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DOSSŒR:COMMENTL~UROPE

PEUT-ELLE SORTIR DE YALTA?

pour la civilisation européenne Eté 1986 - 3 5 F - no 59

LA RELIGION DU FOOT
1M 2139 - 59 - 35 FF 1
_pELGIQUE 270 FB • MAROC 55 D.
bNADA 7:'505
/

éditorial

La grande braderie éléments pour la


civilisation européenne

de la télévision ~
direction :
Pierre Vial
Jean Varenne
arx disait que les travailleurs n'ont rien d'autre à perdre que leurs chaînes. Les Français
M risquent fort de perdre les leurs. C'est évidemment des chaînes de télévision que nous vou-
lons parler, et plus particulièrement de la décision prise par la nouvelle majorité de privatiser TF-1. rédacteur en chef :
Cette décision n'est pas une surprise. Elle n'en laisse pas moins songeur. Il y a quelque curiosité, Lucien Chanteloup
en effet, à voir la droite se prononcer pour la privatisation de la télévision, alors qu'avant 1981
elle en tenait fermement pour le secteur public et déclarait «illégales» les émissions de radio pri- éditorialiste :
vées. Il est vrai qu'il n'est pas moins ridicule de voir la gauche, après avoir installé Berlusconi Robert de Herte
à la tête de la «Cinq», militer aujourd'hui pour la «défense du secteur public». Cette double incon-
séquence en dit long sur le caractère de la politique politicienne - et sur la toute-puissance des administration :
idées reçues. · Annie Delmas
Pour les milieux libéraux, la privatisation est affaire de principe. On connaît la c)1anson. La
gestion publique est forcément désastreuse . Elle méconnaît les exigences de la «rentabilité». Elle
crée un climat de sécurité artificielle, qui empêche les «lois du marché» de fonctionner et la «main 13 rue Charles-Lecocq
invisible» censée régir la dialectique de l'offre et de la demande de jouer librement. Tout n'est 75737 Paris Cedex 15
certes pas faux dans ce refrain. A ceci près que Je marché n'est pas la forme naturelle de l'échange ; Tél. : (1) 45.30.12.37
qu'il ne fonctionne que lorsqu'il existe une autorité politique capable de l'instituer ; et que la «main
invisible», version laïque de la Providence revue par Adam Smith, est un mythe sans consistance réalisation technique :
ni réalité . A ceci près, surtout, qu'il y a lieu de se demander si Je critère de la rentabilité marchande «La Source d'Or»
et du calcul rationnel est Je seul à prendre en compte. Surtout dans Je domaine culturel. à Marsat (Puy-de-Dôme)
L'argument libéral selon lequel «la libre concurrence» permet automatiquement de sélectionner
Journal bimestriel pub lié par la
les «meiHeurs produits» est dans Je domaine de la culture particulièrement fallacieux. La concur- Société d'Edition, de Presse et de
rence tend à sélectionner ce qui correspond au goût du plus grand nombre, celui-ci étant large- Publicité, S.A.R.L. au capital de
ment façonné par les propagandes publicitaires et dépendant de la puissance et de la stratégie qui 70 000 F. Siège social : 13 rue
caractérisent les firmes. La concurrence, en fait, permet à certains de vendre plus que d ' autres : Charles-Lecocq, 75737 Paris
elle dégage les meilleurs vendeurs, pas nécessairement les meilleurs produits vendus. Transformer Cedex 15. Directeur de la publica-
un «plus» en un «mieux» est du reste bien souvent abusif. Dire que le penchant qui attire Je plus tion : Annie Delmas. La repro-
est forcément le «meilleur» revient, très clairement, à faire dépendre la qualité de la quantité. Dans duction des textes publiés par Elé-
cette aperception, les jeux des vingt heures sont nécessairement «mieux» que les programmes cul- ments est strictement interdite,
sauf autorisation particulière ou
turels, puisqu'ils draînent un plus grand nombre de spectateurs. Le problème est le même dans
accord spécial. Crédit photo pour
tous les secteurs culturels : un livre de Dumézil ou de Nietzsche se vendra toujours moins bien ce numéro : Gamma (5, 6, 24b,
qu'une biographie de Coluche ou un «non-livre» de Michel Drucker. Si l'on veut s'en tenir aux 25b), Maître-Gaillard-Gamma
seuls critères du marché, il faut toucher le plus grand nombre. Pour toucher Je plus grand nombre, (6b), News-Gamma (6a, 10 ab) ,
il faut descendre de plus en plus bas. Lamouroux-Gamma (7b), Gui-
La «rentabilisation» est certes une nécessité. Mais ce n'est qu'une nécessité parmi d'autres. Nous chard-Gamma (8, 17b), Aven-
ne sommes ni pour l'Etat gestionnaire ni pour les nationalisations. Cela ne signifie pas pour autant turier-Gamma (13), Apesteguy-
que tout doive être mis au compte du privé. Pour les libéraux, la collectivité n'est jamais qu'une Gamma (18, 28, 33a), Piel-
somme d'individus : les notions de «politique économique», d' «intérêt national», de «secteur Gamma (29, 31, 38ab , 39b, 27),
Bouvet-Gamma (30a), Mathieson-
public», sont dépourvues de sens. Or, s'il est l)n domaine où ces notions prennent leur pleine por-
Liaison-Gamma (30b), Bureau-
tée, c'est bien celui de la culture et de l'information. Gamma (34), Rapp-Gamma (35,
La télévision n'a pas qu'un rôle éducatif et culturel à jouer. Elle a aussi un rôle distractif et 3b), Fornaciari-Gamma (36a),
informatif. La qualité doit jouer sur tous ces plans. Le secteur public est loin d'être parfait. Il Francolon-Gamma (36b), Depar-
n'en reste pas moins un fait incontestable : dans le monde entier, lorsque des chaînes publiques don -Gamma (37a) , Sommer-
coexistent avec des chaînes commerciales, les secondes sont toujours les plus médiocres ; nulle part, Gamma (37b, 41b), Novosty-
elles ne sont plus objectives ni de meilleure qualité. (On ajoutera que la privatisation de la produc- Gamma (39a), US Press-Gamma
tion, qui n'est pas une mauvaise chose, n'implique nullement celle de la diffusion). En France, (41a), Versele-News-Gamma (43 ,
la multiplication des radios privées a surtout été - à quelques exceptions près - la multiplication 44), Alfa Blue C-Gamma (45),
Mingam-Gamma (48b), Wilden-
de la bêtise, de la sottise et de la vulgarité . L'expérience de la «Cinq» et de la «Six», survenue
berg-Gamma (49b) , Maous-
depuis, est allée dans le même sens. En Italie, la prolifération des télévisions privées a tué le cinéma. Gamma (46), Roger-Viollet (!Sb,
Il y a à cela une logique évidente. C'est la logique de la marchandise. La privatisation de la télévi- 16b, 25a, 47, 48a , 58abd),
sion a les plus grandes chances d'assujettir entièrement la culture et l'information à la logique de L. Monier-APPM (24a, 25c, 19b,
la marchandise. Perpective particulièrement redoutable à une époque où, de surcroît, les réseaux 3a), Sygma (33b), Martial Marmin
mondiaux d'information sont en passe d'être contrôlés par les satellites étrangers. Les autorités (4bc), DR (3c, 4a, 14, 14-15, !Sa,
auraient pu se soucier en priorité de cette «guerre des images». Elles ont préféré favoriser les inté- 16a, 17a, 23, 24cd, 49ac, 51ab, 55,
rêts privés et satisfaire aux dogmes. On est en droit d'être inquiet. 57, 58c, 59ab, 19a, 21ab, 22,
Robert de HERTE 26abc).

2 '------------------------------------------------------~--------------~/

som matre
Avec «l'Homme
bioculturel»
Yves Christen a
jeté un pavé
explosif dans la
Notre couverture : sommes-nous dans
mare de tous
ceux pour qui l'ère de la religion du football ?
l'histoire est La récente coupe du monde, qui vit une
caractérisée équipe de France héroïque venir
par une coupure à bout du légendaire football brésilien
entre nature a suscité des enthousiasmes et des
et culture.
Pour Christen, passions qui vont bien au-delà du simple
en effet, c'est plaisir du jeu. Ce qui se passe
la biologie aujourd'hui sur les stades est en effet
qui explique la très important. Nous assistons
culture (p. 19) ...
peut-être à la résurgence de l'antique
sentiment communautaire, longtemps
refoulé, ainsi qu'à la naissance
de mythes nouveaux. Encore convient-il
de garder les idées claires : tout
n'est pas rose dans la planète football !
Photographie : J. Guichard-Gamma.

ÉTÉ 1986 N° 59
5 La civilisation du football, par le Cercle
Héraclite.
8 Ave Maradona, par Gennaro Malgieri.
Le mur de Berlin reste le symbole de la mutilation de l'Europe 14 Allez les Bleus ! par Pierre Vial.
et de son impuissance à se libérer de la tutelle des deux 17 Un autre moyen du politique, par Gennaro
«grands». Pourtant quelque chose bouge au centre de notre
continent. Quelque chose d'extrêmement important qui pour- Malgieri.
rait peut-être permettre un jour à l'Europe de sortir de Yalta 19 Les chromosomes de la culture, par Chris-
et de redevenir libre. Notre dossier, p. 27. tian La Halle.
23 Le paganisme dans la littérature, par Michel
La gauche Marmin.
l'a célébré sans
l'avoir relu,
la droite, elle, DOSSIER:
l'a couvert
d'ordures sans COMMENT SORTIR DE YALTA ?
l'avoir lu. 28 L'Europe sous tutelle, par Alain de Benoist.
De singulières 34 Comment sortir de Yalta, par A. de B.
oraisons
funèbres pour 43 La réunification par la paix, entretien avec
ce rebelle le général Bastian.
1ont l'œuvre
,. ::onstitue en
réalité la plus 47 Et si on relisait Genet ? par Denys Magne.
éton11ai1~ 51 Les filles de l'eau, par RmqS.
exalt'aH-Qfl de
l'ordr~ et
57 Ezra Pound, un géant du siècle, par David
de l'aristocratie. Mata.
Il faut 61 Du nazisme au communisme, par Robert de
découvrir Jean Herte.
Genet (p. 47) !
Encart <<Abonnement>> et «Service librairie» en pages 11-12-53-54.

3
faits et gestes

Les casseurs de 1' art français


Un scandale : l'exposition artistes se faisant rares sur le
«la Sculpture française du marché, il s'agit de réévaluer
XIX• siècle» qui s'achèvera au artificiellement la cote des
Grand-Palais le 28 juillet pro- tâcherons dont la production
chain. Scandaleuse par sa pré- calamiteuse végétait dans les
sentation, du fait d'un moder- greniers ou sur les cheminées
nisme décoratif ridicule et des appartements du VII•
absurde, cette exposition qui arrondissement, et cela grâce
s'annonçait pourtant passion- à la caution gracieusement
nante l'est surtout par son dispensée par une exposition
contenu : elle vise en effet nationale ... Cette entreprise
délibé~ément à provoquer de destruction de notre patri-
dans l'esprit du visiteur une moine artistique le plus pré-
inquiétante confusion esthéti- cieux et le plus riche ne se
que et historique et à réhabi- borne évidemment pas au
liter les artistes médiocres jus- XIX< siècle. L'exposition qui tants de SOS Racisme à ceux
tement tombés dans l'oubli en vient de s'ouvrir au centre du groupe Charles-Martel...
mettant leurs œuvres sur un Georges Pompidou, «Qu'est- C'est en effet l'histoire d'un
pied d'égalité avec celles des ce que la sculpture jeune Français de dix-sept ans
authentiques créateurs (Rude, moderne ?», est un autre et d'une Algérienne de qua-
Barye, Carpeaux, Daumier, scandale. Confiée à une Amé- torze ans dont l'amour se
Rodin, Degas) . C'est ainsi ricaine analphabète, Margit trouve brisé par les barrières
qu'un sculpteur parfaitement Rowell, pour qui les Français culturelles qui séparent les
académique comme Gérome, ne sont pas un peuple «apte à communautés françaises et
dont Léon Daudet stigmati- contempler et apprécier la maghrébines. Ce film, qui se
sait la nullité bourgeoise dans sculpture» (merci du compli- refuse à prendre parti dans les Quelques jours avant
le Stupide X!Xè siècle, se ment), cette gigantesque expo- conflits nés de l'immigration, le début du tournage, à
trouve remis en selle pour le sition «nationale» fait délibé- se borne à opérer un doulou- Roubaix, Gérard
plus grand bénéfice des mar- rément table rase de la grande reux constat d'incompréhen- Blain faisait des essais
chands. Car cette exposition tradition figurative française, sion entre deux cultures, entre avec ses deux jeunes
très officielle a en réalité un telle qu'elle n'a cessé d'être deux systèmes de valeurs . acteurs. Ci-dessus, avec
but essentiellement spécula- illustrée de Rodin à nos jours Mais Pierre et Djemila, qui est Jean-Pierre André
tif : les œuvres des grands avec des artistes comme Des- tout le contraire d'un film à («Pierre»). Au-dessus,
piau, Malfray, Gimond, Car- thèse, est d'abord une tragé- avec Nadjah Reski
ton, Yencesse, Martin, Auf- die où le poids de la fatalité («Djemila»). Un film
fret, etc ., au profit des seuls pèse irrémédiablement sur qui devrait surprendre !
fabricants de bidules interna- deux êtres dont l'amour est
tionaux, dignes héritiers des une bouleversante initiation médiation qu'un obstacle
pompiers réhabilités au au bonheur et à la vie. entre le spectateur et le
Grand-Palais . De Gérome à Gérard Blain a mis plus de monde. Mais il ne suffit pas
César, la mystification mer- trois mois à découvrir les jeu~ pour autant de mettre sa
cantile et bourgeoise conti- nes acteurs capables d'incar- caméra dans la rue pour
nue ... üusqu'au 13 octobre ner à l'écran ses deux person- appréhender le réel. Le réel ne
1986). nages, Jean-Pierre André et se réduit pas, en effet, à des
Nadjah Reski. Ce sont des apparences fugitives, hasar-
Pierre et non-professionnels, en vertu
du principe cinématographi-
deuses et, de ce fait, illusoires .
Le cinéma-vérité est une chi-
Djemila que qui l'a toujours guidé : mère aussi vaine, aussi dange-
reuse et, finalement, aussi
«J'ai souvent eu l'occasion de
C'est le 23 juin dernier, à dire que les systèmes de repré- mensongère que le simulacre
Roubaix, que Gérard Blain a sentation hérités du théâtre théâtral.»
commencé le tournage de son entraînaient le cinéma dans les Ce film, dont le scénario a
sixième film, Pierre et Dje- ornières du ·spectacle et le été écrit par Gérard Blain lui-
mila. Inspiré du thème de détournaient de la vie. C'est même en collaboration avec
Roméo et Juliette, mais pro- la raison pour laquelle j'ai Michel Marmin, devrait être
fondément ancré dans la réa- toujours répugné à employer terminé au mois de novembre
Maquette pour lité française contemporaine, des comédiens professionnels. prochain et pourrait sortir au
le monument à Watteau, ce film risque de surprendre Leur présence à l'écran cons- cours du premier trimestre
par Carpeaux. beaucoup de monde, des rnili- titue bien souvent moins une 1987.
4
Michel Platini dans ses œuvres, au Mexique. Pendant plusieurs semaines, l'univers entier a vécu au rythme du «mundial», comme si
le football était devenu le phénomène majeur de notre temps. En tout cas, il n'est plus possible d'ignorer ce que le «Nouvel Observateur»
a appelé la «nouvelle religion». Et lorsque l'on y regarde de près, le football réserve bien des surprises. Des bonnes et des moins bonnes...

La civilisation du football
ue le football soit un des phénomènes pas selon eux la noblesse nécessaire pour lon de foot noir et blanc? L'Europe
Q contemporains les plus caractéristiques
et les plus étranges, nul ne songe à le nier.
mériter une analyse sérieuse. Sous l'influence
de l'école de Francfort, le sport de masse a
d'abord, mais aussi l'Amérique latine, les
pays de l'Est, l'Afrique et bientôt le Sud-Est
Sa mondialisation, son impact médiatique, été déclaré une bonne fois pour toute un sim- asiatique sont touchés par la fièvre du foot-
les sommes fabuleuses qui s'y investissent ple moyen d'infantiliser les masses en les pré- ball. Et il ne s'agit pas d'une mode superfi-
depuis quelques années, les débordements cipitant dans un investissement émotif cielle, éphémère et cantonnée dans un ghetto
parfois sanglants qu'il provoque, tout cela régressif. Aussi, la sociologie critique (ten- de spécialistes :c'est un sport profondément
contribue à en faire souvent !'«événement» dance gaucho-libertaire-marxiste) ne peut- populaire, qui draine les foules, qui s'inscrit
d'une actualité en quête de sensations fortes. elle que passer à côté d'un phénomène social dans la vie quotidienne des populations.
Mais dès que l'on essaie de soulever un peu total. C'est la preuve indéniable qu'il permet
le voile, de comprendre ce qui se passe der- l'actualisation d'un vieux fonds de valeurs
rière tout ce remue-ménage, bref de savoir L'actualisation d'un vieux essentiellement populaires, que l'on retrou-
de quoi il est si caractéristique, on se heurte fonds de valeurs populaires vera partout, compte tenu des particularis-
à un néant d'analvse assez fascinant. mes de détail.
D'une part, les professionnels de ce genre Car le football n'est pas seulement un Ce qui apparaît d'emblée au plus profane,
de spectacle s'interrogent en pure perte et ne sport : s'accumulent sur ses épaules diver- au simple regard des manifestations de ses
peuvent que masquer leur crainte et leur ses strates d'investissements populaires, spectateurs plus ou moins engagés, c'est
manque de maîtrise de l'ampleur qu'il d'imaginaire, de pulsions qui font sa com- l'aspect festif, chaleureux, convivial que les
atteint :l'argent, le jeu dur, la violence dans plexité : seule leur distinction peut permet- commentateurs, dans un bel élan d'enthou-
les stades, les enjeux qui couvent laissent tre une appréciation et non pas seulement des siasme, rassemblent sous le terme générique
pantois . Où va le football ? On n'en sait jugements à l'emporte-pièce. de «grande fête du football». Trois moments
rien, mais on y va. D'autre part, les socio- Un sport relève toujours d'une civilisation sont à distinguer, en fonction du degré
logues patentés qui dissèquent avec amour spécifique. Si, à l'origine, le football était d'investissement et de ferveur. Dans un pre-
les moindres changements de rythme de la essentiellement anglais, il s'est en l'espace mier temps, entre les matchs, le football
marche de notre belle civilisation occiden- d'un siècle étendu sur le globe tout entier : fonctionne comme un espéranto de culture :
tale, refusent de se pencher sur ce qui n'a la terre n'est-elle pas ronde comme un bal- au café, dans le métro, entre copains, chez 5
soi, c'est un sujet de discussion idéal : le ne vient l'interrompre. C' est un peu le côté tateurs plus ou moins entassés : l'émotion
fonds de référence commune est constitué fête des fous, fête de l'âne : avec drapeaux, est là du début à la fin dans un jeu qui opère
par la connaissance des tactiques de jeu, le fanions, chants plus ou moins grivois, invec- sur le mode constant de l'intensité maximale.
rappel de matchs historiques, l'évocation de tives, chacun rivalisant de déguisement, L'investissement est total : pas question de
souvenirs de ceux auxquels on a assisté, les d'attitude grotesque. On se fout du bour- regarder du bout des yeux, il faut chanter,
mérites de telle ou telle équipe, les problè- . geois à la triste figure tassé sur son siège, du crier, trépigner, exploser de joie, de tristesse
mes et la grandeur de tel ou tel joueur. Le coincé muré dans sa réprobation muette ou de colère. Le stade étant, surtout en
dynamisme et l'intérêt de ces confrontations ' parce qu'un peu craintive, on est «cool», on Europe, un des derniers endroits d'émotion
verbales sont fondés sur une prise de posi- se marre entre copains, «très bière», bref on collective active devant un destin qui n'est
tion, un simulacre d'engagement pour telle 1 se défoule et on se paie une bonne tranche pas joué d'avance, on mesure sans peine tout
ou telle équipe, sans que ce côté partisan de rigolade. Alors avec l'entrée dans le stade ce qui peut s'y investir.
vienne détruire l'harmonie : il est autorisé commence l'apothéose. Le terrain fait figure Mais si le football permet l'expression de
puisque le consensus général peut s'obtenir d'arène, d'enceinte sacrée. Un destin véri- ferveur populaire, il doit présenter quelques
sur le précepte fameux que des goûts et des table se joue sous nos yeux, ouvert, entre caractères propres qui font que cet investis-
couleurs, on ne discute pas. deux équipes de champions que l'on s'est sement n'est pas accidentel. A eux tous, ils
Ensuite, il y a l'aspect carnavalesque de choisi : l'avenir se décide en deux mi-temps, contribuent également à expliquer l'extraor-
l'avant et de l'après-match : il n'y a-pas de qui rangeront les uns dans la honte des vain- dinaire succès de ce phénomène.
frontière temporelle bien définie, la fête, cus, les autres dans la gloire des vainqueurs . Le jeu en lui-même comporte déjà plu-
spontanée, populaire, existe avant et conti- Le stade est un réceptacle populaire où l'on sieurs éléments de réponse. Il est d'une sim-
nue après l'événement proprement dit. peut voir surgir l'ineffable. L'être biologi- plicité de règle assez fascinante : deux camps
Aucun signal officiel ne donne le départ et que isolé est pris dans l'exaltation des spec- sur un terrain cherchent à loger un ballon
dans les buts adverses. C'est tout ce qu'il
faut savoir pour suivre le jeu : avantage cer-
tain sur le rugby ou le football américain,
par exemple, plus compliqués et qui peuvent
connaître par là des difficultés à l'exporta-
tion. C'est également un sport très visuel, qui
réalise le maximum d'invidualisation dans le
collectif : les joueurs se détachent très bien,
il n'y a pas de masse trop importante,
d'entassement.

Des héros dont la gloire


n'est pas contestée

Par là même, c'est un sport psychologi-


quement dur :paradoxalement, le fait qu'il
Yait de nombreuses empoignades, des corps
à corps, des contacts, en diminue le carac-
tère tragique. Les courses fulgurantes et soli-
taires des footballeurs renforcent en revan-
che la tension, de même que dans le jeu théâ-
tral des acteurs dans la tragédie classique,
il est de règle de ne pas se toucher. Ainsi
Pour Desmond Morris, s'explique le résidu de pulsions primitives qui
le football est constitue à notre sens un des fonds du foot-
beaucoup plus qu'un ball. Desmond Morris, par exemple, consi-
simple jeu. Il s'agit dère le football comme un spectacle simulé
d'une théâtralisation des attributs de la chasse primitive : ce n'est
de véritables pas pour lui, non plus, un simple jeu mus-
pulsions tribales. culaire, mais une théâtralisation de pulsions
Et le stade est tribales. Sans admettre l'exclusivité de son
peut-être le dernier analyse, on peut en effet se référer à la
lieu où s'exprime une guerre, aux raids et rapines entre clans : il
émotion collective nous semble en effet évident que s'exprime
devant un destin qui dans ce sport un instinct vital moins policé
n'est jamais joué qu'ailleurs.
d'avance. Ci-contre : Il permet également la réalisation de
ce petit Mexicain, valeurs populaires (est-il besoin de préciser
photographié dans que ce terme n'a rien de péjoratif pour nous)
l'enceinte par son dénuement, sa facilité pratique, son
du magnifique stade aspect fraternel. En effet, jeu collectif, il
Azteca de Mexico, impose un esprit d'équipe, ce qui implique
est un peu le symbole une certaine solidarité qui permet d'échap-
de ce que tout un per à cette loi de la jungle qui se fait d'autant
peuple peut investir plus dure que l'on n'_a •pas les moyens de lui
dans le football. résister.
Ci-dessus : le match D'autre part, son caractère agonal, avec
se joue aussi des notions telles que le fair-play, le respect
6 dans les tribunes ! des règles , instaure une certaine égalité des
chances :il n'y a rien d'autre qu'un homme
et un ballon, pas d'artifice, pas de tricherie,
sur le terrain, le joueur doit faire ses preu-
ves . Le footballeur est méritant, il souffre
ei son effort" est réel, d'autant plus visible
qu'il est physique. Il donne prise à un mythe Rites, emblèmes,
qui n'empêche pas la proximité :Platini est chants et drapeaux ...
issu d'une famille modeste d'immigrants en Le football retrouve
Lorraine, Pelé sort du ghetto et tapait dans spontanément les
une boîte de conserve, etc. Ce sont des héros traits carnavalesques
issus du peuple, qui ne sont pas distants des grandes fêtes
comme les stars du cinéma : leur gloire et populaires médiévales.
leur richesse sont justes et ne sont pas con- Et les supporters,
testées. Ce mythe est parfaitement illustré unis autour
par cette phrase d'Eva Peron : «Est-ce que de leurs champions,
nous, les pauvres, nous n'aurions pas autant réinventent en marge
que les riches, le droit de porter des man- d'une société en
teaux de fourrure et des colliers de perles ?» pleùie dissolution
Tout cela explique l'adéquation exception- les fondements mêmes
nelle dans le stade entre les joueurs et leur des communautés
public, toutes classes confondues, qui n'est organiques d'antan.
pas simplement spectateur, mais surtout Reste à savoir sur
membre à part entière de l'aventure de quoi peut déboucher
l'équipe et de ses héros. ce phénomène qui
Cette analyse, si elle est juste, n'est pas reste curieusement
pour autant satisfaisante. Sans doute assez mal perçu.
correspond-elle à une des strates ; mais elle La réponse n'est pas
ne saurait rendre compte de la totalité du "----_.................._..._......,._ _ __. du tout évidente.
phénomène. Elle pêche par naïveté : elle se
réfère à un âge d'or, qui n'a peut-être jamais
existé, d'une activité qui appartiendrait à la
sphère de la culture pour reprendre la dis-
tinction de Spengler. Or, à notre avis, le
football, comme sport, appartient beaucoup
plus à la sphère de la civilisation : des esprits
chagrins peuvent s'en lamenter, pleurer sur
le bon vieux temps du foot, qui n'a jamais
existé à notre sens. Nous leur rétorquerons
la vieille maxime de Spinoza qu'il faut bien
parfois pratiquer : «Ne pas rire, ne pas
pleurer, mais comprendre.»
En préambule de ce deuxième niveau
d'analyse, une réflexion sur l'agôn nous
semble indispensable. Le terme grec, dans
ses multiples significations de jeu, concours,
combat, débat, évoque l'idée de compéti-
tion, d'émulation. Précisons un peu ses con-
ditions : une égalité des chances entre les
participants est nécessaire, de même que le
respect absolu des règles afin de voir l'excel-
lence du meilleur reconnue dans un domaine
très précis. Ceci défini, il reste une ambiguïté
puisque le sens n'est pas donné à cette com- tend à la valeur suprême en soi. Cex carac- des buts, rafler des coupes à défaut de mar-
pétition. A quoi correspond la volonté de tère agonique nu, privé de sens, constitue le chés. Dans son sein, des individualités mar-
gloire ? Deux significations sont possibles : fondement du libéralisme. Ce que nous quantes se dégagent qui font la force de
ou bien la gloire est volonté de briller seul, allons essayer de démontrer, c'est qu'à ce l'équipe ; et comme il est sûr et certain que
en tant qu'individualité atomique, la recon- deuxième stade de l'analyse, il constitue aussi la réussite des uns profite à tous les autres,
naissance officielle jouant le rôle de confir- l'essence du phénomène du football. merveille des merveilles, l'équipe réalise le
mation narcissique, de même que l'étang Ce sport, en effet, joue le rôle de mise en microcosme libéral icféal. Comme l'écono-
pour le héros du même nom, ou bien elle scène de l'idéal de l'Occident. Non pas, bien mie, le football est mondial : peu importe
rejaillit sur la lignée, l'idéal, la volonté de sûr, qu'il soit cela en soi ; mais, simplement, la provenance, l'enracinement des joueurs,
dépassement dont le participant est le repré- telle est sa fonction. Il peut être conçu le football n'a pas de frontière, seule la
sentant. Dans un cas, il y a l'exclamation «1 comme figure de l'entreprise : même avant valeur compte, ou se monnaye, c'est tout un.
doit», dans l'autre «ce que j'ai fait aucune le rachat de l'O.M ., Bernard Tapie aimait Le mythe du gagneur trouve donc sa réali-
bête ne l'aurait fait». L'agôn nu, aussi sté- à répéter inlassablement qu'une entreprise sation dans ces joueurs qui font de la com-
rile que l'art pour l'art, le sport pour le sport& c'est comme une équipe de foot, il faut que pétition pour la compétition, qui gagnent
est pour nous son expression la plus dégé- tout le monde soit saisi de la sacro-sainte pour gagner, puisque c'est là l'idéal humain
nérée ; elle fait d' ailleuts sauter le caractère volonté de gagner. L'équipe est donc le simu- proposé. Il n'est pas jusqu'à l'arbitre qui ne
spécifique original : de meilleur dans tel ou lacre de l'entreprise moderne :elle doit être, subit le contre-coup de la vague libérale :
tel type d'activité, l'individu atomique pré- comme chacun sait, compétitive, marquer (suite page 9;
Le footballeur argentin Diego Armando Maradona, vedette de l'équipe de Naples et héros de la coupe du monde, est devenu un extraor-
dinaire mythe populaire en Italie. Gennaro Malgieri explique pourquoi ce mythe certes ambigu ne doit surtout pas être pris à la légère.

Ave Maradona
<< L
aissez-n~u~ au moi?s l'illusion !» ou pour disculper, pour justifier ou pour
C'est a1ns1 que l'atmable et pas- affirmer.
sionné chauffeur de taxi qui me conduit de Le petit peuple qui dit : «laissez-nous au
'

