, disons mieux, une véritable anatomie, sous forme
de monologue original, poussée jusque dans ses derniers éléments, et de
laquelle il ressort, pour les moins expérimentés, que le temps n'est rigou-
reusement susceptible' ni de parties ni d'extension.

TOME TÎI 11
CHAPITRE XV
Quelle est la mesure du temps. Dans quel sens faut-il entendre ce que nous
appelons longueur et brièveté du temps. Comment appeler long ou court ce
qui n'existe pas.

i. — Cependant, nous disons qu'un temps est long, qu'un


temps est court, et nous ne le disons que du passé ou de
l'avenir. Ainsi, par exemple, nous appelons un long passé
cent ans en arrière ; un long futur, cent ans devant nous. Au
contraire, un temps court, dira-t-ou, c'est dix jours passés, ou,
peu de temps, c'est dix jours à attendre. Mais comment ce qui
n'est pas peut-il être long ou court? Car le passé n'est plus, et
l'avenir n'est pas encore. Cessons donc de dire : « Ce temps est
long, » mais disons du passé : « Il a été long, » et de l'avenir :
« Il sera long. » Seigneur, mon Dieu, ma lumière, votre vérité ne
se rira-t-elle pas ici de l'homme? Car ce long passé, comment
a-t-il été long? Est-ce quand il était déjà le passé, ou quand
il était encore le présent? En effet, il n'a pu être long que tant
qu'il fut quelque chose qui pût être long ; mais, une fois passé,
il n'était déjà plus; et comment pouvait-il être long, lui qui
n'avait plus d'être ? Ne disons donc pas : « Le passé a été long, »
car nous ne trouverons en lui rien de long, puisque, dès qu'il
est passé, il n'est plus. Mais disons : « Il a été long, ce temps pré-
sent, » parce que, lorsqu'il était présent, il était long. Il n'avait
pas encore passé pour cesser d'être, il était donc quelque chose
qui pouvait être long. Mais, après qu'il est passé, aussitôt il a
cessé d'être long en cessant d'être (i).

(i) Aussitôt il a cessé d'être long en cessant d'être. « Je nie que la vie
de l'homme puisse être longue, disait Bossuet Je me fonde sur ce prin-
cipe de saint Augustin : Non est longum quod aliquando Jinitur, tout ce
fui a fin ne peut être long. (Traité sur saint Jean, x x x n , 9.) Et la raison
en est évidente; car tout ce qui est sujet à finir s'efface nécessairement au
dernier moment, et on ne peut compter de longueur en ce qui est entiè-
C A P U T XV

In quo srt mensura tempo ris.

i. — Et tamen dicimus longum tempus et breve tempus,


neque hoc nisi de praeterito aut futuro dicimus. Praete-
ritum tempus longum, verbi gratia, vocamus ante cen-
tum a n n o s ; futurum itidem longum, post centum annos.
Breve autem praeteritum, sicut puta, dicimus ante decern
dies, et breve futurum post decern dies. Sed quo pacto
longum est aut breve, quod non est? Praeteritum enim
jam non est, et futurum nondum est. Non itaque dica-
mus : Longum est; sed dicamus de praeterito : Longum
fuit; et de f u t u r o : Longum erit. Domine Deus meus,
lux mea, nonne et hic v e n t a s tua deridebit hominem?
Q u o d e n i m I o n i u m fuit praeteritum tempus, cum j a m esset
pneteritum, longum fuit; an cum adhuc praesens esset?
Tunc enim poterat esse longum quando erat quod esset
longum. Praeteritum vero j a m non e r a t : unde nec lon-
gum esse poterat quod omnino non erat. Non ergo dica-
mus : Longum fuit praeteritum t e m p u s ; neque enim
inveniemus quid fuerit longum; quando, ex quo praete-
ritum est, non est. Sed dicamus : Longum fuit illud
praesens tempus, quia cum praesens esset, longum erat.
Nondum enim praeterierat, u t non esset; et ideo erat,
quod longum esse posset. Postea vero quam praeteriit,
siimil et longum esse destitit, quod esse destitit.

rement effacé. Car de même qu'il ne sert de rien d'écrire lorsque j'efface
t'Hit par un dernier trait; ainsi la longue et courte vie sont toutes égalées
par la mort, parce qu'elle les efface toutes également. » {Oraison funèbre
dp Yolande de Jfonierhy.)
324 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

2. — Voyons donc, ô âme humaine, si le temps présent


peut être long*; car il t'a été donné de concevoir et de mesurer
son étendue (i). Que me répondras-tu? Est-ce un long temps
que cent années présentes? Vois d'abord si cent années peuvent
être présentes. Est-ce la première de ces cent années qui se
passe? Elle seule est présente; les quatre-vingt-dix-neuf autres
sont à venir, et, partant, ne sont pas encore. Si c'est la seconde,
déjà la première n'est plus, la seconde est présente, et les autres
à venir. Et de même si des années de ce siècle nous choisis-
sons l'une des intermédiaires, quelle qu elle soit, une seule
sera présente ; tout ce qui lui est antérieur est passé, tout ce
qui la suit est avenir. Cent années ne sauraient donc être pré-
sentes. Voyons, du moins, si l'unique année en question est elle-
même présente. Si c'est le premier mois qui court, les autres
sont à venir. Est-ce le second? Ce premier est déjà passé, le
reste n'est pas encore. Ainsi donc, l'année qui s'écoule n'est
pas tout entière présente ; et partant ce n'est pas une année pré-
sente, car Tannée, c'est douze mois, dont chacun à son tour est
présent, le reste passé ou futur. Et le mois courant môme n'est
pas présent, seul le jour actuel l'est. Si c'est le premier, le
reste est dans l'avenir; si c'est le dernier, le reste est dans le
passé. Si c'est un des jours du milieu du mois, il est entre
ceux qui ne sont plus et ceux qui ne sont pas encore.
3. — Voilà donc ce temps présent, le seul, à mon avis, qu'on
puisse appeler long, réduit à peine à l'espace d'un jour. Et ce
jour même, discutons-le encore, aussi bien ce seul jour n'est
pas tout entier présent. Il s'accomplit, en effet, nuit et jour,
toutes les vingt-quatre heures, dont la 'première précède et la
dernière suit toutes les autres; l'intermédiaire suit et précède,
mais cette même heure se composant elle aussi de parcelles
fugitives, tout ce qui s'en est envolé, c'est le passé; ce qui en

(i) / / t'a été donné de concevoir et de mesurer son étendue. « Que si le


temps compare au temps, la mesure à la mesure, et le terme au terme, se
réduit à rien : que sera-ce si l'on compare le temps à l'éternité, où il n'y
a ni mesure ni terme! Comptons donc comme très court, chrétiens, ou
LIVRE XI — CHAPITRE XV 323

2 . — V i d e a m u s ergo, o anima humana, u t r u m et praesens


tempus possit esse longum. Datum enim tibi est sentire
moras, atque metiri. Quid respondebis m i h i ? An centum
anni praesentes longum tempus est ? Vide prius, u t r u m
possint praesentes esse centum anni. Si enim primus
eorum annus agitur, ipse praesens est; nonaginta vero
et novem futuri sunt, et ideo nondum sunt. Si autem
secundus annus agitar, j a m unus est praeteritus, alter
praesens, caeteri futuri. Atque ita si mediorum quemli
bet centenarii hujus numeri annum praesentem posueri-
inus, ante illum p r e t e r i t i erunt, post illum futuri. Quo-
circa centum anni praesentes esse non poterunt. Vide
saltern u t r u m qui agitur unus ipse sit praesens : etenim
ejus si primus agitur mensis, futuri sunt caeteri ; si
secundus, j a m et primus praeteriit, et reliqui nondum
sunt. Ergo nec annus qui agitur, totus est praesens; et
sì non totus est praesens, non est annus praesens. Duo-
decim enim menses annus est ; quorum quilibet unus men-
sis qui agitur, ipse praesens est, caeteri autem praeteriti
aut futuri. Quanquam neque mensis qui agitur praesens
est, sed unus dies : si primus, futuris caeteris; si novis-
simus, praeteritis caeteris; si mediorum quilibet, inter
praeteritos et futuros.
3. — Ecce praesens tempus, quod solum inveniebainus
longum appellandum, vix ad unius diei spatium contrae-
tum est. Sed discutiamus etiam ipsum; quia nec unus
dies totus est praesens : nocturnis enim et diurnis horis
omnibus vigiliti quatuor expletur, quarum prima caeteras
futuras habet; novissima, praeteritas; aliqua vero inter-
jectarum, ante se praeteritas, post se futuras. Et ipsa

plutôt comptons comme un pur néant, tout ce qui finit, puisqu*enfin quand
un aurait multiplié les années au delà de tous les nombres connus, visi-
326 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

reste est à venir. Si Ton conçoit un point dans le temps (i), sans
division possible de moments, si petits soient-ils, c'est celui-là
seulement qu'on peut nommer le présent. Et cependant, il s'en-
vole avec tant de rapidité de l'avenir dans le passé, qu'il ne
peut avoir la plus petite étendue; car, s'il est étendu, il se par-
tage en passé et avenir. Le présent est donc sans aucune étendue.
Ainsi, où est le temps que nous puissions appeler long? Est-ce
l'avenir? Nous ne pouvons dire : « Il est long, » puisque ce qui
doit être long n'est pas encore ; mais nous disons : « Il sera long. »
Quand le sera-t-il donc? Tant qu'il est encore à venir, il ne
peut être long puisqu'il est encore un pur néant. Et s'il ne doit
être long qu'au moment où, de futur, il commencera d'être ce
qu'il n'est pas encore, c'est-à-dire un être présent, ayant la pro-
priété d'être long, alors le présent nous crie, par les raisons
ci-dessus, qu'il ne saurait être long.

blement ce ne sera rien quand nous serons arrivés au terme fatal. » (Bos
SUIT, Oraison funèbre de Michel Le Tellier.)
(i) Si Von conçoit un point dans le temps. Tout ce qui est temps n'est
qu'un point, et moins que rien ; ce qui dure, ce qui est véritablement, c'est
l'éternité, qui ne passe jamais. Accoutumons-nous à juger du temps par la
foi. Selon cette règle, qu'est-ce que dix ans, une année, ou un mois, ou
LIVRE XI — CHAPITRE XV 327

una bora fugitivis particulis agitur : quidquid ejus avo-


lavit, praeteritum e s t ; quidquid ejus restât, futurum.
Si quid intelligitur temporis, quod in nullas j a m , vel in
minutissimas momentorum partes dividi possit, id solum
est quod praesens dicatur. Quod tarnen ita raptim a fu-
turo in praeteritum transvolat ut nulla morula extenda-
t u r : nam si extenditur, dividitur in praeteritum et fu-
t u r u m . Praesens autem nullum habet spatium. Ubi est
ergo t e m p u s , quod longum d i c a m u s ? A n f u t u r u m ?
Non quidem dicinius : Longum est, quia nondum
est, quod longum fit; sed dicimus : Longum erit. Quando
igitur erit? Si enim et tune cum adhuc futurum erit,
non erit longum, quia quod sit longum, nondum erit.
Si autem tune erit longum cum ex futuro, quod n o n d u m
est, esse j a m cœperit, et praesens factum erit u t possit
esse quod longum sit, j a m superioribus vocibus clamât
prsesens tempus longum se esse non posse,

un jour de peine? Et cependant cette heure nous parait si longue 1 Quand


jugerons-nous du temps par rapport à l'éternité?
CHAPITRE XVI

Nous mesurons combien un temps est plus long ou plus court qu'un autre
seulement pendant qu'il passe et que nous le sentons s'écouler.

Toutefois, Seigneur, nous apercevons bien les intervalles du


temps, nous les comparons entre eux, et nous disons que les
uns sont plus longs, les autres plus courts; nous mesurons
même combien tel temps est plus long ou plus court que tel
autre (i) et nous répondons (pie l'un est double ou triple et que
l'autre est simple, ou que les deux sont égaux. Mais nous ne
mesurons ainsi les temps que pendant qu'ils passent et que
nous les sentons s'écouler, car les temps passés qui ne sont
plus, les temps à venir qui ne sont pas encore, qui peut les
mesurer? Á moins que l'on ne prétende que le néant soit mesu-
rable. Ce n'est donc que dans sa fuite (2) que le temps peut
s'apercevoir et se mesurer. Est-il passé, il n'est point mesurable,
car il n'est plus.

(1) Nous mesurons même combien tel temps est plus long, etc. Nous
mesurons son passage. C'est improprement qu'on voudrait soutenir que
nous pouvons mesurer le temps en lui-même ; nous ne le mesurons que par
le mouvement des astres, l'espace que nous parcourons, ou par la marche
îles horloges, ou par les phénomènes de la nature. Mais, en dehors de tous
ces moyens naturels, notre esprit peut-il concevoir des temps plus courts
et plus longs? C'est ce que saint Augustin examine au chapitre x x m . En
tous cas, on peut définir l'espace en disant que c'est l'ensemble des relations
de contenance et de distance entre les étendues réelles.
CAPUT XVI

Quale tempus tretiri liceat, et quale non.

