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Libre, autant que je peux. C’est ce que j’essaie d’être. Tous les jours. Quels que soient les moments et les lieux. En tant qu’écrivaine, chercheure ou journaliste ou encore entrepreneure. La liberté me guide. Me soutient, à chaque instant, me situant en tant que femme, d’abord, puis d’origine immigrée, fort modeste. Je cours le monde en quête de savoirs que je construis faute qu’on me les ait transmis d’emblée. Ma récolte est immense. Riche. Savoureuse. Ce roman en est un extrait. Une envie et une façon de partager des rencontres, des regards, des échanges, des luttes. En toute liberté. J. P.

Avril 2020. Sept jours dans la vie d’une sexagénaire, dont cinq dans les Balkans. Psychanalyste, de nouveau amoureuse, elle prend prétexte de ses déplaceSud de la France pour remonter le cours de sa vie. La chronologie n’est pas au rendez-vous. Les périodes de sa vie s’esquissent par touches : les origines méditerranéennes, l’ancrage prolétarien, les pathologies multiples, les lieux de vie, les voyages, l’engagement, associatif, syndical, professionnel, toujours libertaire, la famille, la sexualité, la vie affective, la mort. personnage ému et émouvant, fort et fragile. Nu, la plupart du temps. De la vidéo à la psychanalyse, en passant par l’édition et l’entreprenariat solidaire, cette féministe hume les situations qu’elle vit pour mieux et de ses erreurs, de sa sagesse. On partage avec le lecteur le plaisir d’aller chercher dans son enfance la curiosité d’un sentiment inédit, qu’il soit heureux ou ou d’enrichir sa culture des savoirs, enfouis au creux boulimie de ses rencontres mêlée à la fringale de ses échanges. Tout azimuts. Joelle Palmieri

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Belgrade, avril 2020 - jour 1 Ses yeux, exceptionnellement synchronisés, rivalisent de convergence à fixer les images d’une télévision aux allures post-modernes. Gaëlle Betulli, lovée au fond d’un lit, capte le contraste et la saturation exagérés. De rigueur. Le plan est serré. Dans le cadre, une jeune femme, cheveux bruns et longs, totalement nue, chante sous une douche. En espagnol. La musique, excessive et rythmée, couvre le refrain « Eva, Eva, Eva », qu’elle fredonne. Gaëlle doit bien admettre qu’elle ne comprend rien. Prise au dépourvu. L’habillage bleu et orange appelle son attention. Elle est sur Tele Sur, la télévision satellitaire latino-américaine. Celle que Chavez a financée à mot couvert voilà maintenant une quinzaine d’années et que Castro a soutenue. La Bolivarienne. À un peu moins de neuf mille kilomètres du lieu d’émission, dans une chambre d’hôtel en Serbie, à Belgrade, la sexagénaire regarde, hébétée, les images d’une femme à poil. Elle n’a rien d’autre à faire. Mate ce spectacle fabuleux. Dans son autobiographie, elle écrira : « Décidément rien d’innovant. Une série. D’images. Des sons en séquences sans grande


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intention de sens ». Gaëlle assiste contre son gré à une suite de répétitions. Des plagias. Sa gorge se serre en même temps que son cœur s’étroitise. Un sentiment de légère honte la traverse doucement. Honte de se sentir, volontaire ou non, complice de cette catastrophe, de cette réplique. Il y a une vingtaine d’années, à l’occasion d’un des premiers forums sociaux mondiaux, encore utopiste, elle avait été conviée, en tant que Française, à rejoindre le faste Observatoire mondial des médias. « L’amphithéâtre de la re-composition. La chambre froide des duplis, des copies, des similis. Le stade des râleurs de renom. Parmi les capitaines, voire les colonels, une tribu d’hommes. Des vieux. Blancs. Les seigneurs de la presse française dite “vraiment” de gauche et quelques ducs universitaires. Ceux qui depuis ont été magnifiés. Rendus magnifiques par leur verbiage public. Leur idéal. Leur idéologie. Loin du réel. Un idéal qui me dégueule. Un vomi d’images et de sons, accouplés, qui créent un sens. Le leur. Le pléonasme. L’inculture. La noncréativité. L’abnégation ». La télécommande en main, son pouce ose une tentative de zapping. Les commandes électro-cognitives de son cerveau le paralysent aussi sec. L’image qui s’impose interrompt ses connexions neurosensorielles. Conchita Perez, la présentatrice-vedette du JT, exulte. Femme, métisse, elle fanfaronne devant la caméra. Parade la transformation. Néglige la pensée. Cette animatrice audiovisuelle renvoie Gaëlle, non sans sourire, à cette époque vantée de sa vie où elle


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disait « faire de la télévision ». Fin des années 1990. Elle œuvre dans une boîte de « production audiovisuelle féministe autogérée ». Selon sa formule. Invitée à intervenir publiquement à Paris dans une des belles salles du Palais des Congrès, sur les médias dits alternatifs, la vidéaste y rencontre le directeur de production de Tévéweb, premier bouquet TV sur Internet. Un grand mec, dandy, maigre, de ceux qui croient qu’on leur doit tout. Qu’on ne peut rien leur refuser. Que leur regard suffit au dévouement. Après leurs interventions et les questions du public, ils descendent synchrones de la tribune. Gaëlle enfile son blouson en cuir, récupère son sac au sol et prend la direction de la sortie. Il l’apostrophe. Elle s’arrête, étonnée. Debout au pied de cette estrade, il l’interroge longuement sur son activité. Se dit intéressé. Il écoute cette femme bavarde. En moins de vingt minutes, il lui propose d’entrer dans la grille. Une grille. La sienne. Un nouvel enclos ? Une cage modérée ? Non. Il s’agit plus prosaïquement de coproduire une émission hebdomadaire d’une heure en direct, la chaîne TV prenant en charge la partie technique, la boîte de prod’le contenu. Stupéfaite, elle lui pose une série de questions. Sur le contrat, les modalités pratiques, le lieu des réjouissances. Il lui plait. La proposition de l’homme d’affaires lui plait. Elle accepte sans lui dire. Officiellement, elle réserve sa réponse. Invoque un délai pour réfléchir. Elle le rappellera. C’est d’usage. Y compris chez les alternatifs. On n’est pas des mendiants. Des apprentis. « On est


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des pros ». Gaëlle sort de cette entrevue convaincue tant de l’opportunité de la case qui leur est attribuée que de son opportunisme. Après assez peu de discussions internes à la prod’, elle entraîne dans l’aventure l’ensemble de la bande. Une dizaine de femmes, plus ou moins jeunes, qui négocient auprès d’elle la garantie de s’exprimer librement. Liv, Anna, Caroline, Tiny… Elles craignent le sexisme ordinaire des médias. Des producteurs. Effet réflexe. Quelques-unes hésitent. Opposent des arguments variés. « C’est trop dur », « on ne sait pas faire », « c’est trop contraignant », « on va pas pouvoir dire ce qu’on veut ». Positions de victimes. De soumises. D’impuissantes. De subalternes. D’ignorantes. De non savantes. Réagit-elle, en première analyse. Puis la cheffe de bande se persuade du contraire. Identifie leur aspiration individuelle et personnalisée à la fuite. Une façon de mieux contrôler leur non futur. De ne pas prendre de risques. Elle est pourtant sûre de leur force. Leur potentiel. Leur pouvoir. Gaëlle est décidée. Balaie les thèses victimaires d’un revers de main galvanisant l’inédit de leur entreprise. D’autres les rejoignent rapidement. Chantal, Nathalie, Anne-Marie. Jackie, l’autre grande gueule de l’équipe, doublée du poste indestituable d’éternelle complice, jubile. L’amie de toujours lui offre sur un plateau, une occasion de plus d’exercer son prosélytisme dantesque. Son dada. Elle va pouvoir s’emparer du micro. Parler. Parader devant les caméras. Distiller ses convictions. Son idéologie du moment. L’altermondialisme, les


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alternatives économiques. Claude affiche d’emblée son malaise à se produire en public. Sa confrontation à l’image, la sienne, la tétanise. Le direct davantage. Elle préfère se cantonner à l’écriture. Sa place. Emma, co-créatrice avec Gaëlle et Jackie de la boîte de prod’, homologue sa science de la réactivité. À 25 ans à peine, elle cumule désir et beauté. Est photogénique. Son visage habite le petit rectangle à merveille. Ses yeux bleus hypnotisent le cadre. Ses cheveux châtain clair balaient souplement et alternativement le fond d’écran en incrustation ou le décor sibyllin. Quoique quarantenaire, très brune aux yeux noirs, coupe au carré, sa collègue s’en trouve inspirée. Et angoissée. Elle suit Emma à la trace. La copie. Surveille sa gestuelle. L’étudie avec minutie. Tente la reproduction. Analyse les obstacles rencontrés. Ingère l’art du prêt à porter djeun. Du phrasé, du port de la voix. Élevé. De la posture. Droite. Gaëlle tient bon. S’applique. Fait les magasins. Consulte son kiné. Exerce sa respiration. S’intéresse à ses chakras. Celui de la gorge en particulier. Le passage entre l’esprit et le cœur doit se libérer. Le son qui sortira de sa gorge n’en sera que plus clair. Elle qui vient des ténèbres. Est intégralement vêtue de noir depuis l’adolescence. En plus de ses connaissances vidéastiques, Anna met son expérience de plateau au service de l’ouvrage. Vidéaste alternative. Espagnole. Elle est sans nul doute la plus qualifiée avec Caroline, réalisatrice intermittente pour la télévision. La vraie, la grande. Gaëlle s’engouffre dans


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l’organisation. Régimente comme à son habitude cette armée de télé-animatrices avant de s’aventurer progressivement à l’intérieur du studio. La préparation de chacune des émissions dévoile un stress authentique. Chercher des images, éventuellement les tourner, les monter, préparer le débat, au cœur du rendez-vous, inviter les personnes adéquates, les contacter, les convaincre, leur payer un coup, sympathiser. Rédiger le conducteur. Rechercher des archives de spots publicitaires. Elle a imaginé de plagier les coupures pub et utilise sans retenue cette astuce pour aérer et illustrer l’émission. Le Musée de la Pub les pourvoit avec générosité et curiosité de bijoux de réclame. Des pubs de lessive Ariel en toutes langues pour figurer la mondialisation. D’autres sur une série de modèles de Volkswagen pour symboliser l’accélération de la société. L’équipe s’amuse à scénariser la voix d’une speakerine, un autre clin d’œil à la télévision qu’elles jugent bourgeoise. Le rôle est interprété par une copine actrice. Rachel ouvre et ferme chaque programme. Mime la Française idéale, responsable et esseulée, à la perfection. Se grime, se costume, se perruque dans un enthousiasme communicatif. Improvise ses lancements, ses chutes. Elle les fait rire. Deux d’entre elles, rédigent à tour de rôle chaque semaine un journal d’actualités internationales, « notre » JT, écrira Gaëlle. Leur vision du réel, de la vie dans le monde. S’ajouteront un kiosque, histoire de donner à découvrir les derniers bouquins ou revues liés au sujet du débat et un


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agenda qui égraine les manifestations et rencontres à venir. Le tout selon un timing mathématique, le conducteur, transmis à la régie en début d’émission. L’enregistrement se produit en direct des studios de Cognacq-Jay, près de la Tour Eiffel, là où l’ancêtre, l’ORTF, avait lancé, plus de cinquante ans plus tôt, sa première image. Le plus drôle. L’ironie de la situation. À 20 h, chaque jeudi, la lampe à l’entrée du studio passe au rouge. À ce moment précis, tout se métamorphose. Le rythme cardiaque, la perception, la pensée, les émotions, la peau, les muscles, la colonne vertébrale, la voix. Un instant d’excitation absolument magique et luxueux. Une multitude de démarrages foireux, de jingles mal envoyés, d’engueulades avec la régie, de dérapages dans les changements de plateau. Ces animatrices télé sont perchées sur des chaises hautes et changer de place entre deux séquences relève d’une véritable gymnastique. Le plus souvent, Gaëlle lit le JT, déchiffre les questions à poser aux invités les yeux braqués sur sa feuille de papier et sans aucun égard pour la caméra pourtant très scientifiquement signalée par le réalisateur. Pas de prompteur. Trop chic. Elle rit aux éclats dans un échange furtif avec l’ingénieur du son qui protège ses tempes à chaque hoquet. S’engueule avec le producteur qui veut lui refiler de la « vraie » pub, la « sexiste », histoire de rentabiliser son espace. Négocie avec le directeur des programmes un changement de grille. Elle fait de la télévision. D’avril 1999 à septembre 2000, cette dizaine de militantes assurera la conception et la réalisation d’une heure


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d’émission baptisée I-femmes, « premier programme féministe de télévision interactive d’Europe ». 52 heures de programmes au total. « À vous Cognacq-Jay ! ». Vingt ans plus tard. Gaëlle a soixante ans. Les cheveux blancs et courts. Le corps moins souple. Les neurones apaisés. Un sourire intérieur comme locataire permanent. La révolte toujours à fleur de peau. La liberté, comme guide suprême. Les ressources énergétiques font affolement un peu partout sur Terre. Du haut du trône qu’il a refilé faute de pouvoir l’occuper davantage, Chavez, le militaire malade, a institué de financer Tele Sur pour « contrecarrer l’hégémonie américaine du Nord », imposant une assurance-vie éternelle à cette télévision. « L’Al Jazeera » d’Amérique. Le printemps s’annonce maussade, comme l’année dernière, cumulant brumes givrantes au Nord, neiges glacées en Europe de l’Est, pluies diluviennes en Afrique, en Asie, en Amérique latine et aux Caraïbes. La télé, la bourgeoise, a évacué les catastrophes climatiques de ses informations. Restent les prévisions météo, résolument devenues des émissions de divertissement à l’adresse du peuple des télé-consommateurs neuroleptisés. Les ténors du petit écran tiennent obstinément à garantir une garde resserrée, une mise en confiance soutenue par l’appréhension constante d’un environnement proche, le temps qu’il fait, au cas où le courant emporterait les spectateurs vers l’impérative nécessité de communiquer de nouveau sur le temps qu’il leur reste.


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Deux années à peine avant l’aventure TévéWeb, l’heure était venue de militer autrement. La fin des années 1990, le début de tous les troubles, sauf dans la tête de Gaëlle, illuminée par l’idée tenace de transmettre la connaissance. Réveillée par la conscience du possible. Libérée par une deuxième analyse révélatrice. Inspirée par un aîné, clone masculin. Immigré, intellectuel, drôle. Son analyste. Accompagnée de ses grigris. Happée par les scripts de la connexion, les prismes colorimétriques, les courbes des réseaux. Débarrassée de ses fantômes ancestraux et envahie par la soif d’écrire. Dés-habitée et réhabilitée. Exaltée par la créativité recouvrée. Réconciliée avec l’autonomie. Un documentaire vidéo tout d’abord. En solo. Sur les femmes qui élèvent seules leurs enfants dans leur voiture dans le XIXe arrondissement de Paris. Douze minutes qui ne l’ont pas rassasiée. Les couloirs des organisations féministes ensuite. Encore. Gaëlle cherche. S’ennuie beaucoup. En trouve une. Une agence de presse féministe pas mal. Le média se veut ouvert. La militante de toujours écrit régulièrement pour les colonnes de son magazine en ligne. La rédaction de brèves ou de tribunes ne lui demande pas trop de temps. Elle participe parfois à ses réunions. Plutôt sympathiques. Dynamiques. Gaëlle y rencontre des femmes si différentes et aime bien le ton du journal. Orienté agitation internationale. Odile, plasticienne, de retour de six années passées à New York, graphiste du mag’à ses temps perdus, s’impose. S’immisce dans sa vie,


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capturant ce qu’il subsiste de respirable dans son espace affectif alors réduit à sa plus simple expression. Le néant et sa fuite. La désaffection pour Édouard, son amour du moment, et la passion délétère pour Jackie, l’amie de toujours. La vidéaste a entamé l’écriture d’un nouveau scénar. Sur la place des femmes à la direction des entreprises autogérées. Elle décide de le finir chez Odile à Marseille. Entre deux retouches, elles valsent d’apéros pris à la terrasse de la Caravelle sur le Vieux port, aux baignades improvisées au Petit Nice ou non loin du petit port de Méjean, à la découverte à pied de la Bonne Mère, aux marchés de la Plaine ou de Belzunce. Odile s’escrime à lui faire apprivoiser cette ville sublime tout en la séduisant. Ordinaire, et sportive, bâtie comme une athlète, androgyne, assez grande, s’intéressant peu à son esthétique, Odile s’oppose à sa nouvelle conquête. Sa coquetterie est inversement proportionnelle à sa créativité. Pantalon de rigueur. Chemisier acheté aux fripes. Culottes mémé. Tableaux riches en couches, superposées, différentes. Sophistiquées. Généreuse mais vampire. Indifférente à la notion de liberté d’autrui. Très attachée à la quête de sa propre liberté. 35 ans. Elle troque leurs cinq ans d’écart en dynamique de transformation personnelle. L’artiste tente le passage à l’acte en hasardant de hisser Gaëlle vers ses footings très matinaux et ses galipettes caressantes. En vain. La scénariste préfère le balcon de son appartement, son air frais, sa petite table en formica rouge sur laquelle elle concocte avec volupté des festins


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méditerranéens. Beureks, feuilles de vigne, sucuk, saucisson de sanglier corse, houmous, tarama, salades de tomates au basilic, olives aux herbes, chips fraîches traditionnelles et autres saveurs orientales, se disputent la table sans gêne dans une kemia – joli mot originaire d’Afrique du Nord pour signifier antipasti ou buffet d’hors-d’œuvre – bien orchestrée. Leur relation naissante n’en est que plus succulente et nourrie. Cette recette se révèle fort créative et Gaëlle achève la rédaction de son scénario. Il restera dans un tiroir. La moisson de cette histoire se quantifiera ailleurs. Dans cette agence féministe, où avec Odile elle propose une action cyberféministe. La première et la seule, lancée en grandes pompes dans le majestueux Institut culturel finlandais à Paris, attire féministes, intellectuels et journalistes. La presse, tant écrite que radio et télé, a pourtant jusqu’ici globalement boudé ces utopiques résistantes modernes. Ces frondeuses des années 1990. « Les fileuses du cyberespace, les chevalières du labyrinthe interplanétaire », comme elles aiment se définir. Gaëlle se retrouve d’un coup croquée par des professionnels de la profession informationnelle qui découvrent une galaxie qu’ils avaient toujours soigneusement ignorée, le féminisme, et qui inaugure soudainement un tournant. Elle répond à des interviews, se pose là où on lui demande, se laisse prendre en photo, avec un plaisir non dissimulé. Change de coiffure. Opte pour le très court. Exhibe ses caleçons moulants à fleurs rouges. Ses talons compensés chamarrés. Elle se tape, à cette occasion, de multiples fou-rires et alimente des dis-


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cussions exotiques, voire anachroniques, avec ses interlocuteurs, pour la plupart des hommes. Un jour où elle se trouve entretenue et filmée pour la Cinquième, chaîne publique française aujourd’hui disparue, on l’invite à composer le rôle du contrepoint pour un sujet sur la cosmétique. « Une énigme. Une féministe cracherait-elle naturellement dans la soupe des fards ? Négligerait-elle, par conviction, la qualité de sa peau, comme celle de ses ongles ou de ses cheveux ? N’aspirerait-elle pas à sentir autre chose que le hareng ? Son acariâtrerie, par définition congénitale, annihilerait-elle l’entretien de la courbure de ses formes ? Ou sombrerait-elle intrinsèquement dans la dépression au point de se négliger ? ». Le reporter de l’émission grand public rit beaucoup également. Sans doute est-il en train d’apprendre quelque chose. Elle en restera convaincue. D’autant que, ce jour-là, Gaëlle gagne l’impression de cumuler un acquis et un privilège. L’art de la rhétorique et, pour ne plus la lâcher pendant une bonne décennie, la luxure des coulisses de la télévision.

La sexagénaire arpente les rues de Belgrade et, au détour de deux avenues bardées de magasins plus chics les uns que les autres, discerne un îlot, issu du tréfonds de l’histoire des Balkans. Derrière la gare routière, à l’abri des regards touristiques devenus nombreux après la récente adhésion de la Serbie à l’Union européenne élargie, un marché aux contours


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africains laisse deviner une société sous tutelle. Celle des « Sans », abris, terre, identité, travail. Dégât collatéral de l’UEE, concept voté il y a trois ans pour agglomérer tous les pays « barbares », ceux qui ne seront jamais des démocraties à l’image de la vieille Europe, la garante du terme. Obstinément libérale. Des œufs difformes, sales et mal présentés, des champignons séchés, exposés en vrac, des boîtes de fer rouillées pleines d’une mixture inqualifiable, des rhizomes peu appétissants, des reliques de tapis entassées, des étiquettes en carton griffonnées à la va-vite, ornent les étals, bancals. Derrière, des personnages sans âge, sortis d’un mauvais film des années 1990, ceux de la réconciliation, de l’unification, de l’après-mur. Des hommes aux manteaux gris et lourds, aux cheveux longs en bataille, à la barbe un peu trop naissante. Des femmes aux visages sérieux, rougis par le froid et la peine, aux rondeurs de rigueur pour garantir le contraste avec les prostituées, blondes et fines, parties ailleurs. Des enfants aux regards bizarrement perdus. Caricature ? La réalité est bien en train de rattraper Gaëlle. Ce lieu enferme les stigmates de la guerre pourtant ancienne de vingt-cinq ans. Il incarne l’habile cohabitation entre misère et richesse. Ethnicisme et ouverture. Malgré le spectacle de ce paysage apocalyptique, des mines défaites de ces commerçants et de l’oscillation verticale des mains abîmées des mendiantes assises à même le trottoir glacé, un arôme éprouvé envahit son cerveau reptilien. Elle croit reconnaître l’odeur de la friture,


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celles des girelles, mêlée à celle des poivrons grillés. Un rembobinage temporel s’orchestre d’instinct. Les effluves méditerranéens, le parfum de la mer, de sa cuisine et des vacances, la rattrapent. Instantanément. Sa famille connaît toutes les rives ou presque de cette mer encerclée. Elle en vient. Elle en est la prolongation, le résultat, la descendance, la suite, la mémoire. Ses ancêtres, ses grands-parents, ses oncles, ses tantes, plusieurs de ses cousins sont nés sur ses pourtours. Ailleurs qu’en France, de l’autre côté de la Côte d’Azur ou du Languedoc-Roussillon. Ils forment une brochette d’immigrés. Gaëlle personnifie la première génération qui n’a pas repris la mer en quête d’un nouveau littoral, histoire d’y bâtir des fondations éphémères. Elle s’est finalement établie en France comme la masse de ses consanguins. Côté maternel, plus ou moins en région parisienne. Côté paternel, jamais très loin des rives de la mer source. Leur très grande majorité et leurs propres enfants s’accrocheront à la côte. Toulon, Marseille, Martigues ou encore Sète. Les lieux de ses premières vacances, fatalement chez ses oncles et tantes. Sans aucune forme de procédure. Début des années 1960, fier de pouvoir utiliser ses congés payés, « durement gagnés par la classe ouvrière », son père polit chaque samedi matin sa 403 beige sur le parking du HLM à Sarcelles dans le but qu’elle soit pimpante le jour du grand départ. Le 1er août. Malgré son très jeune âge, il associe Gaëlle à sa tâche. Lessiver à grandes eaux, avec une


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pincée de Paic dans un seau d’eau toujours tiède, rincer abondamment et passer la peau de chamois sans relâche. Essorer le trésor avant de le ranger méticuleusement dans sa pochette. S’emparer de la brosse à polir et lustrer. Bâcher l’engin en cas de non utilisation. Méthode sans faille. Les samedis matins d’hiver comme de printemps se ressemblent mais ne souffrent pas de monotonie. Ils dévoilent chaque fois un peu plus la psychologie d’un homme, le père de la petite immigrée, qui n’a de cesse de blanchir le beige de sa Peugeot dans le seul but de rivaliser le jour tant attendu avec ses frères ou beaux-frères, qui, de leur côté, se livrent au même rituel. Le polissage de l’automobile française fait partie du mythe de l’intégration. Il vaut qu’il se montre. Le parking du HLM est si vaste, si spectaculaire avec ces milliers de fenêtres en orchestre, que le chef de famille en sortant à la fois ses seaux et autres raclettes à vitre, et sa petite dernière, encore minuscule, tient son affaire. Il s’affirme propre, organisé, méthodique, autoritaire, intransigeant, bon père quoi. Il démontre sa volonté appuyée de devenir un « bon Français ». Pour sa part, à cinq ans à peine, Gaëlle est fière de mettre par peau de chamois interposée sa touche finale à l’œuvre qui participe de l’édifice, celui de rejoindre le ciel bleu, la mer et ses cousins. Au premier jour des vacances tant attendues, dès quatre heures du matin, la famille entière se met au gardeà-vous pour fondre dans le véhicule à moteur qui


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les emporte au paradis. Sa mère, équipée de thermos et boîtes en plastique variées, de sandwichs et autres denrées savamment préparées, le fillette, ses trois frères et son père, chef de troupe, chauffeur et concentré. Le voyage se réalise d’une traite. Le bitume de la Nationale 7 comme rail. Seuls le péage de Tournus, son lot d’embouteillages et la traversée de Brive-la-Gaillarde gardent un goût de lassitude. Le tourisme se veut de masse certes mais sans les autoroutes du rapprochement familial. Les coutumes à bord du vaisseau valent dépôt légal. Le pilote a ses codes. Un claquement de doigt, café, deux claquements, cigarette, trois, bouffe. La mère de famille obtempère sans broncher, servant à la volée tasses de café brûlant, œufs durs et tomates au sel, et, chose incroyable, alors qu’elle ne fume pas, elle allume l’une après l’autre les indispensables Gauloises brunes sans filtre et les présente dans le bon sens à la bouche de son époux momifié. La route demande un silence et une concentration qui ne mérite aucune dérogation. Les enfants, à l’arrière, concèdent respect du mutisme, des protocoles, des lois et du contrat. De temps à autres, leur génitrice se retourne, davantage par conscience professionnelle que par souci de les savoir en forme, ou plus simplement contents. Bruno, Nono pour tous et le deuxième de la fratrie, toujours équipé de son sac plastique d’urgence, s’auto-organise. Il dégueule par intermittence, discrètement. Nettoie ses déjections dès que l’amiral, il affectionne qu’on l’appelle comme ça, décide de faire escale. Jacques,


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l’aîné, fait la gueule, comme d’habitude, tout en assurant la faction en poupe. Gaëlle n’a jamais vraiment compris pourquoi il adoptait cette attitude. Elle s’est toujours mise en tête que ça le faisait chier d’être avec eux, qu’il devait considérer qu’il avait passé l’âge, qu’il avait mieux à faire. Comme il ne disait rien, qu’il ne dit toujours rien, elle ne sait pas vraiment ce qu’il en est. Il se peut même qu’il n’ait jamais vraiment fait la gueule. Que c’était son faciès de l’époque. Un truc de jeune homme. Un visage en formation. En recherche. En attente. Robert, le cadet, coincé entre les deux plus âgés, essaie de capter le paysage qui défile mollement à travers la vitre mouchetée d’insectes catapultés. À force de sautiller sur la banquette arrière et de recevoir des coups de coude dans les côtes, dans les cuisses, dans le bide, il se fatigue. Passé un moment, il s’endort la tête posée sur une des épaules de ses grands frères. Gaëlle, infinitésimale, légère comme trois loukoums, haute comme deux livres de poche, trône assise sur les genoux de l’un puis de l’autre. Ses deux courtes couettes attachées par des nœuds roses estampillés du label maternel oscillent inlassablement. Elle occupe une position centrale. Observe avec attention ce qui se joue à l’avant. Aime ce couple et ne perd pas une miette de leurs modes communicationnels. Alors, quel n’est pas son bonheur, quand, bien seize heures plus tard, la tribu atteint les abords des HLM des oncles à Miramas. Ses tantes veillent et se


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relaient en hurlant d’une fenêtre à l’autre pour informer de leur arrivée. Annonciation, Cons’ (Consolation), Ginette, Augustine, Marie, Lucie, Carmen, Mado (Madeleine), Bichou (Elisabeth). La grande famille est enfin rassemblée et la fête peut commencer. Les hommes, Maurice, Mathieu, Jean, Alfred, Dédé (André), Tony (Antoine), Marcello, Pietro, Robert, investissent la salle à manger afin de trinquer leurs verres de pastis fait maison. La distillation de cet anis fort attrayant et odorant soude tous ces mâles par l’art qu’elle concède mais surtout par la fraude qui les unit. Les femmes s’entassent en cuisine, les mains au choix dans la pâte à pâtes, les graines de couscous ou la pizza. Les enfants se ruent instinctivement sur le parking afin de se consacrer à des jeux débiles, comme celui de coller son genou au cul des pots d’échappement des voitures au départ, avec pour objectif principal de colorier en un noir immaculé la genouillère de leurs pantalons. Résultat qui vaut pour certains de belles hécatombes de baffes et, du côté de Gaëlle, la foudre de quatre gros yeux noirs, les deux paires de ses parents. Quand le clairon sonne, l’appel de la cuillère en bois martelée sur la table en formica de la cuisine de Mado, leurs mères, au regard assidûment hostile, s’affairent à les agglomérer dans une même pièce bien alignés en rang d’oignon sur des matelas de fortune. Le nez à quelques centimètres du sol recouvert de ce linoléum à l’odeur inique, la gamine s’interroge immanquablement sur le temps consacré dans la journée par sa mère à passer la serpillière


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tout autant que sur la quantité de javel utilisée à cet effet. Après quelques secondes de réflexion et quelques minutes de chahut, elle écrase. Toutes proches de cette mer génitrice qu’elles soient, ces vacances résonnent pour sa mère comme peine, emmerdements et engueulades. Antagoniques de repos et de plaisir. Synonymes de dépendance, imposition du silence, digestion de la colère. Soumission à la famille paternelle, les Betulli. Maudits depuis toujours parce que jugés parasites, vulgaires, n’ayant aucun savoir-vivre. Pour Gaëlle, cette interruption temporelle carillonne baignades, maillots de bain aux culottes bouffantes à fleurs et à volants cousus sur mesure, jeu de boule, pique-nique sur le sable avec la bande de copains que sont ses cousins. La plage en version continue. La famille Hernandez en version réaliste, ce spectacle joué à la fin des années 1950, puis le nom de la troupe qui l’interprétait, et enfin une expression, reprise par les journalistes et le public, qui a longtemps symbolisé les familles nombreuses pied-noir. L’alignement des 403 en front de mer. Les glacières, les gamelles, les verres, assiettes et couverts en plastique coloré, installés en cercle autour des indispensables brocs d’eau à l’effigie de Ricard. Les ingrédients du festin, la table ronde de leur aristocratie imaginaire. Plus tard, quand les Betulli, version réduite, pousseront le bouchon jusqu’à Sète, les balades dans les rues tourmentées de la ville, les glaces à l’italienne au grand magasin


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le long du port et les joutes sur le canal, irremplaçables, empliront le cœur de la fillette. Au-dessus de tout, la pêche, à laquelle elle est initiée par son père. Il lui enseigne l’art de créer sa ligne, avec un bout de liège, un fil de nylon et un hameçon miniature. Tous les matins, à cinq heures, Gaëlle part, besace à l’épaule, espadrilles aux pieds, prête à marcher dans les pas de cet homme, grand, pour rejoindre la jetée qui les attend. Sous le soleil de plus en plus chauffant, elle n’a d’yeux que pour son fil, raidi par le bouchon, qui ne plonge que très rarement. Son acolyte, assis à côté d’elle sur un tabouret pliant bleu marine, s’affaire autour de plusieurs lignes dont il maîtrise parfaitement la tension. À midi, à l’heure où l’apéro sonne, le compte du butin s’opère sur la table de la cuisine. Elle est aux anges. Anguilles, dorades, maquereaux l’initient à la réflexion sur le rapport entre noblesse et servitude, ses petites conquêtes aboutissant sans discussion à la poubelle, alors que le chevaleresque grappillage de l’adulte caresse des torrents d’huile d’olive ou de reste de bouillabaisse avant de se faire dorer au feu de bois. Gaëlle a huit ans. Encore plus tard, peut-être a-t-elle dix ans, l’Espagne franquiste ouvre au tourisme de masse les portes de ses plages, que sa famille ne tarde pas à rejoindre, pour le plus grand soulagement de sa mère enfin débarrassée des Betulli, version intégrale. Les années se répètent et malgré l’absence programmée de ses frères, bien plus âgés et partis au fur et à mesure vers d’autres horizons familiaux, la Costa Brava, la Costa del


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Sol, les promenades digestives sur les « Calle Mayor », les corridas, cette langue riche d’histoires révolutionnaires, imprégneront sa pensée à jamais.

Gaëlle rentre à l’hôtel, au centre-ville. Elle se sent seule, dispersée, floue. La psy a eu beau se payer le plaisir d’une assiette de friture, avec son assortiment de légumes grillés, le manque de conversation, faute de langage commun avec les serveuses, l’a ennuyée. Dans cette chambre peu originale dont elle inspecte le plafond blanc uniforme, Gaëlle passe en revue les trois jours qui viennent de s’écouler. Comme happée par une obstination. Une boucle cérébrale à laquelle elle ne peut échapper. Elle a rencontré des collègues. Voilà comment résumer la situation. Des collègues. Serbes. A participé à un atelier sur le rôle de la psychanalyse dans la consolidation de la paix. La thérapeute française est intervenue sur le rôle du transfert collectif dans l’expression du pouvoir des femmes comme mode de résistance. Elle se voit face à une audience silencieuse. Sans réaction. A l’impression d’être blasée. Est blasée. Presque cynique. À force d’avoir croisé des femmes qui lui ont expliqué comment elles jugeaient la force, celle que les hommes déploient pour se maintenir au pouvoir suprême comme à la maison, les rapports de subordination que cette force crée, les relations d’obéissance qu’elle produit, les dégâts qu’elle fait,


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Gaëlle se sent illégitime. Mais utile. Porte-parole par défaut en quelque sorte. A-t-elle convaincu ? Peut-être. Ce n’est pas le plus important. En avoir parlé l’est davantage. Chaque exemple a été situé, contextualisé, détaillé. Chacune des femmes, dont la psychanalyste a relaté l’histoire, a décliné ses origines sociales, ethniques, géographiques, historiques, ses choix sexuels. Chacun des événements qu’elles ont vécus a également été situé. Lieu, époque, contexte, milieu, urbain, rural. C’est le principal. Même si tout cela est devenu une routine, Gaëlle s’y colle. Par conviction. Par nécessité. Le message essentiel n’est pas encore passé. Pas pour tous. Ces pensées en boucle révèlent un sentiment de colère. Une pincée d’énervement. Et les images se bousculent. Elle aimerait bien parler. À quelqu’un. La rage sortirait. Tant pis, à part les murs bleu foncé de cette chambre, pas d’interlocuteur. Demain, elle part pour Sofia, en Bulgarie. Va animer un stage de re-dynamisation collective auprès de femmes atteintes du syndrome Avna, dérivé de la pandémie de la grippe aviaire du milieu des années 2000. Une maladie mortelle. Gaëlle n’est pas tout à fait convaincue de l’utilité de cette démarche. Éprouve simplement le besoin de sortir régulièrement des dix-huit mètres carrés confinés de son cabinet. Être confrontée à d’autres réalités, de nouvelles approches, des groupes, des personnes, avec leur histoire unique, leur goût singulier et leur propre identité. Une initiative égoïste en somme. Elle s’énerve davantage. On lui a réser-


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vé un taxi pour faire la route, avec la ferme promesse que ce serait plus agréable que le car ou le train et surtout beaucoup moins long. Moins de six heures. Pour 400 kilomètres. La professionnelle en est fatiguée à l’avance. Et dérape d’un coup. Ressent une douleur dans le bas du dos. Une souffrance qui ne la quitte que rarement. Systématiquement, la disparition de la peine se transforme, le furtif instant d’un ajustement spatiotemporel, en source de souci, de peur, celle de perdre un compagnon, celui de son récent quotidien. Alors, dès qu’elle le peut, la peine se ramène, rapplique en vitesse. Fidèle qu’elle est. Une âme sœur. Un animal que Gaëlle a appris à dompter. Depuis maintenant plus d’une quinzaine d’années, date à laquelle des médecins lui ont diagnostiqué une pathologie rhumatismale incurable. Allongée sur un lit, elle pèse chacun de ses os, étire chacun de ses muscles, vérifie la contraction de chacun de ses tendons, pour mieux en cultiver la valeur. Elle souffre d’arthroses chroniques qu’elle défie par de la relaxation, des massages, du repos. Philosophie à laquelle la thérapeute adhère comme le tourment sur la paranoïa. Discipline qui lui permet d’accueillir frugalement son corps sur un dos assagi. Une carapace hébergée de longue date. Une armure forgée au cours des ans. Un patrimoine. Une collection de souvenirs détachés de la chair, de l’organisme, de leur communion, de ses composants. Un florilège de techniques d’immobilisation physique. La partition d’un auto-énervement dis-


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gracieux, composée des croches d’une tragédie ancestrale. Adolescente, ni maison des jeunes, ni centre sportif, ni gymnase, ni piscine, ne lui sont autorisés. Son père se méfie de qui elle peut croiser dans ces milieux inconnus. Des garçons. Essentiellement. Assoiffés de sexe et dépravés. Et puis, à quoi bon prendre soin de son corps, faire du sport, développer une activité physique ? « C’est pour les garçons qui en auront besoin plus tard », dicte le paternel. L’ensemble de ses frères peuvent témoigner de l’iniquité de la formule. À part le foot, obligatoire, le jeu de boules, indispensable, aucun d’entre eux ne pratique de sport. Jacques, Nono et Robert sont globalement flasques. Gaëlle n’a pas le droit de grimper aux arbres. « Les filles ça ne monte pas aux arbres », décrète sa mère. Elle n’a jamais escaladé un arbre, est incapable de gravir les marches d’un escabeau voire le plateau d’un tabouret, et campe pendant sa carrière scolaire la place de souffre-douleur des professeurs d’éducation physique. Ils s’évertuent à la faire monter à la corde, alors qu’elle est terrassée par la peur, à peine le premier nœud franchi, en plus d’être travestie d’une sorte de short taillé sur mesure, bouffant, bleu marine, bardé d’élastiques à la taille et aux cuisses et inadapté à l’exercice. Elle n’aboutit pas. Quant au cheval d’arçon, aux barres asymétriques, à la poutre, au toboggan, ils se liguent contre elle pour lui faire subir un calvaire satanique. Le saut en hauteur, le cinquante mètres, des bourreaux de supplices. Lorsqu’elle passe son Bac en 1976, à seize


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ans, l’épreuve sportive se révèle un véritable fiasco. L’adolescente ne porte ni survêtement ni short. Elle exécute l’épreuve de la course vêtue d’un pantalon de velours à côtes et d’un chemisier, qui se déboutonne en chemin – ce chemisier à manches courtes et à fleur a été retaillé par sa mère dans un des siens – et parachève le ridicule lors du saut en hauteur où elle ne réussit pas à dépasser les cinquante centimètres malgré les efforts acharnés des jurés éberlués.

Un peu plus tôt, à onze ans, Gaëlle part guillerette en quête de sa mère montée étendre du linge sur la terrasse de l’appartement loué à Santa Pola sur la côte sud-est de l’Espagne. Habitée d’une joie intense, elle vocifère un « ouh ! », espérant provoquer la réaction sinon la surprise de sa mère, à sa sortie de l’escalier. Une guêpe s’oriente en direction de la gamine et la pique à l’avant-bras droit. Victime d’une horrible douleur, elle crie. Les autres membres de l’essaim, viennent la rejoindre. Une fois, deux fois, trois fois. À la sixième piqûre, la ménagère lâche enfin ses draps et autres oripeaux pour se précipiter sur sa fille. Tout en essayant de la calmer, elle suçote une à une chacune de ses piqûres y aspirant le poison et le crachant à terre. Elle lui sauve la vie. Mais se garde bien d’informer son enfant de comment elle se développe, par quels organismes vitaux elle se manifeste et s’épanouit. Un peu plus tôt en-


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core, Gaëlle doit avoir dix ans, par hasard ou par curiosité, la fillette fouine dans la chambre interdite des parents pendant que son père est au bureau et sa mère en courses. Elle aperçoit sous l’armoire en bois verni quelques livrets qui expliquent bien pieusement « comment on fait les bébés ». Y devine les représentations des entrailles d’une femme et des « parties extérieures » d’un homme. Sans vraiment décoder le contenu de ces pages, elle lit minutieusement la technique à employer pour faire naître des enfants sans cultiver ni fleurs ni choux. Ces « sexes » – pas sûr qu’à ce moment la gamine assimile le mot – s’emboîteraient l’un dans l’autre, créant par magie un œuf qui serait cultivé pour un temps dans le ventre de la maman. Pas clair. Découvrant cet interdit en cachette, ayant sur son dos la crainte de l’œil noir de sa mère, elle replie son trésor et remet les ouvrages à leur place initiale. Ni vu ni connu. Quelque temps plus tard, l’adulte la confie à sa belle-sœur Georgette, la femme de son frère, l’affaire d’un après-midi. La jeune fille joue dans la cuisine avec sa bien-aimée cousine Brigitte qui a exactement son âge. Au cours de la conversion, la complice jette le mot « règles ». Toujours à l’affût de nouvelles connaissances, Gaëlle demande « qu’est-ce que c’est ? », espérant une réponse bien géométrique. Brigitte et sa mère se consultent un instant en riant et lui répondent de concert. « Tu le sauras quand tu seras grande ». Elle a 13 ans. Trois ans plus tard, dans une stupeur inqualifiable et avec un dégoût abyssal, l’adolescente sent une gêne à


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l’entrejambe. Dans la cour de son lycée non mixte, immobilisée, elle jette un regard alentour. L’impression de tourner autour de l’image renvoyée par son cerveau est étourdissante. Elle en est estourbie. Dans un élan de survie, elle se rue sur les toilettes. N’en croit pas ses yeux. Le fond de sa culotte est sale. Une glu marronnâtre et malodorante. Gaëlle devine une nausée puissante gravir sa colonne vertébrale. Un frisson. Une envie de se détacher de son corps. De se dissoudre. Entourée de filles, élève de terminale, elle ne sait pas quoi faire. Est-elle malade ? Est-ce grave ? Faut-il prévenir ? Elle se tait. Fait la gueule. Se répugne. Ça colle. L’ado attend que les cours de la journée se terminent pour rentrer penaude chez elle et avouer piteusement son crime à sa mère. La réaction de l’adulte est à la hauteur de l’ignorance de la jeune fille. Loin d’être en colère, sa génitrice manifeste dans des hurlements incongrus sa joie de voir sa fille rejoindre la grande famille des femmes, ces êtres qui font les enfants. Les enfants. Reprenant son calme et son souffle, la cheffe de famille demande dans la foulée à Gaëlle de garder désormais encore plus de distance à l’égard des garçons. « Un malheur est si vite arrivé ! ». Lequel ? L’étape suivante s’organise autour de la démonstration de toilette. Comment chaque mois désormais – chaque mois ! –, elle devra habiller sa « nénette » à peine poilue de serviettes hygiéniques, par définition bien propres.


