Absence de chat

Je sais, j’ai déjà écrit un billet avec le même titre, l’année dernière. Mon chat avait en effet disparu, et je l’avais cru victime d’un renard ou d’une sauvagine. Revenue chez moi pour mettre bas et donner une belle petite enfance à ses chatons, j’ai cru ma chatte de retour pour de bon.

L’autre matin, l’intuition que j’avais eu la veille se confirme : plus de chats. Les croquettes sont intouchées, et personne ne somnole sur les lits de la cabane. La chatte m’a encore abandonné, cette Pomponnette! Peut-être a-t-elle amené ses petits vers une famille plus nourrissante, qui donne des boîte de ronron plutôt que ces croquettes sèches comme des pierres.

Dès que les chatons ont atteint l’âge qu’avait la chatte quand elle a disparu, ils disparaissent à leur tour. Peut-être reviendront-ils l’année prochaine. Les femelles, s’il y en a, viendront mettre bas elles aussi.

Il faudra ouvrir l’oeil, quand ils auront l’âge de procréer. Ce serait drôle que des générations de félins prennent ce terrain comme leur lieu de reproduction. Les étés seront pleins de chatons espiègles, que  nous tuerons en août.

Mâle dominant chez le chaton cévenol

La chatte revient de sa chasse avec une taupe noire dans la gueule. Les chatons sont tout excités et tournent autour de leur mère en miaulant sauvagement. Un petit gris attrape la taupe et va jouer avec un peu plus loin. Les autres veulent le rejoindre mais il les tient à distance avec un geste d’une rare violence. Etonnamment, les trois chatons reculent et laissent la taupe à leur frère. Chaque fois qu’un chat s’approche, le gris grogne de manière à effrayer le prétendant. J’ai devant les yeux une scène de constitution de ce qu’on appelle un mâle dominant. Un seul peut tenir en respect une troupe entière par la seule conviction qui est la sienne d’être dans son plein droit et par l’affichage d’une capacité immédiate de violence. Le groupe ne sent pas que le jeu en vaut la chandelle et se désunit très vite.

A la faveur d’une manœuvre de diversion, le gris lâche la taupe et un petit noir l’attrape pour l’apporter ailleurs. Il se fait respecter de la même manière que son frère, et même le premier gris, à la tête de lion, n’ose plus s’approcher.

Le mâle dominant est donc une notion flottante, et s’attribue aux individus qui possèdent la proie.   

J’aime/Je n’aime pas Susan Sontag

Dans le supplément littéraire de Libération, ce matin, Philippe Lançon évoque la parution du deuxième volume du Journal (1964-1980) de Susan Sontag. Il cite les listes qu’elle écrit, ainsi que les « J’aime/Je n’aime pas ». Comme le dit Roland Barthes, cet exercice n’a aucune valeur et pourtant il montre combien « mon corps n’est pas le même que le tien ».

Et c’est vrai qu’à voir ce qu’aime et n’aime pas Susan Sontag, je me sens plus éloigné d’elle que de n’importe qui. Extraits :

Elle n’aime pas

– les couples (moi je les adore), – les matches de football (no comment), – nager (cette femme ne sait rien des rivières), – les chats (cette femme n’a pas de coeur), – les parapluies (mouais), – être photographiée (je doute que cela soit sincère), – me laver les cheveux (je ne sais pas à quoi elle fait référence), – donner une conférence (moi j’aime), – les cigares (moi j’aime), – écrire des lettres (moi j’aime), – prendre des douches (moi j’aime), – Robert Frost (moi j’aime), – la nourriture allemande (moi j’adore), – les hommes velus (le sage précaire en est un, Susan, et il t’emmerde), – les livre de poches (snob).

Je crois que je ne pourrais pas m’entendre avec une femme comme Susan Sontag. Or, quand je me remémore le peu que j’ai lu d’elle, cela ne m’étonne pas. Mais le pire vient peut-être de ce qu’elle aime. Extraits :

Elle aime

– régler des factures (no comment)

– les grottes (je vois ! les grottes, ça donne un côté philosophe, un côté platonicien, leibnizien, le genre je suis profonde et obscure. Bullshit.)