Et tamen, Domine, sentimus intervalla temporum, et


comparamus sibimct, et dicimus alia longiora, et alia
hreviora. Metimur etiam, quanto sit brevius aut longius
illud tempus, quam illud; et respondemus, duplum esse
hoc, vel triplum; illud autem simplum; aut tantum hoc
esse quantum illud. Sed praetereuntia metimur tempora,
cum sentiendo metimur; pra?terita vero, qua? j a m non
s u n t ; aut futur a, qua? nondum sunt, quis metiri potest,
nisi forte audebit quis dicere, metiri posse quod
non est? Cum ergo praeterit tempus, sentiri et metiri
potest; cum autem praeterierit, quoniam non est, non
potest.

(a) Ce n'est donc que dans sa faite pendant qu'il s'écoule, que le
temps peut se concevoir et se mesurer ; mais, lorsqu'il est passé cela est
impossible, par la raison qu'il n'est plus. « Elles passent donc, ces années
temporelles, écrivait saint François de Sales au président Fabre; leurs mois
se réduisent en semaines, les semaines en jours, les jours en heures et les
heures en moments qui sont ceux-là seuls que nous possédons. Mais nous
ne les possédons (et nous ne pouvons les compter et les mesurer) qu'à
mesure qu'ils périssent. »
CHAPITRE XVII

H* trois temps : le passé, le présent et l'avenir.


Où est le passé ? Où est l'avenir ?

Je cherche, ô mon Père, et n'affirme rien (i). Mon Dieu,


secondez-moi et dirigez-moi. Qui oserait me dire qu'il n'y a
pas trois temps, comme nous l'apprenons dès l'enfance, comme
nous l'enseignons aux enfants : le passé, le présent et l'avenir ;
mais que le présent seul existe, puisque les deux autres ne sont
pas? Ou bien faut-il dire qu'ils sont, mais que le temps sort
d'une retraite cachée, lorsque de futur il devient présent, et
qu'il rentre dans quelque retraite également inconnue quand,
de présent, il devient passé? Où, en effet, ceux qui ont prédit
l'avenir l'ont-ils pu voir, s'il n'existe pas encore? Car on ne
peut voir ce qui n'est pas. Et les historiens du passé seraient-ils
vrais s'ils ne voyaient ce passé dans leur esprit? Si le passé
n'existait pas, on ne pourrait le voir. Le passé et l'avenir existent
donc.

(ij Je cherche et n'affirme rien. Si vous ne voulez pas vous rendre


indigne de la lumière divine, il faut marcher avec réserve et n'avancer rien
C A P U T XVII

Ubi sit tempus praeteritum et fu tu rum.

Quaero, P a t e r ; non affirmo; Deus meus, praeside mihi


et rege me. Quisnam est, qui dicat mihi non esse tria
tempora, sicut pueri didicimus, puerosque docuimus,
praeteritum, praesens et futurum; sed tantum p r e s e n s ,
quoniam illa duo non sunt? An et ipsa sunt, sed ex
aliquo procedit occulto, cum ex futuro fit praesens, et in
aliquod recedit occultum, cum ex p r e s e n t i fit praeteritum?
Nam ubi ea viderunt, qui futura cecinerunt, si n o n d u m
s u n t ? Neque enim potest videri, id quod non est. Et
qui narrant p r e t e r i t a , non utique vera n a r r a r e n t , si
animo illa non cernèrent : quae si nulla essent, cerni
omnino non possent. Sunt ergo et futura, et p r e t e r i t a .

qui ne soit bien établi. Voyez saint Augustin : il s'agit ici d'examiner la
nature du temps, question purement physique ou métaphysique et qui peut
être résolue par les seules lumières de la raison. Cependant, il croit néces
saire d'implorer la lumière et la direction de Dieu. (Voir ch. H, ci-dessus.
CHAPITRE XVIII

Comment pouvons-nous dire que le passe et le futur nous sont présents ?

1 . — Permettez-moi, Seigneur, de chercher plus encore : vous,


mon espérance, ne laissez point troubler mon attention. Si le
présent et l'avenir existent, je veux savoir où ils sont. Si je ne
le puis encore, je sais cependant que, n'importe où ils soient,
ils n'y sont ni futur, ni passé, mais présent. Car s'ils sont à
venir, ils ne sont pas encore ; et s'ils sont passés, ils ne sont
déjà plus. Où donc qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils n'y sont
que comme présents. Ainsi, dans un récit véridique d'événe-
ments passés, la mémoire nous fournit (i) non les choses mêmes
qui ne sont plus, mais des paroles conçues des images de ces
mêmes événements, qui, en passant par les sens, ont gravé
comme leurs vestiges dans notre esprit. Mon enfance, par
exemple, qui n'est déjà plus, est dans le passé, qui lui-même
n'est plus; mais, quand j ' y pense, quand j'en parle, je revois
son image dans le temps présent, parce que celle-ci est encore
dans ma mémoire.
2. — Est-ce de la même façon qu'on prédit l'avenir, et les
choses qui ne sont pas encore nous sont-elles représentées par
des images? Mon Dieu, j'avoue ici mon ignorance (2). Mais je sais
seulement que d'ordinaire nous préméditons nos actions futures ;
que cette préméditation est présente, tandis que l'action prémé-
ditée n'est pas encore, parce qu'elle est future. Dès que nous
l'aurons entreprise et que nous commencerons de réaliser ce

(i)La mémoire nous fournit, etc. Lorsque, par exemple, saint Auirustin
décrivait les vertus de sa pieuse mère, ce n'est pas Monique elle-même qui
était présente à l'esprit du saint Docteur, mais son image, sa parole, ses
actions vertueuses et saintes.
(2) J'avoue ici mon ignorance. Cette expression n'indique pas dans saint
Augustin une véritable ignorance sur ce point, mais l'absence d'évidence
CAPUT XVIII

Quomodo praeterita et futura tempora sunt praesentia.

1 . — Sine me, Domine, amplius quaerere : spes mea,


non conturbetur intentio mea. Si enim sunt futura et
praeterita, volo scire ubi sunt. Quod si nondum valeo,
scio tamen, ubicumque sint, non ibi ea futura esse aut
praeterita, sed praesentia. Nam si et ibi futura sunt, non-
d u m ibi s u n t ; si et ibi praeterita sunt, j a m ibi n o n
sunt. Ubicumque ergo sunt, qusecumque sunt, non
sunt nisi praesentia quanquam praeterita, cum vera nar-
r a n t u r , et memoria proferuntur, non res ipsae, qu£e prae-
terierunt; sed verba concepta ex imaginibus earum,
quae in animo velut vestigia per sensus praetereundo
fixerunt. Pueritia quippe mea quae j a m non est, in tem-
pore praeterito est, quod j a m non est; imaginem vero
ejus, cum earn recolo et n a r r o , in praesenti tempore
intueor, quia est adhuc in memoria mea.
2 . — U t r u m similis sit causa etiam praedicendorum
futurorum, ut rerum qute nondum sunt j a m existantes
praesententur imagines, confiteor, Deus meus, nescio.
Illud sane scio, nos plerumque praemeditari futuras
actiones nostras, eamque praemeditationem esse praesen-
tem; actionem autem, quam praemeditamur, nondum
esse, quia futura est. Quam cum aggressi fuerimus, et

et de certitude, comme le prouve la suite du chapitre et le chapitre suivant.


Voir ce qu'il dit dans son ouvrage de la Trinité (Iiv. IV, ch. xvii, n« aa),
Mir cette même prédiction des choses futures, faite par des conjectures, ou
par suite d'expériences comme celles des médecins, des cultivateurs, des
matelots, etc.
331 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

que nous avons prémédité, alors cettt» action existera, parce


qu'alors elle sera, non plus future, mais présente. De quelque
manière qu'ait lieu ce secret pressentiment de l'avenir, on ne
saurait voir que ce qui est. Or, ce qui est déjà n'est plus à
venir, mais présent. Quand on parle de voir l'avenir, il ne
s'agît point d'événements qui ne sont pas encore, c'est-à-dire
devant arriver, mais de leurs causes, ou peut-être de signes
qui existent déjà. Ainsi, ce n'est point l'avenir que Ton voit
déjà, mais un objet présent qui fait prédire ce que l'intelligence
conçoit. Ces conceptions existent d'avance, et ceux qui pré-
disent l'avenir les voient présentes à leur esprit.
3. — Citons un exemple parmi tant de témoignages. Je vois
l'aurore et j'annonce le lever du soleil. Ce que je vois est présent,
ce que je prédis est futur; mais ce n'est pas le soleil qui est
futur, puisqu'il existe déjà, c'est son lever qui n'est pas encore.
Cependant, si je n'avais dans mon esprit l'image de ce lever,
comme je l'ai au moment où j'en parle, je ne pourrais pas le
prédire. Or, cette aurore que je vois dans le ciel n'est pas le
lever du soleil, quoiqu'elle le précède, non plus que cette image
que j'en forme dans mon esprit; mais les deux choses présentes
que je vois me font augurer le phénomène futur. Ainsi, J ave-
nir n'est pas encore ; s'il n'est pas encore, il n'est réellement
pas; s'il n'est pas, il ne peut nullement se voir, mais il peut se
prédire d'après les choses présentes, qui sont déjà et qu'on voit.
UVRE XI — GHAP1TRE XVIII 335

quod prsemeditamur agere coeperimus, tunc erit ilia


actio : quia tunc non futura, sed praesens. Quoquo modo
se itaque habeat arcana praesentia futurorum, videri
nisi quod est, non potest. Quod autem j a m est, non
futurum, sed praesens est. Gum ergo videri dicuntur
futura, non ipsa quae nondum sunt, id est, quae futura
s u n t ; sed eorum causae vel signa forsitan videntur, quae
jam sunt. Ideo non futura, sed praesentia sunt j a m viden-
tibus, ex quibus futura praedicantur animo concepta.
Quae r u r s u s conceptiones j a m sunt, et eas praesentes
apud se intuentur, qui ilia praedicunt.
3, — Loquatur mihi aliquod exemplum tanta rerum
numerositas. Intueor a u r o r a m , oriturum solem prsenun-
tio. Quod intueor, praesens e s t : quod praenuntio, futu­
r u m . Non sol futurus, qui j a m est; sed ortus ejus, qui
n o n d u m est. Tarnen etiam orttim ipsum nisi animo ima­
ginärer, sicut modo cum id loquor, non eum possem
praedicere. Sed nec ilia aurora, quam in coelo video,
solis ortus est, quamvis eum pnecedat, nec ilia imagi-
natio in animo m e o : quae duo praesentia cernuntur, ut
futurus ille ante dicatur. Futura ergo nondum sunt; et
si nondum sunt, non s u n t ; et si non sunt, videri omni no
non possunt; sed praedici possunt ex praesentibus, quae
j a m sunt et videntur.
C H A P I T R E XIX

Augustin confesse ne pas comprendre la manière dont Dieu révélait


aux prophètes les événements à venir.

O vous donc, Roi de vos créatures, de quelle manière


enseignez-vous aux âmes les événements à venir? Car vous
les avez révélés à vos prophètes. Comment enseignez-vous
l'avenir, vous pour qui rien n'est avenir? Ou plutôt, comment
leur montrez-vous ce qui est déjà présent dans les choses à
venir? Car ce qui n'est pas ne peut être enseigné. C'est là une
opération trop au-dessus démon intelligence, elle est au-dessus
de mes forces et je n'y saurais atteindre. Toutefois, je le pour-
rai lorsque vous m'en aurez donné la grâce, vous, la douce
lumière de mes yeux entenebres.

Nota. — L e développement de ce chapitre se trouve d a n s le


livre IV de la Trinité, c h . x v u ; dans le livre II des Diverses questions
à SimpUcien, question i r e ; d a n s le livre Contre Ad i mante < disciple
des Manichéens; dans le livre 1er de VAccord des Euanjêlistes,
ch. xiv. D a n s le livre XI de la Cité de Dieu, ch. i v , no i , le saint
Docteur dit : « De tous les êtres visibles, le plus g r a n d , c'est le monde ;
d e t o u s les êtres invisibles, le plus g r a n d , c'est Dieu. L e monde, nous
le v o y o n s ; Dieu, nous le croyons. Q u e Dieu ait fait le m o n d e , c'est
ce dont il n'est point de p l u s s û r témoin que Dieu lui-même. Où
avons-nous entendu son t é m o i g n a g e ? Nulle p a r t mieux que dans
r E c r i t u r e , qui n o u s dit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la
CAPUT XIX

Quae rit modum quo Deus docet futura.