che des Napolitains, tifosi (2) ou non - une
chance, un sourire, une occasion. Diego
Armando Maradona, «le chevelu», né dans
la gare de Naples au stade conclut son inter- moins l'illusion !»,ne pense pas, en réalité, l~ banlieue la plus pauvre de Buenos Aires,
prétation de l'arrivée de Diego Armando à un Maradona-rédempteur, mais à tous les est donè, pour les Napolitains, bien plus
Maradona, «le gamin d'or», dans les rangs ennuis, aux désastres, aux catastrophes qui qu'un magnifique . «buteum doué d'une
de l'équipe napolitaine. Au moins l'illusion, se tiennent derrière un rêve de victoire. Un finesse magique. Si l'on ne considère pas le
donc. Mais l'illusion de quoi ? Certainement rêve qui, aujourd'hui et par le seul fait du phénomène Maradona- qui est un phéno-
pas de la victoire en championnat, cette hasard, a l'apparence du jeune Argentin aux mène essentiellement «trans-sportif» -dans
année, vu la façon dont les choses se présen- cheveux frisés, débarqué au stade San Paolo cette optique, ce qui se produit à Naples
tent (1) ; et pas non plus l'illusion de vaincre non tant (ou non seulement) pour marquer depuis l'été 1984 devient presque
les «grands» clubs du Nord, car Maradona des buts que pour offrir à la ville - du incompréhensible.
ne forme pas une équipe à lui seul, de même moins si l'on comprend les désirs de revan- On conviendra, je pense, qu'un footbal-
que l'enthousiasme du merveilleux public leur, si brillant soit-il - en l'occurence le
napolitain ne suffit pas à la faire remonter (1) Cet article a été écrit durant l'année 1985. meilleur de tous ! - ne peut pas à lui seul
au classement. Les «supporters» le savent En ce qui concerne la saison 1985-1986, le exciter les masses pendant des mois, enthou-
très bien : à leur manière, ils sont bien plus club de Naples a effectué une remontée spec- siasmer un public qui est à coup sûr l'un des
réalistes qu'il n'y paraît. Alors, de quelle illu- taculaire puisqu'il vient de terminer troi- plus «chauds», mais aussi l'un des plus exi-
sion voulait parler le chauffeur de taxi ? sième du fameux «ca/cio», le championnat geants, réveiller des ardeurs réputées anéan-
C'est une chose difficile à comprendre, je de football italien. (N.d.l.r.) ties par de véritables tragédies comme le cho-
m'en rends compte, pour tous ceux qui ne (2) C'est ainsi que l'on désigne les «suppor- léta, le tremblement de terre, la camorra (3),
sont pas originaires de cette région. ters» italiens des équipes de football ou des tragédies qui ont fait de Naples, ces derniè-
A Naples, comme un peu partout dans le champions cyclistes. (N.d.l.r.) res années, une ville de frontière, pour ne pas
Mezzogiorno, sport et vie civile sont souvent (3) Terme qui désigne le banditisme napoli- dire un no man's land. Il y a autre chose,
la même chose. On parle de football pour . tain, par opposition à la «mafia», d'origine évidemment. Et cette autre chose, ce ne peut
8 parler de problèmes sociaux ; pour accuser sicilienne. (N.d.l.r.) être que l'impression bien napolitaine de
constater quotidiennement, si l'on veut, que vingt-dix minutes peut offrir une lueur épouvantail de l'Etat, c'est un empêcheur de
Naples est une capitale sans roi, le centre d'espoir à ceux qui se sont habitués à vivre jouer en rond, de gagner en rond ; il faut
d'un monde sans mythes et sans buts, le avec le désespoir. bien distinguer sa contestation par les sup-
creuset d'une culture actuellement inexpri- Tout cela est éphémère, objectera-t-on~ ­ porters, sur laquelle nous reviendrons, et sa
mée, voire humiliée. Bien entendu. Mais est-ce si grave ? Les fêtes contestation par les joueurs, les entraîneurs,
On a vite fait de dire et d'écrire- comme organisées par l'assesseur romain Nicolini les présidents de club, qui est en constante
l'ont fait certains - que Maradona est un sont éphémères mais personne ne proteste, augmentation. Si on perd, c'est à cause de
«luxe» que Naples ne peut pas s'offrir, et elles coûtent au Trésor public des centaines lui, il faudrait réduire ses compétences au
même une insulte à la misère, une insulte aux de millions de lires mais c'est parfait ; le car- minimum pour laisser les joueurs libres,
nombreux, trop nombreux pauvres qui naval de Venise, tout aussi éphémère, est libres de s'exprimer, libres de triompher.
vivent dans les «bas» quartiers surpeuplés, même un phénomène culturel ; quant aux Sans se rendre compte qu'il est, comme le
et qui jour après jour se demandent si le plus qu'éphémères productions de certaines fait bien remarquer un journaliste de
dîner suivra le repas de midi. Il est même institutions artistiques, il est préférable l'Equipe, l'ultime garant du jeu.
ignoblement démagogique de crucifier une d'étendre sur elles un voile pudique pour ne
ville en l'accusant de superficialité et de dilet- pas céder à la colère, étant donné qu'elles Le jeu dur se porte
tantisme sous prétexte qu'au lieu de penser coûtent des sommes mirobolantes - payées, de mieux en mieux, merci
à résoudre les problèmes du chômage et de obligatoirement, par toute la commu-
la circulation, de plus en plus chaotiques ici, nauté-, mais personne· ne s'indigne. Ce caractère est bien entendu renforcé,
elle «se permet» d'acheter un joueur de foot- Voilà que Maradona arrive à Naples, et endurci par les enjeux financiers qui s'ins-
ball pour la bagatelle de treize milliards de les hôpitaux sont croulants et vétustes, les taurent à tous les niveaux. Les joueurs stres-
lires. Tous les moralistes en service perma- routes en nombre insuffisant, la saleté enva- sés par la course au salaire se doivent de faire
nent sont descendus en lice durant l'été 1984, hissante, les maisons stir le point de s'effon- des bons matchs, d'être à la hauteur de leur
trempant leur plume dans une encre véné- drer, le chômage ultra-répandu, la délin- mise à prix : modernes sacrifiés à l'autel de
neuse pour dénoncer !'«opération quance toute-puissante, et ainsi de suite. la réussite, tous les coups leur sont permis,
Maradona». Npn, Naples n'a pas le droit de s'offrir le tacle a un bel avenir et le jeu dur se porte
Les faits les ont démentis . Personne ne l'éphémère ! de mieux en mieux, merci. Pour l'équipe et
s'est tranché les veines . La ville n'est pas Il ne s'agit pas de soutenir par là qu'il faut les supporters, l'enjeu est le même : une
allée en bloc au mont-de-piété. Ce qui sem- encourager la fuite devant la réalité. Au con- bonne place, c'est des rentrées de fonds. On
blait être une folie s'est en fait révélé une traire, «lire» l'arrivée de Maradona à Naples sait le drame que constitue en France la chute
géniale opération économique. A présent, le comme un rappel des problèmes et du déses- en deuxième division (où sont les beaux jours
club napolitain nage sur l'or, on enregistre poir me semble franchement plus honnête. de Saint-Etienne ?), et même tout le man-
au stade San Paolo des affluences jamais La ville qui s'identifie à son dernier «héros>>, que à gagner consubstantiel à une chute en-
vues auparavant, et les autres clubs de foot- un garçon de vingt-quatre ans, est assuré- dessous de la quinzième place. A l'inverse,
ball eux aussi - surtout ceux du Nord qui ment une cité submergée de calamités, mais une équipe gagnante est une bonne vitrine
ont pointé, avec le plus de véhémence, aussi gonflée d'un enthousiasme qui pour- pour une municipalité soucieuse de son
l'index accusateur pendant la saison des rait être mieux exploité, capitalisé, en un cer- image de marque de dynamisme et de bonne
transferts - bénéficient de l'effet Mara- tain sens, dans l'optique d'une renaissance gestion, ou bien pour un groupe privé qui,
dona, soit quand ils vont jouer à Naples, en concrète que la conquête d'un premier rang outre les bénéfices, se fait une bonne publi-
raison des profits considérables qu'ils encais- éventuellement sportif pourrait, c'est évi- cité. Il n'est pas jusqu'à la nation qui ne
sent, soit quand ils jouent à domicile parce dent, favoriser. Certes, les frustrations s'investisse dans de telles démarches : les
que les supporters napolitains, il n'est pas n'encouragent pas la reprise, et l'esprit défai- divagations patrioticardes dans les «mun-
inutile de le rappeler, suivent partout leur tiste qui se niche dans tous les recoins de la dials» ne sont plus à souligner. Curieuse-
équipe. Mais ce n'est pas ici le lieu d'insis- ville mène plutôt au repli sur soi et renforce ment, alors que la guerre est unanimement
ter sur ces détails. le désarroi. Voilà pourquoi Maradona est condamnée, dans le foot, son vocabulaire
une possibilité, peut-être une illusion. Mais réapparaît, les journalistes s'improvisent
Une lueur d'espoir pour ceux qu'a-t-on tenté ou que tente-t-on à Naples correspondants de guerre, et toutes les éner-
qui vivent avec le désespoir pour surmonter un tedium vitae de plus en gies nationales sont mobilisées, qui dans le
plus nauséeux et inhumain ? loto sportif, qui dans les stades, qui devant
Certes, c'est vrai, les problèmes de Naples Répétons donc que le sport, en dehors des les postes de télévision. Dame, c'est que le
demeurent, ils s'aggravent même avec le folies a-sportives qui débouchent logique- jeu en vaut la chandelle : l'entreprise France
temps. La pauvreté se change de plus en plus ment sur la criminalité, peut être le support ou autre y va de sa réputation, de son hon-
souvent en misère. Les insultes du destin et d'enthousiasmes renouvelés et canalisés en neur. Ainsi réapparaissent en tapinois les
l'arrogance des affairistes de la politique ren- direction d'une renaissance civile, ainsi enjeux de la guerre économique, guerre
dent Naples toujours plus invivable, lande qu'un moyen d'affirmer une certaine iden- «dean» s'il en est, donc présentable. Sans
désolée au-dessus de laquelle le soleil même tité . Si le sport coïncide, aujourd'hui à compter que la réussite d'une grande nation
paraît moins chaud. Et beaucoup fuient, Naples, avec Maradona, ce n'est pas un bénéficie à toute l'humanité, n'est-il pas
pour essayer de concrétiser des aspirations péché. Et ce n'est pas non plus un drame si vrai?
qui sont systématiquement frustrées dans les milliers de petits voyous napolitains La géographie du football constituera
cette ville. Qui reste donc, alors ? Eh bien, voient en Maradol}a l' un des leurs, un pau- notre ultime argument. Où le football
ceux qui s'adaptent ou qui font les «fous», vre animé d'une grande passion indomptable s'implante-t-il et règne ? En Europe de
en ce sens que se comporter comme un type pour le football. Lorsque je l'ai rencontré l'Ouest, plutôt bien, en Amérique latine, en
honnête à Naples dans les circonstances pré- dans les vestiaires du stade, j'ai lu dans ses Afrique ; il commence dans le Sud-Est asia-
sentes, c'est passer, pour le moins, pour un yeux une grande souffrance passée, mais tique, en Chine, peu au Japon ; dans les pays
«original». Mais ceux qui restent regardent aussi la joie de celui qui est parvenu à s'affir- de l'Est, il est l'objet d'une surveillance
aussi autour d'eux ; et si parmi tant de mer au point de devenir un «mythe» : un sévère; peu aux Etats-Unis d'Amérique. Sa
décombres ils aperçoivent un sourire, une mythe du football, certes, mais dans une courbe de progression suit celle de l'occiden-
possibilité de revanche, peut-être la dernière société d'individualités réduites à l'ombre talisation. L'exemple de l'Amérique du Nord
illusion qu'évoquait le chauffeur de taxi, d'elles-mêmes, c'est déjà quelque chose. n'infirme en rien cette thèse : les Etats-Unis
c'est aussi parce qu'ils savent que le diman- n'ont pas besoin du football comme support
che il y a Maradona, qui pendant quatre- Gennaro MALGIERI du rêve américain, ils l'ont réalisé. C'est 9
sens de bataille, indispensable à l'économie
d'une société. C'est donc une erreur de croire
que le voyeurisme de l'image au Heyse! est
condamnable : au contraire, il donne à la
dimension d' horreur un simple caractère
Le 29 mai 1985, au d'effroi qui désamorce «l'insoutenable», et
stade du Heyse/, joue donc à plein la logique du football
à Bruxelles. Une heure comme spectacle, comme fait social total.
avant le coup Il n'en reste pas moins que, quant à nous,
d'envoi de la finale ces grandes messes du football nous laissent
de la coupe d'Europe un goût désagréable en travers du gosier.
opposant les Anglais du Pour citer Pierre Emmanuel, «les fêtes de
Liverpool F. C. aux l'humanité aliénée sont parfois des saturna-
Italiens de la Juventus les de sang, et elles sont loin d'être des déli-
du Turin, plusieurs vrances». Un troisième et ultime niveau
dizaines de morts d 'analyse est nécessaire pour épuiser le sujet.
sont ramassés sur les
gradins. Le contact
Quand le politique
a été rude entre
les supporters anglais investit le football
et leurs homologues
italiens (ci-dessous) ! La culture contemporaine engendre des
Mais l'important positions paradoxales sur le rapport du spec-
est en fait de savoir tateur au spectacle. D'une part, elle rend
à qui profite en nécessaire et possible une attitude passive
réalité la violence. face au spectacle : soit que l'on assiste à un
spectacle en chair et en os «de qualité», où
l'on aura le bon ton d'applaudir chaleureu-
sement à la fin, soit que l'on se place en posi-
tion de réceptacle, prêt à recevoir un flot de
sons ou d'images diverses. D'autre part, elle
insiste sur la nécessaire participation du spec-
tateur, à la fois raison d'être et destinataire
privilégié du spectacle. Dans la logique de
la conformité au modèle de consommation
de loisirs, cette participation ne peut pren-
dre que deux formes : soit les spectateurs se
font l'écho de meneurs de jeu, chanteurs,
animateurs et se donnent l'illusion d'une
participation en amplifiant les initiatives des
meneurs, soit le spectateur devient l'acteur
total, se regarde dans son action solidaire,
même si une masse est là, dans un culte nar-
cissique de lui-même, comme dans la récente
vague des sports genre body-building ou
aérobic . Deux attitudes qui sont une même
tromperie : dans le premier cas , il n'y a pas
participation véritable, dans le second cas,
il n'y a plus spectacle, l'acteur jouant seul
sans public véritable. La tendance participa-
encore un des rares pays qui peut se permet- et simplement de la compétition sauvage, il triee est donc canalisée, anesthésiée, assagie.
tre d'avoir des sports nationaux comme le n'intéresserait personne ; mais entre les Elle n'en existe pas moins, ne serait-ce qu'à
football américain et le base-bali, qui ne joueurs et les spectateurs se crée une distance l'état de désir diffus. Et le -football, juste-
souffrent pas de leur extrême particularisme. qui met entre parenthèses le caractère dur de ment, peut devenir alors le moyen de con-
Ainsi, le football constitue un bon miroir la compétition pour n'en garder que la repré- crétiser ce désir.
de la société qui le met en valeur : et comme sentation, qui tue le drame, le tragique, et Dans ce moderne jeu du stade, aux con-
la conjoncture mondiale ne prête pas à permet l'espoir sans impliquer la crainte. On tours peu délimités dans le temps, où les
l'apaisement, on peut supputer sans risque ne perd rien réellement quand on perd un spectateurs sont rassemblés pour quelque
qu'une attitude détachée dans le football sera match : seule l'émotion est réelle. Par ce chose d'à la fois prévu pour eux, et d'incon-
de plus en plus difficile. désamorçage peut toutefois s' instaurer une trôlable pour les organisateurs, peuvent se
La description ne serait pas complète sans sacralisation : il ne faut pas négliger ce phé- réveiller de façon spontanée, caractère
une interrogation sur le rôle des médias dans nomène, ni se méprendre sur sa valeur. reconnu par tout le monde, des vieilles pas-
l'affaire. En effet, le football n'est que la Comme dans la tragédie grecque où une âme sions que 1' on croyait définitivement
mise en scène d'un certain idéal : c'est parce collective mettait sa structure en forme par évacuées.
qu'il n'est que mise en scène qu'il bénéficie le héros tragique et le chœur, le football pré- La plus évidente, peut-être, est la mani-
d ' un tel enthousiasme. En effet, sont ainsi sente un peu un rôle de catharsis . Les joueurs festation dite politique spontanée. Comme
permis un désamorçage et une sacralisation. sont les héros modernes, les journalistes le le peuple, de façon presque généralisée, a de
Désamorçage tout d'abord par l'image : le chœur qui commente, apprécie, juge ou sou- moins en moins la possibilité d'orienter son
spectateur ne vient pas retrouver sa vie de tient. Ainsi le spectateur peut s'investir, se propre destin, soit que des systèmes totali-
10 tous les jours. Si le football était purement décharger, selon la notion de dépense, au taires vérouillent l'accès au politique, soit
que les gestionnaires excluent les populations
des grandes décisions et ne leur laissent
qu'une apparence de choix entre démocra-
tie sociale et sociale-démocratie, le stade
constitue l'un des derniers domaines où une
contestation reste possible, parce que la foule
protège l'anonymat, parce que sont rassem-
blées de manière spontanée et cohérente un
grand nombre de personnes, qu'il est
d'autant plus difficile de contrôler que, théo-
riquement, c'est un spectacle qui n'a rien à
voir avec la politique. Un bon exemple de
ce genre de manifestation est donné par
l'anecdote suivante. En Argentine, à la suite
du putsch militaire et du renversement du
second péronisme sous le prétexte plus ou
moins justifié de se débarrasser d'une «cli-
que de voleurs», lors d'une rencontre de
championnat la foule se mit à scander à la
mi-temps : «Nous voulons les voleurs ! »
On rétorquera que cela n'a rien à voir avec
le football. En soi non, en effet ; mais
puisqu'il s'agit de l'une des dernières mani-
festations de cet ordre, puisque même dans Si le football fait indéniablement resurgir certains instincts claniques et dionysiaques, il
les pays où un rassemblement de plus de cinq est peut-être surtout une maquette idéale de l'Occident libéral. Ce n'est évidemment pas
personnes prend figure d'émeute révolution- par hasard que l'ineffable Bernard Tapie (à droite, aux côtés de Michel Hidalgo), parangon
naire, même dans les pays où les raisons de de modernité capitaliste, a «racheté» l'Olympique de Marseille ...
quitter la télé sur le soir s'amoindrissent, il enraciné, traditionnel, peu en France où le Reste maintenant, au terme de l'analyse,
est une raison suffisante de se rassembler, cartésianisme tient encore. à nous interroger sur l'avenir du football.
le football est bien oligé de tenir compte Même dans les pays de l'Est, malgré le peu Il est certain que ce qui correspond à notre
d'une volonté de participation. Il est vrai d'informations qui nous parviennent, on sait premier niveau d'étude, ne peut plus avoir
qu'il est aussi assez grand pour engendrer cependant que les supporters sont «actifs». que le charme désuet de survivances archaï-
tout seul un autre type de sociabilité active . Cette «activité», un peu violente, unanime- ques d'une totale inocuité. Tout se joue entre
Cette participation forte, anormale, est le ment condamnée, mérite quelque attention. les deux dernières strates. Il nous semble que
fait des clubs de supporters qui connaissent Certains s'empressent de dire que le houli- toutes les chances sont, pour le moment
une ampleur fabuleuse. Pour notre part, ganisme n'a rien à voir avec le foot :mieux encore, du côté de l'occidentalisation qui
nous ne 1' étudierons qu'à 1' échelle euro- vaudrait dire une certaine idée du football, finira par avoir raison de la résurgence du
péenne parce qu'elle nous touche de plus et qui n'est pas celle des supporters. Au con- clan.
près et parce que nous la connaissons mieux. traire, la capacité à une certaine violence Son attirail guerrier se compose de deux
d'attaque ou de défense prouve la vitalité du possibilités d'annihilation . Ou bien par
Les supporters réinventent phénomène : vouloir la séparer, c'est l'intermédiaire du jeu médiatique, il fait
la société organique détruire la tendance à la participation dure, dégénérer la volonté d 'action réelle des sup-
sauvage. Car dans la mesure où il y a là une porters en simulacre. L'acteur vivant ne sera
La genèse est claire : sous la poussée des émergence d'un désir de sociabilité organi- plus alors que la figure d ' un spectacle à la
facteurs de dissolutions des réseaux tradi- que, il y a forcément contestation de ce qui «roller-ball», où l'on goûtera à la violence
tionnels d'appartenance et d'identification, ne l' est pas. D'où la haine du flic , du ser- du bout des lèvres avec une moue dégoûtée,
la société éclate en multiples ensembles néo- vice d'ordre, de l'arbitre qui deviennent dans tant pour l'exorciser que pour la canaliser.
tribaux, le clan des supporters représentant cette optique, le bouc émissaire traditionnel, Ou bien on choisira de policer les stades :
une des variantes de ce processus. Mais il ne qui doivent être sacrifiés pour cimenter la c'est ce qui se produit déjà en Union sovié-
s'agit pas d'une variante comme les autres, cohésion du groupe. Pour le supporter à part tique où chacun peut applaudir entre deux
groupes d'intérêts, minorités sexuelles ou entière, tout ce qui n'est pas de son mode files de miliciens. C'est ce qui se met en place
raciales, clubs de fans, bandes traditionnel- est négatif : rien d'étonnant à cela puisque ici même, où l'on envisage des fouilles, des
les . Le groupe de supporters ne revendique c'est parce que son mode quotidien lui paraît flics et des systèmes vidéo, l'œil du maître
rien et réinvente complètement en marge, à insuffisant qu'il trouve refuge dans les clubs. qui servira Big Brother. Ou bien les deux à
sa façon il est vrai, les fondements d'une A ce titre, il faut faire rendre gorge à la la fois. Ne soyons pas chiche ! Les possibi-
société organique. Le clan a ses grands axes légende tenace de la pauvreté et de la mar- lités de contrôle sont infinies et la violence
de fonctionnement avec ses fonds propres, ginalité des houligans : c'est vrai qu'il y a est un bon moyen de jouer sur les réflexes
ses chants, ses bannières, son rituel, ses mes- des chômeurs, fils de chômeurs qui n'ont sécuritaires, le dualisme police-terrorisme
ses, ses héros. L'osmose est d'ailleurs com- plus rien à perdre, mais il y a aussi d'autres allant en crescendo pour la plus grande gloire
plète entre ces derniers et leurs supporters : couches sociales qui prouvent par leur pré- de la bourgeoisie libérale.
le salut rituel des joueurs à leur public n'est sence cette volonté de participation dure qui Mais même le développement libéral du
plus alors un «morituri te salutant», mais ne peut s'exprimer collectivement nulle part foot ne va pas sans risques. D'une part parce
une reconnaissance explicite du tout qui les ailleurs. que la surenchère financière peut conduire
englobe, dont ils ne sont que les hérauts et Il n'en reste pas moins qu'aucun néo- à un «jeudi noir». D' autre part parce que
qui les portent. Ce phénomène se retrouve, tribalisme ne peut nous agréer. Le dionysia- le durcissement des enjeux économiques
plus ou moins structuré, dans toute que a ses côtés positifs , mais seul il ne mène mondiaux, les clivages entre continents, peu-
l'Europe. En Espagne, en Italie, en Allema- pas loin. Aussi, si nous voyons d'un bon œil vent déboucher sur une autre violence.
gne, en Angleterre bien sûr, où il joue peu ce phénomène, ce n'est pas pour ce qu'il con- L'avant-guerre se dessine partout. Alors ,
son rôle de vecteur d'occidentalisation dans tient, mais pour son caractère de symptôme préparons-nous.
la mesure où il est sport du cru , national, de ce à quoi nous aspirons. Cercle Héraclite 13
Les Romains ne jouaient pas au football, mais les jeux du cirque suscitaient
des passions formidables parmi les supporters des différentes «factions».
La défaite des «verts» ou des «bleus» pouvait même être ressentie comme un
drame aussi douloureux que la perte d'une bataille face à l'ennemi ...

Allez les Bleus


L
e phénomène d'équipes sportives ri-
vales, ayant chacune leurs supporters
cocher de telle ou telle faction. Les enjeux
peuvent être considérables - souvent de
'•

seconde au premier, les vœux et les applau-


dissements changeraient de camp et tout à
fanatisés, était bien connu dans Ja Rome véritables fortunes. «Ils entretiennent dans coup les fameux conducteurs, les fameux
antique. le public, notent Suzanne Barthèlemy et chevaux qu'on a l'habitude de reconnaître,
Lafactio groupait en effet, pour les jeux Danielle Gourevitch (les Loisirs des dont on ne cesse d'acclamer les noms
du cirque, une équipe de concurrents ; Romains, Sedes, 1975), une fièvre et des pas- seraient plantés là. Telle est la faveur, telle
depuis le début de l'Empire, chacune four- sions bien plus vives que l'attrait même de est l'importance qu'accordent à une miséra-
nissait au moins un char et son personnel la course. Nos modernes tiercés permettent ble tunique, passe encore la foule plus misé-
- ces associations professionnelles entrete- à peine d'imaginer les sentiments d'une foule rable encore que la tunique, mais certains
nant, outre les cochers, des charrons, selliers, déchaînée, capable de se battre pour défen- hommes sérieux. Quand je pense que c'est
cordonniers, tailleurs, médecins et vétérinai- dre sa couleur.» cet amusement futile, sot, monotone, qui les
res, maîtres d'équitation, palefreniers, etc. cloue à leur place, jamais rassasiés, j'éprouve
Les courses de chars suscitaient un engoue- Pline le Jeune une certaine joie à ne pas éprouver celle-là.»
ment si passionné que, des esclaves aux plus méprisait les supporters L'aspect de délire collectif frappe aussi
grands personnages de l'Etat- y compris Juvénal, qui décrit «le cirque bouillonnant
l'empereur-, chacun prenait parti pour une Le Grand Cirque comportait, au témoi- et transporté, tout rauque d'acclamations» ;
factio. D'où des adjectifs indiquant l'appar- gnage de Pline l'Ancien, 255 000 places assi- et Sénèque note :«Voici qu'éclatent les cris
tenance à une faction : on est prasinianus ses, à côté desquelles 100 000 autres person- du cirque. Une soudaine, une universelle
(«vert») ou venetianus («bleu»), car les fac- nes, restées debout, pouvaient s'entasser. acchimation frappe mes oreilles.» Juvénal
tions se reconnaissent à une couleur distinc- L'ambiance était facilement électrique ... ironise : «Des acclamations frappent mon
tive, portée par les cochers. Les premières Pline le Jeune la décrit avec une ironie tein- oreille :j'en conclus à la victoire de la loque
ont été celle des rouges (russata) et celle des tée de mépris : «Je suis étonné que tant de verte. Si elle succombait, on verrait cette ville
blancs (a/bata). La bleue apparaît sous milliers d'hommes soient sans cesse repris, dans une morne tristesse, comme au jour où
Auguste, celle des verts sans doute avant comme de grands enfants, du désir de voir les consuls se firent battre dans la poussière
Caligula. Les partisans des verts semblent se des chevaux lancés à la course, des cochers de Cannes» (1).
recruter surtout parmi les plébéiens, ceux des debout sur des chars. Si encore on s'intéres- Les noms de célèbres cochers - Scorpus,
bleus chez les aristocrates. La foule attire de sait soit à la rapidité des chevaux, soit à Dioclès - et de chevaux renommés - Hir-
nombreux marchands, des astrologues et l'habileté des cochers, ce goût pourrait pinus, Polydoxus, Incitatus -ont été trans-
«les filles dont la consigne est de guetter les s'expliquer ; mais c'est l'habit qu'on applau- mis à la postérité par des écrivains et des ins-
clients près du Cirque» (Juvénal). dit, c'est l'habit qu'on aime et si en pleine
Du plus pauvre au plus riche, '!es specta- course et et au beau milieu de la lutte, la pre- (1) Allusion à la défaite sévère infligée aux
14 teurs engagent des paris (sponsiones) sur le mière course passait au second cocher et la Romains par Hannibal.
Quelle différence entre un stade moderne (ci-dessus, le stade olympique
de Munich) et un cirque romain (ci-contre, le Colisée dans son état extérieur
actuel et reconstitution de l'intérieur) ? Le drame du Heyse/ n'est rien,
comparé aux débordements qu'entraînaient les affrontements entre les supporters.
Affrontements souvent sanglants, à Rome comme, ensuite, à Byzance.
Sous Justinien, une bagarre entre supporters des «bleus» et supporters des
«verts» allait même provoquer une intervention musclée des forces de l'ordre
conduites par Bélisaire. Le bilan laisse aujourd'hui rêveur :
quelque 30 000 morts... Les houligans ne sont pas à la hauteur !

criptions funéraires . L'engouement est tel


que les meilleurs cochers sont très grassement
payés : Dioclès, «premier cocher» de la fac-
tion des Rouges, a gagné au cours de sa car-
rière la somme colossale de 35 863 120 ses-
terces ; «le seul Lacerta à la casaque rouge,
nous dit Martial, gagne autant que centavo-
cats( .. .) Scorpus, en une heure, touche, s'il
est vainqueur, quinze sacs pesants d'or
encore chaud de la frappe» ; on éleva à cer-
tains cochers des statues ... en or ! Le mau-
vais exemple vient quelquefois de haut : Sué-
tone raconte que Caligula «était si attaché
et si dévoué à la faction des cochers verts,
qu'il soupait et passait fréquemment la nuit
dans leur écurie. Le cocher Eutychus reçut
de lui, dans une orgie, deux millions de ses-
terces comme présent de table».
Néron se prit de passion lui aussi, dès son
enfance, pour les courses, au point de vou-
loir se donner en spectacle comme cocher
- alors que les cochers étaient normalement
d'origine servile .. . Désabusé, Tacite constate
que «le public de Rome l'applaudit et le
porta aux nues, comme il était naturel ; car
la multitude, avide de plaisirs, est heureuse Si les courses de char, à Rome, suscitaient une telle ferveur populaire, c'est qu'elles avaient
de voir un prince entraîné aux mêmes pen- gardé un caractère éminemment sacré. Elles avaient à l'origine valeur de rites, soit de guerre
chants qu'elle». Néron contraignit même de
soit de fécondité. Projection terrestre de la course de l'astre solaire dans le ciel, elles furent
immédiatement condamnées par les premiers chrétiens.
notables chevaliers romains à conduire,
comme lui, des chars dans le cirque. Marc-
Aurèle, lui, affectait un souverain mépris sacré au Soleil, dont le temple se dresse au semailles, des moissons et des gerbes de blé ;
pour ce genre de distractions. milieu de l'enceinte» ; les ornements du Cir- il faut y ajouter le vieux dieu Consus,
Le côté superficiel et populacier des cour- que, ajoute-t-il, sont les uns voués aux Dios- agraire, qui se cache sous terre auprès d'une
ses ne doit pas faire oublier qu'il s'agissait, cures Castor et Pollux, liés aux chevaux et chapelle dédiée à la déesse de l'amour Mur-
à l'origine, de manifestations religieuses. protecteurs des cavaliers, les autres à Nep- cia, élevée à 1'extrémité sud de la spina (mur
L'édifice lui-même, le Cirque, a une valeur tune (des dauphins vomissent des jets d'eau qui sépare en deux, sur toute sa longueur,
symbolique : le chrétien Tertullien nous dit, en son honneur), aux déesses Seia, Messia l'arène du cirque et qui est terminé à ses deux
pour s'en scandaliser bien sûr, qu'il est «con- et Tutulina, respectivement protectrices des extrémités par les bornes autour desquelles 15
tournent les chars - des accidents souvent visibles, s'identifient presque au vainqueur, christianisation du monde romain et à la dis-
mortels sont provoqués par l'accrochage de reprennent vie en lui ; ou bien les gestes parition de l'Empire d'Occident. Byzance,
ces bornes). mimiques des hommes, par une sorte de en effet, va recueillir l'héritage et le perpé-
Les plus anciennes courses équestres magie sympathique, réveillent l'énergie tuer pendant mille ans. Non sans drame : les
romaines étaient les Equirria, en l'honneur divine qui va défaillir.» Néron a peut-être factions correspondent à de véritables par-
du dieu Mars, et les Consualia, en l'honneur voulu appeler en lui la montée de la force tis politiques- surtout les Verts et les Bleus,
du dieu Consus (on sait que, selon la divine en conduisant un char ? qui soutiennent les uns tel empereur, les
légende, c'est lors des Consualia, sous le Les couleurs portées par les factions ont autres tel autre (les options religieuses inter-
règne de Romulus, qu'au signal donné les elles-mêmes une valeur symbolique reli- venant aussi : les Verts sont partisans de
Romains se précipitèrent sur les Sabines in vi~ gieuse. Ainsi, le vert évoque le printemps, l'hérésie monophysite, qui nie la nature
tées au spectacle). Ces courses avaient en fait la terre, les fleurs et Vénus : le rouge évo- humaine du Christ). L'hippodrome permet
valeur de rites, soit de guerre soit de fécon- que l'été, le feu et Mars ; le bleu évoque au peuple de manifester ses sentiments
dité. Comme l'explique Jean Bayet, «la l'automne, l'air du ciel ou l'eau de la mer, envers le pouvoir et, le plus souvent, ses cri-
course d'une part et le piétinement rapide du Saturne ou Neptune ; et le blanc l'hiver, tiques et son mécontentement. Cela quelque-
sol ont puissance d'évoquer les forces sou- l'air, les Zéphirs et Jupiter. Les dieux, les sai- fois jusqu'à l'émeute sanglante : sous Jus-
terraines de dessous terre ; la compétition sons, les éléments sont associés. Les cour- tinien, Bélisaire massacre 30 000 personnes
dégage les efficacités les plus absolues et per- ses de chars sont la projection terrestre de dans le Cirque, à la suite d'une sédition née,
met la meilleure revigoration du divin. Les la course du soleil dans le ciel. sur les gradins, d'une dispute entre partisans
cultes agraires et guerriers devaient prendre Très logiquement, les auteurs chrétiens des bleus et partisans des verts. Nos moder-
appui sur ces valeurs». André Piganiol vont attaquer avec furie la «dépravation nes houligans ne sont pas à la hauteur ...
ajoute : «Ou bien les dieux s'incarnent dans païenne» que sont les jeux du cirque. Mais
ia personne des acteurs des jeux, deviennent la popularité de ceux-ci va survivre et à la Pierre VIAL

du Circus Maximus, à Rome.


Ci-contre : un magistrat romain
donne le départ d'une course
de chars. Certains cochers firent
fortune. Vers 150, un nommé
Dioclès se retira après avoir
amassé 35 millions de sersterces.
Il avait gagné 3000 courses
de biges et 1450 courses
de quadriges. De quoi rendre
jaloux Michel Platini, Bjorn Borg,
Cassius Clay, Alain Prost,
16 et autres champions modernes !
Le dépérissement des passions politiques ne signifie pas
pour autant une disparition du politique. Car le politique
s'est investi dans de nouvelles sphères d'activités
collectives, par exemple le football. Un phénomène auquel
sociologues et politologues feraient bien de prêter
quelque attention ! Ci-contre : le général de Gaulle lors d'une
.... L.:..-.:..JI finale de la coupe de France. Ci-dessus : Michel Platini.

Un autre moyen du politique


e quelque côté que l'on se tourne, on suffit d'enregistrer ces échecs pour alléguer pour parler comme Heidegger, dans une
D ne peut que constater, depuis un cer- que la politique n'existe plus, ou du moins
qu'elle n'a plus de raison d'être pratiquée.
époque dont il était difficile, même quelques
années avant la Seconde Guerre mondiale,
tain temps, un dégoût et un refus étonnam-
ment marqués de la politique. Des observa- Et si au contraire ce qui était réputé «politi- de prévoir l'avènement. Personne ne pouvait
teurs habituellement équanimes et avisés que» au plus haut point ne l'était plus beau- imaginer que la politique nous aurait absor-
s'empressent de déclarer et de démontrer que coup aujourd'hui, tout simplement ? Ce bés de concert avec d'autres mécanismes,
l'ère de la politique est indiscutablement sur sont des questions dont je suis le premier à nous transformant, malgré nous, en êtres
le déclin, suite à la défaite subie par les pro- chercher les réponses. Quelques-unes de ces «politiques» sous tous rapports, et de toute
cessus, plus ou moins «messianiques», de réponses commencent à affleurer, plus façon en participants d'une «socialité» nous
changement social. En substance, le schéma comme hypothèses que comme certitudes impliquant jusqu'à l'habitude inconsciente.
auquel on recourt pour justifier la décadence absolues, mais cela ne les rend pas pour L'un des aspects les plus bruyants de cette
de la politique peut être ainsi résumé : le autant négligeables. annulation dans la sphère du «politique»
socialisme réel a échoué partout où il a été En regardant autour de moi, et abstrac- aujourd'hui, est certainement représenté par
expérimenté ; le réformisme n'a jamais pris tion faite des canons «classiques» de la poli- le sport, et plus particulièrement par ce sport
racine de manière sérieuse et décisive ; tique, qui ont peut-être contribué à défor- de masse qu'est le football. C'est un des
l' «assistentialisme» succombe à la démago- mer souvent la réalité, je me suis rendu champs modernes de l'incarnation du poli-
gie et à l'abus ; quant à l'imagination qui compte qu'il existe plus de politique là où tique en dehors de son espace traditionnel,
aurait dû aller au pouvoir, tout le monde sait en apparence il n'y en a pas ou peu, que là et qui conforte la thèse - sans aucun doute
qu'en Italie, par exemple, elle a fini derrière où il y en a officiellement, et j'ai fini par me hardie aux yeux de certains - selon laquelle
les barreaux ou, plus tragiquement, qu'elle convaincre que le politique n'est pas du tout le politique, en se développant ailleurs, n'est
s'est dissoute dans la contemplation d'exis- sur le déclin. En fait, nous vivons peut-être, pas mort mais s'est transformé.
tences irrémédiablement brisées, auxquelles de façon totalement inconsciente, au centre L'observation non superficielle des mas-
notre société d'égoïstes n'a pas reconnu de de l'ère de la politique intégrale dont Carl ses du dimanche ou du samedi soir,.enthou-
circonstances atténuantes, ni offert la moin- Schmitt apercevait à peine la montée à l'aube siastes et querelleuses (parfois au-delà même
dre possibilité de renaître. des «décisives» années trente. du simple échange verbal), dans cette cuvette
Ce diagnostic est, dans une large mesure, Les changements sociaux et technologi- d'«énergies canalisées» qu'est le stade, nous
lucide et fondé. Mais les conclusions le sont ques rapides qui se sont succédé au cours des met en contact avec de «nouveaux sujets»
beaucoup moins. Je me demande en effet s'il 1uarante dernières années nous ont «jetés», dont l'existence n'a, jusqu'à présent, pas été 17
prise en considération, à quelques exceptions cret, d'évident. Inconsciemment, en se sen- Ce n'est là qu'un exemple parmi tant
près, par la science politique et la sociolo- tant «d'un camp», Je supporter exprime le d'autres. Au stade, par conséquent, on est
gie. Ces <<nouveaux sujets», ce sont les «sup- besoin de se reconnaître dans une commu- ami ou ennemi. L' adversaire, malheureuse-
porters», plus ou moins organisés en ban- nauté. Et lorsque la famille est détruite, la ment, désigne une catégorie n'existant que
des, qui retrouvent sur un autre plan, spéci- patrie niée, la tradition culturelle et civile dans les bonnes intentions de ceux qui com-
fiquement sportif, la logique du clan, de la d'un peuple offensée, humiliée, méconnue, mentent le match Je jour suivant. Telle est
faction, des groupes opposés. que reste-t-il, et c'est tout de même quelque la réalité qu'intellectuels, journalistes et poli-
Les groupes de voyous, objet d'une répro- chose, sinon l'équipe préférée, à laquelle on citiens font semblant de ne pas reconnaître.
bation générale, possèdent, si l'on y regarde peut se référer pour se reconnaître dans une
de près, une structure rituelle - faite de slo- structure assurément moins abstraite que les Le football est-il un autre
gans, de mots d'ordre, d'invectives, de communautés idéologiques ? moyen du politique ?
chants et d'attitudes extérieures - qui ren- De nombreux observateurs des phénomè-
voie à des schémas et à des modèles politi- nes sportifs ont dû constater que, ces der- Mais il y a plus. Le clan a besoin de points
ques de type traditionnel légitimement recon- ~ières années, la passion pour Je football a de repère que l'équipe, à elle seule, ne peut
nus dans les sociétés. Le clan ou, mieux, le considérablement augmenté en Occident. Il pas lui fournir. Une société du ballon rond
club sportif dans ce cas précis, trouve son doit y avoir une raison à cela, qui ne se réduit est constituée de très nombreuses personnes,
pôle d'agrégation «naturel» dans Je stade, pas totalement à l'apparition, au firmament parmi lesquelles le supporter veut découvrir
gigantesque éprouvette où se mêlent enthou- du football, d'étoiles comme Maradona, le leader, plus ou moins charismatique, qui
siasmes, délires, haines, esprit de corps, Rumenigge, Platini, Falcao, etc. Hier, il y soit à la fois, comme le rappelait Max
esprit de clocher et, pourquoi pas ? , patrio- avait les Charles, Sivori, Pelé, Di Stefano, Weber, élément entraînant, défenseur des
tisme (on se rappelle la tornade vert-blanc- Kopa, et ce qui se produit aujourd'hui ne se droits du clan, reconnaissant, qui participe
rouge provoquée par la victoire des footbal- vérifiait pas alors. Je crois qu'on peut expli- liturgiquement aux volontés de son peuple,
leurs italiens lors du précédent Mundial, à quer J'irrésitible «footballisation» qui «con- et qui soit comme tel disposé à exalter
Madrid). Comment ne pas interpréter ce type tamine» toutes les classes sociales par un l' équipe et à crucifier Je malheureux de ser-
d'agrégation comme un rejet des désagréga- besoin communautaire inconscient, qui vice, qui est presque toujours l' arbitre ou
tions qui se sont produites à l'intérieur de serait donc l'un des fondements de la «nou- J'entraîneur. La plupart du temps, ce leader
la société contemporaine pour toute une série velle politique» à laquelle on a fait allusion est Je président-patron ou Je conducador sur
de raisons, à commencer par la prévarica- plus haut. Du reste, Je ton même des con- Je terrain. Le clan et Je chef, par conséquent :
tion des partis, qui a mené un nombre con- versations qu'on entend dans les stades en ne s'agit-il pas là de deux catégories «politi-
sidérable de jeunes à se désintéresser de la dit long sur Je besoin d'agrégation mani- ques» ? Et Je stade lui-même, lieu d'affron-
politique politicienne ? festé : elles expriment dans une égale mesure tement privilégié où se heurtent d'irrésisti-
Au stade, Je clan se défend, parfois même J'agressivité et la conservation, selon un lexi- bles instincts agonistiques, n'est-il pas la
sous une forme violente, afin de conserver que de type politico-militaire que la presse métaphore pacifique du conflit entre
son identité. Le fanatisme sportif est bien spécialisée, d'ailleurs , reprend et emphatise. d'autres «éléments», comme par exemple la
plus qu'une manifestation passionnelle en Je me souviens du gros titre du Corriere dello guerre ? Tout cela, n'est-ce pas «politi-
faveur d'une équipe de football : il est un sport au lendemain de la conquête italienne que» ? Si l'on considère, en outre, les inté-
lien avec quelque chose de vivant, de con- du titre mondial en 1982 : «Héroïques !». rêts économiques énormes qui sont actuel-
lement liés au monde du football (on entre-
Michel Platini voit déjà à l'horizon les premières multina-
devant sa statue, au tionales du ballon rond) et qui finissent par
Musée Grévin. Mais influencer, bien souvent, les orientations
l'assomption, financières de groupes de pouvoir inconnus
au firmament de et «inconnaissables», alors comment ne pas
la gloire, d'étoiles voir dans Je football un autre moyen du
comme Platini, politique?
Maradona, Fa/cao ou Les Italiens disent volontiers que leur
Rumenigge, n'est championnat est «le plus beau du monde».
pas un phénomène En réalité, on pourrait en dire autant des
tout à fait nouveau. championnats espagnol, anglais, français,
Avant eux, il y brésilien ou argentin. Voyons plutôt ce qu'il
eut des vedettes y a derrière, observons les mécanismes de
comme Kopa, pouvoir, de conflit et de suggestion qu'il ali-
Pelé, Di Stefano. mente, cherchons à comprendre les angois-
Ce qui est nouveau, ses les refoulements, les désirs de revanche
en revanche, qui' s'agitent dans Je flottement dominical des
c'est que le football drapeaux et dans les menaces belliqueuses
est devenu bien proférées par les fans qui remplissent les gra-
autre chose qu'un dins des stades. On s'apercevra alors que le
divertissement ou un sport, et le football plus particulièrement,
authentique fait devient de plus en plus un destin - un «des-
culturel. Le football tin politique» - , plutôt que ce qu'il devrait
est en effet être : un divertissement agréable ou un
devenu un destin, authentique fait culturel, à savoir l'enchan-
un destin «politique». tement par un souffle divin de force et de
Et le stade est beauté qui résume, comme dans le cas du
désormais le terrain discobole de Myron, la grâce de l'athlète, la
d'affrontement puissance d'un homme orgueilleusement
privilégié où peuvent conscient de posséder une âme.
se heurter les
18 instincts agonistiques. Gennaro MALGIERI
Alexis Carrel (à gauche) a été l'un des premiers savants à étudier !'«homme culturel» du point de vue du biologiste. Son œuvre scientifi-
que et philosophique reste considérable, comme en témoigne le passionnant «Alexis Carrel, l'ouverture de l'homme» (Editions du Félin,
208 pages, 89 F) qui a été récemment publié sous la direction d'Yves Christen. Ce dernier vient par ailleurs de faire paraître un ouvrage
explosif, «l'Homme bioculturel», qui démontre précisément qu'il n'y a pas de séparation entre le culturel et le biologique...