– regarder le patinage artistique (même chose que pour les grottes, mais à l’inverse : ça donne un côté surface des choses, « la profondeur c’est la peau », tout ça.)

– l’art du Bénin (typiquement le truc qu’on dit pour faire classe. Connaît-elle seulement les arts des autres pays africains ?)

– les meubles de bureau (non mais je rêve. Et on voudrait nous faire lire des livres écrits par une telle femme ?)

– les Juifs (elle aime tous les Juifs, comme ça ? C’est une inclination de son corps. Elle aime les meubles de bureau et les Juifs.)

– les aphorismes (elle est prête pour lire Dans les forêts de Sibérie, de Sylvain Tesson. Eux deux pourraient s’entendre.)

Bon, j’arrête ici. Il se trouve qu’à chaque fois que je suis tombé sur une citation de Sontag, dans un article universitaire, j’ai trouvé ça con, ou peu convaincant. Ceci s’explique peut-être par le fait que son corps, si l’on en croit ses « j’aime/je n’aime pas », est trop éloigné du corps de la sagesse précaire.

Mes chatons sanguinaires

Chatons sur le lit 001

J’ai appris une chose étonnante sur les chats.

Loin d’être de faibles être dépendants de l’homme, menacés d’être boulottés par la première sauvagine venue, ils sont de véritables prédateurs qui se reproduisent à une grande vitesse et tuent sans pitié des espèces en voie de disparition. Contrairement à ce qui se dit, ce sont eux les dangereux animaux. Apparemment, ils sont en train de devenir nuisibles dans nos campagnes. Les sociétés de chasse sont contactées pour qu’elles aident à réduire le nombre de nos charmants matous.

En dehors des chats sauvages, il y a les chats qui deviennent sauvages, et ceux qui, comme ceux qui habitent chez moi, sont sauvages quand ça leur chante. Beaucoup de chats quittent le domicile humain où ils trouvent câlins et croquettes, et s’en vont, au clair de lune, chasser dans des sabbats nocturnes horribles. Le matin, leurs maîtres les trouvent ronronnant sur des canapés en faux cuir, et se font caresser comme des vieilles cocottes.

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Je regarde mes chatons avec de nouveaux yeux. Ces mignonnes petites bêtes sont en fait de féroces animaux sauvages. Quand ils s’amusent et se chamaillent, en réalité, ils s’entrainent à la guerre de tous contre chacun dans laquelle ils vont passer toute leur existence. Cela m’effraie un peu mais, bizarrement, l’affection que je leur porte s’en trouve redoublée. Mes adorables petits guerriers, je les vois soudain comme ce qu’ils sont vraiment, des félins sanguinaires, des petits tigres européens sans foi ni loi. Des soldats individualistes et claniques qui me font penser aux nomades d’Asie centrale.

Je pense même que l’adoration que leur vouent les petites filles a confusément partie liée avec cette sauvagerie miniature qu’ils jouent de manière inoffensive, mais qui n’est que le théâtre de répétition d’une grande scène de carnage. Les petites filles sont toutes des petites Alice de Lewis Carroll, la cruauté ne leur est pas étrangère. Elles sont charmées par l’innocence des grands carnassiers.

Chatons et jardin 017

Les chatons

Dès l’aube, comme tous les jours, la chatte me réveille en miaulant derrière la porte du mazet. J’ouvre la porte et je la vois accompagnée de deux chatons. Un noir et un gris. Sur le mur, deux autres chatons, un gris et un noir, désescaladent pour les rejoindre.

Elle a enfin mis bas, ma petite chatte! Je suis fou de joie. Les chatons ont peur de moi. La main qui veut les caresser sont pour eux un monstre horrible. Ils s’habituent petit à petit, et finissent par courir partout.

Je passe la journée entière à les regarder évoluer. Leur façon de se battre, de tomber, de faire leur toilette maladroitement, est un spectacle dont on ne se lasse pas.