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Très tôt, la fillette alterne angines et foulures, entorses et fractures, des poignets ou chevilles. Les angines provoquent des fièvres importantes qui affolent sa mère d’autant qu’elle entre dans des délires surprenants. Gaëlle entrevoit des têtes de monstres qui lui adressent la parole depuis les doubles-rideaux chamarrés de la salle à manger du F4 de Sarcelles ou assiste au débarquement d’armées offensives depuis la fenêtre face à son lit. Elle n’est qu’une enfant et ne sait comment négocier avec ces envahisseurs. La peur la tétanise. Les attaques de ces hommes groupés ou isolés se répètent à l’envi et elle se terre au fond de son alcôve imaginaire. Ne sait pas faire face, seule. N’a aucune maîtrise sur la situation, toujours violente. Est subjuguée, aliénée, terrifiée. Gaëlle ne découvrira que fort longtemps après que le mot « angine » entretient d’intimes relations avec le mot « angoisse ». Ses chevilles et ses poignets, quant à eux, ces parties du corps qui associent respectivement son intellect au mouvement et à l’action, s’abîment d’euxmêmes, provoquant leur isolement et leur paralysie par une bande, Velpeau toujours à dispo. Ainsi va sa jeune vie, de délires en souffrances, l’œil de sa mère toujours aux aguets. Plus tard, en 1986, lors d’une manifestation parisienne contre le Front National, en descendant un trottoir, la militante réussit à se casser la cheville droite. Un petit os de rien du tout, bien centré à l’intérieur du maillage de cette articulation. Gaëlle n’a pas son égale en Elastoplaste, bandage et autre technique


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d’immobilisation. Elle connaît déjà l’expérience de la fracture. À 18 ans, la post-ado part dans un élan fou avec son mec, Claude, et sa meilleure amie, Evelyne, pour l’Indre-et-Loire. Une énorme Ford vient percuter de plein fouet la Deux chevaux dans laquelle elle se trouve être à la place de la morte. Balancée une fois sur le talus puis sur le volant, son nez si fin vole en éclats laissant place à une marée de sang. Seule blessée, emmenée à l’hôpital par la gendarmerie accourue, Gaëlle signe sur le champ sa déclaration de sortie en dépit des bons conseils des médecins. Son blaire à peine remis, totalement bleu, est vaguement raccommodé par un pansement ridicule. Rien à faire, la gamine est « contre » l’ordre médical. Par définition. Au fond elle tient à ne pas trahir son bien aimé, un pur, un dur, un radical, antisocial. A peur de le décevoir, de ne pas respecter son idéal révolutionnaire. Ce dévouement imbécile lui vaut une petite bosse nasale. Protubérance qui ne détone pas avec son aspect général. Rachitique, sans faim, son corps renvoie l’image d’un sac d’os désorganisés. Une marionnette. En hêtre. Une tête droite, à peine penchée en arrière, tirée vers le haut, les lunettes accrochées à ce pic. Un thorax plat, un bassin ridicule, des fesses et des cuisses inexistantes. Cachés. Sous des robes blanches au crochet. Des hauts cintrés et des jupes plissées à carreaux. Des jambes filaires. Des genoux cagneux. Trop gros. Démesurés. Ils lui permettent de courir. De rouler. Le vélo. Gaëlle mesure aujourd’hui la chance d’avoir appris à pédaler tout en


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avançant. Une dérogation à la loi paternelle. Faire du vélo « c’est foutre en l’air l’hymen ». Elle ne se rappelle plus par quel miracle elle a pu apprendre à dominer une bicyclette. L’équilibre, la vitesse. Peut-être doit-elle cette aptitude à Nono, affilié à son émancipation. Plus tard, cette habilité lui a permis quelques balades sur les routes et pistes des îles bretonnes. Lui reste également la natation, une véritable fortune. Elle n’a pas peur de l’eau, au contraire, s’y plonge dès qu’elle présente une surface raisonnable pour son dos. Cet élément lui permet de rompre avec la pesanteur, celle de la profonde dette de vierge que ses parents ont bien voulu lui léguer, celle de la culpabilité inconditionnelle d’une partie de son entourage, qu’elle s’applique parfois à plaquer sur les murs d’un passé révolu. À 20 ans, après une brève étreinte sans conviction et sans plaisir, sans pilule et sans lendemain, Gaëlle tombe enceinte. La question ne se pose pas une seconde. Elle ne gardera pas cette chose, là, dans son ventre. Plus informée que jamais, militante des droits à l’avortement et à la contraception, la jeune femme se dirige sans hésiter vers la Clinique des Lilas, celle où le MLAC, mouvement de libération de l’avortement et de la contraception, fleuron du mouvement des femmes dans les années 1970, a pratiqué dans la clandestinité ses premières IVG, mot pudique inventé par l’armée médicale pour désigner le fait pour une femme de se débarrasser de l’embryon qu’elle porte. Après la consul-


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tation psychologique obligatoire, son choix demeure inchangé. Elle avortera et sans anesthésie. Gaëlle n’est pas de celles qu’on endort au moment de sa confrontation à sa condition de femme. Le 25 juin 1980, elle entre dans le temple de la lutte pour les droits des femmes. On lui explique la méthode d’aspiration. Elle écoute, sans beaucoup d’application. On l’invite à passer en salle. Dans une minuscule cabine, elle ôte son slip et pose son sac sur le tabouret. S’installe sur la table des opérations et écarte résolument les jambes. Vaillante combattante, elle sait affronter les embuscades montées par l’ennemi. On lui introduit dans l’utérus une canule, puis une autre, au diamètre plus important. Puis encore une autre. Jusqu’à ce que l’ouverture du col soit suffisamment importante pour qu’on lui enfonce l’avaleur d’étranger. L’aspirateur lui suce le ventre, dans la même souffrance imagine-t-elle que celle d’un poisson à qui on arrache l’hameçon de la gueule. Droite elle se relève et reste. Gaëlle a du mal à respirer et tient son ventre à deux mains tant la douleur lui explose les tripes. Elle récupère sac et slip qu’elle enfile dans un mouvement incertain et pénible. On lui propose de se reposer quelques instants dans une chambre. La militante y passe le temps d’un éclair et quitte l’hospice. Elle ne sera plus jamais enceinte, par choix bien évidemment, ne voulant pas offrir à « la société, avec un grand S, la chair à canon dont elle a besoin pour perpétrer son crime, le renouvellement de la force de travail ». Elle ne mettra pas


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son corps à la disposition du grand capital qui a besoin de reproduction pour sa production. Quarante ans plus tard, la ménopause bien installée, la femme d’âge mûr n’est pas sûre que ce choix idéologique lui ait rendu les meilleurs services.


Sofia, avril 2020 - jour 2 Retourner en Bulgarie. Chaque fois qu’elle y va, Gaëlle éprouve un pincement au cœur. Son père affirmait que les Betulli étaient bulgares, ce pourquoi ils aimaient tant les yogourts liquides. L’héritière a identifié d’autres stigmates. L’atmosphère des rues de Sofia, l’ambiance des bars, les poivrons farcis, la lutenitza – purée de poivrons grillés –, le raki, le teint de ses habitants. Tout lui rappelle ses origines. Ses parents et les générations qui les ont précédés n’ont pas arrêté de voyager, traverser des bras de mer, déplacer des malles et des enfants. « Une main devant, une main derrière ». Ils ont toujours laissé à peu près tout derrière eux. Le mobilier, la vaisselle, la langue, le patronyme, les racines. Aspirés par une nouvelle vie à chaque départ. Inspirés par un nouveau scénario. Une forme de nomadisme sans choix qui s’inscrit dans l’histoire de la colonisation de l’Europe des pauvres. « Du lumpenprolétariat ». Chaque séjour à l’Est nourrit sa quête initiatique, galvanise sa dissection identitaire. L’architecture des faubourgs de Sofia, ses poubelles publiques en fer, ses trottoirs défoncés, ses supermarchés glauques, la ramènent à


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son béton originel. Gaëlle est née en France dans le 93. La Seine-Saint-Denis. Ses deux premiers frères sont nés comme ses parents en Algérie à Oran. Un des grands ports africains de Méditerranée. Lieu de travail quotidien de son père durant de nombreuses années. De 1932 à 1951. De mousse toléré sur les bateaux à quai, il poursuivra sa carrière de marin comme apprenti puis mécanicien. Y compris pendant la IIe Guerre mondiale où il est réquisitionné pendant deux ans par la Direction des Armements terrestres, plus connue sous le nom de DCA, « pour éclairer les avions ennemis à dézinguer ». La Méditerranée. Le berceau de la plénitude. Les terrasses. Le soleil. La mer. Rouler sur ses plages, comme les galets bousculés par ses vagues à répétition, la dévisager, s’enfoncer dans son horizon nu, écouter le son de la houle, sentir le vent caresser ses joues, participent de l’éternelle résurrection de la fille d’immigrés. Sa mère puisera dans cet espace sa voie, sa voix. Elle chante « comme un rossignol ». En étendant le linge, en rangeant les gamelles, en passant le balai, en remuant les graines de couscous. En 1940, elle a quinze ans et les bombes tombent sur la terrasse du logement familial dans le quartier de Bijouville. Leur sifflement l’inspire même si une de ses nombreuses belles-sœurs, Lola, y laisse sa peau. D’un optimisme redoutable, elle persiste à fredonner de sa voix aiguë. C’est alors qu’un GI passant par là, un Américain soulignera-t-elle longtemps, la remarque. Il lui enjoint de s’envoler pour Hollywood afin d’embrasser une carrière de star.


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Ragaillardie, elle saute au plafond et descend les escaliers en trombe en quête de son père, exceptionnellement présent, pour lui annoncer la bonne nouvelle. La réaction du patriarche confirme la hauteur de son destin. Elle ne partira nulle part, n’embrassera rien ni personne et restera à la maison pour aider sa mère jusqu’au mariage. Cette loi, cette comparution immédiate au jugement sans appel, ne lui casse pas la voix. Elle continue à chanter. Avec le père de Gaëlle. À peine quelques années après la guerre, elle rejoint une chorale ouvrière puis dispute la vedette dans les cabarets locaux. Ils chantent de l’opérette. Elle est soprano. Il interprète la tierce. « L’hiver peut s’enfuir, le printemps bien aimé… tout-ou peut-eu commencer. Les feuilles d’automne et les fleurs-reus de l’été, tout-ou peut-eu commencer. Mais, il me reviendra, oh ! mon doux fiancé ! pour ne plus me quitter… ». Sur l’affiche, sommaire, deux noms : Betty Sall et Joe Birch. La mémoire de véritables « idoles ». Un duo qui continuera sans peine sa carrière lors des mariages des frères, cousins, cousines et autres proches, jusqu’à la mort du chanteur. Betty et Joe ont leurs fans. La mère de Gaëlle se nomme plus prosaïquement Candida Saliba, la vertu de sa mère – elle est l’avant-dernière d’une fratrie de huit enfants –, la trace mémorielle d’une plus ancienne famille Saliba. Ce prénom d’artiste lui restera. Suivant les époques et les quartiers de famille, Candida devra répondre aux prénoms de Betty, Cand’, Marguerite, Catherine. Des petits noms choisis avec délectation


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par son mari au gré de ses humeurs. Cand’pour la famille, Marguerite pour la domesticité, Catherine pour les engueulades. Betty, le nom d’artiste, sera dédié au clan des Maltais. Le sien. Le père de Gaëlle, lui, s’appelait Dario Betulli. Prénom lourd à porter, « détenteur du bien ». Il aimait le rappeler. Ce prénom offrit également l’incroyable opportunité à son propriétaire de créer le concept d’« antidariérisme primaire ». Une somptueuse idéologie mise au service de sa paranoïa vivace. Un sectarisme dont il affublait ses fils et à peine plus tard sa fille, dès qu’ils se rebellaient. Dès qu’ils défiaient son autorité. Dès qu’ils mettaient en doute sa position de monarque absolu. Nom attribué par les Italiens, qui à la fin du XIXe siècle accueillaient les immigrés d’Europe de l’Est en changeant leur nom et, semble-t-il, en leur attribuant l’identité d’un d’arbre. L’identité seulement, pas les racines. Même si Betulli ne veut pas directement dire « bouleau » en italien, il n’en reste pas moins que ce patronyme, homonyme de boulot, et peut-être même substantif dialectal du fin fond du sud de la botte, colle à la peau de Gaëlle. Ses coudes, légèrement rabotés, en attestent également. Quand ses parents décident de quitter l’Algérie en 1951, Jacques a cinq ans et Nono trois et des problèmes de peau. Un eczéma qui changera de support pour se reconvertir plus tard en hépatite et crises de foie chroniques. Dario, français par son père, transmet à leur mariage cette nationalité à


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Candida, maltaise d’origine, puis à ses fils. Son propre père, Mathieu, est né en Tunisie. Son grandpère aurait traversé les Balkans depuis la Bulgarie, pour arriver en Albanie, traverser l’Adriatique, arriver à Bari dans le sud de l’Italie, plus précisément le talon de la botte, Les Pouilles, région connue pour sa dépression et sa pauvreté. Mathieu était blond et avait les yeux bleus. Il vint se parachuter en Algérie, pour y croiser Simone. Gaëlle suppose que ces prénoms sont des « traductions » de petits noms plus exotiques. Blonde aussi, sa grand-mère, sans autres traits de reconnaissance, ses parents étant restés très avares de détails sur leur histoire et origine respectives. Son grand-père maternel, Matthew, était maltais, sujet britannique. Candida en était très fière. Elle exhibait le passeport anglais qu’elle avait gardé bien au chaud, histoire de bien se démarquer de « tous ces Arabes ». Elle ne parle pas un mot d’anglais. Matthew n’a eu qu’à traverser un bras de mer pour s’échouer sur les côtes tunisiennes avec sa femme, Madeleine, puis pour s’installer en Algérie avec leur première flopée d’enfants. Madeleine refusera sa vie durant – elle est morte à 99 ans – d’étudier et de parler français. Elle ne parlait que maltais et seuls ses enfants pouvaient la comprendre, la mère, comme le père de Gaëlle, fortement investis d’une mission d’intégration réussie, s’étant bien gardée de transmettre les langues de leurs aïeux à leurs enfants. L’arabe, en plus du maltais pour Candida, de l’italien pour Dario. Leurs enfants n’ont jamais


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réussi à entrer en communication avec leur grandmère Madeleine. Les deux Mathieu de grands-pères possédaient, outre leur prénom, l’autre point commun d’avoir choisi de vivre sur la mer et très peu auprès de leurs épouses. L’un sur les chalutiers à pêcher, l’autre en tant que marin sur les navires de commerce anglais, ce qui lui valait la réputation d’avoir fait le tour du monde. Une légende. Une fois arrivés en France, les parents de Gaëlle atterrissent dans la cave de l’oncle Maurice, Momo pour la famille, à Villevaude, dans l’Est parisien. Ils y vivent trois ans, le temps d’engendrer un troisième fils, Robert, d’élever, de nourrir et d’habiller tous les enfants de la maisonnée pour Candida – son oncle en a huit et pas d’épouse –, de stabiliser son emploi pour Dario – assurer la transition entre le port et l’administration, la Marine nationale, où il s’intronise fonctionnaire non sans mal – et d’accumuler suffisamment d’économies pour acheter à crédit une cabane sur un terrain immense à Livry-Gargan, à peine plus près de Paris. Le début d’un saut qualitatif dans l’échelle sociale et le lieu de sa naissance, un beau jour de mai 1960. Cette cahute se caractérise par l’absence d’eau courante, de chauffage – un poêle au centre de l’unique pièce permettait de traverser les durs hivers –, et de salle d’eau. Ses frères, très pudiques par discipline, défilent à tour de rôle devant l’évier de cuisine qui sert de lavabo afin d’assurer l’indispensable brin de toilette quotidien. Contorsions, regards furtifs, jon-


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glages entre serviettes et slips kangourous nourrissent l’ordre du jour. L’hiver, l’affaire se complique, car les raclettes ne suffisent pas à lutter contre le gel qui s’agglutine sur les vitres à l’intérieur du repaire. Cette baraque fait malgré tout le bonheur de la famille, avec son jardin infini et ses arbres fruitiers. Les voisins, de « vrais Français », acceptent d’honorer la place des parrain et marraine de Gaëlle, et leur fils, celui du meilleur copain de Nono. Le signe d’une véritable intégration. La naissance de la seule fille de la famille devient synonyme d’une énorme évolution sociale, puisqu’un an après, Dario obtient un appartement en HLM à Sarcelles, avenue de la République à deux pas des bidonvilles. Colossal progrès, parce qu’il y a enfin l’eau chaude, les WC, le chauffage central, le videordure… et bientôt, l’électroménager. Pour les parents, c’est la révolution. Candida a successivement perdu sa vue sur la mer, son carré de jardin, et se délecte bientôt des joies de la machine à laver le linge et du cocon conjugal. Pour la première fois dans leur vie, les parents de Gaëlle bénéficient d’une chambre pour eux seuls. Jacques et Nono ont la leur, La grand-mère Madeleine et l’oncle Riton – le plus jeune frère de Dario juste débarqué d’Algérie – dorment dans le long couloir et la fillette dans le salon-salle à manger en compagnie des fleurs en cristal, des tableaux de natures mortes en tissu brodé et des napperons blancs. Robert, au pensionnat, ne rentre que le week-end et s’entasse dans la chambre des grands, l’espace d’une nuit.


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Tous les jeudis, ou presque, puis tous les mercredis, Gaëlle et sa mère prennent le train, direction Paris, avec un grand P. La capitale. L’occasion pour Candida de se libérer de l’atmosphère betullesque et de renouer avec sa famille. Celle des Maltais comme celle du tissu. De cinq à onze ans, la gamine connaît le privilège d’être gâtée par ses oncles et tantes maternels qui rivalisent de cadeaux. Beau livre d’enfant illustré de Jean (prononcer « Djan »), « celui qui travaille chez un éditeur », chambre de poupée, incluant un lit, une chaise et une coiffeuse avec miroir, en fer forgé, de Tony, « celui qui travaille à la forge », et gâteaux et autres délices culinaires typiques des autres, Lucien, le « maigre », Andrew, le « pieux ». Tous partagent le commun destin d’être descendus au fond des mines de charbon en Algérie. Épisode qui leur vaut, pour la plupart, de mourir les uns après les autres, et peu de temps après ses visites, d’un cancer du poumon, dégénéré en cancer généralisé. Ses tantes n’échappent pas au sortilège. Carmen, Georgette, Rosa, contractent un cancer du sein – Georgette ira jusqu’à lui montrer sa prothèse, un sac de sable, elle a six ans – pour finir dans les pires agonies. Ces obligations familiales riment avec le délice de découvrir le XIXe arrondissement, rue Riquet, le XIIIe, rue de la Gaîté, Montparnasse, rue Oberkampf, le XIe. Sans oublier le XVIIIe et Barbès. Candida aime coudre et se vante de lui confectionner de belles robes en dentelles immaculées d’un blanc inimitable, puis des tailleurs, des robes fleuries, des salo-


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pettes. Gaëlle a « un grand couturier » à domicile, qui se plie à ses désirs vestimentaires. Mère et fille avancent en procession jusqu’au marché SaintPierre, au pied de Montmartre, pas chez « Reine », « c’est trop cher ». Chez le concurrent. Les quatre étages paraissent à peine suffisants pour fouiner et trouver doublure, voile, coton, tergal, vichy, velours côtelé, prince de Galles, tweed et autres matériaux raffinés. Chaque choix pose les bases d’une équation, celle de la coupe et du prix. Pour fabriquer un pantalon il faut « deux hauteurs », fustige la costumière. Des hauteurs de jambes. Candida garde toujours en poche un mètre en tissu. Sur place, entre deux piles de rouleaux, elle le dégaine sans vergogne pour prendre sur la bête, celle que sa fille incarne, tour de poitrine, de cou, de taille, de hanche, longueur de bras, de jambes. La gosse vénère ces moments. Elle adore se prêter à ce jeu de métrage, synonyme de création de mode à venir. Magnifie l’empilement de ces tubes colorés, triés par genre. Lourds. Difficiles à déplacer. Glorifie les vendeuses, un mètre en écharpe, une boule à épingle en bracelet, une blouse à carreaux roses en marque de reconnaissance. Nie leurs conditions de travail. Debout, de longues heures toute la journée. Les adopte en mamans de substitution. Elles ont toujours un mot gentil. « Comme elle est maigre cette petite fille ! ». Sa mère, la vraie, ne répond jamais et garde le cap sur ses objectifs. Ramener du voile pour changer les rideaux de la salle-à-manger, décidément trop cramés par le soleil furtif, acheter


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du tergal pour le prochain costume de Dario. Un mariage est en vue. Gaëlle ne déroge pas à la délectation d’aller chez Tati, à deux pas, acheter ce que sa mère ne coud pas, et qui se résume essentiellement, aux bas et collants en nylon pour Candida, aux slips et socquettes pour ses frères, aux collants en laine et à quelques culottes pour elle. Ses gants, chaussettes, bonnets et pulls sont tricotés sur mesure avec de la laine de récupération. Méthodologie qui lui vaut la plus importante collection de jacquards et pulls rayés au monde. Avec le petit pécule récupéré de la vente du cabanon de Livry-Gargan, Dario achète une bicoque à retaper à Ercuis, un village de l’Oise au Nord-Ouest de Paris. Les week-ends familiaux sont marqués du signe de la campagne. Du rural. De l’agriculture. La maison se situe à la sortie du village et à l’entrée d’une forêt, en face d’un château, dont Gaëlle saura plus tard qu’il héberge « des fous ». Candida n’apprécie pas ces fins de semaines assorties de leur lot de re-ménage, re-cuisine, re-nettoyage de linge. Une surcharge sans les bénéfices de l’air pur, synonyme de mer. Ses frères y vont à reculons. Ils ont déjà mieux à faire dans les caves du HLM. La gamine ne partage en rien ces appréhensions. Elle a cinq ans et perdu ses longs cheveux à anglaises un jour de rage de sa mère. Équipée d’une salopette, qui, comme son nom l’indique, l’autorise enfin à se salir, munie de pinceaux et rouleaux, elle badigeonne les murs de chaux, d’un marteau et de clous,


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de tournevis et de vis, de clé à molettes et d’écrous, accroche des cadres, fixe les montants de porte, de rabot, affine les madriers qui viendront porter le sol de ce qu’elle espère être sa future chambre. La fillette colle plus que jamais aux espadrilles bleues marines de son père qui n’en finit pas de démolir, de construire et de bricoler. La cheminée, ramonée, permet de faire griller des châtaignes cueillies dans la forêt et les « véritables » entrecôtes achetées chez le « très bon » boucher local. Leur saveur est sans commune mesure avec le quotidien. Décret de Dario qu’elle adopte aussitôt sans discussion ni amendement. Gaëlle s’imprègne des rudesses et des joies de la ruralité. Devenue copine du fils de leurs voisins d’en face, des éleveurs, elle met ses talents d’élève assidue et brillante au service de l’opération osmotique avec la nature. Du moins, le croit-elle. Elle s’entend à débusquer les escargots, les grenouilles, à reconnaître une chèvre en bonne santé, à planter le piquet auquel la brebis reste attachée, à atteler un cheval. La gamine compte désormais en ares, boit du lait de vache fraîchement trait et récolte des champignons. Son bonheur est au zénith. De retour au HLM, elle retrouve ses copines et leur raconte ses prouesses agricoles. Assises sur les marches extérieures du bâtiment, les petites banlieusardes la regardent parler. Ne l’écoutent pas vraiment. Pour sa part, Gaëlle domine. A l’impression de tout connaître. Le béton comme la campagne. Les ouvriers et les paysans. Les grandes personnes et les enfants. Elle n’a plus peur de rien. Ne connaît pas de


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limite. Pas de retenue, pas de contrainte, pas de calcul. Elle a une dot, le Sud et son capital d’immigrés, deux marraines, la Méditerranée et la voisine de Livry, et un ciment, la banlieue. Sa vie est désormais marquée par le passage de la pauvreté, que ses frères ont connue, au confort. Elle gardera le prolétariat comme guide.


Sofia, avril 2020 - jour 3 Gaëlle franchit le palier d’un immeuble terne en plein centre de Sofia. Un escalier vétuste la mène trois étages plus haut à une porte sur laquelle une plaque, dont la gravure en cyrillique ne l’aide guère, est censée lui indiquer le lieu de son intervention. Un jeune homme lui ouvre, costumé, élégant, parlant un français impeccable. Il lui fait faire le tour du propriétaire et lui indique d’un geste las la salle qui lui est allouée. La pièce est petite. Quelques chaises, une table, fauteuils dépareillés et une chaîne hi-fi la meublent. Des femmes discutent un peu partout. Assises sur des banquettes des années 1980, debout le long d’un chambranle, buvant du thé ou du café. La thérapeute devine que ce sont les stagiaires. Elle les salue et les invite à prendre place où elles veulent. Assises, parterre, debout. Elle se sert un café. S’assoit au fond de la salle et commence. Les présentations sont vite faites. Chacune a décliné son nom et dit ce qu’elle attend du séminaire. Maria, Mirjana, Cristina, Vera, Lepa, Sonia, Natasa, Kata. Pour leur grande majorité jeunes. La trentaine à peine entamée. Gaëlle doit enseigner à ce groupe de huit femmes les vertus de la dyna-


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mique de groupe, des échanges transactionnels, de la thérapie cognitive. Le doute l’envahit. À quoi tout cela sert-il ? Elle pense : « elles se savent foutues et moi aussi ». Elle souligne : « je les sais condamnées ». La psy n’arrive pas à embrayer ou plutôt s’emmêle dans des pinceaux pseudoprofessionnels qui la dépassent. Un relent judéochrétien. Elle se lance en anglais. « Euh… Donc la dynamique transactionnelle vous permet de rester en communication avec qui vous voulez dans le monde. Euh… mon intention est de vous donner les moyens de mieux vous connaître. Euh… Chacune a en soi les moyens de sa connaissance. Euh… L’espace que nous allons créer ensemble vous permettra d’exprimer vos émotions, de trouver en l’autre les réponses à vos questions, l’information que vous cherchez. Euh… La créer aussi… ». Gaëlle ne sait plus comment mener sa barque. Lepa, visiblement habituée à ce genre de traitement, blasée, prend les devants et lui rappelle d’un ton sec qu’elle a accepté ce stage pour transmettre sa mémoire et celle de sa famille à ses proches. Elle ne veut pas partir sans laisser de trace. Elle entend offrir à ceux qui vont la suivre une place qu’elle n’a pas eue. Sa voisine Sonia prend la parole et insiste sur la nécessaire traduction de ses savoirs, de ses pensées, de ses émotions, en mots, dans sa propre langue, toute proche qu’elle soit de la mort. La formatrice en est abasourdie. Elle qui est sur le point de se noyer dans des interrogations existentielles, est rattrapée par l’authenticité. A l’impression de


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remonter le fleuve de ses velléités littéraires. Tout en la laissant les écouter, son cerveau fait machine arrière. Quinze ans plus tôt, Gaëlle se met en tête de relater un pan de son histoire. Écrire son autobiographie. Soudée à son ordi du matin au soir, entre deux mails, elle s’enfermera dans un questionnement dont elle ne verra pas le fond. Dont elle ne saura que faire. Avant la narration d’une quelconque anecdote, elle écrit : « Masturbation. Raconter sa vie. Pourquoi ? Par orgueil ? Par utilité ? De l’impression plutôt de servir ? Servir. Servir les autres. Comme si je n’étais jamais sortie de ma condition de serve, aliénée à son ou ses seigneurs. À ses camarades de lutte. Ne suis-je donc née que pour servir ? À quelque chose ? Pour ? Suis-je au service ? En service ? Quel drôle de vice. Un vice qui compléterait une aliénation, une oppression construite sur mesure, à la hauteur de l’entrepreneure qu’on a fait de moi. Entre preneurs. C’est bien ça. Entre deux, toujours. Au moins. Et de ceux qui prennent, ne donnent pas. Pourquoi me trouve-je entre des preneurs ? La peur de prendre peut-être. Alors je sous-traite. Je m’avilis à servir plutôt qu’à prendre. Je m’enfonce dans l’illusion d’être utile, de faire le bien, le mieux, d’aider. Et si l’inverse était vrai ? Si l’image que je me forgeais servait à cacher la forêt de mes débordements, le lac de mes vampirismes, la mer de mes vols. Mes escroqueries, mes frasques, mes entourloupes, mes coups ? Des coups ? Ne suis-je pas toujours prête à persécuter l’autre pour mes méfaits, mes non faits


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pour mieux les oblitérer ? Ai-je droit à l’erreur ? Non. Pourquoi m’autorise-je l’injustice de le céder aux autres ? Une législation, légiste relation, à sens unique en somme. Sans consultation. Sans démocratie. Une autocratie ? Ça me va bien. Combien d’expériences n’ai-je pas commencées, pour ne pas les poursuivre, juste pour la saveur de chercher, d’essayer, de tenter, sans pour autant vraiment vouloir aboutir tout en affichant le contraire. Le but ? Une gabegie. Un surplus éphémère, une illusion, un cache-misère. Je tourne en rond, c’est normal. Partir de la misère, rejoindre la misère. Sans cesse. Comme un mouvement perpétuel. Mouvement ? Moi dont la structure s’est auto-combattue dans une tentative de ne plus se mouvoir ? Autant rester au point de départ. C’est ça ? C’est ça le message que me lance mon corps ? Cet amas de chairs, d’os et de nerfs qui crie. Hurle parfois. Se calme de temps à autres. Cette colonne entourée d’élastiques mue par des fils électrifiés me joue-t-elle un tour ? Celui du retour aux origines ? J’ai toujours cru cacher une misère, la mienne, celle supposée de ma famille, de mes parents. J’ai toujours entretenu la honte, celle de ne pas être comme les autres, celle d’être étrangère aux choses, aux pays, aux autres. J’ai toujours manœuvré pour faire illusion. Et puis, même pas. J’ai suivi le fil. C’est tout. Par filiation. Par atavisme. Sans jamais me méfier de l’élasticité des liens, de l’état des articulations, du polissage des cartilages. L’âge. Il pèse. Mes os, mes muscles, mes tendons pèsent. Tous leurs dignes poids. La dignité.


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Encore un bel héritage. Il faut dignité garder. Être digne dans un monde indigne ? Et puis quoi encore ? Faut-il que je me mette à marcher sur les mains, histoire de soulager ma colonne ? Ou me mettre à quatre pattes ? Ça réhabiliterait mon sacroiliaque, lui redonnerait une légitimité en somme. Et tout deviendrait cohérent. Rentrerait dans l’ordre. Un vertébré en position usuelle qui traverse une route abîmée, c’est quand-même plus simple qu’un mollusque en position debout. Beaucoup se la jouent comme ça, à rester debout, sans rien d’authentique pour les maintenir, à décider de traverser la route coûte que coûte. Superficiels. Au final, un enchevêtrement de masses, non déterminées, sans distinction, qui s’exerce à la magie du changement, sans pouvoir en définir les contours. Sans vouloir, même. Puisque ce n’est pas l’objet. L’essentiel étant de faire œuvre de bougement, bougeage, bougerie ». Au fur et à mesure de l’écriture, Gaëlle règle ses comptes. Se noie dans l’écriture spontanée. S’enfonce dans des interrogations sans limites, des angoisses permanentes, dans une boulimie maladive, faisant travailler ses neurones à défaut de ses os et muscles. Au cœur de sa troisième analyse, elle repère l’invariabilité de son intellect, affairé à occulter l’essentiel, à occuper l’éphémère. Elle creuse un tout cérébral de façon méthodique et ordonnée, opère une fouille méticuleuse et scientifique. Par couches successives. Par sondages. Par hypothèses


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à étayer ou à démonter. Par processus de modélisation. L’auteure colmate des réservoirs fissurés. Isole des gorges profondes. Qui est-elle donc ? Cette bavarde prête à monter à la tribune afin de déclamer quelques idées forcément nouvelles ou cet être souffrant, éludant sa perception plus que sa compréhension ? Séance après séance, elle développe tant une gymnastique intellectuelle jouissive qu’un schiste de plus dans ses articulations immobilisées. Cet entre-deux, ces galipettes et autres pirouettes limitées aux jeux de l’esprit la convainquent progressivement de tenter l’exercice au-delà de l’analyse élémentaire. Elle attaque l’apprentissage de l’ouverture, de la mise en connexion par le toucher, tant sur elle-même que sur la glaise. Elle peut toucher du doigt, des doigts, de tous ses doigts, le centre de son être. Se met à le sentir plus que ne le pense, tout comme les autres, qu’elle n’essaie plus de comprendre mais d’appréhender. Qu’elle perçoit plus qu’elle n’explore. Gaëlle passe lentement d’un slogan de son crû longtemps arboré sur un tee-shirt noir « rompre avec les évidences » à la litote « l’impuissance au pouvoir ! ». Cette métamorphose lui apporte le calme. Elle n’a plus peur de rien. Arrivée à bon port, elle prend définitivement le chemin de la profession, la psychanalyse. Atterrissage. La psy a l’impression d’avoir parlé tout haut. Ces Bulgares la dévisagent avec un sourire béat. Convaincues qu’elles lui ont transmis le virus, celui de la vérité, de la sincérité. Elle est


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ravie. Cristina s’approche et lui glisse au creux de l’oreille un conseil : bien faire attention à elle, se préserver, ne pas fonctionner en libre-service, ouverte 24 heures sur 24. Une larme se loge au bord de son œil droit. Elle la chasse d’un geste maladroit. Son émotion la déborde. Elle se racle la gorge. Elles sont au bord du fou-rire collectif. Elle sourit. Elles reprendront cet après-midi.

Gaëlle décide d’aller déjeuner seule dans un troquet non loin du lieu de la formation. Un restaurant de quartier au décor nostalgique. Des toiles cirées à carreau sur les tables, espacées selon une géométrie méticuleuse, une serveuse en tablier, armée d’un petit bloc de papier, une musique à l’eau de rose en fond, un patron poilu à moustaches derrière son zinc. Un décor de cinéma. Elle commande une bière. En a bien besoin. Ces femmes l’ont lue. C’est bien ça. Elles savent tout de ses errements, sans qu’elle ait eu à leur en glisser un mot. Elle s’est laissée prendre au piège de sa cognition, de son comportement. En s’asseyant sur une chaise au fond de la pièce, les genoux tournés vers la porte, elle a qualifié son choix d’être en mesure de prendre la tangente, a signifié son malaise, donné du sens à ses embarras. En riant, elles ont libéré leurs appréhensions, déployé leur encablure, dilaté leur futur. En disparaissant dans ses pensées, elle a ouvert les grilles de leur inconscient collectif, tissé


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la trame d’un échange. Le ragoût arrive. Il est chaud et bon. Pas trop gras, ni sirupeux, ni liquide. Bien. Fluide. Souple. Gaëlle regarde attentivement son assiette se vider. Traces de sauce. La boîte de prod’. Ses repas improvisés. Ils réapparaissent régulièrement. Comme si elle en portait le tatouage ou une cicatrice indélébile. Avril, vingt-cinq ans plus tôt. Ou presque. La jeune femme vient de quitter la maison d’édition fondée avec Jackie et son mari de l’époque, Erwan. Les deux amies créent avec Emma, jeune journaliste, la structure où elles vont produire des images, envoyer des bobines à travers le labyrinthe de leur temps, démêler les pensées. Elles en ont la prétention. Convoitent la mise en lumière des voix des femmes, la réhabilitation de leur mémoire, la remise au centre de leur Histoire. Braquer le projecteur sur les conjuguées ignorance et arrogance de l’autre moitié de l’humanité. Les hommes. Ces Bulgares la replongent au cœur de ces images. Une belle aventure doublée d’un piège. Le traquenard de ses équivoques. Il aura fallu attendre un mois d’automne fatigant, dix ans après sa création, pour que Gaëlle s’entende et se voit s’évertuer à mélanger le « nous » et le « je », s’embourbant inconsciemment dans un marais effaçant les frontières entre ce qu’elle était et ce qu’elle faisait. Rendant invisibles autant l’étendue de ses actions que la profondeur de ses pensées. Cette assoc’, devenue vite son bébé – elle en avait plus que l’âge, 35 ans –, reste longtemps in utero, manifestant des battements de cœur imperceptibles. La militante


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s’attelle chaque jour à l’ouvrage, fignolant un doux mélange d’acharnement et de volupté, développant l’étendue de sa toile dont elle ne sait ni ne veut se dépêtrer, à la fois araignée et mouche, prédateur et proie, productrice et produit, contrôleuse et contrôlée. La néo-vidéaste bâtit sa propre souricière, le temple de l’illusion, l’illusion de créer du collectif, alors qu’elle est fondamentalement seule. Comme chacun. Idée qu’elle n’envisage même pas. Le lourd tribut de ses origines. À trop vouloir transmettre, donner, elle se consacre à « tout » mettre en œuvre et à « tout » organiser, à se lancer de nouveaux défis, à monter la barre, ne faisant confiance en quiconque, trouvant la plupart des autres pas assez efficaces et réactifs, pas assez multitâches et multifonctions, pas assez courageux, investis. Gaëlle camoufle en conscience les manques, les dérapages et faux-pas des unes et des autres, leurs dispersions et leurs fuites, avale des couleuvres. Personne ne s’interpose pour la contredire ou l’arrêter. Au contraire. Elle gagne l’unanimité des suffrages. En particulier chez Liv, rencontrée au début de l’aventure, et Claude qui lui accordent un crédit sans failles avec des intérêts consistants. La cheffe de troupe arrange les zones sombres, les lieux d’incertitude, les guerres froides, les non-dits. Les murs de la honte s’érigent, elle les drape de voiles colorés, laissant flotter le leurre que la frontière reste poreuse. Doux leurre. Elle ne donne pas le temps aux choses et aux gens, régentant l’association comme une entreprise. Réactive, productive et rentable. Sa


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précipitation conforte chacune à ne pas assiéger les espaces d’expression, les lieux d’investissement, d’appropriation, alors qu’elle s’installe dans l’erreur, croyant faire l’inverse, au point d’exiger des autres qu’elles se mobilisent. Gaëlle jouit de la bénédiction de sa sœur de lutte, Jackie, en plus de ses encouragements. Elles obtiennent le contraire de ce pourquoi elles ont créé la boîte. Le premier film est tourné juste au sortir de la maison d’édition. La jeune femme affirme vouloir voler de ses propres ailes. Elle fuit une famille, celles des Jacquelines, la bande de Jackie. Le résultat de sa deuxième analyse, orientée « ethno », qui lui ouvre les portes de la créativité. Avec un grand C. Elle se découvre créatrice, apte à transmettre connaissance, sans renier ses maîtres, légataire qu’elle est de tous ceux qui lui ont offert leur enseignement. Leurs savoirs. Une gageure pour celle qui a toujours cru que la création était réservée à une élite, artistique de surcroît. Débarrassée d’au moins un complexe, celui de classe, celui de petite-fille d’illettrés, peu diplômée, inapte au savoir et à sa délivrance, Gaëlle accuse réception du droit à l’écriture. Son psy lui a ouvert les pages de la revue scientifique qu’il dirige et lui a habilement offert la possibilité d’écrire et d’y publier un article. Sur elle. L’histoire de sa névrose et l’interprétation qu’elle en fait. Un parcours de fille de nomades et ses stigmates. Un jeu de paraboles entre vécu contemporain et histoire du christianisme. Son dépucelage intel-


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lectuel. Son initiation. Son identification. Son individualisation. Sa sortie du groupe. Elle isole la gratification. Reconnaît la liberté. Se sent de nouveau allégée, comme quand elle avait six ans et qu’elle assurait six foulées pour rester dans le rythme de chacun des pas des marches dominicales de son père. L’art de la souplesse et de l’amplitude. De l’insouciance. Du plaisir de la banalité. Tout peut changer. Son métier d’abord. Elle va réaliser. Filmer les avions au décollage. Munie d’une caméra 16 mm, empruntée à un ancien client, Gaëlle tourne des images sur les aires de repos de l’autoroute du Soleil, en queue de pistes d’Orly. N’a strictement aucune méthode. Filme comme elle regarde. Édouard, son amour, la laisse manœuvrer, regarde de loin, comme à son habitude. Elle l’amuse plus que ne l’intéresse, emmêlée qu’elle est dans les fils de cette technique inconnue. Après avoir garé sa 405 sur une aire d’autoroute, ou sur un pont le surplombant, elle s’empare de la caméra, la porte à ses yeux et appuie sur le bouton. Tente quelques mouvements panoramiques. Les muscles de ses bras découvrent leur platitude. L’engin est lourd et le tenir en bougeant, un exercice d’haltérophile. Quelques heures de rush sont produites. Toujours les mêmes images, inlassablement. Des avions en pleine ascension en gros plan et en contre-plongée. Toujours le même angle ou presque. Quand vient le moment de développer la pellicule, le laboratoire l’informe qu’elle est inexploitable. Tous les crénelages de gauche sont fendus, effets causés par un