Les chromosomes de la culture


C ' passée
est une révolution, mais elle est coups qui peuvent en découler. On peut ainsi à l'homme. La culture est devenue notre
pratiquement inaperçue : aux envisager que ce nouveau statut leur rendra niche écologique, et, comme tout environ-
Etats-Unis, la très officielle National Asso- plus difficile mariage et reproduction . Au nement en évolution, elle exerce sur ceux qui
ciation for Mental Retardation a décidé de bout de quelques générations, c'est le niveau y vivent une pression de sélection. Ce pro-
relever la barre de l'intelligence ; le seuil de intellectuel de l'ensemble de la population cessus est à l'œuvre depuis les débuts de
la débilité mentale, auparavant fixé à 70 sur qui s'en trouvera peut-être modifiée. L'envi- l'humanité et, au fur et à mesure qu'une
l'échelle du quotient intellectuel, a été monté ronnement culturel aura donc directement société fait évoluer sa culture, celle-ci en
à 85. En d'autres termes, des dizaines de mil- influé sur l'évolution biologique ! retour modifie celle-là, jouant le rôle de cri-
liers d'Américains jusque-là seulement Citant cet exemple dans son nouveau livre, ble sélectif. A quelle vitesse ? Les biologistes
considérés comme d'intelligence médiocre, l'Homme bioculturel, Yves Christen ne se ont calculé qu'«en cinquante générations, un
sont aujourd'hui classés parmi les débiles montre pas aussi optimiste. On ne peut pas millénaire, des modifications génétiques
mentaux. exclure, note-t-il, un effet dysgénique mar- importantes peuvent se produire chez les
Les motifs d'une telle décision sont évi- qué par «une sorte de rupture entre une humains» .
dents : il faut de plus en plus de compéten- société de plus en plus complexe et une par- Christen en tire la conclusion : «Nous ne
ces pour maîtriser les techniques mises à tie de la population de moins en moins apte sommes pas forcément génétiquement sem-
notre disposition par la société industrielle, à comprendre les problèmes». Mais au bout blables aux hommes qui ont vécu à l'époque
et une faible intelligence, acceptable dans le du compte, à plus ou moins long terme, de de Charlemagne. La biologie et l'histoire
cadre d'une civilisation traditionnelle, façon graduelle ou brutale, il ne fait guère peuvent cheminer de concert. L'évolution
devient un handicap rédhibitoire dans notre de doute que ces populations marginalisées culturelle ne se substitue pas nécessairement
monde hypertechnicien. En revanche, les par la nouvelle révolution technologique à l'évolution génétique».
conséquences de cette réévaluation adminis- disparaîtront. Cette dernière phrase résume l'esprit du
trative du QI sont plus difficiles à cerner. En d'autres termes, sous nos yeux, se livre : entre le biologique et le culturel, il y
Voici des gens qui vont se trouver officiel- déroule un processus de sélection naturelle a intime co-évolution, et non divorce. Cette
lement marginalisés, avec tous les contre- respectant la logique darwinienne appliquée thèse prend à contre-pied l'idéologie domi- 19
nante selon laquelle l'évolution culturelle se
serait substituée à une évolution biologique
désormais inutile. Thèse naguère illustrée par
Hugo, poète de l'obscurantisme le biologiste Jacques Ruffié dans son livre
au titre-programme : De la biologie à la cul-
ture. A l'évidence, le titre d'Yves Christen
L e scandale n'est pas neuf, l'indignation non plus, et la polémique que le livre
d'Yves Christen ne va pas manquer de relancer aura un petit goût de réchauffé.
- l'Homme bioculturel -lui répond direc-
tement, même si Ruffié est absent de l'impo-
Elle battait déjà son plein voici cent-dix ans, entre «scientistes» et «idéalistes». Mais sante bibliographie de 400 références scien-
alors que les premiers n'ont pas cessé depuis d'accumuler découvertes et démonstra- tifiques utilisées par Christen. Absence sans
tions, leurs adversaires sont condamnés à ressasser les mêmes anathèmes métaphysi- doute justifiée par le souci de ne pas don-
ques. En 1874, Victor Hugo - religieux puisque prophète ! - ajoutait à sa «Légende ner un tour polémique à l'ouvrage.
des Siècles» un appendice intitulé «Les grandes lois». Texte d'une étonnante actua- Bref, deux thèses diamétralement oppo-
lité. Tout y est : la mauvaise foi au service de la foi, la référence aux droits de l'Homme, sées : le culturel efface le biologique, dit
les accusations d'immoralité, la caricature consciente des théories de l'évolution, le l'un ; «le culturel est la marque de l'expan-
soupçon de réductionnisme, l'apologie de l'ignorance ... On croirait lire un «radical sion biologique», répond Christen. Car,
scientist» d'auJourd'hui, mais qui aurait du talent. Petit jeu amusant : chaque fois remarque-t-il, les sectateurs du tout-culturel
que vous lirez dans la presse bien-pensante une condamnation de la génétique ou de sont contraints d'avoir recours à «l'hypo-
la sociobiologie, recherchez dans ces extraits l'alexandrin correspondant. thèse du Saint-Esprit ou du martien» :
«Que nous dit-on ? Que l'homme, certes
être de chair, sort du cadre des lois de la vie.
Par-dessus le marché, je dois être ravi. Que ce qui le fait homme tient aux lois pro-
Quoi ! Des vivisecteurs, à la fois, à l'envi, pres du social et du spirituel(...) Mais enfin,
Des chimistes anglais, allemands, tous ensemble, le monde spirituel existe et il doit bien avoir
Loupe et scalpel en main, m'affirment qu'il leur semble une origine. S'il ne vient pas de l'homme bio-
Certain, démontré presque et probable à peu près ·logique, ce doit être de quelque chose qui lui
Qu'entre l'homme d'Athènes et le loup des forêts, est extérieur. On connru"t à travers l'histoire
Qu'entre un essaim d'égoût et le peuple de France, et la littérature deux types de démiurges
Le total fait, il n'est aucune différence; extra-humains :ceux d'origines divines et les
Qu'on trouve en les traitant par les mêmes réchauds, extra-terrestres».
La même quantité de phosphate de chaux
Dans le plus affreux chien que dans le plus grand homme ; Une démarche qui
Que par conséquent Sparte est égale à Sodome ;
remonte à Démocrite
Que mon droit pèse autant qu'un souffle aérien,
Et que, fussé-je Eschyle ou Christ, je ne suis rien,
Ce débat est vieux comme le mono-
Rien, l'éclair, la vapeur de la locomotive;
théisme : pour les tenants d'une morale
Je dois être enchanté à cette perspective (...)
imposée à l'homme de l'extérieur (par
Examinons. Sortir de l'immortalité ; Jéhova ou par cette autre divinité baptisée
Etre un orang-outang qui, par ancienneté «les immortels principes»), il est évidemment
Ou par faveur, obtient le grade de jocrisse ; nécessaire que les lois de la biologie ne puis-
Avoir l'énorme nuit des bêtes pour nourrice; (... ) sent pas venir contredire les Commande-
Nier la dignité des hommes au profit ments de la morale ; donc que le divorce soit
Des despotes à qui le vil troupeau suffit ; consommé entre biologie et culture, entre
Ne point savoir si rien de ce qu'on pense existe, corps et âme, entre nature et société.
Et pourtant affirmer la négation triste ; L'autre démarche remonte au moins à
Croire qu'aucun soleil n'a jamais vraiment lui; Démocrite, et connru"t un évident regain avec
Entre deux doutes prendre avec amour celui le prodigieux développement actuel de la bio-
Qui m'abaisse et m'emplit de cendre et non de flamme, logie. Depuis l'Homme, cet inconnu publié
Et vouloir être bnite, ayant le choix d'être Ame ! (... ) voici cinquante ans par Alexis Carrel (à qui
A vous en croire l'homme au fond est sur la terre Christen vient de consacrer un autre
Juste autant que le bœuf, l'onagre et la panthère ; ouvrage), les réflexions consacrées à
Dans le premier venu des tigres l'homme est né ; l'humain sous le regard du biologiste, se sont
L'homme est un léopard, mais perfectionné ; multipliées, mais elles étaient souvent par-
L'homme est parmi les ours la brute aristocrate ! tielles, privilégiant tantôt la médecine, tan-
Certes, Aristote est grand, mais j'aime mieux Socrate. (... ) tôt la génétique, l'éthologie ou la sociobio-
logie, selon la formation de leurs auteurs.
Vous m'offrez de ramper ver de terre savant; «L'homme bioculturel» d'Yves Christen se
Eh bien non. J'aime mieux l'ignorance étoilée détache du lot par sa volonté de synthèse,
De Platon, de Pindare, âme et clarté d'Elée (... ) soutenue par une érudition pluridisciplinaire
Non ! non ! non ! je l'ai dit et le dirai cent fois, proprement confondante. ,
Ce n'est point pour cela qu'on a brisé les rois C'est un livre qui fait peur. D'abord par
Et fait entrer le jour dans les profonds repaires ! un certain parti-pris d'austérité. «Il faut se
Non ! non ! non ! ce n'est point pour cela que nos pères méfier des anecdotes et il n'est jamais bon
Ont fait cette conquête altière, l'avenir ! de chercher à les utiliser comme des éléments
Qu'ils poussaient leurs chevaux et les faisaient hennir de démonstration>>, estime Christen. De fait,
De Memphis à Berlin, de l'Ebre à la Thuringe ! il n'-en abuse pas. Au lieu de reprendre les
Non ! j'ai les droits de l'homme et non les droits du singe. découvertes et les expériences qui étayent ses
démonstrations, il se contente le plus sou-
Victor Hugo vent de renvois bibliographiques à des revues
20 ou des ouvrages spécialisés, inaccessibles au
grand .Public. Par manque de place sans
doute, mais c'est dommage. Voici le seul
reproche qu'on puisse lui faire :à son livre, La génétique moléculaire,
il manque quatre-cents pages ! affinée par la sociobiologie, n'a
Il fait peur aussi par ce qui précisément cessé de confirmer le schéma
le rend fascinant : son ambition. Dans un évolutif conçu par Charles Darwin
tel ouvrage visant à la synthèse de toutes les (ci-contre). Pour Yves Christen,
connaissances et découvertes sur l'homo bio- la sélection naturelle n'est
logicus, certains chapitres sont attendus, pas seulement capable de donner
consacrés à l'évolution aboutissant à naissance à des organes, elle est
l'homme («Biologie du niveau humain»), ou aussi pourvoyeuse de valeurs.
à l'évolution de l'individu («De l'embryon Car toute la vie sociale
au vieillard»). D'autres sont au centre du s'inscrit dans une trame invisible
problème, la relation entre la biologie et la de relations d'ordre génétique.
culture, l'individu et la société :c'est la «bio-
logie de l'interaction».
Mais ce qui ne manquera pas d'alimenter
la polémique, ce sont les trois derniers cha-
pitres, représentant près de la moitié de
l'ouvrage. Leurs titres suffiront pour faire
grincer bien des dents dans les machoires
bien-pensantes : «Biologie de l'âme», «Bio-
logie de la civilisation», «Biologie de
l'avenir».
On connaît la formule quelque peu cari-
caturale du chirurgien scientiste du siècle der-
nier : «L'âme n'existe pas, je ne l'ai jamais
rencontrée au bout de mon scalpel.» La
démarche «biologisante» de Christen, visant
à rendre compte du culturel à partir du
vivant, pourrait se résumer en une formule
inverse, mais pour tous les enfants de Marie,
plus épouvantable encore : «Je n'ai pas
encore rencontré l'âme au bout de mon scal-
pel, mais ça ne saurait tarder ! »
Délire biologique ? Impérialisme de mau-
vais goût ? Non. Au contraire, démarche
logique, tranquille, inévitable même : dès
lors que l'on refuse l'intervention du Saint-
Esprit, rien de ce qui est humain ne peut être l'essentiel est que les différences perçues à autre : «Contrairement à ce qu'on croit, la
étranger à l'investigation biologique. tort ou à raison entraînent des comporte- génétique est sans doute moins conservatrice
Reprenons. Au commencement était ments qui aboutissent à une ségrégation que la société».
l'évolution. Le schéma darwinien, confirmé génétique. A coup sûr, les races ne justifient L'homme est donc un animal qui secrète
par la génétique moléculaire et affiné par la pas le racisme, mais le racisme justifie la clas- de la culture. Mais encore une fois, cette cul-
sociobiologie (qui, en reportant de l'individu sification raciale : «La réalité sociologique ture n'est pas autonome ; son indépendance
sur les gènes le niveau où opère la sélection, secrète obligatoirement la différence supposée par rapport au substrat biologique
a permis de résoudre bien des paradoxes biologique.» est pour le moins relative. Il n'est que de
comportementaux comme l'altruisme), rend voir, montre Christen, l'universalité des
parfaitement compte du buissonnement évo- Un animal qui comportements belliqueux et des mythes
lutif, depuis les algues bleues jusqu'à secrète de la culture guerriers qui formalisent culturellement ces
l'humanité. Mais qu'est-ce que l'humanité ? comportements : «La sélection naturelle
D'abord un concept zoologique, accessoire- Même les classes sociales correspondent à n'est pas seulement capable de donner nais-
ment une catégorie morale. Entre ces deux de telles différences biologiques. Entre elles, sance à des organes ou même à des facultés
niveaux, il n'y a pas de lien direct de cause on constate des variations significatives du intellectuelles, elle est aussi pourvoyeuse de
à effet : l'étude du comportement démon- niveau de QI, et seuls quelques tyranno- valeurs.»
tre qu'aucun animal, même humain, ne se saures spiritualistes refusent encore d'admet- De même, le comportement territorial,
préoccupe du «bien de l'espèce». «L'espèce tre l'évidente composante génétique du QI. dans nombre d'espèces animales, n'a pas
humaine n'existe que dans les esprits», note La conclusion, brutale, a été tirée par René d'intérêt alimentaire direct, mais joue un rôle
avec force Christen. Soit dit en passant, il Zazzo (mais parce que psychologue et hiérarchique et sexuel : seuls les mâles domi-
est amusant de constater que les plus achar- marxiste patenté, il pouvait se le permettre) : nants, propriétaires de lopins individuels, se
nés adversaires de la démarche biologisante «Si les enfants d'origine ouvrière apparais- reproduiront. «Le territoire ne tire pas sa
justifient volontiers leur prétention univer- sent moins intelligents en moyenne que les valeur de sa composition propre. Il est
saliste par référence à un espécéisme pseudo- enfants de milieux favorisés culturellement, chargé de sens. Il a une valeur symbolique.»
biologique ! c'est qu'ils sont moins intelligents !» En d'autres termes, «la clôture est apparue
En revanche, d'autres niveaux classifica- Mais comme l'intelligence obéit à des lois avant l'homme».
toires correspondent à des réalités au moins génétiques complexes et n'est pas transmise Cette tendance à la symbolisation (et aussi
comportementales. C'est notamment le cas «mécaniquement», les classes ne se transfor- à la transmission de l'innovation culturelle)
des races. Peu importe en effet qu'elles exis- ment pas en castes. A chaque génération, la est donc antérieure à l'homme ; mais elle
tent ou non dans l'absolu (et de fait, toute redistribution des cartes génétiques provo- prend avec lui une importance fabuleuse et
taxonomie sera nécessairement arbitraire) : que nombre de passages d'une classe à une le biologique s'y épanouit dans le culturel. 21
L' arbre culturel ne doit donc pas cacher la les individus cherchent à démasquer. C'est de «considérer les idées comme des éléments
forêt génétique . Bien des comportements la réalité de cette toile de fond invisible qui du métabolisme», et l'homme comme «l'être
«irrationels» (ou drapés d'alibis rationali- explique l'irrationalité de bien des qui aurait le pouvoir de secréter des molé-
sants) s'expliquent par des phénomènes de comportements.» cules idéologiques».
«kin-recognition». Ethologistes et généti- Plus audacieux encore : la traque des ori- Fidèle à sa démarche «matérialiste» (la
ciens ont mis en évidence chez l'animal des gines biologiques de la pensée conceptuelle. seule scientifiquement fructueuse, rappelons-
mécanismes non visuels de reconnaissance de En ce domaine,-la mesure du QI n'est qu'une le !), Christen en vient à proposer un schéma
la parenté génétique, qui ne sont pas éluci- première approche, relativement fruste. biologique de l'émergence des idées :
dés entièrement. Reconnaissance instinctive Aucune manifestation de l'intellect n'est «On peut imaginer non pas que les idées
chez l'animal, inconsciente chez l'homme : pure de tout substrat biologique : l'électro- correspondent au niveau du génome à des
«les gènes ont bel et bien une odeur», même encéphalogramme, la mesure de l'activité gènes bien précis codant pour une idée par-
si nous ne la percevons pas. Christen en tire chimique cérébrale, permettent déjà de pis- ticulière unique et bien définie, mais que les
la conséquence logique : ter les trajectoires matérielles de la pensée. gènes intervenant dans la pensée produisent
«Envisagée de la sorte, toute la vie sociale Et la pensée à son tour est capable d'agir sur (via des synthèses protéiques, des connec-
devient un tissu de relations s'inscrivant dans l'organisme, ce que démontrent les phéno- tions neuronales ou tout autre phénomène)
une trame invisible de liens génétiques que mènes psychosomatiques. Dès lors, force est des sortes d'atomes de pensées (en fait des
éléments de règles organisant les idées) sus-
ceptibles de se structurer d'une façon ou
d'une autre en fonction des conditions de
l'environnement, c'est-à-dire en premier lieu
en fonction du milieu idéologique».
Dès lors, l'hypothèse d'une «Raison»
absolue, garante d'une «Vérité» unique
- ces cadeaux du Saint-Esprit - ne peut
pas être retenue. D'ailleurs, dans une pers-
pective évolutioniste, «l'intelligence n'est pas
faite pour distinguer le vrai du faux, mais
pour conférer une supériorité à celui qui
l'utilise avec succès ( ... ) L'intelligence est
plus manipulation que raison. Elle a conduit
au concept de raison, non à la raison
elle-même.»

Grandeur tragique
de l'aventure humaine

On conçoit à quel point une telle démar-


che peut épouvanter les esprits religieux. Le
biologiste chrétien Pierre-Paul Grasset a
ainsi consacré naguère un fort volume à la
critique de telles démarches matérialistes qui
«en refusant tout examen des problèmes
métaphysiques admettent implicitement
l'absurdité du Cosmos et de nous-même( ... )
Une vie qui ne débouche sur rien vaut-elle
d'être vécue, même si sur l'océan du non-
sens, on lance la bouée de la connaissance ?
On peut en doute» .
Mais s'effaroucher des défis que nous
lance la connaissance, jusqu'à nier la légiti-
mité de la démarche scientifique, est-ce pour
un homme de science la bonne solution ? On
peut davantage encore en douter. D'autant
que là où Grasset et bien d'autres décèlent
«le poison du désespoir et du doute», des
âmes mieux trempées verront la confirma-
tion de la grandeur tragique de l'aventure
humaine.
«Dans cette aventure, l'humain ne peut
échapper à sa responsabilité conquérante. Il
Alexis Carrel et Charles Lindbergh. C'est en association avec le célèbre aviateur américain a tous les droits : constuire des centrales
que l'auteur de «l'Homme, cet inconnu» devait réaliser des expériences capitales sur les nucléaires, fabriquer de nouveaux êtres
greffes d'organes, au début des années 30. Leurs travaux sur les transplantations cardia- vivants par manipulation génétique( ... ) A
ques et leur fameuse «pompe à perfusion», que les journalistes appelèrent «cœur robot» ce grand jeu, il n'y a pas de limite. Pour une
ou «cœur de verre», restent aujourd'hui d 'une totale actualité. L'inventeur du cœur arti- simple raison : l'humanisation est une course
ficiel moderne, Robert Jarvik, devait même reconnaître que la «pompe à perfusion» (ou en avant, le chemin est sans retour.»
«pompe de Lindbergh») demeurait une invention d'avenir dans la mesure où elle permet-
Christian LA HALLE
trait de traiter les organes beaucoup plus efficacement qu'à l'intérieur de l'organisme, ces
organes une fois guéris pouvant être ensuite réimplantés au patient. Précurseur de génie, Yves Christen : «L'Homme bioculturel».
22 Alexis Carrel avait posé les bases de ses travaux dès le début du siècle. Editions du Rocher, 214 pages, 78 F.
Gabriel Matzneff, à qui le journal «Matulu» vient de consacrer un important dossier (avec notamment des articles de Philippe de Saint
Robert, Alain de Benoist, Guy Dupré, Michel Marmin et ... François Mitterrand), occupe une place centrale dans l'essai de Jacques
Mariaud, «le Renouveau païen dans la pensée française». Un essai d'une richesse d'analyse exceptionnelle mais aussi, parfois, discutable.
C'est du reste à une discussion amicale que se livre Michel Marmin dans cet article d'autant plus critique qu'il est aussi admiratif.

Le paganisme dans la littérature


e ne voudrais pas que l'on se méprenne et Montaigne), telle était en effet l'ambition seconde à la première, ce qui le conduit à des
J sur l'esprit de cette critique du bel et cou-
rageux ouvrage de Jacques Mariaud, le
encyclopédique et sans doute démesurée
de cet ouvrage qui a pour mérite premier
jugements parfois biaisés. La hiérarchie con-
testable qu'il établit implicitement entre
Renouveau païen dans la pensée française, d'être unique en son genre et, jusqu'à nou- l'essai de caractère strictement philosophi-
quand bien même serais-je surtout amené, vel ordre, irremplaçable. D'autant que pour que et l'œuvre de création purement littéraire
au fil de la plume, à en souligner les insuffi- en arriver à Alain de Benoist et à Clément (romanesque en particulier) s'avère tout à
sances, les erreurs de perspective, voire les Rosset (dont il fait d'ailleurs une critique fait dangereuse avec un auteur comme Mon-
lacunes. J'espère que l'auteur, que je n'ai extrêmement intéressante), l'auteur a dû therlant et même franchement catastrophi-
jamais eu le plaisir de rencontrer et à qui je faire éclater les frontières, déborder cons- que avec Jean Cau, que Jacques Mariaud ne
regrette de n' avoir pu exposer directement tamment le cadre strict de la pensée française traite pratiquement que comme «penseur»
mes réserves, ne m'en tiendra pas rigueur. et prendre en compte l'apport fondamental et dont, à ce titre, il dénonce injustement les
C'est parce que son livre m'a passionné de de philosophes tels que Nietzsche ou Heideg- «limites» («Sa pensée ne lui survivra sans
bout en bout, parce qu'il offre une somme ger, pour ne citer que les plus marquants . doute pas longtemps»), oubliant que le Jean
incomparable de vues générales et d'analy- Pour être inégal ou discutable (Jacques Mar- Cau le plus profond et le plus profondément
ses particulières, parce qu'il est écrit avec laud accorde à mon sens trop d'importance païen est moins celui des pamphlets ou des
cœur et talent (Jacques Mariaud a certaine- à certains écrivains et passe un peu vite sur traités de morale que celui des romans dont
ment la «tripe» plus littéraire que philoso- d'autres, sans compter ceux qu'il néglige il ne dit mot - à l'exception du Grand
phique, ce qui est loin d'être à mes yeux un inexplicablement), le résultat n'en est donc Soleil. En revanche, mon objection tombe
êiéfaut), que je n'ai cessé, au cours de ma pas moins impressionnant : ce Renouveau lorsqu'il parle de Pierre Gripari (1), dans un
lecture, de prendre des notes, de formuler païen dans la pensée française constitue une chapitre éblouissant de finesse, d'intelligence
des observations. Celles-ci sont peut-être très excitante invitation à la relecture de et de compréhension. Il est vrai que Gripari
parfois sévères. Mais une fois encore, que notre patrimoine littéraire et philosophique. est un romancier doublé d'un génial fabu-
l'on ne se méprenne pas : les arbres ne doi- Cependant, à vouloir trop embrasser, on liste, et que son inépuisable talent de con-
vent pas cacher la forêt ! risque toujours de mal étreindre. Je crois que teur est consubstantiel à une extraordinaire
Livrer un panorama du sentiment païen Jacques Mariaud a eu tort d'entretenir une imagination philosophique ...
dans la littérature française contemporaine, certaine confusion entre l'histoire de la phi-
assorti d'une présentation des principaux losophie et l'histoire de la littérature (même (1) Son dernier roman, «le Canon», est un
courants philosophiques qui le sous-tendent si cette distinction ne laisse pas, dans certains chef-d'œuvre d'ironie historique, politique
et d'un vaste tour d'horizon rétrospectif cas, d'être quelque peu arbitrairF) et, sur- et philosophique (L'Age d'Homme,
(Jacques Mariaud remonte jusqu'à Rabelais tout, de subordonner systématiquement la 160 pages, 75 F). 23
Ce préjugé «intellectualiste» est d'autant
plus regrettable que Jacques Mariaud a bien
senti, çà et là, que c'est précisément dans le
roman que pouvait le plus naturellement
s'incarner et se développer une vision du
Ci-contre: monde authentiquement païenne et que, en
Pierre Gripari, à retour, c'est le roman qui pouvait le plus
qui Jacques Mariaud sûrement répandre de la pensée sur le
monde, comme l'a magnifiquement fait
observer Robert Poulet à propos de Balzac.
perspicaces. Jacques Mariaud me reprochera sans
Ci-dessous : Louis doute de lui faire un procès d'intention. Mais
Pauwels, sur je tiens que, à d'illustres exceptions près, le
qui Jacques Mariaud roman - et singulièrement le roman fran-
porte un jugement çais (2) - est le lieu privilégié où n'a cessé
somme toute de se manifester, au XX< siècle, le «renou-
plutôt mitigé. veau païen», et cela parce que le roman est
En bas, à gauche : «nominaliste» par essence, ainsi que l'a si
Jean Giono, qui bien montré Armin Mohler (3) . Si Jacques
eût mérité Mariaud a tout à fait raison, du point de vue
une place plus de l'historien des idées, de sortir du domaine
importante dans le français pour rattacher son panorama à
livre de Mariaud ; l'horizon de la pensée européenne, je déplore
à droite: qu'il ait borné son investigation à Nietzsche,
André Fraigneau, Heidegger, Jünger ou Evola, et qu'il n'ait
chantre magnifique pas compris que Joyce, D'Annunzio, Ham-
du paganisme sun ou D.H. Lawrence avaient au moins
méditerranéen. autant d'importance. Lorsque Joyce réin-
vente les mythes grecs et gaéliques dans
Ulysse ou Finnegans Wake, lorsque
D'Annunzio affirme avec une superbe aris-
tocratique la divinité de l'homme dans
l'Innocent, lorsque Knut Hansun vitupère le
monde moderne et dépeint si douloureuse-
ment l'érosion des valeurs communautaires
et traditionnelles dans Vagabonds, lorsque
Lawrence découvre l'empreinte des dieux
dans tous les chemins de la nature, ils insuf-
flent la seule «pensée» païenne qui vaille, à
savoir celle qui relie organiquement la terre
au ciel, l'individu à ses ancêtres, l'homme
à Dieu dans le flux de la vie.
Pour avoir évalué les romanciers français
à l'aune de la seule pensée conceptuelle, au
détriment de la pensée sensible, Jacques
Mariaud en a méconnu de considérables, à
commencer par Jean Giono qui n'a droit
qu'à quelques lignes, alors que son œuvre
gigantesque eût exigé le premier rang. Il y
avait tout de même au moins autant à dire,
en matière de paganisme, de l'auteur du
Chant du monde et de Regain que de Louis
Pauwels, auquel Jacques Mariaud consacre
un chapitre sympathique, perspicace, mais
finalement plutôt accablant ! De façon non
moins curieuse, le Lucien Rebatet des Deux

(2) On ne peut rien comprendre au génie


français si on le cherche ailleurs que dans les
domaines où il s'est essentiellement exprimé,
à savoir le roman et les arts plastiques. La
véritable «philosophie» française se décou-
vre dans Proust (cruellement absent dans
l'ouvrage de Mariaud) ou dans Rodin.
(3) «Le meilleur antidote contre Hegel, c'est
toujours " Guerre et Paix", "Stopfkuchen ".
"le Père Goriot" et "l'Araignée noire"» (in
«le Tournant nominaliste : un essai de cla-
rification», «Nouvelle Ecole», n a 33, été
24 1979).
Etendards (la plus redoutable machine de
guerre anti-chrétienne de la littérature fran-
çaise contemporaine) est tout juste cité, tan-
dis que l'œuvre de Céline n'est qu'effleurée.
Or que représente Céline dans le Voyage et
dans Mort à crédit, sinon toute l'horreur de
notre «terre vaine» et toute la déréliction de Ci-contre : Paul Valéry, dont
l'homme dépossédé de sa dimension divine? on ne soulignera jamais
Et quel formidable et déchirant appel au assez l'importance, et dont
retour des dieux que ces pages où le prophète toute la poésie baigne avec une
de Meudon exprime, dans sa passion obses- clarté méditerranéenne dans
sionnelle de la danse, sa nostalgie de l' Anti- le monde grec. Michel Tournier,
quité perdue ... en revanche, est l'un des
grands «oubliés» de l'ouvrage
Une mise en forme de Jacques Mariaud
plastique du monde (au-dessous).
Pourtant, l'auteur du «Roi
Ces carences sont d'autant plus absurdes des aulnes» et, tout récemment,
que, je le répète, Jacques Mariaud me sem- de «la Goutte d'or», est
ble avoir un tempérament beaucoup plus lit- un fabuleux créateur de mythes.
téraire que sèchement philosophique (il le Une démarche naturellement
prouve avec bonheur en parlant de «hus- païenne que l'on retrouve, de
sards», de Saint-Exupéry ou de Saint-Loup), manière plus consciente
et que son style ondoyant, vivant et souvent sans doute, dans les romans
si chaleureux aurait dû s'accorder idéalement de Jean Cau (ci-dessous).
avec ces grands écrivains français, ces artistes
dont la pensée se réalise dans une mise en
forme «plastique» du monde : Giono, Reba-
tet et Céline, bien sûr, mais aussi ceux qu'il
ignore comme André Fraigneau, Albert
Vidalie, Michel Tournier, Michel Mourlet (4)
ou David Mata (5), dont les œuvres témoi-
gnent d'une prodigieuse familiarité, radieuse
et tragique tour à tour, avec les mythes et
les dieux.
Bien sûr, je réagis là aux parties du livre
auxquelles je suis personnellement le plus
sensible. En tant qu'essai de clarification sur
les grands débats intellectuels de ce siècle,
le Renouveau païen dans la pensée française
mérite tous les éloges. Il est certes toujours
possible d'en discuter certains détails (Paul

