Cartographier la rivalité linguistique entre Québec et Montréal

Dans un précédent billet, on vous parlait de ces mots qui ne se prononcent pas de la même façon d’un bout à l’autre de la France. Dans ce nouveau billet, nous nous rendons outre-Atlantique, dans la province de Québec, au Canada.

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Les villes de Montréal et de Québec se situent sur les bords du fleuve Saint-Laurent, dans la province de Québec (l’une des dix provinces que comprend le Canada). Seulement 250 km séparent ces deux pôles urbains !

Plus particulièrement, nous nous intéresserons aux différences qui caractérisent deux grandes aires à l’intérieur de la francophonie canadienne : l’une centrée sur la ville de Québec (la capitale provinciale), l’autre sur la ville de Montréal (la plus grande agglomération francophone au pays).

Le saviez-vous ?
La rivalité entre les villes de Montréal et de Québec est ancienne, et ne concerne pas uniquement le hockey… Pour en savoir plus sur l’histoire du phénomène, vous pouvez lire cet article ou encore celui-ci.

Une histoire de voyelles…

Si le français pratiqué au Canada n’a pas les mêmes sonorités que le français que l’on parle à Paris, c’est notamment parce que les locuteurs établis dans ce pays ont conservé certaines prononciations qui sont tombées en désuétude en Europe.

Ou plutôt devrait-on dire dans la plupart des régions d’Europe – puisque  la Suisse, la Belgique et certains département périphériques de l’Hexagone font exception…

Par exemple, en français canadien, il est tout à fait normal d’opposer à l’oral mettre à maître, le premier mot étant prononcé avec une voyelle brève, le second avec une voyelle longue :

De même, dans cette partie de la francophonie, beauté (avec une voyelle longue et fermée) s’oppose clairement dans la prononciation à botté (avec une voyelle brève et ouverte).

Toutefois, bien que l’immense majorité des mots comportant des voyelles potentiellement longues soient prononcés de la même façon chez tous les Canadiens francophones, il en existe quelques-uns qui ne font pas l’unanimité d’une région à l’autre…

Les cartes de ce billet ont été réalisées avec le logiciel R, à partir des résultats d’enquêtes conduites sur le web, auxquelles plus de 4000 francophones Nord-Américains ont pris part. Vous pouvez vous aussi contribuer aux enquêtes (c’est anonyme, gratuit et ça prend moins de 15 minutes – faites entendre votre voix, car plus les participants sont nombreux et dispersés sur le territoire, plus nos cartes seront fiables) en répondant à quelques questions. Pour cela, cliquez 👉 ici .

Arrête !

L’exemple le plus connu est celui du verbe arrête (à l’indicatif ou à l’impératif).

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La plupart des Québécois savent que les habitants de la ville de Québec prononcent ce mot avec une voyelle brève (celle, par exemple, du mot dette) alors que les Montréalais réalisent dans ce mot une voyelle longue (celle que les Canadiens francophones articulent dans le mot fête).

Il s’agit là de ce que les linguistes appellent un « shibboleth », c’est-à-dire un indice phonétique qui permet d’identifier l’origine d’un locuteur à partir d’une particularité de son accent. Le mot shibboleth  est un « [emprunt] à l’hébr. biblique shibbōlet ‘épi’, mot utilisé par les gens de Galaad pour reconnaître ceux d’Ephraïm, qui prononçaient sibbōlet, et qu’ils égorgeaient aussitôt (Juges 12, 6) » (TLFi). Espérons que les habitants de Montréal et de Québec n’en arriveront pas à de pareilles extrémités !