Tu autem regnator c r e a t u r a tuœ, quis est modus quo


doces animas ea quae futura sunt? Docuisti enim P r o -
phetas tuos. Quisnam ille modus est, quo doces futura,
cui futurum quidquam non est; vel potius, quo de futu-
ris doces praesentia? Nam quod non est, nec doceri
utique potest, Nimis longe est modus iste ab acie mea.
Invaluit ex me, non poterò ad illum; poterò autem ex
te, cum dederis tu, dulce lumen occultorum oculorum
meorum.

t e r r e . » (Gen. i , 1.) Est-ce q u e le prophète était présent quand Dieu


créa ie ciel et la t e r r e ? Non, mais là était \ résente la Sagesse de Dieu
p a r laquelle tout a été fait ; Sagesse qui se répand quand il lui plaît
d a n s les â m e s saintes, fait les a m i s de Dieu et les prophètes auxquels
elle révèle intérieurement ses œ u v r e s s a n s a u c u n bruit de paroles.
Ces m ê m e s prophètes entendent aussi le témoignage des antres, qui
contemplent s a n s cesse la face du P è r e (Matth. x m , 10) et annoncent
ses volontés à qui il convient. II était u n de ces prophètes, celui qui
a écrit : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la t e r r e . » Témoin
parfait, d a u t a n t p l u s apte à n o u s t r a n s m e t t r e l'oracle divin, q u e l'es-
prit de Dieu qui lui apprend ces g r a n d e s vérités de notre foi, lui révèle
a u s s i , tant de siècles à l'avance, la future existence de notre foi m ê m e . »
CHAPITRE XX

A proprement parler, il n'y a pas trois temps. Peut-être serait-il plus juste de
dire : il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses
présentes, le présent des choses futures.

Ce qui est maintenant clair et nettement démontré, c'est


que le futur et le passé n'existent pas (i). On ne peut dire, à
proprement parler, qu'il y ait trois temps : le passé, le présent
et le futur; mais peut-être serait-il plus juste de dire : il y a
trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses
présentes, le présent des choses futures. Car ce triple mode de
présence existe dans l'esprit, je ne le vois pas ailleurs. Le pré-
sent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est la
vue actuelle ; le présent de l'avenir, c'est son attente. Si l'on me
permet de l'entendre ainsi, je vois et je conviens qu'il y a trois
temps. Que l'on dise encore : il y a trois temps, le présent, le
passé, l'avenir; qu'on le dise par une habitude abusive, je
n'en ai cure, je n'y contredis pas, je ne blâme rien, pourvu
cependant qu'on entende ce qu'on dit et que l'on convienne
que l'avenir n'est pas encore, que le passé n'est plus. Nous
avons bien peu de locutions justes (2), beaucoup d'inexactes,
mais on ne laisse pas de comprendre ce que nous voulons dire.

(1) Le futur et le passé n'existent pas* A cette question : c A quoi le sou-


venir se rapporte-t-il? » il n'y a qu'une réponse à faire, celle du sens com-
mun, qui assigne à la mémoire pour objet le passé ; celle d'Aristote, qui,
analysant cette vue exacte, mais confuse, rapporte le présent a la sensation
et à la science, le pa^sé à la mémoire, et l'avenir à l'espérance, à l'opinion,
à la divination. C'est ainsi que saint Augustin résout ici la question : « Nous
avons, dit-il, la mémoire du pasîté, la vue du présent, l'attente de l'avenir. »
Puis il ajoute, avec sa subtilité ordinaire, que le passé et l'avenir ne sont
rien, puisque l'un n'est plus et que l'autre n'est pas encore, et que cependant
les opérations qui s'y rapportent sont quelque chose. La mémoire du
C A P U T XX

Differenti» tern por is quomodo enuntiand«.

Quod autem nunc liquet et claret, nec futura sunt,


nec p r e t e r i t a . Nec proprie dicitur : Tempora sunt tria,
p r e t e r i t u m , praesens et futurum; sed fonasse proprie
diceretur : Tempora sunt tria, p r e s e n s de p r e t e r i t i s ,
p r e s e n s de p r e s e n t i b u s , p r e s e n s de futuris. Sunt enim
heec in anima tria quaedam, et alibi ea non video. Prae-
sens de praeteritis memoria, p r e s e n s de p r e s e n t i b u s
contuitus, p r e s e n s de futuris expectatio. Si haec permit-
timur dicere, tria tempora video, fateorque, tria sunt.
Dicatur etiam : Tempora sunt tria, p r e t e r i t u m , p r e s e n s
et futurum; sicut abutitur consuetudo, dicatur. Ecce non
curo, non resisto, nec reprehendo, dum tarnen intelli-
gatur quod dicitur : neque id quod futurum est, esse
j a m ; neque id quod p r e t e r i t u m est. Pauca sunt enim,
quae proprie loquimur, plura non p r o p r i e ; sed agnos-
citur quid velimus.

passé et l'attente de l'avenir ne sont pas moins réelles que la vue du présent,
bien que leur objet n'ait pas la même réalité, et elles ne sont pas moins
présentes, en tant que phénomènes de l'Âme, bien qu'elles concernent des
choses passées ou à venir.
{n\ Nous avons bien peu de locutions justes. Il y a, en effet, peu de
choses dont nous parlions exactement. Les exemples de cette vérité sont
si nombreux, si fréquents et si connus, qu'il est inutile d'en citer aucun»
Saint Augustin en apporte un des plus frappants à propos des astrologues
qu'il renvoie aux philosophes, pour apprendre à exprimer correctement leurs
cr
présages. (Cité de Dieu, liv. V, ch. i . )
CHAPITRE XXI

Comment peut-on mesurer le temps? Nous le mesurons pendant qu'il s'écoule,


mais dans quel espace le mesurons-nous?

1. —Nous mesurons le temps à son passage ( i ) , ai-je dit un


peu plus haut; en sorte que nous pouvons affirmer qu'un temps
est double d'un autre, ou égal à un autre, ou dans tel autre rapport
que cette mesure exprime; c'est pourquoi, disais-je, c'est à son
passage que nous mesurons le temps. D'où le savez-vous? me
dira-t-on. Je sais, répondrai-je, que nous le mesurons, que nous
ne saurions mesurer ce qui n'est pas, et que le passé et l'avenir
ne sont pas. Or, comment " mesurons-nous le temps présent,
puisqu'il est sans étendue? Nous le mesurons donc pendant
qu'il s'écoule; une fois passé il ne se mesure plus, car il n'est
plus rien qu'on puisse mesurer.
2. — Mais quand nous le mesurons, d'où, par où et où passe-
t-il? D'où, sinon de l'avenir? Par où, sinon par le présent?
Où, sinon dans le passé? Sorti de ce qui n'est pas encore, il
passe par l'inétendu pour arriver à ce qui n'est déjà plus. Que
mesurons-nous donc, si ce n'est le temps dans une certaine

(i) Nous mesurons le temps à son passage, dette parole de saint Augustin
nous revient à l'esprit au commencement de l'année 1 9 0 1 , la première du
c
x x siècle, et nous ne résistons pas au plaisir d'emprunter ici à M. Eugène
Tavernier un article d'actualité sur le temps. 11 servira de commentaires
à ces divers chapitres xx-xxix sur notre manière de diviser le temps, après
de longues discussions qui viennent d'avoir lieu, dans tous les journaux,
sur le numérotage du siècle.
« II faut bien se résigner à n'avoir que des mesures incomplètes et irré-
gulières pour cette chose, le temps, que nous voudrions considérer comme
la précision même. Arithmétique, astronomie, géométrie, nous employons
des méthodes très perfectionnées et certainement admirables; mais quelles
lacunes demeurent en maint endroit, au commencement, à la fin, au milieu I
» D'abord, l'impropriété des termes. Elle est évidente. On dit : « J'ai
a vingt ans, j'ai trente ans. » II semble que ce soit une possession assurée;
C A P U T XXI

Quomodo te m pus metiri liceat.

1 . — Dixi ergo paulo ante, quod prœtereuntia tem-


pora metimur; ut possimus dicere, duplum esse hoc
temporis, ad illud simp lu m ; aut tantum hoc, quantum
illud, et si quis aliud de partibus temporum possumus
renuntiare metiendo, Quocirca, ut dicebam, prœtereuntia
metimur tempora; ut si quis mihi d i c a t : Unde scis?
r e s p o n d e a m : Scio, quia metimur; nec metiri qua? non
sunt p o s s u m u s ; et non sunt praeterita vel futura. Prae-
sens vero tempus quomodo metimur, quando non habet
spatium? Metimur ergo dum praeterit; cum autem prœ-
terierit, non metimur. Quod enim metiamur, non erit.
2 . — S e d unde, et qua, et quo praeterit cum metimur?
Unde, nisi ex futuro? Qua, nisi per praesens? Quo, nisi
in praeteritum? E x illo ergo quod nondum est, per illud
quod spatio caret, in illud quod non j a m non est. Quid
autem metimur, nisi tempus in aliquo spatio? Neque
enim dicimus, simpla, et dupla, et tripla, et œqualia,

au contraire, on ne les a plus, ces années qu'on inscrit à l'actif comme si


c'était de l'argent en poche. Elles ont fui, et leur nature est de s'écouler
comme l'eau :
Eheu! fugaces, Postnme, Postume, labuntur anni

« Déconcertés devant le passé et devant l'avenir, nous nous cramponnons


au présent, qui nous glisse dans la main.
u Pour corriger les apparences, le paganisme employait les chimères. Il
personnifiait l'insaisissable, le décorait d'attributs, l'apostrophait à sa guise.
Le vieux Chronos a-t-il entendu assez d'objurgations 1 Et les Parques, et
tant d'autres figurants de la nrythologie!
)> De nos jours encore, le procédé n'est pas mis au rancart. Nos orateurs
342 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

étendue? Lorsque nous disons des temps simples, égaux,


doubles, triples, ou que nous exprimons tout autre rapport sem-
blable, ne sont-ce pas des espaces de temps? Quel espace est
donc pour nous la mesure du temps qui passe? Est-ce l'avenir
d où il vient? Mais on ne mesure pas ce qui n'est pas encore.
Est-ce le présent par où il passe? Mais on ne mesure pas ce qui
n'a point détendue. Est-ce le passé où il entre? Mais comment
mesurer ce qui n'est plus?

et nos poètes usent beaucoup de l'allégorie. Lamartine a supplié les puis-


sances imaginaires, et parfois sur un ton assez impérieux :

O temps, suspends ton vol, et vous, heures propices,


Suspendez votre cours
Assez de malheureux ici-bas vous implorent :
Coulez, coulez pour eux.

» C'est très beau, mais c'est tout ce qu'il y a de plus illusoire.


» Les apparences, elles se sont imposées à l'astronomie elle-même, qui
continue de dire que le soleil se lève et se couche, tandis qu'il ne s'accorde
pas de repos. Elle parle comme s'il tournait autour de nous ; et c'est la
terre qui circule autour de ce centre immobile, immobile relativement. Que
de points de vue relatifs !
» Et, pour fixer le jour moyen, les astronomes ont calculé d'après la
marche de deux soleils qui auraient une allure régulière. Mais il n'y a
rien de régulier. Suivant l'époque de l'année, la terre marche plus vite ou
plus doucement. On s'en tire par la moyenne, laquelle ne correspond jamais
aux réalités.
» Nous parlons du temps comme d'une chose étendue, matérielle, comme
d'une étoffe qui se déroulerait, comme du fameux tapis roulant, sur lequel,
pendant l'Exposition, les peuples vont venir se serrer; mais le temps se
réduit au mouvement et à la succession. Une année, c'est le trajet de la
terre autour du soleil, et non pas en cercle; un jour, c'est la rotation
de la terre sur elle-même; et, à cet égard, nous ne savons rien de plus
» Dans un petit volume, consacré par M. l'abbé Colomber au calendrier
grégorien, on lit avec beaucoup d'intérêt les changements qu'a subis la
repartition du temps. N'est-ce pas un fait très curieux que, depuis tant de
siècles, on ne soit point parvenu à trouver la vraie mesure correspondant
au mouvement qui entretient la marche des choses? Les Grecs réglaient
UVRE XI — CHAPITRE XXI 343

et si quid hoc modo in tempore dicimus, nisi spatia


temporum? In quo ergo spatio metimur tempus praete-
riens? Utrum in futuro, unde praeterit? Sed quod non-
dum est, non metimur. An in praesenti, qua praeterit?
Sed nullum spatium non metimur. An in praeterito, quo
prœterit? Sed quo j a m non est, non metimur.

l'année à la fois sur le soleil et sur la lune. Ils se trouvaient tous les quatre
ans en avance de vingt-quatre heures; de là l'institution des Jeux olym-
piques, une manière ingénieuse d'employer un excédent de loisirs. Méton
et Calyppe corrigent le calendrier sans arriver encore à l'exactitude com-
plète. Numa intercale un mois de vingt-deux jours après le 2 4 février tous
les deux ans, et un de vingt-trois jours après deux autres années. Ce n'est
pas simple et ce n'est pas exact. César fait travailler So si gène, qui emploie
l'année solaire bissextile tous les quatre ans. Mais, depuis Numa, des erreurs
avaient été commises pour la désignation des dates par les pontifes, et ii
y avait quatre-vingt-dix jours en trop. Ce n'était pas de quoi intimider
César, qui s'offrit, par exception, une année de quinze mois pour liquider
le stock.
» M. l'abbé Colomber retrace très clairement les travaux poursuivis ensuite.
Il expose la méthode de Denys le Petit, qui fut publiée en 5a6, et qui
comptait les années à partir de l'Incarnation; il retrace en détail la réforme
faite par Grégoire XIII, et il indique les moyens de résoudre les problèmes
auxquels peuvent donner lieu les divers éléments du comput ecclésiastique.
Les savants, même ceux de notre époque, ont reconnu le grand mérite de
l'œuvre due au Pape. Mais toutes les difficultés n'ont pas disparu.
» Et d'autres ont surgi. Chaque nation veut avoir l'heure sur laquelle les
autres doivent se régler. Depuis dix années au moins, le P. Tondiui dépense
d'intelligents efforts pour faire adopter un méridien unique, ceh.i de Jéru-
salem. La Russie qui, en ce moment (une Commission a été nommée au
mois de novembre 1890 par le czar) étudie les avantages du calendrier uni-
versel, doit être assez favorable à l'idée du P. Tondini. Nous verrons la
suite. Le plus sûr, c'est qu'on n'a pas achevé de calculer et de fixer le
temps, cette chose si banale, si mobile, et où se trouvent, là comme ail-
leurs, tant de mystères! » {Cnivers, 12 janvier 1900.)
Nouvelle étude sur le calendrier grégorien (ses origines, son nixtvir.; ses élé-
ments), par H. l'abbé COLOMBER, professeur au Grand Séminaire de Perpignan
— Perpignan, imprimerie Latrobe.
CHAPITRE XXII

Saint Augustin demande à Dieu la connaissance de ce mystère.