(4) Voir l'article de RmqS dans ce numéro,


page 51.
(5) Collaborateur d'«Eléments», David
Mata est l'auteur d'un superbe récit paru en Valéry, par exemple, aurait justifié un plus probablement au fait que Jacques Mariaud,
1971 chez Julliard, «le Bûcher espagnol». long développement), mais l'ensemble emporté par sa passion encyclopédique, a
(6) Philosophe d'une précocité stupéfiante, demeure très convaincant. Et il faut saluer insuffisamment réfléchi à ce qui, au terme
Jean-Marie Guyau (1854-1888) a exercé une une telle entreprise où, pour la première fois, de deux millénaires de discours judée-
influence décisive sur Nietzsche et Bergson. l'apport de la Nouvelle droite est reconnu chrétien, peut à nouveau fonder une pensée
Son œuvre majeure, «Esquisse d'une morale à sa juste valeur (qui, si l'on en croit l'auteur, «païenne» du monde, à savoir ce langage
sans obligation ni sanction», vient d'être réé- n'est pas mince) et où un Gabriel Matzneff, proprement inouï dont les véritables hérauts
ditée chez Fayard. entre autres, trouve enfin la place qui lui ne sont en définitive ni les philosophes ni
(7) Ce «rêve américain» n'a pas grand chose revient. De même, la petite histoire du paga- même les romanciers, mais les poètes
à voir avec celui de Jean-Jacques Servan- nisme dans la pensée française depuis la - Ezra Pound, Stefan George, Fernando
Schreiber ou de Bernard-Henri Lévy ! Renaissance est fort bien venue, même si les Pessoa, Georges Séféris ou, en France,
L'Amérique de Chateaubriand comme, vues de Jacques Mariaud sur la religion de Victor Segalen, René Char (8) et Saint-John
aujourd'hui, celle chère à un poète tel que Rabelais paraissent un peu courtes, s'il Perse (9) dont le chant inaugural et religieux
Kenneth White, est l'Amérique «anté- oublie Michelet et Jean-Marie Guyau (6) et a fait plus que tout contre-discours pour le
américaine», l'Amérique des hautes herbes s'il se trompe assez lourdement sur le «rêve «renouveau païen dans la pensée française».
et des glaces infinies, l'Amérique «hyperbo- américain» de Chateaubriand (7). Je lui suis C'est la plus grave lacune de ce livre géné-
réenne» de ces cultures indiennes avec les- infiniment reconnaissant, en revanche, de reux et foisonnant - trop peut-être !
quelles les grands voyageurs celtes (Chateau- n'avoir pas «raté» Montaigne, en qui il a rai-
briand, White etc.) se sont toujours reconnu
Michel MARMIN
son de voir (ce n'est pas une opinion si com-
de profondes affinités, l'Amérique inviolée. mune) l'héritier d'Héraclite et le précurseur
(8) Cf l'admirable étude de Jacques Delort, de Nietzsche. Jacques Mariaud : «Le Renouveau païen
«René Char ou la parole retrouvée», in En conclusion, je dirais que les défauts dans la pensée française». Livre-Club du
«Nouvelle Ecole», no 40, automne 1983. d'appréciation que, dans un esprit sincère- Labyrinthe, 272 pages, 145 F. Voir bulletin
(9) Entre autres ! ment positif, j'ai cru devoir relever, tiennent de commande, page 54. 25
livres et revues
pour montrer à l'écran la réa- seulement subsisté, mais se
lité italienne dans ses mille et sont parfois considérablement
Les Celtes en Occident une composantes sociales, développés, économiquement
culturelles ou régionales. et esthétiquement.
celtique : par exemple le sta-
C'est même une constante de
tut de la femme, qui était pra-
ce cinéma profondément
tiquement égal à celui de
enraciné et même décentralisé
l'homme, l'existence de con-
puisqu'il a longtemps existé
fréries guerrières quasi noma-
une production dialectale, à
des (dont la célèbre légende de
Naples notamment.
Finn et de la Fianna constitue
Autre trait permanent : la
le témoignage mythique), le
référence aux mythes natio-
rôle du roi, personnage sacré
naux, qui fleurirent à l'écran
et doté, comme dans toutes les
dès le début du siècle (par
civilisations indo-euro-
exemple avec la Prise de
péennes, de pouvoirs surnatu-
Rome, réalisé en 1905 par
rels (dont on retrouvera la
Filoteo Alberini et dont Aldo
persistance chez les rois de
Bernardini démontre qu'il eut
France, à qui l'on attribuait la
une importance historique
faculté de guérir les écrouel-
très supérieure à celle du célè-
Voici un livre en tout point les). Enfin, Venceslas Kruta Tourné en 1934, ce film
bre Cabiria de Pastrone,
exemplaire. D'abord, il est réussit le tour de force de d'Alessandro Blasetti
tourné presque dix ans plus
superbe : c'est en effet avec de broSS\!r en quelques pages un ne comportait pas
tard) et qui trouvèrent leur
magnifiques photographies de tableau clair et concis de la d'acteurs professionnels.
expression la plus achevée à
Werner Forman que l'on religion des Celtes, de leur JI préfigurait
l'époque fasciste, avec des
pénètre au cœur de cette conception du monde et de largement le néo-réalisme.
œuvres parfois tout à fait
extraordinaire civilisation qui, leur esthétique exubérante
étonnantes comme l'admira- Ce livre qui fera date (ne
du premier âge du fer à la dont l'influence, on le sait
ble 1860 d'Alessandro Bla- serait-ce que par sa richesse et
conquête romaine, a connu maintenant, sera considérable
setti. La période fasciste sus- sa rigueur iconographiques)
un développement artistique, dans l'évolution de l'art occi-
cite d'ailleurs des propos sou- comporte une chronologie
intellectuel et même matériel dental. Autant de thèmes qui,
vent embarrassés de la part générale extrêmement utile,
dont on commence seulement répétons-le, trouvent leur con-
des auteurs de cet ouvrage col- ainsi qu'une filmographie de
d'apprécier l'importance. trepoint idéal dans les photo-
lectif. Tout en dénonçant ver- trois cents titres assortis de
Ensuite, il en offre une remar- graphies à la fois documentai-
tueusement une «idéologie commentaires très équilibrés
quable vision historique, res et inspirées de Werner For-
officielle» qui fut en définitive de Bernardini. Qui ne manque
c'est-à-dire à la fois scientifi- man. (Atlas, 128 pages,
rarement manifeste à l'écran pas, au passage, de rappeler
que et suggestive : cela ne sau- 185 F.)
et une censure qui n'étaitpas que Rossellini fut un bon ser-
rait d'ailleurs surprendre, le
plus tatillonne, sur le plan viteur du régime fasciste avant
texte étant dû à Venceslas
Kruta, l'un des trois ou qua- Le cinéma moral, que dans les années
cinquante et soixante, ils ne
de se recycler dans l'exaltation
de la Résistance et que, dans
tre plus grands spécialistes du
monde celtique ancien. italien peuvent que constater que de
1923 à 1943, tous les courants
une certaine mesure, le néo-
réalisme avait commencé sous
Ce que montre en premier
lieu 1' auteur, c'est la relative 1905-1945 qui caractérisent le cinéma ita- Mussolini ! (Centre Georges
lien que nous aimons ont non Pompidou, 280 pages, 180 F.)
autonomie de la civilisation
celtique occidentale (Gaule et Connaît-on vraiment le
îles britanniques) par rapport cinéma italien ? On peut se le
à la continentale. Les chapi- demander tant cet ouvrage
tres sur la vie quotidienne et dirigé par Aldo Bernardini et Nouvelle droite allemande.
sur l'organisation sociale sont Jean A. Gili fourmille de Le numéro un de la revue
à cet égard des plus éloquents. révélations, de mises au point allemande «Elemente»
Venceslas Kruta insiste ainsi et de contestations de pas mal vient de paraÎtre. Chacun
sur le degré de raffinement, d'idées reçues. Il est vrai qu'il de nos lecteurs reconnaÎtra
d'originalité et d'efficacité recouvre une période que les un air de famille avec
auquel étaient parvenus les cinéphiles français n'avaient «Eléments» ! Dirigée
artisans celtes, aussi bien dans guère eu l'occasion de décou- par Pierre Krebs, cette revue
le domaine de la métallurgie vrir, celle qui va des origines
propose des articles
que des techniques agricoles au néo-réalisme. Au sujet de
de Guillaume Faye, Michael
ou militaires (leurs chars de celui-ci, justement, une péné-
Walker, Alain de Benoist,
guerre faisaient l'admiration trante étude de Gian Piero Jean Haudry, Sigrid Hunke ...
de César et leurs salaisons Brunetta établit que sa nou- (Postfach 410 403,
étaient exportées jusqu'en Ita- veauté fut surtout d'ordre
D-3500 Kassel 41, RFA ;
lie), et met en relief certains idéologique, les cinéastes ita- abonnement annuel : 44 DM).
traits particuliers de la société liens n'ayant pas attendu 1945
26

Ci-contre : Helmut Kohl sous
la «protection» de Ronald
Reagan ; à droite : Erich
Honecker sous la surveillance
de Mikhai1 Gorbatchev.
La sujétion des deux chefs
d'Etat allemands est un
symbole de la colonisation de
l'Europe par les deux
«grands» et de sa division.
Pourtant, l'Europe
a tous les moyens matériels
et intellectuels de rivaliser
avec les Etats-Unis
et l'Union soviétique et
de devenir la tierce puissance
mondiale. Mais il lui
manque pour cela le conscience
de son identité et la volonté
d'exister par elle-même
et pour elle-même. Situation
d'autant plus dramatique
qu'en Europe occidentale, le
parti atlantistes ne cesse
de marquer des points, et cela
à gauche comme à droite.

L'Europe sous tutelle


L' Europe est en déclin, et les symptômes
de ce déclin ont été cent fois décrits :
crise de société, effondrement démographi-
Avec 320 millions d'habitants face à 220
millions d'Américains et 260 millions de
Soviétiques, l'Europe des Douze ne manque
ce sont pour l'heure les Etats-Unis et l'URSS
qui sont en Europe et s'y partagent depuis
quarante ans leurs zones d'influence. Du
que, disparition des valeurs collectives, mon- pourtant pas d'atouts. Elle conserve des point de vue européen, cette symétrie Est-
tée du corporatisme, de l'individualisme et points forts, comme l'armement, le spatial Ouest est d'ailleurs imparfaite. Sur le plan
du matérialisme, désagrégation des structu- et le nucléaire. Elle participe au PIB mon- de la contrainte pure, par exemple, il est évi-
res organiques, anomie sociale, dépolitisa- dial pour 35 OJo (contre 25 OJo pour les Etats- dent que l'emprise soviétique à l'Est est plus
tion, démobilisation. Sur le plan politique, Unis et moins de 15 OJo pour l'URSS) . Mais insupportable que l'emprise américaine à
l'Europe est depuis trente ans affectée d'une elle ne peut ni ne veut surmonter ses divi- l'Ouest, sur le plan individuel tout au moins .
véritable baisse de puissance. Sur le plan éco- sions nationales. Lorsque les Européens Il est non moins évident que le bloc de l'Est
nomique, elle se rétracte et se marginalise, découvrent qu'ils ont, par rapport aux deux est plus soudé que le «bloc atlantique», et
occupant peu à peu un simple statut de sous- Grands, des intérêts spécifiques communs, qu'il en va de même du Pacte de Varsovie
traitance. «Vue de Sirius, écrit Alain Mine ils n' ont ni la volonté ni les moyens de tra- par rapport au Pacte atlantique ou du Come-
dans son dernier livre, elle occupe une place duire concrètement leurs aspirations dans les con par rapport à l'OCDE.
de plus en plus faible sur la carte économi- faits. A l'inverse, comme le note Pierre Hass-
que du monde ; vue de Washington, compte ner, «il est clair que sur le plan de l'interdé-
tenu du coefficient de diffraction du dollar, Une conception quasiment pendance économique et technologique et,
elle a presque maigri de moitié» (1). policière de l'histoire plus encore, sur celui de l'influence sociale
Alors même qu'en France, le pouvoir et culturelle, les Etats-Unis sont beaucoup
d'achat a progressé de 30 OJo en l'espace de «Un espace économique intégré ? Il exige, plus présent en Europe occidentale que
quinze ans, tandis qu'aux Etats-Unis il reste écrit encore Alain Mine, une homogénéisa- l'Union soviétique en Europe centrale et
au même niveau qu'en·1970, dans la plupart tion des législations, la société de droit euro- orientale( ...) Si le contrôle de l'URSS (mal-
des secteurs de pointe (informatique, élec- péen, l'ouverture des marchés publics, une gré certains moyens de pression économiques
tronique grand public, robotique, etc.), politique macro-économique quasi unique. non négligeables, notamment pour l'énergie)
l'Europe semble n'avoir d'autre choix que Cette révolution ne naîtra pas des procédu- est avant tout politique, militaire et policier,
de s'aligner sur les normes américaines, res bureaucratiques actuelles. Elle exige une l'influence américaine s'exerce à travers un
s'approvisionner aux Etats-Unis ou dépérir. fantastique volonté politique, une incroya- réseau protéiforme d'institutions, de méca-
L'Europe, en 1986, n'existe ni comme con- ble ténacité juridique, une capacité de ne pas nismes économiques, de contacts humains,
cept stratégique, ni comme entité économi- entendre les lobbies» (2). Bref, le rêve.
que, ni comme puissance politique, ni même Géographiquement et théoriquement, (1) «Le syndrôme finlandais», Seuil, 1986,
comme réalité culturelle distincte de l' «Occi- l'Europe est entre l'Union soviétique et les pp. 69-70.
28 dent» en général. Etats-Unis. Dans les faits et pratiquement, (2) Ibid., p. 95.
de médias, de phénomènes d'imitation et de bien contre le mal), sortie tout droit de l'épo- Syrte, mette en place les chefs d'Etat qui lui
séduction» (3). De même, si à l'Est les liber- _que de la guerre froide et qui prend appui conviennent et s'en débarrasse quand elle le
tés individuelles sont plus menacées, à sur l'idéologie des droits de l'homme pour juge bon, dicte ses conditions à ses alliés, etc.
l'Ouest, les identités collectives sont plus en faire la pierre de touche indépassable de Bref, avec la meilleure bonne conscience du
entamées : répression d'un côté, dissolution toute appréciation. Vision strictement bipo- monde, on admet de la part des Etats-Unis
de l'autre. Enfin, d'un point de vue pure- laire, sous-tendue par une conception qua- ce qu'on n'admet pas de la part des Russes
ment géopolitique, la présence des troupes siment «policière» de l'histoire, où il n'y a - et très exactement pour les mêmes rai-
américaines en Europe est encore moins pas de place pour les positions de troisième sons : des raisons idéologiques. Les interven-
«naturelle» que celle des troupes russes, dans voie, ni même pour la notion de souverai- tions américaines sont censées défendre la
la mesure où la discontinuité territoriale est neté nationale, l'attitude de chaque pays cause du «monde libre», qui est la cause de
plus grande entre l'Europe (puissance con- étant régulièrement interprétée en termes la démocratie libérale, tandis que celles du
tinentale) et les Etats-Unis (puissance mari- d'alliance de fait ou de «complicité objec- Kremlin sont des «entreprises de subversion»
time) qu'entre l'Europe et l'URSS, qui tive». Dans cette optique, critiquer les Etats- traduisant le rêve «expansionniste» du
appartiennent toutes deux au même «bloc Unis, c'est «faire le jeu des Russes» ; de Kremlin. Bien entendu, à l'Est, on raisonne
continental» eurasiatique. même que, pour Moscou, critiquer le exactement de la même manière, sauf que
Face à cette situation, quel est l'état de système soviétique, c'est servir le camp de c' est à l'inverse. On traite ainsi des nations
l'opinion ? A l'Ouest, de toute évidence, le J' «impérialisme américain» . Le non- et des peuples comme s'ils n'existaient pas,
point de vue libéral est largement dominant alignement, autrement dit, ne peut pas exis- ou plutôt comme s'ils étaient des pions sur
(avec une infinité de nuances et d'options). ter. Vouloir être indépendant (ce qui n'est un échiquier dont il appartiendrait aux seuls
C'est un point de vue qui se satisfait très bien jamais qu'une autre manière de dire : vou- Grands de manipuler les pièces. La souve-
du rôle subordonné de l'Europe occidentale loir être libre) relève inévitablement de la ·raineté nationale et populaire est reléguée à
(par rapport aux Etats-Unis), et qui justifie complicité consciente ou de la stupidité (les l'arrière-plan - bien qu'elle soit la condition
cette dépendance, tout en la masquant, par «idiots utiles» dont parlait Lénine) . .première de toute liberté collective - et, en
recours à une notion d'alliance qui en cons- La vie politique, dès lors, est entièrement bonne logique orwellienne, c'est tantôt au
titue l'alibi. Ladite alliance est censée défen- régie par la logique du tiers-exclu. On mon- nom de la «liberté» et des «droits de
dre le «monde libre» - bien que de toute tre du doigt le général Jaruzelski, mais on l' homme», tantôt au nom du «socialisme»
évidence la seule liberté qui y règne soit celle ferme les yeux sur Pinochet. On pleure sur et du sort des «masses laborieuses» qu'elle
de se soumettre au leadership américain. le sort des Cubains, mais on ne se soucie pas est niée.
On remarquera que les libéraux, qui pour trop de celui des Haïtiens sous «Baby Doc» . De part et d'autre, la politique étrangère
_la plupart croient à la «mort des idéologies», On s'indigne de la présence soviétique à se trouve ainsi, soit ramenée à des principes
raisonnent ici de façon purement idéologique Cuba, mais on trouve tout à fait normal que idéologiques et moraux abstraits, soit con-
en divisant sans nuances une réalité politi- les Etats-Unis assistent le Salvador au rythme sidérée comme une simple extension de la
que planétaire immanquablement complexe d'un million de dollars par jour. De même, politique intérieure. Or, comme le dit Pierre
en deux univers antagonistes, et deux seule- on considère finalement comme tout natu- Hassner, la politique étrangère est avant tout
ment : le «monde libre» (posé comme rel que Washington débarque militairement «faite de tensions entre contraintes et volon-
synonyme de l'ensemble des démocraties à la Grenade, finance les rebelles du Nica-
libérales) et !'«univers du Goulag», rassem- ragua, fasse pression sur l'Afrique du Sud (3) «L'Europe entre les Etats-Unis et
blant l'Union soviétique et ses alliés. Vision pour qu'elle change de politique intérieure, l'Union soviétique», in «Commentaire», 33,
réductionniste, et même manichéenne (le aille provoquer la Libye dans le golfe de printemps 1986, 5. 29
tés, entre projets à long terme et urgences plus important, excède largement les notions en dérision la «résistance chauvine aux impé-
immédiates, entre domaines aux logiques de droite et de gauche. Le camp «européo- rialismes venus d'ailleurs» (5) . «Entre la
différentes et aux interactions inévitables, atlantiste» regroupe aussi bien Le Pen et gauche et la droite, comme d'ailleurs entre
entre priorités respectables, mais inconcilia- Lecanuet que Laurent Fabius et Simone la France et l'Allemagne, constate Pierre
bles» (4). Elle ne peut être gouvernée par des Veil ; le camp «nationalo-neutraliste» touche Hassner, les accusations et les soupçons
considérations monolithiques ou unilatéra- aussi bien la Nouvelle droite que Jean-Pierre d'atlantisme ou de neutralisme - voire de
les . Des pays de régime très différents peu- Chevènement ou Régis Debray. En outre, prosoviétisme - s'inversent avec une remar-
vent avoir des intérêts communs ; inverse- des motivations très différentes peuvent ins- quable rapidité» (6).
ment, des pays ayant le même système ins- pirer des positions voisines. Il n'y a rien de
titutionnel ou se référant à la même idéolo- commun, par exemple, dans le camp «anti- L'Amérique contre une défense
gie, n'en ont pas pour autant les mêmes inté- américain», entre les communistes, objecti- européenne autonome
rêts politiques, économiques ou stratégiques. vement liés aux intérêts soviétiques, les par-
Il est incontestable que l'on a assité ces tisans de la «France seule» qui dénoncent Cette remontée de l'atlantisme a ceci de
dernières années, notamment en France, à aussi bien le «danger allemand» que Je «péril paradoxal qu'elle se manifeste à un moment
un déclin de l'anti- am~icanisme, qui a russe», et les Européens convaincus qui aspi- où l'Union soviétique paraît plus affaiblie
affecté la droite aussi bien que la gauche, rent au non-alignement. Enfin, dans cette qu'elle ne l'a jamais été. On n'est certes pas
fournissant ainsi le fond d'un consensus nouvelle configuration, on assiste à des obligé de souscrire intégralement au point de
«européen>> et atlantiste. Un nouveau clivage chassés-croisés extrêmement rapides. La vue de Régis Debray, selon qui l'URSS est
se dessine, qui traverse les frontières classi- même gauche non communiste qui dénon- aujourd'hui définitivement «hors course».
ques et place face à face deux camps forte- çait Giscard pour son «glissement vers Il reste néanmoins évident que le crédit
ment hétérogènes : le premier, provisoire- l'atlantisme», fait aujourd'hui dans la suren- moral de l'Union soviétique dans les pays
ment majoritaire, qui continue. à raisonner chère antisoviétique. La même droite «gaul- occidentaux n'a jamais été aussi bas
de façon bipolaire et divise le monde en deux liste» qui s'en prenait hier au «parti de qu'aujourd'hui, qu'il n'y a jamais eu aussi
blocs, le second, minoritaire, qui reste atta- l'étranger», reproche maintenant à Mitter- peu de communistes dans les pays non socia-
ché à la notion d'indépendance et de souve- rand de ne pas soutenir Je projet américain listes, et que jamais l'URSS n'a eu dans le
raineté nationale et refuse la subordination, de «guerre des étoiles». Régis Debray rejoint Tiers monde aussi peu de points d'appui.
non seulement à l'Union soviétique, mais Jean Cau, tout comme Michel Debré rejoint Régis Debray, de ce point de vue, n'a pas
aussi à l'impérialisme américain . Chevènement, tandis que la «deuxième gau- tort quand il ironise sur une intelligentsia qui
Ce clivage, et c'est sans doute le point le che», visant les socialistes du CERES, tourne se pressait dans les salons de l'ambassade
soviétique lorsque le Goulag était plein, et
qui donne dans l'antisoviétisme à tous crins
à un moment où l'URSS «n'a jamais compté
depuis 1919 aussi peu de prisonniers politi-
ques, psychiatrisés compris, qu'au-
jourd'hui» (7) . «Jamais la crainte de la puis-
sance communiste n'a été chez nous aussi
grande depuis 1917, conclut Debray, jamais
le péril communiste, intérieur comme exté-
rieur, n'a été aussi éloigné de nous.»
Il est tout aussi stupéfiant que l'américa-
nolâtrie fasse des ravages en Europe à un
moment où jamais comme aujourd'hui,
depuis la Seconde Guerre mondiale, les
Etats-Unis n'ont autant tenu l'Europe pour
quantité négligeable. On est loin en effet de
l'époque de l'administration Kennedy, avec
sa théorie des «deux piliers» de l'Alliance
atlantique (doublée, avec McNamara, d'un
refus obstiné de toute défense européenne
indépendante). On est loin aussi de l'époque
Carter-Nixon, où les Etats-Unis admettaient
le principe d'une défense européenne inté-
grée, mais nourrissaient une hostilité gran-
La bipolarisation dissante vis-à-vis de ce «rival économique»
mondiale est telle qu'en que commençait à être pour eux la CEE.
Occident, si l'on ne L'Amérique, aujourd'hui, se détourne de
cesse de dénoncer avec une plus en plus de l'Europe. «Quelle est la
vertueuse colère les préoccupation européenne au Texas, en Cali-
atteintes aux droits de
l'homme dans les pays
soumis au communisme, on (4) «La droite a-t-elle une politique étran-
ferme très pudiquement gère ?», in «Intervention», 15, janvier-mars
les yeux sur les exactions 1986, 24.
américaines. Ci-contre : (5) J.P. Garnier et Louis Janover, «La
un «marine» américain "troisième gauche"», in «Le Monde», 30
à La Grenade. Ci-dessus : juillet 1985.
l'une des victimes (6) «La droite a-t-elle une politique étran-
de l'agression aérienne gère ?», art. cit., 19.
des Américains contre (7) «Les empires contre l'Europe», Galli-
30 la Libye, au mois d'avril. mard, 1985, p. 16.
forn'ie, à Chicago ? Zéro !»,dit Alain Mine,
interrogé par Cosmopolitiques (8).
«Avec l'administration Reagan, observe
Pierre Hassner, on entre dans une troisième
phase, celle de la tendance à l'unilatéralisme
global, où le régionalisme européen est con-
sidéré comme un obstacle à l'unité et à
l'extension de l'Alliance atlantique ( ... )
L'idée d'infléchir la conception du système
économique et du système de défense occi-
dental pour permettre un rééquilibrage poli-
tique est totalement absente. L'intérêt de
l'Occident est identifié à la santé économi-
que et à la puissance militaire de l' Améri-
que qui doivent entraîner prospérité et sécu-
rité pour ses alliés» (9).
L'Initiative de défense stratégique (IDS)
illustre parfaitement cette nouvelle attitude
américaine. L'Europe se voit barrer la route
de toute politique de défense autonome. Elle
est conviée, une fois de plus, à s'en remet-
tre aux Etats-Unis du soin d'assurer sa sécu- Le mur de Berlin, à la porte de Brandebourg. Il ne faut jamais oublier que le partage de
rité, en devenant le sous-traitant du projet l'Europe a été décidé d'un commun accord, à Yalta, entre les Russes et les Anglo-Saxons.
de «guerre des étoiles». «Sur le plan militaire Cet accord n'a jamais été remis en cause. Il a même été confirmé en droit à Helsinki.
comme sur le plan civil, (l'IDS) consacre la
logique d'une intégration au monde occiden- Le partage de l'Europe en zones d'influence Sur le plan des idées, l'accueil fait outre-
tal ou capitaliste sous la direction des Etats- et/ ou d'occupation a été décidée à Potsdam Atlantique à Soljénitsyne est révélateur de
Unis» (Pierre Hassner). et à Yalta en 1945 par les Russes.et les Anglo- tout un état d'esprit : après avoir joué un
Le point de vue atlantiste, conçu dans un Saxons :c'est avec l'accord de Washington rôle capital dans l'éveil d'une nouvelle
esprit de «défense» de l'Europe vis-à-vis de et de Londres que l'URSS a installé l'Armée «conscience antisoviétique» chez les Occi-
l'Union soviétique, se heurte en fait à quan- rouge dans les pays de l'Est. C'était, dira-t- dentaux à l'époque où Philippe Sollers le
tité d'objections, dont la moindre n'est pas on, une suite logique de la guerre. Mais qualifiait de «Dante des temps modernes»,
l'existence de liens puissants, cimentés par depuis lors, cet état de choses s'est institu- l'auteur de l'Archipel du Goulag s'est vu
des intérêts communs, entre la Maison- tionnalisé, et son institutionnalisation a eu rejeter et marginaliser, dès que l'on s'est
Blanche et le Kremlin. De Jacob Schiff à lieu avec l'accord de tous (12). La division aperçu que ses opinions n'étaient pas plus
Armand Hammer, l'aide que le monde capi- de l'Europe n'a jamais été remise en cause favorables aux démocraties libérales occiden-
taliste a apporté à l'Union soviétique a main- par les Américains. Reconnue de facto à tales qu'au communisme soviétique (15) .
tes fois été décrite (10) . Comme l'écrit Paulo Yalta, elle a été reconnue de jure à Helsinki Rien ne sert mieux , en outre, le projet de
de Castro, «si l'URSS a pu se hisser au rang - puisque l'on sait maintenant avec certi- domination américaine sur l'Europe que
de deuxième Grand mondial - à un prix tude que les Etats-Unis, en juillet 1973, ont l'image d'une Union soviétique infiniment
d'ailleurs effroyable-, ce ne fut guère par signé les monstrueux accords de Helsinki, puissante et agressive, devant laquelle les
ses seuls moyens. Elle n'y serait jamais par- qui accordaient aux Russes ce qu'ils deman- Européens seraient nécessairement désarmés.
venue sans l'aide multiforme, et parfois mas- daient depuis quinze ans, à savoir la recon- Inversement, rien ne sert mieux les intérêts
sive, que lui ont accordée, tout au long de naissance officielle par les Occidentaux de soviétiques que cette image de leur toute-
son existence, les pays capitalistes en général leur emprise sur les pays de l'Est, en échange puissante, que les Américains entretiennent
et les Etats-Unis en particulier» (11). de'ia signature par l'URSS des accords Salt 1 chez leurs alliés pour justifier l'extension de
Sur un plan plus directement politique (et de juin 1972 (13). la doctrine Monroe à toute l'Europe
géopolitique), il est également caractéristi- occidentale.
que de voir des hommes de droite qui déplo- Surestimer la puissance soviétique, repré-
rent et condamnent l'emprise soviétique sur
La doctrine Monroe senter l'URSS comme le «mal absolu»
l'Europe de l'Est, oublier (ou feindre étendue à toute l'Europe (notion d'ailleurs parfaitement dépourvue de
d'oublier) que cette emprise est le résultat sens en politique), c'est en effet aussi faire
direct d'une entente américano-soviétique et Qui peut dire, d'ailleurs, que les Améri- le jeu du Kremlin en entretenant l'irrespon-
de l'alliance conclue il y a quarante ans par cains souhaitent véritablement une Russie sabilité, le défaitisme et l'esprit de capitula-
les Américains avec Staline. libérée du communisme qui reviendrait à son tion. Or, c'est à quoi s'emploient les Etats-
Le véritable ennemi de l'Europe, a écrit rôle traditionnel de puissance continentale Unis, qui en sont dans l'immédiat les pre-
Armin Mahler, est «celui qui a instauré et et constituerait pour eux, en association avec
qui maintient sa partition». Or, cette parti- l'Europe de l'Ouest, un redoutable rival éco-
tion n'a pas été décidée de façon unilatérale. nomique ? Les Etats-Unis ne sont pas ni (12) Sur la constitution progressive du bloc
mécontents d'avoir en Russie un pouvoir qui de l'Est, cf. Jens Hacker, «Der Ostblock.
(8) Mars 1986, 21. leur sert de «repoussoir» et reste pour l'ins- Entshung, Entwicklung und Struktur,
(9) «L'Europe entre les Etats-Unis et tant d'une faiblesse économique et techno- 1939-1980», Nomos, Baden-Baden, 1983.
l'Union soviétique», art. cit., 7. logique insigne. Comme l'a noté Thomas (13) Cf le témoignage de Michel Jobert, qui
(10) Cf notamment Eric Laurent, «La corde Molnar (14), les Etats-Unis n'auraient pas se réfère à des «aveux» de Henry Kissinger,
pour les pendre. Relations entre milieux plus de sympathie pour une Russie «tradi- in «Le Point», 5 août 1985.
d'affaires occidentaux et régimes communis- tionnelle» qu'ils n'en ont pour la Russie (14) «Soviet Mask, Russian Face», in
tes de 1917 à nos jours», Fayard, 1985. soviétique. Tout ce qu'ils veulent, est une «National Review», 4 octobre 1985, 42.
(11) «Gorbatchev joue l'Europe contre les copie conforme du système libéral et une (15) Cf une bonne étude du cas: Georges
Etats-Unis», in «Marianne», décembre 1985, extension de la zone d'influence Nival, «Soljénitsyne et nous», in «Lettre
32. américanocen trée . internationale», automne 1985, 13-16. 31
miers bénéficiaires. Si l'on est persuadé que
les Russes sont si puissants que l'on est com-
plètement impuissants devant eux, dit Régis
Debray, «on risque de s'auto-intimider et de

Vient de paraître : faire perdre à l'Europe toute confiance en


soi. Cet europessimisme accroît la fuite
devant nos responsabilités politiques et mili-
taires et relance le racket américain à la pro-
tection» (16). Les Russes règnent par la peur
qu'ils inspirent ; les Américains encouragent

Alain
cette peur, parce qu'elle leur est profitable.
C'est parce qu'ils ont le sentiment d'être
menacés par la puissance soviétique que les
Européens sollicitent ou admettent l'hégé~
monie américaine . Les deux emprises se con-·

de Benoist
fortent ainsi mutuellement. «Les meilleurs
alliés du Kremlin sont aussi ses adversaires»
(Lohausen).
Pendant des années, l'alliance américaine
a fonctionné comme un alibi permettant aux
Européens de croire qu'ils pouvaient faire
l'économie d'une défense autonome com-

Europe,ners monde mune. Or, le meilleur moyen d'augmenter


sa vulnérabilité, c'est précisément de s'en
remettre aux autres du soin d'assurer sa sécu-

même combat rité. La dépendance suscite l'irresponsabilité.


La protection fragilise ; elle empêche de.
s'assumer soi-même et fournit une excuse au
manque d'énergie et de volonté . «Quand
vous vous érigez en tuteur de quelqu'un,
note Régis Debray, vous en faites un petit
enfant, un protégé et bientôt un assisté, c'est-
à-dire quelqu'un qui démissionne, qui
.n'assume plus ses responsabilités. En ce sens,
la tutelle américaine est une façon d"'infan-
tiliser" les Européens· (17). Ailleurs, il
ajoute : «En irresponsabilisant ses protégés
et en ruinant leur esprit de défense, le pro-
tectorat précipite ce qu'il veut éviter : la fin-
landisation de l'Europe» (18).
Cet aveuglement est d'autant plus extraor-
dinaire qu'il repose sur une illusion cons-
tante : l'idée que les Etats-Unis pourraient
jamais envisager de se sacrifier pour d'autres
que pour eux-mêmes . C'était vrai hier pour
le «parapluie nucléaire» américain, dont
chacun sait aujourd ' hui à quel point il est
troué. C'est toujours vrai aujourd'hui dans
la (très improbable) perspective d'une guerre
conventionnelle en Europe : «Rien ne garan-
tit l'intention américaine d'engager un jour
.les Pershing et les Cruise contre l'Union
soviétique, au risque de donner prise à des
représailles atomiques sur leur propre terri-
toire. Le parapluie est en pratique d'ores et

Iestdéologie des droits de l'homme ou défense de la cause


des peuples? Il paraît qu'il faut choisir. Le choix. ici.
sans ambiguïté : à l'heure de l'uniformité mondialiste.
déjà refermé ; au détour de tel ou tel dis-
cours, il le sera officiellement» (19) .
C'est vrai encore pour ce qui concerne
de la mort des cultures enracinées et des modes de vie l'IDS. Le projet américain de «guerre des
différenciés. les peuples doivent construire leur destinée étoiles» est en effet le type même d'entreprise
propre à l'écart des séductions de l'Ouest et des sirénes susceptible de servi d'alibi à un isolation-
de l'Est. Défendre le Tiers monde. c'est prôner le non- nisme croissant. Dans cette perspective, le
alignement. C'est rompre avec l'obsession de l'économie. découplage stratégique est l'hypothèse la
propre à l'idéologie occidentale. C'est anticiper. enfin. sur
les nouveaux clivages de demain. (16) «Le Nouvel observateur», 24 mai 1985.
(17) «Le refus des hégémonies», in «Politi-
que internationale», 28, été 1985, 98.
Voir bulletin de commande en page 54 (18) «Les empires contre l'Europe», op. cit.,
p. 58.
32 (19) A lain Mine, op. cit., p. 181.
plus probable, mais, toujours pour les
mêmes raisons, les Européens se refusent à
l'envisager de peur. .. de la voir se réaliser
(20). Dans l'immédiat, tandis que les médio-
cres stratèges de l'OTAN, qui s'obstinent à
imaginer la prochaine guerre sur le modèle
de la dernière (le déferlement des blindés de
Guderian), s'affairent à remettre en cause le
principe de la dissuasion nucléaire à la fois
par le haut («guerre des étoiles») et par le
bas («conventionnalisation de la défense
européenne»), les fusées Pershing et les euro-
missiles augmentent le risque d'une guerre
Deux belles figures du
limitée à l'Europe. «Dans la boîte de Pan~
lobby atlantiste en France.
dore qu'est l'IDS, il y a aussi l'abandon de
Ci-contre : le calamiteux
l'Europe et le passage de la guerre mondiale
Jean Lecanuet. Celui
impossible à la guerre limitée concevable»
qui jaillit être ministre
(21).
des Affaires étrangères
après les élections de mars
Les Etats-Unis ont constamment dernier n'a cessé
lâché leurs alliés de s'opposer à la politique
d 'indépendance nationale
Echappera-t-on à la dictature qui pourrait du général de Gaulle
nous être imposée demain en acceptant et de se jaire l'inlassable
aujourd'hui une hégémonie étrangère qui propagandiste de ses
nous rend irresponsables et vulnérables ? amis américains. Ci-dessous :
Evitera-t-on le «sort de la Finlande» en le non moins calamiteux
acceptant le statut de Panama ? Le meilleur Guy Sorman, maître à penser
moyen de ne pas favoriser les intérêts sovié- de nos nouveaux libéraux
tiques est-il de devenir les sous-traitants et apologiste inconditionnel
régionaux des objectifs américains ? Telles du capitalisme reaganien.
sont les vraies qu\!Stions qu'il faut se poser.
Un événement qui a valeur d'exemple, et
dont on aurait aimé que le vingtième anni-
versaire, en mars dernier, fût mieux célébré,
peut ici être rappelé. Il s'agit de la décision
prise par la France en mars 1966 de se reti-
rer de l'organisation militaire de l'OTAN .
Cette décision est allée de pair avec la créa-
tion d'une force nationale de dissuasion
nucléaire, qui, après avoir à l'époque été cri-
tiquée de toutes parts, fait aujourd'hui en
France pratiquement l'unanimité. Une leçon
très claire s'en dégage. Si la France,
aujourd'hui, grâce à cette force de dissua-
sion, est un peu mieux protégée que les pays
voisins d'une éventuelle attaque soviétique,
c'est dans l'exacte mesure où le général de
Gaulle, bravant l'opinion publique et les dik-
tats de la Maison-Blanche, a su soustraire
son pays à «l'organisation imposée à
l'Alliance atlantique et qui n'est que la
subordination militaire et politique de
l'Europe occidentale aux Etats-Unis» (22).