Or, si le comportement des locuteurs de Montréal et de Québec par rapport à cette variable est bien connu, qu’en est-il de la prononciation dans le reste du pays ? C’est ce que nous révèle cette première carte :

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Figure 1. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot « arrête » avec un « è » long. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

On peut voir la domination claire et nette de la prononciation avec voyelle brève dans tout l’est du domaine (en vert), à partir d’une ligne qui traverse le fleuve Saint-Laurent à quelques dizaines de km à l’ouest de Québec. Cette aire se prolonge dans Charlevoix, au Saguenay–Lac-Saint-Jean et sur la Côte-Nord d’une part, ainsi que dans le Bas-du-Fleuve, en Gaspésie et dans toute l’Acadie d’autre part. L’aire de la voyelle longue (celle de fête) se répand dans tout l’ouest du domaine (en mauve). Les villes de Trois-Rivières, Drummondville, Sherbrooke, Montréal et Gatineau en font toutes partie, ainsi que la totalité des zones francophones de l’Ontario, à l’ouest du Québec.

À l’échelle du Québec, Montréal est de loin le pôle démographique le plus important, avec une agglomération urbaine de près de 4 millions d’habitants (dont environ les deux tiers sont de langue maternelle française). On s’attendrait donc à ce que cet énorme pôle diffuse sa norme. Il semble toutefois que la ville de Québec, seconde agglomération urbaine de la province avec env. 750 000 habitants, agisse comme un « verrou » qui freine l’expansion des variantes montréalaises vers l’est.

Baleine 🐋 

Un autre mot nous fournit une situation très similaire : il s’agit de baleine, prononcé lui aussi avec une voyelle longue dans l’ouest (celle que les Québécois articulent tous dans le mot reine) et une voyelle brève dans l’est (celle qui, pour eux, rime avec la voyelle de zen).

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La carte ci-dessous nous présente une répartition aréologique très semblable à celle du mot précédent :

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Figure 2. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot « baleine » avec un « è » long. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

La ligne de démarcation entre les deux aires, perpendiculaire au fleuve Saint-Laurent, passe sensiblement au même endroit que sur la carte précédente. Dans les deux cas, on remarquera que cette frontière va en s’élargissant vers le sud, formant une sorte de triangle de couleur blanchâtre qui représente une transition graduelle entre la Beauce et l’Estrie, jusqu’à la frontière avec les États-Unis. Il est normal, en effet, que les frontières linguistiques dans des zones d’habitation densément peuplées et dépourvues d’obstacles géographiques majeurs soient graduelles et non pas tranchées.

La question de savoir laquelle des deux variantes (balei:ne ou baleine) est correcte est un faux-problème, comme l’explique ici notre collègue Marie-Hélène Côté, linguiste et spécialiste de la prononciation du français parlé au Canada. C’est l’usage des locuteurs qui fait la norme, et non l’inverse (nonobstant ce qu’en pense l’Office québécois de la langue française) !

Un cas inverse : connaisse

Cela veut-il dire qu’il existerait une tendance générale des habitants de l’est à privilégier les voyelles brèves, contrairement à l’ouest qui opterait pour les longues ? Cela est doublement faux. D’abord, comme nous l’avons précisé au début de ce billet, l’immense majorité des mots comportant des voyelles toniques susceptibles d’être brèves ou longues se prononcent de la même manière dans tout le pays. Ensuite, on trouve également des contre-exemples qui s’opposent à arrête et baleine. En effet, la forme verbale connaisse (forme conjuguée du verbe connaître) constitue un autre shibboleth entre Québec et Montréal, mais fonctionne de façon inverse : c’est l’est qui prononce une voyelle longue, et l’ouest qui opte pour une brève !

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La carte ci-dessous donne le détail de cette situation :

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Figure 3. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot « connaisse » avec un « è » long. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

Encore une fois, on voit que les provinces maritimes affichent le même comportement que l’est de la province de Québec, alors que la prononciation de la plus grande partie de l’Ontario se situe dans le prolongement de l’ouest québécois. On fera toutefois deux remarques supplémentaires :

  • La démarcation entre les deux zones se situe à l’ouest du lac Saint-Pierre, c’est-à-dire sensiblement plus à l’ouest que dans les deux cartes précédentes ; la ville de Trois-Rivières, cette fois-ci, regarde plutôt vers Québec que vers Montréal.
  • L’Abitibi, autant du côté québécois que du côté ontarien, s’aligne sur l’est plutôt que sur l’ouest. Il faut savoir que cette région a été colonisée à une époque relativement récente (20e siècle) par des locuteurs originaires de toutes les parties de la province. Les variantes s’y sont donc redistribuées de façon imprévisible.