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défaut de la machine. La réalisatrice amateure en informe son prêteur qui ne semble pas surpris. Couleuvre. Hors de question de réparer ce cadeau empoisonné. Ça lui coûterait une fortune. Gaëlle a plutôt envie de renvoyer l’appareil dans la gueule de son expéditeur. Un réalisateur confirmé. Elle, l’apprentie, est de retour à la case départ, accrochée à cette histoire de cinéma, comme une chrysalide à une branche d’arbre pourrie. N’a ni l’argent ni la force pour aboutir. S’essaie à des scénarios de courts-métrages, prenant chacun des membres de sa troupe pseudo-familiale comme personnages rares d’histoires uniques. Sans conviction. La vidéo parait receler les clés d’un possible. Moins chère, plus simple, plus élastique. Par hasard, au détour d’une projection publique et à l’heure où les carnets d’adresses s’épaississent, la réalisatrice repère la conservatrice de l’Inathèque. En un quart de temps, elle invente un prétexte pour l’accoster. Elle convoite de pénétrer la caverne de la mémoire télévisuelle française. Réussit à trinquer son verre de champagne avec le sien. Le fait de lui parler lui permet d’affiner sa stratégie. En direct. La conservatrice lui demande si elle est chercheuse, étudiante. Merde. Gaëlle a le toupet de lui dire qu’elle n’a pas de diplôme mais n’en a pas moins la volonté de démarrer une recherche sur la place des femmes dans les médias au crépuscule du XXe siècle. Étonnamment, cette allégation semble intéresser la fonctionnaire. Elle lui tend une carte de visite et l’invite à lui adresser une lettre de motivation. La


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militante ne tarde pas à s’exécuter et reçoit rapidement une réponse favorable. Entre avril 1995 et avril 1996, elle passe sa vie dans les couloirs de la mystérieuse et impénétrable médiathèque. Elle découvre l’univers des documentalistes et de la documentation. La magie des bases de données images. Ces trouvailles recèlent une richesse et des fonctionnalités excitantes. Au fur et à mesure que Gaëlle visionne des émissions, sa quête se précise. Elle peut comparer 72 JT sur plus de vingt ans. Les images d’un 8 mars 1982, mettant en concurrence Poivre d’Arvor et Mazure, illustrent sa démarche à la perfection. Un « Bonne fête Mesdames » au sommaire du JT de la Une vient contredire un « Aujourd’hui, nous célébrons la Journée internationale de la femme » sur la 2. Un bonheur. L’antichambre du patriarcat dans les deux cas avec un petit jeu de nuances glissant sur la vague du paternalisme. L’occlusion de l’histoire. Celle des luttes des femmes. De toutes les femmes. Au pluriel. Et non l’histoire ou la décision plus ou moins farfelue d’une institution. La célébration d’une fête religieuse. Le fait d’une coutume. Une opération marketing. Non. L’histoire d’une manifestation réprimée d’ouvrières du début du XIXe siècle. Ou une décision révolutionnaire de commémoration, selon les versions occidentale ou orientale. Elle note : « Qui en parle ? ». L’apprentie historienne a accès à des magazines d’actualité, des émissions cultes, tous prenant leur ancrage en 1974. Elle est ravie. S’éclate à chaque visionnage. N’a pas


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l’autorisation de sortir d’images, mais des notes qu’elle peut copier depuis la base scientifiquement renseignée. Se sent au cœur de ce qu’elle veut. Se forme petit à petit l’idée de rédiger un opuscule sur l’histoire des femmes au XXe siècle. Des images au texte. Cette alchimie opère doucement, dans la délectation. Gaëlle devine assez vite que la caverne d’Ali Baba des images de télé ne suffira pas. Commence à fréquenter les centres de documentation sur les femmes, dans les ministères comme dans les bibliothèques, en quête de littérature sur des faits historiques, comme la conférence de Pékin, celle du Caire, sur le vote de lois, autant d’événements qu’elle n’a absolument pas suivis et qu’elle découvre comme une béotienne. Elle se met en tête de produire un CDrom. Après qu’elle aie erré autour de ses velléités documentaires sur les avions, qu’elle aie abandonné l’idée d’un livre, vite écarté car selon ses propres termes « pas assez vivant », elle s’intéresse à réaliser un ouvrage multimédia, agrémentant texte, image fixe, image animée, son. Une folie ? Une façon de tromper son ennui. Elle trouve le titre assez facilement. « Nadia, Françoise, Sandrine… et les autres ». Un clin d’œil au réalisateur Claude Sautet, à ses personnages masculins, unis par une amitié sans détour, animés par une chorégraphie dramatique quoique toujours harmonieuse et fidèle. La militante est convaincue de l’urgence d’opposer un modèle moins unisexe de l’Histoire. Se considère investie d’une mission, gâtée qu’elle est de compétences techniques, celles


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de l’image, et de convictions politiques, le féminisme. L’époque soigne son entrée dans le troisième millénaire et les reconstitutions et rétrospectives se multiplient. Gaëlle travaille sans relâche à cette œuvre menant de front recherche documentaire, écriture de son synopsis puis de son scénario et prospection d’éditeurs. Elle prend l’initiative de former un conseil scientifique. Se met en quête de signatures prestigieuses, représentant des milieux littéraire, historique, philosophique, sociologique, anthropologique, politique français. Téléphone avec persévérance et obstination à une centaine de personnalités dont elle trouve miraculeusement les coordonnées, l’une entraînant parfois l’autre. Sa verve réussit à convaincre les documentalistes qui lui donnent un coup de main. Parmi les stars du moment, Etienne Beaulieu, inventeur de la pilule du lendemain, Gisèle Halimi, avocate connue pour avoir gagné le premier procès pour l’avortement, Françoise Héritier, anthropologue, Jacques Testard et René Frydman, inventeurs de la fécondation in vitro, Alain Touraine, sociologue. Elle ratisse tout azimut. Sans état d’âme. N’oublie pas les nombreuses féministes dites historiques. Les accueils s’avèrent globalement chaleureux, souvent paternalistes ou maternant, et elle collecte environ soixante-dix noms. Renoue méthodiquement avec le mouvement féministe et réussit à convaincre des éditeurs. Ce n’est pas suffisant. En plus de l’écriture du synopsis et du scénario, Gaëlle conçoit et réalise un CDrom pilote avec l’aide de jeunes, filles et


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garçons, qu’elle recrute de gré ou de force au sein de la maison d’édition. Ils s’improvisent à la fois acteurs pour les voix, monteur images, monteur son, développeur, graphiste, designer. Ils vaquent de studio son – des copains – en répétitions, de mise en œuvre des séquences en recherche d’images, d’architecture des textes en packaging, ce qui nourrit de belles parties de rigolade et une aventure sans lendemain. Les éditeurs considèrent au choix « qu’il est trop tôt », « que c’est trop cher », « que le féminisme est un sujet difficile ». Cette série d’obstacles ne l’arrête pas. D’un éditeur à l’autre, la créatrice côtoie des directeurs de programme télévisuel, des journalistes, des producteurs, tous très intéressés par la matière qu’elle a réunie et structurée. Commence une longue épopée avec les chaînes de télévision dont Arte et la nouvelle chaîne Histoire qui lui proposent un producteur pour lequel elle écrit les scénarii de six épisodes documentaires de 52 minutes. La scénariste décide que chaque film sera tourné par une réalisatrice différente. Elle choisit de les rencontrer, de leur faire lire les scénarii et de les sélectionner, de concert avec le producteur. Jackie n’en perd pas une miette et en profite pour lui présenter un autre producteur de ses amis, forcément mieux que celui des chaînes publiques « vendues au grand capital ». Cet homme enterre définitivement le projet mémoriel. Un an de travail bénévole. Pour rien. Non. Gaëlle fréquente après presque dix ans d’interruption les actrices du féminisme français et


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d’ailleurs, celles du terrain, comme les théoriciennes, les universitaires. Rencontre Claude, responsable de collection aux éditions Pégase. Claude a eu vent du projet de CDrom par une des éditrices contactées et sollicite, Jackie, Emma et Gaëlle, dans le but de rédiger un atlas thématique sur les femmes du Tiers-Monde. Une centaine de pages. Les quatre auteures se répartissent l’ouvrage par tranche de 25 pages, Emma, la plus jeune, prenant les premières – l’Asie –, les plus vieilles, Claude et Jackie le centre – l’Amérique latine et l’Afrique –, et Gaëlle les dernières pages – l’Amérique du Nord et l’Europe – , se chargeant de faire de la prospective, voire de la politique-fiction, concernant les quelques années qui vont devoir s’écouler avant qu’on n’atteigne 2000. Cette collaboration marque le début d’une communion éditoriale plus longue. La militante crée la boîte de prod’avec Jackie et Emma dans la foulée du CDrom, met les scénarii qu’elle a écrits à son actif et Claude y entre à peine un an après sa création pour en devenir la scénariste principale. Cet atlas est le premier travail d’écriture pour lequel l’auteure est rémunérée. Un miracle. Un livre est né. Il trône désormais dans sa bibliothèque. Édouard en offre un exemplaire à sa mère. Gaëlle non. Gaëlle finit son café, bien serré, après avoir avalé une pâtisserie farineuse, une espèce de galette fourrée d’une pâte épaisse au goût bizarre. Elle est repue. Ensommeillée. Machinalement, la psy


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plonge sa main dans la seule poche qu’elle a, celle de son manteau. Une poche intérieure. À gauche. En retire un bout de papier. Un ticket de tram’usagé. Composté et numéroté. 21900. Ce chiffre l’enflamme. Elle écrit : « 21 900, pas encore une date. Pas un âge. Pas la pointure de mes chaussures ni des vôtres. Pas la taille en mètres d’une quelconque espèce vivante. Pas un numéro de téléphone. Ni celui d’un verset. D’un article de loi. Pas la hauteur d’un building, éventuellement en centimètres. Le nombre d’habitants d’une bourgade française, peut-être. Un code postal, c’est sûr. Le kilométrage d’une voiture d’occasion. La référence d’un ouvrage dans une bibliothèque ou d’un modèle de produit manufacturé chez un fabricant ? La distance en kilomètres entre deux capitales ? La fréquence en hertz d’une étoile ? Le temps en milliards d’années pour une planète de disparaître ? Une marque de parfum ? Un chiffre fétiche ? Le folio d’une page du Journal officiel français en date du 18 décembre 2001 qui fait mention d’une rencontre de la section du cadre de vie le lendemain à 9 h 30 ayant vocation à présenter un programme d’auditions sur “OMC, compte-rendu de la commission du comité de suivi et débat”. L’ancienne référence d’un épisode d’une série télévisée chez un vendeur à distance de DVD. Le numéro d’ordre de l’une des participantes d’un forum Internet de lesbiennes s’exprimant brièvement sous la signature “bouffonne”. La moitié du tour de la terre en kilomètres. Dix fois moins que le poids en kilogrammes


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d’une baleine, et trois fois plus que celui d’un éléphant, mais le poids exact d’un polypore géant. Le décompte des morts d’un jour de conflit armé quelque part. La cote en euros d’une action au moment-même où j’écris. Le bénéfice annuel en francs CFA d’une entreprise malienne. Cent fois le PNB en dollar par habitant de l’Érythrée ». 21900. Le nombre de ses jours passés. Le nombre de ses journées écoulées depuis son apparition dans une clinique de banlieue est-parisienne. Déjà surpeuplée, la clinique. Pas de lit pour sa mère, placée en salle de stérilisation faute de place. Pas de berceau pour elle, déposée sur une balance de nourrisson, histoire de démarrer la vie avec un bon apprentissage de la mesure du poids des choses. L’après-midi prend une nouvelle tournure. Les investigations nostalgiques de Gaëlle l’aident à réajuster le tir. Après avoir pris le soin de corriger le déroulé de sa formation, la thérapeute emprunte une méthodologie qu’elle connaît sur le bout des doigts. Des techniques de thérapie cognitive, en passant par la dynamique émotionnelle, les jeux de rôle, les marathons anti-stress, la relaxation, la méditation, la prise de contact corporelle, la lecture des signes quotidiens, la représentation graphique des sentiments, l’interprétation des scénarii collectifs. Les stagiaires semblent aux anges, prennent des notes, s’apostrophent, s’emparent des feutres de couleur et des grandes feuilles de papier blanches mis à disposition et posent des questions sans relâche. Seule


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Lepa garde ses distances. Ne commente rien, participe peu. Observe la formatrice. Son air androgyne, ses cheveux raides mi-courts, en bataille, bruns, plaisent à son interlocutrice. Elle relâche la tête régulièrement comme pour replonger dans des pensées qu’elle ne souhaite pas partager. Exhale la tristesse. Gaëlle s’anime néanmoins avec enthousiasme. À chaque fois qu’elle renoue avec la flamme de la transmission, son cœur s’emballe. Elle discute émotions, hésitations, révélations, prises de tangente, interrogations, silences, tout azimut. Trois heures passent. Elle est épuisée. Décide d’aller faire un tour, histoire d’aérer son esprit, avant de rentrer à l’hôtel. Se dirige presque instinctivement vers une place, immense, avec une cathédrale au dôme d’or. La reconnaît aussitôt. Y retrouve des camelots qui vendent des reliques du parti communiste bulgare. Se régale à l’avance. S’approche. Broches à l’effigie de Lénine, de Staline, de Marx, rouge et grises, montres au dos gravé du marteau et de la faucille, casquettes militaires de l’armée soviétique, uniformes. Gaëlle se pâme. Elle adore. Ce glauque. Ce ringard. Si beau, si authentique. Un des commerçants s’applique à lui expliquer dans un anglais approximatif que cet endroit s’appelle la place de l’église Alexandre Nevs-ki, la « petite place rouge » comme les Bulgares la nommaient à l’époque de l’empire soviétique. La militante reconstitue une nième fois au travers de ces breloques l’épopée du « grand Georges », Georges Dimitrov, qui, lui commente-t-on, après que la Bulgarie ait été


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envahie par les troupes soviétiques en septembre 1944, régna en maître de 1946 à sa mort en 1949. Il érigera la ligne du parti et sera remplacé par une série de vassaux du stalinisme russe jusqu’en 1989. Sur ces médaillons, ces boutons de manchette, sur lesquels est gravé le profil de Georges, la tenue de tête bien raide, la coiffure en arrière et le menton en avant, Gaëlle voit son père. Parce que son communiste à elle s’appelle Dario et, en son temps, il régnait à domicile. Grand, maigre, basané et brun. Très brun. Bien que déjà âgé à sa naissance, il mettra un certain temps à grisonner, contrairement à Georges. Dario entre au parti communiste dès son plus jeune âge, crée, avec d’autres militants dits « arabes », le Parti communiste algérien. Choix qu’il paiera cher. En Algérie, il recevra des menaces, devenues quotidiennes, personnelles. Un harcèlement appuyé. Chez lui. Au travail. En arrivant en France en 1951, il se voit interdit de séjour au parti, le PCF refusant de lui renouveler sa carte. Le parti considère que son initiative auprès des camarades indigènes est fort déplacée. La lutte doit s’organiser entre bons communistes français. Se fait sans mélange. Le parti se renforce en s’épurant. Bien que déçu, cet épisode n’épuise pas la force combattante du nouvel arrivant. En militant communiste chevronné, marxiste, stalinien, il reste syndiqué à la CGT jusqu’à sa mort. Il considère le travail comme une valeur et consacre une partie de ses discours post-siestes à des élucubrations fort érudites. « Des femmes qui travaillent c’est bien », mais pas trop,


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c’est-à-dire à leur juste place, pas trop élevées dans la hiérarchie, pas trop qualifiées non plus, pas trop valorisées. Le maximum auquel Gaëlle peut prétendre dans l’échelle professionnelle est fonctionnaire ou au mieux pharmacienne, ou encore infirmière. À sa naissance, son destin est écrit. Être employée de l’État, se marier et avoir au moins deux enfants. En plus d’échoir d’une tradition stalinienne, d’hériter d’un lignage méridional, l’enfant bénéficie d’une éducation pour le moins classique qui comporte son lot de codes. Les vacances en famille élargie – au dernier recensement, elle a 164 cousins et cousines –, une mère par définition possessive, drame intrinsèque lié à chaque accroc familial – chaque contrariété génère tragédie – des valeurs patriarcales, destinées tracées pour les garçons d’une part et pour les filles d’autre part. Se marier, avoir des enfants, perpétuer la lignée, éventuellement exercer un métier. Apparemment des scuds, lancés qui peut bien savoir d’où, ont mis en miette les engrenages de son arsenal personnel et ont modelé d’autres armes calquées sur les éclats qu’ils ont libérés. Le trousseau de sa vie. Ces écueils se manifestent très tôt. À sa naissance, Candida, voyant Dario emprunter le chemin de la mairie de Livry-Gargan afin de la déclarer à l’état civil, lui impose d’écrire Sylvie. « S’il vit ? ». Sur la route de la clinique à l’Hôtel de ville, la légende raconte que son père tombe sur un ancien copain de la Marine, un Brestois du nom de Gaël, et qu’après avoir partagé un ou deux verres, décide d’appeler sa petite fille


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chérie par ce prénom. Gars, elle. La quatrième et dernière d’une famille nombreuse… de garçons. Dario laissera longtemps répandre la nouvelle que cinq ans avant sa naissance Candida enceinte, forcément d’une fille, fit « descendre » le bébé en sautant à la corde. Acte jamais pardonné. Gaëlle est l’« accident » de parcours, celui auquel on essaie de se soustraire mais qu’on ne contrôle pas, la direction vous échappant, si bien que le véhicule de la vie vous mène directement dans le fossé. Ses trois frères sont bien plus âgés qu’elle. Son frère aîné, Jacques, a treize ans de plus, le cadet, Nono, onze ans et le troisième, Robert, sept. Ils ne lui ont jamais semblé avoir connu ni l’ère de la liberté, faute de moyens, ni celle du choix. Le premier et le troisième se sont mariés, ont fait des enfants, et ont vécu… comme il fallait ? Le deuxième a échappé à cette logique implacable. Pas sûr que cela lui ait rendu les meilleurs services. Jacques, après avoir longtemps fréquenté d’innombrables boîtes et bals de banlieue, flirté comme il se doit pour un mec de sa classe sociale, a épousé à vingt ans la femme qui lui a été choisi auprès d’une des filles d’un copain de son père, une diététicienne doublée d’une bonne sprinteuse, et a eu, neuf mois après son mariage, un enfant, un garçon, pas plus, ce qui semble bien en deçà de la moyenne « betullesque ». Épithète créée par Dario pour qualifier ce qui dépend ou ressort de la famille, les Betulli. Jacques exerça le métier qu’on lui dit d’acquérir. Comptable. Il quitta ses études après le certificat et à l’âge de dix-sept ans entra aux PTT.


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Aujourd’hui, après avoir éclusé ses quarante-trois ans d’ancienneté et un couple de décennies d’encadrement dans un service comptabilité-client, il vit une retraite morose, affecté qu’il est au service de santé de sa femme abîmée par les détergents et autres produits chimiques utilisés pour rendre belles toutes les femmes qui lui sont passées entre les doigts et les mains. Il s’intéresse au modélisme mais déplore de ne pouvoir y consacrer le temps et l’espace qu’il souhaiterait dans le pavillon de leur banlieue tant aimée. Robert a connu l’internat pendant son adolescence afin de maîtriser les ficelles du métier d’instituteur. L’école Normale. Normal. Il a convolé en noces à dix-huit ans avec l’élue de son grand frère – elle était stagiaire en secrétariat au bureau de poste de Jacques – et a donné naissance à deux enfants, un garçon et une fille. Il devint professeur de sciences naturelles du 1er cycle, de l’âge de vingt ans à la retraite, ce qui lui vaut au sein de la famille une énorme reconnaissance. Nono ne s’est jamais marié, n’a jamais eu d’enfants et tout en ayant obtenu une maîtrise d’histoire à la fac de Vincennes, professa durant dix ans la grammaire dans les collèges, puis de façon très ponctuelle dans des organismes de formation continue, pour cesser définitivement de travailler il y a un peu plus de dix ans. Il se dit depuis bientôt trente ans écrivain public. Il fait toujours le beau dans les centres de jeunes ou de vieux, quelle que soit la saison. Il n’est pas bien bavard dès qu’il s’agit de sa vie sentimentale.


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Dario est l’aîné de cette tribu d’hommes, le seul qui ramène l’argent au foyer. Il invente des machines, faites de bric et de broc, ramenées de « l’atelier » de la Marine, joli mot pour qualifier la fauche. En 1967, Gaëlle a 7 ans et découvre les joies de la télé, l’image dans le salon, le son dans le couloir, une histoire de lampe et de transistor qu’elle a du mal à imaginer. Son père joue à la belote, aux boules, et assiste aux matchs de foot en plein air. À ce titre, elle peut affirmer, sans se flatter, atteindre un certain niveau de qualification en la matière, Dario l’emmenant partout, sur les stades, dans les bars, comme chez les copains. Elle n’a pas son égale en hors-jeu, en carreau, en der des ders et en pastis. Bien que, dans la fratrie, elle soit gratifiée du pseudonyme de « pisseuse », son géniteur la présente en public comme « son héritière ». Fière, la gamine se pavane en robes blanches en dentelle et pérore le visage serti d’anglaises nouées par un ruban bleu ciel en satin, sur les pavés de Sarcelles et de ses environs. Sa petite main ne quitte jamais celle, géante, apprêtée et bronzée, de Dario. Ils ont des rituels. Le cinéma le Grand Rex, à Noël, où elle a l’exclusivité des derniers Disney. Mais pas uniquement, car son père prend son éducation cinématographique en main. L’homme de Rio, Les enfants du paradis, Les demoiselles de Rochefort… Et, chacun des Lino Ventura. Son sosie. L’entraînement de l’équipe de foot à Garches, le samedi matin. Le marché de Sarcelles, le dimanche matin, où Dario entretient un délicieux plaisir à lui


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offrir des « conversations ». Oui, des conversations. Une sorte de Pithiviers. Il les achète à une dame fort charmante d’un certain âge. Sans doute une camarade du parti. Et enfin les copains avec qui il refait l’Histoire, celle de l’Espagne franquiste et des Républicains, de la IIe guerre mondiale et des Résistants, et celle du PC, avec comme personnages principaux Jacques Duclos puis Georges Marchais. Le père et la fille affectionnent une fréquentation particulière, M. Lopez, rescapé des camps du Sud de la France, mis à la disposition de Franco par les autorités françaises, pendant et après la guerre civile de 1936. Clandestinité, révolution, résistance, figurent au menu de chaque rencontre, teintée d’un fort accent espagnol. Gaëlle appréhende autant le fascisme que la paella, le communisme radical et les castagnettes, le trotskisme et le flamenco, l’anarchisme et les tortillas. Elle navigue aisément dans un milieu d’hommes, s’y trouve fort bien acceptée. Elle a moins de dix ans, un héros comme cavalier, le cinéma et la révolution comme décor. Assurée de cette situation privilégiée, un jour où la sœur aînée de sa mère, Marie, est de passage dans la cuisine du HLM, la fillette s’abandonne au plaisir de lui proclamer tout de go qu’elle n’aime pas sa « manman ». Juste à ses côtés, l’intéressée lave le linge des sept personnes qui peuplent le F4 dans une lessiveuse en aluminium soigneusement installée sur la gazinière. Ne bronche pas. D’un geste convulsif, envoie le bâton du linge sur le mur. Candida ne supporte pas l’idée-même que cette


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pensée puisse traverser l’esprit de sa fille et qu’en plus elle la verbalise. Elle le lui fera savoir à plusieurs reprises dans les années qui suivent. Gaëlle garde le sentiment étoffé qu’elle lui fit payer cet instant toute sa vie. Cette mère, qu’elle prive dogmatiquement d’affection, ressemble trait pour trait à celle qui lui fait apprécier le bonheur de réaliser les plus beaux châteaux de sable sur les plages de Santa Pola, les illustrations au crayon de couleur les plus abouties de son cahier de récitation, autant d’œuvres qui entraînent les flatteries de ses institutrices, et enfin l’art culinaire, le plaisir de cuisiner. La salade de poulpe, de poivrons grillés, la caponnata, la chakchouka, les pâtes à l’ail, les raviolis maison, les « oreilles de curé », la pizza, la fougasse, les beignets de poisson, les seiches en sauce, les calamars farcis, les briques à l’œuf, les fricassées, les « oreillettes sans tête », le couscous, aux légumes ou au poisson et l’inénarrable meloukia – prononcer mlojiha avec une « jota » –, à l’aspect de bouse de vache et au goût divin. Malgré la concurrence endurcie qu’alimente son père à l’égard de sa mère, les moments communs que Gaëlle passe avec ses parents riment avec délice. Un samedi par mois, ils prennent tous les trois le train pour les coutumières courses parisiennes. Dario s’achalande en feuilles de brique, olives, variantes, makrouts, zlebias et autres pâtisseries et ils déjeunent rue Rodier, derrière les Folies bergères. Toujours dans le même restaurant. Un


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rendez-vous marqué tant par les toiles cirées rouge à carreaux blancs, le goût des choses et le bonheur de les avoir pour elle seule. Ce bonheur va très vite expérimenter sa version réaliste. À peine âgée de dix ans, Gaëlle entrevoit le drame qui l’attend. Jacques, son grand frère, les quitte. Il part avec une femme, une inconnue. Pour se marier. La petite fille en est bouleversée et malheureuse. Lui écrit sur le champ une lettre d’amour. Il ne résiste pas au plaisir de la lire à haute voix devant la famille qui s’empresse de rire aux éclats. Elle a honte, se sent humiliée, trahie. Le début d’une longue série. La gosse aime son grand frère d’amour. Lui voue une admiration sans limite. Il est le grand. Il est beau et elle le croit à jamais pour elle seule. Il passe de longues soirées après le boulot en sa compagnie quand il ne sort pas avec ses pot’s. Il ne les ramène pas à la maison. Gaëlle en déduit que la division de l’espace est structurelle. Dehors pour les copains, dedans pour sa personne. Elle n’aurait en aucun cas imaginé que l’extérieur pouvait fondre avec un espace temporel et devenir définitif. Très vite arrive la cérémonie du mariage à laquelle bien évidemment elle est associée en tant que demoiselle d’honneur. Candida lui confectionne pour l’occasion une robe en plumetis rose, coiffe ses anglaises en arrière attachées par un ruban de satin blanc. Elle se trouve affublée d’un garçon d’honneur, blond, à peine plus haut qu’elle, qu’elle déteste aussitôt. Neuf mois plus tard, naît son neveu Patrick et avec lui l’abandon, celui de Dario. Le grand homme ne dé-


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clare plus sa flamme. Ne lui prête plus aucune attention. Plus de jeu de boules, plus de matchs de foot, plus de récits de vétérans, plus de conversations. Un nouvel héritier est né, un jeune garçon, et la vie de la fille unique en est bouleversée.



Sofia, avril 2020 - jour 4 À la demande de l’ensemble des stagiaires, Gaëlle poursuit le cours de sa formation en utilisant comme support leurs récits de mémoire. Les règles du jeu sont simples. Chacune raconte un épisode au choix de sa vie, choix qu’elle doit motiver. Cristina commence. Elle déballe en ordre dispersé des tonnes de souvenirs que la formatrice s’empresse d’enregistrer sur son vieil IPhone. Elle était jeune fille, membre des jeunesses communistes. Sa mère commençait à prendre des distances avec le parti et lui avait demandé de l’accompagner, elle et son frère, à des réunions dont elle ne mesurait pas l’intérêt. Elle en avait parlé avec des copines et s’était retrouvé en situation de dénoncer sa mère. Se sentait déchirée, coupée en deux. Cristina se demande aujourd’hui si la maladie n’a pas été introduite par le parti. Pendant qu’elle parle, celles qui le souhaitent prennent des notes dans la perspective de traduire cette mémoire en ouvrage lisible. Elle continue. Vitupère le communisme. L’insulte. Amalgame idéologie, dictature, pouvoir et quotidien. S’interrompt. Alors que Cristina s’interroge sur ce qu’elle vient de formuler, Mirjana évoque la


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période de transition. Tout semblait possible. Y compris celle de gagner de l’argent, enfin. « Comme à l’Ouest ». Son rêve. Durant sept ans, elle avait préparé ses vacances en Grèce. Elle avait d’abord collectionné les cartes postales, les avait soigneusement classées dans un album qu’elle partageait tous les dimanches matins, son mari sorti au foot, avec ses deux enfants, Borjana et Nicolaï. Elle était résolue. Profiterait de son emploi d’ingénieure informatique pour mettre un peu d’argent de côté et par l’intermédiaire de l’association de femmes dans laquelle elle militait, trouverait des contacts auprès d’une organisation jumelle « de l’autre côté ». Elle aurait ainsi de quoi se loger chez l’habitant, chez une famille grecque. L’augmentation de salaire ne vint pas tout comme ses enfants. Elle partit un jour à Athènes, seule. Sans goût ni désir. Tout lui parut cher, obscène, laid, sous le fard de l’antique. Elle rentra en Bulgarie et se syndiqua. Natasa mise sur les souvenirs de sa propre mère et parle de l’élargissement et de l’intégration. Les paroles se font échos. Gaëlle déguste chaque parole. La voix de Natasa est douce, compréhensive, maternante. Elle a remplacé sa mère quand elle a baissé les bras. S’est occupé de sa sœur, déprimée, suicidaire. N’a pas réussi. Elle regrette, se sent coupable. Dit mériter son sort. Se reprend. Elle veut des enfants. Plein. Veut que « tout ça change ! », que « le gouvernement prenne ses responsabilités ! ». Lepa insiste sur le legs soviétique bien vivant, et ses ravages dans la vie quotidienne, y compris dans l’accès à


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l’information. La culture du silence pèse tous les jours, dans les familles, dans les organisations, dans les consciences. Elle agresse la thérapeute. « Tu ne peux pas comprendre ». Gaëlle acquiesce. Et relance tout le monde. Natasa justifie son besoin de pointer avec vindicte la pauvreté dans laquelle elle se trouve, économique, mais aussi psychologique. Elle entraîne avec elle un mouvement d’approbation générale. Certaines se lèvent. C’est bientôt le chahut. Kata vocifère « Personne ne nous considère ! Le gouvernement, l’Europe, nous ignorent, nous ont toujours caché la vérité sur le virus ». Elle s’assoit, épuisée. Lepa n’a pas bougé. Les autres continuent de piétiner de rage. De sa chaise, Kata poursuit, lasse. « Je suis prête à me soumettre aux recherches de n’importe quel laboratoire pharmaceutique du moment qu’il mette mon nom sur l’étiquette des prélèvements, sur les feuilles de suivi de traitement. Du moment qu’on me nomme. Qu’on appose mon nom sur un flacon ». Les autres se sont peu à peu assises, calmées. Dans une ambition pédagogique, Sonia se tourne vers Gaëlle et lui explique. « Après que la Bulgarie soit entrée dans l’UE, nous avons découvert le chômage, l’inflation, la précarité… Et puis il y a eu la montée du fascisme et des intégrismes religieux. Ça, les Polonais l’avaient connu plus tôt, en 2005, après leur accession à l’Union. On aurait dû se méfier. On a essayé, mais ça a été trop vite ». La psy reste immobile. Kata insiste. « Depuis, nous sommes comme des bêtes. On n’a pas d’identité. On a peur de tout et de tout le


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monde. On n’ose plus sortir. On a confiance en personne. C’était déjà le cas avant [elle mime le signe guillemet avec ses mains] mais c’est pire maintenant. Je me demande chaque jour en me levant qui va me dénoncer demain, parce que je suis malade, parce que je coûte à la société, parce que j’ai milité contre l’intégration… ». Un mélange de pessimisme et de colère s’est installé. De maladie et de rébellion. Un croisement banal. Familier. Qui ressemble étrangement au précipité sida-violencesrésistance de l’Afrique du Sud. Ordinaire. Quotidien. Les Bulgares parlent maintenant entre elles et en bulgare. Gaëlle laisse faire. Ces parenthèses la reposent un moment. Ces femmes ont l’air affairées. De temps à autres, Lepa lève la tête dans sa direction. Elle s’ennuie. Enfin, c’est l’impression qu’elle donne. Maria qui n’avait pas encore pris la parole, et dont la formatrice avait observé le comportement pour le moins effacé et tendu, l’apostrophe. « On s’est toujours demandé si ce virus, ils ne nous l’avaient pas inoculé. Exprès ». Gaëlle reste interloquée. « Qui ça, ils ? ». « Le gouvernement, l’UE. Vous comprenez, on a fait des recoupements, et beaucoup d’entre nous, étions dans des organisations de femmes contre l’intégration européenne. Nous savions que ça allait pas arranger les droits des femmes. Qu’on allait y perdre. On a essayé de conscientiser les gens, on a mené des campagnes. On a même cherché le soutien des syndicats, des mouvements de jeunes, des paysans. Mais ils comprenaient rien. Ils nous


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ont envoyé balader. Ils voulaient se rapprocher des altermondialistes de l’Ouest. On n’a pas baissé les bras. On a continué la lutte. On a créé des commandos de femmes et on a mené des actions publiques devant le siège du Parlement, des ministères… on a déposé un projet de loi sur la répartition égalitaire des richesses signé par un million de citoyens devant le Tribunal de commerce à Sofia. Je crois que c’est là qu’on s’est toutes fait ficher… ». En écoutant le témoignage de ces femmes sur l’anémie des mouvements sociaux de leur région, de l’insignifiance de leur impact sur le cours de l’histoire, en percevant leur état paranoïde, Gaëlle a l’impression de revivre les années Mitterrand et plus tard l’épopée jospiniste. La militante a emmagasiné de la matière à moudre. Une vingtaine d’années plus tôt, alors qu’elle s’affaire à prêcher la bonne parole féministe à travers le globe, à courir sommets, forums et autres fronts, à propulser la boîte de prod’au hit-parade des médias alternatifs, la vidéaste est interpellée par Jackie, promue à un poste de conseillère auprès d’un ministre délégué dans le gouvernement Jospin. L’amie de toujours s’emploie à soigner sa carrière politique. En version inédite. À son programme, la promotion de son ministre, Gérard, qui, comme chacun de ses homologues, tient à se détacher du lot par un ouvrage original, à défaut d’un physique de mannequin ou d’une vie privée torride. D’origine modeste, Gérard n’a pas vraiment d’ambition. Il cherche à en avoir.


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Peut-être ne sait-il pas ce que cela signifie. En revanche, il se sent investi d’une mission qu’il est désormais le seul à pouvoir mener à bien. Mûrit peu à peu l’idée d’une pépinière d’entreprises autogérées, dotée d’une stratégie de com’hors norme et munie d’un portail web iconoclaste. Il s’agit de valoriser l’autre économie, au choix, durable, éthique, sociale ou solidaire, et ses acteurs. À l’ordre du jour, commerce équitable, régies de quartier, systèmes d’échange locaux, épargne solidaire, tourisme éthique, banques du temps, métamorphosés très vite quelque temps plus tard en marques labellisées d’un libéralisme devenu « modéré », « raisonné ». Gérard, l’homme de pouvoir, un peu fade, voire effacé, balourd, convoite une action de visibilité, d’exemplarité. Du panache mêlé à de l’original. Parallèlement des journaux qui s’autoproclament « porteurs » du mouvement altermondialiste se sentent en pénurie d’alternatives et les entreprises coopératives et mutualiste, sousvalorisées. Les constats d’un « monde cruel et injuste » vont bon train, mais les propositions pour en sortir font défaut. Tout en flattant son ego, la conseillère personnelle de Gaëlle l’enrôle. Jackie fait valoir auprès de ces entreprises et du ministre son « incomparable connaissance des médias et des pratiques numériques ». Le tout, au niveau international. Elle convainc sa copine. Toujours au gardeà-vous, l’amie fidèle met un point d’honneur à enclencher la machine, à l’huiler généreusement et à la faire fructifier. Elle dresse des plans, élabore des


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hypothèses et embauche. Rencontre successivement Éric, un jeune développeur informatique présenté par un copain hacker, et Vincent, trouvé à l’ANPE en tant que secrétaire. Les deux garçons sortent de l’école, ont à peine plus de vingt ans, elle, à peine plus de quarante. Ils pourraient être ses fils. La source d’un sentiment inconnu. Son premier coup de vieille. Chaque jour, Gaëlle les regarde et ne peut se soustraire à la question de savoir si l’enfant dont elle a explosé les premières cellules vingt ans plus tôt leur aurait ressemblé. Rien à faire, cette idée ne la quitte pas. L’un est blond, costaud et géant, aucune chance. L’autre brun, plutôt frêle et de taille moyenne. Plus ambigu. D’autant qu’elle l’affectionne particulièrement. Comme sujette à un magnétisme inexploré. La pépinière qu’elle s’obstine à bâtir est leur premier emploi. Elle s’en sent à la fois digne et désemparée. Fière de leur offrir l’opportunité d’entrer dans « le monde du travail » par la porte de la solidarité et angoissée à l’idée de les embarquer dans une aventure qu’elle ne maîtrise pas elle-même. Serait-elle en train de découvrir le sentiment maternel ? Les événements ne la contredisent pas. Éric se manifeste gentil et travailleur. Son bureau fait face au sien. Elle le voit chaque jour s’enfermer dans le vase clos de son serveur, aligner des lignes de codes à longueur de journée, ingurgiter par intermittence des plats cuisinés chinois lyophilisés, tout en déployant le squelette du site web de la pépinière. Il lui semble parfois dialoguer avec un autiste. Elle s’en accom-


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mode assez bien. Passée la phase d’énervement immédiat, l’entrepreneure relativise son agacement par la satisfaction que lui procurent la qualité et la rapidité de sa production. Vincent est installé à sa gauche. Il a le visage caché derrière une paire de lunettes ronde, assombri par un catogan noir serti dans une casquette kaki. Il oscille entre tests de nouveaux logiciels de communication interne, collection de l’intégralité des informations indispensables à l’avancée de leurs travaux, tenue serrée de son agenda personnel et divertissements. Il est nerveux. Exaspérant. Infantile. Possède un don particulier. L’origami. Son bras droit lui offre à intervalles réguliers, animal meurtri, monstre déchaîné, bateau en détresse. Gaëlle en fait la collection en alignement sur son bureau. Ces objets trônent sous ses yeux. Attraction particulière de ses visiteurs. Nombreux. Fréquemment, sans prévenir, Vincent se met à mimer sur son clavier d’ordinateur une chanson, puis une autre. Ce break musical s’impose comme un rituel à l’intérieur de cette équipe complétée par une copine militante, Françoise, qu’elle a débauchée d’une association écolo et qui campe le rôle de cheffe de projet tout autant que rédactrice pour le magazine en ligne. Françoise se gouaille en bavardages et en révoltes quotidiennes contre tout, les membres de la pépinière, les employés, les patrons, les racistes, les impérialistes, les commerçants, le PS, les Talibans, Emmanuelle Béart, tout en assurant le développement de l’entreprise. Elle noue des partenariats à gogo avec des acteurs sé-


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duits. Ses yeux d’un bleu vif ne cessent d’hypnotiser. Gaëlle la jalouse. Françoise enrichit son quotidien et celui de la boîte. C’est certain. Sa langue, écrite et parlée, laisse rêveur. Impressionne. Gaëlle la regarde toujours fixement dans l’idée de découvrir sur ce visage des indices. Histoire d’avancer dans son enquête sur la dynamique des savoirs. Son léger duvet bien blond doit compter. De son côté, une moustache brune, détestée et installée depuis la puberté, signifie à elle seule la barbarie. L’ignorance par définition. Le menton de Françoise, toujours avancé, marque une volonté indestructible. La quarantenaire a beau hausser la tête, rien n’y fait. C’est la structure de son crâne, bien plus petit, qui ne peut entrer en compétition. Alors Gaëlle opte pour une autre stratégie. Elle se moque. De sa camarade. De ses touches. De ses sautes d’humeur. Les cheveux châtain clair, raides et en bataille de la rédactrice, lui laissent de l’espoir. Brouillon. L’élégance de la rivale est forgée. Celle de Françoise est à créer. Totalement inopérante. Les voilà en résonance. Complémentaires, à défaut d’être jumelles. Chaque jour vit son lot d’élan fusionnel, d’incompréhension individuelle et collective, de discordes personnelles, de désaccords politiques, de distorsion de rythme et d’efficacité. Avec très peu de promotion, la pépinière connaît très vite un niveau de visites hallucinant. S’ouvre une boutique solidaire pour présenter les productions de ses loca-


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taires. D’autres personnes affluent. Pour acheter. Éric transformé en gardien du bureau, Françoise, Vincent et Gaëlle vont battre le fer un peu partout, témoignant de l’inédit de leur aventure, d’événements en événements, des États-Unis à l’Afrique du Sud, de l’Argentine au Sénégal, de la Grèce à la Belgique, de Bordeaux à Toulouse, de Saint-Denis à Pantin. Chaque départ connaît son moment d’émotion, la séparation, dans un aéroport, dans une gare, sur le palier, nourrissant des sentiments fort ambigus. Chaque voyage met en exergue tant le bonheur de vivre ensemble – ils partagent le temps du séjour le même hébergement –, que la terreur de percer l’intimité de l’autre, uniquement un collègue. Ils revisitent les limites du privé et du public, de l’affect et du professionnel, du quotidien et du politique, chacun s’agrippant à une morale empruntée, une hygiène démesurée, un intime survalorisé et non dit. Les mots bien accueillis de leurs discours et de leurs échanges avec des homologues alimentent la communion. Sans entrave. Ils rivalisent d’enthousiasme à prouver et à revendiquer que leur initiative correspond à un besoin, celui de la « connaissance des mouvements en marche, des sociétés en changement, des dynamiques de transformation ». Message bien idéologique, rassurant, pour cacher un terrain affectif glissant. L’équipe est régulièrement rappelée à l’ordre par son environnement proche. Les représentants des médias, mutuelles d’assurance et de santé, coopératives, banques, syndicats, collectivités territoriales et as-