(20) «Les stratégies européennes évacuent, Si la France est aujourd'hui mieux défendue ceux sur qui il faut compter pour garantir
à juste titre, comme un cauchemar, écrit contre les Russes, c'est qu'elle n'a pas hésité l'avenir européen ? La réponse est évidem-
encore Alain Mine, le découplage avec les hier à se dresser contre les A méricains. ment négative. La vérité est que la dépen-
forces stratégiques américaines. A nier une Ceux qui, il y a bientôt un demi-siècle, ont dance vis-à-vis d'une sup~rpuissance rend à
réalité pourtant probable à terme, elles choisi de s' allier à Staline et qui , depuis, terme dépendant vis-à-vis d'une autre. Si
s'interdisent de s'y adapter, craignant que . n'ont jamais remis en cause l'emprise sovié- l'Europe ne parvient pas à assumer son sort
toute mesure en ce sens ne donne un prétexte tique sur l'Est européen, ceux qui ont cons- elle-même, elle sera peut-être un jour sovié-
à l'isolationnisme des Etats-Unis» (op. cil. , tamment «lâché» leurs alliés (Vietnam du tisée pour avoir accepté d'abord d'être amé-
p. 30). Sud, Formose, Iran, Philippines, Haïti, etc.) ricanisée. C'est dès lors en n'étant pas Amé-
(21) Régis Debray, «Libération», 22 avril après leur avoir fait les promesses les plus ricains aujourd'hui que nous ne serons pas
1985. solennelles, ceux qui ont tenté d 'empêcher Russes demain.
(22) Charles de Gaulle, «Mémoires la France de se donner elle-même les moyens
d'espoir>>, vol. 1, Plon, 1970, p . 177. d'une défense plus efficace, sont-ils vraiment Alain de BENOIST 33
L'existence d'une Europe
indépendante rendrait beaucoup
moins grand le risque de
guerre entre les deux blocs.
C'est ce qu'avait parfaitement
compris le général
de Gaulle. C'est aussi,
aujourd'hui, le sentiment qui
anime les mouvements pacifistes
en Europe de l'Ouest,
notamment en Allemagne, en
Grande-Bretagne et en Italie.
C'est enfin ce qui pousse
certains Etats européens, à
l'Ouest comme à l'Est,
à tenter des rapprochements
contraires à l'esprit de Yalta.
Une nouvelle politique dont
Willy Brandt avait été l'un des
précurseurs en n'hésitant
pas à se rendre officiellement
en Allemagne de l'Est.

Comment sortir de Y alta


e mur de Berlin sert de point de repère des inconséquents. Les anticommunistes Lorsque deux forces sont en présence, le
L et de symbole à l'Europe divisée. De atlantistes qui condamnent Yalta sont des seul moyen d'empêcher à la fois la perpétua-
part et d'autre de la muraille de béton, l'Est hypocrites ou des sots. Les partisans de la tion de ce face à face et l'affrontement qui
et l'Ouest se font face sans que, ni d'un côté «France seule» qui dénoncent le soviétisme conduirait l'une à l'emporter sur l'autre (en
ni de l'autre, l'Europe n'ait conquis l'espace tout en se félicitant de la division de l'Alle- l'occurence une guerre, dont à juste titre per-
de son indépendance. Affrontement fron- magne sont des irresponsables. Comme sonne ne veut) est la création d'une troisième
tal : bloc contre bloc. Situation intenable et l'écrit Pierre Hassner, «il est clair force. Pour l'heure, l'Europe tout entière ne
qui pourtant s'éternise. Est-il possible d'y aujourd'hui, pius qu'au temps de la guerre peut être cette troisième force, mais elie peut
mettre fin ? froide, que l'unification européenne occiden- instaurer en son sein une première «zone
Beaucoup de ceux qui déplorent cette divi- tale ne peut se fonder sur la division de l'Eu- libérée». L'idée qui sera développée ici est
sion, que ce soit par un anticommunisme rope, conçue comme irréversible, qu'elle ne que seule la création d'une «troisième
souvent doublé de complaisance atlantiste ou peut détourner les regards de ces pays d'Eu- Europe» peut dialectiquement surmonter et
par «européisme» sincère, pensent que le rope centrale et orientale qui sont aussi - dépasser (au sens de l'Aufhebung hégé-
meilleur moyen d'y remédier est d'accélérer sinon plus- européens que les autres. C'est lienne) la division de l'Europe en deux . Il
l'unification de l'Europe occidentale. Cette le grand mérite des gaullistes et de certaines s'agit, en clair, de recréer une Europe cen-
position nous semble, malheureusement, fractions du mouvement pacifiste (en Angle- trale sous la forme d'une zone neutralisée,
relever d'une totale erreur de perspective. terre ou en Allemagne) d'avoir souligné indépendante des deux superpuissances, et
Dans les conditions actuelles, l'unité (de qu'une conception purement occidentale capable de constituer l'embryon d'une troi-
toute façon fort problématique) d'une n'avait rien à offrir à ces derniers» (1). sième force à égale distance de l'Union sovié-
Europe de l'Ouest étroitement liée aux Etats- tique et des Etats-Unis.
Dans les années qui viennent,
Unis ne peut que provoquer, en retour, le La renaissance de la Mitteleuropa est loin
durcissement de l'emprise soviétique à l'Est.
il pourrait y avoir du nouveau
d'être du domaine du rêve. Nombreux sont
Tout renforcement d'un bloc entraînera Si l'on ne veut ni de l'Europe reaganienne, les observateurs qui en distinguent déjà les
fatalement le renforcement de l'autre. Or, ni de l'Europe gorbatchévienne, ni de la poli- signes avant-coureurs. A l'Est comme à
il ne s'agit pas de renforcer les blocs, mais tique des blocs qui consacre la division euro- l'Ouest, plusieurs «petits» Etats cherchent
bien de les dissoudre. péenne, que reste-t-il ? La seule perspective déjà à donner plus d'indépendance vis-à-vis
Comme l'écrit Régis Debray, «on ne peut admissible à nos yeux, dans l'idéal, est évi- de leurs «protecteurs» à leurs diplomaties
pas vouloir une chose et son contraire : ren- demment celle d'une Europe indépendante propres : c'est le cas de la France et de l'Ita-
forcer 1'Alliance atlantique et sortir de et réunifiée. Une telle perspective implique lie, mais aussi de la Hongrie et de la You-
Yalta». De même, on ne peut souhaiter la le désengagement parallèle des Russes et des gosiavie. Parallèlement, on voit s'esquisser
disparition de l'emprise soviétique à l'Est et Américains. Dans l'immédiat, cette idée peut des rapprochements entre la RDA, la Hon-
refuser la réunification de l'Allemagne. n'apparaître que comme un vœux pieux, et grie et la Roumanie. Une Mitteleuropa qui
Inversement, on ne peut vouloir la réunifi- jusqu'à présent c'est effectivement ce qu'elie s'étendrait depuis le cercle polaire jusqu'à
cation allemande et européenne tout en a été. (Encore n'est-il pas inutile de la poser la Turquie, en englobant les pays scandina-
acceptant la politique des blocs. Les conser- dans son principe). Nous ne donnons pour-
vateurs qui pleurent sur la division de tant pas dans l'europessimisme. Dans les (1) «L'Europe entre les Etats-Unis et
l'Europe tout en prônant l'alliance améri- années qui viennent, il pourrait bien y avoir l'Union soviétique», in «Commentaire», 33,
34 caine qui tend à la rendre irréversible, sont du nouveau. printemps 1986, JO.
ves, l'Allemagne réunifiée, la Suisse, l'Autri-
che, la Yougoslavie et la Grèce n'est pas une
vue de l'esprit.
Dans son dernier livre (2), Alain Mine pré-
sente le scénario, très probable à ses yeux,
d'une «Europe Hong-Kong», c'est-à-dire
d'une Europe démocratique libérale privée
d'identité stratégique, «finlandisée» et trans-
formée en protectorat soviétique. Cette pers-
pective est très discutable. Il est ridicule,
d'abord, de comparer la situation de
l'Europe occidentale vis-à-vis de l'URSS à
celle qu'occupe face à la Chine populaire la
petite île de Hong-Kong (quatre millions
d'habitants sur 1 000 km' ) :un simple coup
d'œil sur la carte fait apparaître les limites
de la comparaison. Le terme de «finlandi-
sation», dont les commentateurs usent et
abusent aujourd'hui, est lui-même fort con-
testable :indépendamment du fait qu'il n'y
a aucune commune mesure entre la situation
géographique et géopolitique de la Finlande,
avec ses 4,7 millions d'habitants, et celle ·
d'une Europe occidentale dont la population
est cent fois plus nombreuse, il est certain
que si les Européens possédaient aujourd'hui .
seulement le quart du courage et de la déter- ·
mination dont les Finlandais ont su faire
preuve face à l'Union soviétique au cours de
leur histoire récente, ils ne courraient assu-
rément pas le risque d'être «finlandisés».

Vers une Europe centrale


non alignée

L'idée que la «neutralisation» implique


automatiquement l'allégeance- qu'elle ne
saurait donc être qu'une apparence- n'est
pas plus conséquente. L'Autriche, qui a un
statut de neutralité, n'a pas basculé dans le
«camp de Moscou» ; les Soviétiques en sont
même partis après la guerre plus vite que les
Une certaine jeunesse berlinoise donne assurément l'image de la décadence de la civilisa-
Anglo-Américains. Une Europe centrale
tion européenne. Mais on peut y voir aussi le refus d'un alignement sur les normes de la
constituée d'Etats non alignés, impliquant
bourgeoisie occidentale comme sur celles de l'ordre communiste. Reste à savoir si ce refus
des dizaines de millions d'êtres humains dis-
de Charybde et de Scylla peut déboucher sur un désir d'autre chose.
séminés sur de vastes territoires, ne saurait
être aisément «finlandisée», surtout si sa
mise en place s'accompagne de l'instauration l'Est, mais au centre de l'Europe, et l'idée vraiment contradictoires. L'Allemagne
d'un véritable système européen de sécurité même d'une Europe de l'Ouest risque de bouge. Lentement, comme à son habitude.
collective. Elle serait par contre un facteur mourir de cette résurrection d'une vieille La politique interallemande commence à
de paix considérable. vérité historique» (4) . porter ses fruits. Un antiaméricanisme dif-
Dans une telle perspective, la question Envisageons donc cette «vérité historique» fus touche peu à peu tous les milieux politi-
allemande redevient centrale - dans tous les en face. Pendant des décennies, les Améri- ques et sociaux. Et le désenchantement vis-
sens du mot. Qui peut s'en étonner ? Depuis cains, tout en feignant de la déplorer, ont à-vis de l' «Europe» (entendons, l'idéal
bientôt un demi-siècle, le statut de l' Allema- ·fait admettre au peuple allemand la division d'après-guerre d'une Europe occidentale
gne est à l'image du statut de l'Europe de leur pays avec des slogans tels que : «La unie) se répand lui aussi, suscitant l'idée que
entière ; que ce statut vienne à changer, et liberté passe avant l'unité.» Les partis libé- l'avenir de l'Allemagne est ailleurs.
c'est la situation de toute l'Europe qui chan- raux, de leur côté, se sont bornés à placer Entrée dans les faits de façon irréversible,
gera avec lui. Jordis von Lohausen a mon- :la politique étrangère dans le prolongement l'Ostpolitik contient certes une ambiguïté
tré, non seulement que l'Europe dans son ;de la politique intérieure, sans voir que l'une fondamentale. Dans le temps même qu'elle
ensemble reste géopolitiquement le centre du et l'autre n'ont pas la même nature (la poli-
monde, mais que sur les sept axes géopoliti- tique étrangère mettant en jeu des intérêts (2) «Le syndrôme finlandais», Seuil, 1986.
ques mondiaux les plus importants, cinq se nationaux ou continentaux opposés (3) Cf. Jordis von Lohausen, «Les empires
recoupent au niveau du territoire allemand qu'aucune puissance arbitrale ne peut trans- et la puissance. La géopolitique aujour-
(3). Le diagnostic d'Alain Mine est sur ce· cender). Les chrétiens-démocrates, enfin, ont d 'hui», Labyrinthe, 1985; et «Die Deuts-
point très juste : «La question européenne, ·posé en matière de réunification une politi- chen in Mitteleuropa. Die geopolitische Lage
en l'an 2000, écrit-il, s'identifiera probable- que du tout ou rien qui ne pouvait aboutir ... ais Schicksal», in Bernard Willms (Hrsg.),
ment, comme aux plus beaux temps du XIX• qu'au rien. «Handbuch zur deutschen Nation», vol. 1,
siècle, à la q1,1estion allemande (... ) L'Alle- Unité ou liberté ? L'opinion allemande se Hohenrain, Tübingen, 1985, pp. 203-221.
magne revient à sa place : ni à l'Ouest ni à demande aujourd'hui si ces deux termes sont (4) Op. cit., pp. 126 et 7. 35
devient inexplicable. La vérité est exactement
inverse : c'est la division de l'Allemagne qui
fait de celle-ci la principale zone de tension
en Europe. On a ici un bel exemple d'hété-
ronomie politique.
La perception du caractère illusoire de la
Quelque chose est-il en «protection» américaine nourrit par ailleurs
train de bouger en en RFA un débat stratégique d'une ampleur
Europe ? En établissant et d'une profondeur qu'on imagine mal en
des liens privilégiés avec France. Les Allemands savent depuis long-
la Hongrie et la temps que s'il y a une guerre en Europe, c'est
Roumanie, Erich Honecker, fatalement sur leur territoire qu'elle se
quoique surveillé déroulera. Mais ce qui est nouveau, c'est
de très près par qu'ils sont aussi de plus en plus nombreux
Mikhail Gorbatchev, à comprendre que la dépendance stratégique,
contribue sans doute non seulement n'augmente pas la sécurité,
à l'émergence de ce que mais au contraire la réduit - et augmente
l'on appelait naguère les risques de guerre. Hier, la doctrine
la «Mitteleuropa», Rogers conduisait (dans le «meilleur» des
à savoir cette Europe cas) à une riposte purement conventionnelle,
centrale qui pourrait bien les Etats-Unis ne pouvant prendre le risque
devenir un jour le noyau de mettre en jeu l'intégrité de leur propre ter-
d'une grande Europe ritoire au profit d'un tiers. Aujourd'hui,
indépendante et favoriser l'installation des fusées Pershing sur le ter-
le rapprochement politique ritoire ouest-allemand, triomphe de la doc-
des deux Allemagne. trine McNamara, consacre la sanctuarisation
Sans lequel il ne saurait de la superpuissance américaine sans don-
y avoir de véritable ner aux Allemands plus de garanties. Dans
réunification européenne. tous les cas de figure, 1'Allemagne reste le
. seul endroit où les deux Grands peuvent
s'affronter militairement sans menacer leurs
sanctuaires respectifs («pour que les Etats-
Unis restent indemnes, il faut que la RFA
se sacrifie»), ce qui est parfaitement inaccep-
table pour le peuple allemand. Bref, il appa-
raît de plus en plus évident que le meilleur
moyen de préserver la paix n'est certaine-
ment pas de constituer la tête de pont d'une
puissance atomique étrangère au continent
européen.
Comprenant qu'aucun autre pays ne peut
être dépositaire ou garant de leur propre sou-
veraineté, c'est-à-dire que la souveraineté
nationale ne se délègue pas (au contraire de
la «souveraineté populaire» qui, en poli ti- ·
que intérieure, peut être déléguée à des repré-
sentants}, les Allemands comprennent du
même coup qu'ils n'ont pas la pleine souve-
raineté d'eux-mêmes dont jouit tout Etat
normal- et que «le contraire d'un Etat sou-
verain est un Etat occupé» (Armin Mahler).
favorise un ~approcheilleni: entre les deux mais une possibilité tacite et même un droit. Ils savent que les Allemands de la RDA,
Etats allemands, elle consacre aussi leur exis- La région de Dresde constituant une zone
tence distincte, scellant par là une division d'ombre pour la télévision de l'Ouest, le (5) «Le Monde», 22-23 décembre 1985.
que par nature elle devrait dépasser. «Tous régime a fini par la câbler pour mettre fin C'est ce qui explique les critiques formulées
les traités interallemands, écrit très justement à cette anomalie !» (6). Cas unique dans un par l'écrivain Günter Grass à l'encontre de
Claire Tréan, recèlent une ambiguïté, puis- pays de l'Est, et dont les conséquences sont l'accord culturel RFA-RDA signé le 6 mai
que, en même temps qu'ils servent un cer- considérables . dernier à Berlin-Est (après treize ans de négo-
.tain rapprochement, ils constituent iv évita- La naissance du mouvement pacifiste, ciations !) . Faute de comporter en préam-
blement un acte de reconnaissance de la dont on ne dira jamais assez l'extrême com- bule le concept de «nation culturelle» et
RDA en tant qu'Etat à part entière» (5). Au plexité, est un autre symptôme. Interpréter d'héritage commun, souligne Günter Grass,
cours des dix dernières années, la situation ce mouvement par une simple «manipulation cet accord entérine une division autant, sinon
n'en a pas moins beaucoup évolué. Un de Moscou » relève d'une sottise assez dra- plus, qu'un rapprochement.
symbole classique : la réception en RDA des matique (ce qui ne veut pas dire évidemment (6) Alain Mine, op. cit., pp. 148-149.
émissions de télévision ouest-allemandes. que cet aspect ne soit pas aussi à prendre en (7) Le JO mai 1945, le président américain
«L'Allemagne est réunifiée chaque jour à compte). Dans l'esprit des vainqueurs de Truman envoie au général Eisenhower une
20 heures, dit-on souvent. Tous les foyers de 1945, la division et la «démilitarisation» de directive secrète (référenciée ICS-1067), dont
la RDA reçoivent désormais les chaînes occi- l'Allemagne devaient servir la cause de la la première phase se lit ainsi : «L 'Allema-
dentales. Capter une émission de la RFA paix (7) . Or, si la division allemande est un gne ne sera pas occupée en vue de sa libéra-
36 était, il y a vingt ans , un délit : c'est désor- facteur de paix, le mouvement pacifiste tion, mais comme un Etat ennemi vaincu».
parce qu'ils sont d'abord des Allemands, perçue comme augmentant le risque de laboration avec elles. C' est ce que j ' appelle
peuvent éventuellement être leurs adversai- guerre . La préoccupation pacifiste nourrit le nouveau patriotisme» (Il).
res, mais non leurs ennemis (8) . Ils se sou- ainsi, immanquablement, une réflexion en La droite conservatrice allemande, Ade-
viennent de ce que les relations germano- profondeur sur l'identité nationale . Il en nauer en tête , avait cru qu'une Allemagne
russes sont une constante de leur histoire (9). résulte un chassé-croisé tout à fait remarqua- de l' Ouest puissante économiquement,
Ils réalisent, enfin, que la clé politique de ble, dont témoigne la naissance d'un
leurs problèmes se trouve à Moscou : non «national-neutralisme» ou d'un «patriotisme (10) Sur l'évolution de la gauche allemande
seulement les Russes peuvent (dans certai- de gauche» (10). «Patriotisme et internatio- vis-à-vis de la question nationale, cf les deux
nes conditions) admettre la réunification, nalisme peuvent désormais aller de pair, études récentes de Michael Vogt, «Die Linke
alors que les Américains n'en veulent pas, déclare Theodor Schweisfurth . On ne peut und die deutsche Frage. Nationale A rgu-
mais s'il y avait un accord entre les Alle- en effet être internationaliste sans apparte- mente von links», in Andreas Molzer
mands et les Russes pour réaliser cette réu- nir soi-même à une nation. Or, être patriote, (Hrsg.), «Oesterreich und die deutsche
nification, les Américains auraient le plus c'est précisément prendre conscience de la Nation », A u/a, Graz, 1985, pp. 91-122; et
grand mal à s'y opposer, tandis que si les réalité et de l'importance de la nation à «Nationalismus von links. Die deutsche
Américains et les Allemands étaient d'accord laquelle on appartient. Un patriote se dis- Frage aus sozialistischer Sicht, 1848-1985»,
pour la «souhaiter», les Russes, eux, pour- tingue d'un nationaliste en ceci qu 'il cherche in Bernard Willms (Hrsg.), «Handbuch zur
raient toujours l'empêcher de se réaliser. à satisfaire les intérêts de sa nation, non pas deutsch en N ation », vol. 1, op. cit.,
Pour la première fois depuis quarante ans, aux dépens des autres nations, mais en col- pp. 135-202.
l'Allemagne donne ainsi, timidement, le sen-
timent de vouloir ne plus être cette «nation
négativement privilégiée» (Max Weber) que
les deux superpuissances ont si longtemps
manipulée. Depuis quelques années, le thème
de l'identité allemande, de la nation alle-
mande, de l'unité allemande, revient à
l'ordre du jour en RFA, comme en témoi-
gnent les ouvrages d'auteurs aussi différents
que Hellmut Diwald, Wolfgang Venohr,
Peter Brandt, Herbert Ammon, Bernard
Willsm, Wolfgang Seifert, Eberhard Schulz,
etc. Parallèlement, la culture sert plus que
jamais de dénominateur commun aux «deux
Allemagnes» : tandis que la RDA réhabilite
l'ancienne Prusse, les commémorations sont
aussi intenses à l'Est qu'à l'Ouest quand il
s'agit de Bach, de Luther ou de Bismarck.
L'élément nouveau le plus important est
que cette tendance affecte aussi (et peut-être
même .s urtout) la gauche ouest-allemande,
au sein de laquelle une tendance «nationale»
s'affirme désormais résolument. Pour toute
une fraction du mouvement pacifiste ou neu-
traliste, la division allemande est d'abord

(8) Le tribunal constitutionnel f édéral qui, Considéré en Occident


en 1973, a reconnu la validité du traité fon- coinme celui qui a relevé
damental passé entre les deux Etats alle- l'Allemagne de
mands, spécifie que «la RDA est une partie ses ruines, il a en réalité
de l'Allemagne et ne peut, dans ses relations constamment refusé
avec la RFA, être considérée comme une toute idée de rupture
terre étrangère». avec Yalta et délibérément
(9) Rappel à valeur de symbole : 22 000 sol- écarté toute possibilité
dats russes sont morts à la bataille de Leip- de rapprochement avec
zig, en octobre 1813, pour aider à la libéra- l'autre Allemagne, malgré
tion de l'Allemagne occupée par les troupes certaines propositions
napoléoniennes. Rappelons aussi qu'il reste de Staline. A cause
aujourd'hui plus de quatre millions d'Alle- de lui et de son actuel
mands de souche dans les pays de l'Est (con- disciple Helmut Kohl,
tre près de vingt millions avant la Seconde la RFA reste une puissance
Guerre mondiale), dont 2,5 millions en politique mineure,
URSS (principalement dans le Kazakhstan) malgré son dynamisme
et plus d'un million en Pologne (dont envi- économique. Et si
ron 800 000 en Silésie). Sur l'avenir des rela- son armée (ci-contre) jouit
tions germano-russes, cf. Oswald Fei/er, de moyens importants,
«Zur Feindschaft verdammt ?», Vowinckel, elle reste conventionnelle
Berg am See, 1977; sur la politique russe de et entièrement soumise
Bismarck, une bonne mise au point: Wolf- au protectorat américain.
gang Strauss, «Bismarcks Russlandpolitik. Seul le départ d'Helmut
Legende und Wirklichkeit», in «Mut», Kohl pourrait rendre
février 1986, 24-39. possible un changement. 37
appuyée sur les Etats-Unis et sur l'Europe partis. En 1978, on comptait en RFA 38 OJo mait alors Kurt Schumacher. Sous
occidentale, pourrait imposer la réunifica- d'opinions favorables à la thèse de la l'influence de ce dernier, la SPD prenait
tion. L'ampleur de cette illusion se révèle neutralisation-réunification. Depuis 1980, ce alors position pour une perspective nationale
aujourd'hui. Les Américains n'ont jamais chiffre évolue entre 51 et 55 %(les opinions allemande au détriment, à la fois,-de l'atlan-
voulu de la réunification, et leur discours de hostiles n'excédant pas 26 %). C'est là une tisme et de l'internationalisme prolétarien.
«protection» n'est plus crédible. «Le néona- donnée considérable. L'idée d'une neutra- En 1951, dans Deutschlands Forderung,
tionalisme s'infiltre peu à peu dans l'esprit lisation comme alternative à l'intégration Kurt Schumacher déclarait : «Pour nous
du peuple allemand», affirme François- occidentale, neutralisation impliquant la réu- sociaux-démocrates, la cause de l'unité alle-
Georges Dreyfus (12). L'idée-clé qui se nification, le retrait simultané des forces mande est plus importante que l'intégration
répand.est en fait que l'intégration de la RFA américaines et soviétiques et des garanties d'une partie de l'Allemagne dans un système
au bloc occidental, loin de faciliter la réuni- sérieuses pour des élections libres, fait son international.» C'est l'époque où, en France,
fication, la rend en réalité impossible (13). chemin. Il faudra désormais en tenir compte. Guy Mollet préférait soutenir la CDU plu-
A droite comme à gauche, désormais, des Cette hypothèse avait curieusement été tôt que les sociaux-démocrates, tandis que
voix s'élèvent en faveur d'une «Allemagne envisagée par les Etats-Unis eux-mêmes au le socialiste André Philip s'inquiétait d~
libérée des blocs» (Blockfreies Deutschland), lendemain de la guerre, notamment avant la «l'esprit nettement nationaliste qui anime la
mais il n'est pas exagéré de dire que la «gau- mise en œuvre du plan Marshall, avant SPD» ! Après la mort de Schumacher, la
che nationale» est beaucoup plus rigoureuse d'être rapidement abandonnée (14). Elle SPD changera malheureusement de cap et,
dans ses analyses qu'une droite «atlantiste» avait resurgi au printemps de 1952, avec les en novembre 1959, au célèbre congrès de
qui n'a cessé de réclamer la réunification tout célèbres propositions de Staline, rejetées par Bad Godesberg, adoptera un programme
en mettant en œuvre la politique la plus pro- Adenauer et dont beaucoup d'observateurs atlantiste et «européen».
pice à la rendre impossible. Et c'est pour- estiment aujourd'hui qu'elles ont constitué
quoi, aujourd'hui, la cause nationale alle- une occasion manquée (15). Pour une Confédération
mande a de meilleures chances d'être servie Au début des années cinquante, les posi- interallemande dénucléarisée
par la présence au pouvoir des sociaux- tions «occidentalistes» de Konrad Adenauer
démocrates que par les Berufspatrioten de contrastaient d'ailleurs déjà cruellement avec Dans une certaine mesure, c'est donc un
la CDU-CSU. les positions, nettement plus nationales et retour à la situation des années cinquante
L'évolution de l'opinion précède celle des patriotiques, adoptées par la SPD qu'ani- (mais dans un contexte international très dif-
férent) que l'on assiste aujourd'hui. Dès
1963, à Tutzing, le socialiste Egon Bahr
avançait à titre d'hypothèse le plan suivant :
«Les deux alliances sont dissoutes et remplli-
cées par un système de sécurité européen
bénéficiant de la garantie des Etats-Unis et
de l'Union soviétique. En feraient partie :
les deux Etats allemands, les pays du Béné-
lux, la Pologne et la Tchécoslovaquie. La
France et la Grande-Bretagne pourraient soit
devenir membres, soit apparaître comme
puissances garantes. Les Etats membres

(11) «Deutschland braucht einen Friedens-


vertrag !», in «Student», février J986, 3.
(12) «Revue d'Allemagne», XV, J, janvier-
mars J983, 69.
(13) Sur l'intégration à l'Ouest comme anta-
goniste de l'unité allemande, cf. Horst
Groepper, « Westintegration contra deutsche
Einheit», in «Der Aula», mai J985, 24-28.
(14) Cf. Axel Frohn, «Neutralisierung als
Alternative zur Westintegration. Die
Deutschlandpolitik der Vereinigten Staaten
américaines en von Amerika, J945-J949», Alfred Metzner,
Allemagne. Pour Frankfurt!M., J985.
Jordis von Lohausen, (15) Sur la proposition soviétique de J952,
ni le Pacte cf. les deux études de Rolf Stein inger, «Eine
Atlantique ni le Pacte vertane Chance. Die Stalin-Note vom JO.
de Varsovie ne Miirz J952 und die Vereinigung. Eine Stu-
seraient nécessaires die auf der Grundlage unver6ffentlicher bri-
s'il existait une tischer und amerikanischer Akten», Dietz,
Europe indépendante Berlin, J985; et Rolf Steininger (Hrsg.),
entre l'Est et «Eine Chance für Wiedervereinigung ? Die
l'Ouest. Et, bien Stalin-Note vom JO. Miirz J952», Neue
sûr, si l'Allemagne Gesellschaft, Bad Godesberg, J985. Cf. aussi
était réunifiée. Michael Vogt, « Wie adenauer die Wieder-
Certains observateurs vereinigung verhinderte : Die Stalinnoten
n'excluent d'ailleurs vom Miirz und Apri/J952», in «Die Aula»,
pas une initiative décembre J985, 23-25; et Frank Ritter-
spectaculaire Rosen, «Sowjetnoten J952 : Das Trauma
de Mikhail Gorbatchev der vertanen Chance», in «Nation-Europa»,
38 dans ce sens. mars J986, J5-J7.
(éventuellement à l'exception de la France
et de la Grande-Bretagne) sont dénucléari- Ci-contre : Willy Brandt
sés ; ils s'engagent à ne pas conclure d'allian- reçu en Union soviétique par
ces militaires spéciales. Les Etats garants ne Andréï Gromyko.
doivent.ni stationner de troupes, ni entrepo- Longtemps, les Russes
ser d'armes sur le territoire couvert par le ont cru pouvoir à
traité ; leur garantie s'étend à l'existence la fois s'opposer à la
même du système, en particulier à la protec- ~,0.~1+· réunification de l'Allemagne
tion des frontières des pays membres. Puis- .,.._..,.,r_h·i et favoriser
sances garantes et Etats membres reconnais- le «découplage» de
sent le droit des Allemands à la réunifica- l'Europe et des Etats-Unis.
tion des deux Etats allemands : Berlin Le jour où ils comprendront
devient Je siège des organes du système de que le découplage passe
sécurité.» Une telle perspective ne pouvait par l'indépendance
assurément pas être retenue. Mais l'idée et que l'indépendance passe
générale est restée. par une réunification de
Le 7 mai 1985, deux représentants de la l'Allemagne, la face
«gauche nationale», Herbert Ammon (édi- du monde en sera changée .. .
teur, avec Peter Brandt, du recueil intitulé Les années qui viennent
Die Linke und die nationale Frage) et Je seront décisives.
juriste Theodor Schweisfurth, professeur à Ci-dessous : la marine
.....__ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ allemande dans la Baltique.
l'institut Max-Planck de Heidelberg, ont
présenté au public, à Berlin, Je texte d'un
Mémoire pour la réalisation d 'un ordre euro-
péen de la paix (16) . Ce texte, signé par un
certain nombre de personnalités ouest-
allemandes (dont Wolfgang Venohr et le
général Bastian), constitue un véritable pro-
jet de confédération interallemande neutra-
lisée et dénucléarisée. Il réclame le droit pour
le peuple allemand «de décider lui-même de
ses affaires intérieures», la signature d'un
traité de paix avec les vainqueurs de 1945,
la dissolution des blocs militaires et l'établis-
sement d'un système de sécurité collective en
Europe. Sa publication a fait un certain bruit
en RFA, tandis que la gauche française en
dénonçait. .. Je «nationalisme mal dissimulé»
(17).
A peu près au même moment, Wolfgang
Venohr esquissait également un plan de con-
fédératio n allemande, associant la RFA et
la RDA, et qui donnerait à l'Allemagne réu-
nifiée une pius grande souveraineté en même
temps qu'elle servirait la cause de la paix. problèmes de sécurité au sein de la SPD, Europe indépendante entre l'Est et l'Ouest,
La mise en place de cette confédération pren- publiait à son tour une étude dans laquelle et si une Allemagne forte et indépendante
drait quinze ans, avec trois grandes étapes il soulignait l'existence d'un certain consen- barrait la route qui va de l'Ouest à l'Est et
de cinq ans chacune (18). A l'automne de sus de l'opinion en faveur d'une Allemagne inversement. Ce rôle, l'Allemagne l'a joué
1985, Andreas von Bülow, spécialiste des réunifiée et neutralisée, et se prononçait per- pendant mille ans, avec une petite interrup-
sonnellement pour la formation d'un «bloc tion sous l'occupation napoléonienne, de
(16) «Friedensvertrag, deutsche Konfodera- neutre» au centre de l'Europe, allant de la 1806 à 1813 . .. » (20) .
tion, europiiisches Sicherheitssystem», Karin Laponie suédoise à la frontière En France, où l'opinion publique est lar-
Hossfeld, Berlin. Cette brochure a ensuite gréco-albanaise. gement favorable à la réunification alle-
été développée sous la forme d'un livre: L'idée d'une réunification de l'Allemagne mande (pour : 62 OJo ; contre : 21 %), et ce
Herbert Ammon et Theodor Schweisfurth, au sein d'une confédération interallemande alors même qu 'aucun parti politique ne s'est
«Friedensvertrag, deutsche Konfoderation, qui constituerait le noyau d'une Mitteleu- prononcé en ce sens, la notion de Mitteleu-
europiiisches Sicherheitssystem. Denkschrift ropa neutralisée semble donc faire son che- ropa reste perçue de façon assez confuse . Les
zur Verwirklichung einer europiiischen Frie- min, même s'il est aujourd ' hui encore Français connaissent malles pays situés entre
densordnung mit 50 Seiten Dokumenten», impossible d'évaluer ses chances concrètes l'Allemagne et la Russie et ont souvent ten-
IBF- Ver/ag, Starnberg, 1985. Sur la notion de se réaliser. La constitution d'une telle
de sécurité collective en Europe, cf aussi «zone centrale» répondrait en tout cas à une (19) Sur le cas de l'Autriche, cf. Andreas
Dieter S. Lutz (Hrsg.), «Kollektive Siche- réalité historique incontestable et exercerait Mo/zer (Hrsg.}, «Oesterreich und die deuts-
rheit in undfür Europa. Eine Alternative ?», une influence qu'on peut estimer décisive sur che Nation », op. cit. ; et Andreas Molzer,
Nomos, Baden-Baden, 1985. la dialectique des rapports Est-Ouest. Dif- «Oesterreich - eine deutsche Frage. Problem
(17) Cf Angelika Schober, «Pour quelle férents Etats «centraux», à commencer par eines besonderen Nationalbewusstseins», in
paix ?», in «Forum», avril-mai 1985, 2. l' Autriche (19) , pourraient successivement Bernard Willms (Hrsg.), «Handbuch zur
(18) Cd. «Der Weg zur deutschen Einheit», s'y rattacher. deutschen Nation », vol. 1, op. cil. , pp.
in Wolfgang Venohr (Hrsg.}, «Ohne Comme l'écrit Jordis von Lohausen : «Ni 383-408.
Deutschland geht es nicht», Sinus, Krefeld, Je Pacte Atlantique, ni Je Pacte de Varsovie (20) «Strategie des Ueberlebens», Oesterrei-
1985, pp. 207-226. ne seraient nécessaires s'il existait une chische Landsmannschaft, Wien, 1974. 39
dance à les tenir, à tort, pour quantité négli-
geable. L'idée la plus fréquemment avancée,
tant dans les milieux atlantistes que dans cer-
Un événement littéraire ! tains autres milieux de droite, est que le meil-
leur moyen de «bâtir l'Europe» est de «ren-
forcer le couple franco-allemand».
Les débats stratégiques de ces dernières
années ont redonné à cette idée une nouvelle
vigueur. C'est ainsi que, dans des familles
d'opinion très différentes, certains ont pro-
posé d'«étendre à la RFA la garantie
nucléaire française», de «déployer le dispo-
sitif militaire français sur l'Elbe», de faire
occuper un «créneau à l'avant» par des divi-
sions classiques appuyées par un armement
nucléaire tactique, etc. La création d'une
«force d'intervention rapide» susceptible de
participer à la «bataille de l'avant» dans
l'hypothèse d'une guerre conventionnelle en
Europe, ainsi que l'idée de proposer à Bonn
une «double clef franco-allemande» sur le
missile tactique Hadès, successeur du Plu-
ton, rentrent aussi dans cette catégorie de
propositions.