Prononce-moi poteau, je te dirai d’où tu es…

Il n’y a pas que la voyelle « è » qui affiche un comportement régionalement différencié pour certains mots : c’est aussi le cas de « o ». Les locuteurs de Québec et de Montréal se taquinent régulièrement sur la prononciation du mot poteau, articulé avec la voyelle de botté à Québec, mais avec celle de beauté à Montréal. En d’autres mots, à Québec on prononce « potteau » et à Montréal, « pôteau ».

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Or, que disent les locuteurs francophones dans le reste du pays ? La carte ci-dessous répond à cette question :

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Figure 4. Pourcentage de répondants à l’enquête ayant indiqué prononcer le mot « poteau » avec un « o » long et fermé. Les frontières en grisé signalent des limites de MRC (Québec), de comtés (autres provinces du Canada) et d’états (États-Unis).

On peut observer que la démarcation est-ouest épouse les contours de la frontière déjà esquissée pour arrête (figure 1) et baleine (figure 2), avec encore une fois la voyelle longue qui domine dans l’ouest et la voyelle brève qui s’étend jusqu’à l’Atlantique. Toutefois, il y a une différence de taille : entre la grande région soumise à l’influence de la ville de Québec d’une part et le domaine acadien d’autre part, tout Charlevoix, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, la Côte-Nord, le Bas-du-Fleuve et le Madawaska (nord-ouest du Nouveau-Brunswick) vont de pair avec l’ouest et privilégient eux aussi la voyelle longue. Il faut donc admettre que la voyelle « o », dans les mots où l’on observe une différenciation régionale, ne se comporte pas partout de la même façon que la voyelle « è ».

Voyelles longues et « diphtongues »

Nous avons parlé jusqu’à maintenant de voyelles « brèves » et de voyelles « longues ». Il faut toutefois rappeler que les voyelles longues en français laurentien (c’est ainsi que les linguistes appellent, techniquement, le français né dans la vallée du Saint-Laurent mais qui s’est aussi exporté à l’ouest du Québec) connaissent une tendance à la « diphtongaison ». Ce terme désigne le fait de scinder une voyelle en deux éléments ; en l’occurrence, le « ê » long tend à se réaliser comme un « aïe » et le « ô » long comme un « ôouw ».

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📢 Ecoutez quelques exemples de prononciations laurentiennes réalisées de façon fortement diphtonguée : connaisse(nt) ; baleine ; arrête ; poteau.

Il importe toutefois de préciser que plus la diphtongaison est forte, plus elle est socialement marquée. Dans la diction soignée des lecteurs de nouvelles à la télé et à la radio, la diphtongaison est évitée et seule persiste la longueur vocalique ; en revanche, dans les milieux populaires, la diphtongaison se fait clairement entendre.

Et qu’en est-il de l’Ouest canadien?…

Il y a aussi des francophones dans les provinces de l’Ouest canadien, et en ce qui concerne le Manitoba, une bonne centaine d’entre eux ont répondu à notre enquête, ce qui nous a permis de recueillir les données suivantes, présentées sous forme de tableau (plutôt que sous forme de carte, l’immense majorité des répondants étant issus de l’agglomération urbaine de Winnipeg, plus précisément de Saint-Boniface):

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Figure 5. Pourcentage de répondants à l’enquête (dans l’agglomération de Winnipeg–Saint-Boniface) ayant indiqué prononcer les mots arrête, baleine, connaissent et poteau avec une voyelle longue.