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sociations ne surfent pas sur la même vague. Ils s’arriment à un port bien plus rentable. L’augmentation des ventes, des bénéfices, l’élargissement du lectorat pour les médias, de la clientèle pour les autres, l’explosion des profits financiers. Une stratégie que Gérard souhaite percutante et qui s’achèvera dans le tumulte. Le magistrat organise un premier déjeuner au dernier étage du ministère, dans ses appartements privés. Il y réunit sa conseillère, Jackie, un certain Pierre, représentant de la plus populaire coopérative de l’époque. Et Gaëlle. Ce Pierre la frappe aussitôt par son visage anguleux et démantibulé, blafard et moite. Son costume gris fripé. Mal ajusté. Ses rictus crispés. Ses grains de beauté prolifiques. Quand elle doit l’embrasser pour le saluer, l’ensemble de ces signes particulier précipite une épreuve. Surtout la sueur. Permanente. Cet homme la dégoûte d’emblée. Un maître d’hôtel fort charmant, livrée noire et immaculée serviette blanche pliée sur l’avant-bras, sert en souriant tour à tour mise en bouche, foie gras, civet de canard et autres charlottes aux poires. Le tout arrosé d’un vin dont l’invitée ne connaît évidemment ni le nom, ni le cépage, ni l’année. Cette situation et l’image dont ils sont les principaux acteurs « contrarient à elles seules chacun de leurs discours révolutionnaires », écrit Gaëlle. Cette rencontre sert à imposer la professionnelle des médias comme cheffe de troupe aux yeux de Pierre, apparemment impressionné par ses envo-


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lées démontées sur les stratégies de communication. À la suite de cette réunion intime, Gérard rassemble, toujours en ses enceintes, un tour de table cossu, serti de costumes-cravates rivalisant de gris, de grimaces et de vétusté. Jeune et de sexe féminin, Gaëlle se sent, au cœur de ce cercle, particulière, hors norme. Forte. Meilleure. Supérieure. Dotée de l’art de la communication et de l’entreprenariat. Elle incarne la parfaite missionnaire. Est vite promue brigadier puis commandant. Pierre se détache naturellement comme général d’armée en charge de l’opération. Le patron. Elle, obtient finalement le grade de chef d’État-major, qu’elle prend très au sérieux. Gaëlle est officiellement embauchée un 1er avril. Met un soin particulier à s’installer dans les locaux qui lui sont alloués. Deux pièces inutilisées du siège social de la coopérative de Pierre à Paris. La fenêtre de son bureau, au 1er étage d’un immeuble moderne, donne directement sur celle du secrétaire général d’une association altermondialiste. Elle vise régulièrement les allers-retours de celui qui se prend pour un homme important et surveille non sans quelque délectation ses visites. José Bové, Samir Amin, Toni Negri, Noam Chomsky, défilent sous ses yeux. La militante féministe en tire une fierté bêtassonne autant qu’un agacement aigri. Elle écrit : « Tous ces hommes m’énervent par leur aristocratie phallocrate. Leurs jeux de cour et leur aveuglement concomitant. Leur complicité équivoque. Leur arrogance déplacée. Leur mépris


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implicite des femmes. Transparentes. Noyées dans le flot de l’universalisme. Les femmes. Une abstraction. Pas une classe. Pas une race. Donc rien. Ne représentant rien. Pas sujets. Non incluses dans les problématiques de domination ou au mieux leur résultat. En aucun cas, les principales concernées. Tous ces hommes, révolutionnaires et respectables, à l’allure séduisante, oblitèrent une zone de nondroits, injuste par construction, la moitié de l’humanité. Dans l’ignorance. Assumée. Non questionnée. Je les méprise à mon tour. Ils m’étouffent. M’oppressent. Le pire ». Gaëlle passe toutefois un samedi entier de printemps, Édouard en renfort, à courir dans les allées d’Ikea en quête de lampes neuves, de machine à café, de bouilloire électrique, de gobelets et cuillères design, de serviettes en papier à motif chamarré et de quelques stylos. Le bureau dédié au développement de la pépinière doit être un lieu de travail agréable. Malgré l’ambiance conviviale et ses chansonnettes, les statistiques de visite du site web en hausse, des visites réelles permanentes, des micro-entreprises en pleine production, les rencontres chaque fois encourageantes, la mobilisation stagne. Françoise essaie de faire jouer l’estampille du modèle d’organisation. Participatif, transversal et inclusif. Propose un fonctionnement entrepreneurial d’un nouveau genre. Multipartenariale, la production, quelle qu’elle soit, se conçoit autour d’un « pot commun ». Chaque en-


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treprise doit mettre à disposition de la pépinière les ressources dont elle bénéficie mais n’utilise pas ou encore procéder à des échanges de temps : de garagiste, de plombier, de traiteur, de comptable, d’artiste. Cette politique a pour vocation de créer émulsion, dynamique de production, mise en perspective de la diversité des approches et des pratiques d’alternatives économiques. La réalité des concurrences les rattrape vite, si bien que de commun il n’y a que l’apéro auquel se joignent volontiers les entrepreneurs que l’équipe convie chaque dernier vendredi du mois. De son côté, l’État-major s’épuise en longues discussions sur les recherches de financement. Moins d’un an après son lancement en grandes pompes dans les locaux de l’Usine à Saint-Denis, les principaux sociétaires, ou plutôt les plus riches, changent de ton. Leur vocabulaire emprunte des expressions jusqu’ici forcloses. Business plan, retour sur investissement, rendement. Fini l’intérêt général, disparue l’utilité publique, oubliée la répartition égale des richesses. Semaine après semaine, ils submergent Gaëlle de demandes de tableaux de bord de gestion et autres indicateurs de suivi. Elle se plie à l’exercice. En bon soldat. Fidèle au poste. Ponctuelle et rigoureuse. Au lendemain des présidentielles d’avril 2002 et du retrait de la vie politique de Lionel Jospin, les très grosses entreprises se retirent sans mot dire, tournent radicalement le dos à Gérard, nettement lesté de vingt kilos, démissionné et perdu, pour rejoindre avec élégance les couloirs de Bercy. L’Économie. La


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vraie. Elles ne paient plus leurs cotisations et négligent leurs chaises d’administrateurs. À la fin de cette année morose, alors que la cheftaine est en mission à Ouagadougou pour faire la promotion de la pépinière et nouer des accords avec des partenaires locaux, elle passe un coup de fil de routine à Vincent. Son jeune acolyte l’avertit que Pierre est venu fouiller son bureau. Il a confisqué les chéquiers et la carte bleue dont eux seuls ont la signature et le code. Elle devine sur le champ qu’il a décidé de ne pas payer les salaires. Une colère monstrueuse l’envahit. Sous la chape qui l’écrase, elle encaisse aussitôt un coup de poignard dans le bas du dos. Se retourne. Personne. Pas de sang. Pas de plaie. Gaëlle a mal. S’assoie. Terrassée. Se reprend. Vincent, affolé, resté au téléphone, lui demande les consignes à suivre. Elle le rassure. Lui dit qu’il n’y a rien à craindre. Raccroche et passe aussitôt un coup de fil incendiaire à Pierre qui ne juge pas nécessaire de se justifier. Son ton est mou. Sans saveur. Ni sec, ni dur. Ni brut, ni doux. Ni enveloppé, ni dissous. Monotone. Cette voix l’achève. Elle aurait aimé s’engueuler. Hurler. L’insulter. Le traiter de salop, de traître, de connard. Gaëlle rentre à l’hôtel, rassemble ses affaires, direction l’aéroport. Elle change son billet et retourne à Paris dès le lendemain. Une réunion de crise avec ses trois collègues laisse envisager des solutions de toutes sortes. Licenciement des deux plus gros salaires, organisation d’un forum ouvert


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sur les utopies du changement avec la crème parisienne des mouvements, mise en place d’une souscription, négociations avec l’Uraeus, les banques. Les yeux de Vincent servent de baromètre. Chaque jour, ils se montrent un peu plus noirs, plus abîmés, plus lointains. Bientôt ils disparaissent derrière la visière. Éric continue à programmer. Ne sort presque plus du bureau. Arrive chaque matin avec son paquet de nouilles lyophilisées. Le jeune homme la déprime. Aucun d’entre eux ne veut croire à cette décadence. Ils n’envisagent pas de se quitter. À sa plus grande stupéfaction, Vincent et Éric décident de continuer à travailler. Quatre mois sans salaire. Gaëlle ne peut éviter la cessation de paiement et la liquidation au printemps suivant, trois ans après la création, presque jour pour jour. Les membres de l’État-major s’avèrent, indistinctement, sordides ou indifférents. Une dernière réunion au sommet a lieu, décidée par Pierre. L’entrepreneure refusera d’y participer. Entérinera la léthargie ambiante. Transmettra à ses codirecteurs et par l’intermédiaire de Vincent une lettre dans laquelle elle s’évapore dans une analogie entre la mort programmée de la pépinière et le décès de son grand-père paternel. Mathieu. Gaëlle y aborde successivement gangrène, mort imminente, enterrement, et tombe qu’elle ne les aidera pas à creuser et sur laquelle elle n’ira pas pleurer. Elle hait leur manque de courage politique. Maudit l’avenir qu’ils leur fomentent. Ils la dégueulent. Elle s’épuise.


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Françoise lui rapporte que Vincent n’a pu résister à l’envie de lire cette prose à haute voix devant tous les costardés. Il a pris le relais. Elle en est complètement émue. Débordée. Il pleure. Gaëlle se sent délictueuse. Coupable du sort des personnes qu’elle a embauchées mais aussi auteure d’un échec. Elle n’a pas su braver le mépris des potentats économiques, tout alternatifs qu’ils aient pu être. N’a pas su mesurer « leur habilité à détruire une dynamique en marche, par la faiblesse de leurs convictions, par leur obstination à rester cloisonnés, par leur acharnement à s’ancrer dans le marché », à régir les économies alternatives à coup de discours dogmatiques et d’invitations à dîner. Dans un soubresaut de haine, elle écrira : « La solidarité se fige aux enceintes du marché et, la prise de risque, censée être naturelle au sein des mouvements, s’arrête au discours, se noie dans la couardise pour mieux se briser sur les fortifications du pouvoir dominant ». Gaëlle a la rage. Sans la force. Juste la rancœur. Elle a mal à la bouche. À la langue. Ça pue. Elle quitte cette ultime expérience d’entreprenariat, pliée en deux, quinze kilos en plus, épuisée. Une mèche blanche sur le haut du crâne. Ses yeux s’éteignent, son cœur s’essouffle, ses mains tremblent. Plus elle dégringole, plus Jackie se redresse. Plus elle s’enfonce dans la déprim’, plus la copine de toujours se transforme en cheval de Troie d’un altermondialisme incontournable. À terre, Gaëlle renonce. Édouard essaie de la relever. Sans succès.


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Les morceaux sont trop éparpillés. Il lui faudra trois ans, une nouvelle psychothérapie et un exil d’un an en Italie pour la débarrasser de ces parasites, ceux qui sont venus coloniser sa colonne vertébrale comme ceux qui peuplent le panorama politique français.

Le temps arrive de transformer ces paroles en mémoire collective. Comment procéder ? Utiliser les enregistrements audio, les mettre en forme, écrire, publier l’ensemble ? Les idées fusent. Pourquoi pas un recueil de témoignages, en bulgare ? En anglais ? Pourquoi ne pas imaginer un système de diffusion local, par le bouche-à-oreille, régional, international, par les réseaux ? Pourquoi ne pas renouveler l’expérience chaque année, histoire d’augmenter le flot des témoignages mais aussi de garder les portes de l’expression ouvertes à d’autres ? Vera propose de rassembler les idées, de chercher des solutions techniques. Sonia ira enquêter dans son village au Nord de Sofia sur la pertinence de l’initiative. Du coup, les autres s’engouffrent. Elles demandent à Cristina qui accepte d’assurer une coordination minimale. Seule, Lepa se réserve le droit de faire ce qu’elle veut de ce qu’elle a divulgué ces derniers jours. Gaëlle est aux anges. La concrétisation d’une thérapeutique de plus, sans nul doute. Créer un espace d’expression, laisser aux personnes le soin de mettre des mots sur leurs maux, de délivrer leurs savoirs et leur pensée,


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de les coucher sur papier, de les mettre en forme, de les graver sur une mémoire électronique autant que collective. Un miroir comme un autre, qui vaut autant celui de la danse ou celui des griots africains. Et pour elle, l’opportunité renouvelée de transformer ses pratiques militantes en techniques thérapeutiques. Une homologation en somme. Un jour de fin novembre 1996, dans le cadre de l’annuelle fête des associations, le maire de Saint-Denis prononce une déclaration de politique générale sur l’engagement de la ville pour les nouvelles technologies de l’information. Une performance. Une première. Alors qu’elle est en montage, débordée, elle prend la parole et propose la mise en place de formations à l’écriture et à l’usage d’Internet en direction de l’ensemble des associations dionysiennes. Un défi que le magistrat accepte sur le champ et avec le sourire. Il l’invite d’ailleurs à boire un verre, au buffet. Occupé par les interruptions de leur conversation, il ne l’écoute pas. Pas vraiment. Elle veut tellement le convaincre. La vidéaste regarde ce spectacle, la ronde des éblouis, des guetteurs de notoriété, avec énervement. Ses mots ne se transmettent pas. S’étiolent dans l’air. Le maire acquiesce néanmoins par un jeu de tête élaboré. Elle ne le reverra plus. Ou presque. Le début d’un long chemin de croix. Elle a alors la naïveté de penser pouvoir compter sur la seule parole d’un élu et sur la réactivité de ses services. Elle vivra l’apprentissage de la démocratie locale. D’une


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grande ville de banlieue de surcroît. Pendant plus d’un an, elle se confronte à une bureaucratie, dont elle n’a absolument pas soupçonné les contours. Tout fait obstacle. Les autorisations, le temps, la technique, la promo. Le montage n’avance plus. Tout son temps est consacré à la machine municipale. Une aspiration. Un vampirisme. Politique et technique. À force d’obstination, elle obtient de faire transformer une des salles de la Maison des associations en lieu-ressource informatique. Pourtant elle n’y connaît rien. Emma si. Plus jeune, réactive, elle a tôt fait d’enrôler des jeunes femmes de son quartier, le XIIIe. Elle joue au basket et pratique le Qi Qong. Une véritable niche de jeunes techies, férues d’informatique, nerveuses, toniques, puissantes, ayant une seule envie, celle de transmettre leurs connaissances multiples. Pendant plus d’un an, tous les jeudis soir et par roulement, Evelyne, Marie-Claire, Fatima, Sophie et Gaëlle, rejoindront ce lieu pour enseigner les rudiments d’Internet, parfois de l’informatique, à un public extrêmement varié et content. Des jeunes, des retraités, des actifs, des militants, des oisifs. Par lots de vingt. Plus de 170 personnes s’inscrivent à ces formations. « Qu’est-ce qu’Internet ? Le réseau des réseaux. À quoi ça peut bien servir ? À réseauter. Pourquoi faire ? Euh… pour élargir le champ de vos activités. Concrètement, c’est comment ? Des fils, qui traversent autant les océans que le ciel ou les rails de chemin de fer. Il faut l’électricité ? Oui. Ah ? Oui il faut un ordinateur. Ah ? Et savoir


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écrire ? Oui ». Et ainsi de suite, trois heures durant, après lesquelles chacun des participants a au moins surfé et envoyé un email. Du côté des formatrices, ces cours se finissent au moins autour d’un verre sinon d’un couscous, un chawarma ou un bœuf aux oignons. Elles respecteront leur engagement jusqu’au dernier. Pas un seul feedback de la mairie. Le mépris. « L’arrogance de l’ignorance ». Gaëlle en est déboutée. Elle a 37 ans, à peine. Entre-temps, Jackie s’est jetée dans les bras du directeur général d’Alternatives, l’hebdo gauchiste du moment. Un mec, de douze ans son aîné, très nettement androgyne. Richard. De ces beaux vieux qui simulent l’indifférence pour la coquetterie et la contournent en s’entourant de belles choses. Un jour de rosbif, un dimanche, la discussion vient sur le genre. « Le genre de quoi ? », répond spontanément le bellâtre. La féministe réplique en simplifiant : « Les bonnes femmes, les nanas, les frangines, les pouffiasses, les grognasses, les pétasses, les salopes, les meufs… ». Elle rit déjà de l’imperfection du mâle et de la compassion de Jackie. Sa copine est amoureuse et cet état mérite bien quelques impasses. Gaëlle ne perçoit pas immédiatement de sexisme ordinaire ou d’antiféminisme sectaire. Elle est elle aussi séduite. Le sourire peut-être. Ou les yeux bleus. L’aisance. Et la culture générale. Richard a fait le tour du monde, comme son grand-père Matthiew. Il parle calmement, d’une voix douce et posée. Charmant. Il est charmant. Et révolutionnaire. Il a fait mai 68. La rue d’Ulm. Ses faits de


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guerre lui imposent le respect. Et sa grand-mère est corse. Elle est vaincue. Conquise. Le vieux militant saisit cette opportunité avec agilité et en joue avec une désinvolture exemplaire. Ne tombe jamais dans la facilité. Peu complaisant, il s’amuse des énervements multiples de sa cadette contre tous, les militants, trop sexistes, trop en retard, trop… Il ramène la discussion à des plaisirs plus égoïstes comme la joie d’identifier au loin le Tafunatu au sortir d’un virage de Quenza. Un fin psychologue en somme qu’elle s’amuse à taquiner sur le terrain de la psychanalyse qu’il n’a jamais voulu entreprendre. Comme le livre de ses exploits, notamment en Asie, qu’il lui a promis un jour d’écrire. Ils ont un soir un peu éméché évoqué un court-métrage. Sur lui. Il aime la flatterie. Jackie s’accommode très bien de ces conversations. Ne l’en aime que davantage. Se sent renforcée. Puissante. Belle. Elle en est presque rajeunie. Ses yeux bruns pétillent de nouveau. La malice côtoie le désir et avec elle l’univoque soif de pouvoir. Un oiseau puissant, musclé est en train de se construire. La tête charnue, en avant, le cou allongé, fière, Jackie bénéficie désormais d’une solide team. Le moment des adieux arrive à grands pas. Gaëlle félicite l’ensemble des stagiaires pour leur générosité, leur spontanéité et leur force. Éprouve une part d’illégitimité. Un malaise. Connu. Fréquent. Qui est-elle pour les féliciter ? Lepa la remercie d’un ton obligataire. La formatrice n’est


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pas au bout de ses surprises. La jeune Bulgare lui propose d’aller boire un verre avant le dîner. Pourquoi pas ? Elle l’entraîne dans un bistrot aux décors royalistes. Fort étrange. Les serveuses portent le costume révolutionnaire et le bonnet phrygien. Hallucinant. Ne manque que le bruit des charrettes sur les pavés. Remplacé par une musique électronique. En buvant leur bière, elles échangent sur leurs vies, leurs projets, leurs différences. Comment peut-elle en parler ? Lepa souhaite d’ici peu avoir des enfants. Elle ne sait pas encore comment elle va s’y prendre, mais reste confiante en la médecine. Elle aimerait tant ressentir le bonheur d’être mère. Gaëlle l’écoute, éberluée. Essaie de comprendre. Lepa lui demande si elle a des enfants. Sa réponse importe peu. En fait, la jeune malade la teste, la renvoie à son rôle de psychanalyste. Gaëlle la suit, s’emballe, débraie, se contorsionne pour voir devant elle tout en restant derrière, ralentit, se pose un instant, tente quelques associations d’idées. Elle décompose les phrases de son interlocutrice, en extrait des mots pour composer une nouvelle partition, tenter de nouvelles harmoniques. Rassemble les matériaux pour sculpter d’autres volumes. La silhouette se précise, se nuance. Le personnage s’amplifie. Se libère. Il lui inspire son propre acharnement passé dans l’engagement. Témoigner pour survivre. Écrire pour se rendre utile. Pour vivre. Gaëlle s’est toujours engagée pour garder la ligne. La ligne que son père avait lancée au loin. Dans l’océan de ses illusions. Le féminisme, tout d’abord.


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À 13 ans. Peut-être même avant. La militante s’amuse souvent à raconter que la mouche l’a piquée à l’intérieur du ventre de sa mère. Elle aurait mis dix jours à en sortir, fatiguée avant l’heure de ce qu’elle allait découvrir. Preuve s’il en fallait qu’elle avait déjà qualifié l’environnement qui l’attendait. Sexiste, raciste, homophobe, ségrégationniste. Elle a toujours cru la version maternelle de sa naissance. Dix jours pour accoucher. Avec le recul, la femme mûre se dit que, même à l’époque, la médecine avait les moyens d’interrompre le calvaire d’une femme ayant perdu les eaux. Dix jours, ou plutôt quatre, deux, dix heures ? Combien de temps entre ce déclencheur et l’accouchement ? Son inconscient doit avoir quelques idées sur le sujet. Son conscient, lui, s’attache à cette histoire de retard et d’arrivée à reculons. Forcée. Presque pas aboutie. Ou trop. Candida, à sa naissance, se considère trop vieille. Elle a 35 ans, Dario 40. À peine débarquée, le personnel médical ne sait pas où donner de la tête. Débordé par le nombre de filles qui naissent le même jour. Il l’abandonne apparemment plusieurs jours sur une balance de bébés d’où elle obtient l’immense privilège de capter un hématome uniforme sur le fessier. Sa mère, en salle de stérilisation, faute de place, le lui remémore souvent. Elle n’a de cesse, pendant au moins cinq décennies, de signifier à Gaëlle pour chacun de ses anniversaires, par l’intermédiaire d’une petite carte illustrée, qu’elle se sent chaque année un peu plus vieille. Sa façon de lui retourner dans la gueule l’épisode de la


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cuisine à Sarcelles ? Ou plus prosaïquement sa façon de régler des comptes avec son mari ? Dario est anticlérical, communiste anticlérical. Candida, catholique, pieuse et pratiquante à ses temps perdus. Résultat brut, une communion solennelle à onze ans dont Gaëlle garde un souvenir épouvantable. Procession paroissiale, séance de photos en tenue. Elle déteste tous ces rites. Hostie, aube, autant d’objet qu’elle considère détonant avec son teint mat. Fruit d’un doux mélange, elle se convainc qu’il a forgé sa foi en l’engagement radical révolutionnaire. D’un côté, un militantisme fort, le communisme, clandestin à l’époque de son père, la guerre de 39-45, la résistance contre l’occupant, afficher, diffuser des tracts, organiser des meetings, un vrai défi. De l’autre, une forme d’intégrisme catholique dont sa mère a fait les frais. À douze ans, au sortir d’une tuberculose pour laquelle ses parents la croyaient condamnée, Candida est proclamée « miraculée ». Elle porte une robe de bure pendant un an. Pour expier. Remercier le seigneur. À treize ans, sa mère lui ordonne de quitter l’école et de s’appliquer à des tâches plus sérieuses. Le ménage, la couture, la cuisine… dans la perspective de devenir un bon parti, de trouver un bon mari et de lui faire de beaux enfants. De son côté, Dario dépasse largement la vingtaine et cherche à se caser. De copain de l’arsenal en compagnon de boisson, il croise un des nombreux frères de Candida qui le présente à sa famille lors d’un mariage. Elle sera


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l’élue, bien préparée qu’elle est au double métier de femme d’intérieur et de mère. Leur apprentissage mutuel se déroule systématiquement en présence d’un frère, une fille ne pouvant être confiée à un homme aussi simplement. Ils se retrouvent chaperonnés à la chorale de la France combattante. Noble cause. Candida tombe amoureuse. Sort, chante, s’amuse. Ses frères, en vigie l’un après l’autre, prennent des notes. Dario met son avenir et sa descendance en jeu. Il serre les fesses et s’applique. Se transforme. Doux, presque gentil, voire agréable, il prête attention à la petite femme. Il se baisse pour lui parler. Il est si grand et elle si petite. Lui offre des glaces. Se cache pour fumer. Se garde bien de l’embrasser. Et dès que le manège termine, retourne picoler avec ses pot’s. Il est téméraire et organise son entreprise comme une campagne du parti. Précise, ciblée, efficace. Vient la période de fiançailles, accompagnée de son lot d’arguments « pour » et « contre ». Chacun des frères dresse son rapport au patriarche. Andrew, très puritain, a même enquêté. Dario a des maîtresses. Plusieurs. « C’est un pervers ». Sa sœur ne peut l’épouser. Il est impartial. Tony, l’aîné, ajoute qu’il est communiste, fréquente des réunions, et que ces habitudes ne sont pas bien catholiques. Il a même appris que ces militants torturent et tuent les gens de foi depuis toujours. Le père de Candida écoute. Les trois autres frères se montrent moins vindicatifs. Ils aiment leur sœur. Le verdict est peu prometteur. Sans le connaître, Matthiew n’aime pas le père de Gaëlle.


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Pourtant, Dario épouse Candida, la supposée belle, joviale et douce jeune femme, après qu’il ait officiellement demandé sa main à son père. Mystère. Y a-t-il eu tractation ? Dot ? Il circule une légende de bague de fiançailles, que Candida conserve toujours précieusement, qui servait à Dario de fiancées en fiancées. Le mariage a lieu fin 1945, elle est vierge, a 20 ans et lui 25. Neuf mois plus tard naît Jacques. Candida commence à s’occuper de ses enfants… et de ceux de ses frères. S’occuper signifie les nourrir – elle demande de l’argent à Dario pour acheter de quoi manger –, les vêtir – la mère de Gaëlle n’a pendant très longtemps jamais franchi la porte d’une boutique de prêt-à-porter – et veiller à ce qu’ils soient bien éduqués. C’est aussi lessiver, le linge, le foyer, les déjections multiples. C’est porter ces enfants, pendant les grossesses et après… Ça n’en finit pas. Cette vision d’une mère soumise, sans manifestation d’amour, faisant la gueule à longueur de journée et pleurant sur son sort entre deux vaisselles, la lecture assidue dès 13 ans de Simone de Beauvoir, dans la foulée de Boris Vian, initiée que Gaëlle a été par son frère Nono, a tôt fait de la convaincre qu’il fallait abolir le patriarcat et, par association d’idée, que la féminité est tout sauf un atout. Elle découvre bien plus tard, à regarder éclore sa mère d’années en années, au lendemain de son veuvage, que cet amalgame est un anachronisme si ce n’est un archaïsme qui la confinera longtemps dans les bras de la mélancolie au lieu de jouir sans entrave du sexe qu’elle habite.


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Des obstacles à la jouissance et aux joies du sexe et de l’amour, Gaëlle les a collectionnés pendant un temps. En album. Bien classés. Répertoriés par thème. Le lycée, les premières vacances sans ses parents, les premiers voyages à l’étranger. Au début des années 1980, aucun pays européen n’a légiféré sur le droit de vote des immigrés que ce soit aux niveaux local, régional, encore moins national ou continental. Les étrangers demeurent des citoyens « de seconde zone ». Elle décide, dans une folie transgénérationnelle personnelle, de rejoindre un groupe, à l’initiative de Jackie qu’elle vient de rencontrer, afin de militer pour ce droit lors des élections européennes de 1982. Cette mouvance revendicative reste fort minoritaire, y compris au sein d’une extrême-gauche française métamorphosée, devenue très attentive et encline aux actions du président Mitterrand. 160 associations d’immigrés d’Europe occidentale, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Luxembourg, Belgique, France, Espagne, se réunissent pour une grande manifestation à Bruxelles, puis à Amsterdam. Un exploit. Ses premiers grands meetings dans les gymnases, dans les parcs publics, ses premiers concerts engagés, ses premières manifs’d’ampleur. Les premières engueulades musclées, les premiers joints, les premiers coups à tirer sans lendemain. Une biture, et hop ! Un petit coup de va-et-vient, cinq minutes max, ni vu ni connu, avec le leader du groupe du soir dans la pièce à côté de celle où le monde se défait et se refait. L’occasion pour Gaëlle


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d’atteindre des féministes au sein des associations d’immigrés. Elle sympathise particulièrement avec une Moldave de Londres, Ana, la quarantaine avancée, qui est à la dialectique ce que la militante française est aux châteaux de sable. Une experte. Une petite bonne femme, blonde, boostée à l’autorité. Elle n’a peur de rien ni de personne. Gaëlle a 21 ans et saisit pour la première fois de sa vie ce qu’est le marxisme-léninisme. L’opportunité de s’affirmer définitivement libertaire. Anti-dogmes. Non sectaire. Les deux femmes resteront amies et la jeune Française fait très tôt la connaissance du fils d’Ana, Umit (Espoir) à peine plus jeune qu’elle. Beau, sensuel, spontané, lucide. Brun. Tombeur. Élégant. Le début d’un amour platonique, qui, après s’être exprimé dans les pubs sombres ou les salles obscures de Regent Park à Londres et les salons de thé de la Place des Vosges à Paris, se fige à jamais dans les axiomes, la théorie des réseaux de communication, l’ingénierie des mémoires. Leurs vies se croisent à intervalle régulier. Sans plus. Sa gorge garde le goût tendre d’un infantilisme tardif. À la même période, Jackie et Gaëlle, rejoignent une radio libre féministe. Une découverte, à la fois d’un média, la radio, mais aussi de l’écriture. Elles animent le journal d’actualités tous les mercredis soirs, pendant une demi-heure, scrutant les dépêches AFP pour y déceler des informations au moins sur les femmes, sinon sur un quotidien qu’elles proclament déchiffrer avec un regard fémi-


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niste. Les prises de bec de l’équipe avec la radio qui les héberge, celle qui régente les studios, sont monnaie courante. Ces radiophonistes ne sont pas assez ceci, trop cela. Bref, elles sont des nanas. En leur sein, la rupture ne tarde pas, alimentée par le débat sur la privatisation des radios libres. Avec la loi sur le financement par la pub, le ministre de la Culture réussit à fractionner un mouvement ancré dans le milieu associatif et plutôt à gauche de la gauche. « Le mitterrandisme dans sa grande splendeur ». Des débats internes conduisent les militantes jusqu’au tribunal. Les plus anciennes veulent rester associatives, par principe, les plus récentes, dont Gaëlle et Jackie sont, pensent qu’il faut accepter la privatisation, seule issue pour le média. Place à des luttes internes stériles et aux magouilles en tout genre. Finalement, le journal Le Matin, vite disparu, paie leur avocat. Curieux ? Pas tant que ça. Après Sos Racisme et bien d’autres, les mouvements et les médias traditionnels cherchent de nouveaux supports et sautent sur la loi socialiste pour acheter des fréquences radio qu’ils ne possèdent pas. Le dévolu du Matin tombe entre autres sur leur canal. Lors d’une brève entrevue prestigieuse autour de la longue table du Conseil d’administration du quotidien, présidé en seigneur par son PDG, gras, arrogant, sûr de son affaire, Gaëlle négocie non sans délectation les modalités de ce partenariat. Elle débute dans l’art du rapport de force. Entourée de personnes qui affichent des visages conquérants, la féministe imagine leurs mains effeuillant des billets


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de 500 francs. Des tapis de biffetons. Dans leurs poches. Sur la table en acacia. Ils croyaient que la tractation durerait cinq minutes, comme la baise, et que la jeune femme allait accepter l’achat, comme ça, pour le blé. Elle se vautre dans un mutisme choisi et affiche un sourire permanent. Le protocole veut qu’elle avance une réponse. Positive. Elle impose le silence. Puis met ses mains sur la table et leur pose une série de questions. « Pourquoi une fréquence ? Y en a-t-il d’autres comme moi ? Quel prix ? Jusqu’où voulez-vous aller ? Cette ambition répond-elle à des objectifs de prestige ou politiques ? ». On lui répond. Sauf le PDG. Il fait pivoter sa chaise. Sans doute a-t-il un autre rendezvous. Ce cérémonial ne dure pas très longtemps. Pour elle, une éternité. Gaëlle obtient ce que elle veut. La fréquence contre les frais de procès et l’accès aux studios et techniciens de la nouvelle radio. Les deux copines joueront à qui perd gagne pendant plus de six mois. Jackie et Gaëlle animent dans les locaux de Radio Matin, au-dessus du marché Saint-Pierre dans le XVIIIe, des émissions hebdomadaires. « Elles tournent la page », « Double journée »,… Y invitent Iraniennes en exil, professionnelles de santé, écrivaines, scientifiques, militantes de tout poil. Cette aventure durera le temps du procès, que les deux complices perdent, en même temps que la fréquence, dans la délectation du directeur du journal, méprisant et méprisable. L’occasion pour la plus


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jeune de draguouiller quelques techniciens. Sa période instable. Deux ou trois mecs à la fois. Sans conviction. Juste l’assurance d’en avoir au moins un. L’opportunité pour l’apprentie journaliste de découvrir le milieu féministe, ses rivalités, ses incohérences vis-à-vis du pouvoir politique. On est en pleine ère Mitterrand. Gaëlle croise, comme beaucoup d’autres, Yvette Roudy, première femme ministre des Droits des femmes. Les ronds de jambe s’entremêlent, les affiliations se créent comme les adoptions spontanées et les fusions libératoires. Des couples se font et se défont. Les lesbiennes se montrent et s’aiment. Peu importe la lutte ou si peu. En façade, pour se voir. Gaëlle rencontre Murielle. Une chanteuse de rock. Aux cheveux châtains, longs et bouclés. Une belle allure, limite punk. Elle lui plait immédiatement avec ses poils sur les jambes. Très féminine, elle porte des marcels et des jeans taille basse. Avec ses yeux clairs, elle les tombe toutes. Lors des cocktails de la ministre, pendant les concerts, dans les bars. Elle ne la séduit que davantage. La réciproque se précise. S’impose. Le côté intello caché, pas assumé. Ouvrier. Travailleur. Agitateur professionnel. Leurs étreintes sont enflammées et espacées. La féministe s’attache. Les deux amantes se donnent rendez-vous aux manifs, sachant qu’elles sont la promesse d’une longue soirée, sinon d’une nuit. Elles s’amusent à vérifier que les féministes gauchistes se rangent systématiquement sous la bande-


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role de leur organisation politique, fidèles à la lutte des classes. Une poignée, dont elles sont, se retrouve à brandir des pancartes aux slogans radicalement féministes et à entonner l’hymne féministe. « Nous qui sommes sans passé, les femmes, nous qui n’avons pas d’histoire. Depuis la nuit des temps, les femmes, nous sommes le continent noir. Levonsnous femmes esclaves, et brisons nos entraves, Debout ! De-eu-bout ! ». Murielle chante fort. Hurle. Gaëlle adore. Elles parlent peu. Politique, rarement. Ou par apostrophe. Gaëlle se lasse. Murielle aussi. Elles s’explosent bien la tronche. Et puis plus rien. Ses jeunes années d’adulte restent marquées par une vie sexuelle en pointillé et deux mandats présidentiels de Mitterrand. Gaëlle est de cette génération qui avait vingt ans au moment de la « victoire » et trente-cinq au moment de la déprime. Entre les deux, elle aime déclarer avoir été « une des rares à continuer à lutter, pour le peuple palestinien, pour les droits des immigrés, pour le féminisme, au boulot comme dans la lutte ». Elle se satisfait alors assez de sortir du lot, sa scissiparité figurant parmi les « perdues », celle de la Net économie, du boursicotage, de la promotion sociale et de l’enrichissement financier individuel rapide. L’engagement. Qu’est-ce qu’il peut bien matérialiser pour ces femmes bulgares en fin de vie ? Elles ont toutes connu de près ou de loin le modèle


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soviétique ou ses conséquences. Une unanimité traverse les âges. « Plus jamais ça ! ». Plus de queue pour une couche jetable, plus de mensonge tordu pour aller boire un coup sans que la voisine n’aille vous dénoncer, plus de demande d’autorisation à la cellule du parti pour découvrir gratuitement et sans contrainte la montagne, si proche, plus de garde rapprochée pour aller jouer un match de handball à l’étranger, en Allemagne de l’Est, plus d’attente devant les ambassades de l’Ouest pour obtenir un visa, plus de guerres, plus d’héritage lourd de trahison, de tension, de méfiance. Toute liberté troquée contre la perte des droits à l’avortement, au travail, à la prise de parole, à la circulation. Ont-elles gagné au change ? Les années passent et la réalité s’impose de plus en plus sévère. L’idéal se transforme en chute. Retrousser les manches et recommencer. Sans fin. Le métronome de leur vie s’accélère, bat la mesure de leurs déceptions. Aussi toutes ces mémoires dénudées croisent la géométrie des ruptures, des séparations. De celle créée par l’éloignement du sein maternel, en passant par celle générée par la guerre ou les conflits, à celle de la perte des êtres aimés. Toutes sont ponctuées de repères, bien affectifs. Elles révèlent des épopées romanesques. Comme celle que Gaëlle a pu vivre avec Édouard et qui s’est fondue dans l’enchaînement de la rupture avec Jackie. Chaque situation s’accompagne de son lot de signes, qui se mettent immédiatement en connexion, pour créer un système, une histoire originale. Cette


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submersion d’indicible, d’intranscriptible, une nausée de sentiments profonds, issus du ventre, du sexe, des extrémités, mêlés d’amour et d’insupportable, de non-acceptable, de non-dits. Se cache, au plus abyssal, au plus sensible. Elle écrit : « Y aurait-il un gène, une cellule, une chair, un muscle, un os du sentiment, de l’émotion ? ». Cette vague submersible qui rend à la fois fragile et infiniment forte. Une caverne intérieure qui dépasse, fait traverser l’espace avec la forte sensation d’une profondeur inqualifiable, indescriptible et néanmoins ancrée, comme une station, un contexte d’accalmie, de nécessaire repos. Gaëlle est maintenant allongée sur le lit de sa chambre d’hôtel et dévalise le mini-bar, enfile clope sur clope, raki sur raki. L’alcool investit désormais ses veines, ses vaisseaux, trahit ses neurotransmetteurs et ne rend que plus vraie cette sensation de plénitude, particulièrement humaine. La relation à l’autre. La convergence, la symbiose des corps, des sentiments, des gestes, des attitudes, des effleurements, si rares, si précieux. Dans son semi-coma, Vincent, qu’elle n’a plus revu depuis une bonne dizaine d’années, s’interpose par son omniprésence. Elle se demande pourquoi. Sa jeunesse ? Sa lucidité ? Sa révolte ? Sa multitude ? Sa fragilité cachée ? Sa révolte encore ? Sa proximité ? Sa souplesse ? Son érotisme ? Sa saveur ? Sa pesanteur parfois. Sa mélancolie, sa perte, son isolement et son obstination, ses certitudes, ses convictions, si


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tenues, si minces, si vulnérables, si sophistiquées aussi. Un rappel, un espoir, un signe de mémoire. Une illusion de transmission, l’essentiel. Un parfum. Celui de la liberté, de l’irrespect, de la révolte, de la constante remise en transe. Celui de la nécessité de rompre avec les histoires révolues. Le cas de sa rencontre avec « mon mari », comme elle aimait à le nommer. 1990, marquée d’une pierre par la résurrection de la maison d’édition suite à une explosion et par la mort de Dario. Nono relit et corrige le scénario d’un court-métrage de fiction d’une réalisatrice syrienne. Noha met en scène Gilbert Melki. Acteur que Gaëlle s’appliquera à apprécier. Noha tourne dans les rues de Paris en plein hiver. Nono joue la scripte. Il propose à sa sœur chérie de venir faire un tour. Sur les lieux, s’affairent de multiples techniciens, et un jeune homme, un peu sombre, filme le film. C’est l’hiver. Il porte une parka brune en daim. Très élégant. Des mèches dorées, bouclées. Très concentré à son travail, il regarde au loin, revient à l’œil de la caméra, sans s’arrêter. Nono lui dit discrètement que ce personnage s’appelle Édouard et qu’il a « une grave maladie, mais je ne sais pas quoi ». Gaëlle pense aussitôt au sida, ce qui rend l’individu obscur. Il ne dit mot. Jamais. Un soir où elle fait une virée au Festival du cinéma du Réel avec quelques bénévoles des « Lieux communs », un cinéma de banlieue autogéré à l’initiative de Nono, elle l’aperçoit. La bande l’invite à dîner. Il décline. Nono organise au prin-


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temps des dîners conviviaux dans son jardinet plutôt agréable à Joinville. Le frangin a peu avant la mort de Dario acquis cette petite maison de ville au fond d’une ancienne cour le long de la nationale. Transforme rapidement ce 50 m2 en lieu de rendezvous. S’est toujours voulu seul et accompagné. Célibataire et entouré. Autonome et aimé. Libre et convoité. Il agace sa sœur en même temps qu’il l’amuse de ses perpétuels essais. Rigoureux et aventureux à la fois, sa grammaire du jeu permanent lui a toujours donné espoir. Il l’inspire. Nono est convaincu qu’il a participé de la création de sa cadette. Gaëlle l’a toujours laissé dans l’illusion. Pour son foie. Pour qu’il est moins mal. Ou pour eux deux. Pour l’harmonie des célibataires de la famille. Pour que les autres les lâchent. Par solidarité en somme. Nono prend soin d’inviter Édouard et sa protégée, en duo. Il aime jouer les entremetteurs. Surtout la concernant. Lui qui ne sait pas cuisiner leur prépare des petits plats fort acceptables ou suffisamment pour que ces repas soient plaisants. Démarre un doux apprentissage des uns et des autres. Au printemps, Nono et quelques-uns de ses copains, du même âge et pour la plupart glanés autour du cinéma, partent quelques jours sur l’île de Batz en Bretagne et y invitent Édouard, le trentenaire. Tous ces hommes reviennent emballés. Édouard est unanimement perçu comme le plus merveilleux des jeunes, le plus fin, le plus intelligent, le plus gentil, le plus… Les deux invités font connaissance mutuellement, gentiment. Édouard