Et si l'URSS rouvrait
la question allemande ?

Toutes ces hypothèses, inspirées parfois

Jacques Mariaud par une germanophilie sincère, nous parais-


sent irréalistes, et même négatives, pour la
raison principale exposée plus haut : tout ce

LE RENOUVEAU PAÏEN qui renforce unilatéralement l'Europe occi-


dentale, tout ce qui arrime la seule Républi-
que fédérale au bloc de l'Ouest, et à la

DANS LA PENSÉE FRANÇAISE France en particulier, ne peut avoir comme


résultat concret que le durcissement des blocs
et la perpétuation de la division allemande
préface de Jean Cau et européenne. Sur le plan stratégique, les
«garanties» nucléaires que la France accor-
derait à la RFA seraient en outre à peine plus
Dans cette étude de haut niveau, rigoureuse et toujours claire, crédibles que les «garanties» américaines :
aucun pays, encore une fois, ne peut pren-
Jacques Mariaud oppose l'idée païenne à la pensée rationalisante dre au bénéfice d'un autre le risque de sa
et s'attache à déceler le retour du mythe, au XXème siècle, dans propre destruction. L'hyJlOthèse d'une
l'idéologie, la psychologie et la littérature. Il met en parallèle la guerre conventionnelle en Europe, à laquelle
désacralisation du monde et la montée de l'individualisme, analyse les théoriciens de l'OTAN s'accrochent obs-
tinément, ne correspond pas aux données
le déclin des normes, défend une subjectivité héroïque et une phi- actuelles du problème (facteur temps, avan-
losophie de l'affirmation inconditionnelle du monde, en s'appuyant tage à l'initiative, évolution des techniques).
notamment sur l'œuvre de Clément Rosset. Dans la deuxième Et de ce point de vue, toutes les théories
partie de son étude, Jacques Mariaud évoque quelques grandes actuelles selon lesquelles «le sanctuaire fran-
çais commence par l'Elbe» relèvent du rêve
figures qui témoignent du renouveau païen dans la pensée fran- ou de l'illusion.
çaise contemporaine : Montherlant, Pierre Gripari, Jean Cau, Alain Mine, sur ce sujet, a d'ailleurs le
Louis Pauwels (en tenant compte de l'évolution récente de cet mérite de la franchise. Sa conclusion est que
écrivain), etc., et se livre à un «survol païen» de la littérature fran - la meilleure des solutions serait que la France
abandonne sa doctrine stratégique fondée
çaise) : Rabelais et Montaigne, les romantiques et les idéalistes, sur la dissuasion nucléaire, qu'elle abdique
jusqu'à des auteurs comme Drieu, Malraux, etc. Le dernier cha- ses «fantasmes d'autonomie», s'assume
pitre est consacré à la «nouvelle droite». L'ouvrage comprend de comme «la pointe occidentale du monde
nombreuses notes et références, ainsi qu'un précieux index biblio- atlantique» et cherche «à s'insérer le mieux
possible dans le dispositif militaire améri-
graphique. Un livre indispensable pour tous ceux qui se recon- cain» (21), et que, parallèlement, elle fasse
naissent dans les idées de la «nouvelle droite». tout pour «arrimer» la RFA à l'Europe occi-
dentale dans l'intention déclarée de l'empê-
cher de constituer l'embryon d'une nouvelle
Voir bulletin de commande en page 54 Mitteleuropa. «Premier impératif, écrit
40 (21) Op. cit., p . 191.
Mine : à la question allemande, répondre du tituerait un partenaire efficace et puissant, l'avance (ainsi que les Américains l'ont fait
côté français par une priorité absolue à dont le Kremlin a besoin sur bien des plans. trop souvent), de passer sous les fourches
l'Allemagne. Nous devons essayer d'emmail- Une telle évolution bouleverserait par ail- caudines de son interlocuteur, de sacrifier ses
loter l'Allemagne dans le réseau le plus dense leurs les rapports de forces internationaux, atouts ou de faire des concessions sans con-
possible de liens militaires, monétaires, remettrait en cause le face à face actuel, trepartie. Il s'agit seulement de voir dans
industriels, juridiques et constitutionnels. La désorganiserait totalement l'Alliance atlan- quelle mesure les intérêts de chacun peuvent
France a pour vocation d'arrimer l' Allema- tique et la CEE et réaliserait donc largement coïncider et quel est pour chacun le prix à
gne à l'Europe.» Et plus loin : «Il s'agit de le «découplage» escompté à Moscou. Les payer.
jouer les aimables courtiers, les intermédiai- avantages ne seraient pas moins grands pour Une stratégie politique n'implique pas
res, les relais entre l'Allemagne et l'Occi- les Allemands, et avec eux pour tous les l'adhésion idéologique. Quand il s'allie au
dent» (22) ! La «germanophilie» professée Européens, dans la mesure où l'on assiste- sultan de Constantinople pour faire contre-
par Mine dévoile ici sa véritable nature : il rait enfin à un début de remise en cause radi- poids à la maison d'Autriche, François Ier
s'agit de perpétuer la division du monde en cale de la politique des blocs. n'embrasse pas la cause de l'Islam. Et Hit-
deux et d'empêcher le peuple allemand Il y a certes des risques de part et d'autre. ler, après la signature du pacte germano-
d'assumer son identité au sein d'une nation Ils sont à examiner posément, et devraient soviétique du 23 août 1939, ne sortit pas les
retrouvée. L'embrassade se révèle être une faire l'objet d'une négociation. Au rebours communistes allemands des prisons où il les
étreinte fatale ... d'Alain Mine, nous sommes partisans d'une avait jetés ! Les Allemands sont mieux pla-
Par contre, Alain Mine va très justement telle négociation. Il est bien clair néanmoins cés que quiconque (et surtout mieux que les
à l'essentiel quand il interroge : «Et si qu'elle devrait être engagée avec prudence. Etats-Unis, qui, eux, ne se sont jamais bat-
l'Union soviétique rouvrait un jour laques- Négocier ne signifie pas concéder quoi que tus contre eux) pour savoir ce qu'ils ont à
tion allemande ? Si, pour une fois imagina- ce soit sans garanties assurées. Négocier redouter des Russes. Ils n'ont nullement
tive et mobile, elle prenait une initiative n'implique pas d'honorer ses obligations à l'intention de devenir «soviétiques» et ne
diplomatique aussi novatrice que l'ouverture
en son temps du président Nixon vers la
Chine ? Si, échappant à son expansionnisme
lourd et conservateur, elle offrait aux deux
Allemagnes un troc fulgurant - un sem-
blant de confédération en échange d'un dis-
cret neutralisme ? Si, à la menace de l'agit-
prop ou à l'infiltration, elle substituait un
de ces accords globaux dont les grands diplo-
mates du XIX• siècle avaient le secret ? Si,
en un mot, l'Union soviétique avait une
diplomatie intelligente ?» C'est en effet la
question-clé.
Le problème se pose dans les termes sui-
vants. L'Union soviétique, comme l'écrit
Jordis von Lohausen, est un «manteau
auquel on a cousu les manches» : «La mer
Baltique lui est fermée à Copenhague, la mer
Noire à Istanboul, la Méditerranée à Gibral-
tar et à Suez, la mer Rouge à Aden» (23).
Elle a la hantise de l'encerclement, et elle l'a
d'autant plus qu'il y a des fusées américai-
nes aux frontières du bloc de l'Est, alors qu'il
n'y a pas de fusées russes aux frontières des La neutralisation
Etats-Unis. Depuis 1945, le Kremlin a pour- n'est pas nécessairement
suivi deux objectifs majeurs : empêcher la vouée à entraîner une
réunification de l'Allemagne, traditionnel- «finlandisation», comme
lement perçue comme un «danger», et pro- le montre l'exemple
voquer le «découplage» de l'Europe et des de l'Autriche. Ce petit
Etats-Unis. Jusqu'à présent, l'URSS n'a pays a su rester
jamais réussi à atteindre le second objectif, d'autant plus indépendant
ce qui l'a fréquemment conduite à jouer les qu'il a échappé au
Etats-Unis contre l'Europe, pour tirer au protectorat américain
moins avantage d'un statu quo bipolaire per- comme à l'occupation
pétuant la réalité du condominium. La ques- soviétique. La récente
tion est de savoir dans quelle mesure l'Union et triomphale élection de
soviétique est capable de percevoir qu'il y a Kurt Waldheim malgré
désormais contradiction relative entre les les campagnes lancées
deux objectifs qu'elle s'est fixés. En d'autres à l'étranger contre lui
termes, de savoir dans quelle mesure le (ci-dessus) ont été
Kremlin est prêt, pour obtenir le «décou- l'occasion, pour
plage», à accepter la réunification. le peuple autrichien, de
Sur le plan militaire, une Allemagne réu- manifester avec éclat
nifiée et dénucléarisée ne présenterait pas le sa volonté d'indépendance.
moindre danger pour l'Union soviétique. Sur Ci-contre : en Roumanie,
le plan industriel et technologique, elle cons- Ceucescu a tenté de
(22) Ibid., pp. 226-227. . prendre ses distances
(23) «Strategie des Ueberlebens», op. czt. vis-à-vis des Soviétiques. 41
sont pas assez stupides pour se jeter d'eux- l'ensemble des républiques soviétiques, mais
mêmes dans la «finlandisation>> . Les sonda- aussi dans les pays du bloc de l'Est qu'il
ges montrent que si la majorité d'entre eux aspire visiblement à «reprendre en main» .
sont prêts à accepter la neutralisation pour (Le renouvellement pour trente ans du Pacte
parvenir à la réunification, 11 ffJo seulement de Varsovie et la réactivation du Comecon,
(en RFA) accepteraient pour parvenir à ce décidée l'été dernier, vont dans ce sens.)
but de vivre en régime socialiste. Ces chif- Alors seulement, des «avances» pourront
fres sont révélateurs. Comment peut-on être faites en direction de l'Allemagne, et
s'imaginer, d'ailleurs, après ce qu'ils ont peut-être aussi du Japon.
vécu depuis un siècle, que les Allemands
puissent ne pas être avertis et conscients des Aux Européens de régler
risques encourus ? Doivent-ils pour autant le sort de l'Europe
refuser d'examiner les propositions qui peu-
vent leur être faites dès l'instant qu'ils savent L'année 1988 représente à cet égard une
que, de toute façon, la clé de leur avenir est échéance importante. En Allemagne fédé-
à Moscou? rale, il y a de bonnes raisons de penser que
«Les Russes attèlent lentement», disait de Varsovie», tout comme la déclaration les sociaux-démocrates, alliés peut-être aux
déjà Bismarck au siècle dernier. Y a-t-il des faite à François Mitterrand, selon laquelle libéraux, auront succédé à la chancellerie, à
raisons de penser que l'Union soviétique «dans la mesure où les pays de la CEE agis- l'occasion des élections générales de janvier
pourrait avoir demain cette «diplomatie sent comme une entité politique, l'URSS est 1987, au calamiteux Helmut Kohl. La
intelligente» qu'évoquait Alain Mine ? La prête à chercher avec .eux un langage com- France connaîtra de nouvelles élections pré-
réponse à cette question est évidemment liée mun sur les problèmes internationaux con- sidentielles (si un scrutin anticipé n'est pas
au facteur nouveau que représente l'arrivée crets» (24) . intervenu d'ici là). Il en ira de même, enfin,
au pouvoir au Kremlin de Mikhaïl Gorbat- Plusieurs autres faits récents sont aussi à aux Etats-Unis . Et Ronald Reagan, qui a
chev. Dans la mesure où ce dernier est fré- noter. En avril dernier, au moment même jusqu'à présent opposé une fin de non-
quemment présenté comme l'héritier de la où M. Falin, l' un des meilleurs spécialistes recevoir systématique à toutes les proposi-
«ligne» Andropov, il est en effet important soviétiques des questions allemandes, était tions du Kremlin visant, depuis le moratoire
de se rappeler qu'en son temps, Youri nommé à la tête de l'agence Novosti, le décrété unilatéralement par Moscou en juillet
Andropov avait développé une incontesta- Kremlin procédait à la nomination d'un nou- 1985, à négocier un arrêt total des essais
ble politique d'ouverture en direction de vel -ambassadeur à Bonn, en la personne de nucléaires à l'Est comme à l'Ouest (25), ne
l'Allemagne de l'Ouest. Cette politique avait Youli Kvitzinski. Celui-ci a dirigé du côté pouvant briguer un troisième mandat, ne
au contraire subi un coup d'arrêt brutal sous russe les négociations sur le désarmement de sera plus président.
Tchernenko, qui n'avait pas hésité à désa- Genève . Il a également consacré sa thèse de Robert Steuckers écrit que «la question de
vouer les démarches entreprises par Erich fin d'études à la question de Berlin. savoir si la Russie appartient ou non à
Honecker à l'instigative de son prédécesseur. Quelques jours après l'arrivée de Kvit- l'Europe dépend du lieu où existe une fron-
(Début septembre 1984, Honecker se voit zinski en RFA, Mikhaïl Gorbatchev se ren- tière de combat» (26), c'est-à-dire de la poli-
interdire la visite qu'il avait prévu de faire dait à Berlin-Est pour assister au Ile congrès tique suivie par le Kremlin . Dans les deux
en RFA, tandis que le chef d'état-major du PC est-allemand. Le geste a été remar- ans qui viennent, cette politique peut chan-
général Ogarkov est limogé.) qué : aucun secrétaire général du PCUS ger et entraîner des modifications radicales
n'avait été présent à de telles assises depuis dans le paysage politique européen. La réé-
Gorbatchev attend 1971. Sur sa signification précise, des hypo- mergence progressive d'une Mitteleuropa
le départ d'Helmut Kohl thèses diverses ont été avancées. Les com- neutralisée serait un événement de première
mentateurs ont surtout retenu que la visite grandeur. Une chose est sûre : dans les
Courant 1985, Gorbatchev a par ailleurs qu'Erich Honecker devait effectuer à années à venir, l'Allemagne ne peut que con-
laissé entendre qu'il portait à l'Europe en l'Ouest, visite annoncée depuis deux ans et tinuer à aller obstinément à la rencontre
général un intérêt contrastant avec l'attitude déjà plusieurs fois reportée, a été ajournée d'elle-même. Une autre chose est sûre : c'est
de ses prédécesseurs. L'élimination de à nouveau. Ce report, qui confirme que Gor- aux Européens qu'il appartient de régler le
Gromyko du poste de ministre des Affaires batchev entend conserver personnellement le sort de l'Europe avec leurs partenaires géo-
étrangères et son remplacement par Edouard contrôle de l'évolution des relations interal- politiques «naturels». Rien ne peut être plus
Chevardnadzé a paru à cet égard avoir valeur lemandes, montre en fait que Moscou profitable à l'URSS que de savoir que les
de symbole. Pour Gromyko, la politique n'attend plus rien du gouvernement Helmut Européens ne peuvent «choisir» qu'entre elle
étrangère du Kremlin était centrée sur un dia- Kohl, dont le ralliement au projet américain et les Etats-Unis, sans jamais pouvoir comp-
logue privilégié avec Washington, reléguant de «guerre des étoiles» (en dépit des critiques ter sur eux-mêmes, car c'est alors que la logi-
l'Europe et les pays tiers au second plan, émises par le ministre libéral des Affaires que continentale finira par jouer en sa
ainsi que sur les discussions autour des pro- étrangères Hans-Dietrich Genscher) a faveur. Par contre, si l'alternative n'est plus
blèmes d'armement. En ira-t-il différemment démontré l'alignement complet sur les posi- «Washington ou Moscou», mais bien
avec Chevardnadzé? Beaucoup d'observa- tions des Etats-Unis. «l'Europe ou la Russie», alors il devient pos-
teurs l'ont pensé. Certes, la lecture des tex- Ces initiatives semblent annoncer de nou- sible de sortir de Yalta.
tes adoptés au 27• congrès du PCUS, ainsi veaux développements. Il va de soi néan- A. de B.
que la récente nomination d' Anatoli Dobry- moins que la prudence s'impose. Une <<nou-
nine, ambassadeur à Washington depuis velle politique allemande» du Kremlin nous (24) «Le Monde», 5 octobre 1985.
vingt-quatre ans, au poste de directeur des semble possible - beaucoup plus possible, (25) Le refus américain de mettre fin aux
départements internationaux du comité cen- certainement, que dans un passé récent -, essais nucléaires souterrains s'explique, on
tral chargés de superviser l'action du minis- mais elle n'a évidemment rien d'assuré et le sait, par la volonté des Etats-Unis de pour-
tère des Affaires étrangères, sont de nature continue à dépendre d'une grande quantité suivre la mise au point de l'ogive du missile
à nourrir certains doutes. Significatifs, de facteurs dont l'analyse a peine à évaluer Midgetman et de construire leurs engins à
cependant, sont les propos de Gorbatchev, le poids exact. Elle ne saurait intervenir, en laser, composante majeure de la «guerre des
tenus au mois d'avril dernier, en faveur d'un tout état de cause, que lorsque Gorbatchev étoiles».
«démantèlement simultané des organisations se sera assuré du contrôle complet du pou- (26) «La Russie, l'Europe et l'Occident»,
42 militaires de l'Alliance atlantique et du Pacte voir, non seulement au Kremlin et dans «Orientations», novembre-décembre 1983.
Quand des Européens,
Anglais et Allemands en
tête, défilent dans
Bruxelles pour la liberté
et la survie de leur
patrie... Ancien
inspecteur général de la
Bundeswehr, le général
Gert Bastian est
devenu l'une des figures
les plus originales
du mouvement pacifiste
allemand. Dans cet
entretien exclusif,
il développe un point
de vue nuancé sur la
question de la paix et de
la sécurité en Europe.

La réunification par la paix


e général Gert Bastian occupe sur la wehr, et j'ai donné ma démission trois ans plus pouvoir contrôler les choses. Le plus
L scène politique ouest-allemande une avant d'achever mon temps comme général
de division. Si j'ai demandé et obtenu d'être
grand risque de guerre tient au fait que la
technologie militaire devient à elle-même sa
place tout à fait particulière. Militaire de car-
rière, ancien inspecteur général de la Bun- relevé de mes fonctions, c'était parce que propre fin.
deswehr, il n'a pas hésité à abandonner ses j'estimais que la décision de l'OTAN de pro- - Vous craignez que cette guerre n'affecte
fonctions, à la fin des années soixante-dix, céder à des mesures de réarmement était en priorité le théâtre européen, et en parti-
pour devenir l'un des représentants du cou- néfaste et correspondait à un nouveau pas culier le sol allemand ?
rant modéré du mouvement pacifiste. Signa- en avant dans une direction erronée. A cette - En effet. Pendant longtemps, on a cru
taire de l'Appel de Krefeld (et, plus récem- époque, en dehors de quelques hommes poli- que le «parapluie atomique» permettait de
ment, du manifeste élaboré par Herbert tiques (Eppler, Baum, Weizsacker, etc.) et sanctuariser durablement et efficacement,
Ammon et Theodor Schweisfurth en faveur d'un petit nombre de militaires responsables, non seulement les pays détenteurs de l'arme
d'une confédération interallemande neutra- peu de gens partageaient cette opinion. Le nucléaire, mais aussi ceux auxquels ils pro-
lisée), il a été élu député «vert» en 1983 et mouvement pacifiste tel qu'il existe mettaient leurs «garanties». Aujourd'hui,
siège toujours aujourd'hui, comme parle- aujourd'hui en Allemagne était encore cette idée n'est plus crédible. Le développe-
mentaire non inscrit, au Landtag de Bavière. embryonnaire. Pour être franc, je n'imagi- ment récent de nouvelles formes d'arme-
Il travaille par ailleurs, avec l'ex-député nais d'ailleurs pas qu'il puisse prendre aussi ments aux caractéristiques techniques tota-
et ancien lieutenant-colonel Alfred Mechters- rapidement l'ampleur qu'il a prise depuis. lement différentes rend le «parapluie» caduc.
heimer (qui fut l'un des adversai,res du pro- Pour moi, l'essentiel était alors de ne plus Et les pays qu ' il était censé abriter seraient
jet d'avion MRCA-Tornado), au Forschung- me trouver associé à une évolution que j'esti- les premiers à connaître la destruction de
sinstitut für Friedenspolitik (Uhdestrasse 2, mais fatale pour les intérêts allemands et toute vie présente et à venir.
9130 Starnberg am See). Cet organisme, qui européens. - La République fédérale allemande peut-
est en contact permanent avec la mouvance elle à votre avis contribuer de façon spécifi-
- Il y a aujourd'hui dans l'opinion une cer-
neutraliste-pacifiste, édite le Friedenspolitis- que au maintien de la paix mondiale ? Une
taine peur diffuse. Pensez-vous vraiment que
cher Kurier et la revue Mediatus. Parmi ses telle politique serait-elle compatible avec
le risque de guerre soit plus grand actuelle-
projets de recherche en cours : l'étude des l'objectif de la réunification tel qu'il est
ment qu'il ne l'a été au cours des trente der-
armements défensifs, la transformation des défini dans la Loi fondamentale ?
nières années, par exemple lors du blocus de
structures de l'OTAN, la coopération - J'en suis tout à fait persuadé. La politi-
Berlin ou de la crise de Cuba ?
euro-arabe. - J'en ai effectivement le sentiment. Si la que de la RFA devrait consister à rompre
Eléments : Officier général de la Bundes- guerre devient aujourd'hui plus probable nettement avec l'armement nucléaire, en
wehr, vous avez risqué votre carrière en que dans le passé, ce n'est pas en raison montrant que l'on peut vivre à l'abri des
rejoignant le mouvement pacifiste. Quelles d'une situation générale particulièrement périls sans la protection illusoire qu'il repré-
étaient alors vos motivations ? tendue, ni parce que quelqu'un a décidé de sente. Des initiatives en ce sens, non seule-
Général Bastian : Je n'ai pas véritablement la faire, mais parce que le développement des ment sont compatibles avec la réunification,
risqué ma carrière, car celle-ci était pratique- armements, nucléaires notamment, aussi chi- mais lui permettraient tout simplement de se
ment terminée . J'avais le plus haut grade miques ou bactériologiques, a pris désormais réaliser. Le renforcement des armements au
qu'il est possible d'atteindre dans la Bundes- une telle ampleur que nous risquons de ne sein des deux blocs militaires (l'OTAN et le 43
Les pays membres
de l'OTAN célèbrent
le trentième
anniversaire du
Commandement allié
en Europe. Pour
le général Bastian,
l'Allemagne
devrait œuvrer
à la constitution,
au centre de
l'Europe, de zones
dénucléarisées,
propres à favoriser
la détente,
à rapprocher les
Etats européens
séparés depuis
Yalta et à créer à
moyen terme
les conditions d'une
réunification.

Pacte de Varsovie) consolide et aggrave la place un nouveau nationalisme. Les deux la tension existante, contribuera au contraire
division de l'Europe, et donc de l'Allema- arguments me paraissent aussi erronés l'un à la réduire en établissant une sorte de «tam-
gne . Une politique qui aboutirait à réduire que l'autre. Le mouvement pacifiste en Alle- pon» entre des blocs militaires qui se trou-
progressivement l'armement nucléaire dans magne est beaucoup plus complexe que cela. vent aujourd'hui directement affrontés les
les deux blocs permettrait de combler dans - Un argument fréquemment opposé à uns aux autres.
une certaine mesure le fossé qui sépare l'armement nucléaire tient à l'«overkill», - Certains théoriciens pensent qu'il pour-
actuellement les deux parties de l'Europe. c'est-à-dire au fait que les grandes puissan- rait être possible un jour, par une attaque
- Pensez-vous que le mouvement pacifiste ces détiennent des armements bien supérieurs «préventive» de grande efficacité, de détruire
devrait se transformer en parti ? à ce qui est nécessaire pour provoquer totalement le potentiel nucléaire de la puis-
- Je ne suis pas certain qu'il aurait alors l'anéantissement complet de l'adversaire. sance adverse, en sorte que seules les trou-
beaucoup de chances. Il me semble que son - Au cours de ces dernières années, la capa- pes conventionnelles feraient la décision.
impact sera meilleur si les pacifistes essaient cité d'overkill a effectivement été multipliée Qu'en pensez-vous ?
de faire passer leurs idées dans tous les par- de façon aussi dangereuse que ridicule. Il est - Je suis convaincu que cela restera impos-
tis, afin de toucher et de convaincre le plus évident en effet que lorsqu'on a la possibi- sible. Aucun moyen technique ne pourra
grand nombre possible de parlementaires et lité de détruire dix fois l'adversaire, il est par- jamais enlever à l'adversaire la totalité de son
d'hommes politiques. Une telle stratégie lui faitement inutile de pouvoir le détruire vingt arsenal nucléaire. Une attaque surprise
évitera aussi d'être victime de la bureaucra- fois. L'augmentation de la capacité de pourra éventuellement le décimer, ou le
tie et de la fonctionnarisation, qui lui frappe destructrice était liée en fait à l'effet réduire de moitié, mais il restera toujours un
feraient perdre le caractère «direct» et spon- dissuasif présumé. Or, ce qui est grave, c'est potentiel dit «de seconde frappe» qui servira
tané qui est en grande partie à l'origine de que nous voyons apparaître maintenant de à la contre-attaque et anéantira l'attaquant.
son succès. nouveaux systèmes d'armements, à l'Ouest Personne ne peut espérer échapper à cette
- Beaucoup d'observateurs estiment que le d'abord et sans doute demain aussi à l'Est, seconde frappe.
mouvement pacifiste renforce les groupes qui rompent avec la logique de la dissuasion - Faut-il maintenir l'OTAN et l'intégration
extrémistes. Quelle est votre opinion ? (la «non-guerre») et engendrent l'idée redou- de la Bundeswehr dans ce système de
- Vous faites sans doute allusion à la pré- table que, grâce à ces nouvelles armes, il défense?
sence d'éléments d'extrême gauche, commu- devient possible de mener et de gagner rapi- - Pour l'instant, certainement. Il n'y a
nistes notamment, dans les rangs du mou- dement un conflit sur un territoire limité. Or, aucune raison de démanteler unilatéralement
vement pacifiste. Cette présence ne signifie dans le cas qui nous intéresse, ce territoire l'alliance défensive occidentale aussi long-
nullement que nous soyons favorables au n'est ni l'Afrique ni l'Alaska ni l'Australie, temps que le Pacte de Varsovie reste en
communisme ou que nous ayons voulu avoir mais bien l'Europe où se font face les for- vigueur sous sa forme actuelle. La RFA, qui
avec les communistes des rapports privilé- ces armées des deux blocs militaires, avec est la première victime de la partition de
giés. Cela montre seulement que le mouve- une concentration de moyens de destruction l'Europe, devrait par contre tendre tous ses
ment pacifiste est assez tolérant pour colla- qui n'a aucun équivalent dans l'histoire. efforts à surmonter la confrontation des
borer avec les groupements les plus divers, - La création d'une zone dénucléarisée en blocs, en créant une situation dans laquelle
même extrémistes, lorsqu'ils approuvent ses Europe écarterait-elle vraiment le risque de les deux blocs militaires en présence devien-
mots d'ordre en faveur de la paix et du guerre? draient inutiles et n'auraient plus qu'à dis-
désarmement. L'évolution de l'opinion est - Ceux qui, comme moi, sont partisans paraître. C'est aussi la seule façon de per-
d'ailleurs significative. On a d'abord accusé d'une telle création ne cultivent pas le rêve mettre aux pays de l'Est d'avoir un peu plus
le mouvement pacifiste d'être un «cheval de puéril que l'existence d'une ou de plusieurs de liberté.
Troie» du Kremlin, puis, comme cet argu- zones dénucléarisées engendrera partout la - Dans la situation actuelle, l'Allemagne
ment vraiment ridicule devenait éculé, on lui paix mondiale. Mais il est évident que la fédérale peut-elle se dispenser d'avoir une
44 a fait le reproche inverse : celui de mettre en constitution de ces zones, loin d'augmenter défense, représentée par la Bundeswehr ?
Dans toute l'Europe, d 'importantes
manifestations pacifistes se sont produites
pour protester contre l'installation
de missiles américains Pershing, comme ici
à Copenhague, le 27 mars 1983.
Pacifiste et européen convaincu,
le général Bastian croit à la possibilité
de mesures unilatérales en matière
de désarmement, avec des gestes limités
et progressifs propres à mettre
un terme à l'escalade et à convaincre
les Russes que cette escalade n'est pas
nécessaire pour aboutir à une négociation.

laquelle les experts ne sont pas d'accord entre


eux . Si l'on se tourne vers les instituts de
recherche spécialisés, on s'aperçoit que, con-
trairement à l'idée reçue, selon eux, ce sont
les dépenses de l'OTAN qui excèdent très lar-
gement celles de l'URSS et du Pacte de Var-
sovie. La différence, c'est que ces dépenses
coûtent relativement plus aux Soviétiques
qu'elles ne coûtent aux Occidentaux. Y a-t-
il dès lors un risque que le Kremlin ne puisse
Etes-vous partisan d'une diminution du bud- soviétique a compris qu'elle a atteint depuis pas suivre le rythme et se trouve acculé à la
get militaire ? longtemps ses limites d'expansion maximale. situation que vous décrivez ? On peut effec-
- C'est une question complexe. Après la Les difficultés qu'elle rencontre dans les pays tivement se poser la question. Et c'est une
catastrophe qu'a représenté pour les Alle- de l'Est (soulèvements de la RDA et de la raison supplémentaire de mettre un terme à
mands la Seconde Guerre mondiale, je peux Hongrie, invasion de la Tchécoslovaquie, la course aux armements.
comprendre que beaucoup d'entre eux situation actuelle en Pologne) lui montrent - Le slogan «plutôt rouge que mort» («lie-
auraient préféré renoncer complètement aux très clairement qu'elle n'a aucun intérêt à y ber rot ais tot») représente-t-il pour vous une
armements. Mais l'ensemble de la popula- ajouter encore en venant occuper les pays de alternative valable ?
tion ne pouvait se rallier à cette attitude, à l'Ouest européen. C'est pourquoi je pense - A mes yeux, ce slogan est à proscrire.
laquelle je n'ai pas adhéré moi-même. J'ai que l'Occident pourrait très bien prendre Personne ne préfère être «rouge» plutôt que
en effet jugé nécessaire et opportun que l'initiative d'une réduction pondérée de ses mort, et personne ne préfère être mort plu-
l'Allemagne de l'Ouest contribue à l'effort armements, afin de mettre un terme à l'esca- tôt que «rouge». Poser le problème dans ces
de défense de l'Alliance atlantique, afin lade, de faire comprendre à l'autre camp que termes, c'est tomber dans une propagande
d'être mieux protégée vis-à-vis de la confron- cette escalade n'est pas une nécessité et de simpliste qu'il n'est pas difficile de réfuter.
tation Est-Ouest que ne l'aurait été un Etat créer les conditions d'une véritable négocia- «Ni rouge ni mort» : tel doit être l'objectif
qui aurait fait cavalier seul. Je pense par ail- tion. Même si les potentiels nucléaires exis- d'une politique raisonnable en Europe, pré-
leurs que la Bundeswehr est une armée tants étaient réduits de 10 OJo, compte tenu cisément pour n'avoir jamais à choisir entre
moderne, bien entraînée et motivée, et il ne de l'ampleur des moyens dont disposent les «mort» et «rouge».
fait pas de doute que les Soviétiques la con- deux parties, celles-ci resteraient totalement - Est-il envisageable, selon vous, que les
sidèrent comme un adversaire potentiel qu'il inattaquables. Une réduction unilatérale grandes puissances renoncent à la partition
faut prendre très au sérieux. Ceux qui don- d'armements n'entraînerait de ce point de de l'Europe décidée à Postdam et à Yalta et
nent une image négative de la Bundeswehr vue aucun changement spectaculaire. Elle se retirent l'une et l'autre de leur zone
se trompent à tous les points de vue. Mais aurait simplement valeur de signal. d'influence respective ?
cela ne signifie pas que nous devons augmen- - Le bloc de l'Est consacre à ses armements -Si l'on parvenait à convaincre notamment
ter perpétuellement notre effort de défense. des investissements bien supérieurs à ceux l'Union soviétique, dont la situation est dans
Certains crédits militaires pourraient même, des Etats occidentaux. L'Union soviétique l'ensemble moins enviable, et qui se trouve
à mon avis, être affectés à des tâches plus peut-elle soutenir ce rythme ? La course aux en position de faiblesse, tant sur le plan
importantes. armements ne l'oblige-t-elle pas à lancer une militaro-stratégique que sur le plan écono-
- En théorie, personne n'est contre la paix. attaque préventive, afin de ne pas se retrou- mique, qu'une renonciation à son glacis est-
Ne craignez-vous pas qu'un geste de désar- ver le dos au mur ? européen ne constituerait pas pour elle un
mement unilatéral de la part des puissances - Il n'est pas exact de dire, comme on ne risque inacceptable, je crois qu'il existerait
occidentales n'augmente le poids de la cesse de le répéter, que l'URSS et l' ensem- une possibilité sérieuse de voir les deux
menace soviétique ? ble des pays du Pacte de Varsovie dépensent superpuissances abandonner leurs positions
- Je n'accorde aucun crédit à cette idée, pour leurs armements plus que les pays occi- de force actuelles, positions dont le point de
encore largement répandue en Occident, dentaux. Ce qui est vrai, par contre, c'est contact se situe en Allemagne.
selon laquelle l'Union soviétique chercherait que la part représentée par les armements - Pour la politique allemande, la paix doit-
continuellement à augmenter sa puissance, dans le PNB de l'Union soviétique est supé- elle primer sur l'objectif de la réunification ?
en sorte que l'Occident devrait à son tour rieure au pourcentage correspondant à - Pour moi, les deux choses ne sont pas
constamment chercher à augmenter la sienne l'Ouest. Savoir qui «dépense le plus» impli- contradictoires. La politique de paix est
afm de l'en empêcher. Je crois plutôt que les que d'ailleurs de pouvoir comparer les aussi, et même d'abord, une politique de réu-
deux démarches se nourrissent mutuelle- dépenses sur une base monétaire uniforme, nification, puisque celle-ci exige que prenne
ment. Tout indique par ailleurs que l'Union ce qui est difficile, et c'est la raison pour fin la confrontation entre les blocs. • 45
faits et gestes
exclut le flou, l'imprécision ou
l'effet en faveur d'une expres-
sion dense, concise et limpide.
La sagesse de Keyserling Peut-être plus réellement
«moderne» que Boulez mais
eyserling a-t-il achevé sa traversée du désert ? Univer- infiniment plus «audible»,
K sellement connu et admiré avant la dernière guerre, Henri Dutilleux a su en effet
se défier de la dictature du
invité partout dans le monde et publiant ses œuvres dans
toutes les langues de l'Europe, il sombra inexplicablement dodécaphonisme («ces douze
dans l'oubli après sa mort (1946). Mais les signes de son balles dans la peau de la musi-
«réveil» se multiplient, y compris en France où l'on a publié que», comme dit ironique-
de lui récemment un livre sur l'Inde (Belles Lettres, 1980) ment Pierre Schaeffer)
et maintenant son ouvrage le plus célèbre, Journal de voyage comme des «bricolages» des
d'un philosophe (paru pour la première fois en français en musiques électro-acoustiques.
1926). De plus, la Nouvelle Revue de Paris reprend dans sa Outre un ouvrage de Daniel
livraison de mars 1986 quelques-unes des interventions du Humbert chez Champion
colloque organisé lors du centenaire de sa naissance, en 1980, Slatkine (256 pages, 98 F),
parmi lesquelles on relèvera celles de Christian de Bartillat, son œuvre est désormais con-
Anne-Marie Bouisson, Ventila Horia, Jean-Paul Boyer, sacrée régulièrement dans les
Charles du Bos, etc. Honneur à programmes de France-
Aujourd'hui, alors que l'Afrique et l'Asie sont à quelques Musique : Trois Strophes sur
heures d'avion, voyager paraît banal. Ce l'était moins en Dutilleux le nom de Sacher (pour vio-
1911 quand Keyserling entreprit son tour du monde. Mais loncelle) le 15 janvier, For
A soixante-dix ans, Henri Aldeburgh 85 (pour hautbois,
l'essentiel, on le sent bien, n'est pas dans la vitesse ou le con-
Dutilleux est peut-être en clavecin et percussion) en
fort des moyens de transport mais dans les dispositions
passe d'être reconnu comme création le 22 janvier, Pre-
d'esprit du voyageur. Ce que recherche Keyserling en par-
le plus grand compositeur mière symphonie le 15 mai.
courant l'Inde, la Chine, le Japon, l'Amérique, c'est ce qu'il
français contemporain. Il est On attend toutefois que ce
appelle le «sens vrai», c'est-à-dire la signification ultime des
vrai que son œuvre, parcimo- compositeur aussi important,
choses, laquelle ne se révèle qu'à travers l'expérience per-
nieuse et exigeante, l'a long- dans l'histoire de la musique
sonnelle de l'individu. A ce titre, le Journal de voyage est
temps tenu à l'écart des modes française, que Janequin, Cou-
plus un «roman» (le mot est de Keyserling lui-même) qu'un
et des coteries musicales. Tout perin, Rameau, Berlioz,
recueil de notations pittoresques. Le plus souvent d'ailleurs
en prenant en compte les Debussy ou Ravel, se décide
le philosophe ne dit rien des lieux qu'il visite (une agence
acquis de la musique euro- à écrire l'opéra que l'on
de voyages n'y trouverait pas matière à alimenter sa publi-
péenne depuis Wagner et attend de lui et qu'il aurait
cité) ; il est en revanche attentif aux hommes, à leur mode
Debussy, Henri Dutilleux est promis un jour, dit-on, à Rolf
de vie, à leur mentalité, et surtout à leur vision du monde.
resté profondément un classi- Lieberman lorsque ce dernier
A Bénarès, par exemple, Keyserling observe les hindous
que : chez lui, le sentiment dirigeait" le palais Garnier ...
saluant le lever du soleil au bord du Gange, mais c'est pour
s'interroger sur les raisons d'être du culte ainsi rendu au Dieu
de la Lumière. Là où un touriste pressé ne verrait que prati-
ques pittoresques (ou choquantes), Keyserling explique :
«L'Hindouisme ne connaît pas de Dieu solaire ; il n'a jamais
Nouvelle Revue de Paris
révéré ce qui est matière comme esprit. Mais il ordonne Poursuivant son effort en sur «Jünger, enfant et adoles-
d'adorer le Soleil, parce que c'est là la manifestation physi- faveur de la renaissance d'une cent», des textes de Marcel
que la plus éclatante de la puissance créatrice de la Divinité.» droite littéraire, la Nouvelle Schneider, Olivier Mathieu,
Plus tard, dans l'Himalaya, il ira lui-même dans le froid du Revue de Paris, publiée par etc., et une intéressante mais
petit matin admirer le retour de la lumière sur les glaciers les éditions du Rocher (28, rue très discutable analyse, signée
et il confessera que cette expérience aura été pour lui un Comte Félix-Gastaldi, Pierre Boutang, de l'essai de
bonheur reçu comme un don secret «pour que son existence Monaco), continue de paraî- Michel Herszlikowicz, Une
terrestre ait désormais un sens». tre régulièrement. Au som- philosophie de l'antisémitisme
Partout et toujours, au fil des pages, revient, comme un maire du numéro 6 Uuin (P.U.F.), dans laquelle Bou-
leitmotiv, l'affirmation de cette «révélation» : «Le sens est 1986) : un entretien avec Jac- tang commet l'erreur de pren-
plus important que les faits». C'est là ce qui explique son ques Perret, suivi de deux tex- dre très au sérieux les dires de
désir de créer une «école de sagesse» (à Darmstadt, en 1920) tes à la fois mélancoliques et Hermann Rauschning relatifs
laquelle fut moins une école qu'un lieu de rencontre où tout savoureux sur Berlin au len- aux thèses nationales-socia-
encourageait à l'éveil des consciences. demain de la défaite du Reich listes (le numéro : 54 F).
Jean VARENNE écrits par l'auteur du Caporal
épinglé et initialement parus
Hermann von Keyserling : «Journal de voyage d'un philo- en 1948 ; une sélection des
sophe». Rocher, 876 pages, 180 F. fameuses «Maximes sur la
La Nouvelle Revue de Paris, n° 5 (mars 1986), 224 pages, guerre» du biologiste René
54 F. Quinton, présentée par Guy
Dupré : un article de Banine
46
La mort de Jean Genet, au
printemps dernier, a suscité
des hommages pour le moins
ambigus. Ceux qui ne voulurent
voir en lui qu'un banal
contestaire se sont bien gardés
de revisiter une œuvre qui,
dans une langue somptueuse et
éminemment classique,
vise en réalité à l'exaltation
du sentiment aristocratique
et à la recréation de mythes
religieux. C'est donc
à une redécouverte retentissante
que nous invite Denys Magne
dans cet article qui renvoi!
dos à dos ceux qui,
à gauche, ont célébré Genet
en le trahissant et ceux qui, à
droite, ont craché sur lui
sans avoir pris la précaution
élémentaire de le lire ...