Dans l’ensemble, le comportement des Bonifaciens s’aligne sur celui des locuteurs de l’Ontario et de l’Ouest du Québec. Tout comme eux, ils privilégient (bien que dans des proportions moindres) la longueur vocalique pour arrête et baleine, alors qu’inversement connaissent est prononcé très majoritairement avec une voyelle brève. Enfin, comme c’est le cas dans la plus grande partie de l’Est du pays (sauf dans la grande région de Québec et dans les Maritimes), poteau est prononcé par une très claire majorité des répondants avec une voyelle longue. Ces résultats ne sont guère surprenants, une bonne partie des ancêtres des Franco-Manitobains étant originaires de l’Ouest québécois, voire de l’Ontario.

Le peuplement francophone dans le reste de l’Ouest canadien est toutefois un peu plus varié, incluant entre autres des immigrants originaires de Suisse, de Belgique ou de France. Nous n’avons pas récolté pour l’instant un nombre suffisant de participants dans ces zones pour garantir une représentativité suffisante de l’échantillon, raison pour laquelle nous encourageons fortement tous les Francos de l’Ouest à participer massivement à nos enquêtes!

Mot(s) de la fin…

Bien qu’il existe quelques petites différences d’une région à l’autre du pays, celles-ci sont plutôt rares et tendent à s’estomper avec les jeunes générations. Toutefois, c’est cette rareté même qui confère aux variantes régionalement marquées une saillance particulière dans l’imaginaire linguistique collectif. Sur la base de ces quelques cartes, on peut déjà dire qu’un locuteur qui prononce arrête avec un « è » bref mais poteau avec un « o » long vient probablement de Charlevoix, du Saguenay–Lac-Saint-Jean ou du Bas-du-Fleuve, mais pas de Québec ou de Montréal.

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Serait-il possible d’identifier des aires linguistiques à l’intérieur du Canada francophone en superposant les résultats de différentes cartes ? L’expérience mérite d’être tentée, mais il faut encore tenir compte de nombreux mots !

Le français de nos provinces 🇨🇦

Suite au succès de notre première enquête, nous avons lancé une nouvelle enquête, dont le but est (entre autres) de tester la prononciation de nombreux « shibboleths » : saumon, clôture, nage, lacets, crabe, bibliothèque, photo, haleine, aveugle… Nous vous invitons à y participer en grand nombre ! N’oubliez pas que votre aide est essentielle pour nous permettre de cartographier avec la plus grande précision la répartition régionale de ces indices géo-linguistiques, révélateurs de nos origines. Cliquez sur 👉 ce lien 👈, laissez vous guider et partagez autour de vous ! Toute participation est anonyme et gratuite.

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« Chocolatine » a conquis le Québec!

Nos enquêtes se sont récemment exportées au Canada (pour participer au sondage, que vous veniez d’Europe ou du Canada, c’est par ici).

Ce sont les Gascons qui vont être contents: dans la guerre sans merci qui fait rage entre partisans de chocolatine et défenseurs de pain au chocolat, des renforts inespérés arrivent du Québec, où chocolatine (le terme dominant dans le Sud-Ouest de la France) s’impose de façon écrasante dans toute la province. Toutefois, le portrait général dans l’ensemble du Canada francophone doit être nuancé: pain au chocolat n’y est pas entièrement inconnu, loin de là, et la variante croissant au chocolat atteint même des pourcentages majoritaires dans certaines provinces. Voyons d’abord une carte d’ensemble qui montre le type dominant dans chaque zone:

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Figure 1. Les dénominations de la viennoiserie au chocolat selon les résultats de l’enquête nord-américaine (2016-2017).

Nous allons revenir dans le détail ci-dessous sur chacune de ces dénominations, car cette carte récapitulative recouvre une réalité plus nuancée. Pour l’instant, on notera que chocolatine domine au Québec et au Nouveau-Brunswick, croissant au chocolat en Ontario (ainsi qu’au Manitoba, plus à l’ouest) alors que pain au chocolat est arrivé en tête en Nouvelle-Écosse (mais nous n’avons encore que très peu de répondants pour cette province).