1. — Mon esprit brûle de connaître cette énigme inextri-


cable. Je vous en conjure, Seigneur mon Dieu, mon bon Père,
je vous en conjure au nom du Christ, ne fermez pas à inoti
désir l'accès de mystères si familiers et si cachés pour (pie
j'y pénètre, et que la lumière de votre miséricorde les éclaire.
Seigneur! Qui puis-je interroger sur ce sujet? A quel autre
avouer plus utilement mon ignorance qu'à vous, qui ne désap-
prouvez pas l'ardeur dont m'enflamment vos Écritures ? Donnez-
moi ce que j'aime; car j'aime, et c'est un de vos dons. Donnez,
ô Père, vous qui ne savez donner que de bonnes choses à
vos fils. (Matth. vu, I I . ) Donnez-moi ce que j'ai entrepris de
connaître ; je frapperai jusqu'à ce que vous m'ouvriez. ( Ps. LXXH . )
2. — Je vous en conjure par le Christ, au nom du Saint îles
saints, que nul ne me trouble ici. Je crois et c'est pourquoi
je parle. (Ps. cxv, i.) Mon seul espoir, celui qui me fait vivre,
c'est de contempler les délices du Seigneur. Voilà que vous
avez fait mes jours périssables (Ps. XXXVIII, 6); ils passent,
comment? Je l'ignore. Sans cesse nous disons : « Le temps et
le temps, les temps et les temps. Combien de temps relui-ci
a-t-il parlé? Dans combien de temps cet autre a-t-il fait cela?
Qu'il y a longtemps que je n'ai vu telle chose ! Cette syllabe
longue est le double pour le temps d'une brève. » Nous par-
lons et on nous parle tous les jours ainsi ; nous sommes com-
pris et nous comprenons. Rien de plus clair et de plus usité
que ce langage, et cependant rien de plus obscur; et c'est une
nouveauté que de le comprendre.
C A P U T XXII

ytnigmatis propositi de temporis mensurs solutioncm a Deo petit.

1 . — Exarsit animus meus nosse istud implicatissimum


aenigma. Noli claudere, Domine Deus meus, bone p a t e r ;
per Christum obsecro, noli claudere desiderio meo ista
et usitata et abdita, quominus in ea penetret, et diluces-
cant allucente misericordia tua, Domine. Quern percunc-
tabor de his? Et cui fructuosius confitebor imperitiam
meam, nisi tibi, cui non sunt molesta studia mea, flam-
mantia vehementer in Scripturas tuas? Da, quod a m o :
amo e n i m ; et hoc tu dedisti. Da, pater, qui vere nosti
data bona dare filiis tuis. Da, quoniam suscepi cognoscere ;
et labor est ante me, donee aperias.
2 . — Per Christum obsecro, in nomine ejus sancti
sanctorum, nemo mihi obstrepat. Et ego credidi, propter
quod et loquor. Haec est spes mea; ad hanc inhio, ut
contempler delectationem Domini, Ecce veteres posuisti
dies meos, et transeunt; et quomodo, nescio. Et dicimus :
Tempus et tempus, tempora et tempora; quamdiu dixit
hoc ille? quamdiu fecit hoc ille? E t : Quam longo tem­
pore illud non vidi ! Et : Duplum temporis habet haec
syllaba, ad illam simplam brevem. Dicimus haec, et
audimus haec; et intelligimur, et intelligimus. Manifes­
tissima et usitatissima s u n t ; et eadem rursus nimis latent
et nova est inventio eorum.
CHAPITRE XXIII
Qu'est-ce que le temps? 11 n'est pas le mouvement du soleil,
de la lune et des astres.

i - — J'ai entendu dire à un savant que le temps, c'est le


mouvement du soleil, de la lune et des astres (i). Je n'en crois
rien ; car pourquoi le mouvement de tous les corps ne serait-il
pas le temps? Eh quoil si les lumière^ du ciel s éteignaient et
que la roue d'un potier continuât de tourner, n'y aurait-il plus
de temps pour calculer ces tours? Ne pourrions-nous plus dire
qu'ils ont lieu à des intervalles égaux, ou qu'ils durent plus
ou moins de temps, les uns étant plus lents et les autres plus
rapides? Et, en disant cela, ne parlerions-nous plus dans le
temps? Ou bien y aurait-il dans nos paroles des syllabes longues
et d'autres brèves, si les unes ne duraient un peu plus long-
temps, les autres moins? O Dieu, accordez aux hommes de
trouver dans un petit exemple la connaissance des choses
petites et grandes.
2. — Les astres et les flambeaux célestes sont établis pour
être des signes, marquer les saisons, les temps, les années et
les jour (Gen. i, i4)î il y en a, c'est vrai; aussi je ne dirai
pas que le tour de cette roue du potier soit un jour; mais, de
son côté, que ce savant ne dise point qu'il n'est pas un temps.
Ce que je désire savoir, moi, c'est la puissance et la nature du
temps qui nous sert de mesure aux mouvements des corps, et
nous fait dire, par exemple : « Tel mouvement dure le double de
tel autre. » Car, enfin, ce qu'on appelle jour est non seulement
(espace de temps que le soleil demeure sur l'horizon et qui

(i) J'ai entendu dire à un savant, etc. « Non, le temps n'est pas le mou-
vement des corps, et saint Augustin en donne la raison lorsqu'il dit plus
loin ; 0 Quand le soleil s'arrêta, à la prière d'un homme, pour lui laisser le
loisir d'achever sa victoire, le temps s'arrèta-t-il avec le soleil? Et n'est-ce
pa» dans l'espace de temps nécessaire que se termina la bataille? » Non»
CAPUT XXIII

Quid sit tempus : utrum illud motus sit, an mora, an utrumque.

1 . — Audivi a quodam nomine docto, quod solis ac


lunae, ac siderum motus, ipsa sint tempora; et non annui.
Cur enim non potius omnium corporum motus sint tem-
pora? An vero, si cessarent cœli luminaria et moveretur
rota figuli, non esset tempus quo metiremur eos gyros,
et dicere mus aut aequalibus morulis agi, aut si alias
tardius, alias velocius moveretur, alios magis diuturnos
esse, alios minus? Aut cum hoc diceremus, mm et nos
in tempore loqueremur? Aut essent in verbis nostris aliae
longa? syllabae, aliae breves, nisi quia illae longiore tem-
pore sonuissent, istae breviore? Deus, dona hominibus
videre in parvo communes notitias rerum parvarum atque
magnarum.
2. — Sunt et sidera et luminaria cœli in signis, et in
temporibus, et in annis, et in diebus. Sunt vero : sed
nec ego dixerim circuitimi illius ligneolae rotae diem esse ;
nec tamen ideo tempus non esse, ille dixerit. Ego scire
cupio vim naturamque temporis quo metimur corporum
motus, et dicimus illuni motum, verbi gratia, tempore
duplo esse diuturniorem quam istum. Nam quaero, quo-
niam dies dicitur, non tantum mora solis super terram,
secundum quod aliud est dies, aliud n o x ; sed etiam totus

io temps n'est pas le mouvement des corps : c'est dans l'esprit humain qu'on
mesnre le temps. La réalité passe et laisse dans l'âme une impression qui
Mir\it : l'impression, qui seule n'a pas fini, voilà ce que l'esprit humain
peut saisir et mesurer. Le temps n'est qu'une abstraction. » ( A . DESJARDINS,
Esttai sur les Confessions de saint Augustin, 127.)
348 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

sépare le jour de la nuit, mais encore le cercle tout entier qu'il


décrit de l'Orient à l'Orient ; et quand nous disons : « Tant de
jours se sont écoulés, » uous y comprenons aussi les nuits, sans
en faire un temps à part. Donc, puisque le jour s'accomplit
par le mouvement du soleil et par sa révolution d'Orient à
Orient, je demande si le jour est ce mouvement ou l'espace du
temps pendant lequel il s'accomplit, ou s'il est ces deux choses
à la fois. Dans le premier cas, on aurait donc un jour lors
môme que le soleil fournirait sa carrière dans le court espace
d'une heure. Dans le second cas, il n'y aurait donc point de
jour si, d'un lever du soleil à l'autre, il ne s'écoulait que l'espace
si court d'une heure, et si le soleil devait fournir vingt-quatre
fois sa carrière pour que le jour fût accompli. Si maintenant
le jour est à la fois le mouvement et la durée du mouvement,
on ne pourrait appeler jour l'espace d'une heure que le soleil
mettrait à accomplir sa révolution ; on ne le pourrait non plus
si le soleil arrêtait sa marche autant de temps que dure sa
course périodique d'un matin à un autre.
T
3. — Je ne demande donc plus qu'est-ce qu on nomme le
jour, mais bien qu'est-ce que le temps à l'aide duquel, mesu-
rant le cours du soleil, nous dirions qu'il l'aurait accompli en
moitié moins de temps que de coutume, c'est-a-dire dans l'es-
pace de douze heures. Or, en comparant ces deux espaces de
temps, nous dirions que l'un est simple et l'autre double,
quand bien môme le soleil emploierait tantôt douze heures,
tantôt vingt-quatre heures pour aller de l'Orient à l'Orient.
Qu'on ne me dise donc plus que le temps est le mouvement
des corps célestes. En effet, quand le soleil s'arrêta, à la prière
d'un homme, pour lui laisser le loisir d'achever sa victoire
(Jos. x, i3), cet astre était immobile, mais le temps marchait
puisque la bataille fut continuée et dura le temps nécessaire
pour la terminer. Je vois donc que le temps est une sorte
d'étendue; mais le vois-je en effet, ou n'est-ce qu'une illusion?
A vous de me le démontrer, ô lumière, ô vérité:
U V B E XI — CHAPITRE XXIII 349

ejus circuitus, ab oriente usque ad orientem, secundum


quod dicimus : Tot dies transierunt. Cum suis enim noc-
tibus dicuntur tot dies, nec extra reputantur spatia noc-
tium. Quoniam ergo dies expletur motu solis atque cir-
c u i t u ab oriente usque ad orientem, qiuero utrum motus
ipse sit dies, a n m o r a i p s a q u a peragfitur, an utrumque.
Si enim primum dies esset, dies ergo esset, etiamsi
tanto spatio temporis sol cursum ilium peregisset, quan­
tum est horae unius. Si secundum : non ergo esset dies,
si ab ortu solis usque in ortum alterum, tarn brevis mora
esset, quam est horse u n i u s ; sed vicies et quater circum-
iret sol, u t explerct diem. Si utrumque : nec ilio appel-
laretur dies, si h o n e spatio sol totum suum &ryrum cir-
cumiret; nec ille, si sole cessante tantum temporis p n e -
teriret, quanto peragere sol totum ambi turn de mane ad
mane assolet.
3. — Non itaque nunc quaeram quid sit illud quod
vocatur dies, sed quid sit tempus quo metientes solis
circuitum, diceremus eum dimidio spatio temporis
peractum minus quam solet; si tanto spatio temporis
peractus esset, quanto peraguntur horae duodecim. Et
utrumque tempus comparantes, diceremus illud simplum,
hoc d u p l u m ; etiamsi aliquando ilio simplo, aliquando
isto duplo, sol ab oriente usque ad orientem circumiret.
Nemo ergo mihi dicat coelestium corporum motus esse
tempora; quia et cujusdam voto cum sol stetisset, ut
victoriosum pnelium perageret, sol stabat, sed tempus
ibat, per ipsum quippe spatium temporis, quod ei suffi-
ceret, ilia pugna gesta atque finita est. Video igitur
tempus, quamdam esse distensionem. Sed video, an
videre mihi videor? T u demonstrabis, lux, V e r i t a s .
CHAPITRE XXIV

Le temps n'est pas le mouvement des corps, bien que ce soit par le temps
}ue nous mesurons les mouvements des corps.