 

Ma chatte s’avère une très bonne mère, toujours à les choyer, les lécher, les pousser du museau. Elle s’allonge volontiers pour s’amuser avec eux, puis pour les laisser têter. Souvent, ils s’endorment ensemble.

Et non moins souvent, le sage précaire fait silence et s’endort avec eux.

Mort de Maurice Nadeau et de La Quinzaine littéraire

Alors moi, je veux bien que Maurice nadeau ait été un superbe éditeur, et que La Quinzaine littéraire soit une chouette revue, mais qui la lit et qui en parle ?

J’ai écouté plusieurs émissions de radio sur cette revue qui était menacée de faillite, et je n’ai rien entendu de concret. Tous les intervenants parlent de la qualité de cette publication mais ne citent pas un seul article écrit ces dernières années.

Une revue vivante, c’est une revue qui provoque le débat, qui fait découvrir de nouvelles voix. Or depuis les articles de Roland Barthes, dans les années 50 et 60, qui ont marqué la critique littéraire, qu’y a-t-il eu ?

Plutôt que d’entendre ad nauseam la légende de ce découvreur de génie, j’aurais bien voulu que des professionnels de la profession me fassent découvrir les idées nouvelles et voix audacieuses qui sont censées être le pain quotidien de la Quinzaine.

Les « vagabonds métaphysiques » du Figaro

Le vendredi, j’aime bien acheter Le Monde, pour son supplément littéraire qui s’est franchement amélioré depuis peu. Le Jeudi, c’est le jour du supplément littéraire du Figaro, et si je l’achète moins, il m’arrive de le lire quand, d’aventure, je me trouve dans une commune dotée de marchands de journaux. Vivre en France, selon moi, c’est aussi lire la presse française, et particulièrement, suivre l’actualité littéraire.

Le dossier du dernier Figaro littéraire, donc, a tout pour m’intéresser. Il est consacré à la littérature du voyage, avec en première page une grande photo de Thomas Goisque montrant Sylvain Tesson, au bord du lac Baïkal, sautant par-dessus une rivière ou une craquelure dans le lac glacé. La photo est malheureusement annonciatrice de la relative faiblesse du dossier : contemplé par ses deux jolis chiens à l’arrière plan, Tesson porte la barbe et une écharpe négligemment passée autour du cou, une casquette vissée sur le crâne et une paire de jumelles sur le côté. Chaussures de marche légères et gants, son sac à dos ne l’empêche pas d’évoluer dans les airs. Les bras écartés vers l’avant, l’écrivain voyageur fait à la fois figure d’oiseau et d’enfant qui tend les bras vers un nouveau monde. Le visage est impassible, concentré, des rides sur le front marquent le souci de l’aventurier quant à l’endroit où il posera son pied.

(Goisque et Tesson ont fait plusieurs livres ensemble, dont un qui m’avait intéressé, le long des pipe lines de pétrole en Asie centrale. Les deux aventuriers lient leur carrière et s’entraident : le photographe profite de la célébrité de l’auteur pour se faire financer des voyages et obtenir des débouchés éditoriaux, tandis que l’écrivain s’offre, grâce à la présence d’un ami plasticien, une galerie de portraits qui contribuent à ériger une sorte de légende autour de sa personne. La parution, l’année dernière, de Sibérie chérie, un livre de photos et d’aquarelles des deux amis accompagnés d’un troisième compère, à la suite du grand succès de librairie Dans les forêts de Sibérie, participait de cette auto-mythologie des voyageurs.)

Qu’en est-il, alors, du « dossier » sur les nouveaux aventuriers ? En quoi sont-ils nouveaux, d’ailleurs ? En une phrase, la couverture du Figaro littéraire le dit : « Il n’y a plus de contrées à découvrir. Désormais, les voyages au loin se font aussi en profondeur. » Le constat date maintenant d’une bonne centaine d’années. Victor Segalen le disait au début du siècle, Valery et Michaux le disaient dans les années 1920, le Figaro littéraire n’impressionne pas le lecteur cévenol par son sens de l’innovation théorique !