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apparaît à Gaëlle comme un homme doux, sensible, calme. Il ressemble à l’acteur Pascal Greggory. Le dos un peu voûté. Juste ce qu’il faut pour offrir un air attendrissant et aimant. Un sourire prêt à l’usage tout autant qu’un rictus fermé, sévère, dur. Des yeux clairs. Intrusifs et amicaux. Une barbe de quelques jours. Brune. Elle l’adore immédiatement. Lui, parle d’une voix exceptionnelle et rare, sensuelle, de celles qu’on entend sur les doublages des meilleurs documentaires. Il l’attire. Elle entend dire qu’il est ingénieur du son et qu’il a dû rompre son dernier contrat de travail à cause de graves problèmes de santé. Il lui plait. Souffre d’une maladie génétique dégénératives, pénible. Sa colonne vertébrale et l’autonomie de sa jambe gauche en font les frais. Impossible pour lui de marcher correctement, de courir. Il est d’origine kurde. De quoi exotiser son désir. Fin juin, lors de ces repas où Gaëlle raconte sa re-naissance – elle suit une thérapie de groupe axée sur la dynamique émotionnelle –, Nono la néglige alors qu’Édouard, sourire au bec, prête une attention certaine à ses aventures. Il fume. Beaucoup. Elle continue. Lui narre pêle-mêle son actualité. La mort de son père, la maison – la sienne –, Jackie, la maison d’édition, son anniversaire. 30 ans. Il n’est pas militant. Il l’intéresse. De fil en aiguille, la jeune femme se surprend un soir d’automne 1991, conviée à boire un coup puis à dîner à la Montagne Sainte-Geneviève, à deux pas de chez lui. Elle est excitée. Au pied de l’immeuble, Édouard ne semble pas vouloir aller plus loin. Elle


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enrage. Ses yeux la trahissent. « Je t’invite à boire une tisane ? », lance-t-il. Aubaine. Elle grimpe. Il habite au 4e. Un espoir ? Ils sont tous deux gênés. Elle, bave. Lui, en a marre. Se montre lent. Les photos d’une rousse, anorexique, tapissent tous les coins de l’appartement. Elle se sent foutue. Scrute. Inspecte la présence d’intruses. Il n’y a personne d’autres qu’eux. Elle se décide. S’incruste. « Je peux rester dormir ici ». Il acquiesce et s’enhardit de défaire la banquette du salon. Sa patience l’abandonne. Elle tente un « je préférerais dormir avec toi ». Il obtempère. Inouï. Ils prennent alors le chemin de la chambre. Lui, se déshabille. Délicatement. Il porte un caleçon en jersey-coton rose clair. Elle, craque. Le copie. Garde débardeur noir et culotte assortie. Gaëlle ne porte jamais de soutien-gorge. Un principe. Elle s’installe dans le lit. Immobile. Lui aussi. Elle se rapproche à pas comptés, l’enlace. Ils font l’amour. Lentement, précautionneusement, passionnément. Elle s’abandonnera toute la nuit. Dominée. Enfin. Le lendemain matin, elle se lève, direction la maison d’édition. Édouard prépare le petitdéjeuner. Une tasse de café, un verre de jus d’orange, une tartine beurrée de pain au levain. Elle se régale et se sauve. Arrache un baiser. Elle est ravie. Revit. Gaëlle va rendre visite à son nouvel amant plusieurs fois par semaine, rue des Carmes dans le Ve. Édouard ne travaille pas. Ne fait rien de spécial. Il vit. Converse avec sa chatte, Ornella, trouvée à


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l’âge de deux ans à l’intérieur du centre commercial Saint-Germain. Elle est très belle. Robe presque blanche, yeux bleus. Une aristocrate. Mimoune à côté, sa chatte de gouttière, fait prolétaire. Une fois le pas de la porte franchie, la banlieusarde se jette sur lui, envahie par le désir. Sur le montant de l’huisserie de son étroite cuisine, par terre, partout, elle le baise. Il se laisse faire mais semble peu investi. Il lui parle fréquemment de sa « rousse », son dernier amour, qui l’a quitté peu de temps auparavant alors qu’il était exilé dans un centre de soin au bord de la mer, en arrêt longue maladie. Épuisée. Il la fatigue avec ses photos. La militante a envie qu’il s’intéresse à elle. Organise des weekends. L’emmène à Saint-Hilaire-de-Riez chez son frère Jacques, à Preuilly-sur-Claise en Indre-etLoire dans un gîte simple mais extraordinaire par son authenticité, à Fontainebleau où elle réserve une chambre dans un hôtel de luxe. Cette fois, Edouard lui avoue qu’il ne l’aime pas. Gaëlle est dégoûtée, anéantie. Pourtant, elle continue son ouvrage. Ces escapades prennent les allures de croisades. Elle le veut. Fin décembre, elle invite son amant le jour de ses trente ans à dîner à la chaleur d’un feu de cheminée dans un restaurant gastronomique de Seineet-Marne. Étonné, il se manifeste comblé. Peu habitué à ce genre de calendrier. Elle avance. Il disparaît parfois dans de longs silences dont elle se rend immédiatement coupable. Qu’a-t-elle fait ? Que lui at-elle fait ? Elle lui demande, affolée. Il lui affirme qu’il ne peut répondre. Son mutisme l’angoisse. Sa


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vie s’accélère tout autant que son pouls. Chaque entrevue devient un défi. Une épreuve. Elle s’en confie à Jackie. L’amie de toujours estime l’inconnu « pas clair ». Il ne lui plait pas. Elle ne cherche pas à le connaître. Gaëlle embarque Édouard pour l’île de Batz. Même paradis qu’avec « les mecs », le Triskel. Un lieu magique. Deux femmes y font gîte. Elles y accueillent parmi de nombreux convives des enfants psychotiques. Les deux amants se baladent. Edouard porte un sweat rose clair et un jean, un trou au genou droit. Sa langue se délie. Il lui raconte l’île. Ses légendes, son climat, son son, sa végétation, ses ports, ses vents, ses étoiles, sa mer. Gaëlle éprouve un amour fou. Au détour d’un petit phare, ils croisent une femme qui se définit comme sorcière. Sur la plage, ils passent un moment à bavarder avec elle. Sa crinière grise est rassurante. Elle confirme sa sagesse. Son sourire et sa voix s’allient pour proposer une assise confortable. Ils s’installent dans une conversation improbable. Fortuite. La vieille femme leur demande s’ils sont frère et sœur. Ils se ressemblent. L’évocation est troublante. Les rassemble. Edouard tombe amoureux. Le début d’un bonheur commun. Le jeune kurde lui présente ses parents, sa sœur Geneviève – il est le plus jeune et seul garçon d’une fratrie de quatre – et son beau-frère Yvan, héritiers spirituels et de biens de Michel Foucault. Gaëlle ne connaît pas cet illustre intellectuel français. Elle apprend. À Noël, Édouard part avec Geneviève et


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Yvan en thalassothérapie à Trouville. Elle entend parler de ces soins pour la première fois. Un truc de riches. La jeune femme travaille. Les rejoint le week-end. Édouard vient la chercher à la gare de Deauville. Des retrouvailles enflammées. Le soir, elle prend un bain dans la chambre d’hôtel. Il passe commande au room service et lui sert une coupe de champagne. Sur le bord de la baignoire. La surprise est à la hauteur de son inexpérience du bien-être. Ce geste restera longtemps immortalisé. Édouard continue ses soins. Gaëlle repart bosser. À son retour, il vient peu chez elle. N’en a pas envie. Le couple se croise systématiquement rue des Carmes. Se dessine l’idée de partir en vacances en famille en juillet à Paimpol en Bretagne avec Elena, fille de la plus grande sœur d’Édouard exilée à Cuba et qui vit avec Geneviève et Yvan, et Sylvie, autre fille que Yvan a eu avec une autre femme, proche de l’illustre intellectuel. Pourquoi pas ? Dans la foulée, Gaëlle propose à Jackie, son mari Erwan et leur jeune fille Emma, de venir passer une semaine dans le nid estival. Geneviève et Yvan se montrent sympathiques, ouverts, charmants, fins. Geneviève surtout. Du genre théâtral, magistral, intellectuel. Le regard moqueur, un rien suffisant. Elle a entrepris depuis peu de séduire la copine de son jeune frère. Première tentative lors des funérailles de leur oncle à Marseille, en se promenant en nuisette dans l’appartement, en engageant avec Gaëlle de longues conversations sur la philosophie, l’anthropologie, négligeant ouvertement les autres occupants du lieu,


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la conviant aux courses au marché, tout proche. La militante féministe devine immédiatement la stratégie de la féline. Ne dit rien à Édouard. Quelques incidents étoffent ces vacances pluvieuses. Le couple d’intellectuels refuse de faire « caisse commune » pour le quotidien. Nourriture, produits de nettoyage, alcool. Gaëlle n’est pas habituée. La question est moins l’argent que ce à quoi il sert. En quoi il étoffe les échanges, les rencontres, la mixité sociale. Ses arguments font défaut. La frangine a de la boutique. Avance avec constance. Plus le temps passe, plus les deux diaboliques forgent un portrait de son bien aimé pour le moins étonnant. Méthodiquement. Un sauvage, déséquilibré, quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut, chiant, pénible, versatile, insignifiant. Introverti, peu avenant, dépressif, tirant toujours vers le bas. Édouard n’est jamais présent lors de ces parties de déconstruction. Le ciel s’obscurcit. Le deuxième couple officiel se pointe. L’atmosphère s’électrise immédiatement. Les deux ménages ne s’apprécient guère. Jackie y va de sa charge. Impose un autre cadre. Pour le dîner, les balades, les conversations. Les autres feignent de l’ignorer. Geneviève de son côté asticote Édouard. Le harcèle de questions sur ces intrus. Les deux couples convoitent de séparer les amoureux. Fiasco. Jackie et Erwan repartent moins de deux jours après leur arrivée, bredouilles et en colère. En fin de séjour, arrive l’heure des comptes. S’étoffent d’un coup une joute entre Gaëlle et sa « belle-sœur » et une facture acerbe. Alors que les deux amants sont


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partis dans l’euphorie, elle revient avec un sentiment oublié, l’angoisse. Les symptômes de récidive de sa mélancolie congénitale. Les prémices d’un recul. La jeune femme devient moins désireuse et moins désirable. Moins aimante et moins aimable. À ce moment précis, l’incompréhension s’installe. L’indisponibilité dans la foulée. Les murs aussi. Progressivement, Édouard s’enferme dans son silence. Toujours sans explication. Pourtant il ne faiblit pas dans ses témoignages d’amour. De son côté, elle s’attelle à la tâche du repli tout en témoignant l’envie de vivre avec lui. Il lui propose l’appartement rue des Carmes. Elle refuse catégoriquement. Pas question de quitter sa maison et les personnes qui la peuplent. Il vient s’y installer dans la douleur un jour de novembre 1993 laissant derrière lui quiétude et appartement hors pair. Il tient à elle. Gaëlle ne le voit pas. Ne le mesure pas. Si elle n’a jamais su dire « je t’aime », elle ne le dit plus. S’installe une douce concurrence entre Édouard et Jackie à l’image de celle immédiate entre Ornella et Mimoune. L’amie de toujours ne le dément pas. Un jour, elle profère des menaces à son encontre. « Je te préviens, si tu fais du mal à ma copine, tu auras affaire à moi ». Il ne l’avouera à Gaëlle que bien tard. En 1994, Édouard entame une formation longue durée aux métiers de l’édition. Se remet au travail en finalisant son apprentissage au sein de la maison d’édition montée par les deux copines. Il y restera jusqu’à sa fermeture. Le couple ne s’y croise que quelque temps. La militante est très inspirée par


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l’habilité de l’intermittent à ne pas travailler. Il lui a passé le flambeau. Elle lui a filé le sien, l’enfermant davantage. Les années passent dans une monotonie et une tristesse coutumière. Édouard n’apprécie pas le lieu de Gaëlle. Celui qu’elle a construit avec son alter ego Jackie et son mari Erwan. Un lieu qui se veut ouvert, sans clés ni dogmes, suffisamment grand pour respecter les libertés de chacun. Édouard n’adhère pas à la communauté de vie avec les voisins. Physiquement et symboliquement. Il ne s’installera jamais. Il restera en transit. Ses cartons demeureront désespérément emballés. Dans la cave immense. L’homme à l’oreille aiguisée ne prononce presque plus un mot. Perd progressivement ses cheveux. Son visage s’obscurcit et ses traits se durcissent. Il grossit. Elle n’éprouve plus aucun désir. L’étincelle s’éteint. Ils revisitent leurs émois quelquefois, toujours à l’extérieur de la caserne, en vacances. Ensemble ils assoient leur goût des îles, leur engouement à se détacher des autres. Edouard lui fait découvrir Marseille et la Corse, vers laquelle ils se dirigeront régulièrement sans se lasser. Marseille, le berceau de l’histoire du Kurde. Son grand-père y a bâti une villa dans le quartier de Beaumont. Il y a passé les vacances de son enfance, « chez mémé Marguerite ». Un roman d’amour. Gaëlle l’entraîne hors de France. La Sicile, un cauchemar, Cuba, un rêve, des retrouvailles, la Grèce, le plaisir de vivre. Alternent les îles bretonnes qu’il prend un soin méticuleux à lui faire aimer. Ouessant, Belle-Île, Hoëdic, Molène, Groix, Bréat, Sein, Arz, Batz de


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nouveau. Des balades en douceur sur les chemins des douaniers, des visites de phares, des repas gourmands dans des bistrots locaux remplissent leur emploi du temps. Il aime la nature. Entend, voit, sent, touche, goûte. Il peut passer une heure devant une flaque d’eau pour y voir se refléter le soleil. Il peut rester tapi dans une grotte à y écouter le vent, au bord d’une mare à y auditionner le chant des grenouilles. Elle ne s’y entend guère. Se fait chier. Il veut, croit pouvoir l’apprivoiser, la changer. Développer son apprentissage de la « vraie vie ». Il ne se convertira jamais à l’évangile du goût des autres, de l’étranger, du tout international. Gaëlle ira traverser le monde toujours seule et de plus en plus souvent. 1998, l’année des peines. Jackie, en campagne dans une naissante organisation altermondialiste, rencontre Richard. Après une courte discussion sur les marches de l’escalier central de leur douillet logis, Gaëlle la convainc de quitter Erwan. Vingtdeux ans de vie commune. Le quinquagénaire ne l’entend pas de cette oreille. Elle, demande le divorce. Il essaiera durant cinq ans de la faire condamner pour faute, de lui retirer la garde d’Emma, de la ruiner. Il obtiendra les torts partagés, la garde alternée, le « juste partage des richesses cumulées » par le couple. Un pan de vie monté en calvaire par celle qui s’est toujours considérée victime de son propre choix. Jackie. Une fille en bouclier. Les « amis » en débat. Pas de surprise. Édouard est


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de plus en plus odieux, insupportable. Il critique les activités, relations, choix de sa bien aimée. Il veut les lui faire fuir, lui balance, d’un ton le plus souvent violent, des répliques de tragédie. « Tu fais de la merde ». « Tu cours après le néant, pour rien ». « Tu es une véritable malade ». « Ta maison est tout simplement dégueulasse ». Il croit la rapprocher de lui, lui faire passer un message. Stratégie perdante. Il la fatigue. Augmente la pression. Reprend quelques kilos. A de plus en plus de mal à se déplacer. Gaëlle le toise. Le néglige. S’éloigne. S’enfuit autant que possible. Odile, toujours de passage au moment opportun, atteste d’un malaise en acmé. Dans un sursaut maladif, le couple part en vacances non loin de Quenza, en Corse du Sud. Leur séjour coïncide avec les dates de la coupe du monde de football. À la plus grande surprise de la militante, alors qu’il n’a jamais manifesté d’enthousiasme pour un quelconque sport, Édouard regarde les matchs. Tous les matchs. Avec constance et passion. Gaëlle s’ennuie, s’énerve, trépigne. À chaque match. Elle n’en peut plus. Souffre, ou plutôt s’enfonce dans sa souffrance. La télé allumée en permanence, Erwan ne bouge plus. Il reste terré dans le gîte qui lui sert désormais de grotte. Un jour d’engueulade, elle s’enfuit. Court dans les rues du village et se précipite sur la première cabine téléphonique venue. Pour se plaindre. À Jackie. Arrive la finale. Elle soutient le Brésil, Édouard, la France. Trouve la partie mauvaise. Il exulte. 3-0. Oui, trois à zéro. Gaëlle prend cette


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défaite brésilienne comme personnelle. Un échec. Le résultat d’un jeu mal orchestré. Elle est décidée. Une fois rentrés, elle lui demande de partir. Définitivement. Il s’effondre, stupéfait. Il n’attendait pas ce retour de volée. Il met plus de six mois à faire ses valises. Elle devient exécrable. La façon pour Edouard de prendre le temps pour les choses l’insupporte plus que jamais. Elle lui tourne systématiquement le dos. Joue l’absente. Se montre méprisante. Le rejette chaque jour un peu plus. En novembre alors qu’elle présente à l’Institut culturel finlandais son nouveau documentaire sur l’obscénité des champs de puits de pétrole dans la banlieue pauvre de Baku en Azerbaïdjan, il tente une incursion. Gaëlle le rejette brutalement. La peine d’Édouard est à son apogée. Elle le repousse. Six mois passent. En avril 1999, de retour d’un séjour à Marseille chez Odile, il vient la chercher à la gare. L’emmène aux « Jumeaux », un bar rue Monge. Sans mot dire, il lui remet un paquet en forme de totem. Gaëlle en raffole. Un carton de qualité, orné de stries ondulées, fermé par un nœud en raphia, enferme une mousse turquoise. Elle l’ouvre. À l’intérieur, une clé. Elle ne capte pas le message d’emblée. Puis, les yeux tristes d’Édouard font indicateurs. Il rend sa clé de la maison de Saint-Denis. Part enfin, à peine six ans après y être entré. S’installe dans un appartement plus au centre, près de la Basilique. Ne remettra plus les pieds chez elle. Un profond chagrin envahit la meneuse. Elle rentre seule. Gaëlle a obtenu ce qu’elle veut. Sa


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doublure aussi, à la différence qu’elle ne restera pas une simple minute célibataire. Arrivent dans la foulée, sa mère, Richard et deux de ses enfants. Une fille de dix-huit ans et un garçon de vingt ans, que Gaëlle ne fréquentera jamais. « Trop bourgeois ». Études de médecine et archi. Bousculée, la militante se perd. Se découvre minuscule dans cette demeure, infinitésimale dans sa chambre monacale. L’image de son corps enfoui sous la couette que reflètent les portes-miroirs du placard situées en face de son lit est de mauvaise résolution, pixellisée, mal trafiquée. Un point noir dans l’océan de la solitude. Des vacances, en solitaire, s’annoncent. Mimoune a contracté un cancer. Incurable. Gaëlle part avec elle à Gémenos, non loin de Marseille. 850 km pour oublier. Le Sud comme assurance-vie. Arrivées toutes les deux à bon port, Mimoune, en bout de course, n’en finit pas de lui jeter des regards de détresse. À son image, elle cherche sur les murs de l’appartement désuet qu’elle a loué les vestiges d’une saveur, d’un goût, d’une délicatesse. Rien. Tout lui parait laid. À l’intérieur. À l’extérieur. Elle n’apprécie rien. Ne trouve pas les coins où se promener. N’a envie de rien. Gaëlle a peur. Chaque bruit la pousse davantage dans le creux du canapé où essaie de se blottir Mimoune. Le mistral dans les platanes, une porte qui claque, le galop d’un cheval. Elle s’égare. Décide d’écourter son séjour et d’aller chez sa mère à Mèze. 250 km pour vivre le pire. La quarantenaire ne supporte pas un des gestes de Candida, pas un de ses mots, de ses questions, de


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ses injonctions, de ses attentions. Ne tolère plus sa pingrerie. Son racisme ordinaire. Son indifférence. Le papier-peint à fleurs bleues sur fond bardé de cercles verts de la chambre distille sa colère. Les bibelots en plastique sur le bord de la baignoire et les napperons blancs sur le haut de chacun des coussins de la banquette du salon achèvent l’ouvrage. Gaëlle n’ose plus bouger. Le lendemain matin, elle remet sa valise non défaite dans sa voiture, direction Paris. Dans la 405, sur la route, elle saisit son téléphone et compose le numéro d’Édouard. Il répond comme s’il attendait. Elle lui demande de la rejoindre à Preuilly-sur-Claise. Il ne manifeste aucune riposte. N’oppose aucun argument. Ne pose aucune question. S’envole derechef. Les deux naufragés se donnent rendez-vous au gîte. Une fois réunis, quelques minutes suffisent pour que chacun pige qu’il n’a rien à faire avec l’autre. Ni à dire. La tendresse fait faux bond. Les engueulades reprennent. Tout sert de prétexte. La collecte du bois pour le barbecue. L’eau de vaisselle. La couette. La pisse sur la lunette. Le balai à chiotte. Ils ne se supportent pas. Gaëlle ne tolère aucun de ses dénis. Habituels. Ses jugements intempestifs. La folie la guette. Encore. La nuit tombée, saoul, la colère envahit Édouard. Elle est couchée. Il casse le pare-brise de la 405 à coups de pierres. Elle ne bouge pas. Il s’excusera le lendemain matin. Elle ne lui répondra pas. Gaëlle a passé la nuit à fulminer et à angoisser. Veut mourir. Partir. Il propose de prendre soin de la réparation. Elle monte dans sa Fiat.


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Lui ordonne de s’organiser pour qu’elle récupère sa voiture à Tours. En mode télégraphique. Il exprime des larmes sans pudeur. Il souffre. Odile se lie d’amitié avec le laissé pour compte. Elle lance une nouvelle campagne. Celle de la réhabilitation du condamné. « Il n’est pas si mal ce mec, il t’aime, c’est tout. Tu n’y vois pas clair. Comment veux-tu qu’il ait pu être agréable dans cette taule ? ». Le doute fait son chemin. Après quelques mois d’épreuve de la solitude et de préemption ouverte et renouvelée de Jackie sur ses jours et ses pensées, Gaëlle compose le numéro d’Édouard. Elle l’invite à boire un verre dans un bar à Saint-Denis. Un réapprentissage du plaisir d’être ensemble s’organise. Ils renouvelleront ces aventures alcoolisées. En juin 2000, elle s’affaire à New York pour I-femmes, la télé. Jackie lui annonce que Mimoune restée à Saint-Denis est morte. L’animale a attendu que sa maîtresse se soit éloignée. Gaëlle est anéantie, désespérée. Extrêmement triste, elle n’en souffle mot à son entourage, épais. N’exprime aucune douleur. Le jour du retour, à l’aéroport, en attendant l’embarquement, elle s’impatiente. Téléphone à Édouard et l’informe. Fond aussitôt en larmes. La militante passe désormais quelques nuits chez Édouard, puis tous les week-ends. Il l’émeut. Ils renouent. Édouard s’installe enfin. Dans sa vie. Il se concentre encore plus sur la conscience de son identité, sur l’investigation de son être. Il dit s’intéresser à savoir qui il est. Un jour, il lui demande « sais-tu ce que signifie le “To be or not to be” de


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Shakespeare ? ». Bien sûr que non. « Il ne s’agit pas d’“être, ou ne pas être”, mais d’être ou ne pas, être ». Son amant lui explique qu’elle n’est pas. Qu’elle n’habite rien. Elle nie. Il l’énerve. Elle se méfie. Il a peur. Elle reste sur ses gardes. Il s’enferme. Elle suffoque. Cet épisode lui permet paradoxalement d’entrer dans une nouvelle quête personnelle. Doucement. Elle sort de l’aveuglement. Progressivement. Une lente découverte s’esquisse. Et au bout du tunnel, la séparation naturelle, l’abdication faute de combattants, le dépôt des armes et la dispersion des troupes.

La soirée n’est pas close. Les hôtes de Gaëlle lui réservent une surprise. Soirée traditionnelle bulgare avec violons et robes brodées dans un restaurant chic. La thérapeute a peine à retenir son émotion. Elles sont toutes là. La Française occupe la place d’honneur, au centre, entre l’organisatrice du stage, stratégiquement assise à sa gauche, et la fille de Sonia qui tient à exercer son français. Lepa s’est installée en face. Elle toise les autres. Vera tient à lui faire goûter « leurs » vin et eau de vie. Elle est bien tombée. Ce raki est le meilleur. Hors d’âge. Un verre, puis deux, trois. Tout se précipite. Sa voisine de droite se lance dans une longue conversation sur Paris, ses monuments, ses musées. Gaëlle essaie de lui expliquer qu’elle est banlieusarde d’origine et n’apprécie Paris qu’avec parci-


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monie. Voire plus du tout. La Bulgare ne l’écoute pas vraiment. Se moque de la nuance. Banlieue, Paris. Tout ça, à l’échelle de Sofia, est du pareil au même. Pas pour l’invitée. Cette situation, cet environnement, lui inspirent fortement Saint-Denis, et, comme si c’était inévitable, la maison qu’elle y a bâtie avec Jackie et Erwan. Fin des années 80. Elle nage dans une boulimie de « faire ». Milite, administre une maison d’édition et habite presque déjà avec le couple avec qui elle passera plus de vingt ans de sa vie. Les autres membres de la communauté des Jacquelines ont progressivement fui les deux énergumènes, les uns après les autres. Les raisons de leur départ et de l’éclatement du collectif n’ont pas sauté aux yeux de la jeune femme. Trop immature. Romantique. En quête d’aventures. De reconnaissance. De vieux. L’histoire commence par deux kilomètres. Les seuls qui séparent la maison en meulière où résident le couple et le reste de la communauté en déliquescence au centre de Montfermeil et le F4 que Gaëlle a acheté dans une cité avec l’argent emprunté facilement chez EDFGDF. L’élastique entre les deux logements vise à se tendre. Après les soirées-resto devenues routinières à la sortie du boulot, les parties de tarot nocturnes et les gigots du dimanche, institutionnels pour le moins, arrive le projet d’un chez-soi commun. À trois. Bientôt quatre, puisque ses futurs voisins viennent de décider d’adopter un enfant, Emma, faute de pouvoir l’engendrer. Ils se marient pour l’occasion. Fête sans intérêt sauf peut-être celui


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d’aller avec Jackie dénicher dans les magasins de mode quelques robes dont elles savent qu’elles finiront dans un carton. Gaëlle a 25 ans, Jackie 32 et Erwan 38. Son seul point commun avec ce Breton affirmé est le goût pour la mécanique. Ils passent des heures dans le garage du pavillon montfermeillois les mains dans le cambouis d’un alternateur ou d’un radiateur. Les carburateurs aussi. Sans mot dire. Elle s’est dotée d’une gamme étoffée de clés à molettes et autres clés plates grâce à la générosité du comité d’établissement de son employeur et Erwan la lui jalouse. Il grappille dedans sans ménagement. Leurs 405 respectives – rouge pour elle, blanche pour lui – en font largement les frais. S’arrêtent là les bénéfices secondaires de la relation que sa meilleure copine entretient avec son mari. Erwan est pince sans rire, froid, sans aucun charme, autoritaire et dogmatique. Trapu, petit, hargneux. Comme sa chienne. Un bouledogue. Gaëlle n’a jamais adhéré. S’en est plus ou moins accommodée. Par crises et empoignades interposées. Parfois quelques coups se sont échangés. Avec des intermédiaires toujours prêts à agir pour les séparer. En quête du paradis, Erwan et Gaëlle traversent à voiture des pans de banlieue, le soir, le samedi, à la recherche non d’une bâtisse mais de deux, histoire que chaque foyer préserve son intimité. Une idée au moins les unit. Ce château doit se trouver dans le 93, le cœur de l’âme ouvrière, et de préférence à Saint-Denis, la ville des possibles. Ils visitent une série de maisons jumelles, trop grandes, trop petites,


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trop laides, trop humides, trop chères, trop bizarres, trop sombres, avec des jardins trop petits, et se rendent à l’évidence. Leur rêve n’existe pas. Il faut le construire. Les faux amis se mettent alors en quête d’un terrain, suffisamment grand pour accueillir deux lieux de vie. La dure réalité de la spéculation immobilière prend le dessus et ils révisent leur copie. Deux maisons sur un même terrain à Saint-Denis ressemblent davantage à un projet de riches. Après peu de réflexion, les trois loustics se résignent à construire un grand bâtiment, séparé en lots, sur une même parcelle. Un jour d’octobre 1986, ils tombent sur l’objet de leurs désirs. Un terrain de 800 m2, polygonal, dans un quartier retiré du Sud-Est de Saint-Denis, les Franc-Moisins. Une vieille dame, native du coin, quatre-vingt-dix ans passés, veut faire barrage à la construction de parkings. Elle trouve en ce trio l’aboutissement de sa lutte. Il n’y a plus qu’à repérer l’entrepreneur, enfin celui de la maçonnerie, Erwan incarnant celui de la vie courante au quotidien. Il prend unilatéralement les choses en main au boulot comme au chantier. Depuis le dépôt de garantie, en passant par la relation avec la banque, l’ouverture du compteur électrique, le choix du chauffe-eau, la taille des fenêtres, la marque des sanitaires et l’épaisseur du Placoplatre, sa petite entreprise se gère par à coups, comme l’édition. Jackie et Gaëlle se rendent respectueusement aux rendez-vous obligatoires, la signature chez le notaire, le premier rendez-vous avec le maçon, la signature du prêt. Dans l’espace et dans


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l’indifférence franche de sa femme, Erwan les inonde de documents. Hypothèses de crédit, de plans, de répartition des biens, de choix de matériau, forment désormais le cœur de leurs conversations nocturnes. Au détour d’un de ces débats excitants, Erwan les informe que la ville s’oppose au montage d’une copropriété alors qu’ils viennent de dépenser 6 000 francs en frais de géomètre pour différencier les lots. Ils traversent cette houle comme d’excellents marins professionnels. Erwan occupe définitivement sa position de capitaine de navire, arguant ses anciens talents de navigateur. Garder le cap et foncer. Se taire. Suivre les ordres pour l’équipage. Gaëlle obéit. Étape suivante, les trois compères acquièrent ce bien en indivision. Comme des frères et sœurs. Ou des parents et enfants. Au choix. Une famille en somme. En douceur. Calmement. Sans accroc. Lentement. Progressivement. L’achat est indivis, le prêt commun, sur un compte au seul nom des deux époux, la banque ne reconnaissant pas de ménage à trois. L’assurance, les impôts locaux et fonciers, l’électricité, le gaz, les poubelles, et bien d’autres responsabilités administratives seront définitivement marqués du seau de Monsieur. Seul le téléphone fait l’objet de lignes séparées. L’ironie de la bureaucratie combinée à la mesquinerie de la maçonnerie décidera de l’essentiel, la façon de pénétrer. Une seule porte d’entrée qui dessert deux appartements, séparés selon la hauteur de l’édifice de seulement deux étages. Aussi, France Télécom


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ne reconnaissant qu’une « seule porte », Gaëlle ne connaîtra jamais le luxe de lire son nom dans le bottin. Elle restera clandestine. Interdite de séjour sur tous les papiers administratifs officiels à l’exception de l’acte notarié. Pour justifier son domicile, ce qui est nécessaire pour à peu près n’importe quoi, comme par exemple faire une demande de carte d’identité ou s’inscrire à un cours de yoga dans une maison de quartier, elle se voit contrainte de demander à Erwan un certificat d’hébergement. Le chef de bande se crée un plaisir certain à démontrer sa position de maître des lieux. De magistrat. De signataire suprême. De dirigeant de colonie. Un an de travaux s’écoule. Période pendant laquelle le trio travaille ensemble, mange ensemble, part ensemble en vacances, adopte presque ensemble. Décembre 1987, Jackie et Erwan partent chercher Emma à Bagdad, en Irak. Les murs en parpaings se montent, les faux plafonds se collent, les cloisons se cartonnent, les fenêtres s’encastrent, les tuyaux se soudent, les fils électriques s’isolent, les carreaux se posent. Gaëlle a porté une attention soutenue au choix de cette faïence. Après une tournée de magasins spécialisés, son dévolu tombe sur un grossiste sans enseigne de Stains où elle n’achète que de « l’Italien ». Son empreinte. La seule. Ce domicile adopte l’architecture d’un palace de onze pièces dont sept chambres. L’architecture seulement car l’esthétique du gîte prend les contours de celle de


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Phoenix, ce fameux artiste qui fit ses classes au début des années 1970, à l’heure où les prolétaires cherchaient à s’isoler du gris du béton pour se dissoudre dans le blanc crème du crépis. La maison est coupée en deux dans le sens longitudinal. Ou plutôt divisée bizarrement. Gaëlle occupe un petit tiers à gauche en entrant et les deux autres deux-tiers à droite. Deux étages et une cave commune. Le rez-dechaussée est bordé devant par un immense parking pour garer leurs trois indispensables automobiles et derrière par un jardin privatif commun. Les propriétaires franchissent le pas de la porte un jour de printemps 1988. Les portes, bien qu’étant munies de clés à chaque étage, ne se fermeront jamais. La colonie se veut « cool ». Ouverte. Sympa. Collective. Ambiance kibboutz. Socialiste révolutionnaire. Conseil ouvrier. Tout est à tout le monde. « Le capital c’est le travail ». Des formules magiques pour fabriquer le quotidien. Gaëlle y souscrit à fond. La jeune femme met un temps inouï à enregistrer que le Conseil est gouverné et qu’elle ne siège pas à sa direction. Son porte-parole a été désigné d’office. Sans consultation. Ni sur le fait d’en avoir un, ni sur son identité. Elle participe aux AG, vote, a une cellule, mange autour de la table, partage les frais de la communauté mais sa voix reste inaudible. Comme brouillée par un larsen cartésien. Elle parle, fait des gestes avec les mains et, pourtant, aucun son ne sort de sa bouche. Ce lieu ne lui appartient pas. Gaëlle habite chez Jackie et Erwan sur


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les papiers comme dans la vie courante. Cette appropriation consentante éclaire son expropriation familiale volontaire. Leur adoption de sa chambre d’ami, dite « jaune » en raison de la couleur de la moquette, qui leur sert indifféremment de débarras, garde-robe hivernale, bibliothèque et épisodiquement de chambre à coucher, s’opère de façon rapide, conséquente, criante et en douceur. Naturellement. Ils entrent et sortent de « chez moi » comme bon leur semble alors qu’elle s’arrête à la porte de leur lave-vaisselle. Cette machine est le seul passe-droit que Gaëlle s’octroie. La seule entrée par laquelle le rempart est franchissable. « Laver ma vaisselle dans leur machine ». Poser et sortir soigneusement trois assiettes et six couverts. Discrètement. En assénant quelques mots hors sujet sur la mondialisation libérale, sur le fascisme ordinaire. La pièce rapportée se sent illégitime y compris à laver ses saloperies, ses débris, ses merdes. Elle n’a pas encore établi le rapprochement avec la relation entretenue avec Jacques, son frère aîné. Elle réédite. Répète avec Jackie son rapport de confiance-abnégation. De subalternité. Jacques avait alternativement assumé les rôles de frère et de mère, assurant tant la reconnaissance que la soumission de sa petite sœur. Gaëlle recommence avec son homonyme féminin, sans conscience mais avec conviction. Elle crédite sa relation avec la substitut de la nostalgie rancunière qu’elle nourrit avec le procureur, celui qui lui en veut encore aujourd’hui alors qu’elle aurait de quoi le plomber avec un


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dossier à charge. Celui avec qui plus aucune explication ni échange n’alimente les rares tête-à-têtes. Jacques. Les engueulades prolifiques sur la répartition des tâches liées à l’entretien de la maison, du jardin, la gestion des poubelles, le recyclage des déchets, les achats d’outils unilatéralement décidés et les dettes souscrites sur mesure par Erwan, auraient dû éveiller ses soupçons. Gaëlle a la conscience tranquille puisqu’elle paie. Une façon de fonctionner. Le dédouanage. 40 % des charges comme du reste, pour 33 % d’occupation. Une marge au débit. La bonne ouvrière est convaincue que cette avance sur recettes suffit à l’exonérer des tâches ingrates et à solder les comptes. Comme si la relation d’argent, à l’image de celle qu’on peut avoir avec un prestataire de services, remplace la « participation » non négociable attendue. Une erreur d’appréciation payée cher. Très cher. Sans aucun recours. Les verdicts du Conseil ne se discutent pas. « Parce qu’ils sont collectifs et politiques ». Gaëlle en est convaincue. En culpabilise d’autant plus et se pourrit la vie. Sans pour autant bouger d’un poil. Croit se mettre en résistance. Mélange les bouteilles en plastique et les pots de yogourts dans la poubelle jaune. Tarde à payer sa part de facture des impôts fonciers. À faire le chèque de remboursement du crédit et à le poser sur le bar à l’entrée. Néglige une assiette et une fourchette propres dans le lave-vaisselle vide. Ne range pas la tondeuse à gazon dans le garage. La laisse sur la terrasse. Ne vide pas l’eau de pluie accumulée


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dans la gamelle de la chienne restée dehors. Gaëlle construit sa stratégie de riposte. N’importe quoi. Il faudra attendre 1992, pour qu’un autre adulte, Édouard, son « mari » vienne changer l’atmosphère. Ils seront désormais deux à camper le rôle des « invités ».

12 juillet 2003. Gaëlle quitte la maison. À peine deux mois après la mort de la boîte de prod’. Fin d’une histoire, une histoire d’amour, un pan de son existence. Il aura fallu un nouveau et dernier geste de Jackie. Ayant simultanément divorcé et perdu son père trois mois auparavant, l’amie de toujours formalise la présence de sa mère Suzanne dans sa vie et dans celle de son entourage. Elle prend prétexte de ses activités politiques, de plus en plus chronophages, pour ouvrir grandes les portes de « notre » logement à sa prédatrice. Elle prétexte avoir besoin de quelqu’un pour s’occuper en son absence de sa fille, parvenue à l’adolescence. Suzanne prend toute la place. Bavarde, surboulimique de ménage et d’organisation, inquisitrice, la vieille dame, au tablier à fleurs toujours nickel, est à pied d’œuvre dès 7 h 30, tous les jours. Ne part de l’usine que quand sa fille rentre. Tard, très tard dans la soirée. Le Conseil se transforme instantanément en monarchie constitutionnelle dotant les pleins pouvoirs à la régente. Suzanne organise, administre, gouverne, la vie, toute la vie,


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de tous les mineurs civiques du lieu. Les clés ont définitivement sauté ou plutôt le trousseau reste dans les mains acérées de la vieille sorcière. Elle entre chez Gaëlle une fois qu’elle a le dos tourné pour fermer les volets, alors que la jeune femme les a sciemment laissés ouverts, met ses vêtements à laver alors qu’elle les a stockés dans la corbeille de linge sale de sa salle-de-bain, se jette sur ses assiettes, couverts et verres sales accumulés sur l’évier de sa cuisine pour les mettre dans le lavevaisselle de « sa fille », lui en fait la remarque, la conseille, la réprimande, devance ses gestes, l’apostrophe, la dissuade de faire comme ci ou comme ça, se plaint. Après la colonisation, Gaëlle connaît la royauté. Deux versions de la domination où elle occupe la place indécrottable de serve. Empruntant le registre de la plaignante, de l’opprimée, elle s’entretient avec sa copine qui dégaine des « elle fait ça pour te faire plaisir, pour te rendre service ». Commence la grande aventure du « ça m’arrange ». Tout arrange Jackie. Y compris ce qui n’arrange pas du tout Gaëlle. La rebelle découvre cette meilleure amie, qui, vingt ans durant, a toujours fait ce qui l’arran-geait, souvent au mépris de la volonté, des désirs des autres, elle y compris, mais avec leur entière complicité. Le vase déborde un 12 juillet, « le jour » où, en rentrant chez elle, Gaëlle réalise que Suzanne a téléphoné à son masseur pour annuler un de ses rendez-vous. La vieille régente a besoin de la chambre jaune pour « finir son repassage ». Furieuse, l’invitée de toujours ne


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pense même pas à changer les serrures et ne tente pas de jeter l’intruse dehors. Implicitement vaincue. Consciente que cette maison n’a jamais eu de réelles fondations. Elle avance à peine d’un pas dans sa pièce du rez-de-chaussée, ramasse tout ce qui se trouve à sa portée, un carton de documents, vestiges de son séjour à la boîte de prod’, des papiers administratifs rangés dans un panier, son ordinateur portable, un sac de linge propre et se barre. Gaëlle prend le volant de sa voiture. Direction inconnue. Elle fuit le château. Ce cachot. Le quitte une bonne fois pour toutes. Se dirige finalement vers l’appartement d’Édouard. Sans choix. Par nécessité. Il l’accueille sans discuter. Presque contenté. Elle est convaincue que dans la foulée elle cherchera et trouvera un petit pavillon à louer. Chômeuse depuis quelques mois, elle fait chou blanc. Impossible de louer, d’emprunter. Dépourvue. Dans un souffle incongru, Gaëlle sollicite sa vieille complice, dans l’espoir qu’elle entende le récit court de ses soucis. Jackie s’oppose à ce que Gaëlle loue son côté de la maison à un jeune couple qu’elle a croisé dans une réunion de sans papiers. « Trop de différence d’âge ». Par rapport à elle, à Richard. Ils les auraient fatigués. Auraient fait trop de bruit. Comparution directe sans appel. Jackie n’achète pas davantage la part de la copine de vingt ans. « Je ne suis toujours pas divorcée. Je ne peux emprunter sans l’accord d’Erwan, tu comprends ? ». Elle choisit son type d’emmerdements. Ne veut pas vendre le bien commun. Évoque ses impossibilités.