1 . — M'ordonnez-vous de croire celui qui dirait que le temps


est le mouvement des corps? Non, vous ne l'ordonnez pas. Un
corps ne se meut que dans le temps : vous le dites et je l'en-
tends; mais que le mouvement des corps soit le temps lui-
même, voilà ce que je n'entends pas; ce n'est pas vous qui le
dites. Lorsque, en effet, un corps se meut, c'est par le temps
que je mesure la durée de ce mouvement (i), depuis son com-
mencement jusqu'à sa fin. Si je n'ai pas vu l'instant où il a com-
mencé» et si la durée ne me permet pas de voir la fin, je ne
puis la mesurer, si ce n'est peut-être du moment où j'ai com-
mencé à celui où j'ai cessé de le voir. Si je l'ai vu lonç* mips,
je dis seulement que le temps a été long-, mais non de combien.
Car. pour évaluer le temps, il faut comparer, il faut pouvoir
dire : a Ceci est autant que cela, » ou le double ou autres expres-
sions semblables. Si nous pouvions marquer les points de l'es-
pace d'où vient le corps qui se meut et où il va, ou bien quel-
qu'une de ses parties supposé que ce corps semble tourner sur
lui-même, alors nous pourrions préciser en combien de temps
s'est accompli, de tel lieu jusqu'à tel autre, le mouvement de
ce corps ou de l'une de ses parties.
2 . — Ainsi, puisque le mouvement d'un corps est différent
de la mesure de sa durée, qui ne voit laquelle de ces choses
mérite le plus le nom de temps? Un corps, en effet, se meut
quelquefois avec des vitesses variables, quelquefois il s'arrête,
>, le temps n'est pas moins la mesure de son repos que de son

(i) C'est par le temps que je mesure la durée de ce mouvement, et non


seulement son mouvement, mais encore son repos. En effet, les choses sont
soumises au temps, non seulement quand elles sont en mouvement, mais
CAPUT XXIV

Tempus est quo metimur corporis mo tum.

1 . — Jubes, ut approbem, si quis dicat tempus esse


motum corporis? Non j u b e s . Nam corpus nullum nisi in
tempore moveri audio. Tu dicis. Ipsum autem corporis
motum, tempus esse non audio. Non tu dicis. Cum enim
movetur corpus, tempore metior, quamdiu moveatur, ex
quo moveri incipit, donec desinat. Et si non vidi ex quo
cœpit, et persévérât moveri, ut non videam cum desinit,
non valeo metiri, nisi forte ex quo videre incipio donec
desinam. Quod si diu video, tantummodo longum tempus
esse renuntio, non autem quantum sit : quia et quantum
cum dicimus collatione dicimus; velut: Tantum hoc
quantum illud, aut : Duplum hoc ad illud, et si quid
aliud isto modo. Si autem notare potuerimus locorum
spatia, unde et quo veniat corpus quod movetur, vel
partes ejus, si tanquam in torno movetur, possumus
dicere quantum sit temporis ex quo ab ilio loco usque
ad ilium locum motus corporis vel partis ejus affectus
est.
2 . — C u m itaque aliud sit motus corporis, aliud q u o
metimur, quamdiu sit : quis non sentiat quid horum
potius tempus diceudum sit? Nam etsi varie corpus ali-
quando movetur, aliquando stat ; non solum motum
ejus, sed etiam statum tempore metimur : et dicimus :

quand elles sont en repos. Les philosophes font cette distinction que le
temps est par lui-même la mesure du mouvement, tandis qu'il n'est la
mesure du repos que « par accident », en ce sens que le repos est la pri-
vation du mouvement.
352 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

mouvement, et nous disons : « Il est resté en arrêt autant qu'en


marche, » ou : « Son repos a duré deux ou trois fois plus que
son mouvement. » Et ainsi, plus ou moins, comme on dit, soit
d après une appréciation exacte, soit d'après une évaluation
approximative. Donc le temps n'est pas le mouvement des
corps.
LIVRE XI CHAPITRE XXIV 353

T a n t u m stetit, q u a n t u m motum e s t ; a u t : Duplovel triplo


stetit, ad id quod motum e s t ; et si quid aliud nostra
dimensio sive comprehenderit, sive existimaverit, u t
dici solet, plus minus. N o n est ergo tempus corporis
niotus.

Toaa III.
C H A P I T R E XXV

Augustin demande de nouveau à Dieu de 4'éclairer sur la nature du tenir .

Je l'avoue, Seigneur, j'ignore encore ce qu'est le temps. Et


cependant. Seigneur, je vous le confesse aussi, je sais que c'est
dans le temps que je vous parle, que voilà longtemps que je
parle du temps, et que cette longue durée n'est qu'un intervalle
de temps. Mais comment puis-je le savoir, ignorant ce que
c'est que le temps? Ne serait-ce point peut-être que je ne sais
comment exprimer ce que je sais? Malheureux que je ne suis,
j'ignore même ce que j'ignore! O mon Dieu, me voici devant
vous ; vous voyez que je ne mens pas et que ma parole est comme
mon cœur. Vous allumerez donc mon flambeau, Seigneur mon
Dieu, et vous éclairerez mes ténèbres. (Ps. xvn, 2b.)
C A P U T XXV

Deo confitetur quid ncsciat et quid sciat.

Et confiteor tibi, Domine, ignorare me adhuc quid sit


t e m p u s ; et rursus confiteor tibi, Domine, scire me in
tempore ista dicere, et diu me j a m Ioqui de tempore ;
atque idipsum diu, non esse nisi mora temporis. Quo-
«nodo igitur hoc sciam, quando quid sit tempus nescio?
An forte nescio quemadmodum dicam quod scio? Hei
mihi I qui nescio saltern quid nesciara. Ecce, Deus meus,
coram te, quia non mentior; sictrt Ioquor, ita est cor
meum. Tu illuminabis lucernam raeam, D o m i n e ; Deus
meus, illuminabis tenebras raeas.
CHAPITRE XXVI

Comment mesurons-nous le temps? Le temps est-il autre chose que l'étendue?

1 . — Mon âme ne vous confesse-t-elle pas avec sincérité que


je mesure le temps? Est-ce donc vrai, mon Dieu, que je le
mesure sans connaître ce que je mesure? Je mesure le mou-
vement d'un corps par le temps; et 1« temps lui-môme, ne puis-
je le mesurer? Pourraîs-je mesurer la durée et l'étendue d'un
:
mouvement sans mesurer le temps où il s'accomplit? Ma s
avec quoi mesurer le temps lui-même? Un temps plus court
sert-il de mesure à un plus long, comme la coudée sert à
mesurer une solive? Aussi bien on nous voit évaluer par la
durée d'une syllabe brève celle d'une syllabe longue, et nous
disons que l'une est double de l'autre. De môme nous mesurons
la longueur d'une poésie sur celle des vers, la longueur des
vers sur celle des pieds, la longueur des pieds sur celle des
syllabes, et les syllabes longues sur les brèves. Ce n'est point
par le nombre des pages, car ce serait mesurer l'espace et non
le temps ; mais, à mesure que les paroles passent, en les pro-
nonçant nous disons : « Ce poème est long, car il se compose
de tant de vers; ces vers sont longs, car ils renferment tant de
pieds; ces pieds sont longs, car ils ont tant de syllabes; cette
syllabe est longue, car elle est le double d'une brève. »
2. — Toutefois, ce n'est pas encore là une mesure exacte du
temps; car il peut arriver qu'un vers plus court, si on le pro-
nonce lentement, dure davantage qu'un long débité plus vite;
ainsi d'un poème, d'un pied, d'une syllabe. D'où il me semble

CONSIDÉRATION PRATIQUE

« Notre vie est toujours emportée par le temps qui nous échappe; tâchons
d'y attacher quelque ehose de plus ferme que lui.
» II est tard ménager quand on est au fond : rien de plus essentiel que
CAPUT XXVI

Quomodo tempus meli mur.

1 . — Nonne tibi confitetur anima mea confessione


veridica, metiri me tempora? Itane, Deus meus, metior,
et quid metiar, nescio? Metior motum corporis in tem­
pore, item ipsum tempus non metior? An vero corporis
motum metirer, quamdiu sit et quamdiu hinc illuc per-
veniat, nisi tempus in quo movetur metirer? Ipsum ergo
tempus, unde metior? An tempore breviore metimur
longius, sicut spatio cubiti spatium transtri? Sic enim
videmur spatio brevis syllabae metiri spatium longae
syllabae, atque in duplum dicere. Ita metimur spatia
c a r m i n u m , spatiis versuum ; et spatia versuum spatiis
p e d u m ; et spatia pedum spatiis syllabarum; et spatia
longarum spatiis brevium : non in paginis ( n a m eo
modo loca metimur, non tempora), sed cum voces p r o -
nuntiando transeunt, et dicimus : Longum carmen est,
nam tot versibus contexitur; longi versus, nam tot pedi-
bus c o n s t a n t ; longi pedes, nam tot syllabis tenduntur;
longa syllaba, nam dupla est ad brevem.
2. — Sed neque ita comprehenditur certa mensura
te m pori s : quandoquidem fieri potest u t ampliori spatio
temporis personet versus brevior, si productius p r o n u n -
tietur quam longior, si correptius. Ita carnem, ita pes,
ita syllaba. Inde mihi visum est nihil esse aliud tempus

de travailler de bonne heure. 11 faut épargner le temps de la jeunesse : celui


qui reste au fond n'est pas seulement le plus court, mais le plus mauvais et
comme la lie de tout l'âge. » (BOSSUET, Pensées chrétiennes et awrales.)
358 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

que le temps n'est qu'une étendue. Mais l'étendue de quoi? Je


l'ignore. Chose étrange, ne serait-ce pas de l'esprit lui-même?
Car, ô mon Dieu, qu'est-ce que je mesure quand je dis d'une
manière générale: « Ce temps est plus long que tel autre; »
ou d'une manière précise : « Ce temps est double de celui-là? »
Je mesure bien le temps, j'en suis sûr; mais cependant ce n'est
point l'avenir, puisqu'il n'est pas encore; ce n'est pas le présent,
puisqu'il n'a pas d'étendue; ce n'est point le passé, puisqu'il
n'est déjà plus. Que mesuré-je donc? Est-ce, comme je l'ai déjà
dit, non le temps passé, mais celui qui passe?
UVRE Xi — CHAPITRE XXVI 359

quam distensionem; sed ci j u s rei, nescio; et mirum, si


non ipsius animi. Quid enim metior, obsecro, Deus meus,
et dico, a u t indefinite: Longius est hoc tempus quam
illud; aut etiam definite : Duplum est hoc ad illud?
Tempus metior, s c i o ; sed non metior futurum, quia
nondum est; non metior praesens, quia nullo spatio tra-
d i t u r ; non metior praeteritum, quia j a m non est. Quid
ergo metior? An practereuntia tempora, non praeterita?
Sic pnim dixeram.
CHAPITRE XXVII

C'est dans notre esprit que nous mesurons le temps, c'est-à-dire l'impression
que les choses ont faite sur nous en passant et dont notre mémoire garde
l'empreinte.

1 . —Courage, ô mon âme, redouble d'attention. Dieu est


notre soutien; c'est lui qui nous a créés, et nous ne nous
sommes pas faits nous-mêmes. (Ps. xcix, 3.) Fixe tes regards
sur l'aurore de la vérité. Une voix corporelle, imagine-toi, se
fait entendre; le bruit continue, et continue encore; et voici
qu'il cesse. Alors c'est le silence, le bruit a passé, il n'y a
plus de voix. Elle était à venir avant de se faire entendre; on
ne pouvait la mesurer, puisqu'elle n'était pas encore, mainte-
nant c'est impossible, parce qu'elle n'est déjà plus. On le pou-
vait pendant qu'elle résonnait, parce qu'alors elle était chose
mesurable. Cependant, alors même, elle n'était pas stable, elle
allait et passait; n'est-ce point pour cette raison même que
nous pouvions mieux la mesurer? En passant, elle s'étendait
dans un espace de temps qui pouvait lui servir de mesure,
tandis que le présent n'a point d'étendue. S'il en est ainsi,
écoutez : voici une nouvelle voix; elle commence, elle retentit,
le son continue sans interruption. Mesurons-la pendant qu'elle
se fait entendre ; car, dès que le son aura cessé, elle sera passée ;
il ne sera plus possible de la mesurer.
2. — Mesurons-la donc et apprécions sa durée. Mais elle
retentit encore et on ne peut la mesurer que de son commen-
cement à sa fin, car ce qu'on mesure c'est précisément l'inter-
valle qui sépare le commencement de la fin. Ainsi, la voix qui
dure encore n'est pas mesurable ; on ne saurait dire si elle est
longue ou courte, si elle est égale à une autre, si elle est la
moitié, le double, ou si elle a tout autre rapport. Et quand elle
aura cessé de vibrer, elle aura cessé d'être. Comment donc la
mesurer? Cependant, nous mesurons le temps, mais ce n'est
CAPUT XXVII
Quomodo metimur temp us in animo permanens.