En fait de « dossier », une double page  composée d’un article principal de Sébastien Lapaque, d’une minuscule interview de Jean-Christophe Rufin, de trois courtes critiques de parutions récentes et de quelques brèves qui coiffent la double page. Ces brèves donnent un paragraphe d’introduction, un chiffre, une citation, et trois titres de parutions récentes. Le chiffre, c’est le nombre de visiteurs au festival « Etonnants voyageurs » (60 000 personnes), la citation parle de l’aventure, affirmant qu’elle « ne sert à rien » et que c’est là sa beauté. La phrase d’introduction, enfin, va un peu plus loin que la banalité affichée en page de couverture :

Quelques écrivains français donnent un nouveau visage au récit de voyage. Ces globe-trotteurs ne sont pas en quête d’exploits. Vagabonds lettrés, ils aiment mettre leurs pas dans ceux de leurs prédécesseurs pour se souvenir de que furent leurs émerveillements mais aussi leurs colères. 

Là encore, le fait que le récit de voyage ne cherche plus sa valeur dans l’exploit, c’est une antienne que l’on rabâche depuis plus d’un siècle. Quand les auteurs, les lecteurs et les critiques vont-ils s’en rendre compte, et quitter cette idée reçue selon laquelle le récit de voyage est, par essence, un ramassis de racontars héroïques et auto satisfaits ? A cause de cette erreur de perspective, due à une ignorance de départ, les bons récits de voyage sont constamment accompagnés de remarques du type : « C’est bien plus qu’un simple récit de voyage », ou même : « contrairement aux apparences, ce n’est pas un récit de voyage », tant il est vrai que le genre a perdu toutes ses lettres de noblesse au cours du XXe siècle.

Deuxième cliché, le terme même de « vagabonds ». Après son occurrence dans le petit paragraphe d’introduction, on en trouve une seconde dans le chapeau de l’article : « Nos globes-trotteurs parcourent le monde en vagabonds métaphysiques et cultivés. » Pourquoi user d’un mot aussi galvaudé ? Ces écrivains voyageurs sont d’ailleurs tout sauf des vagabonds. Ils sont des entrepreneurs, ils travaillent, ils font des projets, ils savent trouver des financements, ils ont des réseaux…  Ils n’ont rien d’errants rêveurs.

Vient alors la thèse de l’article : il existerait une « spécificité » française du récit de voyage qui consiste à abandonner l’exploit pour produire des « aventuriers métaphysiques et des vagabonds instruits ». En quoi sont-ils métaphysiques ? On ne le saura pas. En quoi sont-ils instruits ? En ceci qu’ « ils aiment mettre leur pas dans ceux de leurs prédécesseurs pour se souvenir de ce que furent leurs émerveillements (et leurs colères). » De quelles colères parle-t-on ? On ne le saura pas non plus. Et de citer le dernier livre de Sébastien Courtois, au titre banal et étonnamment naïf, Éloge du voyage. Sur les traces d’Arthur Rimbaud.

Le journaliste aurait pu en effet rappeler d’autres récits de ce type qui, depuis vingt ans au moins, montre que c’est devenu un sous-genre en soi, avec le récit d’Olivier Weber sur les pas d’Ella Maillart, le film de Priscilla Telmon sur les traces d’Alexandra David Néel, le livre de Sylvain Tesson reprenant l’itinéraire des échappés du goulag à travers l’Asie centrale, ou l’album récent d’Ingrid Thobois sur les chemins de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier.

Mais la question qu’on peut se poser est double. En quoi est-ce nouveau et en quoi est-ce spécifiquement français ? Nouveau, je viens de l’indiquer, ce ne l’est peut-être pas tout à fait (mais cela pourrait être quand même un phénomène assez récent, il faudrait chercher…) Et français ? En quoi ces récits « sur les traces de » sont-ils plus français qu’américains, italiens ou russes ? M. Lapaque, l’auteur de l’article, postule que c’est un trait national, mais sans aucune apparence de preuve. C’est la pauvreté de ce journalisme littéraire, qui assène, qui postule et qui statue du haut d’une supériorité autoproclamée, prenant les lecteurs pour une masse inculte.