Pour rappel et à titre de comparaison, voici la carte correspondant à ce concept pour la francophonie d’Europe (voir ici notre billet sur la question):

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Figure 2. Les dénominations de la viennoiserie au chocolat selon les résultats de l’enquête européenne (2016).

On y voit que pain au chocolat recouvre la plus grande partie du territoire, alors que chocolatine étend sa domination à tout le Sud-Ouest. La variante couque au chocolat ne couvre que l’ouest de la Belgique francophone; quant à croissant au chocolat, il est attesté sporadiquement dans l’Est et en Suisse romande. On y trouve aussi petit pain au chocolat, qui n’a été donné par aucun répondant au Canada mais qui en Europe occupe deux aires latérales, respectivement dans l’est du domaine (Alsace, Franche-Comté, nord de la Suisse romande) et dans le Nord–Pas-de-Calais.

Voyons maintenant de plus près les trois types lexicaux les plus répandus au Canada francophone.

Chocolatine

C’est de loin la dénomination la plus répandue au Canada francophone, mais c’est clairement au Québec qu’elle règne en maître, les pourcentages d’emploi déclaré y atteignant des sommets:

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Figure 3. Répartition et vitalité de chocolatine d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016-2017). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

On peut voir ici que le mot, bien que n’étant pas apparu comme première réponse en Ontario, y est aussi connu par une tranche non négligeable de la population. Au Québec, les pourcentages peuvent atteindre 90%; chocolatine est d’ailleurs présenté comme un «terme privilégié» par le Grand Dictionnaire Terminologique de l’Office québécois de la langue française.

Il est hautement improbable que le mot ait été inventé de façon indépendante des deux côtés de l’Atlantique. Selon toute vraisemblance, il aura été importé et diffusé au Québec par des immigrants français originaires de régions de l’Hexagone où son emploi est dominant. Les grandes bases de données textuelles en ligne (EuropresseGallica, Google Recherche Avancée de Livres) permettent de mieux documenter son histoire. Au Québec, il n’apparaît pas avant 1988; voici la première attestation connue (un grand merci à Jean Bédard, de l’OQLF, pour son aide):

D’après les inspecteurs, des pains, des muffins, des croissants aux amandes et des chocolatines étaient présentés au public sur une étagère, sans aucune protection. (La Presse, Montréal, 30 avril 1988, page A4)

En France, on peut faire remonter la première attestation du mot (avec le sens qui nous intéresse) à 1960:

Quant au repas de midi, il fut excellent, comme le prouve celui-ci, tiré à 1.249 «exemplaires» pour les «Francas» [= Francs et Franches Camarades] de Bordeaux par les cuisines municipales: œuf dur, tranche de galantine, rôti de porc, crème de gruyère, banane. A 18 heures, on fut heureux de savourer une chocolatine, mais, hélas! c’était déjà le départ, après une excellente journée au grand air, très bien meublée par un grand rallye des jeux et des concours passionnants. (Sud-Ouest, 7 mai 1960, page 8)

On remarquera que cette première attestation renvoie justement à Bordeaux, ce qui correspond à l’ancrage du mot dans le Sud-Ouest.

On s’est beaucoup questionné sur l’origine du mot chocolatine. Il faut savoir en fait que cette forme apparaît déjà au dix-neuvième siècle, mais avec un tout autre sens: elle désignait alors un bonbon au chocolat et aux fruits, distribué dans toute la France.