Et si on relisait Genet ?
C ' était le premier jour de vrai prin-
temps après un long hiver pluvieux.
l'extrême droite. Ceux qui n'ont pas encore
digéré le scandale des Paravents à l'Odéon,
qui voyaient en · lui un révolutionnaire et
espéraient des manifestes pleurnichards sur
Sur le trottoir une vieille mendiante me pré- pour y avoir vu une atteinte à l'honneur de l'injustice, les prisons et la peine de mort,
cédait. J'accélérai le pas. Je n'ai jamais l'armée française -qui en 1966 en avait durent ravaler très vite leur déception. Ils
beaucoup aimé les clochards. Question subi bien d'autres- se sont déchaînés con- n'avaient découvert qu'un révolté, un soli-
d'odorat, probablement ! Mais selon mon tre l'auteur de cette pièce plutôt ratée. Pour taire taillé dans la plus belle eau.
habitude, je me retournai sur elle lorsque je les inconditionnels de la «France d'abord», La vie de Jean Genet offre peu d'intérêt :
la dépassai et vis qu'elle avançait à pas lents, celle qui ne fait pas la moue sur Peyrefitte, en fait l'écrivain a toujours transfiguré le
retenant de sa main droite en le soulevant ce Voltaire de pissotière, mais reproche à réel. Quelques repères s'imposent cependant.
légèrement, un pan de son haillon. Cette Genet «de s'enorgueillir de ce que l'on Il naît en 1910 de parents inconnus, passe
femme déchue avait le maintien et la démar- cache», la disparition de cet écrivain laisse son enfance chez des paysans du Morvan,
che d'une infante d'Espagne. Le matin «un monde un peu plus propre» (Minute, commet très tôt quelques vols qui le condui-
même, on m'avait demandé cet article sur 18 avril1986). Je suis sûr que des deux hom- sent en maison de redressement. Puis, c'est
Jean Genet qui venait de mourir, et voilà mages, celui des embaumeurs et celui qui l'errance d'une vie de mendiant et de pros-
qu'il m'envoyait ce clin d'œil bien caracté- crache sur son cadavre, Jean Genet aurait titué dans toute l'Europe des ports, des bas-
ristique de son œuvre. préféré le dernier. Sous sa plume, les cra- fonds où grouillent voleurs, trafiquants et
Pauvre Jean Genet, hissé par le chœur des chats se transfiguraient en roses. maquereaux, et toujours, quel que soit le
pleureuses au rang des écrivains officiels ! pays, la prison et l'expulsion. A Fresnes, il
Depuis Sartre, les intellectuels bien-pensants, Quand Jean-Paul Sartre écrit son premier poème, le Condamné à
en bons pédagogues soucieux de normaliser assassine Genet mort, à la gloire d'un assassin qu'il trans-
un délinquant, n'ont jamais désespéré de forme en demi-dieu. Pour chanter l'abjec-
mener cet ancien taulard sur la «voie de la Il ne s'agit pas de défendre Genet pour ce tion, le crime, le monde des réprouvés, il
\socialisation>>. Le temps de la récupération qu'il a revendiqué être : homosexuel, traî- choisit la métrique la plus conventionnelle
semblait enfin venu avec la France socia- tre, voleur, presque criminel (mais trop lâche -l'alexandrin - , usant d'une langue
liste : l'inévitable Jack Lang lui remettait en pour cela). Avec ce palmarès il a excité les superbe, parfois précieuse, extrêmement
1983le Grand Prix national des Lettres (mais salons littéraires et conforté le masochisme musicale, plus proche des symbolistes que
Genet eut le bon goût de se récuser) ; la de la caste intellectuelle. celle des surréalistes anarchisants :
Comédie-Française l'inscrivait à son réper- Mais si Genet se prêta un peu à ce jeu au
toire. A cet éloge funéraire tendancieux, il tournant des années cinquante, il cessa rapi- J'ai tué pour les yeux bleus d'un bel
fallait une fausse note. Elle est venue de dement d'être l'otage de qui que ce fût. Ceux indifférent 47
Qui jamais ne comprit mon amour Genet n'a plus besoin de s'évader dans la guïté, · p~r · lés partisans de l'antithéâtre.
contenue, littérature. Aujourd'hui .l'audace des pièces de Jean
Dans sa gondole noire une amante Pour son malheur il intéresse Sartre qui Genet nous app~raît bien émoussée. Moins
inconnue, «commet» sur lui un énorme pavé, Saint objets de· divëriissemènt que cérémonies
Belle comme un navire et morte en Genet, comédien et martyr (1952). Mis à nu, funèbres, .~es .pièces visent au Sacré. En
m'adorant. violé par un philosophe insensible au sacré, exprimant rintenti~·n que J.es théâtres' soient
qui nie la dimension métaphysique de sa établis au milieu de cimetières afin d'asso-
Toujours prisonnier, Genet écrit en moins révolte et lui explique qu'il n'y a pas cier ·les morts aux vivants, Genet a voulu
de cinq ans l'essentiel de son œuvre poéti- d'archétype du Mal, voici Genet réduit à un renouer, sans 'en prendre tout à fait cons-
que et romanesque. Son lyrisme chatoyant pauvre garçon en délicatesse avec la société. cience, avec les origines les plus lointaines
se déploie pour magnifier les travestis D'un trait de plume, un professeur à lunet- du théâtre grec, né du culte des héros morts .
(Notre-Dame des Fleurs), les délinquants du tes a évacué ses fleurs de rhétorique et pié- Malheureusement étouffée dans le moule
bagne d'enfants de Mettray et les condam- tiné ses jardins secrets : Genet ne se livrera sartrien, la langue de Genet s'intellectualise,
nés de la centrale de Clairvaux (le Miracle plus. Le romancier-poète meurt assassiné par se prend à penser et ne trouve comme lieu
de la Rose), les matelots et les policiers (Que- l'Université. Après quelques années d'hébé- sacré de représentation qu'une architecture
relle de Brest) et, dans son roman le plus sul- tude, de vide intérieur, il a cru trouver son bourgeoise -l'Odéon - ou les maisons
fureux, le plus irrécupérable, Pompes funè- salut dans le théâtre qu'il avait déjà abordé bétomiées de la culture. Dans ce monde qui
bres, les SS, les miliciens et les résistants . à la prison de la Santé avec Haute Surveil- a perdu le goût de la cérémonie, le théâtre
Lorsqu'il est gracié en 1948, il entreprend lance et les Bonnes (1944), sa pièce la plus de Genet, du moins tel qu'on peut le rêver,
une autobiographie héroïsée dont seul paraî- jouée. Le Balcon (1956), les Nègres (1958), n'a guère sa place.
tra le premier tome, Journal du Voleur puis enfin les paravents (1961) ont été Conscient de son échec, Genet se réfugie
(1949). Délivré des contraintes carcérales, accueillis avec ferveur, mais non sans am bi- dans le silence. Il n'en sort que pour défen-
dre les plus rejetés, ceux qui ne trouvent pour
s'exprimer, que la violence :les Black Pan-
thers en Amérique, les Palestiniens, les
immigrés en France et la bande à Baader en
Allemagne. Il intervient sans a priori idéo-
logique, se justifiant par cette phrase superbe
qui a dû en faire sursauter plus d'un : «Ils
ont le droit pour eux, puisque je les aime.»
Jean Genet prônait le droit suprême à
l'injustice.

Une œuvre éminemment


aristocratique

Réprouvée par les tenants de l'ordre moral


pour les «vices» qu'elle met en scène, jugée
réactionnaire par les partisans du nouveau
roman pour le classicisme de sa phrase,
l'œuvre de Jean Genet occupe une place sin-
gulière . Mauriac lui reprochait de charrier
de la merde dans la langue de Racine. Cette
accusation de pornographie qui contribua
quelque temps à sa réputation scandaleuse
ne tient pas. La grossièreté, l'obscénité de
Genet, constamment magnifiées par un
vocabulaire somptueux, ne sont jamais vul-
Par opposition à une gaires. Dans un monde intellectualisé, dis-
société bourgeoise dont il tancié, Genet se comporte comme un primi-
vomissait la tiédeur, tif (ou un enfant, c'est pareil) pour qui la
la petitesse et la mesquine sensation - surtout toucher, sentir et
vulgarité, Jean Genet a voir - constitue un moyen de connaissance.
transfiguré l'univers Toute sa relation au monde passe donc par
du crime. Les prisons, chez le corps qu'il convient de nommer. En citant
lui, étaient des palais les lieux de son désir - la pâleur d' un teint,
régis par une étiquette des une main coupée, des couilles blondes et
plus rigoureuses, par rondes - et non en les contournant par une
une hiérarchie hautaine et allusion, il provoque en lui une terreur sacrée
par des rites chargés qui le met en contact avec les forces de
de réminiscences mythiques. l'Univers.
Quant aux criminels, Evoquer Sade à son propos relève donc
c'étaient des chevaliers du malentendu le plus total. Pour Genet le
pour qui l'exécution corps est moins un objet désiré à soumettre
capitale était le moyen qu'une ouverture vers la divinité du monde.
d'accéder à l'immortalité. Le situer dans la tradition des blasons du
Nous sommes loin des' corps en vogue au XVI• siècle ou des stupra
lamentations gauchistes sur de Rimbaud ne m'apparaît guère plus con-
la condition carcérale vaincant. Il y a trop de ferveur religieuse
48 et sur la peine de mort... dans son désir pour ne pas penser immédia-
tement aux mystères dionysiaques : rencon-
tre, signes, exaltation qui provoque le chant
poétique, tout un parcours initiatique abou-
tit à un dévoilement du sexe, à cet Eros qui Ci-contre : Jean
chez les Grecs animait le monde. Genet à l'époque
On a également reproché à Genet sa pré- des «Paravents»
ciosité. Roger Nimier l'avait surnommé «la (ci-dessous)
Mademoiselle Scudéry du bagne». Formule à l'Odéon. Une
méchante, mais assez juste. Malgré les per- pièce qui mettait
sonnages qu'il met en scène, Genet n'a vrai- l'armée française en
ment rien d'un auteur populaire. Sa phrase accusation, aux
est mouvante, fuyante, parfois alambiquée, applaudissements de
souvent truffée d'imparfaits du subjonctif ; Jean-Paul Sartre
son vocabulaire emprunte beaucoup aux (ci-dessous,
symbolistes et à leurs excès. L'argot, qu'il à gauche) et de
emploie presque uniquement dans les dialo- toute une gauche
gues, intervient non pas pour donner une intellectuelle qui,
couleur locale - Genet n'a cure du aujourd'hui, lui
réalisme - mais plutôt comme un bijou, reproche sa mise en
une pierre monstrueuse (étymologiquement cause de l'armée
un barroco) destiné à rehausser ses truands.
On peut juger que cette langue surchargée
comme une toile de Gustave Moreau, non
exempte parfois de saint-sulpiceries, de
maniérismes, a parfois vieilli. Mais rien de
moins gratuit que son lyrisme. Outre qu'il
maîtrise parfaitement son style, Jean Genet
a besoin de sublimer, de retrouver la Beauté
par l'écriture, d'inverser pour son salut en
ceintures de roses, en palais, en héros ce qui
en réalité n'étaient que chaînes, cellules gri-
ses et voyous minables, bref de créer comme
il l'a écrit «une légende dorée» .
Est-ce l'effet d'une critique trop intellec-
tuelle, paralysée par Sartre, on a surtout sou-
ligné chez lui certains aspects négatifs,
comme la révolte sociale, la marginalité, les
cris de haine, l'inversion totale des valeurs,
sans se rendre compte que son œuvre
retrouve d'instinct la construction mythique.
Primitif, ce qui ne veut pas dire naïf, il trans-
figure le réel par le chant ; il ritualise. Le
Miracle de la Rose, par exemple, tient plus
de la chanson de geste que du roman. A par-
tir d'une réalité sordide - l'univers des pri- dépouillé de toutes contingences terrestres, que de Jean Genet est éminemment aristo-
sons rempli d'individus vomis par la à la fois nouveau Parsifal et victime cratique, à l'opposé de la sentimentalité
société - , Genet se créé un royaume qui a expiatoire. baveuse qui fait florès depuis des décennies .
ses lieux magiques (le mitard, la salle de dis- Rien de moins anarchique que ce monde «La noblesse est prestigieuse», écrit-il dans
cipline avec «sa tinette impériale»), son île clos. Les prisons de Genet sont des palais où Notre-Dame des Fleurs. «Le plus égalitariste
merveilleuse (la Guyane), et même son Graal l'étiquette pèse autant qu'à l'Escurial. On y des hommes, s'il n'en veut convenir, subit
(la cellule du condamné à mort Harcamone, obéit à un rituel strict dont le langage codé, ce prestige et s'y soumet. Deux attitudes en
éclairée jour et nuit). Tous ces réprouvés sont les règles vestimentaires, les échelons de face d'elles sont possibles : l'humilité ou
des aristocrates du Mal, des êtres nobles au peine, les cortèges nuptiaux et funèbres n'ont l'arrogance, qui l'une et l'autre sont la recon-
sens strict du terme, qui se déplacent lente- d'autre but que d'établir une hiérarchie que naissance explicite de son pouvoir.» L'idée
ment, transforment leurs gestes en signes, nul n'envisagerait de transgresser. «Fils de que tous les hommes puissent être frères
portent chacun, telle une armoirie, une par- rois, princes, conquistadors», les durs appar- l'écœure. Il préfère s'en tenir à une frater-
ticularité, tatouage, cicatrice ou expression tiennent à une caste noble, une sorte de garde nité d'Ordre, proche du clan, qu'il a connue
argotique . Ils calquent leur attitude sur des de fer. Au-dessous d'eux, à leur service, en prison. Si, plus tard, il choisira de défen-
modèles qu'ils élèvent au rang de Puissan- s'agitent les favoris, les courtisans, les clo- dre certains opprimés - les Palestiniens par
ces archétypales : le Dur, le Voleur, l'Assas- dos enfin, «peuple noir et laid, chétif et ram- exemple - , il ne justifiera pas son engage-
sin. Par toute une série de rites de passage pant sans qui le patricien n'existe pas». Tous ment par des raisons idéologiques, mais seu-
proches de la société guerrière qu'ils recons- cousins, comme les Atrides ou les princes de lement émotionnelles : les frères qu'il entend
tituent spontanément, ils vont de dureté en la Renaissance italienne, ils se désirent, se choisir sont maudits et debout dans la
dureté, de mitard en mitard, subir les épreu- s'aiment, s'injurient en formules homéri- révolte . Amateurs des droits de l'homme,
ves d'où ils sortiront purifiés. Pour Genet ques, se battent pour leur honneur, s'entre- s'abstenir.
qui refuse de se reconnaître en tout homme, tuent ou immolent l'un d'entre eux, bref por- Tous ce qu'a écrit Genet sur la prison ou
car chacun porte en soi une royauté secrète, tent au paroxysme leur existence «tragique la peine de mort est à cet égard significatif.
le héros absolu, «celui qui a élevé son des- et noble». Pour lui, le casseur, le dur, en volant ou en
tin comme on élève une tour», est le Con- Parce qu'elle parle d'assassins, de voleurs, tuant, met son corps en péril tel un guerrier.
damné à mort, modèle inaccessible, de traîtres et de pédés, on a oublié que l'éthi- Il ne mérite pas la prison :c'est la prison qui 49
se doit d'être à sa hauteur, d'où la nécessité Le rôle de la prison est donc de travailler trouve toujours une excuse aux criminels,
d'un code sévère et strict, d'un règlement le condamné comme la matière la plus dure, «car c'est insulter un coupable que de le vou-
sans faille . «L'enfant criminel, c'est celui qui d'en faire, en le mettant à l'écart, une espèce loir innocent» ; il regrette la suppression de
a forcé la porte sur un endroit défendu. Il de «supra-terrestre», ce qui lui permettra au Cayenne comme si on l'avait «opéré de
veut que la porte ouvre sur le plus beau pay- sommet de son ignominie d'accéder à la sain- l'infamie» ; il va même jusqu'à souhaiter
sage du monde : il exige que la bagne soit teté. Inutile d'ajouter que Genet rejette qu'on rétablisse les bagnes d'enfants, «car
féroce . Digne enfin du mal qu'il s'est donné l'indulgence de la Justice. Il üemanderait détruits, ils seraient remontés par des
pour le conquérir» (l'Enfant criminel, 1948 ; plutôt un surcroît de répression. Il refuse une. enfants». Peut-être n'est-ce là que littérature,
ce texte écrit pour la radio sera interdit). société qui, par hypocrisie ou par lâcheté, mais n'oublions pas qu'il écrivait ceci en pri-
son. En fait, il estime que tout un système
s'est dégradé à partir de 1940 ; en enfermant
un grand nombre d'innocents, la guerre a
dissous la dureté des prisons pour les trans-
former en «lieux de lamentations». Depuis,
Deux revues pour mieux comprendre l'air du temps a même contaminé les prison-
niers : ils accusent, ils militent contre les
les idées qui mènent le monde Q.H.S., ils peurnichent. Refusant d'assumer
les conséquences de leurs actes, ils sont
«incapables de se tenir au-dessus de leur pro-
pre abjection». Ils ne demandent qu'à réin-

éléments
tégrer la société. Leur absence d'orgueil ne
les rend plus dignes d'être «les enfants des
anges».

Genet revendique le droit


aux honneurs du Non
4 numéros par an Loin de lui faire horreur, la peine de mort
le fascine. L'assassin, instrument du destin,
porte en lui-même sa condamnation : il
espère le châtiment. Devenu le grand bouc
émissaire de la société, il est nécessaire qu'il
meure . Mais sa mise à mort ne peut pas être
accomplie sans un rituel quasi-religieux . Le
lourd cérémonial de la Cour d'assises vise

PANORAMA à recréer sur terre le jugement des Enfers.


Tel un roi, le condamné à mort est à la fois
seul et entouré, servi et gardé, couronné en
Cour d'assises, revêtu d'insignes sacrés
- ses chaînes et ses fers - , conduit en cor-

DES IDEES ACTUELLES tège funèbre jusqu'à la guillotine. A suivre


Genet au bout de son raisonnement, la sup-
pression de la peine de mort ne serait qu'un
signe de plus de la désacralisation de notre
société, une incapacité à isoler l'Intoucha-
Les principaux livres d'idées analysés et ble, à désigner le tabou, en un mot à assu-
mer l'horreur qu'est chaque crime.
commentés par une équipe de journalistes et S'il place le Mal et la Mort au centre de
universitaires proches de la Nouvelle droite. son œuvre, Genet, on le voit, n'a rien d'un
écrivain contestataire. Il revendique seule-
ment «le droit aux honneurs du Non» : non
à la société américaine «qui prétend bannir
le mal» ; non même à la réussite de sa révolte
6 numéros par an qui lui ôterait toute raison d'être . «Je vou-
drais, écrit-il, que le monde ne change pas,
pour me permettre d'être contre le monde.»
Etre contre le monde. En érigeant la Traî-
trise et l'Ignominie au rang de valeurs excep-
Pour votre abonnement ou votre tionnelles, le poète dans sa prison voulait
réabonnement, bénéficiez de la accéder à une sainteté montrueuse, irrécu-
pérable. La liberté lui ouvre une société où
formule <:<:abonnement groupé~~. chacun y va de son petit reniement, se vau-
tre dans l'infâmie comme un poisson dans
l'eau. Devenu courant le mal ne présente
plus aucun intérêt. Genet aurait pu gérer sa
réputation d'écrivain maudit. Il a préféré le
Voir bulletin de commande en page 11 silence à la récupération de son cri. Belle des-
tinée pour un traître que de mourir en
homme d'honneur.
50 Denys MAGNE
Ci-contre : c'est à RmqS (à droite), poète
au pseudonyme énigmatique, que nous avons demandé
de lire le dernier roman de Michel Mourlet
(à gauche), «les Filles de l'eau ». Une rencontre
fraternelle et savoureuse entre un écrivain
trop secret, auteur de merveilleux «Portraits à
jeu» demeurés beaucoup trop confidentiels,
et un romancier dont l'œuvre aristocratique et
solaire allie l'amour de la vie à une
ironie féroce et à une lucidité toute stoïcienne.

Les filles de 1' eau


utour des visages de femmes fermés le monde claudiquant, les plantes fanées, les pour parler de la muette interrogation des
A comme des coquillages, autour d'une
mélancolie à feston qui accable le vieux don
amis à l'œil de citron vert, les courbes du amants qui se veulent d'acier et sombrent
soleil qui lui révèlent les failles de son cou- dans la faiblesse, celle du mâle à contre-prise
juan aux efforts inutiles, la mer comme une rage comme Sénèque en son exil corse, de des femmes aimées, les mots se brisent.
matrice. Luri, devait contempler la mer Tyrrhénienne Tout est sensibilité en cette rivalité qui
Le monde incertain des vagues où les et composer sur la paix de l'âme, la vanité joue à la roulette russe. Avec l'âge et l'expé-
cœurs se reposent, où les âmes torchonnées des choses, la saveur du stoïcisme. rience, les sentimentaux se dérobent ; la
par des aventures stupides se défroissent crainte paralyse leur cœur et, les croyant ridi-
dans la béatitude et l'acidité, dans la joie en Magie verbale et cules, plie leur âme en quatre comme un
lame de rasoir d'une retrouvaille avec exploration de l'intérieur vieux billet d'amour au secret des souvenirs,
soi-même. dans la muette jouissance qu'affectionnent
Jeunes filles chatoyantes sur le sable de Les cartes, une sur deux, sont fausses et, les amoureux indulgents.
l'été, entre des plages crasseuses et des con- d'un geste désabusé dont la brusquerie révèle Mais la nostalgie qui tourne à l'aigreur,
versations profondes mais vides. parfois un accès d'humeur, le héros les jette au défi, à la provocation ! S'entremêlent les
Innocence et gravité, intolérance amou- dans le vide ou les foule aux pieds, l'ironie teintes pastels et les grenades éclatées chè-
reuse et perversité enfantine ; le goût d'olive aux lèvres, «mais l'ironie grinçant». res aux Fauves. Après le regard, le geste bru-
noire sur des lèvres inconnues. La connais- Les femmes tournent autour des héros et tal ; après l'aveu, l'insulte ouatée ou l'inso-
sance viendra par hasard et la reconnais- briquent parfois leur cuirasse. Mais du bout lence parfumée. Entre l'homme et la femme,
sance, si elle le mérite, par accident ou cal- des doigts, plus par amusement que par res- l'homme et les femmes, une certaine atten-
cul. La volupté se mèle à l'oubli, sinon à pect ou dévotion. tion de spectateur envers l'acteur.
l'indifférence, et dans le désordre les âmes Tout est sensibilité, vibrations qui font et «Le cinéma accède à l'intérieur par l'exté-
se flouent. défont les instants comme autant de vies rieur. .. Au spectateur d'interprêter, de per-
Douleur voilée, douleur ricanante et imparfaites, regards qui cherchent à domi- cer les intentions du metteur en scène,
secrète. ner en se refusant, à refuser en se donnant. d'emplir de sa propre substance l'intervalle
Du haut de son promontoire, Patrice Même le corps nu garde sa distance et les séparant ce qu'il voit de ce que l'auteur a
Dumby regard les femmes, la Méditerranée, mots pour le décrire, pour dire ses frissons, voulu dire.» 51
Ainsi s'exprime Michel Mourlet dans un
texte : «Cinéma contre roman» (1). Il suf-
fit de remplacer cinéma par roman et l'on
Une réédition capitale ! possède la clé, sans doute la principale, des
chroniques de Patrice Dumby, la clé essen-
tielle des Filles de l'eau.
L'allusion, le subtil, l'informulé fragile et
transparent, la désinvolture de plume comme
invisible caméra. L'écrivain pousse le lecteur
«à charger de ses propres richesses» l'histoire
qu'il lui soumet comme un objet.
Il faut s'arrêter, tendre l'oreille, s'impré-
gner de cette atmosphère à peine dessinée.
Les filles de l'eau s'égouttent sans bruit, mais
avec une certaine grâce avant ou après un
embarquement pour Cythère qu'un Watteau
poète décrit par petites touches et dont il
dévoile sans avoir l'air d'y penser, la morale
solaire et la philosophie désenchantée.
Les romans, selon Michel Mourlet, disent
ce que les films suggèrent, et les chroniques
de Patrice Dumby sont autant de séquences
qui nous attirent dans le grand vertige du
cœur et des sens, dans la musique des mots
qui est musique de l'âme dont une oreille
exercée perçoit le plus profond, le plus loin-

Abel Bonnard ~ ~
tain écho.
«Magie verbale et exploration de l'inté-
rieur sont les deux mots de passe du roman
futur», écrivait Michel Mourlet en 1958.
Presque trente ans plus tard, la trilogie ache-

LES MODERES vée de Patrice Dumby illustre bien cette


volonté d'écriture.
Trois livres à l' image de l'océan.
La Chronique tranquille de Patrice
Dumby (2), suite de rouleaux qui, gonflés
Ecrit dans un style admirable, cet essai politique eut un succès consi- d'écume , montent à l'assaut de la plage et
dérable lorsqu'il parut, en 1936. Aujourd'hui , alors que les querelles des terres, sapent les falaises comme la pas-
partisanes déchirent une fois de plus les Français , «Les Modérés» est sion ébranle l'amoureuse mécanique des
un livre d'une étonnante actualité. Abel Bonnard dénonce en effet hommes. Le promeneur s'émerveille devant
cette puissance qui ondule et qui gronde ;
avec force la pusillanimité et l'incohérence des conservateurs , ces
mais au-dessus d'elle l'oiseau blanc instable,
«modérés» qui, incapacités par leurs adversaires de gauche parce qu'ils hésitant, peut-être perdu. Symbole.
ignorent que «le premier réalisme, en politique, est de connaître les Avec Patrice et les bergères (3), c' est le
démons qui sont cachés derrière les mots», affichent une faiblesse flux explosant contre les rocs, détruisant les
qui «vient pour beaucoup de ce qu'ils n'ont pas la moindre doctrine» . jetées et les digues , crevant les vaisseaux .
Long hurlement de la mer destructrice,
Cette réédition des «Modérés» est aussi un événement littéraire , car
amante possessive à l'orgueilleux mépris.
elle comprend une longue introduction d'Olivier Mathieu, possesseur L'homme n'est que souffrance à demi noyé.
des archives de la famille Bonnard, un texte rarissime de l'auteur sur Mais en lui la force de survivre ; malgré le
«La formation d'une élite» , des lettres adressées à Bonnard par des sel, évite l'aveuglement et demeure amer et
personnalités telles que Victor Bérard, André Maurois , Bergson , souriant sur le sable du crépuscule.
Enfin les Filles de l'eau; la mer lentement
André Suarès, etc . Un livre «intemporel» qui est une leçon de cou-
se retire avec des clapotis d'horloge campa-
rage et de lucidité . gnarde quand s'égouttent les heures . Le ciel
est d'un bleu clair et uni, le sable sans une
<<Lisez et méditez cette œuvre lucide où le bonheur de l'expression ride. L'oiseau blanc toujours en vol d'obser-
vous rendra votre malheur intelligible. » vation et Patrice, les bras en croix, échoué
mais lucide écoute la grande musique des
François Mauriac
astres.
Les dialogues des Filles de l'eau ont volon-
<<Vous venez de nous présenter l'analyse la plus fine, la plus péné- tairement sans doute la légèreté, le clinquant
trante et la plus complète des maux dont nous souffrons. Par là même, du quotidien . Banalité. Le drame, la dou-
vous lancez un appel à la volonté de guérir.» leur, l' angoisse et les colères s'effacent sou-
Henri Bergson
(1) In «l'Eléphant dans la porcelaine», La
Table Ronde, 1976.
Voir bulletin de commande en page 54 (2) « Chronique tranquille de Patrice
Dumby», SPL, 1977.
52 (3) «Patrice et les bergères», SPL, 1978.
dain. Tout est enfoui par pudeur. Les
deuxièmes couteaux, mâles et femelles, se.
fanent très vite. Le soleil est trop chaud~
Le grouillement humain s'étouffe de veu-
lerie et, secoué comme un paillasson,
s'allonge à la porte des mystères et des gran~·
deurs. Les Dieux y essuient leur cothurnes
couverts de poussière d'or et le cinéma-
théâtre joue à guichets fermés. Mais le rideau
ne se lèvera plus. Les acteurs se donnent,
dans les coulisses de l'amour, les dernières
répliques de la farce tragique.