1 . — Insiste, anime meus, et attende farther: Deus


adjutor noster ipse fecit nos, et non ipsi nos. Attende
ubi albescit veritas. Ecce, puta, vox corporis incipit
sonare, et sonat, et adhuc s o n a t ; et ecce desinit s o n a r e :
j a m q u e silentium est, et vox ilia praeterita est, et non est
j a m vox. F u t u r a erat, antequam son are t ; et non poterat
metiri, quia nondum e r a t : et nunc non potest, quia j a m
non est. Tunc ergo poterat, cum sonabat; quia tunc erat,
qu?e metiri posset. Sed et tunc non stabat; ibat eniin,
et praeteribat. An ideo magis poterat? Praeteriens igitur
tendebatur in aliquod spatium temporis quo metiri
posset, quoniam praesens nullum habet spatium. Si ergo
tunc poterat, ecce, puta, altera coepit sonare, et adhuc
sonat, continuato tenore sine ulla distinctione; metiamur
eam dum sonat. Cum enim sonare cessaverit, j a m prae-
terita erit, et non erit quae possit metiri.
2. — Metiamur plane, et dicamus quanta sit. Sed
adhuc sonat, nec metiri potest, nisi ab initio sui, quo
sonare coepit, usque ad finem quo desinit. Ipsum quippe
intervallum metimur, ab aliquo initio usque ad aliquem
finem. Quapropter vox quse nondum finita est, metiri
nun potest u t dicatur quam longa vel brevis sit; nec
dici aut aequalis alicui, aut ad aliquam simpla, vel dupla,
vel quid aliud. Cum autem finita fuerit, j a m non erit.
Quo pacto igitur metiri poterit? Et metimur tarnen tem-
pora, nec ea quae nondum sunt, nec ea quae j a m mm
sunt, nec ea quae nulla mora extenduntur, nec ea quae ter-
362 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

ni celui qui n'est pas encore, ni celui qui n'est déjà plus, ni
celui qui n'a aucune étendue, ni celui qui n'a pas de limites.
Donc, nous ne mesurons ni l'avenir, ni le passé, ni le temps
présent, ni le temps qui passe, et néanmoins nous mesurons le
temps.
3. — Le vers Deus, creator omnium a huit syllabes, alter-
nativement brèves et longues. Il y a donc quatre brèves ; la
première, la troisième, la cinquième, la septième. Elles sont
simples comparativement aux quatre longues, la seconde, la
quatrième, la sixième, la huitième, qui durent chacune le
double de temps des autres. Je les prononce, je les scande, et
je le vois avec évidence par le témoignage de mes sens. Autant
que je puis croire ce témoignage, je mesure une longue par une
brève, et je sens qu'elle est double de celle-ci. Mais lorsqu'elles
résonnent Tune après l'autre, si la brève précède la longue,
comment retenir la brève pour l'appliquer comme mesure à la
longue, et me convaincre que celle-ci a deux fois plus de durée,
puisque la longue ne commence à résonner que lorsque le son
de la brève a fini? Et cette longue même, je ne la mesure pas
tant qu'elle est présente, puisque je ne saurais la mesurer avant
sa fin. Mais une fois finie, elle est passée. Qu'est-ce donc que
je mesurerai? Où est la brève qui sert de mesure? Où est la
longue à mesurer? Toutes deux ont résonné, disparu, passé,
elles ne sont plus; pourtant je les mesure et je réponds hardi-
ment, autant qu'on peut se fier k des sens exercés, que l'une
est simple et l'autre double en durée ; je ne le puis que quand
elles sont passées et finies. Ce n'est donc pas elles que je
mesure, puisqu'elles ne sont plus, mais quelque chose qui reste
fixé dans ma mémoire. C'est en toi, mon esprit, que je mesure
le temps (i). Ne murmure pas à mes oreilles : « Qu'est-ce que

\i) C'est en toi, mon esprit, que je mesure te temps. Si Ton veut peser
sérieusement toutes ces preuves apportées par saint Augustin et en laissant
franchement de côté toutes les équivoques qui, loin de résoudre les diffi-
cultés, ne font que les éluder ou les couvrir, on arrive nécessairement à
cette conclusion que le temps uV*t pas un être véritablement indépendant
des opérations de notre esprit. Suivant saint Augustin, nous devons donc
LIVRE XI — CHAPITRE XXVII 363

mi nos non habent. Nec futura ergo, nec p r e t e r i t a , nec


praesentia, nec praetereuntia tempora metimur, et
metimur tamen tempora.
3. — Deus, creator, omnium : versus iste octo sylla-
b a r u m brevibuset longis alternat syllabis. Quatuor itaque
breves : prima, tertia, quinta, et septima; simplae sunt
ad quatuor longas, secundam, quartam, sextam, et octa-
vain. Hae singulae ad illas singulas, duplum habent tem-
poris : pronuntio et renuntio; et ita est, quantum sen-
titur sensu manifesto. Quantum sensus manifestas est,
brevi syllaba longam metior, eamque habere bis tantum
sentii». Sed cum altera post alteram sonat, si prior
brevis, longa posterior, quomodo tenebo brevem, et
quomodo earn longae metiens applicabo ut inveniam quod
bis t a n t u m habeat, quandoquidem longa sonare n o n
incipit nisi brevis sonare destiterit? Ipsam quoque
longam non prœsentem metior, quando nisi finitam non
metior. Ejus autem finitio praeteritio est. Quid ergo
est quod metior? Ubi est, qua metior, brevis? Ubi est
longa quam metior? Ambae sonuerunt, avolaverunt,
praeterierunt, j a m non sunt ; et ego metior ; fidenterque
respondeo, quantum esercitato sensu fiditur, illaui
simplam esse, illam duplam, in spatio scilicet temporis.
Neque hoc possum, nisi quia pnetereuntur, et finit» sunt.
Non ergo ipsas quae j a m n o n sunt, sed aliquidin memoria
mea metior, quod infixum manet. In te, anime meus,

l'idée du temps à la réflexion et non à la sensation, et ce que nous rappe-


lons à notre mémoire ou dont nous juarons intérieurement, ce sont moias
les objets eux-mêmes que les idérs que nous en avons eues, les i m près
Mons que nous en avons reçues.
Dans ce chapitre, comme dans le chapitre v m du livre X , il revendique
avec raison, a u profit de la mémoire, une grande partie du domaine qu'on
laisse d'ordinaire trop libéralement à la perception. Ainsi, c'est dans notre
REPRIT seul que nous mesurons le temps, qui est l'impression produite dans
364 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

cela? » Ne va pas te troubler toi-même devant la foule de tes


impressions. Oui, c'est en toi que je mesure le temps. L'im-
pression que les choses ont faite sur toi en passant et qui reste
après leur passage, voilà ce que je mesure et non pas les choses
elles-mêmes qui passèrent pour la produire ; c'est elle que je
mesure en mesurant les temps. Par conséquent, ou cette
impression est le temps que je mesure, ou bien je ne mesure
pas le temps.
4. — Mais quoi ! lorsque nous mesurons les silences et que
nous disons : « Tel silence a duré autant de temps que tel son, »
n'est-ce pas que notre pensée s'efforce de mesurer le son comme
s'il vibrait encore, afin de pouvoir déterminer par cet espace
les intervalles du silence? En effet, quand, la voix et les lèvres
muettes se taisant, nous récitons en nous-mêmes des poèmes,
des vers ou n'importe quel discours, nous en déterminons le
mouvement et les proportions, la valeur de chaque mesure (t
la durée respective des syllabes les unes à l'égard des autres
comme si nous les prononcions à haute voix. Quelqu'un veut-
il prononcer une syllabe longue et en régler d'avance la lon-
gueur dans sa pensée ? Il a dû mesurer certainement un espa< e
de temps dans le silence, et, se fiant à sa mémoire, il commen-

J'esprit par la succession des choses. La réalité passe et laisse dans l'âme
une impression qui lui survit. L'impression qui, seule, n'a pas fini, voilà ce
que l'esprit humain peut saisir et mesurer. Le temps, cette image mobile
de l'immobile éternité, n'est qu'une abstraction: le présent, un point idéal,
le passé et l'avenir n'ont d'être que dans les conceptions de l'esprit.

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

1. Le temps delà vie est la monnaie de l'éternité. Nous devons le mesurer


par les actions, non par les années.
(i C'est ce que vous comprendrez sans difficulté, dit Bossuet, par te
raisonnement invincible. Nous pouvons regarder le temps de deux manières
différentes : nous le pouvons considérer premièrement en tant qu'il se
mesure en lui-même par heures, par jours, par mois, par années; et.
dans cette considération, je soutiens que le temps n'est rien, parce qu'il n'a
ni forme ni substance; que tout son être n'est que de couler, c'est-à-dire
que tout son être n'est que de périr, et partant que tout son être n'est rien.
Cest ce qui fait dire au Psalmiste, retiré profondément en lui-même dans
LIVRE XI — CHAPITRE XXVII 365

témpora metior. Noli mihi obstrepere : Quod est? Noli


tibi obstrepere turbis affectionum t u a r u m . In t e , i n q u a m ,
témpora metior, affectionem quam res praetereuntes in
te faciunt, etquae, cum illae praeterierint, m a n e t ; ipsam
metior praesentem, non cas quse praeterierunt, ut fieret,
ipsam metior, cum témpora metior. Ergo aut ipsa sunt
témpora, aut non témpora metior.
4. — Quid cum metimur silentia, et dicimus illud
silentium tantum tenuisse temporis, quantum illa vox
tenuit : nonne cogitationem tendimus ad mensuram
vocis quasi sonaret, ut aliquid de intervallis silentiorum
in spatio temporis renuntiare possimus? Nam et voce
alque ore cessante, peragimus cogitando carmina, et
versus, et quemque sermonem, motionumque dimen-
siones quaslibet; et de spatiis temporum, quantum illud
ad illud sit renuutiamus, non aliter ac si ea sonando
diceremus. Si voluerit aliquis edere longiusculam vocem,
et constituerit p r e m e d i t a n d o quam longa futura sit,
egit utique iste spatium temporis in silentio, memoriaeque

la considération du néant de l'homme : Ecce mensurabiles posuisti die s


taeos : Vous avez, dit-il, établi le cours de ma vie pour être mesuré par le
temps; et ce qui lui fait dire aussitôt après: Et substantia mea tan-
quam nihilum ante te : Et ma substance est comme rien devant vous.
(Ps. xxxvni, 6.) Parce que tout mon être dépendant du temps, dont la
nature est de n'être jamais que dans un moment qui s'enfuit d'une course
précipitée et irrévocable, il s'ensuit que ma substance n'est rien, étant
inséparablement attachée à cette vapeur légère et volage, qui ne se forme
quVn se dissipant, et qui entraîne perpétuellement mon être avec elle d'une
manière si étrange et si nécessaire, que si je ne suis le temps, je me perds,
parce que ma vie demeure arrêtée; et d'autre part, si je suis le temps qui
se perd et coule toujours, je me perds nécessairement avec lui. D ' o ù , pas-
sant plus outre, le Psalmiste conclut : In imagine pertransit homo :
L'homme passe comme les vaines images que la fantaisie forme en elle-
même dans l'illusion de nos songes, sans corps, sans solidité et sans consis-
tance. » {Oraison funèbre de M™ Yolande.)
2. « Mais élevons plus haut nos esprits, et, après avoir regardé le temps
dans cette perpétuelle dissipation, considérons-le en un autre sens, en tant
366 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

cera à énoncer un son qui retentit jusqu'à ce qu'il le conduise


au terme fixé. Que dis-je, il retentit? Et il retentira encore; car
ce qui s'est écoulé de lui est un son évanoui ; le reste résonnera
également. G est ainsi que s accomplit sa durée par l'attention
présente de l'esprit rejetant l'avenir vers le passé, lequel aug-
mente à proportion que le futur diminue, jusqu'au moment où
le futur complètement épuisé ne laisse plus que le passé.

qu'il aboutît à l'éternité. Car cette présence immuable de l'éternité, toujours


fixe, toujours permanente, enfermant en l'infinité de son étendue toutes les
différences des temps, il s'ensuit manifestement que le temps peut être en
quelque sorte dans l'éternité ; et il a plu a notre grand Dieu, pour consoler
les misérables mortels de la perte continuelle qu'ils font de leur être par le
vol irréparable du temps, que ee même temps qui M perd fût un passage
LIVRE XI — CHAPITRE XXVII 367

commendans, cœpit edere illam vocem, quae sonat donec


ad propositum terminum perducatur : immo sonuit, et
sonabit. Nam quod ejus j a m perfeetum est, utique
sonuit; quod autem restât, sonabit. Atque ita peragitur,
dum praesens intentio futurum in praeteritum trajicit,
diminutione futuri crescente p r e t e r i t o , donec consump-
tione futuri sit totum praeteritum.