CHOCOLATINES […] Ce nouveau BONBON, composé de chocolat et de fruits, présente, sous forme de dragées, un délicieux aliment et la plus délicate des friandises. Les CHOCOLATINES feront les délices des palais affriandés des douceurs et des parfums; c’est un Bonbon agréable à l’œil, facile à manger, se conservant indéfiniment, et n’ayant aucun des inconvénients qui résultent de l’usage des friandises. Des mesures sont prises pour que ce Bonbon se trouve avec le cachet du fabricant dans toutes les premières maisons de confiserie en province. CHOCOLAT PERRON, rue Vivienne, 14. – Partout en France à 2 fr. et 3 fr. le demi-kilogr. (Publicité, Journal des débats, 15 novembre 1853)

Cet emploi va même jusqu’à faire son entrée dans les pages du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (dans un fascicule publié en 1869). Un peu plus tard, le bonbon en question devient en fait un médicament à la quinine utilisé dans la prévention contre le paludisme, comme le montrent de nombreuses attestations:

En résumé, l’auteur conclut, à l’inverse de la commission, que les chocolatines au tannate de quinine sont appelées à rendre de grands services dans la campagne anti-paludique, pour la quininisation des enfants. (Bulletin de l’Institut Pasteur, 1906, page 929)

Cet emploi persiste environ jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, puis disparaît des radars. Lorsque chocolatine réapparaît dans les années 1960, après un hiatus de plus de vingt ans, il est régionalisé, plutôt rare, et typique du Sud-Ouest. Il se pourrait bien qu’il n’y ait donc aucun lien historique entre l’ancien sens de « dragée au chocolat » et celui de « viennoiserie au chocolat ». En ce qui concerne la forme du mot, il s’agit évidemment d’un dérivé de chocolat formé à l’aide du suffixe -ine (fréquent en cuisine, cf. gélatine, galantine, amandine, grenadinepraline). Un tel dérivé pourrait très bien avoir été formé à deux reprises dans l’histoire de la langue, de façon indépendante. Ajoutons pour l’anecdote que l’espagnol connaît les formes chocolatín et chocolatina, mais que ces mots désignent dans cette langue des bonbons au chocolat, et non pas une viennoiserie. Au Québec, le mot est aujourd’hui diffusé massivement par les chaînes de restauration rapide (Tim Hortons, Starbucks) mais a dû faire ses premières apparitions dans des boulangeries de quartier gérées par des «Gascons» immigrés.

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Publicité québecoise d’une célèbre chaîne de restauration [source]

Cet exemple contemporain reproduit bien la façon dont certaines variantes qui étaient régionales en France à l’époque coloniale ont pu s’exporter et s’enraciner pour devenir majoritaires dans le Nouveau Monde.

Croissant au chocolat

Il s’agit du deuxième type le mieux représenté au Canada francophone. En Ontario et au Manitoba, il a même remporté la majorité des suffrages (bien que les pourcentages ne dépassent jamais 55%, ce qui est de loin inférieur aux proportions atteintes par chocolatine au Québec).

Précisons que la question posée aux témoins était accompagnée d’une photo représentant bel et bien un rectangle de pâte feuilletée fourrée au chocolat, et non pas une viennoiserie en forme de véritable croissant (car il existe aussi de véritables croissants fourrés au chocolat, que l’on peut légitimement appeler croissants au chocolat, mais ce n’est pas ce que la photo représentait).

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Figure 4. Répartition et vitalité de croissant au chocolat d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016-2017). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

En Europe francophone, c’est essentiellement dans l’Est que le mot est attesté (bien qu’avec des pourcentages qui ne dépassent pas 18%), comme le montre la carte ci-dessous:

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Figure 5. Répartition et vitalité de croissant au chocolat selon les résultats de l’enquête européenne (2016). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Ces répartitions géographiquement marquées nous mettent peut-être sur la piste d’une explication quant à l’origine du terme croissant au chocolat. En allemand, Schokoladencroissant désigne indifféremment de véritables croissants fourrés au chocolat, ou ce que la plupart des Français appellent (petits) pains au chocolat ou chocolatines. Cela pourrait expliquer pourquoi les zones qui bordent des territoires germanophones (le Nord-Est de la Wallonie, la Lorraine et la Suisse romande) connaissent le type (bien qu’avec des pourcentages très bas); croissant au chocolat serait donc chez eux un calque de traduction. S’opposent toutefois à cette hypothèse son absence totale en Alsace et les 18% de reconnaissance dans le département de la Côte-d’Or, assez éloigné de la frontière.