La marque superbe
du détachement

Les hommes d'un certain honneur, comé-


diens d'occasion pour forcer galamment des
femmes inconstantes, s'échappent à la nuit.
Ils respirent. Ils ont évité le pire. Le salut les
portera vers de grandes maisons pleines de
fenintes de l'incertitude, celles qui passent drier d'une coquette, Bérénice adorée, puis
soleil et de paix, salut relié comme un
derrière la vitre-d'un café, à travers le miroir rejetée. Dépouille des amours massacrées
ouvrage de prix, au-dessus des eaux dorman~
d'un désir, sur le ~iel d'un baigneur allongé, avec, mêlées en nœud de vipères, répugnance
tes de la vie. Et de leurs filles tendres par
à deux brasses de la noyade. et délectation.
nature, douces de peau, molles d'affection,
La vie tragédiante au rythme comédiante, Après les cris, les questions. Après la
vaines d'esprit.
à la face masquée d'un carnaval de banlieue. course effrénée, la marche reposante. Après
Guillaume Francœur, autre héros sten-
Carole et Bérénice, Patricia, Grazia, les fresques tourmentées, romantiques, voici
dhalien cher à André Fraigneau, tend par
Mireille, Eva, corps pour l'égoïste rumeur les pointes sèches épurées, sans une griffure
amitié, au détour d'une page, une main
des amours de papier. Et Patrice Dumby au- de trop. Comme le dromadaire de Matmata,
secourable à Patrice Dumby. Par amitié ou
dessus .des femmes, de leurs égarements de Patrice «est revenu de beaucoup de mirages»
droit d'aînesse.
chiennes savantes, de leurs gentillesses bri- et son art porte la marque superbe du
Une certaine hauteur, et la distance
sées, de leurs questions, de leurs abandons, détachement.
comme au pas de tir, l'œil sur la ligne de
«contemplait l'exaucement de sa prière». «Homme du passé dans la mesure où le
mire, le regard déjà fait mouche.
Toute femme pourrait être prière, tout passé se rêve comme un futur antérieur»,
Nonchalance un peu froide, le double qui
amour divin. Religion du silence amoureux Patrice Dumby vit dans un appartement au
se détache de son maître on s'y rattache à
face à la bouffissure inconsistante des grou- milieu des arbres et des êtres déroutants à
peine, un visage qui s'offre de trois quarts
pes noctambules. Le groupe certes, mais la recherche d'une vérité qui n'est peut-être
(quelle confiance en ses congénères !),
l'individu '! pas de ce monde.
l'ouverture étroite, mais le geste ample.
Après Dumby curieux, observateur, per- Il se tisse un cocon de frivolités, de désil-
Le héros de roman pose son romantisme
sifleur, Dumby le tendre et le mélancolique. lusions et de pardons. Il était fait pour un
telle une épée sanglante après le duel
Devant le monde, l'aristocrate Dumby qui seul amour, un paisible, indestructible
victorieux.
joue aux osselets avec les idées toutes faites comme une vieille armoire de chêne qui sent
Le cœur n'est plus en bandoulière, le sexe
et fait exprès de perdre. le pollen, les haines familiales et la fumée de
plutôt pour s'ériger avec son époque et vieil-
Comme les Filles de l'eau paraissent sim- sarment, mais il vit dans des séquences qui
lir très vite d'épuisement ou d'ennui.
ples et faciles à côté des deux premiers ouvra- • s'embro11illent car l'enjeu n'est pas toujours
Le siècle se prépare à mourir dans un fllm
ges où se bousculent des amoureuses dont égal.
de poésie cruelle signé Pasolini, sensuelle-
le ramage et le plumage tiennent en alerte les La rigueur de l'ordre viendra plus tard,
ment baroque de Fellini et les héros désabu-
sentinelles à la porte des casernes, d'où s'élè- une volonté en fer de lance, la pointe con-
sés avec élégance, sceptiques avec orgueil,
vent des chants profonds entre la joie poi- tre soi-même. «Dans l'abjection et les pesan-
mais dominateurs par atavisme signent sur
gnante de vivre et le désespoir drapé de pour- teur du siècle, il n'est plus possible de céder»,
la page du dernier roman un paraphe de
pre comme un habit de conquérant, entre la écrit-il. Alors intransigeant, veillé par les
soleil.
fourmilière des sentiments, la richesse char- dieux, Patrice ne s'inclinera plus devant rien
La poésie sourd des lignes et des gestes,
nelle des rêves et de la réalité, cette main qui ni personne.
des actes et des visages. Le regard s'enchante
s'emparait des êtres et des mythes, les Belle résolution pleine d'éclats noirs et de
d'une lyre qu'Apollon façonna en artisan
malaxaient sans les broyer et les reposaient flammèches argentées, pour un stoïcien
,. consciencieux et rare.
Des eaux, sont venus en rampant :
sans les avoir étouffés, intacts mais d'une voluptueux qui se veut retiré du monde, de
autre apparence ! ses pompes et des ses œuvres. Et délivré des
l'homme, l'animal, l'aventure, la mort, les
Les aventures et le drame. Le bonheur est femmes.
mondes muets, la dysentrie, l'enfant, être
un paysage inabordable, mouvant et fuyant Mais soudain, bras tendu, dans un silen-
imparfait qui avec l'âge ne s'améliorera pas,
que le sage tolère chez les autres, dans un cieux appel, Hyacinthe le fou ou Paaice
sauf en muscles, enfm la femm~. ah ! l'éter-
coin de leur décor, mais qu'il se garderait Dumby tente un ultime effort pour saisir son
nelle, mais il arrive souvent à contempler son
bien de dessiner chez lui, même aux confins frère quelque part, ou simplement son
visage, à écouter sa voix que l'envie de jeter
de son propre désert. image, celle d'un homme, ou la sienne
sa tête à la poubelle étreigne les pp_ètes.
Tout captif songe à l'évasion et la réussit Impassible transfigurée par Delvaux, et
Des eaux, malgré touf, les filles ·et lè:rêvè,
un jour ou l'autre, à cheval sur son âme l'interroger jusqu'à la fm des temps.
la douceur glauque du remords et la survie
comme Hyacinthe le fou (4) ou dans le pou-
du monde. La chronique d'un honimè est RmqS
prèsque toujours-humide de larmes d~i'nso~
lence et d'amoureuse déraison. (4) «Le Petit Théâtre de Hyacinthe le jou», Michel Mourlet: «Les Flllès de l'eau». La
Il faudrait retrouver la gr~_éphém~e des Loris Talmart, 1985. Table Ronde, 1~ pages, 79 f. 55
- - - - - - - MATULU REPARAIT-------

Gazette littéraire

Fondé en 1971 par Michel Mourlet

Philippe de Saint Robert


Jean Dutourd Philippe Sénart
Bruno de Cessole
Guy Dupré Michel Bulteau Jean Cau
Gabriel Matzneff Laurence de Roux
Alain de Benoist
Pol Vandromme Michel Marmin
Pierre-Robert Leclercq
Bertrand Vergely

. - - - - - - - - - - E N EXCLUSIVITÉ DANS LE N° 2 - - - - - - - - - .

FRANÇOIS MITTERRAND SIGNE DANS NOS COLONNES

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Les chèques sont à établir à l'ordre de PAUL-PHILIPPE JAYAT EDITIONS
36, rue de la Montagne Ste Geneviève, 75005 PARIS- Tél. 43.25.87.16- Direction: Corinne jayat. Rédaction : Grégoire Dubreuil

En vente en kiosque
Un événement considérable :
la traduction française intégrale
des «Cantos» d'Ezra Pound.
Et une occasion de s'interroger
sur la portée véritable
d'une œuvre monumentale dont
le caractère encyclopédique mais
aussi dans certains cas, il
faut bien le dire, passablement
difficile, est une défi
permanent aux idées toutes
faites. En invoquant les plus
hautes figures de l'Histoire et
de la tradition, en faisant
des «Cantos» le microcosme total
du destin de l'Occident,
Ezra Pound a fait œuvre non
seulement de constructeur, mais
aussi de prophète : sa poésie,
vécue comme une ascèse,
est en effet un appel déchirant à
une nouvelle Renaissance...

Un géant du siècle
a gloire et la jeunesse du monde, qu'il verbal les figures d'Homère, de Dante, de fluidité impressionniste, ou bien à l'hermé-
L avait découvertes dans le vieux conti-
nent, Ezra Pound ne voulait pas qu'elles fus-
Villon, les troubadours, les condottieri, les
papes de la Renaissance, Eléonore d' Aqui-
tisme mallarméen. Pound, dont on sait
l'importance qu'il attachait aux idéo-
sent passées en vain, et ce poète qui aurait taine, et aussi la Chine de Confucius (can- grammes chinois, s'efforce de présenter des
pu dire : «Magnificat anima mea histo- tos LII à LXI), et aussi les Américains Jef- scènes, des faits concrets, qu'il faut se suc-
riam», entonnait très tôt, non pas certes un ferson et John Adams (cantos LXII à céder de manière abrupte, provoquant des
chant funèbre, mais le plus neuf, le plus LXXI). télescopages déconcertants. C'est ainsi, par
imprévisible des chants incantatoires, où Quelle que soit l'abondance des gloses, des exemple, qu'à peine vient-on de quitter la
l'expression «magie du Verbe» prend tout exégèses (parfois trop subtiles, trop savan- Dogana, à Venise, que tout d'un coup le Cid
son sens. tes), la toute récente publication des Cantos campéador apparaît : Mon Cid s'en vint à
Poète digne du nom, c'est-à-dire homme par Flammarion (la préface est de Denis Burgos.
de pouvoir, et non doux rêveur, et non Roche), incite à s'interroger à propos de cet Le vers est tout simple, sans doute tiré du
décorateur-ensemblier, non artiste pour opus magnum, où beaucoup voient à juste romancero, mais il surgit avec une fraîcheur
l'art, Pound va où l'appelle son devoir de titre une des réalisations majeures d'un siè- sans pareille. Et resurgit l'âge roman. Les
poète : il descend aux enfers, traverse cle au souffle plutôt court. effets de surprise, de dépaysement abondent,
l'Achéron, et de partout, à son chant orphi- dus à une conception de l'image (le vorti-
que, on voit les ombres accourir. Des éclairs, Le refus d'une culture cisme), qui fait d'elle une sorte de centre
soudain, trouent la nuit, et tumultueuse, une domestiquée radio-actif, à l'incorporation inopinée dans
procession que l'on croyait achevée s'ébranle le poème de documents, de chiffres, de bri-
à nouveau . Et sur les tréteaux, la revoici, Exceptionnelle, hors du commun, l'œuvre bes de conversation. On a pu comparer cette
l'humaine tragi-comédie. Mais cette fois, un l'est d'évidence. Elle l'est non pas grâce à technique aux collages cubistes, et ce que
poète est là qui observe. Mieux que cela : qui l' obscurité, précision importante, mais mal- Bernard Dorival écrivait de ces derniers
mène le jeu, projetant sur les événements un gré elle. Cette difficulté, qui est indéniable, s'applique assez bien, il ne faut pas crain-
éclairage intense, partial. Qui officie. Acta mais que peu osent reconnaître, de peur de dre de le dire, à certaines pages des Cantos.
est fabula ? Non, elle recommence. passer pour des béotiens, n'apparente nul- «Le peintre en arrive à créer un monde
Somme poétique, épopée lyrique, légende lement le poème à ces monuments d'inco- étrange, plein de signification pour l'artiste
de la tribu, on a tout dit ou presque des Can- hérence que nous aura laissés le surréalisme. qui sait par quel processus il en est venu à
tos, ce fruit prodigieux d'une existence (ils A aucun moment, ici, l'inconscient ne dicte cette recréation, mais qui ne représente rien
s'étalent sur à peu près un demi-siècle), où sa loi, l'extrême lucidité de Pound, sa vigi- pour le spectateur, étranger à sa démarche.
Ezra Pound, poète plus commenté que vrai- lance, ne se démentant au contraitre jamais. L'univers cubiste a une valeur unilatérale.»
ment lu, confronte dans un immense palais Rien non plus de comparable au flou, à la C'est qu'en littérature, de même que dans 57
le domaine pictural, ce siècle outrancière-
ment bien que nécessairement critique,
n'aura su dresser contre la déliquescence
romantique, les brumes symbolistes, que le
rempart de techniques rapidement ivres
d'elles-mêmes.
Il fallait toute la vigueur poétique de
Pound pour surmonter l'obstacle, pour don-
ner le jour, malgré le recours à des techni-
ques souvent desséchantes, à une œuvre véri-
tablement organique, et, ce qui ne gâte rien,
à maints égards attrayante. Car, hâtons-nous
de le souligner, ces chants déroulent à nos
yeux le plus bigarré, le plus mouvementé des
convois. Tantôt saccadées, crépitantes, tan-
tôt harmonieusement liées, les images fulgu-
rent tout au long du poème, qui unit la net-
teté (dans l'évocation des lieux, des
moments), au vertige (celui que provoque la
brusque juxtaposition des siècles).
Comme exemple de force plastique, ces
vers:
Et nous voici assis
Sous le mur
Arena romana, de Dioclétien, les gradins
Quarante-trois rangées en calcaire.
D'incohérence (pour ce qui est de la
forme), d'inhumanité (pour ce qui est du
contenu), on n'a pas manqué de taxer Ezra
Pound. Il est certain qu'il n'y a pas ici trace
d'humanitarisme, et que le poème, à des
yeux si souvent mouillés de larmes hypocri-
tes, peut sembler sec. Mais vains sont ces
reproches, partisanes ces accusations, aux-
quelles ne pouvait que prêter le flanc ce dis-
sident viscéral qu'était Ezra Pound. Car on
comprend ce qui le rendait suspect. Poète
doté d'un regard d'aigle, il r-efusait de chaus-
ser les besicles universitaires. Avec Nietzs-
che et Lawrence, il refusait une culture qui
n'est que domestication des esprits. D'où
l'émotion, qui est loin d'être apaisée, des
éternels mandarins.

«Une nation dégénère


si son langage s'altère»

Pound vivait dans la conviction que le


cœur du monde échappe à l'Occident, qu 'il
nous échappa toujours, sauf à certains
moments privilégiés, voilé par des vérités
dogmatiques, par un moralisme et un spiri-
tualisme dont la gauche est la pieuse héri-
tière, et que Nietzsche, dans Naissance de la
tragédie, fait remonter au bonhomme
Socrate. A cette culture désincarnée, décon-
nectée, à son provincialisme, Pound oppo-
Ezra Pound (ci-dessus, à droite, sculpté sait l'Orient, et plus précisément la sagesse
par Arno Breker) entouré de figures confucéenne. Au grouillement de nomades
fraternelles. En haut : Dante Alighieri, à quoi se réduisent les peuples «émancipés ,
dont l'idée gibeline a toujours il opposait une civilisation ancestrale où
hanté les pensées d'Ezra Pound. On a pu dire hommes, Etat, cosmos, liés entre eux par des
avec juste raison que les «Cantos» liens vivants, faisaient partie d'un tout
étaient une moderne «Divine Comédie». indivisible.
Ci-dessus : Confucius, dont le grand poète Si différents soient-ils , un parallèle
américain admirait la sagesse et dont s'impose, à mon sens, entre Henry Miller et
la philosophie est l'une des composantes Pound. Même soif boulimique de connais-
majeures des «Cantos». Ci-contre : sance, même écœurement devant une Amé-
Henry Miller. Comme Ezra Pound, Miller rique infantilisée, même appel à ce qu'on a
58 a porté sur l'Amérique un regard féroce. appelé la contre-culture, même goût des cita-
Ezra Pound à la fin de sa vie, en Italie. Son engagement aux côtés
de l'Italie fasciste a été généralement mal compris. Il lui valut d'être
enfermé, après la guerre, dans une cage de fer, à Pise, puis
interné dans un hôpital psychiatrique, aux Etats-Unis. C'est de cette
époque tragique que datent peut-être ses cantos les plus émouvants.

tions, qui fait parler les détracteurs d'étalage blement à une quête, quelque nom qu'on lui cette ivresse naquit un jour le désir de clari-
d'érudition. C'est justement l'abondance des donne, l'Histoire, avec ses fastes et ses écrou- fier, d'ordonner, de composer un auto-
références littéraires et historiques qui ren- lements, avec sa fantastique, sa quasi sur- sacramental pour temps de crise. L'Histoire
dait peut-être nécessaire un index . L'index naturelle dramaturgie, pouvant peut-être s'offrait comme une matière chaotique. Il
existe, qui figurait dans l'édition américaine conduire, si un poète audacieux la pénètre, fallait porter la torche dans ces ténèbres, et
de 1948, et on ne peut ici qu'en regretter à une subite et décisive illumination. Ses cent c'est ce que, fasciné par le grand théâtre du
l'absence. Redisons-le pourtant, le terme tableaux variés, je ne puis m'empêcher de monde, tenta le poète des Cantos. Un tel
érudition ne convient pas aux Cantos. Pound croire qu'ils enivraient le poète, et que de désir de clarté, une telle passion pour les âges
fait sa substance de tout ce qu'illit, de tout
ce qu'il écoute et voit, mettant ce prodigieux
acquis au service d'une vision orgueilleuse-
ment subjective.
De quoi avons-nous parlé
Actualité d'Ezra Pound
De litteris et armis e centenaire de la naissance d'Ezra Pound (30 octobre 1885-1er novembre 1972) a
Praestantibusque ingéniis
Ces vers me réjouissent, sans doute parce
L été l'occasion de différentes publications de ses œuvres en français . Outre les
«Cantos», il convient en effet de mentionner la parution des «Poèmes», dans une
qu'on les dira élitistes, ce qui me permet de traduction de Michèle Pinson, Ghislain Sartoris et Alain Suied, et précédés d'une
rétorquer à l'avance que je ne sais pas célèbre préface de T.S. Eliot (Gallimard, 270 pages, 130 F). Ces poèmes, parallèles
d'humanisme qui ne soit aristocratique. à la gestation des cantos, sont essentiels à la compréhension de la pt;nsée poétique
Pound voulait protéger le langage, il écrivait et philosophique d'Ezra Pound et permettent notamment d'identifier clairement les
ceci, que nous ferions bien de méditer : «Une sources de son art (les troubadours, la poésie anglo-saxonne, la poésie chinoise, les
nation dégénère si son langage s' altère.» Il poètes latins) . Signalons également la réédition de son «Esprit des littératures roma-
voulait transmettre le vaste patrimoine hérité nes», qui demeure l'un des essais littéraires les plus toniques et les plus originaux de
de l'Antiquité, du Moyen Age, et de la ce siècle (Bourgois, 364 pages, 80 F). Sur Ezra Pound, deux opuscules particulière-
Renaissance, «car la tradition culturelle, ment excitants ont enfin été récemment publiés : «Pound Périphériques», un recueil
c'est la beauté qu' on sauvegarde, et non des de commentaires et de textes inédits (Trois Cailloux, 94 pages, 70 F), et surtout «le
chaînes contraignantes» . Peut-être ne Gravier des vies perdues», superbe méditation de Dominique de Roux sur le destin
voulait-il rien de moins que l'anamnésis, les du poète- «représentant du ciel sur la terre» (Le Temps qu ' il fait, 48 pages, 39 F) .
Cantos dans ce cas apparaissant comme un Parmi les éditions plus anciennes, trois ouvrages théoriques d'Ezra Pound sont indis-
gigantesque effort pour recouvrer la pensables à une bonne approche des «Cantos» : «A.B.C. de la lecture» (L'Herne,
mémoire (de ce monde-ci, s'entend, et non 1966), «Au cœur du travail poétique» (L'Herne, 1980) et «le Travail et l'Usure» (L'Age
d'un au-delà platonicien). d ' Homme, 1968), recueil de textes politiques. Sur Ezra Pound, outre l'introuvable
Un mot me vient à l'esprit, que je me ris- «Cahier de l'Herne» édité en 1965 par Dominique de Roux (en deux volumes), on
que à tracer, parce que l'œuvre, tout à coup se reportera avec profit à l'excellent «Ezra Pound» de Laurette Véza (Seghers, 1973),
me le suggère, parce qu'elle me renvoie à ainsi qu'à un beau texte de Kenneth White, «Ruines et lumières d'Ezra Pound», dans
cette autre ascèse qu'est le tantrisme. Les «la Figure du dehors» (Grasset, 1982), qui a le mérite - et le courage - de lier le
temps forts de l' Histoire qui retenaient projet poétique de Pound à son projet politique et de ne pas traiter à la légère de
Pound, ne joueraient-ils pas le rôle des chak- sa tentation fasciste : «Reste (... ) la question de savoir si le désir de Pound , quels
ras ? Ne s'agit-il pas à la fois de combattre que soient les moyens qu'il ait cru avoir trouvés pour le réaliser, ne vaut pas qu'on
l'usure des mots et celle du temps ? Si ambi- y prête attention .»
tieuse est l'entreprise, qu'on pense inévita- 59
classiques ne pouvaient qu'impliquer le refus
d'une société morcelée, dévitalisée, et Pound

ETUDES n'avait que mépris pour la civilisation mer-


cantile, son philistinisme.
N'est pas fils d'usura Duccio
Ni Pier della Francesca ni Zuan Bellini
Ni le tableau «La calunnia»·

ET N'est pas œuvre d'usure Angelico ni


Ambrogio Praedis
Ni per usura Saint- Trophime
Usura rouille le ciseau

RECHERCHES
Rouille l'art l'artiste

Une vision religieuse


du gouvernement des hommes
La revue théorique du G.R.E.C.E. A l'instar du grand Knut Hamsun, Pound
détestait les Américains pour leur «ineffa-
ble imbécillité». Il détestait les chantres du
Progrès, aveugles au déclin de l'Europe qui,
Au sonunazre du nu1néro 4 : lui, le hantait, et le déclenchement de la
guerre, on n'en sera pas trop surpris, ne le
trouva pas à leurs côtés. C'est ici le lieu de
La guerre en question, par Alain de Benoist citer Waldo Frank qui, dénonçant l'impuis-
Vers l'âge de la guerre, par Guillaume Faye sance des démocraties à introduire dans le
De paix et de victoire, par Bernard Notin gouvernement des hommes la vision reli-
gieuse et esthétique sans quoi la politique
La guerre a-t-elle un sens '? par Jan Ollivier n'est et ne sera toujours qu'un chantier,
La guerre et le sacré, par Pierre Vial constate : «Fascistes, nazis furent la réponse,
jetée par l'âme étouffée, au rationalisme
Contre l'empire du dollar, par Frédéric Julien empirique et utilitaire du monde moderne,
Carnets (Ill), par Alain de Benoist qui, niant les profondeurs de l'homme, les
change en forces malignes.» Et encore :«La
Voir hullelin de commande en page 5-t République qui dresse le poète contre le poli-
ticien se détruit parce qu'elle est fausse.»
En 1945, les causeries qu'il avait faites à
la radio de Rome valaient à Pound d'être
inculpé de haute trahison «pour avoir donné
aide et réconfort à l'Italie fasciste dans sa
lutte contre les Etats-Unis». Ce n'est qu'au
terme de douze années d'internement aux
Etats-Unis qu'en 1958 il regagnait l'Italie,
sa patrie d'élection. Il mourait à Venise le
La revue des pays celtiques ter novembre 1972. Dans l'un des derniers
cantos, il avait écrit ces beaux vers limpides : ·
et du .monde nordique Ce que tu aimes bien demeure
Le reste est déchet
Ce que tu aimes bien est ton véritable
No 21 ~22 · Ecosse, blanches terres héritage
Apprends du monde verdoyant quelle peut
être ta place
Dans l'échelle de la découverte ou de l'art
vrai
Avec des textes de Bertrand d' Aram, Kenneth White, Rabaisse ta vanité
France et Pierre Sharratt, Hugh MacDiarmid, Jean Ici-bas l'erreur est de n'avoir rien accom-
Renaud, Norman MacCaig, George MacKay Brown, pli. Le poète est désormais un fragment de
Michel Le Bris, Annie Renonciat, Michèle Pichon. Venise. Aucune cité au monde ne lui ressem-
blait davantage que cette fabuleuse cité-
miroir où, depuis Barrès, nostalgiquement,
La rose du monde n'est pas pour moi l'Europe vient contempler son naufrage.
Je veux seulement L'œuvre accomplie, il repose dans l'île de
La petite rose blanche d'Ecosse San Michele, tout proche des Titien, des Tin-
Qui fleure doux et âpre toret, des Carpaccio ...
Et qui brise le cœur. David MATA
Hugh, MacDiarmid
Ezra Pound : «Les Cantos». Traduction de
Jacques Darras, Yves di Manno, Philippe
Voir bulletin de commande en page 54 Mikriammos, Denis Rocbe, François San-
60 ·~----------------------------------------~ zey. Flammarion, 736 pages, 185 F.
Lors des élections présidentielles de 1932, des militants de la NSDAP, favorables à la réélection du Maréchal Hindenburg, se mêlent
pacifiquement à ceux du Kommunistische Partei Deutschland (KDP), dont le candidat, Ernst Thiilmann, va recueillir près de cinq mil-
lions de voix. Le KDP est alors très actif Jouant la carte du patriotisme, il tente avec succès de débaucher des éléments révolutionnaires
de la NSDAP déçus par la ligue conservatrice défendue alors par Adolf Hitler. L 'un des ralliés les plus célèbres, Richard Scheringer,
vient de mourir à Hambourg. Son autobiographie, parue en 1959, avait été préfacée par Ernst von Salomon.

Du nazisme au communisme
isparu au mois de mai dernier, Richard Sème régiment d'artillerie. Le procès fait du fait notamment des «réparations» impo-
D Scheringer est assurément l'un des per-
sonnages dont la destinée politique, dans
grand bruit, d'autant que Hitler en personne
figure parmi les témoins (1) !
sées à l'Allemagne par le plan Young . Pour
exploiter le ressentiment répandu dans les
l'Allemagne des années trente, fut la plus milieux les plus divers, une véritable suren-
étonnante. Il était né le 13 septembre 1904 Quand le parti communiste chère oppose les nationaux-socialistes et les
à Aix-la-Chapelle. Fils d'un officier de débauchait les nazis communistes du KPD. Ceux-ci, cherchant à
l'ancienne armée impériale, il choisit lui- rallier les éléments «révolutionnaires» du
même très tôt la carrière des armes. Trop Condamnés à une peine de détention, parti nazi, n'hésitent pas à infléchir quelque
jeune pour participer à la Première Guerre Scheringer et ses amis sont incarcérés à la peu leur propagande. En août 1930, le
mondiale, il se trouve par contre plongé de forteresse de Gollnow, dans Je Mecklem- comité central du PC publie une
plein fouet dans le tourbillon politique qui bourg, où se trouvent aussi un certain nom- Déclaration-programme pour la libération
saisit son pays au lendemain des hostilités. bre d'intellectuels et de militants du parti nationale et sociale du peuple allemand qui
Comme beaucoup d'Allemands qui n'accep- communiste (KPD). Entre les détenus, Je correspond à une indéniable ouverture en
tent pas l'humiliation du traité de Versail- contact s'établit rapidement. Il a des effets direction de la droite et de l'extrême droite
les, il fréquente les milieux nationalistes. En inattendus. Peu à peu convaincu de la jus- révolutionnaire. Il se crée même, au sein du
1923, il participe au putsch de Küstrin. Quel- tesse des vues du KPD, Scheringer décide de KPD, une fraction «nationale» dirigée par
ques mois plus tard, il entre dans la Reichs- rompre avec la NSDAP . Le 19 mars 1931, Heinz Neumann. C'est dans ce contexte que
wehr. Il a tout juste vingt ans. le député communiste Kippenberger fait sen- naît la troisième (et dernière) vague de
En 1930, Je nom de Richard Scheringer, sation au Reichstag en lisant Je texte d'une «national-bolchevisme» qui toucha l'Alle-
qui est alors lieutenant, devient brusquement longue lettre du lieutenant Scheringer, vingt- magne sous Weimar et reçut, de façon très
célèbre dans toute l'Allemagne. Devenu six ans, dans laquelle celui-ci déclare avoir significative, le nom de Scheringer-Kurs
membre du parti nazi, Scheringer est en rallié le «front du prolétariat» et accuse Je («tendance Scheringer»).
effet, avec Hans Ludin et Hans Friedrich mouvement hitlérien d'avoir trahi l'intérêt Le ralliement de Richard Scheringer au
Wendt, le principal accusé du fameux «pro- national. KPD fut alors considéré comme un événe-
cès de la Reichswehr>>, qui s'ouvre en sep- On est alors en pleine crise économique, ment. Peu après, le Secours rouge devait
tembre 1930 devant le tribunal du Reich de d'ailleurs éditer une brochure à la gloire du
Leipzig. Les trois hommes sont jugés pour (1) Cf Peter Bucher, «Der Reichswehrpro- converti (Scheringer. Der Weg eines Kiimp-
«subversion nationale-socialiste». Scherin- zess. Der Hochverrat der V/mer Reichsweh- fers, Tribunal, Berlin). Etle22juillet 1931,
ger est accusé d'avoir créé une cellule de la roffiziere, 1929-1930», Harald Boldt, Bop- la Rote Fahne, organe du parti communiste,
NSDAP dans la garnison d'Ulm, au sein du pard, 1967. publiait un appel signé par treize anciens 61
officiers ou cadres nationalistes invitant leurs frère de l'écrivain Ernst von Salomon ; Bodo Certains auteurs, comme Margarete Buber-
camarades à suivre !'«exemple du lieutenant Uhse (1904-1963), ancien membre de la Neumann, affirment que ce journal était
Scheringer» . NSDAP, actif également dans le Mouvement contrôlé en sous-main par les communistes.
Parmi ceux qui, suivant cet exemple, vont paysan (Landvolkbewegung), qui émigrera A côté des marxistes de stricte obédience, on
adhérer au KPD se trouvent l'écrivain Lud- en 1933 (2) et s'installera en RDA après y lisait quand même des textes dont les
wig Renn (Arnold Vieth von Gosselnau), 1945 ; et le capitaine Beppo Rômer, fonda- auteurs n'appartenaient pas au KPD. En
officier pendant la Grande Guerre, rallié teur à Munich en 1919 de l'organisation juin 1932, la direction du journal sera prise
ensuite à l'antimilitarisme (Guerre, 1928), révolutionnaire «Eiserne Faust», devenu par par Beppo Rômer. Le dc;:rnier numéro sor-
qui combattra en 1936 aux côtés des répu- la suite l'un des chefs du corps-franc Ober- tira en janvier 1933 .
blicains durant la guerre d'Espagne ; le land, puis membre du parti nazi. Scheringer publie aussi quelques articles
comte Alexander Stenbock-Fermor (1902- Parallèlement est lancée la revue Auf- dans la petite revue de Karl-Otto Paetel, Die
1972), ancien combattant du Baltikum ; bruch, qui se définit comme «feuille de com- sozialistische Nation, lancée en janvier 1931,
l'ancien chef paysan Bruno von Salomon, bat dans le sens du lieutenant Scheringer». qui prône une alliance entre les communis-
tes et les nationaux-révolutionnaires et fera
voter en 1932 pour Thiilmann. L'état
d'esprit de ce groupe «nationaliste social-
révolutionnaire» est bien exprimé par les ter-
mes qui permettent, dans le premier numéro
POUR CONSERVER de la revue, à A. Grosse de définir le mot
«national-bolchevisme» : «Par ce mot, nous

·VOTRE COLLECTION D'ÉLÉMENTS nous rallions clairement et nettement à


l'organisation prolétarienne de la volonté de
vivre de notre peuple, contre ses exploiteurs
nationaux et internationaux ( ... ) Nous nous
rallions à -cette volonté d'anéantissement
indomptable et radicale, c'est-à-dire bien
enracinée, qui éliminera en toute consé-
quence l'ordre bourgeois de classes et qui est
la seule garantie ( .. .) de la transformation
du peuple en nation par l'organisation socia-
liste du peuple. Nous nous rallions au front
anti-impérialiste des peuples opprimés ... »
Le passage de Scheringer au KPD sera
néanmoins accueilli avec des sentiments miti-
gés dans les milieux déjà constitués de la
«droite révolutionnaire». Si certains voient
alors dans ce geste l'indice d'une «démarxi-
sation» du parti communiste allemand,
d'autres estiment, non sans raison, que la
nouvelle «ligne» adoptée par le KPD pro-
cède surtout de la tactique.

Ernst Niekiscb ne croit pas


à l'évolution du KPD

Les nationaux-bolcheviks réunis autour


d'Ernst Niekisch sont plutôt sceptiques. Cer-
tains d'entre eux persistent à croire cepen-
dant que le PC finira un jour ou l'autre par
se libérer du marxisme et donnera une forme
nationale à son aspiration révolutionnaire .
Reprochant à l'hitlérisme sa complaisance
vis-à-vis du capitalisme et des «monopoles»,
et aux «strassériens» leur refus de reconnaî-
tre la réalité de la lutte des classes, ils espè-
rent stimuler le KPD de l'extérieur dans un
sens «national», tout en critiquant avec viru-
lence la montée du nazisme.
Ernst Niekisch, qui publie dans le numéro
d'avril 1931 de la revue Widerstand le texte
intégral de la lettre de Scheringer lue au
Reichstag par Kippenberger, commente ce
ralliement en des termes sévères : «L'oppo-
sition à la bourgeoisie», écrit-il, est surtout
du ressentiment social. Scheringer verra que
Chaque reliure : 70 F
(2) Son roman «S6ldner und Soldat», sera
Voir bulletin de commande en page 54 publié en 1935 simultanément à Moscou et
dans le milieu des émigrés réfugiés à Paris,
62 aux éditions du Carrefour.
le PC est de mauvaise foi dans la question
nationale, tout comme il a constaté que les
nazis sont de mauvaise foi dans leur oppo-
sition à la bourgeoisie.» Le KPD, lui don-
nant indirectement raison, ne tardera d'ail-
leurs pas à réaffirmer ses positions marxis-
tes et internationalistes, à la grande décep-
tion de ceux qui avaient cru pouvoir miser
sur son «évolution».
Quant à Scheringer, «au moment de sa
conversion et au moins dans les mois qui sui-
virent, souligne Louis Dupeux, sa pensée
demeura dominée par un ardent patriotisme.
Il est incontestable qu'il suivait largement
l'argumentation communiste mais, alors que
le PC jouait la carte du patriotisme pour
gagner de nouvelles forces à la révolution
sociale, le propos de cet homme dont le nom
a symbolisé la 'politique de libération' était
très précisément symétrique ou inverse : il
rêvait d'utiliser la révolution sociale à des
fins patriotiques» (3).
Libéré dans le courant de l'année 1931,
Richard Scheringer est jugé une seconde fois,
à Leipzig, au printemps de 1932. On lui
reproche cette fois ses sympathies d'extrême
gauche. Devant les juges, il réaffirme son
intention de «rassembler les forces révolu-
tionnaires du peuple» contre la «minuscule
minorité qui l'exploite». Il est à nouveau
condamné, pour «haute trahison littéraire»
(sic), à deux ans et demi de réclusion
criminelle.
Sous le III< Reich, il sera encore une fois
emprisonné pendant quelque temps, avant
d'être libéré grâce à une intervention de
Hans Ludin, devenu entre temps SA-
Obergruppenführer. A partir de 1934, il se
consacre à la vie paysanne et administre un
domaine rural (Erbhoj) dans la petite ville Nationaux-socialistes et communistes se disputent la clientèle ouvrière, comme en témoi-
de Ki:isching, près d'Ingolstadt. Pendant la gne la photo ci-dessus, prise dans un quartier populaire de Berlin, en 1932. A la même
seconde Guerre mondiale, il servira dans la époque, paraît une revue crypta-communiste, «Aufbruch» (ci-dessous), qui se définit
Wehrmacht sur le front de l'Est, comme comme «feuille de combat dans le sens du lieutenant Scheringer». Ce dernier, qui avait
officier d'artillerie. été l'un des principaux accusés du «procès de la Reichswehr», en 1930, n'est pas le seul
Après la guerre, Richard Scheringer a con- ancien nazi à avoir rallié le parti communiste :Beppo Ramer, qui a pris la direction d'«Auf-
tinué à militer dans les rangs de l'extrême bruch» en juin 1932, vient lui aussi de la NSDAP. C'est également le cas de Bodo Uhse
gauche et a, de ce fait, connu à nouveau la (ci-dessous) qui émigrera en 1933 et dont le roman «Soldner und Soldat» sera publié à
prison : en 1956, sa participation aux acti- Moscou deux ans plus tard. Bodo Uhse est mort en RDA, il y a vingt-trois ans.
vités «illégales» du PC allemand lui vaut
d'être condamné à deux ans de prison. (Il
sera emprisonné à Landsberg à partir de
1961). Il fut également député communiste
au Landtag de Bavière. Son autobiographie,
Das grosse Los un ter Bauern, Soldaten und
Rebellen (Rowohlt, Hamburg), parue en
1959, a été préfacé par Ernst von Salomon .
Il continuait, parallèlement, à mener une vie
de paysan. Richard Scheringer est mort
d'une crise cardiaque, à Hambourg, lors du
dernier congrès du parti communiste
allemand.
Robert de HERTE
................ ".........
~t•t•••t•Hr: ............. ... Beppo R&mer
~

(3) «Stratégie communiste et dynamique Guen Versalller Srstem und lmperlallstlidle UnterdrlltkU1111
conservatrice. Essai sur les différents sens de FOr die nationale und tolialeBetreiung derWetktltlgen Dtutublanch
fDr die Verteldlgung der Sowletunlon
l'expression 'national-bolche.v isme' en A lle-
magne, sous la République de Weimar !ll!!fllll<
(1919-1933)», Honoré Champion, 1976, 20
11!1111
pp. 568-569. 63
Comm ission Paritaire : 55.29 1 - Dépôt légal Je trimestre 1986
FLASH
SE.R VICES
32, Rue des Blancs Manteaux
75004 PARIS

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