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N’entend pas celles de Gaëlle. La cadette démasque une « autre » Jackie. Parcourant la France pour prêcher la lutte contre le libéralisme, contre les exclusions, contre l’oppression banalisée, pour la promotion des alternatives, l’amie de toujours met en lumière son ultra-libéralisme quotidien. « Elle promeut à tout va la transformation et le mouvement social alors qu’elle fait table rase de toute agitation s’opposant à ce qui lui profite ». Elle assoit son besoin d’exclusif, s’approprie cette maison comme par évidence, immole à jamais sa croyance en la liberté, s’embourbant chaque jour un peu plus dans la dépendance à sa mère-vampire. Elle perfectionne son rôle de missionnaire, soutenant qu’elle a beaucoup à faire pour changer le monde, que tel est son rôle et qu’elle n’a pas beaucoup de temps pour répéter et l’interpréter correctement. Jackie coure avec un empressement minutieux vers sa propre dérobade. Joue au guide pour mieux ne pas s’arrêter aux contingences de la vie. Se protège. D’ellemême, de ses fuites, de ses assujettissements. S’acharne à ne plus perdre de temps à rire, cuisiner, jouer, à ne donner à voir que son action, son « utilité publique ». Un jour où Gaëlle passe chercher quelques cassettes, Suzanne l’insulte, gratuitement. « Vous voulez du mal à ma fille ! Pourquoi vous obstinez-vous ? Vous êtes bien comme lui ! Salope ! Vous vous êtes mis d’accord tous les deux ! Sale garce ! Je le savais depuis le début. Pas étonnant que vous soyez toute seule ! ». La vieille femme la poursuivra en tonitruant ses allégations


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jusque dans la rue, courant derrière sa voiture. Un an plus tard, Gaëlle déménage définitivement ses affaires et ne met plus les pieds dans cette Phoenix. Elle ne croise plus Jackie. Elles parlent un temps par avocates interposées, jusqu’à la délibération du procès qu’elle lui intente, trois ans plus tard, qui la libère de cette indivision et entérine leur propre divorce. Avec l’argent de la vente, Gaëlle peut enfin s’évader. Quitter la banlieue parisienne. Elle éprouve le besoin de chaleur, celle du soleil ou d’un feu de cheminée. Aspire à plus d’air, d’espace, de lumière, d’horizon. En a soupé de la vision de ces toits, agglutinés à leur verticalité, comme des vers sur un pied de champignon. Veut circuler, déambuler, respirer, humer, voir. Elle part pour la campagne, dans le Sud, non loin de Marseille. En Jackie, la métamorphose s’opère. Autant psychologique que physique. Une fois à l’extérieur de la maison, Gaëlle la voit grossir, se déformer. Cette amie qu’elle avait connue si fine, si élancée, aux formes si voluptueusement engageantes, s’élargit, s’homogénéise. Son visage, bouffi, blanchit. Il se mute en masque. Statufié. Ses cheveux autrefois longs, roux et bouclés ne composent qu’un tas flétri, informe et brun, en corolle sur la tête. Ses yeux ne pétillent plus. La révélation est soudaine. Jackie se transforme en Suzanne. Son double. Gaëlle a d’un coup perdu le goût de sa compagnie et avec lui le souvenir de moments délicieux. La complicité. Le jeu. La volupté des stratégies. Des


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meetings. Des interprétations. Des portraits. Des décryptages. Des identifications. Des parties de bridge le dimanche après-midi et de bowling à la Matène à Fontenay-sous-Bois tous les vendredis soirs. Ces plaisirs du début de leur rencontre. Elle garde quelques-uns des pull-overs tricotés devant la télé en regardant Roland-Garros ou les championnats du monde de patinage artistique. Ce toit a formalisé leur enfermement mutuel et personnel. Gaëlle s’est habituée à être l’éternelle locataire. Jackie s’est installée impératrice. Le temps d’une convergence éphémère. D’un leurre fonctionnel commun. Le vertige d’une relation ténue, tendue, tenue, incarnée par trois parpaings, cinq arbres et deux brins de gazon. Petit à petit les arbres se sont transformés en géraniums, le gazon en pré carré, les parpaings en murs d’enceinte bouclés à double tour. Leur prison. À la recherche éperdue de liberté, Jackie et Gaëlle se sont égarées. Jackie a fermé les portes, volets et fenêtres. Gaëlle a accepté. L’a soutenue dans son entreprise. Prises au piège. Au piège de leur propre angoisse. Jackie a emmuré avec elle ses proches pour se sécuriser, imposant le silence intime. Gaëlle retrace : « Le silence. Une culture. Un tombeau. Un traquenard. Une souricière. Une grossière erreur. Un mal de ventre. Un cache-pot. Un terreau de fuites en avant. Un ferment de distillerie de mots. Les autres. Ceux qu’il faut dire. Qu’on doit dire. Une armée de petits mots, sans intérêt, qui servent de bouclier verbal à une population apeurée, retranchée derrière ses débris de murs,


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ses inconnues, ses paravents. Une artillerie bien ordonnée qui simule des avancées, des victoires, en amassant des phrases aux frontières du facultatif, de l’éphémère, de la fuite, du ridicule, de l’oubli. Une armée donc, d’occupation, qui joue les sécuritaires, les humanitaires. De celles qu’on déploie pour créer des clans. Ceux qui sont pour. Ceux qui sont contre. Histoire de bien faire le tri. Une stratégie éprouvée qui sème ses follicules. Des cellules de mots rassurants. “Contre la mondialisation libérale, pour la mondialisation de la solidarité”, “pour l’annulation de la dette”, “pour les droits économiques, sociaux et culturels”. Dette. Qui doit quoi à qui ? Que doiton de son existence ? À qui doit-on d’être/dette ? Droits. Tout droits. Bien droits. Et les siens ? Dans la poche ? Enfouis bien au fond. Comme ces mots cachés par les autres. Ceux qui sont indicibles. Impensables. Impossibles. Le règne du silence. Et son empereur. Son impératrice. Jackie. Maîtresse dans l’art de la rhétorique. Championne des tribunes. Infatigable guerrière. Un pavé dans le sac, prête à monter la moindre des barricades ». Il aura fallu vingt ans pour que Gaëlle dépose les armes. Qu’elle fasse demi-tour. Qu’elle tourne le dos à Jackie, simplement. Inutile d’arroser un quelconque de ses pores, le plus petit de ses globules, le plus fin de ses synapses, avec l’essence d’une fin annoncée. Place à l’ouverture. À l’air. Des petites molécules de brouillard qui s’entremêlent, se dissipent, se dispersent puis se rejoignent. Du bonheur. Des petites doses de quiétude. De l’écho. De l’écoute. Du nou-


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veau. Des gestes, juste annonciateurs de codes, supports de rencontres, insignifiants en soi, mais déterminants pour ce en quoi ils muteront. Avec cette rupture, Gaëlle acquiert la certitude que toute tentative d’échappée à cette situation d’être, en mouvement, est contre-productive. Elle se met à ralentir, à prendre le temps, à respirer, à échanger, à s’unir. Enfin. Prend la psychanalyse à bras le corps. En 2013, après la déconfiture de son camp politique, la dilution logique du couple indéfiniment illégitime qu’elle forme avec Richard et la fuite de sa fille en quête d’air pur, Jackie part s’installer dans le Lubéron, dans la grande résidence bourgeoise d’une militante de comité local qu’elle a cooptée lors de ses nombreuses campagnes. Gaëlle ne cherche plus à avoir de ses nouvelles et n’en a plus jamais.

Le dîner se clôt sur des embrassades sans fin. Formées et formatrice n’ont pas envie de se perdre de vue, de se perdre. De perdre la qualité de leurs situations respectives. Elles resteront en contact. Gaëlle a les bras emplis de cadeaux, un Merlot du coin, un porte-bonheur, une petite araignée beige en velours, une boîte à bijoux en bois ciselé, une paire de chaussette en laine tricotée main, une fiole d’extrait d’eau de rose enfermée dans un pendentif en buis. Lepa lui serre la main. Elle glisse un « je sens que vous m’avez appréciée telle que je suis.


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C’est rare. Je vous en remercie ». Tout en gardant sa main dans la sienne, la thérapeute sent un frisson envahir sa colonne vertébrale de bas en haut. Son haleine se rafraîchit. Un sourire point sur son visage. Ses yeux se plissent. Il lui semble que ceux de Lepa aussi. Leurs mains se séparent. Leurs corps aussi. Comme cette histoire de prison lui semble loin. Sa tournée des pays d’Europe de l’Est s’achève. Gaëlle reprend l’avion demain matin, direction Paris, puis Marseille, puis Les Phélines, un hameau près des gorges du Verdon. Elle rejoint ses pénates, son nouveau chéri, Or, « la lumière » en hébreux, son cabinet et ses quelques patients. Elle a eu raison d’accepter cette mission. A comblé un léger vide financier et s’est re-connectée avec la réalité, celle de personnes souffrantes certes, mais réunies, avec un objectif commun, une histoire. Gaëlle avoue volontiers que la psychanalyse présente le difficile travers de l’isolement, voire de l’embastillement si on n’y prête guère attention. Et cette solitude peut jouer des tours à l’analysant comme aux analysés. Elle en a été le témoin lorsqu’elle a repris une analyse après le massacre de la boîte de prod’et la rupture avec Jackie. La vidéaste a immédiatement eu mal au dos de façon chronique et s’est enfoncée dans la dépression sans vraiment l’accepter. Il aura fallu une crise cardiaque et une arrivée aux urgences pour qu’elle l’admette. Une semaine à l’hôpital pour passer sa vie en revue, allongée, les yeux rivés au plafond, invitée à ne plus


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se débattre. Une semaine pour commencer à entrevoir que sa vie de l’époque frôlait des parallèles et reposait sur trois axes : la honte, la peur et la mort. Une histoire très ancienne qu’il lui arrive encore parfois de traiter, essayant à tous crins de fuir son sort ou plutôt une vie où elle ne trouve place, où « je ne me sens pas utile ». Tel quel. Gaëlle s’évertue alors à courir d’un endroit à l’autre, à défendre les droits des autres, à les sauver. En groupe. Individuellement. Un leurre. Doux leurre. Douleur. Ce qu’elle essaie de défendre, chaque fois, c’est sa peau. Une curieuse maladie survenue à Jérusalem en juin 1982 vient régulièrement la rappeler à l’ordre. La grande voyageuse souffre de crises d’érythème purulent des zones palmaires, qui surviennent la nuit dans son sommeil, dès qu’elle expérimente l’insécurité. Dans un pays en guerre, dans une situation de conflit ou d’isolement prolongé. Ces crises attaquent les paumes de ses mains et de ses pieds ce qui en plus de l’empêcher de marcher et de manipuler quoi que ce soit, la font terriblement souffrir. Elle brûle. Ne peut s’empêcher de se gratter jusqu’au sang. Elles la rendent dingue. Durent peu de temps, moins de dix jours et ne sont pas courantes, variant d’une fréquence d’un mois sur quatre à une fois par an. Sont très handicapantes. À chaque fois qu’elles se produisent, Gaëlle se perçoit tellement « envahie » qu’elle s’oblige à ne pas sortir pendant plusieurs jours d’affilée pour ne pas donner à voir ces membres sanguinolents. Elle a honte. Les crises se manifestent par


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l’irruption d’amas de petits boutons purulents placés de façon perverse entre les phalanges, le plus douloureux, au creux des mains et sous les pieds. Ces collections de pus se frottent entre elles, en créent d’autres. Prolifèrent. Elles forment des cratères dénudant la peau, disparue. La font muer, sous les pieds, dans les mains. Pas d’exuvies. Des miasmes de peau molle qui se détachent en douce. Sans discussion. Ces apparitions cutanées soudaines n’ont jamais été diagnostiquées sérieusement. Du moins leur cause. Ce n’est pas faute d’avoir consulté des plus éminents dermatologues en passant par un moine tibétain. Question atténuation des symptômes, Gaëlle a pris les pires drogues dont elle a eu bien du mal de se sevrer. Cette peau, ces palmes, qui se manifestent comme colonisables, voire destructibles par la putréfaction et le feu, l’amènent à réfléchir à ce qu’elle exige de ses extrémités, à quels fils pend sa peau, et par association d’idées, où elle établit la place de sa mère, de sa tendresse, de l’étendue des protection et nourriture que Candida a pu lui apporter, où se cache sa part de féminité, où se logent ses tensions affectives, sa mélancolie, sa tristesse indélébile. La jeune femme malade découvre les vertus de la psychothérapie. Sa première. Une psychogénéalogie de l’école de Jodorowsky. Adressée par une acupunctrice à bout de solutions à un psy fort sympathique, elle entrevoit l’envers d’un décor qu’elle fréquente depuis sa tendre enfance. Les scénarii familiaux. Gaëlle dessine, séance après séance, chaque semaine, son


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arbre. L’arborescence de ses ancêtres. Elle figure à l’aide de grandes feuilles de papier blanc, de feutres de couleur et de noms qu’elle choisit, les places de chacun des protagonistes de sa famille, son père, sa mère, ses frères, ses grand-mères, ses grands-pères, tirant des flèches de l’un à l’autre, déroulant des spirales, encadrant des situations. Des couleurs s’associent, des boîtes s’encastrent, des cercles s’emboîtent, des intersections éclosent. Impromptus. Inattendus. L’histoire se crayonne seule. Son histoire. Son émerveillement est le plus complet. Après ces séances de coloriage dans son cabinet, ce thérapeute lui propose l’hypnose. Un moine tibétain la reçoit dans son abri parisien plutôt mystique. Lumière tamisée, tapisseries en masse, divans au ras du sol, encens de rigueur. La patiente revit deux vies antérieures, une vieille tortue de mer et un chevalier médiéval. La tortue, blessée à la patte arrière gauche, n’arrive plus à déambuler sur la plage immense pour regagner la mer-mère, salvatrice. Seule, épuisée, elle en meurt. Le chevalier, bardé d’une armure, se bat farouchement contre l’ennemi, est touché à l’épaule gauche et tombe dans le vide avant de périr écrasé au sol. Quoique anachroniques ou exubérants, ces êtres vivants et les situations dans lesquelles ils se trouvent l’amènent à 27 ans à mieux entrevoir ce qu’elle cache dans et sous sa cuirasse. La honte, le secret, celui des immigrés, des pauvres, des femmes opprimées mais aussi du militant de l’ombre, de la catholique inhibée, des coupables amputés de la vie. Recette infaillible du


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précipité de carapace. Les molécules sophistiquées du mépris d’une intimité forclose. Ce psy lui donne l’envie de poursuivre cette quête de soi. Deux ans plus tard, Gaëlle démarre sa première psychanalyse avec un lacanien. Un duel, agressif et brutal, en mode horizontal, rythmé d’insultes, de silences, de billets de banque et de claquements de portes. Cinq minutes d’attention, trois fois par semaine, puis quatre, pendant deux ans. Son transfert ne rivalise pas avec son économie. Cet homme, petit, malingre et fourbe, essaie de lever la main sur elle. La rebelle lui attrape le bras au vol pour le lâcher violemment, comme lui, derrière qui elle ferme définitivement la porte d’un appartement bourgeois du IVe arrondissement de Paris. Deux années plus tard et huit ans presque jour pour jour après sa première crise de boutons, un beau jour de juin 1990, lui vient la merveilleuse idée d’organiser un conseil de famille autour du triptyque conceptuel qu’elle croit avoir compris : honte, pauvreté, culpabilité. Les Betulli se réunissent chez Robert, à l’exception de Jacques. Le soir du 15 juin, la voilà autour de la table en merisier de la salle-à-manger de son frère à raconter ses histoires, invectivant à leur tour son père, sa mère et ses frères. Ce qu’ils n’ont jamais voulu dire. Lui dire. Se dire. L’alimentation du silence. De l’omerta familiale. Les embrouilles. La quête d’intégration. Les ratés. Ses souffrances. Ses maladies. Ses colères. Ses rancunes. Ses amertumes. Elle déblatère. Ils écoutent. Robert se lève régulièrement, direction la cuisine, histoire de les sustenter. Ces intermèdes


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ne l’interrompent pas. Gaëlle élabore sa théorie sur la pauvreté et la honte. Les jeux de cache-cache avec la réalité. Les faux-semblants et sa peau qui capte tout. Qui se transforme en cage de résonnance. Elle hurle. Debout, assise. Guette les retours. Les réactions ne se font pas attendre. Du côté de ses frères et de sa mère sans surprise. La petite sœur est la méchante, la compliquée, celle qui veut faire du mal à tous, qui ne comprend rien, qui est tordue, qui voit le mal partout, qui ne pense qu’à elle. L’enfant gâtée. La fille. L’étonnement vient du côté de Dario. La regardant bien droit dans les yeux, il ne lui dit qu’une chose. « Qu’est-ce que je peux faire pour toi, ma fille ? ». L’émotion se révèle forte, soutenue, inédite. Le regard paternel traduit un signe, un passage de relais, une délivrance pour son auteur comme pour sa fille. Gaëlle en est hébétée. Ne répond pas. Laisse Nono, Robert, Candida et Dario à leur tarte aux pommes et rentre chez elle, après les avoir maladroitement embrassés. Elle se sent détendue et soulagée. Dix jours plus tard, le 26 juin, alors qu’elle et ses collègues sont en train de réaliser le déménagement de la maison d’édition de Sarcelles à Pantin, Gaëlle reçoit dans la matinée un coup de fil de sa belle-sœur Sylviane, la femme de Robert. En est déconcertée. Sylviane ne l’appelle jamais. La jeune femme croit spontanément qu’ayant assisté à tous les actes de la tragédie qui s’est jouée chez elle, sa belle-sœur cherche à jouer les prolongations ou à calmer le jeu. En est presque flattée. Sylviane lui annonce avec un ton de secré-


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taire éclairée la mort de Dario et la date de ses obsèques à Mèze. Gaëlle s’est préparée à l’idée d’un tel drame, son père cumulant les maladies. Cardiaque, diabétique, victime de crises de paludisme, infesté de polypes, Dario collectionne les prétextes à l’interruption définitive de l’image. Il n’est pourtant pas vieux. 72 ans. Ses artères et ses cellules vitales n’ont pas survécu aux années passées dans les cales des bateaux et les caves des pavillons. « Je l’ai tué ». La première idée qui lui vient à l’esprit alors qu’elle est à peine en train de raccrocher le combiné. Gaëlle se sent terriblement coupable. Accablée par le chagrin alors qu’aucune larme ne quitte ses yeux. Jackie dont le bureau fait face au sien capte quelque chose. La meilleure amie appréhende la situation dans l’instant. Gaëlle lui dit dans un balbutiement à peine audible que son père a décédé. Jackie s’approche et sans la toucher l’invite à partir sur le champ. Dans un réflexe compulsif, Gaëlle téléphone à Luc, cet homme qu’elle a connu à Pesha-war quelque mois plus tôt et dont elle ne peut plus se passer. Lui explique son malheur. Luc lui donne rendez-vous à l’autre bout de Paris dans un café du XVIe. Elle enfourche sa voiture sans hésitation. 30 minutes plus tard elle est sur place. Fiasco intégral. Son amant ne veut rien, ne peut rien, est trop vieux, pas assez proche, trop sensible, pas assez solide, trop affecté, pas assez endurant. D’ailleurs il dépose le bilan et s’en va. Gaëlle se


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pose là comme un mollusque sans coquille, à regarder sa tasse de café vide, masse inerte, l’esprit liquéfié et sans plus d’avenir. Elle passe un coup de fil à Jackie qui l’informe que Nono cherche à la joindre. Le frangin a besoin de réconfort. Pas de surprise. Un élan l’envahit. La transcende. La fille de la famille prend les devants. Et achète les billets. N’a toujours pas pleuré. Ils partent ensemble par le train, seulement un jour avant les funérailles, alors qu’ils sont attendus bien avant. Robert et Jacques, leurs familles respectives, ont foncé. La jeune femme étudie sa tenue. S’y consacre. Sera habillée en noir de pied en cap, exceptée la veste, rouge. Et en jupe. Droite, courte et moulante. Des collants satinés. Des petites bottines à lacets. En velours rouge à fleurs. L’arrivée chez ses parents se réalise au ralenti. L’image, presque fixe, s’accompagne d’un son monocorde et répétitif. L’odeur ajoute à l’atmosphère figée. On respire le souffre. Ambiance à l’italienne. On entend au loin les gémissements des femmes, perçoit le sérieux des hommes qui se recueillent, les têtes résolument orientées vers les chaussures cirées noires. Toutes les sœurs de Dario ont répondu présentes à l’appel, intégralement vêtues de noir et coiffées d’un foulard de la même nuance colorimétrique. Sans lumière ni saturation. Sans ouverture ni profondeur. Ses frères aussi, y compris l’aîné, Maurice, qui dit ne pas savoir ce qui arrive. Il se sent coupable de ne pas être parti le premier. Tous viennent de plus ou moins loin, à deux cents kilomètres à la ronde. Proches des côtes


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de la Méditerranée. Il y a quelques cousins et cousines inconnus mais que Gaëlle croit n’avoir jamais quittés. Toulon, Hyères, Saint-Raphaël, Miramas, Sète, Martigues, Marseille, Istres. Un frère de Candida, le plus jeune, l’air contrit, la tête légèrement penchée de côté, est venu soutenir sa sœur dans la peine et le deuil. Des voisines que la jeune femme n’a jamais vues se tiennent en retrait. Et puis, ses deux autres frères campent le siège. Robert ne lâchant pas le bras gauche de sa mère, Jacques s’affairant avec des papiers et la logistique globale. Nono est pâle. Il a envie de vomir. Elle comprend d’ailleurs qu’il s’en est donné à cœur joie dans le TGV. Elle demande, à peine le seuil de la porte franchi, à voir le défunt. Jacques lui indique le premier étage, sa chambre. Il l’accompagne jusqu’à la porte. Elle lui prie de la laisser seule. Ferme la porte derrière elle. Sur le lit, le corps d’un homme, son père, droit, raide. Il a l’air reposé. Est vêtu de son plus beau costume, celui des mariages, le gris. Elle s’approche. Il ne lui reprochera plus rien. Ne l’insultera plus. Ne l’enverra plus promener. Ne dira plus un mot. Elle s’écroule en larmes, juste audessus de lui. S’écarte et s’assoit sur une chaise à l’opposé du lit. Ne sait pas quoi faire de ses bras qui l’embarrassent. Se décide à poser ses mains sur ses genoux. Prend un air niais. La pièce n’est pas bien grande, mais elle vit l’étonnement d’être si loin déjà. Les volets sont fermés. Pas une lueur ne traverse cet espace. Ni même une rumeur. Le silence règne. Gaëlle croit qu’elle lui parle. Elle veut que


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Dario lui réponde. Motus. Elle se lève, s’avance, le regarde de très près dans l’idée qu’elle ne le reverra plus jamais. Imprime ce visage. Celui de son père. Pas mal pour un mort. Se rassoit un moment. Juste pour regarder ce corps. Et cette tête. Quand elle s’extrait du mausolée, son frère aîné est toujours derrière la porte. Il s’inquiète de son état. « Moyen ». Gaëlle essuie ses larmes avec un mouchoir brodé qu’il lui glisse discrètement dans la main droite. Elle descend avec lui rejoindre la famille. Voit à peine sa mère qui ne dit mot. Dario est mort dans son costume au volant de sa voiture, sa femme à ses côtés, prêt à partir au quarantième anniversaire de mariage d’un voisin. La clé dans le démarreur, un tour à droite. Le moteur s’emballe, il s’est éteint. Le dernier infarctus. Parti, enfin débarrassé de tout, la famille entière, immigrée en France, la régularisation de la situation tant administrative qu’économique de tous ses membres, les obligations de politesse qu’il s’est créées avec, les responsabilités qu’il s’est construites, les règles de vie qui l’ont ruiné, la morale qui lui a servi de prétexte à apartheid à l’égard de sa seule fille, l’armure affective que son rôle de chef lui vaut d’être greffée en guise de peau. Gaëlle va se coucher sans dîner. Les obsèques ont lieu le lendemain. Dès le matin, la ronde des croque-morts la lasse. Les nettoyeurs ont déposé le corps de Dario dans son cercueil ouvert dans le garage. Toute la dynastie entoure l’objet. Debout, têtes baissées, mains jointes sur le bas du ventre, un mouchoir dans la paume des mains.


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L’ensemble de ces personnages lui donne la nausée. Elle repère son père, les mains en prière sur son estomac. Se jette sur ce corps qui ne mérite pas cette posture, lui qui a toujours botté le cul des curés. Cette figure l’offense. La jeune femme essaie de défaire ces doigts liés. Est surprise par la résistance qu’elle rencontre. Les doigts sont raides comme des pièces de bois. Alors que ses tantes hurlent, les croque-morts accourent et lui déconseillent d’agir. Elle leur intime l’ordre de délier ces grandes mains et de lui mettre le long du corps. Ils obéissent. Chacun peut alors dire son mot avant que la boîte ne se referme. On part bientôt pour le funérarium à Montpellier, trente kilomètres plus loin. La famille réduite uniquement. Les autres attendront. Les cendres. Le cercueil est soigneusement installé à l’arrière d’un corbillard. Gaëlle exige de monter à l’avant aux côtés du chauffeur. Ses frères essaient de l’en dissuader. En vain. Elle se retrouve sur une nationale à tailler la bavette avec un inconnu sur les aléas du métier, le temps, les affaires, l’empathie avec les familles, les péripéties locales. Accompagne son père. Sa dernière balade avec lui. Elle rejoint ses frères, belles-sœurs et mère dans l’antre de l’âtre. Une salle leur est réservée, dans laquelle ils peuvent se recueillir autour du catafalque en attendant l’opération. Tous se marrent avec Robert. Il a toujours été drôle. Il ne se lasse pas de raconter des blagues. Imitant l’accent piednoir ou les codes parentaux. A toujours su se faire discret. Petit, de taille comme d’âge, il ne fait om-


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brage à personne. Joue les intermédiaires. Passe les plats. Entre les parents. Entre les frères. Avec Gaëlle, il n’a jamais su quelle attitude adopter. Il se plie à l’ambiance du moment. Au funérarium, Robert sent que quelque chose est jouable. Le frangin et la frangine boivent un café. Il le paie. Jacques reste imperturbable. Candida, immobile, assise sur un banc. Les croque-morts leur font signe. Tous rejoignent le cagibi. S’ouvre un gigantesque four, toutes flammes brillantes, dans lequel le cercueil est glissé. La porte se ferme. Gaëlle est médusée. A chaud. Quelques instants plus tard, un homme, la mine très sérieuse, s’avance vers Candida une boîte en carton entre les mains. La pauvre femme ne peut rien prendre, à moitié démolie, uniquement tenue debout par la force de Robert. Gaëlle devine qu’il s’agit de l’urne. S’en saisit. Ne la quitte plus jusqu’à la fin de la journée. Blottie contre elle, la boîte fait le chemin inverse. Une cérémonie se prépare que la trentenaire n’aurait pu soupçonner. Sa mère, dans un sursaut de vitalité, a revendiqué une messe en l’honneur de son mari. Place de l’Église, une foule se masse. La famille, mais aussi les membres du club de boules, les vétérans de la CGT, les pêcheurs de l’amicale, les supporters de l’équipe de football locale, les joueurs de belote. Dario est leur copain, leur leader, assumant les postes de président ou de secrétaire des différentes organisations. Nono se presse de confier à Gaëlle que cette mise en scène lui semble


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bien indécente puisque leur père est un anticlérical convaincu. Il ne bouge pas et ne dit mot. Dans l’église, chacun a sa place. Les femmes à gauche, les hommes à droite. Gaëlle avance dans l’allée centrale. Elle doit mettre l’urne sur l’autel. La sort de son paquet et la pose. Au centre. Puis rejoint sa place, au premier rang, auprès de sa mère et de ses frères. Exceptionnellement tous du même côté. Du même bord. Côte à côte. Le curé commence son sermon. Une horreur. Une hérésie. Un non-sens. Un ramassis de mauvais goût. Gaëlle se précipite sur l’autel, dérobe l’urne et évacue les lieux en courant. Une fois dehors, elle se tient debout le corps adossé au mur de l’oratoire. Le soleil tape. Elle a chaud. Est triste et désemparée. Ne sait pas quoi faire. Hésite. Regarde l’urne qu’elle enlace. L’embrasse. Ne gesticule plus. Elle a chaud. Ce satané vase brûle. La meute sort. Elle est invectivée, insultée, harcelée, mitraillée. « Tu n’as pas le droit ! », « tu es folle ! », « tu fais du tort à la famille », « tu es méchante », « tu veux tout pour toi », « tu ne penses qu’à toi », « tu fais de la peine à ta mère ». Son oncle maternel. Le cadet. Armel. Bigot, il a toujours su se montrer courtois, chaleureux et intelligent. Petit et gras, atteint de goutte, la culpabilisation lui sert de talonnettes. Gaëlle ne lâche pas la bête. La boîte. Réfugiée derrière le brouillard épais de ses larmes et calfeutrée dans un intérieur parfaitement isolé par des boules Quiès imaginaires, elle distingue des groupes qui s’agitent. Jacques l’avertit qu’ils partent au port. Les derniers vœux de


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Dario. Disperser ses cendres dans la mer fondatrice, la Méditerranée. Elle embarque avec Nono, Jacques, Sylviane, à bord d’un petit bateau à moteur. Robert est resté à quai avec Candida. Les voilà tous en route, les marins en avant, le curé au milieu, brandissant son missel et vociférant au vent. La vedette cahote sur les vagues, rebondit. Le chauffeur, un jeune, fonce. Habituellement terrorisée, Gaëlle démasque, le temps de cette navette, le plaisir de voguer, de recevoir le bris de mer sur la gueule. Au large, le marin s’arrête net. L’heure carillonne. La jeune femme désolidarise le premier couvercle de l’urne sans peine. Mais un autre encapsule le récipient. Impossible de l’enlever à la main. Sa belle-sœur lui prête main-forte. Déniche un canif au fin fond de son sac à main. Étrange. Gaëlle l’utilise comme ouvre-boîte. Se penche enfin au-dessus de l’eau. Nono la retient par le pli de sa veste. Elle plonge sa main, en extrait de la poussière qui s’envole dans le vent. Et sur elle. Elle reçoit de son père partout. Sur le visage, sur les bras, sur le pull, plein les mains. Elle replonge. C’est chaud. Elle est bien. Il est là, enfin tranquille, avec sa mer qu’il aurait aimé ne jamais quitter. Cette relation avec la mort ne lui est pas étrangère. Gaëlle l’a connue une douzaine d’années plus tôt alors qu’elle quitte ses études d’ingénieur à la fin des années 1970. Elle rejoint Nono dans un projet de cinéma de banlieue à Villiers-sur-Marne. Les « Lieux communs ». La belle époque. Réhabiliter


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la banlieue, faire descendre la culture dans la rue, donner la parole aux non-Parisiens comme s’ils ne pouvaient pas la prendre eux-mêmes ou, pire, avec le sentiment qu’aucune culture ne peut spontanément émaner d’eux, qu’ils ont besoin de soutien, d’appui, d’expertise. L’étudiante s’exerce au métier de projectionniste. « Les monstres » de Visconti, « L’ami américain » de Wim Wenders, « Les carabiniers » de Jean-Luc Godard, « Zapriski point » de Michelangelo Antonioni… Établit les grilles de programmation, opérant une sélection délicate à l’intérieur de catalogues professionnels. Entretient la relation avec les distributeurs, négocie les modalités, les prix, le contrat. Mille francs la semaine pour une première exclusivité, une fortune, pour ce cinéma associatif qui réussit à peine à faire cent entrées par semaine. Cinq francs la place. Le coût à payer pour rester un cinéma « ouvert au peuple » selon la formule que lui a consacrée son idéaliste de frère. Gaëlle s’occupe des affiches. Elles annoncent le programme du mois, semaine après semaine. Elle les crée, les fabrique, lettre par lettre, méthodiquement, jouant des décalcomanies avec les irremplaçables Letraset. Les fait imprimer. Rencontre la première vague des imprimeurs dits « libres ». L’apprentie graphiste se plaît à humer l’encre, à en choisir la couleur, à écouter les offsets ronronner et les feuilles de papier sortir par magie, imprégnées des signes qu’elle entend adresser à la population villéraine. La gamine s’attelle également à préparer des événements. La salle obscure sert de théâtre


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transformé alternativement en lieu de concert et en scène de spectacle. Certains samedis soirs, parfois quelques vendredis, le lieu accueille des musiciens, des acteurs, des performeurs, qu’il s’agit de câliner à coups de gnôle. Il faut également assurer le bienêtre des spectateurs qui allongent la monnaie pour assister à une représentation. Plus tard, le mercredi soir, des concerts de jazz viennent compléter l’offre. Tous les jours sauf le lundi, Nono ouvre le bar. Ne reste pas forcément derrière. Le frangin s’est entouré d’une bande de copains qui viennent servir bénévolement. Et de sa sœur. Attirée par ce monde à part. Nocturne et multiple. À peine âgée de vingt ans, Gaëlle croise une flopée de personnes. Des rockeurs, des penseurs, des poètes, des militants, des intellos, des comiques, des punks, des alternatifs, des féministes et des gens pénibles, bavards, des soûlards qu’elle est amenée à jeter dehors après la fermeture. La post-ado se trouve en permanence en contact avec des individus. Qui racontent leur vie, leurs idéaux, leurs peines, sans même qu’elle aie à leur demander, l’addition de quelques bières. Des romans, de véritables tragédies, des épisodes de mauvaise série parfois. De la tristesse à drainer, des nostalgies à réhabiliter, des écueils à dépasser, des rêves à vivre sur l’instant. La petite équipe de six bénévoles s’organise par roulement pour ne pas trop s’épuiser. Gaëlle aime bien tenir la caisse. Voit les clients franchir les quadruples portes rouges du cinéma. Observe ceux qui entrent, ceux qui sortent. Distribue des billets. Échange des


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tickets de cinéma contre des billets de banque. Imagine que cette opération ne présente aucun intérêt pour une caissière de l’UGC alors qu’elle l’exalte. Cette tractation lui permet de prononcer la phrase magique. « Bonjour, ah ! Vous êtes venus… comment vous avez su ? ». La mise en relation avec celui qui vient à soi. L’ébauche d’un échange. Quelques minutes volées au registre de la spontanéité. De quoi la changer du boulot. Codé, normé, institué. Par définition aliénant. Tous les jours, pendant deux ans, quel que soit son employeur, à l’heure où le bureau ferme, elle va claquer la porte pour cavaler dans le RER. Direction, la banlieue et ses possibles. Ses apprentissages. Faire de la plomberie, du plâtre, du béton, de la charpente, de l’isolation, de l’électricité. Nono n’a pas d’argent. Il fait faire par les autres. Gratuitement. Fort heureusement, dans l’intervalle, Gaëlle postule pour entrer chez EDF-GDF. Le sacrifice de la petite sœur pour la grande communauté. La troupe vit sur place : elle, Nono, sa maîtresse Nadine, parfois plus, à l’arrière-scène, juste derrière l’écran gigantesque. Parmi les quatre protagonistes de ce lieu, Romain, acteur, créateur, metteur en scène, décorateur, homme à tout faire et vendeur de mercerie sur les marchés environnants. Fils, laine, fermetures éclair, épingles à nourrice, aiguilles, lacets et autres merveilles pour ménagères. Il est jeune, beau, vaillant, rigolo. Sa double initiation culturelle et manuelle, Gaëlle la doit à son enseignement. De l’utilisation de la riveteuse, au choix


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du contre-plaqué, en passant par la technique de collage des pellicules de film, du maintien à bonne distance des arcs lumineux des projecteurs, la vélocité dans le serpilliage grande surface et la saveur de la diversité des bières, la mesure d’un jeu de lumières, l’écoute des retours son, jusqu’à la qualité d’un regard, le goût de l’instantané d’une relation fugace. Après que son frère ait quitté Nadine, « trop possessive, sans saveur, sans esprit, pas assez politisée », ait déménagé quelques kilomètres plus loin, à Joinville-le-Pont, Gaëlle vit seule avec Romain. Il entretient une relation intérimaire avec un étalon, Marc, qui lui renvoie une image de « minable », de « raté ». Nono parti, Romain se sent perdu. Il ne détecte plus la permanence du soutien moral nécessaire à sa vie quotidienne. Cherche souvent à croiser les yeux de la petite sœur, à trouver refuge dans son attention, à défaut de l’envergure de ses bras. Elle méprend ces expressions d’angoisse, d’égarement. Reste muette, immobile. Un voisin le trouve pendu avec une de ses pelotes de laine vert amande aux marches de l’escalier de la cabine de projection, un samedi matin de l’été 1979. Il a 27 ans. Elle en a 19. La disparition de l’acteur transforme sa mélancolie en folie. Il hante ses nuits, l’air narquois, riant souvent. Et elle se laisse guider. Pendant un an, Gaëlle le remplace partout. Sur les échelles, dans le camion de mercerie, derrière le bar ou les projecteurs, au téléphone. Elle poursuit l’ouvrage. Coule des dalles en béton. Finit de rénover le stuc, à coups de papier


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journal et de plâtre, comme il lui a appris. S’occupe de Jojo, le voisin, un voyageur, un manouche, à cheval entre hôpital psychiatrique et prison. Tient tête à Nono. La douleur de la vacance de Romain ne se tarie jamais réellement. Gaëlle regrette qu’il n’ait pas connu ses frasques, n’ait pas suivi son être en devenir. Elle aurait voulu qu’il soit là, à ses côtés. Aurait aimé le voir vieillir. Le connaître changer de vie. Partager encore quelques moments. Sa mort prendra à jamais les contours d’un sujet tabou dans ses conversations avec Nono qui change d’identité et se fait baptiser Armand, par fidélité à Gatti. Une identité dont elle refuse encore aujourd’hui de s’approprier. La frangine est une des rares à continuer de l’appeler Nono. Pendant de très nombreuses années, Gaëlle reste inscrite sur des listes électorales à Montfermeil, ce qui lui permet d’aller voter tout en exécutant le rituel de venir se recueillir sur la tombe de Romain à Gagny. Un bouquet de fleur sans un mot. Elle quitte ce cinéma sur un coup de tête embarquant ce qu’elle croit indispensable, les planches de Letraset. Nono a unilatéralement décidé de salarier une barmaid. Une jeune nana. Sa dernière conquête. C’en est trop. Sa première rupture. Avec Nono. Son premier deuil. Avec Romain. Peu après sa mort, dans le cadre d’un débat organisé après la projection de « Patriot Game » autour de l’occupation britannique en Irlande du Nord, la cultureuse endeuillée rencontre Sophie, et Gilles son mec. Sophie parle fort et développe un discours affirmé, frais. Gilles, discret, se veut plus intellec-


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tuel, plus radical. A les yeux bleus et vifs. Ils reviennent tous deux d’un séjour à Belfast et haranguent le public sur la nécessaire mobilisation contre le régime fasciste de la « vieille ». Thatcher. Gaëlle boit leurs paroles. Nono ne les aime pas du tout. Elle tombe dans les bras maigres de Sophie, se plaît à frotter son visage contre ses cheveux ras, si noirs, à effleurer ses lèvres charnues, à les baiser. Gilles s’en délecte distraitement. Avec mépris. Quelques semaines plus tard, elle est dans leur lit. Sophie l’introduit auprès de Jackie, Jacques, son amant, et les autres. Très impressionnée par ces militants purs et durs et sans concession, elle décide de ne plus jamais les quitter. L’histoire d’un mariage après un veuvage. La bande l’intègre quelques jours après l’avoir rencontrée. Gaëlle leur voue d’emblée une passion sans borne, très remuée qu’elle est par ces militants plus âgés. Ils ont tous au moins six ans de plus qu’elle. Dans son esprit, ils ont un « plus ». Plus cultivés, plus politisés, plus informés, plus marginaux, plus intelligents, plus forts, plus. Leur attitude à son égard n’infirme en rien son sentiment. Elle participe dès le début des années 1980 à des réunions organisées avec un parfum de clandestinité. Des pièces obscures. Des adresses toujours différentes. Un ton inquiétant. Des ordres du jour rigoureux. Un art. La recrue n’a que rarement le droit de s’exprimer. Il faut d’abord qu’elle lise les intégrales de Marx, Lénine, Engels, Bakounine et des autres.