Au Canada, croissant au chocolat est fort vraisemblablement un calque de l’anglais chocolate croissant. D’une part, ce terme est majoritaire dans les provinces (Ontario, Manitoba) où le français est en contact intense avec l’anglais; d’autre part, les chaînes de restauration rapide évoquées ci-dessus diffusent massivement l’anglais chocolate croissant dans leurs menus pour désigner le référent qui nous intéresse  (comme on peut le constater en cliquant ici). Contrairement au Québec où la législation impose l’unilinguisme français dans l’affichage commercial, dans le reste du pays la langue des menus dans la restauration relève du bon vouloir de chaque commerçant – ce qui équivaut donc à une écrasante prédominance de l’unilinguisme anglais.

Si ces hypothèses sont valables, on pourrait dire que les mêmes causes (des contacts de langues) ont provoqué les mêmes effets (un calque de traduction). Dans les deux cas, c’est la méconnaissance de la motivation sémantique première du mot croissant en anglais et en allemand qui explique qu’il ait pu être utilisé pour désigner un objet n’ayant pas nécessairement la forme d’un croissant (seul le sème /pâte feuilletée/ semble avoir été retenu).

Pain au chocolat

Le terme le plus répandu en France n’est pas totalement inconnu au Canada, mais il ne s’y classe qu’au troisième rang. Dans les commentaires fournis par les internautes ayant participé aux enquêtes, on relève souvent la précision selon laquelle cet équivalent sera employé de préférence dans le cadre d’une conversation avec des francophones européens. En outre, la connaissance passive de pain au chocolat au sein de la population a été largement favorisée, selon plusieurs répondants, par la célèbre chanson de Joe Dassin… même si celle-ci parlait plutôt de «petits pains au chocolat». Voici la carte correspondant aux pourcentages de reconnaissance de cette variante au Canada français; on notera qu’ils ne dépassent jamais les 35%, bien en deçà des 90% et plus atteints par chocolatine.

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Figure 6. Répartition et vitalité de pain au chocolat d’après l’enquête sur les régionalismes d’Amérique du Nord (2016-2017). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par MRC (Québec) ou Province (reste du Canada) est élevé.

On peut comparer avec la carte consacrée à ce même terme en Europe francophone, où sa fréquence est beaucoup plus élevée, dépassant souvent les 90%:

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Figure 7. Répartition et vitalité de pain au chocolat selon les résultats de l’enquête européenne (2016). Plus la couleur est foncée, plus le pourcentage de participants par département (FR), province (BE) ou canton (CH) est élevé.

Outre les chansons populaires et les voyages outre-mer, cette variante peut avoir été diffusée directement par des immigrants français, ou par les ouvrages de référence (le Grand Dictionnaire Terminologique donne pain au chocolat parmi les «termes privilégiés», mais précise bien que chocolatine est plus courant au Québec). On comprend mal, toutefois, qu’il soit relativement plus fréquent au Nouveau-Brunswick et, surtout, en Nouvelle-Écosse.

Conclusion

Alors que le système scolaire a réussi à diffuser dans tout le Canada francophone le terme d’espadrille pour désigner des chaussures de sport (voir notre billet), il semble que les désignations de la viennoiserie au chocolat qui nous occupe ici sont apparues plus spontanément, les instances interventionnistes se contentant de prendre le train en marche. D’une part, les dénominations les plus fréquentes en France se sont tout naturellement exportées, mais avec des fréquences inversées (chocolatine dominant pain au chocolat); d’autre part, les francophones hors-Québec ont spontanément créé le calque croissant au chocolat en réponse à l’anglais chocolate croissant.

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