Ce serait pourtant extrêmement intéressant d’en savoir plus sur le sous-genre des livres « sur les traces de » ! Si cela se trouve, c’est une habitude que l’on retrouve dans les pays latins mais pas chez les autres.

Ou alors dans les pays colonisateurs, qui ont produit davantage d’orientalistes et d’explorateurs.

Ou alors dans les pays qui ont tendance à vouer des cultes aux morts (Chine).

Ou bien c’est une tradition typiquement française, et alors là, je dis que c’est fascinant et que ça mérite d’être creusé. Nous méritons d’être informés, en fait, voilà la simple vérité. Mais le journaliste nous laisse tout seuls avec cette hypothèse, qu’il lance comme une vérité communément admise : « On s’autorise à distinguer une spécificité des écrivains voyageurs français. » Vous vous autorisez ? Mais moi j’ai acheté ce journal plus d’un euro, monsieur, j’aimerais que vous fassiez un peu plus que vous « autoriser » à distinguer.

Il manque au journalisme littéraire de la grande presse le minimum de scrupule intellectuel qui le rendrait digne d’être lu. Il faudrait, je pense, que journalistes et pigistes fassent preuve d’un esprit de recherche, au moins élémentaire. Je ne demande pas qu’ils écrivent des thèses, mais qu’ils s’informent un minimum, dans le champ universitaire par exemple, pour éviter de remplir des pages de poncifs.

On parle toujours de la crise de la presse, mais relever la qualité du journalisme pourrait être une première méthode pour s’en sortir. Demander aux journalistes en charge des pages littéraires de se renseigner avant d’écrire, cela pourrait peut-être aider la presse écrite à trouver des lecteurs, on ne sait jamais.

Connaissez-vous Jean Carrière ?

Je vous parle de Jean Carrière comme si tout le monde le connaissait, mais peut-être ne le situez-vous pas précisément sur la carte ? Et même, si ça se trouve, n’en ai-je pas parlé du tout sur ce blog depuis mes débuts de vie cévenole ?

Ce serait une grave lacune : les Cévennes comptent trois grands écrivains, André Chamson pour la littérature de l’entre-deux-guerres, et pour l’après guerre, Jean Carrière et Jean-Pierre Chabrol.

Carrière, donc, est le grand écrivain des Cévennes désertiques, désertées et deshéritées. Ces livres sont pleins de désespoir et de noirceur. Son grand roman, L’Epervier de Maheux (1972), raconte l’histoire de paysans quasi débiles, abandonnés des hommes et de la civilisation, dans le « Haut-Pays ».

Débiles, ces personnages le sont à la manière de ceux de William Faulkner, et leur simplicité permet de narrer des aventures au plus près de l’élémentaire. L’un des fermiers chasse un épervier bien trop haut pour lui, à l’aide d’un fusil bien trop pourri, et cette chasse est une sorte de symbole de l’infinie faiblesse de l’homme.

Mais la véritable raison de sa célébrité, c’est son Goncourt. Dans l’histoire de ce prix littéraire prestigieux, Jean Carrière est resté comme l’homme qui ne l’a pas supporté. Pour lui, ce prix fut une malédiction, un coup du sort qui l’a brisé intérieurement. En 1972, le succès est allé grandissant et la reconnaissance que le livre a connua a amené avec elle un lot de malentendus qu’il n’a pas supportés. Il voulait faire une littérature métaphysique, on voyait en lui un charmant auteur régionaliste!

Et le pire, c’est que ce n’est pas entièrement faux : on lit Jean Carrière par amour pour les Cévennes, à la différence de Faulkner, que l’on admire même si l’on se fout de l’Amérique sudiste.

De plus, c’est pendant les célébrations et la tournée des librairies suivant la récompense qu’Edmond Carrière, le père de l’écrivain, est mort. Il en a conçu une sorte de culpabilité, et a accusé le prix Goncourt d’en être responsable.