à l'éternité qui demeure : et de cette distinction importante du temps con-


sidéré en lui-même, et du temps par rapport à l'éternité, je tire cette con-
séquence infaillible : si le temps n'est rien par lui-même, il s'ensuit que
tout le temps est perdu auquel nous n'aurons point attaché quelque chose
de plus immuable que lui, quelque chose qui puisse passer à l'éternité bien-
heureuse. »
C H A P I T R E XXVUl

L'esprit est la mesure du temps passé, présent et futur. Il attend quand il


s'agit du futur ; il est attentif quand il s'agit du présent ; il se souvient quand
il s'agit du passé.

1. — Mais comment le futur, qui n'est pas encore, peut-il


diminuer et s'épuiser? Ou comment s'accroît le passé, qui n'est
plus, si ce n'est parce que dans l'esprit, qui produit ce résultat,
trois opérations se trouvent réunies? En effet, il attend, il est
attentif, il se souvient. Ce qui était l'objet de son attente
devient celui de son attention, pour devenir bientôt celui de son
souvenir. Qui pourrait nier que l'avenir n'est pas encore? Et
pourtant l'attente des choses futures est déjà dans notre âme.
Le passé n'est plus; qui le nie? Et pourtant son souvenir est
encore dans notre esprit. Le présent manque d'étendue, il
n'est qu'un point insaisissable; qui l'ignore? Et pourtant elle
dure, l'attention par laquelle se hâte d'arriver ce qui va s'éva-
nouir. Donc le futur, qui n'existe pas, n'est pas un long temps,
mais un long avenir, une longue attente de ce qui doit être ; de
même, le temps passé ne peut être long, puisqu'il n'est plus;
mais un long passé n'est qu'un long souvenir du passé.
2. — Je veux réciter un cantique que j'ai retenu : avant de
commencer, mon attention se porte sur le cantique tout entier.
Dès que j'ai commencé, tout ce que j'en laisse tomber dans le
passé est du domaine de ma mémoire. Alors toute la vie de
ma pensée n'est que mémoire par rapport à ce que j'ai dit,
qu'attente par rapport à ce qui me reste à dire. Cependant, mon
attention est toujours présente, elle que doit traverser ce qui
n'est pas encore pour devenir passé. Pln« cela se fait et plus
l'attente s'abrège, pendant que le souvenir s'étend, jusqu'au
moment où, l'attente étant toute consommée, mon attention
sera tout entière passée dans ma mémoire. Et ce que je dis du
cantique entier, je le dis de chacune de ses parties, de chacune
CAPUT XXVIII

Animo tempus metimur.

1 . — Sed quomodo minuitur aut consumitur futurum,


quod nondum est, aut quomodo crescit praeteritum,
quod j a m non est, nisi quia in animo, qui illud agit, tria
sunt? Nam et expectat, et attendit, et meminit; ut id
quod expectat, per id quod attendit, transeat in id quod
meminit. Quis igitur negat futura nondum esse? Sed
tarnen j a m est in animo expectatio futurorum. Et quis
negat p r e t e r i t a j a m non esse? Sed tarnen adhuc est in
animo memoria pneteritorum. E t quis negat praesens
tempus carere spatio, quia in puncto practerit? Sed tarnen
perdurat attenuo, per quam pergat adesse quod aberit.
Non igitur longum tempus futurum, quod non est, sed
longum futurum, longa expectatio futuri est; neque
longum prseteritum tempus, quod non est, sed longum
prseteritum, longa memoria p r e t e r i t i est.
2 . — D i c t u r u s sum canticum quod novi. Antequam
incipiam, in totum expectatio mea tenditur; cum autem
ccepero, quantum ex ilio in praeteritum decerpsero,
tantum tenditur in memoria mea, atque distenditur vita
hujus actionis meae in memoriam, propter quod dixi, et
in expectationem, propter quod dicturus s u m ; praesens
tarnen adest attentio mea, per quam trajicitur quod erat
futurum ut fiat praeteritum. Quod quanto magis agitur et
agitur, tanto breviata expectatione prolongatur memoria,
donec tota expectatio consumatur, cum tota actio finita
t r a n s i e n t in memoriam. Et quod in toto cantico, hoc in
370 CONFESSIONS DË SAINT AUGUSTIN

de ses syllabes, et aussi d'une hymne plus longue dont le can-


tique n'est peut-être qu'une partie; et même de la vie humaine
tout entière, dont toutes les actions de l'homme ne sont que des
parties; et enfin d'un siècle entier de générations humaines,
dont chacune des vies n'est aussi qu'une fraction.
UVRE XI — GHAPITRE XXVIII 371

singulis particulis ejus fit, atque in singulis syllabis e j u s :


hoc in actione longiore, cujus forte partícula est illud
canticum; hoc in tota vita hominis, cujuspartessuntomnes
actiones hominis; hoc in toto sseculo filiorura hominum,
cujus partes sunt omnes v i t e hominum.
CHAPITRE XXIX

Augustin, distrait par la vicissitude des temps, dont l'ordre lu! est inconnu,
désire se recueillir tout entier en Dieu et dans les délices de l'éternité, qui ne
commencent ni ne finissent point.

Mais votre miséricorde vaut mieux que toutes les vies


a
(Ps. LXII, 4) î I mienne n'est qu'une dissipation ; et voilà que
votre main m'a recueilli en mon Seigneur, Fils de l'homme,
Médiateur entre vous, qui êtes un, et nous qui sommes multitude,
multiplicité et division (i), afín que je m'attache à celui qui
s'est emparé de moi, et que, revenu de mes anciens égarements,
je vous suive vous seul, oubliant le passé, sans préoccupation
des choses futures et qui passeront, pour marcher vers celles
qui sont devant moi. Je m'étends sans me disperser moi-
même (2) ; car ce n'est pas dans la dispersion, mais dans un
seul élan, queje poursuis la palme de la vocation d'en haut
(Phil. ni, I3-I4)Î où j'entendrai l'hymne de vos louanges,

(1) Multitude, multiplicité et division. Le texte latin porte: Et nos


mal tos in multis per multa, c'est-à-dire nous qui, très nombreux, sommes
divisés de mille manières en une multitude d'affections.
( 2 ) Sans me disperser moi-mime. Tout ce passage est une allusion à des
paroles de saint Paul dans l'épître aux Philippiens ( m , I3-I4). « Voilà,
dit le saint Docteur, de quel côté (celui de l'avenir éternel) je m'étends,
mais par une extension bien différente de celle qui me portait autrefois à
embrasser un si grand nombre de choses et qui ne faisait que dissiper et
consumer mon cœur. »

CONSIDÉRATIONS PRATIQUES

i . « Le temps, dit saint Augustin, est une imitation de l'éternité. » [De


masiva, Jib. VI, n° 29.) « Faible imitation, je l'avoue, ajoute Bossue! ;
néanmoins, tout volage qujlest, il tâche d'en imiter la consistance. L'éternité
est toujours la même; ce que le temps ne peut égaler par la permanence,
il tâche de l'imiter par la succession. C'est ce qui lui donne moyen de se
jouer de nous. 11 ule un jour, il en rend un autre. 11 ne peut retenir cette
année qui passe; il en fait couler en sa place un autre semblable, qui nous
empêche de la regretter. Il impose de cette sorte à notre faible imagination
CAPUT XXIX

Se in temporalia distentum, cupit in Deum colligi,

Sed quoniam melior est misericordia tua super vitas,


ecce distentio est vita ntea, et me suscepit dextera tua
in Domino meo, mediatore Filio hominis inter te unum
et nos multos, in multis per multa; u t per eum appré-
hendant, in quo et apprehensus sum, et a veteribus die-
b u s colligar, sequens u n u m , praeterita oblitus : non in ea
quae futura sunt et transitura sunt, sed in ea quœ ante
sunt, non distentus, sed extentus; non secundum disten-
tionem, sed secundum extensionem, sequor ad palmam
supernœ vocationis : ubi audiam vocem laudis tua?, et
contempler delectationem tuam, nec venientem, nec p n e -

qu'il est aisé de tromper par la ressemblance, qui ne sait pas distinguer ce
qui est semblable ; et c'est en ceci, si je ne me trompe, que consiste cette
malice du temps dont l'Apôtre nous avertit par ces mots : Redimentes
tempus, quoniam dies malt sunt : Rachetez le temps, parce que les
jours sont mauvais [Ephes. v, 16), c'est-à-dire malins et malicieux. II ne
paraît pas qu'une année s'écoule, parce qu'elle semble ressusciter dans la
suivante. Ainsi l'on ne remarque pas que le temps se passe, parce que,
quoiqu'il varie éternellement, il montre presque toujours le même visage.
Voilà le grand malheur, voilà le grand obstacle à la pénitence.
a, » Toutefois, une longue suite découvre son imposture. La faiblesse,
les cheveux gris, l'altération visible d u tempérament nous contraignent de
remarquer quelle grande partie de notre être est abîmée et anéantie. Mais
prenez garde à la malice du temps: voyez comme ce subtil imposteur tâche
de sauver ici les apparences, comme il affecte toujours l'imitation de l'éter-
nité. C'est le propre de l'éternité de conserver les choses dans le même état,
le temps, pour en approcher en quelque sorte, ne nous dépouille que peu a
peu; il nous dérobe si subtilement que nous ne sentons point son larcin;
il nous mène si finement aux extrémités opposées, que nous y arrivons sans
y penser. Ezéchias ne sent point écouler son âge ; et dans la quarantième
année de sa vie il croit qu'il ne fait que de naître: Dum adhuc ordirer
succidit me • 11 a coupé ma trame dès le commencement de mes jours.
374 CONFESSIONS DE SAINT AUGUSTIN

où je contemplerai vos délices sans avenir et sans passé. Main-


tenant mes années s'écoulent dans les gémissements (Ps. xxx),
et vous, ô ma consolation, ô Seigneur, ô mon Père, vous
êtes éternel ; pour moi je suis devenu la victime des temps,
dont Tordre m est inconnu; et leurs tumultueux changements
déchirent mes pensées, ces entrailles de mon âme, jusqu'à ce
que, purifié et fondu au feu de votre amour, je m'écoule en
vous.

h. x x x v i n , ia). Ainsi la malignité trompeuse du temps fait insensiblement


écouler la vie, et on ne songe point à sa conversion.
3. » Nous tombons tout à coup, et sans y penser, entre les bras de ta
mort. Nous ne sentons notre fin que quand nous y sommes. Et voici encore
ce qui nous abuse ; c'est que, si loin que nous puissions porter notre vue
LIVRE XI — CHAPITRE XXIX 375

tereuntem. Nunc vero anni mei in gemitibus; et tu sola-


tium meum, Domine pater meus, aeternus es. At ego in
témpora dissilui, quorum ordinem nescio : et tumultuo-
sis varietatibus dilaniantur cogitationes mese, intima vis-
cera animae mese, donec in te confluam pur^atus et
liquidus ig-ne amoris tui.

nous voyons toujours du temps devant nous. Il est vrai, il est devant nous;
mais peut-être que nous ne pourrons pas y atteindre. Parmi ces illusions
nous sommes tellement trompés que nous ne nous connaissons pas nous-
mêmes, nous ne savons que juger de notre vie. Tantôt elle est longue, tantôt
elle est courte, selon le gré de nos passions. Toujours trop courte pour les
plaisirs, toujours trop longue pour la pénitence. » (BOSSUET, 4* sermon pour
le premier dimanche de Carême.)
CHAPITRE XXX

11 Combat dê nouveau ceux qui demandent ce que faisait Di»u


avant la création du monde.