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Elle s’applique. Se devine pleinement émoustillée et curieuse. Entend parler pêle-mêle de trahison de classe, dialectique, avant-garde, action directe. Un niveau qui lui convient parfaitement, elle qui vient de vivre des démêlés avec son syndicat. « Une parodie de l’action politique ». Gaëlle a pris peu de temps avant sa carte à la CFDT. À son entrée chez EDF-GDF. Elle a les idées arrêtées sur sa mission en cette arène, légataire qu’elle est de son cégétiste invétéré de père. Elle ne soupçonne pas les résistances qui l’attendent. Elle a choisi la CFDT essentiellement parce qu’un copain de Nono y détient des responsabilités. Question façade, elle fanfaronne et dit à qui veut l’entendre que ce syndicat est le plus radical du secteur. Dans ce milieu, la CGT s’improvise très « bonne France », un « ersatz de contestation déplacée ». La population d’employés et d’ouvriers qui l’entoure est bien payée. Elle bénéficie de congés payés en masse. La rebelle réussit à obtenir jusqu’à huit semaines de vacances par an. Le comité d’entreprise est le deuxième plus riche de France après celui de la Banque de France, si bien que tous les loisirs, de la pratique du basket à l’apprentissage de l’aquarelle, en passant par l’exercice du bridge, sont quasiment pris en charge par la boîte. Les revendications défendues par un syndicat dans ces conditions lui semblent « tomber dans le mesquin ». Elle a des idées. Veut se battre. Pour les droits des femmes, ceux des immigrés, pour la jus-


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tice en Palestine, pour la paix et la justice sociale. Le syndicat lui servira de banc d’essai. Gaëlle partage ses émois avec ses camarades syndiqués. Sa surprise se confirmera aussi percutante que son exclusion de fait. Elle adhère pourtant aux idées de ceux qui feront un peu plus tard scission avec la direction nationale. Des révolutionnaires. Parmi eux son guide spirituel, son responsable de section, son élu. Gilbert. La jeune syndicaliste comprend avec lui tout ce qu’il faut savoir sur le centralisme démocratique, la dictature du prolétariat, le matérialisme dialectique, la lutte des classes. Elle est entre de bonnes mains, chez les « vrais », ceux qui veulent en découdre avec le patronat, l’ordre moral et économique. Mai 1981 arrive en un rien de temps et avec la victoire de Mitterrand la tétanisation des mouvements. La révolution peut attendre. L’agitation continuer. Pas trop. Gilbert s’applique à expliquer aux militants qu’il faut laisser le temps au messie d’accomplir son ouvrage. Gaëlle reste téméraire. S’investit dans la hiérarchie syndicale. Dans un mouvement de rénovation syndicale. Accepte des déplacements en province. Rencontre les militants « à la base ». Une notion inconnue jusqu’alors. Se dégourdit. S’exprime par écrit avec plus d’aisance. Tracts, discours, articles. Apprend à analyser les rapports de force. Avec la direction, en interne. À saisir la différence entre stratégie et tactique. Entre compromis et compromission. La militante prend facilement du grade. Ouvre sa gueule. Met un point d’honneur à refuser un poste de


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« permanent », arguant que la lutte syndicale se manifeste sur le terrain, auprès des travailleurs et pas dans un bureau. Au sein de la microsociété que représente EDF-GDF, soutenir la lutte des serveuses du restaurant d’entreprise qui demandent un statut égal aux autres salariés satisfait son souci de radicalité. Pendant plusieurs jours, Gaëlle tartine des dizaines, peut-être des centaines, de tranches de pain le matin à 6 h. Avec les grévistes, elle fabrique des sandwichs qu’elles vendent aux portes du siège à partir de 8 h aux employés afin de payer le piquet de grève et les jours non travaillés. Elle est la seule de son syndicat. Gaëlle les aime bien ces nanas. Se sent bien avec elles. Proche d’elles. Mieux. Un jour, elle obtient à l’arrachée l’autorisation de son Conseil d’organiser une exposition puis un débat avec un représentant français de l’OLP sur les massacres de Sabra et Chatila en 1982 au Liban. Des panneaux avec des photos graves ornent la vaste entrée du restaurant. En l’espace d’un quart d’heure, l’expo est dévastée et démolie par une organisation militaire sioniste, entrée sans encombre. Cette action est immédiatement revendiquée par une frange du personnel qui franchit le royal bureau du gouverneur, « le patron », pour en demander le démontage. Les organisateurs, la CFDT, sont convoqués et obtempèrent. Gaëlle n’est ni consultée, ni écoutée. Sa colère s’exprime dans l’ensemble des circuits internes. Les siens. Ceux du syndicat. Ses positions politiques en tant qu’élue sont répercutées comme étant des « attitudes malsaines », des


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« comportements agressifs ». Elle appréhende comment on peut transformer une action politique en expérience individuelle, massacrer une stratégie en la réduisant à un mouvement d’humeur personnel. La syndiquée devient mal accueillie partout, dans les régions, comme aux niveaux fédéral et national. Après un long combat interne, elle est mise KO. Démissionne et n’adhérera plus jamais à un quelconque syndicat. Heureusement, sa nouvelle tribu politique la soutient. Avec un bonheur non dissimulé, Gaëlle accepte l’invitation inattendue de Jackie de partir en vacances avec eux, la bande ne se démantelant que partiellement. Cette femme ne lui a jusqu’alors presque jamais adressé la parole. Sophie joue les intermédiaires. Davantage de son niveau. Jackie lui apparaît inaccessible. Une vedette de la révolution. Une pure. Le visage fermé. Si beau. Les jeans moulant blancs et des pulls de montagne torsadés assortis. Gaëlle flotte dans des salopettes en velours côtelé et des hauts tricotés main à rayures. Nourrit un sentiment d’infériorité. Une routine. Elle monte dans la 304 de Jackie et Jacques sur les routes du Sud, pour rejoindre un mas, au cœur du Gers, dans la périphérie de Auch. Les y accueille un « couple d’amis », et leurs trois enfants. Pierre et MarieClaude ont quitté Paris après mai 1968 pour se lancer dans la vraie vie, celle du bio. Anciens combattants de la Gauche prolétarienne, ils ont laissé les pavés sans plage et creusent la terre. Gaëlle assi-


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mile, non sans plaisir, les joies du potager depuis les graines à semer ou les bulbes à planter, en passant par le désherbage, la très stratégique irrigation, la récolte et enfin, le plus fastidieux, le tri. Des oignons, des patates, des fruits rouges, de tout. De préférence sous l’énorme tilleul, la chaleur achevant la pénibilité de l’ouvrage. La répartition des tâches ou division du travail est claire. Pierre au jardin, Marie-Claude à la vente sur les marchés et à la gestion de la maisonnée. Jamais moins de huit personnes à nourrir et à blanchir. Comme partout ailleurs en somme. La gauchiste en a pris son parti. Ne lave plus aucune casserole ou marmite, ne débarrasse que rarement les tables, mélange le linge avant de lancer la machine, laisse la lessive accrochée sur le fil pendant plusieurs jours. Privilégie son militantisme local. L’écologie. Le début des campagnes pour le recyclage responsable et le commerce équitable, les circuits courts entre le « consom’acteur » et le « producteur citoyen ». Gaëlle prend goût à y retourner seule. Lors de chacun de ses séjours dans ce paradis rupestre, elle se délecte à se courber pour cueillir les haricots verts, à tendre le filet pour ramasser les olives et à fureter dans les épluchures d’oignons pour les calibrer. S’écoulent quelques années de bonheur sans ombre. Ou presque. Après leur premier séjour communautaire, Sophie part seule. En éclaireuse. À son retour, elle fait à sa nouvelle complice le récit plutôt ironique d’une « aventure sexuelle » qu’elle a eue sur place. Elle n’y donnera pas suite tellement cet


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homme, Romain, le frère de Marie-Claude, se montre « puéril et inintéressant ». Gaëlle la croit sur parole. Et, l’été suivant, embarque dans sa R16 destination Auch. Arrivée à bon port, au loin, elle distingue une silhouette qui ne lui est pas totalement inconnue. Elle reconnaît Romain. Le sien. Celui des « Lieux communs ». En blond. Avec des dreadlocks. Dorées. Musclé. Bien bâti. Tombe immédiatement amoureuse de cet homme. Après les embrassades d’usage avec Pierre et Marie-Claude, les salamalecs avec Romain se dégrossissent par esquisses. Il se croque baroque, gentil, beau et sensible. Toutes les nuits, autour de la grande table rectangulaire en bois de la cuisine, alors que tous les autres sont couchés, ils décortiquent leurs vies pour prouver leur mutuelle complémentarité. Méticuleusement. La nuit de son départ, ils passent à l’acte. Un conte de fée. Le scénario d’une comédie romantique. Au clair de lune, la fenêtre entrouverte dans les sous-pentes, Romain et Gaëlle se caressent sans relâche et avec patience, emmêlant des corps hésitants, essayant des gestes subversifs, prenant un plaisir foudroyant à se masturber mutuellement. Sans pénétration. Ils jouissent synchrones et asynchrones. À répétition. Et elle repart. Quand elle décrit ce plaisir inouï à Sophie, la copine entre dans une colère furieuse. Au détour d’une réunion, Gaëlle réalise que Sophie a rendu son rapport à leur commissaire politique commune, Jackie. La jeune femme a droit à un procès rigoureux. « On ne sort pas avec un homme reconnu par une cama-


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rade impropre à la révolution ». L’analyse politique de ses ébats par ses camarades de lutte est acerbe. Gilles se montre intransigeant. « Tu agis par mimétisme, tu ne réfléchis pas ». Jacques qu’elle a jusqu’alors apprécié pour son amabilité, sa souplesse, sa large carrure, politique et physique, sa voix enrobante, chocolatée, lui lance un lourd « qu’est-ce qu’il te prend ? », accompagné d’un regard noir encadré de ses épais sourcils froncés. Elle ne se l’explique toujours pas aujourd’hui. Son désarroi atteint son maximum. Elle calque sur Romain une attitude de belle salope. Lui donne des rendez-vous téléphoniques et lui fait faux bon. Lui écrit furtivement. Il lui envoie des lettres voluptueuses. La rejoint partout où elle lui ordonne, après avoir roulé sur des centaines de kilomètres. Ils s’empoignent avec fougue sous des douches éphémères, sur la terre fraîchement labourée, sur des terrasses ensoleillées et désertes, dans les coins obscurs d’un chapiteau de cirque. Il la traque autant qu’il peut pour lui démontrer encore s’il en est nécessaire qu’il l’aime éperdument. Dogmatiquement, elle le renvoie à sa place de simple amant avec une arrogance qui la tourmente. Elle a choisi. Se morfond. Le pacte révolutionnaire ne se rompt pas pour de médiocres libertinages apolitiques. Sophie et Jackie y veilleront désormais. Gaëlle quitte Romain quelques mois plus tard. La culpabilité qui l’absorbe instantanément met quant à elle plusieurs années à se dissoudre.


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Parallèlement, Jackie se sépare de Jacques en vue de créer une entreprise. Erwan, connu au détour d’un stage chez un imprimeur, s’affiche davantage de son niveau, à la hauteur de ses ambitions. Pragmatique, rigoureux, riche. Lui, a appris la révolution chez les trotskistes. Jacques est décidément trop humaniste, utopiste. Doux rêveur. Il sauvera la planète en la soignant. Il devient logisticien et s’engage dans l’action humanitaire. Quitte la France. Début 1991, Gaëlle part en Afghanistan le rejoindre. Jacques travaille pour Médecins du monde. À peine est-elle arrivée à Kaboul, qu’ils s’envolent vers l’Est, pour le Pakistan à Peshawar. L’idée est ensuite de faire la route de la soie, en passant par Lahore, de séjourner quelque temps aux pieds de l’Himalaya et de rejoindre Islamabad. La jeune militante a fait le voyage jusqu’à ce pays d’Asie, afin d’analyser comment dans un pays musulman une femme peut diriger un gouvernement. Benazir Bhutto occupe le poste de Premier ministre. La voyageuse comprend bien plus tard que Benazir est à l’Islam ce qu’elle-même est au catholicisme et que la magistrate est à la bourgeoisie et à l’aristocratie ce que la militante gagne à connaître du prolétariat. Pour l’assimiler, Gaëlle supportera de rester enfermée pendant dix jours. À peine arrivés à Peshawar, la guerre du Golfe est déclarée. Par un système de vase communicant jusqu’alors non investi, plus les Américains se disent en croisade, plus les proches voisins de Jacques se montrent islamistes. Les journaux et les autorités locaux aus-


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si. Les bombes pleuvent. Le consulat français refuse d’assurer leur protection. Une fois de plus dans sa vie, elle ne peut sortir. La féministe est arrivée le 12 janvier. Bush père a ouvert les hostilités contre l’Irak le 17. Entre les quatre murs de l’appart’où Jacques et son collègue Luc, un infirmier, sont logés, elle attend l’autorisation de retourner à Kaboul. Soumise à porter un voile dès qu’elle met un œil dehors, elle se sent meurtrie, tétanisée et affolée. Dix jours s’écoulent. Gaëlle essaie de fuir en tâchant de travailler. Demande à Jacques, « laissezmoi venir au bureau, je taperai le courrier, ferai le ménage ». « Non, c’est impossible ». Il est formel. La jeune femme ne doit pas franchir le pas de la porte. C’est prendre trop de risques. Elle vire folle, asticotée par la brûlure de jour comme de nuit de ses palmes de mains et de pieds qui tentent par leurs boursoufflures pourries de lui indiquer quelques signes d’état. L’angoisse essentiellement. Elle met tout en œuvre pour dépasser cette situation. En vain. Par ennui et par dépit, elle plonge dans la littérature de Luc. Dévore le dictionnaire des symboles, « L’homme et ses symboles » de Carl Gustav Jung, le Yi King, Lao Tseu. Apprend tout sur les chakras, la philosophie du bonheur, le bouddhisme. Dans cet enfer surréaliste et discriminatoire, Gaëlle tombe amoureuse. Elle a 31 ans. Il en a 45. Il est très grand, maigre, dégarni. Peu séduisant. Mais tellement charmant. Il joue les vieux pour mieux échapper à ses griffes et à son appétit sexuel. Double spoliation. Elle est privée de ses droits ci-


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viques et de ses droits sexuels et affectifs. Luc s’autorise à donner du plaisir à sa jeune maîtresse mais en aucun cas elle n’a le droit de lui en donner. Une main, toujours en veille, se tient prête à bondir sur une de celles de son amante dans le but d’échapper à l’effleurement. De son sexe, de sa peau. Un soir, les deux confrères les emmènent, Gaëlle et la jeune épouse bengali et analphabète de Jacques, au restaurant. Un triomphe. Un rêve. Chute. Le cauchemar commence à l’intérieur de l’enceinte du refuge. Elles se déguisent. Saris, voiles épais sur la tête, elles se dirigent vers la sortie. Hors de question d’investir la rue. Il faut attendre que le chauffeur vienne garer la jeep juste devant la porte. L’exercice consiste à passer de l’appartement à la voiture, sans que quiconque puisse les apercevoir. Jacques et Luc ont reçu des menaces « anonymes » des voisins qui les ont vues étendre du linge sur la terrasse. « Si vous ne savez pas tenir vos femmes, nous nous en occuperons ». Arrivés au restaurant, exercice inverse. À l’intérieur, la tragédie s’amplifie. On leur a réservé une table. Gaëlle identifie un carré de tenture qui isole un quartier du reste de la gargote peuplée d’hommes. Ce décor sur commande leur est destiné. Elle saisit des milliers d’yeux portés sur elle. Masculins. Uniquement. Bizarre. En mangeant sa soupe. Puis son ragoût. Ne peut parler. Se sent envahie. Vampirisée. Ne parle pas. Ne trouve pas de mots. Son dictionnaire personnel disparu. La fin du repas est électrique et expéditive. Même cinéma


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pour le trajet retour. Gaëlle ne voudra plus jamais sortir. Est de plus en plus angoissée. Cherche à changer son billet pour rentrer à Paris au plus vite. Impossible. Adieu les rêves de voyage pittoresque aux confins de l’Asie centrale. Gaëlle alterne soin de ses plaies et lecture. Position couchée. Elle se découvre larve. Fusionne avec ses envahisseurs. Enfin, le consulat leur donne le feu vert pour retourner à Kaboul. Respiration. Luc la balade au centre-ville. Assez cliché. L’aventurière n’a pas le cœur au tourisme. Il l’initie aux joies de la paix intérieure. Du bonheur comme philosophie. Il l’exaspère. Elle se lasse. A envie de torride. De mouvement. De bavardages. D’échanges impromptus. Sa soif de liberté la rapproche de Jacques. Il connaît son appétit de discuter avec des femmes, de recueillir leurs savoirs. Organise une visite dans un centre de soins où siège une ONG de femmes. Gaëlle rencontre une vieille Afghane et des milliers de femmes qui ont inspiré bon nombre de ses documentaires. Des bidonvilles à perte de vue. Des femmes avec parfois plus de six enfants et sans mari, très pauvres, dans des situations d’extrême exclusion, liée à la misère, à la guerre, au respect de la religion, de la tradition. Elles déploient des solutions de survie incroyables, dispensaire pour les vaccinations, séances de planning familial, mise en commun d’une machine à coudre en vue de confectionner des vêtements et de les vendre pour financer la nourriture, réparer un toit. Gaëlle se souvient de leurs visages. Éclairés, sereins et droits. Leur digni-


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té demeure sans faille dans sa mémoire. Leur intégrité silencieuse une page écrite dans sa conscience.


Les Phélines, avril 2020 jours 5 et 6 De retour chez elle, Gaëlle s’empresse de lire ses messages, téléphoniques et électroniques. Des patients, pour l’essentiel, qu’elle avait pourtant informés de son absence. Ils manifestent leur besoin d’aide, évoquent l’urgence de leur situation délicate, comme d’habitude. C’est normal. Un enregistrement suave et voluptueux d’Or, juste pour le plaisir qu’il lui procure à entendre sa voix. Elle sourit. La sexagénaire a hâte de le toucher, de sentir le plus petit de ses muscles sous ses doigts, d’écouter ses râles, de suivre la cadence de son souffle, d’apprécier ses volutes, d’organiser son sommeil. Elle décide néanmoins de prendre un break. En éprouve le besoin. Gaëlle choisit de rassembler ses esprits et ses forces pour le meilleur. En informe Or par texto. Il accuse réception sans encombre. Il la repose. La calme. La thérapeute entame une vacation de deux jours. Siestes, plats gourmands, verres de vin, romans, un peu de tri, feront l’affaire. Elle attend 15 h. Ira, pour attaquer cette parenthèse, faire un tour chez ses producteurs attitrés. Le chevrier qui a commencé la brousse et


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les affinés, le maraîcher qui doit démarrer les blettes et les radis, l’apiculteur. Elle fera un détour par le traiteur arménien pour les feuilles de vigne, le basturma, la salade de poulpe, le tarama, inéluctables. Va tenter le poissonnier pour les huîtres et la dorade de méditerranée. Il se les procure à SaintTrop’. Ça devrait aller. Sinon elle se rendra chez le boucher et lui achètera quelques tranches de son jambon au torchon divin. Gaëlle ficellera le tout par un passage chez son viticulteur bio. Trois bouteilles de sa cuvée de blanc de l’année devraient suffire. Quatre dans le doute. On ne sait jamais. Si quelqu’un s’invitait. Elle en a l’eau à la bouche. Toutes ces courses vont occuper son après-midi. Gaëlle se dirige vers la bibliothèque du salon. Un roman. Simple. Elle a envie de se régaler. En douceur. L’étagère de ses préférés. Hockengheim. Desplechin. Despentes. Beck. Scrute les dos. Les effleure. Tombe sur un accroc. Quelques feuilles dépassent. Elle réajuste ses lunettes. Extrait ces papiers. Son écriture. C’est ancien. Elle lit. « Je suis une femme sous influence, celle du travail ». Elle sourit. Et plonge dans le récit. Âgée d’à peine 18 ans, ayant brutalement interrompu ses études d’ingénieur, Gaëlle revient derechef de Rennes à Paris et se met en quête d’un boulot. Premier emploi proposé, premier pris. Caissière. De boîte d’intérim en boîte d’intérim elle perçoit le message que ses employeurs lui adressent. « Vous ne savez rien faire ». Elle décide


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d’apprendre. Une nouvelle fois. Différemment. Apprendre à savoir faire. Ses connaissances acquises jusqu’alors riment davantage avec le savoir penser. La jeune active apprend les bonheurs de la comptabilité sous les bons soins de son protecteur Nono. Il n’y connaît rien mais demande à une collègue de lui prêter les meilleurs digests d’apprentissage. Gaëlle exerce des missions d’aidecomptable. À Saint-Lazare. Dans un bureau austère. Étroit. Son travail consiste à éplucher un listing informatique à lignes blanches et vertes, dit de rejets. Il s’agit de cocher en rouge les erreurs décelées par l’ordinateur et de les noter à la main sur un carnet dévolu à cet effet. Quand le tas d’une épaisseur d’au moins 10 cm est épuisé, son chef lui en met aussitôt un nouveau devant les yeux. Et ainsi de suite, sans discontinuer, huit heures par jour. Cet épisode durera trois mois. Puis, elle devient un court moment facturière au siège de Monoprix. Des pools de femmes vérifient des piles de factures, recalculent leurs montants. Tapent les chiffres sur des calculettes mécaniques à frappe bruyante. Agrafent soigneusement le ticket craché par la machine sur la facture, le tout sous la bienveillance d’une contremaître, choucroute noire de rigueur, rouge à lèvres débordant, tailleur cintré foncé et talons aiguilles, humeur désobligeante pour le moins, personnage qu’il serait désormais déplacé d’imaginer, même pour une mauvaise série télévisée. Les seuls moments qui ne sont pas plombés par les remarques meurtrières de la mégère, dégainées systématique-


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ment dans le dos des employées et accompagnées du claquement de ses talons sur le lino du sol, s’apprécient entre collègues dehors, dans un couloir dessiné entre deux immeubles bétonnés, autour d’une gamelle ou d’un sandwich, le temps de la pause du déjeuner. 45 minutes. Gaëlle ne supportera pas longtemps cet enfer acoustique. L’aliénation du prolétariat version opéra mécanique. Vient le jour où Nono lui présente un copain qui travaille chez EDF-GDF. Édouard. Le premier de sa vie. Quel n’est pas leur empressement de la convaincre de présenter sa candidature au poste de cadre administratif au sein de la grande entreprise. La jeune fille approuve. Trois mois plus tard, en juin 1980, elle est intronisée. Dotée d’un parcours scolaire exemplaire, la nouvelle employée est immédiatement récompensée. Non seulement Gaëlle a le loisir de choisir son poste d’affectation mais elle obtient les faveurs d’un directeur qui la fait travailler pour son propre compte. Taciturne, peu affable, vieux, il passe ses journées enfermé dans un bureau sombre, les rideaux fermés. Il la reçoit toujours avec un large sourire alors qu’il traite sa secrétaire comme un robot prêt à recevoir et à traiter n’importe quel message. Cet homme est l’auteur d’un modèle énergétique et il a besoin d’émulation dans tous les sens du terme. La jeune recrue doit à ces fins se former, aux frais de la princesse, aux richesses et aux joies de l’informatique, pour devenir quelques mois plus tard analyste fonctionnelle spécialisée en informatique scientifique. Analyste. Elle développe


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toutes les émulations et hypothèses dont ce personnage singulier a besoin, projetant des catastrophes climatiques sur un échantillon démographique ou mettant virtuellement en situation de pénurie énergétique une frange de population pour voir les besoins en ressources électriques baisser. Nous sommes en 1980, en plein giscardisme, dans une France qui dit ne pas avoir de pétrole mais des idées. Cette expérience dure trois ans. Gaëlle ne se prive pas de s’imprégner de ces modes de pensée, de cette vision de la société et de l’économie y afférant. Les hypothèses ayant été toutes développées, elle est introduite par son mentor auprès de la Direction générale des services extérieurs (DGSE) pour se mettre au service d’un fin économiste en charge de l’évaluation économique des impacts environnementaux. Elle fait alors le tour des rouages d’une économie de marché, des paradoxes qu’elle connaît dans un univers globalisé, le tout par programmes informatiques interposés. La militante anticapitaliste entre par la grande porte dans cette vision unilatérale du monde, la macro-économie. Accumule des lignes de codes incompréhensibles à tous, des signes plutôt, pose des équations, rend des échantillons de population aléatoires. Joue avec des matrices. Produit des courbes. Superpose nuages de points et barres. Le virtuel. Gaëlle navigue avec volupté dans cet espace alors que le « réel reste sordide ». Son engagement syndical commence à lui jouer des tours. À la fin de sa mission à la DGSE plus aucun directeur ne souhaite recruter Gaëlle.


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Sans doute a-t-elle trop établi le lien entre virtuel et réel. Ou tout du moins, a-t-elle tenté, sans vraiment le savoir, de le faire. La syndicaliste est mise au placard. Payée à ne rien faire, elle alterne quotidiennement lecture du Monde, concours de bridge et shopping au supermarché interne de la boîte. S’équipe pour la vie et plus tard pour le futur d’Erwan. Tronçonneuse, scie circulaire, ponceuse électrique, perceuse, caisse à outils, remplissent peu à peu les placards de son appartement. Grâce aux prêts très avantageux proposés par le comité d’établissement, la jeune révolutionnaire devient propriétaire dès 1981. Elle a 21 ans. Son dévolu se fixe sur un F4 dans une cité populaire à Montfermeil bien avant qu’elle ne sache que Jackie et sa bande y habitent. En février 1983, alors qu’elle est encore en poste à EDF-GDF, Gaëlle participe à la création d’une entreprise autogérée, une maison d’édition. Une idée de Jackie. « La militance se prolonge par la création des moyens de production des journaux de la révolution ». Jackie se trouve sur ce point abandonnée par sa communauté, peu encline à se jeter à corps perdu dans la création de son outil de travail. La nouvelle amie rallie autour d’elle quatre sociétaires. Gaëlle, Sophie, Gilles et Erwan, son nouvel amant, devenu depuis successivement son mari puis son ex-mari. Les premiers commencent à se salarier en juin 1983. Gaëlle rejoint officiellement l’équipe en juin 1985, tout de suite après avoir


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quitté l’antre de l’énergie française. Jackie est attirée par son fric. Gaëlle entre tout d’abord par le capital. 20 000 francs. La complice n’est pas tant intéressée par le travail de la jeunette. Par ses compétences professionnelles. Gaëlle ne sera jamais considérée comme les autres. Sociétaire à part entière. Propriétaire de son outil de travail. Créatrice de son emploi. Elle campera l’éternel deuxième rôle. Indispensable mais en arrière plan. L’objectif de la boîte, publier. Lire des manuscrits. Élaborer des collections. S’ajoute la production des publications. Il faut maîtriser les techniques de la photocomposition et de la photogravure. La PAO n’arrivera que bien plus tard. Gaëlle apprend sur le tas. Tout. Comme les autres. Les mains dans la colle, dans le révélateur, sur le clavier. Une boîte de films, de bromure, un cutter, des pinces, des feutres rouges, une copie sous le coude. Des poubelles au sol. Plein. Des étagères emplies de manuscrits, de cartons d’épreuves, des machines sur des tables de fortune, puis enfin sur des bureaux. Des vrais. L’entreprise s’agrandit, les ouvrages proliférant, le succès pointant. Jackie et Gaëlle se chargent des embauches. Les deux copines mettent un point d’honneur à employer autant de femmes que d’hommes. Et des jeunes. Certaines ont seize ans. Beaucoup sont en échec scolaire. Gaëlle forme une foule de personnes. Des rousses, des brunes, des blondes. Des grosses, des maigres. Des timides, beaucoup. Des reconvertis, plein. Des mecs qui passent du montage papier à la PAO. Difficile. Sans


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relâche. Un rôle social d’insertion. L’éducation populaire par le travail. En février 1990, sept ans jour pour jour après sa création, l’édition est victime d’une explosion destructrice. Il faudra à peine six minutes pour que l’entreprise perde l’intégralité de ses actifs, outils de production, travaux en cours, mémoires comptable et collective. La boîte est logée dans une ancienne fonderie à Fontenay-sousBois. Un court-circuit, à l’origine du désastre, créera une étincelle qui fera exploser les produits inflammables de la sérigraphie voisine. Elle emporte le bâtiment dans son entier. Prévenues par un artiste-peintre voisin, Jackie et Gaëlle quittent leur maison de Saint-Denis pour la scène du sinistre. En quelques minutes les deux inséparables sont sur les lieux du drame. L’immeuble est éventré. Jackie en pleurs. Gaëlle en colère. Elle marche en cercles sur le trottoir opposé au spectacle. Les complices assistent désarmées à l’agonie de leur bébé ou plutôt de celui de Jackie. Les pompiers se montrent maladroits. Inutiles. Les détonations sont bien plus fortes. Invincibles. Tout part en miette. Leur impuissance n’a d’égal que leur détresse. Réunion de crise des sociétaires dans une pièce mise à disposition par une association d’artistes dans l’entrepôt d’en face. En moins de trois heures, tous les salariés tombent d’accord. Ils continuent l’activité. Pas une minute à perdre. Branle-bas de combat. Le QG se monte chez Gaëlle. À Saint-Denis. Chacun obtient sa part de corvée. Coups de fil aux clients, fournisseurs, sociétaires. Saisie de courriers sur l’unique


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ordinateur fourni gracieusement et sur le champ par un revendeur informatique. Casse-croûtes improvisés. Réunions hâtives. La salle-à-manger de Gaëlle s’est mue en un vaste chantier de reconstruction. Quelques semaines plus tard, l’équipe a investi de nouveaux locaux prêtés gracieusement par un imprimeur à Sarcelles. Nouvelles tables. Nouvelles machines. Cash rassemblé. Des entreprises privées, associatives, coopératives, des individus répondent présents. Certains viennent le soir après leurs heures de travail les aider à boucler. D’autres leur offrent du matériel. Des fournitures. Des stylos, du papier, des films. Ce vaste élan de solidarité résonne comme le symbole du possible. De l’humilité. Une espèce de mouvement humanitaire, postcatastrophe. Seul manque le concert de soutien. Quinze ans plus tard, l’édition dépose le bilan, Jackie, alors PDG et seule aux commandes, n’ayant pu faire face aux aléas de sa gestion approximative. Gaëlle en est partie en 1995, dix ans plus tôt, sur un désaccord. Le conseil d’administration décide la mise en place d’une grille des salaires afin de « coller au marché ». La même année, Erwan engage sans l’accord de quiconque un consultant dans le but de réaliser un audit sur le travail de sa collègue et copropriétaire. Il a des doutes sur la bonne gestion du parc machine et des processus de fabrication. Pilule difficile à avaler. Gaëlle bénéficie du soutien moral et oral constant de Jackie. L’auditeur fait partie de la famille des seigneurs de la révolu-


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tion. Cheveux longs, grisonnants, voix grave, tout de noir vêtu, col roulé, il a dans l’idée de la charmer. Acquis à Erwan, payé pour sa mission, il entreprend de doubler sa mise. La jeune femme s’amuse un temps du manège du séducteur. Elle a trente-cinq ans, lui cinquante et des idées arrêtées sur son aura. Ils passent des heures à parler processeurs, périphériques et optimisation système. Discutent du manque de poésie de son ancien camarade de lutte Erwan. Décidément cet aspirant expert n’est pas malin. L’auditée en découvre autant sur le dogmatisme contre-productif d’Erwan que sur son incompétence professionnelle. Le tombeur n’en avance pas moins dans la constitution de son rapport circonstancié. Erwan croit la convaincre de changer. De plier. De se mettre à son service. De se satisfaire de ses caprices. Pas son genre. Jackie met tout en œuvre pour éviter le départ de sa copine mais ne milite pas pour en éradiquer les causes. Les intestins et le foie de Gaëlle en ont soupé de ce jonglage permanent entre démocratie participative et autoritarisme primaire. Elle n’y trouve plus ses marques. Dix ans de sa vie. Dix-huit heures par jour. Un engagement démesuré. Hérétique. Un dévouement. Une foi. Celle héritée de son père. Le travail. « Nous sommes des travailleurs ». Avec cette édition, la fidèle légataire a essayé de transformer le travail, lieu d’oppression, en sujet de vie. Elle est alors convaincue que l’entreprise autogérée qu’ils ont créée incarne l’apprentissage de la gestion collective d’un bien commun. Est certaine


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qu’en ses enceintes l’analyse féministe des rapports de pouvoir et d’oppression prend tout son sens. Qu’ils décident et situent qui gère, par quels moyens, comment ils répartissent les richesses et comment ils déjouent les divisions de classe, de race ou de sexe. La fervente militante croit simplement que le travail, avec un grand T, personnifie la résistance. De fait, elle interprète magistralement l’idéologie paternelle. Gaëlle joue son rôle. En beauté. Avec classe. Et se le prend en pleine gueule. Elle s’extirpe de ce cloaque pour arrêter de travailler. Définitivement. Prendre sa retraite. En finir avec le travail. À 36 ans. Elle reçoit immédiatement des propositions. Refuse. Pas longtemps. C’est ridicule. Elle est incapable de ne pas usiner. Trois mois après avoir déclaré sa recherche d’emploi à l’ANPE, Gaëlle propose ses services à une association dans la cité proche de chez elle qui donne des cours d’alphabétisation. La retraitée précoce accorde deux heures de son temps hebdomadaire à des personnes dans le besoin. De fil en aiguille, elle se réveille en train de fabriquer des livres ou de former à ces métiers. Scénariste pour une série télévisuelle éducative, dans des ministères. Consultante chez Danone. Un choix. La militante donne suite à sa formation économique. Elle l’a amorcée chez EDF-GDF, alors publique, un complément sur l’économie capitaliste, le libéralisme et la mondialisation s’impose. Cette multinationale de l’agro-alimentaire alimente ses réflexions


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enflammées d’alors. Un très bon exemple pour comprendre de l’intérieur comment marchent les délocalisations, les fusions/acquisitions, les cours du marché, les dérégulations, la croissance. L’apprentie économiste scrute depuis le cœur. Les conseille sur les contenus de l’ensemble de leurs produits de communication électronique. Le début de l’Internet. Elle connaît les moindres détails de la machine à confectionner le profit. Les services, les usines, les marques, le système des filiales. Les histoires de normes, les stratégies marketing, les alliances. Gaëlle y reste un an. Jusqu’au début de l’altermondialisation. Un autre monde est possible.


Les Phélines, avril 2020 jour 7 Aujourd’hui, Gaëlle a pris trois patients. Dont une femme de ses préférées. Chaque séance passée en sa compagnie lui procure un doux mélange de stress et de délectation. La thérapeute se réjouit à chorégraphier des pirouettes autour de ces récits, à tournoyer autour d’interprétations que l’habituée estime encore être des faits, pour mieux lui proposer paraboles, ponts et autres associations d’idées. Elle capte ses triangulaires, les effets miroirs, celui qu’elle lui offre et qui lui sert à taper sans scrupule et en toute impunité sur tous ceux qu’elle a aimés ou aime encore. La patiente commence à connaître son analyste et joue de cette perception pour lui glisser des propos emplis de sens dont elle dit d’emblée qu’ils vont lui plaire. Parfois, elle la met au banc des accusés, lui reprochant au choix manipulation, mépris ou encore maladresse. Elle s’essaie également à la mise en cause de son professionnalisme. Des bijoux, en colliers, par paquets de douze. Du transfert comme la psy l’aime. Au début de son exercice, Gaëlle a connu la peur, la peur de mal faire, de ne pas être du niveau, de risquer la vie de


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l’autre. L’ennui aussi. Combien de fois fallait-il revenir sur la même chose ? Comment les patients pouvaient-ils déployer autant de résistances ? Elle a assez vite compris que son propre inconscient lui jouait quelques tours de son choix. La jeune praticienne se mettait, comme depuis le début de son existence, en situation de recherche d’obligation de résultat, d’effectif, d’opérationnel, avec pour but final de plaire. D’être utile. Il fallait qu’elle réussisse, qu’elle soit appréciée, reconnue, validée. Lourd héritage d’un parcours scolaire exemplaire, symbole d’une rupture avec le destin de prolétaire, pilier de son existence. Gaëlle a toujours aimé dire qu’elle est « quasiautodidacte et inculte ». En primaire comme au secondaire, elle a inlassablement joué les élèves brillantes, occupant le poste indétrônable de première de la classe. Sa scolarité commence à Sarcelles dans le quartier dit de La Folie. Nous sommes au début des années 1960. La petite fille commence à prendre l’âpre mesure du racisme. Les HLM jouxtent les bidonvilles et elle partage sa primaire avec des élèves, algériennes pour la plupart, qui parlent assez mal français. Elle est le témoin des affronts et discriminations dont ses congénères sont victimes. Étonnamment épargnée, alors que fille d’immigrés, elle observe. Analyse les raisons de cette différence de traitement. Une question de stigmate. Déjà très intégrée avec ses robes blanches cousues sur mesure et ses rubans en satin. Sans


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accent. Un jour, la cancre de la classe, une « bonne Française » aux dires de la directrice, craque une allumette en plein cours. Interdiction formelle. L’ensemble des présents a repéré l’auteure du délit. Y compris l’institutrice qui avance vers une Algérienne avec une règle en fer. Elle la roue de coups. La Française ne se dénoncera jamais. L’instit’ne connaîtra aucune sanction. Nassera acceptera de la boucler. Recevra le prix de camaraderie à la fin de l’année sous les applaudissements du corps enseignant. Cet épisode compte comme l’un des déclencheurs de l’allergie des profs de Gaëlle. Quand ses parents décident de quitter Sarcelles pour Rueil-Malmaison, la gamine est en 6e et passe en 5e. La barque se retourne entièrement. Elle devient, tout en conservant sa place de première, la bronzée, la basanée, l’étrangère, « celle qui amène la crasse ici », lui susurre une copine de classe alors qu’elles reviennent en car d’une sortie au Théâtre des Amandiers de Nanterre. La fille d’immigrés déchiffre la « réalité des bourgeois, de leurs autosatisfécits et la dure matérialité des divisions de classe et de race ». Gaëlle n’est habillée comme personne. N’a pas de pull marin bleu marine. Pas de Lewis non plus. Pas de tee-shirt Petit bateau. Ne parle pas la même langue. Ne lit ni Balzac ni Montesquieu. N’est pas invitée aux anniversaires des autres. Met cette mise à l’isolement sur le compte de sa gueule et de sa place de fayotte. Reste au fond de la classe, ce qui lui vaut assez tôt, à treize ans, des lunettes à verres très épais. Quelques


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années plus tard, en 1975, la bonne élève obtient un bac C sans mention. Elle a participé à beaucoup trop de grèves lycéennes pour mériter plus. A heureusement raflé quelques points grâce à l’option « couture ». La fille de Candida confectionne avec succès pendant les quatre heures de l’épreuve une chemise turquoise avec col et martingale. En est très fière. Puis, la bachelière attaque sans vraiment le choisir les classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques. Hypotaupe, et taupe au lycée Louis le Grand à Paris. Taupe M’, l’élite de l’élite. Elle y rencontre Pierre. Frère de classe et de lutte. Il leur arrive, assez régulièrement, de se pinter au pastis, sur les bancs de bois incrustés dans le mur des classes du prestigieux lycée parisien. La marque d’un lien qui ne se rompra jamais. Gaëlle hume en parallèle les parfums de la sexualité. Le simple fait d’emprunter le RER et de fréquenter ses banquettes bleues tendre lui donne des ailes. La décapsule de son enclos parental. Nono lui présente une bande de jeunes issus de ses classes de grammaire. Parmi eux, il prête une attention particulière à un garçon, Claude, que le protecteur livre crû à la fringale de sa petite sœur. Elle, découvre les jeux du sexe. Sur la banquette d’un café non loin du lycée. Mains baladeuses, masturbation mutuelle, sous la table, orgasmes fugaces et non partagés, cachés et non assumés. Gaëlle décampe pour fuir la furie de son père, s’essayant à une école d’ingénieur à Rennes, spécialité « mécanique des fluides », pour mieux la quitter un an plus tard. À peine partie pour Rennes,


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ses parents ne tardent pas à rejoindre la province tant attendue. Vente de l’appartement à RueilMalmaison et du vestige de la maison de campagne achetée un peu plus tôt à Roujan dans l’Hérault, pour un pavillon Phoenix dans un lotissement à Mèze, aux commissures de l’Étang de Thau entre Sète et Agde. Ils ne reviennent à Paris que par obligation à la période de Noël, pour « faire plaisir aux enfants et aux petits-enfants ». Candida reconquiert dans l’enceinte de cette nouvelle propriété le jardin de ses trente ans. Elle y plante mimosa et autres fleurs lumineuses et chatoyantes. Dario y peaufine un potager à l’ombre d’un figuier. L’heure est à la musique des cigales. À la résurrection d’un Pagnol emprunté. Loin des enfants. Enfin. À l’école d’ingénieur, elles sont deux filles dans une classe de quarante-quatre étudiants. Gaëlle et Sylvie subissent le sexisme ordinaire associé à ce type d’études. Bizutage, mains au cul, drague bestiale, blagues grossières de la part des autres. S’ajoute la ségrégation orchestrée par les profs qui leur donnent, en cours de soudure, des bougeoirs en fer forgé à réaliser chacune de leur côté alors que les garçons, groupés par quatre, produisent une table de salon, qui les écartent, en cours de mécanique, des moteurs et des boîtes de vitesse lorsqu’il s’agit de les démonter. Les deux étudiantes sont les victimes et les actrices de leur propre discrimination. En bonnes gamines capricieuses, elles ne peuvent pas se blairer. Elles pénètrent de concert, les regards divergents, un milieu hostile, pour ne pas dire en-


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nemi. Pendant ces trois longues années, Gaëlle connaît dans ces classes prépa et cette école d’ingénieur, le rude sort réservé aux filles qui embrassent la carrière scientifique. A vécu la non mixité de la seconde à la terminale. Que des filles. La récupère à l’inverse. Entourée quasi uniquement de garçons, boutonneux pour la plupart, carriéristes dans leur grande majorité, d’une sexualité hésitante et basique dans leur globalité. L’idéologue reste déterminée. Punaise des tracts féministes de son crû sur le tableau d’affichage réservé à cet effet, méprisant avec plaisir les canulars ras-du-slip de ses coétudiants. Quitte cet enfer, pas tant pour ce qu’il est. Gaëlle vit en parallèle « deux autres oppressions : le sexe et l’argent ». Son mec Claude dispose d’elle comme d’une caisse de libre-service. Il passe et se sert quand et comme il veut. Pas de place à l’affection. Au plaisir. Ses origines sociales n’autorisent pas la jeune fille à étudier sans travailler, sans suer des aisselles, sans graisser des coudes. Ces études d’ingénieur ne lui laissent pas le temps de travailler, de gagner sa vie. Gaëlle ne la gagne pas. Partage difficilement le coût du loyer avec Pierre qui lui aussi a opté pour Rennes. Paie difficilement l’essence de sa mobylette qui lui permet de se rendre de l’appart’au campus. Mange le moins possible pour tout claquer dans les billets allerretour Paris. Dario lui a alloué 600 francs mensuels dans sa comptabilité générale. En 1977, sa part de loyer s’élève à 350 francs, incluant celle de Claude qui ne travaille pas, l’essence de sa mobylette


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80 francs et la SNCF le solde. Gaëlle gagne quinze kilos. Le prix à payer pour manifester sa différence de classe. Pour isoler les priorités de ses parents. Quinze kilos de trop. Elle prend rendez-vous avec le directeur de l’école et l’informe de son souhait de quitter son établissement. Une première. Un inédit. Il tente de l’en dissuader. En vain. Les airs condescendants du maître des lieux renforcent sa thèse. Ce monde n’est pas pour elle. Là s’arrêtent ses études sanctionnées par une licence de mécanique. Elle traîne encore aujourd’hui ce diplôme comme une blague. Mécanique. Drôle. Licence. Énorme. Gaëlle est fière d’avoir deux grand-mères illettrées, non alphabétisées en français. Toutes deux ont en commun d’avoir pratiqué, à partir de l’âge de douze ans, le métier de lavandière sur les quais méditerranéens, à Malte, en Italie, en Algérie. Madeleine et Simone prenaient en charge le linge des marins, leur reprisage et peut-être d’autres tâches moins avouables. Un moyen de survie qui les a rendues en apparence fortes, résistantes. Savaient tout faire. Dans l’ombre et dans le silence. Elles ont connu plus de treize grossesses, donnant chacune naissance à huit enfants. Ce n’est que quand ses filles ont grandi, vers l’âge de 50 ans, que Madeleine, la Maltaise, arrête définitivement de travailler. Prie assise devant la fenêtre de la cuisine. Rien d’autre. Égrène sans fin un chapelet. Jusqu’à sa mort. Simone continue les ménages longtemps. Arrivée en France, elle s’installe chez une de ses filles Ginette. Le repos sera


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succinct. Elle mourra rapidement. Matthiew et Mathieu quant à eux, outre leur prénom, connaissent une histoire commune. Tous deux ne savaient ni lire ni écrire et n’étaient pas français. L’un, maltais, s’installa sur le tard comme vendeur de souvenirs dans les rues d’Oran en Algérie, pour venir s’échouer dans le HLM de Sarcelles où il décéda trois mois plus tard d’une rupture d’anévrisme. L’autre, d’origine italienne, obtint la nationalité française « après avoir fait la guerre pour les Français en 1418 et s’être illustré aux Dardanelles ». Sa nationalité nouvelle n’était mentionnée que sur son carnet militaire tout autant que « son origine inconnue ». Il mourut d’une gangrène, assez jeune, bien avant la naissance de Gaëlle. Cet arriéré en poche, la thérapeute et ses trois frères représentent la branche familiale qui a poursuivi le plus d’études. Ses cousins et ses cousines se sont, pour la plupart, arrêtés au BEP ou CAP. Sur les quatre enfants de Dario et Candida, trois ont passé et obtenu leur bac. Deux ont fait des études supérieures. Gaëlle soupçonne que cette situation l’a tenue à l’écart des autres. De ses parents, frères, cousins, cousines. Un paradoxe permanent. Une contradiction qui alimentera chez elle le doute, le besoin de se justifier, de se légitimer. Ou de se taire. Une différence qui lui vaudra de la part de son entourage des louanges hypocrites, l’ignorance choisie de son parcours professionnel, l’incompréhension soutenue et appliquée de son


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métier, de sa façon de le pratiquer. « Tu fais des films c’est bien ça ? J’ai dit à la voisine, que tu faisais des films ». Candida s’escrime toujours à ne pas entendre que sa fille écoute des gens à longueur de journée et que son exercice s’appelle la psychanalyse. Gaëlle lui a répété mille fois. « Oui, mais tu les filmes tous les gens que tu vois ? ». L’incomprise a laissé tomber. Ne veut plus lui expliquer que sa relation au savoir, à la connaissance n’a cessé de bouger. Qu’elle la fait vibrer. Qu’elle la nourrit. Qu’elle l’inspire. Cette quête de savoir, cette perception de l’enseignement, de l’école la ramènent sans détour à ces jeunes filles rencontrées en Cisjordanie dans les années 1980. À peine âgée de 23 ans, Gaëlle décide de partir sur les traces fantasmées de ses ancêtres. Elle a des idées bien arrêtées sur ce qui est juste et sur ce qui ne l’est pas. Les massacres du camp de Sabra et Chatila au Liban résonnent comme un coup de tonnerre, une barbarie qu’il lui faut combattre sur le champ. La jeune militante adhère à une association de soutien au peuple palestinien et décide de partir immédiatement pour le pays du cèdre. La zone est en conflit et elle n’obtient pas son visa. Elle se rabat sur Israël et la Palestine. Ce qu’elle saisira en ces lieux se révélera tout autre que ce qu’elle sera venue chercher. La Palestine représente la première étape d’une longue marche initiatique vers une possible identité d’Arabe. Égypte en 1986, Afghanistan en 1991, Émirats arabes unis en 2005. Gaëlle a la peau mate, les yeux noirs, les cheveux fins, longs, raides


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et noirs. Jusqu’en 1983 où elle se rase les cheveux. Sur les photos de ses cartes d’identité, elle apparaît avec deux rituelles nattes tressées serré, assorties chacune d’un ruban. Durant sa jeunesse, Dario la surnomme « Perle de rosée ». Pour la flatter. Il suggère que sa fille ressemble à une Indienne. Une Cheyenne. Elle, n’a de cesse de dire à Candida « tu ne me coiffes jamais comme une Française ». La gamine reproche à sa mère de la distinguer de la masse par ses coiffures. Elle part en avril 1983 en Israël « sauver mes frères ». Y croise une Palestinienne, son aînée, qui impressionne son esprit. Première et seule femme à se présenter aux premières élections présidentielles contre le « leader maximo », Yasser Arafat, quand elles ont lieu en janvier 1996. Avec Yasmina, Gaëlle attrape le virus de la mémoire de la résistance des femmes et de l’économie qu’elles savent créer. Yasmina est à l’origine depuis 1948 d’une école pour filles à Ramallah où l’on enseigne la littérature et les mathématiques, la broderie, la poterie et les danses traditionnelles, la pâtisserie, la cuisine et la couture. Ses étudiantes se moquent de l’anglais de la Française, bien pauvre comparativement au leur. De sa connaissance de l’histoire locale. La colonisation britannique. La Shoah. Les accords euro-arabes. La militante écrit : « Le chemin serait long, mais les bras ne manquent pas pour transmettre la mémoire d’un peuple, né sur cette terre, démantelée, fruit incestueux de la colonisation et du fascisme génocidaire ». Ce travail passe par la nourriture et


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l’éducation des populations. Ces jeunes femmes patriotes l’ont compris. Elles étudient autant la façon de cultiver la terre que de faire la cuisine, de transmettre l’histoire, les sciences politiques, la littérature, l’art, l’anglais. Une d’entre elles, au regard vif, la prend sous son aile et lui fait visiter les lieux de fond en comble. Lina lui sert de guide et d’interprète pour la journée. Elle lui explique qu’alentour les écoles restent fermées une demijournée sur deux, par décret de l’autorité israélienne, les filles remplaçant par alternance les garçons. Les fermetures sont si longues que les professeurs acceptent les écoliers de tous âges dans l’espoir de rattraper au mieux le temps perdu. Les brigades israéliennes armées patrouillent à l’heure du couvre-feu quand la nuit tombe en fin d’aprèsmidi. Sa guide rentrée chez elle, Gaëlle s’attable aux terrasses d’un café en attendant son taxi pour Jérusalem. Elle observe le manège de ces véhicules blindés. Ils l’effraient. Lui plaisent. Ils embouteillent ce qui pourrait faire office de place. L’ambiance lui rappelle celle de la rue Rodier où l’amenaient ses parents quand elle était si petite. En plus de l’odeur, elle se délecte de fallafels, houmous et autres salades de légumes assaisonnées d’huile de sésame. Les nappes à carreau complètent le tableau. Et ces hommes, tous ces hommes. Typés. Il y a si peu de femmes. Comme dans le IXe arrondissement.