Résultat : sa dépression a duré des années et il n’a rien écrit pendant 15 ans. La France littéraire avait cru découvrir un joyau en formation, elle perdit un auteur provincial trop fragile.

Jean Carrière est retourné vivre dans les Cévennes, près de Cambrieu, et a écrit d’autres livres intéressants. La Caverne des Pestiférés, en particulier, dont je parlerai une autre fois. Mais il n’a plus jamais connu le succès. Autant le public et la critique s’étaient enflammés pour L’Epervier de Maheux, autant ils restèrent de marbre pour toutes les autres publications. Son succès reste une parenthèse tragique et fantomatique dans une vie d’études et de labeur.

Les Formules de Jean Carrière

Très étonné, à la lecture de L’Epervier de Maheux, de trouver tant d’expressions toute faites, proverbiales ou fixes. C’était donc, apparemment, des habitudes acceptables à l’époque. Aujourd’hui, on dirait que c’est une sorte de faute stylistique. Quelques exemples en un nombre très restreint de pages :

« il gèle à pierre fendre » (p. 146), « une allure d’enfer » (p. 147), « Loup ou pas, on a pris le taureau par les cornes » (p. 148), « faire feu de tout bois » (p. 148), « les voilà partis dare-dare » (p. 148), « il est ici mi-figue, mi-raisin » (p. 149), « une incompatibilité qui donne froid dans le dos » (p. 149).

Ou alors, il faudrait jouer avec ces expressions, les utiliser de façon expresse pour s’en moquer, ou pour mettre en scène un personnage qui ne réfléchit pas par lui-même.

D’ailleurs, ces expressions sont tirées des longs chapitres d’exposition où le narrateur décrit la région, les hommes, le contexte, afin que le lecteur s’imprègne d’une ambiance de tragédie. Et les paragraphes qui contiennent ces expressions se terminent par ce constat lugubre :

« De l’os partout, un soleil africain, des ombres qui ont la fraîche amertume de l’Armorique : voilà le Haut-Pays. Les vieux meurent, les enfants s’en vont, les maisons se ferment : voilà son histoire. » (p. 150)

En effet, on entre de plein pied dans un enfer sur terre. Les Cévennes, c’est l’Afrique sans exotisme et sans paludisme, le désert sans oasis et sans bédouins, le vide sans les explorateurs et sans l’errance qui lui donneraient un semblant de sex appeal.

Alors, après tout, cela justifie peut-être l’usage exagéré d’expressions fixes, pour insister sur l’assèchement de la langue : les formes proverbiales pourraient être considérées comme des pétrifications de la pensée, des mécanisations, des robotisations soudaines qui transforment la parole vivante en éléments de langage rigides, elles figurent à leur manière la désertification du paysage dont parle le romancier.

Mon chat est une chatte

Le chat serait-il une chatte ?

Elle me paraît enceinte. Son ventre a grossi, ses mamelles sont devenues plus perceptibles, et l’animal se traîne. Elle se repose souvent, sa respiration saccadée et le ventre traversé de mouvements.

Ce serait formidable si elle voulait accoucher ici. Pour les enfants de passage au terrain cet été, ce sera une fabuleuse occasion de se familiariser avec le monde animal. Pour moi l’occasion de creuser une nouvelle galerie dans mon identité de midinette, et pour certains proches qui veulent un chat, celle d’en recevoir un magnifique.

J’installe une litière, un carton rempli de chiffons et de vieux linges, dans un coin obscur où mon chat aime prendre ses aises par moments. Ce coin obscur, on l’appelle la « chambre de Léo-Lanza ». Je croyais qu’elle s’y rendait à cause du bruit des souris. À présent, je n’écarte pas l’idée qu’elle se préparait un nid pour mettre bas.

Je dis « elle », maintenant. Il fallait qu’elle fût enceinte pour que je lui reconnaisse sa féminité. Moi qui ai toujours détesté ces préjugés selon lesquels une femme n’en est vraiment une qu’à partir du moment où elle enfante, me voilà victime d’un préjugé tout aussi délétère avec mon chat.