La double rhétorique d’Ibn Battuta

Automate verseur de vin, 1354.
Automate verseur de vin, 1354.

Cela étant dit, il serait réducteur de s’arrêter à ces épisodes. Certes, Ibn Battuta a construit sa réputation sur son statut de juriste et doit parfois se montrer intraitable avec la loi islamique. Mais, plus important encore, sa délectation à décrire des mœurs différentes des siennes le rend bien plus subtil à mes yeux. Sa curiosité est joyeuse, ses étonnements sont ceux d’un penseur et d’un hédoniste. À travers les épisodes négatifs décrits dans le billet précédent, Ibn Battuta vise un objectif non dit, adopte une stratégie de voyageur qu’il est temps de dévoiler.

En Afrique subsaharienne, peut-être parce qu’ils sont musulmans, il ne pardonne pas aux « Noirs » de laisser leur femme aussi libres. Elles ne sont pas voilées, et elles fréquentent des hommes qu’elles appellent des « amis ». Les femmes noires sont vues par des hommes qui ne sont ni le frère, ni le père, ni l’oncle, mais n’importe quel énergumène que les maris eux-mêmes, pas plus jaloux que cela, appellent eux aussi un « ami ». Ibn Battuta fait semblant de s’offusquer de cela, alors qu’il a eu maintes fois l’occasion de voir, en Asie, combien les femmes pouvaient être libres, souveraines et rebelles[1]. Le rapport entre hommes et femmes est un invariant des récits de voyage, chez les Arabes comme chez les Européens, et en l’espèce, notre voyageur a pour but d’étonner, voire de provoquer le rire, chez le lecteur : « Un massûfite peut entrer chez lui et trouver son épouse en compagnie de son ami, sans qu’il s’en formalise[2]. » Ibn Battûta prétend être tellement outré qu’il refuse d’honorer les invitations des musulmans qui ont de telles pratiques. Ne faut-il pas malgré tout relire ce passage avec un peu de recul ? Il semble qu’il y ait chez le voyageur sinon un double langage, du moins une rhétorique qui contraint le lecteur à opérer une double lecture. D’un côté, il montre un masque de raideur orthodoxe, et ne manque pas d’être choqué de voir ces femmes prétendument musulmanes parler avec des hommes. Mais le ton qu’il emploie, de l’autre côté, amadoue son lectorat, composé essentiellement de lettrés, de dirigeants et de clercs. Au moment où il se met en scène en train de s’offusquer, il montre à ses contemporains que d’autres façons de se comporter existent.

De plus, loin de peindre ces mœurs libérales sous d’horribles couleurs, il présente l’harmonie, le calme et la concorde qui semblent en découler dans les familles. Il met dans la bouche d’un massûfite ces paroles explicatives : « Les liens d’amitié qui unissent les hommes aux femmes chez nous sont francs, respectueux et sans équivoque. Les femmes ici ne ressemblent pas à celles de votre pays[3] ! » Francs, respectueux, sans équivoque, voilà de belles paroles qui peuvent s’accorder, à qui sait lire entre les lignes, avec les valeurs de n’importe quelle religion. L’hypothèse est ici qu’Ibn Battûta cherche moins à juger les peuples étrangers qu’à en décrire les mœurs pour le bienfait de ses contemporains. J’avais déjà évoqué cette question dans cet ancien billet sur Ibn Battuta.

D’ailleurs, comme un fait exprès, il affirme que la sécurité règne sur le pays, qu’il n’y a même pas de nécessité de caravane pour circuler. Sans vouloir déformer la pensée de notre explorateur médiéval, on ne peut s’empêcher de percevoir une relation de cause à effet entre la paix qui règne entre les hommes et le rapport d’amitié que ces mêmes Africains développent avec leurs femmes. De même le voyageur n’a pas besoin d’emporter de provision car à chaque étape, des femmes peuvent lui vendre des choses à manger, prodige qui n’est possible que dans les sociétés où les femmes sont autorisées à traiter librement avec les hommes.

S’il ne faut pas faire d’Ibn Battuta un libéral avant l’heure, il est utile cependant de se garder de le réduire entièrement aux préjugés de son époque et de sa société. Il a su, par ses voyages, par sa vie, par ses choix narratifs et par son ouverture auctoriale, créer une œuvre qui dépasse ses propres jugements. En tant qu’écrivain voyageur, il sait jouer sur les apparences, changer de masque pour survivre et pour s’adapter aux situations. Tantôt juge sévère de la loi coranique, tantôt hédoniste dans les jardins et les plaisirs, il sait donner à son livre toutes les apparences du conservatisme rigoureux pour introduire dans les bibliothèques respectables de Fès les femmes noires, les femmes asiatiques, les femmes instruites, les femmes libres et les femmes souveraines.

[1] Voir notamment la scène où l’une d’elles, qu’il prend pour épouse, refuse de se marier. Rihla, p. 928, 936, 973.

[2] Rihla, p. 1027.

[3] Rihla, p. 1028.

2 commentaires sur “La double rhétorique d’Ibn Battuta

  1. Une histoire que je n’ai pas retrouvée dans le texte d’Ibn Battuta, donc probablement apocryphe (mais Renan utilisait les apocryphes pour démontrer que, si l’un racontait telle chose à telle époque c’est qu’alors on croyait que c’était vrai). Donc Ibn Battuta vient d’arriver à la cour d’un roi de Guinée, récemment converti. Le roi lui-même l’accueille et le présente à ses femmes. Au cours du banquet, Ibn Battuta dit au roi qu’il est béni de Dieu pour avoir des femmes si belles, mais que Dieu leur prescrit de voiler leurs formes, alors que lui visiteur a pu les voir vêtues seulement de leurs bijoux. Le roi répond sans s’émouvoir: « Toi qui es un homme instruit, tu sais que le Prophète vivait au milieu d’hommes peu civilisés, et qu’il avait donné ces prescriptions pour les aider à se comporter correctement avec les femmes. Chez nous, aucun homme n’oserait manquer de respect à une femme, et elles ne le permettraient pas. Aussi nous avons conservé sur ce point la coutume de nos ancêtres, puisqu’il n’y avait aucune raison de la changer. » Je raconte cette histoire chaque fois que quelqu’un prétend que le voile est un pilier de l’islam.

    J’aime

Laisser un commentaire