C'est alors que je m'établirai, que je m'affermirai en vous,


en votre vérité (i), type de mon être; je ne souffrirai plus les
importunes questions des hommes (2), qui, pour leur châtiment,
demandent avec plus de curiosité que d'intelligence : « Que fai-
sait Dieu avant de créer le ciel et la terre? » ou : « Comment
lui est venue la pensée de faire quelque chose, puisqu'il n'avait
jamais rien fait jusque-là? » Inspirez-leur, ô mon Dieu, de bien
réfléchir à ce qu'ils disent, et de reconnaître qu'il n'y a point
de jamais là où le temps n'est pas! Ainsi, dire qu'on n'a
jamais rien fait, n'est-ce pas dire qu'on n'a rien fait dans
aucun temps? Qu'ils conçoivent donc qu'il ne peut y a v o i r de
temps s'il n'y a point de création, et qu'ils cessent leur vain
langage. Qu'ils fixent leur attention sur ce qui est devant eux,
et qu'ils comprennent que vous êtes, avant tous les temps,
l'éternel Créateur de tous les temps; qu'aucun temps ne vous
est coéternel, ni aucune créature, en fût-il une qui ait devancé
les temps ! (3)

(i) C'est alors que je m'établirai, que je m'affermirai en vous, en votre


vérité. La bonté divine perfectionnera la volonté, la vérité divine perfec-
tionnera l'intelligence des bienheureux, pour donner à l'une le privilège de
l'impeccabilité, à l'autre celui de l'infaillibilité.
(a) Je ne souffrirai plus les importunes questions des hommes, etc.
C'eut le péché d'Adam qui est cause de cette malheureuse infirmité de l'es-
prit humain, qui veut embrasser plus de vérités qu'il n'est capable d'en
comprendre.
(3) Aucune créature, en fât-il une qui eût devancé les temps, ou quand
on la supposerait élevée au-dessus des temps. Il veut parler des an^es, qui
ne sont point soumis aux vicissitudes des temps et qui, néanmoins, ont
la mesure du temps, mesure qui pour eux a commencé mais ne finit point.
Cependant, on ne peut dire qu'ils soient éternels.
Voir le Livre des LXXXIII questions (quest. xxix), où saint Augustin
établit clairement la distinction entre ce qui est immortel et ce qui est éter-
C A P U T XXX

Coarguit rursum obtrectantes quid feccrit Deus ante mundi creationem.

antequam faceret cœlum et terrain? Aut : Quid ei venit


in mentem ut aliquid faceret, cum antea nunquam ali-

tempus esse posse sine creatura tua, et desinant istam

terna, nec ullam creaturam, etiam si est aliqua supra


tempora.

ncl. De toutes les raisons apportées par lui dans le cours de ce livre, on
aurait tort de conclure qu'il admet (quelle que soit l'opinion qu'on se forme
du temps) qu'aucune créature n'aurait pu être tirée du néant de toute éter-
nité. 11 parle simplement de ce qui a eu lieu, et non pas de ce qui aurait
pu se faire. Si donc il dit dans un certain endroit que la créature n'a été
et ne peut être éternelle, il considère l'élcrnilé dans la réunion de toutes
ses propriétés. C'est ce qu'il faut avoir continuellement devant les yeux en
parcourant les ouvrages des Pères. Saint Augustin lui-même parait être
favorable à cette opinion dans son ouvrage de la Cité de Dieu, où il la
présente comme probable, tout en ayant soin de faire observer que si Dieu a
toujours eu soumise à sa puissance une créature qui n'a pas été engendrée
de sa substance, mais qu'il a tirée du néant, cette substance ne lui est pas
coéternelle, car il était avant elle bien qu'en aucun temps il n'ait été sans
elle. Aussi presque toutes les écoles enseignent que. par un acte de la puis*
sance divine, les créatures auraient pu être dans ce sens produites de toute
éternité.
CHAPITRE XXXI

La connaissance que Dieu a du passé et de l'avenir est bien autrement grande


et impénétrable que celle que nous pouvons en avoir.

0 Seigneur, à mon Dieu, combien impénétrable est la profon-


deur de vos secrets ! Combien les tristes conséquences de mes
péchés m'en ont jeté loin ! Guérissez mes veux, afin que je me
réjouisse à votre lumière. Certes, s'il était un esprit doué d'une
science et d'une prescience assez grandes pour avoir du passé et
de l'avenir une connaissance comme celle que j'ai du cantique
que je sais le mieux, notre admiration pour lui ne tiendrait-elle
pas de la stupeur? Rien, en effet, qui lui fût inconnu dans 1< s
vicissitudes des siècles passés ou à venir, comme rien ne l'est
pour moi dans ce cantique. Quand je le chante, je sais tout ce
que j'en ai dit depuis le commencement et tout ce qui m'en
reste jusqu'à la fin. Mais loin de moi de penser que vous, le
Créateur de l'univers, le Créateur des esprits et des corps, vous
connaissiez ainsi le passé et l'avenir. Loin de moi cette pensée !
Votre connaissance est bien autrement admirable, bien autre-
ment cachée ! Si celui qui chante ou qui écoute un chant connu
voit ses impressions varier, ses sens se partager entre l'attente
des sons qui vont venir ou le souvenir des sons passés, il n'en
est pas de même pour vous, qui êtes éternellement immuable
et le vraiment éternel Créateur des esprits. Comme vous con-
naissiez au commencement le ciel et la terre, sans variation dans
cette connaissance, de même vous avez fait au commencement le
ciel et la terre, sans différence dans votre action. Que celui qui
comprend, comme celui qui ne comprend point ces choses, vous
le confesse ! Oh ! que vous êtes élevé ! Néanmoins,les humbles de
cœur sont votre demeure. Car vous élevez ceux qui sont brisés
(Ps. xcv,.8) ; ils ne tombent pas, ceux dont vous êtes l'élévation.
CAPUT XXXI

Quo mo do cognoscit Deus, quomodo creaturt.

Domine Deus mens, quis ille sinus est alti secretitui,


et quam longe inde me projecerunt consequentia delic-
torum meorum? Sana oculos meos, ut congaudeam luci
tuae. Certe si est tarn grandi scientia et praescientia pol­
lens animus, cui cuncta praeterita et futura ita nota sint,
sicut mihi unum canticum notissimum, nimirum mira-
bilis est animus iste, atque ad horrorem stupendus ;
quippe quern ita non lateat quidquid peractum et quid-
quid reliquum saeculorum est, quemadmodum me non
latet cantantem illud canticum, quid et quantum ejus
abierit ab exordio, quid et quantum restet ad finem. Sed
absit u t tu conditor universitatis, conditor animarum et
corporum, absit u t ita noveris omnia futura et praeterita.
Longe tu, longe mirabilius, longeque secretius. Neque
enim sicut nota cantantis, notumve canticum audientis,
expectatione vocum futurarum, et memoria praeteritarum,
variatur affectus sensusque distenditur, ita tibi aliquid
accidit incommutabiliter aeterno, hoc est vere aeterno
creatori mentium. Sicut ergo nosti in principio coelum et
terrain, sine varietate notitiae tuae, ita fecisti in prin­
cipio coelum et terrain, sine distentione actionis tuae.
Qui intelligit, confiteatur tibi; et qui non intelligit, confi-
teatur tibi. 0 quam excelsus es ! Et humiles corde sunt
domus tua. Tu enim erigis elisos, et non cadunt quorum
celsitudo tu es.
T A B L E A B R É G É E DES CHAPITRES
A leur place respective, ils sont analysés plus longuement dans chaque titre.
Un Index alphabétique des matières se trouve à la fin du tome IV.

LIVRE NEUVIEME

CH. J . — Augustin rend grâces à Dieu qui a changé sa v o l o n t é . . . .


II. — Il ajourne jusqu'aux vacances le dessein de renoncer à sa
profession , io
III. — Verecundus lui cède l'usage de sa campagne. Mort de
Verecundus et de Nebridius , 16
IV. — Livres qu'Augustin compose à Cassiacum. Lettres à
Nebridius. Son enthousiasme à la lecture des psaumes.
Guérison subite d'un violent mal de dents 22
y . — H publie sa résolution de quitter la chaire de rhétorique,
consulte saint Ambroise sur ses lectures 34
VI. — Son baptême, à Milan, avec Alypius et Adeodatus 36
VII. — Institution du chant ecclésiastique à Milan. Invention des
corps des saints Gervais et Protais , 40
VIII. — Conversion d'Evodius. Voyage de sainte Monique à Ostie.
Ses premières années 46
IX. — Augustin fait l'éloge des vertus de sa mère 54
X . — Son entretien avec Monique sur le bonheur du ciel Go
XI. —• Dernières paroles et mort de sainte Monique 60
XII. — Douleur d'Augustin. Sacrifice pour les défunts 74
XIII. — Il prie et demande qu'on prie pour sa mère 82

LIVRE DIXIÈME

CH. I. —
En Dieu seul notre joie et notre espérance g?
II. —
Confession du cœur à Dieu. Pourquoi celle d'Augustin.. tfi
III. —
Son dessein en confessant ce que la grâce a fait de lui.. 100
IV. —
Quel fruit il espère de cette confession 10O
V. —
L'homme ne se connaît pas entièrement lui-même 112
VI. —
Certitude qu'il a d'aimer Dieu. On s'élève jusqu'à lui
par la considération des choses créées n4
VIL — Dieu ne peut être connu par les sens 11».
VIII. — Etendue et puissance de la mémoire 124
IX. — De la mémoire des sciences i3a
82 TABLE ABRÉGÉE DES CHAPITRES

X. — Les sciences n'entrent pas dans la mémoire par les sens.. i3£
XI. — Apprendre, c'est se ressouvenir i38
XII. — De la mémoire des mathématiques x4o
Xlil. — De ta mémoire des passions et des opération* de l'esprit.. i4a
XIV. — De la mémoire des affections de l'àme i44
XV. — Manières dont les réalités absentes se représentent à la
mémoire i5o
XVI. — La mémoire se souvient même de l'oubli i5a
XVII. — La mémoire est chose merveilleuse; cependant c'est au
delà qu'il faut chercher Dieu i58
XVIII. — Pour retrouver un objet perdu il faut en avoir con-
servé la mémoire 162
XIX. — De l'oubli et du souveuir 164
X X . — Chercher Dieu, c'est chercher la vie heureuse 168
XXI. — Comment l'idée de la béatitude peut être dans la
mémoire 17s
XXII. — La vie heureuse, c'est se réjouir en Dieu 176
XXIII. — C'est la joie que donne la vérité 178
X X I V . — Dieu, la vérité même, se trouve dans la mémoire 184
X X V . — Quelle place Dieu occupe dans la mémoire 18G
X X V I . — Dieu est la vérité consultée de tous 188
XXVII. — La beauté divine ravit le cœur 193
XXVIII. — Vicissitudes du cœur et misères de la vie 196
X X I X . — Espérance en la miséricorde de Dieu 300
X X X . — Triple tentation de la volupté, de la curiosité et de
l'orgueil 202
X X X I . — De la volupté dans les aliments 208
X X X I I . — Des plaisirs de l'odorat 218
XXXIII. — Délectation de l'ouïe. Du chant de l'Eglise 320
X X X I V . — Séduction des yeux 326
X X X V . — Tentation de la curiosité a3a
X X X V I . — Tentation do l'orgueil 240
X X X V I I . — Dispositions d'Auçustin touchant le blâme et les louanges.
XXXVIII. — Danger de la vaine gloire 246
X X X I X . — De la complaisance en s o i - m ê m e . . . . , r>5*î
X L . — Comment Augustin a cherché Dieu 254
XLI. — Ce qui le rejetait loin de Dieu. 256
XLIL — Egarement des orgueilleux recourant aux anges déchus t6o
comme médiateurs entre Dieu et les hommes ... 362
XLIII. — Jésus-Christ seul médiateur 266

LIVRE ONZIÈME

CH. I. — La confession de nos misères excite l'amour de Dieu


dans notre coeur 374
II. — Augustin demande à Dieu l'intelligence des Saintes
Ecritures 278
III. — II implore la Vérité qui a parlé par Moïse 284
TABLE ABRÉGÉE DES CHAPITRES 383

IV. — Toute la création annonce un Créateur 286


V, — L'univers a été créé de rien 288
VI. — Comment Dieu a parlé pour créer tyt
VII. — Le Verbe divin, Fils de Dieu, coéternel au Père *g6
VIII. — Le Verbe éternel est notre unique maître 3oo
IX. — Par son Verbe, Dieu a créé le ciel et la terre. Par lui il
parle à notre coeur 3o4
X. — La volonté de Dieu n'a pas de commencement 3o8
XI. — Différence de l'éternité et du temps 3io
XII. — Ce que Dieu faisait avant la création dn monde 3i2
XIII. — Avant le temps crée par Dieu, il n'y avait pas encore de
temps 3i4
XIV. — Qu'est-ce que le temps 3i8
XV. — Quelle est la mesure du temps 322
XVI. — Gomment se mesure le temps 3*I8
XVII. — Où est le passé? Où est l'avenir 33o
XVIII. — Comment le passé et l'avenir sont présents 332
XIX. — De la prévision des choses à venir 336
XX. — Quel nom donner aux différences du temps 338
XXI. — Comment on peut mesurer le temps 3£o
XXII. — Augustin demande à Dieu la connaissance de ce mystère. 344
XXIII. — Nature du temps. Il n'est pas le mouvement des astres.. 346
XXIV. — Le temps est-il la mesure du mouvement? 35o
XXV. — Augustin demande à Dieu de l'éclairer sur la nature du
temps 354
XVI. — Le temps n'est pas la mesure du temps 356
XXVII. — Comment mesurer le temps, ou l'étendue 36o
XXVIII. — C'est par l'esprit que nous mesurons le t e m p s . . 368
XXIX. — Union de l'âme avec Dieu 372
XXX. — Point de temps s'il n'y a pas de création 376
XXI. — Dieu connatt le passé et l'avenir autrement que nous 378

FIN D U TOME TR0IS1ÈMB

Imprimerie P. FKROW-VRAU, 3 et 5, rue Bayard, Paris, VHK

Vous aimerez peut-être aussi