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Plus au Nord, à Naplouse, Gaëlle entend dans la bouche d’un vendeur d’épices qu’on ne naît pas Israélien, on le devient. Le sort de tous ces Palestiniens, dits arabes, qui se découvrent magiquement sur la terre d’Israël au lendemain de 1948. Ni dans les territoires occupés, ni exilés, ces Palestiniens se noient dans la masse israélienne. Ils sont seuls à avoir le droit de vote dans cette société extrêmement libéralisée. Le shekel, la monnaie nationale, ne vaut rien, générant une inflation grimpant jusqu’à 400 % dans l’indifférence totale, tant tout se joue en Bourse. À Jérusalem-Ouest, des milliers de badauds se tassent devant les vitrines des banques. Elles donnent à voir des séries d’écrans offrant les cours des valeurs en continu. En chute. En hausse. Les rues en sont transformées. L’étrangère est gracieusement hébergée par des étudiants. Fort sympathiques. Un soir, après à peine trois jours d’hospitalité, alors qu’ils discutent de leurs parcours respectifs, la militante se lâche. Elle est venue bouter les juifs hors d’Israël, « ce pays plus qu’injuste, puisque inique, illégitime. Les jeter tous à la mer ». Elle se prend illico un coup pied au cul et se retrouve avec ses affaires en vrac, puis son sac à dos, à l’extérieur de l’appartement. Ce n’est pas aussi simple. À partir de ce palier d’immeuble, elle marchera kilomètre après kilomètre à la rencontre de personnes aux parcours singuliers. Gaëlle jongle entre taxi juif et taxi palestinien, bus jaune et bus bleu pour se rendre partout. Un kibboutz au Sud, près du désert du Néguev. Elle y ap-


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précie la culture collective. Celle de la terre où poussent miraculeusement légumes et fruits variés. Celle de ses membres engagés à défendre un idéal, le socialisme utopique. Les journées comme les soirées y sont chaudes. Soleil et débats nourris œuvrent. La curiosité et la recherche d’inconnu animent les regards pendant l’arrosage, le désherbage, la cueillette, la cuisine, les repas. Un monastère à Bethlehem. Une famille palestinienne chrétienne orthodoxe l’accueille pendant une semaine. Dans ce lieu, tout parait calme. Échapper au conflit. La jeune femme y découvre une forme de sérénité, un élément du puzzle de ce que peut vouloir dire le mot « paix ». Le père, Majdi, très pieux, organise sa visite d’un centre pour enfants. Elle y côtoie des garçons blessés, mutilés pour certains, après avoir manifesté dans la rue et s’être pris des balles en plastique dans la gueule, dans le bide, dans les guiboles. Bien avant la première Intifada. Un soir, à la nuit tombée, la mère, Rima, lui montre à l’horizon la ligne des oliviers plantés par leurs ancêtres, « il y a des siècles ». Elle vogue vers Hébron en grève. Rideaux de fer baissés, commerçants muets, en signe de protestation. Les colonies juives n’existent pas encore mais les projets sont bien là. Quelques manifestants la prennent à témoin. Hurlent. Il faut qu’elle explique aux Européens. Qu’elle dise ce qui va se passer. La route du Jourdain. Traversée d’oasis, de morceaux de désert. La plénitude comme la désolation. Des villages qui se construisent, d’autres détruits, depuis longtemps déjà, qui


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laissent place à des ruines. Gaëlle y croise des touristes. Contents. Enchantés. De leurs vacances. Le décalage s’installe, se cimente. Elle se dirige vers un kibboutz du Nord, à la limite du Golan, pour lequel elle a des références. Un ancien copain de Jackie l’a introduite. Il connaît son créateur. Yvan. La militante s’y rend en confiance. Contente de donner des nouvelles. Le contraste avec la communauté qu’elle a connue peu de temps auparavant est conséquent. Pas tant pour son environnement, plutôt aride, mais pour son accueil, ses coutumes et ses activités. Quadrillés de fils barbelés, des entrepôts de PVC structurent ce lieu de vie peu hospitalier. Cantonnée à la porte, Gaëlle se soumet, après de nombreux conciliabules avec la vigie vêtue d’un costume militaire, à la consultation du « chef ». Yvan. Sec, grand, sévère. Elle s’apprête à lui donner le bonjour de son ancien pot’. Il la coupe net. Fait signe à un mec qui manœuvre au loin un engin de fou dans le but de rassembler de longs tubes de PVC et d’amasser des tas bien rectangulaires. Hayom arrête aussitôt et s’approche. Un truc pend le long de sa jambe. Une mitraillette. Yvan expose la situation. L’intruse accepte l’offre du kibboutzim de la prendre en charge. Elle peut enfin pénétrer la forteresse. Armes au poing, son hôte lui présente sa chambre. Elle y dormira. Hayom s’excuse de ne pouvoir la garder plus d’une nuit. Il a l’air gêné. Timide. Soumis. Yvan lui a dit qu’elle doit repartir dès le lendemain matin tôt. Gaëlle est prise d’angoisse. Se retrouve seule dans la chambre d’un


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mec qui a tous les pouvoirs. Il l’enjoint de venir dîner. Se montre très gentil. Attentionné. Se veut accueillant. À la cantine, elle tente une approche d’Yvan. En vain. Il a du travail. Timidement, elle établit le contact les autres membres. Essentiellement des Français d’origine ou expatriés d’Afrique du Nord. Karine, sa voisine de table, se prend de sympathie pour l’invitée. Les deux Françaises parlent de Sarcelles. Karine connaît bien cette ville de banlieue parisienne et met un point d’honneur à fignoler l’éducation politique de Gaëlle. Elle parle fort. Lui inculque, à haute dose de diktats, la différence entre Ashkénazes et Sépharades. Les premiers viennent d’Europe de l’Est et sont au pouvoir. Les deuxièmes dont elle est, viennent d’Algérie, Tunisie, Maroc et du Sud de la France et sont au travail. Après l’avoir entretenue tout au long du repas sur les malheurs qui pleuvent sur « les juifs de la terre entière », Karine invite Gaëlle au spectacle d’un match de football qui oppose l’équipe du kibboutz aux « Arabes » du village voisin. Le spectacle est sordide. Le match mauvais. Sans intérêt. Les supporters « côté juif » ne cessent de proférer insultes et menaces à l’encontre de l’équipe adverse. Assises sur des gradins de fortune, Karine et Gaëlle rebondissent à chaque mouvement de masse. Excitée, sa conseillère du jour en rajoute. « Les Arabes, c’est comme les mouches, il faut les écraser, un par un ». La propalestinienne rejoint abasourdie sa cellule pour se faire réveiller quelques heures plus tard par le


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commandant du camp. Il la pousse au-delà des barbelés et pose son sac à dos à ses pieds. Sans un mot. Il est cinq heures du matin. La jeune femme est en plein désert. Pas de bus, pas de voiture. Elle marche. Marche encore. Il fait frais. Après quelques kilomètres, une voiture la prend en stop et la rapproche d’Haïfa où elle a pris contact avec une féministe. Avant de taper à sa porte, Gaëlle traverse le port immense. À pied. Elle est épuisée. Traîne. Derrière une énorme grue une bande de jeunes hommes est planquée. Ils la matent. Elle ne les a pas vus. Ils s’approchent. Très près. Elle imagine immédiatement le moment où elle va se faire violer. Elle n’a plus de force. Les images défilent en vrac. Les baffes. Les coups. Les vêtements arrachés. La bite. Paf. Rien. L’acte ne vient pas. Elle ne sait dire pourquoi. Trou noir. Reprend sa route. Après avoir avalé un café, Gaëlle se dirige vers l’adresse de Lea. Un quartier coloré. Elle se croit en Italie du Sud. Avec ses petits appartements ouverts sur la rue, le linge aux fenêtres, les odeurs de cuisine. Cette féministe l’éclaire sur les termes du combat local. La lutte contre le patriarcat et pour la paix. Les alliances avec les homologues palestiniennes. Les deux militantes prennent la route. Direction Tel Aviv. Grande ville, des buildings à perte de vue. Une ressemblance étonnante avec la banlieue Est de Paris. Elles participent à des réunions. Des marches pour la paix se préparent. Les féministes y jouent un rôle important. Elles discutent des conséquences et des ennuis que certaines commencent à rencontrer.


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Gaëlle se régale. Les deux complices boivent des coups aux terrasses des bars jusque tard dans la nuit. La Française se sent libre. Le dépaysement est loin. L’oppression aussi. Retour à Jérusalem. Elle s’y plait. Y approche des personnes qui chamboulent ses idées reçues. Une vieille femme, juive polonaise, mère du copain qui l’introduit auprès de tous les autres. Maya est sur son lit de mort à l’hôpital. Elle a 83 ans, a fui les pogroms de Pologne au début des années 30. A créé avec d’autres le premier kibboutz socialiste. Au nord de la Palestine. Dans un souffle, elle confie à la jeune femme son désolement. « Je ne comprends pas. Pourquoi faisons-nous au peuple qui nous a ouvert les bras ce que nos bourreaux nous faisaient endurer ? Ce n’est pas juste ». Elle pleure. Gaëlle aussi. Elle part médusée. Une jeune exilée juive persane. 28 ans. Hannah lui fait découvrir Jérusalem-Est, ses quartiers. Celui des Arméniens, des peuples oubliés, ses ruelles vivantes avec les cafés, leurs narghilés et leurs jeux de jacquet. L’immigrée se sent chez elle. À l’opposé de la vieille cité, le quartier juif orthodoxe. Un panneau à l’entrée, en hébreux et en arabe, signifie au visiteur que les femmes n’y sont pas les bienvenues. Si toutefois elles se risquent à le pénétrer, elles s’engagent à porter le voile. Elle se prête à la loi. L’accueil qu’on leur y réserve est à la hauteur des prédictions du panneau. Austérité et silence les accompagnent. À l’angle d’une rue, de jeunes garçons cachés derrière un angle de mur leur jettent des pierres. Les femmes et les filles qu’elles


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croisent sont rassemblées, l’œil vide, les vêtements rustres et longs, leur couvrant à peu près tout le corps. Les garçons portent kippa et papillotes. Les hommes revêtent redingotes et feutres noirs. Leurs regards sont assassins. Hannah lui explique que les juifs orthodoxes se revendiquent anti-sionistes. Ils considèrent historiquement le mouvement de Sion comme traître à l’œuvre de Dieu, à la création du temple sur la montagne Sacrée, là où se trouve la mosquée au dôme d’or, El Aqsa. L’analyse de Gaëlle s’affine. Une Roumaine, 30 ans, féministe, trotskiste et anti-sioniste. Un soir où elle l’invite à dîner chez elle en compagnie d’Hannah, Rodica lui explique que, dans son pays, les choses se sont présentées comme un dilemme. « Tu as le choix. Soit tu pars en Israël, soit tu croupis et finis tes jours en prison ». Ceausescu n’aime ni les gauchistes ni les juifs. Israël a besoin de se peupler. L’équation est simple. Celle des vases communicants de la tyrannie. Rodica lui parle d’un couple de militants juifs anti-sionistes. Connus. Leur téléphone le soirmême. Ils acceptent de la recevoir. Gaëlle ne cache pas son enthousiasme. Jacques, français d’origine, a immigré en Israël afin d’étudier la théologie et le Talmud. Il se convertit au gauchisme, crée les premiers comités de soldats, la coalition de la gauche pour la paix, un journal d’opinion et bien d’autres lieux d’agitation. Ces activités valent de passer plusieurs jours de sa vie sous les barreaux. Il marque sa désobéissance au sionisme par tous les moyens. La répression qu’il affronte lui rend bien. Tali est avo-


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cate. Israélienne, elle défend les droits des Palestiniens. Un jour, alors que Gaëlle l’accompagne à Gaza, elle plaide l’acquittement d’un jeune Palestinien qui a manifesté pour l’autonomie de la bande. Elles se rendent dans le repaire d’un tribunal. Les Palestiniens sont jugés par des militaires israéliens à huit clos. Pas de famille. Pas de soutien. L’homme fait face à ses accusateurs. Tali plaide avec une ardeur qui impressionne Gaëlle. Met en avant le jugement politique. Le procureur ordonne la fin du procès. Elles sortent. Le tribunal est contigu à la prison. Contre les longs murs, une file de femmes. Elles attendent. L’occasion de voir un fils, un mari, un père. Peut-être. Tali emmène son invitée visiter la ville. Elles croisent Mohamed, un militant palestinien que l’avocate semble connaître. Ensemble, ils traversent un bidonville. Une ville. Pas d’eau, ni électricité, ni assainissement. Sur leur chemin, des enfants à peine vêtus jouent dans les ruelles de sable. Une femme sort de chez elle, un seau dans les mains plein d’excréments et jette son contenu sur l’immondice juste en face. Leur guide tonitrue des injures à l’égard de l’administration israélienne. Il mélange allègrement les termes « juifs » et « israéliens ». Une Française est là. Gaëlle. Il s’en donne à cœur joie. Et la pauvreté ceci et les martyrs cela. Il la prend par le bras. La fait librement entrer dans la demeure d’une femme puis d’une autre. Ces mères lui exhibent les portraits bardés du keffieh de leurs fils disparus. Les « martyrs ». Trois à quatre


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thés plus tard, la jeune militante s’entend dire qu’heureusement « Allah est grand ! ». Pour la première fois de sa vie, elle intercepte les mots Jihad, guerre sainte et Hamas, organisation islamiste palestinienne qui ne se créera officiellement que cinq ans plus tard. À la veille de reprendre le chemin de l’Europe, Hannah organise un périple incroyable. Gaëlle est emportée par une jeep vers le Sud non loin de Bersheva. Elle va rencontrer des Bédouins. L’affaire d’une nuit, elle plonge dans l’ambiance feutrée et pauvre de ces gens, ignorés de tous, considérés par les Palestiniens comme collaborateurs de l’occupant. Ils vivent sous des tentes dans le désert. Une vieille femme, très ridée, éclairée par la lueur d’une bougie, lui offre aux yeux de la tribu réunie sous sa tente un sandwich géant. Dans un langage improvisé, la sage l’invite à l’avaler entièrement et à ne pas le partager. Le proposer les aurait déshonorés. Tous. Personne d’autre ne mange. Ces yeux la scrutent avec curiosité et intérêt. Ils veulent eux aussi qu’elle témoigne.


Les Phélines, avril 2020 jour 8 Or, cet amant si lumineux, a passé la nuit chez elle. Gaëlle est folle amoureuse de cet homme, rencontré récemment au détour d’un séminaire entre confrères sur la nécessaire complémentarité des approches thérapeutiques. Un psychologue clinicien de Marseille, Rodolphe, avait exprimé son souhait de filmer quelques-unes de ses séances pour les utiliser comme supports de cours à la fac. Il avait besoin de quelqu’un pour assurer le cadrage, non des entretiens mais des images. Il avait eu vent des expériences passées de sa collègue et lui avait proposé une association bien honnête. Son approche intéressait Gaëlle et elle avait accepté. Or, un des patients de Rodolphe, s’est imposé. La première fois qu’elle l’a vu, jeune, grand, chauve, banal, les mains dans les poches, le regard évasif, elle y a prêté peu d’attention et a replongé dans ses câbles. Puis, l’œil rivé sur la caméra, sur la capture des gestes, des assises, des comportements, le micro éteint, Gaëlle n’en a pas moins entendu les propos. Les séances se sont succédées. Elle a appris qu’il est jeune parent et sculpteur. Or a évoqué en boucle


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son principal souci. Son fils, âgé de trois ans, à qui il craint de transmettre l’arsenal parental, sans le dire si frontalement. Le petit bout l’a bien compris et sollicite son père jusqu’à l’épuisement. Tensions nerveuses, musculaires se manifestent davantage, rendant la pratique de la sculpture de plus en plus pénible. Ses mains témoignent à elles seules d’une souffrance mal maîtrisée. Sa posture récite les stigmates d’un dos endurci, rendu inflexible. Sa persévérance l’a rendu à chaque fois plus sympathique. Jusqu’au jour où en fin de séance il a abordé la cadreuse prétextant s’intéresser à son installation. Ils sont allés boire un verre, puis deux, en oubliant totalement l’individu qui les réunissait. Le charme de cet être à la fois sévère et doux a fait son effet. Gaëlle l’a invité aux Phélines un week-end avec sa dulcinée. Or est venu seul. Ils sont facilement tombés dans les bras l’un de l’autre, pris dans la puissance d’un désir tant inexplicable qu’inattendu. Gaëlle affectionne particulièrement sa maladresse. Aujourd’hui, elle ne se prive plus de sa délicatesse. S’explose à lui toucher la moindre parcelle de peau, à caresser ses poils fournis, si doux. S’engouffre chaque fois davantage dans sa chaleur, se noie dans ses humeurs. L’aspect charnel de ce contact l’envahit jusqu’à l’exténuation. Il la nourrit chaque fois un peu plus. Il transige avec son équilibre. Elle s’offre comme jamais. Tout en écoutant le dernier patient de sa journée, Gaëlle se prend en flagrant délit de digression. Tous les malaises, mal-êtres, angoisses, peurs, troubles de son amant, ont une


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raison d’être. Ils animent son existence faute de plénitude. Ils enrobent son quotidien pour le détourner de la sérénité. Ils témoignent comme alimentent son défaut d’harmonie spirituelle, émotionnelle, sexuelle. Ils se conjuguent au présent pour l’éloigner de la liberté. La mélancolie est une religion comme une autre. Une croyance à laquelle certaines personnes se raccrochent pour mieux faire office d’être. Une idéologie de la souffrance, du drame, de la tragédie. Un intégrisme à vocation délétère. Le voile du non-être. Autant de prismes que Gaëlle a expérimentés avant d’emprunter le chemin de l’exercice de la psychanalyse. Une longue randonnée, plus ou moins facile, mais dont elle connaissait la destination. La paix. Son ancrage. L’adolescence. Jacques marié, Robert au pensionnat, Nono parti, la seule fille de la fratrie vit très longtemps seule avec ses parents. Dario ayant commencé à travailler dès son plus jeune âge, à 13 ans, au service de la Marine nationale française, obtient de partir en retraite très tôt, après 38 ans de loyaux services. Quand il a 51 ans, il décide de quitter le HLM pour une résidence à Rueil-Malmaison. Le début de la rupture avec un passé marqué au fer par les aventures à Sète comme chez Tati et la vie en famille, grand-mère, oncles et frères inclus. La vente d’Ercuis et avec lui la perte des repères naturels. La lumière, l’herbe, les châtaigniers, les animaux, les champs, la pierre. L’oubli de la création, de la construction des murs au tricot des robes de ses poupées. Gaëlle a un bébé, un poupon noir,


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qu’elle habille entièrement. Il en fait les frais un jour que la fillette lui déchire pour moitié la tête. Adieu la grand-mère maltaise, exilée dans un réduit à Oberkampf. Ses visites régulières avec Candida s’illustrent par leur manque d’intérêt puisqu’elle ne peut partager leurs conversations. La gamine reste assise, dans un coin de la pièce unique et sombre qui sent le renfermé et l’eau bénite. Adieu Riton, cet oncle parti à Djibouti travailler pour l’arsenal français et pour le plus grand plaisir de sa femme et de ses enfants, transformés en un tour de main en coopérants aisés. Son neveu Patrick est là et dans ce nouvel F3 vide, il règne une atmosphère de mélancolie, d’isolement et de moisi. De 12 à 17 ans, Gaëlle soigne sa tristesse en compagnie de son père et de sa mère, seule, sans ses frères. Avec son neveu. À deux ans, Patrick est atteint d’anémie et il est collectivement décidé qu’il partagera la chambre de la fillette pour que Dario et Candida puissent s’en occuper. Même facture pour les vacances où pas un moment ne passe sans que elle n’ait à prendre soin de lui. L’adolescente apprend à jouer de la guitare histoire de drainer sa mélancolie dans les chansons de Leonard Cohen, de Cat Stivens et de Gilles Servat. Un jour, Patrick, furieux bien que très jeune, s’introduit dans la chambre avec un petit couteau de cuisine qu’elle s’empresse de prendre à pleine main alors qu’il fait glisser la lame vers le bas. Gaëlle, la main ouverte, pisse le sang. Nouvelle déchirure, nouveau bandage. Dario la rend responsable de l’entière situation. En attendant la


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cicatrisation, aucune mélodie ne filtre plus entre les cloisons. La famille est satisfaite. Tous les jours, il y a l’Huma sur la table du salon et partie de rami obligatoire. Sans moufter. « Les filles, ça ne parle pas, et surtout pas politique », dicte Dario. En revanche, Gaëlle doit faire grève. La loi Debré, la loi Haby. Hors de question de se soustraire à ces événements. Le lycée, le lieu de ses manifestations. Même si elle ne sait pas pourquoi l’ado fait grève, obéit. Quand elle commence à s’intéresser à l’objet de ses luttes, elle rentre très fière : « Ouais alors là, j’ai organisé la manif’ ». Se fait engueuler. Gaëlle a pris la tête du mouvement tout petit qu’il soit et ce n’est pas le rôle d’une fille. Elle a le droit et le devoir de faire grève mais il ne faut pas qu’elle soit « leader ». À l’image de son père. Ou à l’image de ce qu’il est devenu. Quelques mois après sa prise de possession des lieux et de sa retraite, Dario fait son premier infarctus. Les cigarettes, les pastis et le casse-croûte tunisien à l’huile, pris dès 10 heures, ont achevé leur travail. Commence la ronde des visites à l’hôpital. Laennec, Necker, et leurs dortoirs d’hommes souffrants sans fin. Les litanies de Candida. « Tu es méchante, tout cela est de ta faute ». « Tu n’aimes personne ». Sa mère est encore plus seule, le sait et démontre une amertume de circonstance. Isole ses propres sentiments en les plaquant sur sa fille. Ce ne sera pas le dernier arrêt cardiaque de Dario. Il en fera cinq avant d’être


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totalement soulagé de ses carcans. Avec la maladie arrive le repos. Imposé. Jacques, marié à une fille de joueur de tiercé invétéré, « gagne » une maison de village en bord de mer en Vendée, à deux pas et dans la même rue que celle de ses beaux-parents. Une salle-à-manger, une cheminée, une cour et une salle de bain extérieure, au rez-de-chaussée, deux chambres à l’étage. Gaëlle passera l’intégralité de ses mois de juillet au moins si ce n’est les vacances de Pâques et autres « fêtes chrétiennes » dans cet enclos en crépis à Saint-Hilaire-de-Riez. Loin d’être un soulagement, de lui donner un second souffle, ces plages, digues, gui-guis, spécialités composées de sucre coloré dégoulinant enroulé sur de maigres bâtons de bois, ne lui apportent que peine et chagrin. Outre la pêche à la crevette grise et la cueillette des couteaux à marée basse, les parties de boules « à la Lyonnaise » et les pastis « Chez Jojo » ne seront jamais raccords avec leurs semblables méditerranéens. L’adolescente se sent décalée, tant avec ses parents qui l’agacent et la forcent à supporter l’« intrus », son neveu, qu’avec ces touristes, qui déambulent sur la plage, vêtus de pulls marin bleu marine, de sous-vêtements à rayures bleus pour les garçons et roses pour les filles et de tennis blancs dont elle ne pourra jamais bénéficier. Ses congénères sont blondes, les yeux bleus, blanches de peau, ont des rubans en velours bleu dans les cheveux. Elle est et restera brune, aux longs cheveux massés dans une barrette en plastique, le teint mat. Elle ne se fera jamais de copines.


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Quelquefois, sur la route du Sud, avant d’atteindre l’Espagne, la famille s’arrête chez leur tante Ginette et son mari Robert, qui ont troqué leur HLM de Miramas contre un ranch en Camargue. Cousins et chevaux de race s’y croisent sans que Gaëlle y trouve là encore son compte. Même si elle tente de monter à cheval, en plein air et en toute liberté, l’ado continue à forger ses années de tristesse. Robert, ses gourmettes et ses dents en or, ses transactions hippiques, cavalières pour le moins, ne cache pas sa satisfaction d’avoir « bouffé de l’Arabe » en Algérie alors qu’il militait à l’OAS. Sans qu’elle sache pourquoi, Dario ne monte pas au créneau pour le mettre en pièces. Sans doute le résultat d’une ancienne négociation. Ou alors de la pure couardise. Sur le tard, voyant approcher la fin de son adolescence, Dario décide de ne plus faire la tournée des oncles les vacances scolaires venues. Il acquiert une petite maison en hauteur dans un petit village de l’Hérault, Roujan. Des kilomètres de vignes, une place de l’église où les vieux jouent aux boules, où les vieilles prennent le frais sur les bancs, une coopérative viticole campe à l’entrée. Tous les mois d’août, ils descendent tous les trois vers cette nouvelle retraite. Gaëlle porte ses nattes en macaron sur la tête, ce qui lui donne à la fois l’air d’une nonne en repentir et d’une extra-terrestre en connexion satellitaire avec une planète inconnue. Elle s’emmerde. A l’air triste. Ses longues années à Rueil-Malmaison, huit ans en tout, seront synonymes d’enfermement.


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La jeune fille n’a pas le droit de sortir après 19 h. Toutes ses copines vont, elles, à la MJC, le rendezvous des ados. Certaines partent en vacances « avec l’UCPA ». Reviennent systématiquement bronzées et gavées d’histoires aussi sportives que romantiques. Gaëlle ne sait pas ce que recouvre ce sigle. Y associe quelque chose de paradisiaque. De magique. Par définition inaccessible. Les aventures au sein de cet organisme ne peuvent être qu’exceptionnelles, vu qu’elle n’a pas le droit d’en être. Frappée par une interdiction de séjour à l’extérieur du F3 et du lycée, Gaëlle reste cloîtrée avec ses parents pendant que ses copines s’exercent à skier, à naviguer, à faire de la gymnastique. Elle a toujours détesté la neige. Ne supporte pas de monter sur un bateau. Mobiliser un muscle l’indiffère. Dans sa cellule, il ne lui reste plus que deux choses à faire. Travailler et étudier. Emprisonnée, elle devient une très bonne élève et peaufine ses connaissances. Découvre en même temps la poche dans laquelle elle est cachée et son revers. Une poche, quel que soit le côté vers lequel elle est tournée, reste une poche. Une forme de dialectique pragmatique. N’ayant rien d’autre à faire, elle lit et potasse. Mue en matheuse. Adore équations, hypothèses, théorèmes, axiomes. Est abonnée à la place de chouchoute des profs de maths. Entre deux résolutions de problème, elle dévore les bouquins qu’on lui prête. S’engouffre dans les interstices des lignes de Boris Vian, « L’écume des jours », puis de


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Sartre, « Les mains sales », « La nausée », « Les mots », des existentialistes et enfin de Simone de Beauvoir. Gaëlle engloutit son œuvre à partir de l’âge de 13 ans. La lecture de Simone, de son « Invitée », de ses « Mandarins », de ses « Forces », de l’âge, des choses, la fait entrer dans une période de bonheur cérébral. Intégral. Plus elle la lit, plus elle se comprend. Comprend sa mère, ses grand-mères. Plus l’ado s’enfonce dans ses romans, plus la « vie » s’ouvre à elle. Plus elle intègre son sort. Elle n’est pas seule au monde. Se reconnaît comme l’héritière de la philosophe. La découverte du « Deuxième sexe » vient achever l’ouvrage. Le sésame « on ne naît pas femme, on le devient » restera une empreinte, volontiers empruntée. Gaëlle ne saisit pas tout. Peu importe. Elle a seize ans. Œuvre à se construire une identité, à se trouver une nouvelle famille. Intellectuelle. Loin de la sienne. Très loin. Le legs est plus affectif que théorique. Il fonde les prémices de son engagement féministe. La révolte monte, la rébellion fomente et la crise avec Dario approche. Quand elle atteint 17 ans, Gaëlle commence à exprimer son ferme désaccord avec la politique paternelle. Sa stratégie est encore précaire. Elle décide de ne plus partir en vacances avec ses parents et de prendre la pilule « tout en n’ayant pas couché ». Deux actions conjointes. La jeune fille met Jacques dans la confidence. Mineure, elle a besoin d’un tuteur pour consulter. Il parraine sa première auscultation gynécologique. L’ordonnance, que la gamine confie en toute


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immaturité à son père, la trahit sans tarder. Sa réaction ne se fait pas attendre. « Putain », « salope », « tu n’es plus ma fille ». Tout en n’ayant pas encore « fauté », Gaëlle est la « dernière des traînées ». Le verdict est cinglant. « L’héritière » perd à perpétuité ses droits d’adresser la parole à son géniteur. Sa défense est courte, mais se veut rebelle : « Ça tombe bien ! ». Six ans durant, la conversation est brisée. Pour le plus grand désespoir de Candida, ou ce qu’elle en laisse paraître, Dario et son unique fille restent de marbre. Pendant l’année où Gaëlle demeure sous le toit familial avant de se barrer définitivement, les repas s’enchaînent dans un silence de mort. Le moindre « passe-moi le sel » mobilise la tension de sa mère, installée entre les deux ennemis. Ils n’échangent plus un regard. Les années suivantes, partie à Rennes, l’étudiante remonte régulièrement à Paris fuir son ennui et tenter de faire fondre ses kilos. Elle en informe Candida qui lui donne rendez-vous sur le trottoir des Galeries Lafayette. Elles lèchent les vitrines. Sans entrain. Aucun. Par dévouement mutuel. Gaëlle met quelques entrevues à réaliser que son père les suit sur le trottoir d’en face, boulevard Haussmann. Mine de rien. Une tragédie puérile que la jeune femme ne se gêne pas de qualifier à sa mère. Candida ne dit mot. La prie de revenir à la raison. De croiser son mari. Gaëlle a sa fierté. Échue des Betulli. Un gâchis en vaut bien un autre.


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Cette adolescence se veut longue et triste. À 13 ans, Gaëlle gagne l’amitié d’une voisine, Evelyne, qui ne semble pas subir l’ironie du patriarcat. Cette copine lui sert de soupape de sécurité. Interprète un exemple à suivre, un modèle, la voie vers la liberté. Gaëlle l’envie. Bien que les parents d’Evelyne soient aussi âgés que les siens, ils ne lui imposent aucune règle. Pour ce que l’éternelle mélancolique en voit. Elle décèle les possibles. La littérature. Le théâtre. Le syndicalisme. À 17 ans, chacune part de son côté avec la commune et ferme ambition de changer le sort des peuples. Gaëlle rattrape Evelyne en 1986, en mettant le cap sur Le Caire. La vieille amie y vit avec un Égyptien et travaille à l’université. Elle est politiste, trotskiste et lorraine. La fille d’immigrés est partie dénicher en Égypte ce qu’elle cherche depuis toujours. Des racines. Elle entre au pays du cinéma de Youssef Chahine et de l’Histoire avec la certitude qu’elle y trouvera ses ancêtres et l’inspiration de nouveaux combats. La jeune femme se sent assez à l’aise dans cette capitale où elle côtoie aussi bien intellectuels et « bas clergé ». Les premiers entourent Evelyne. Plusieurs dizaines. Gaëlle les rencontre lors de soirées qui se veulent festives. Enjouées. Organisées en son honneur ou pas. Les seconds vivent dans la rue, dans les cimetières ou dans les cages d’escaliers des immeubles de coopérants. Des familles entières s’agitent matin et soir pour faire et défaire des lits de fortune, choper des boulots ponctuels de domestiques, d’ouvriers en bâtiment, de


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guides touristiques. Survivre. Dans les quartiers populaires, les immeubles s’effondrent comme des châteaux de cartes. Les promoteurs ne lésinent pas sur les petites économies. Davantage de sable que de ciment. Les victimes toujours nombreuses crèvent dans l’indifférence générale. Le sujet d’ailleurs d’un film populaire qu’elle va voir avec Evelyne dans une grande salle de la ville. Ce cinéma est incroyable et sans pudeur. Les salles bondées. Bruyantes. Son environnement parle arabe. À part les chiffres, Gaëlle ne connaît aucun mot. Ne comprend rien. Dans l’entourage d’Evelyne, beaucoup pratiquent le français. Un signe de noblesse. Evelyne entreprend de confier sa copine entre de bonnes mains. Uniquement celles d’hommes. Tous de « gauche ». Les uns après les autres, ils lui font visiter mosquées et minarets, l’éclairent sur l’art islamique, les pièces antiques et lui racontent leurs vies. Des vies d’hommes coupées de celles des femmes, car pour « fréquenter » il faut se marier et pour se marier, il faut allonger sinon la fiancée du moins la dot qui subit une importante inflation. Ces célibataires se sentent seuls. Règne une ambiance de frustration. Épaisse. Lourde. Inscrite dans les yeux de ces presque quadragénaires. Gaëlle n’est pas épargnée. Les stratégies de séduction s’avèrent plus ou moins adroites. Plus ou moins plaisantes. Parfois drôles. Toujours instructives. Depuis les regards nonchalants au coucher du soleil au sommet des minarets, jusqu’au débats ardus sur l’avenir du marxisme-léninisme dans les pays arabes. La


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militante en apprécie d’autant cette ville où chaque dôme orné d’un croissant de lune la ravit, chaque enchevêtrement de pierre l’éblouit, chaque thé bu à la terrasse d’un café l’emporte. Jamais seule. La solitude s’illustre comme un luxe interdit. Un jour qu’Evelyne l’amène au marché, elle atterrit dans un autre univers. Celui de la misère à cœur ouvert. Des chameaux sont vendus à la criée comme les poissons au port de Sète. Ces bêtes immenses la terrifient par leur capacité à courir vite en groupe et à faire de leur tête une véritable arme défensive. Dans un recoin, des femmes vendent du « foul », plat essentiel des Égyptiens, ou des nouilles cuites, déposées à même les charrettes. Cette absence d’hygiène l’épouvante. Gaëlle a bien vu le mari d’Evelyne passer le poulet désossé sous le robinet avant de le faire cuire mais elle n’appréhende pas encore clairement la situation sanitaire de ce pays. Minable. En ruine. Mahmoud est fonctionnaire, employé aux impôts, et gagne environ 100 francs par mois. Pas suffisant. Alors, il donne des cours d’arabe aux expatriés français. Il les fait payer le prix de son salaire mensuel pour une heure de temps. Il essaie de l’enrôler. En vain. Au sortir d’un supermarché non loin de l’appartement du couple, Gaëlle s’interroge sur la présence de femmes voilées aux caisses. Elles sont minoritaires. Œuvrent autant à comptabiliser les achats des clients qu’à faire du prosélytisme islamiste auprès de leurs collègues encore rebelles. Il est de plus en plus difficile d’évoquer la liberté pour une femme sans parler du


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port du voile. Ce constat entretient ses conversations sur les terrasses des cafés du centre-ville. Evelyne l’invite chez Leila, une amie. Dans la pénombre de sa chambre, Leila lui parle gravement. Après avoir usé ses mini-jupes sur les bancs de la fac pendant plus de cinq ans, elle est désormais enfermée chez elle. Son père l’a promise à un inconnu. Elle va se marier. Sans défense, elle va se soumettre à l’autorité. Elle pleure. Sa tristesse n’a d’égale que son fatalisme. Elle transmet à Gaëlle ses états d’âme sans entrave. La Française s’imbibe. Départ en train pour Alexandrie, au Nord. À la gare centrale, une queue pour les femmes, une autre pour les hommes. À y regarder de près, cette répartition sexuelle leur permet d’être moins collées par des hommes toujours volontaires et de gagner du temps. Dans les wagons, idem. Arrivée. Ville magnifique. Ses étalages de légumes, de poissons, son port, son front de mer. On se croit à Cannes, du moins ce que la jeune femme en a vu à la télé ou au ciné. Un alignement illimité de terrasses de café et d’hôtels luxueux, avec leurs auvents en toile rayée. Gaëlle vente à Evelyne, la Lorraine, les mérites de la Méditerranée. Leur hôtel se trouve encastré, en cœur de ville. Peu fortunées, un lieu miteux, sale, très sale, infesté de cafards noirs et volants, et une salle-de-bain commune, les attendent. Gaëlle n’y survit pas, tellement la merde sur les murs et ces insectes hantent ses nuits. Les deux copines n’y séjournent que deux jours. De retour au Caire, elles décident de partir aussitôt vers le grand Sud. Celui


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du barrage d’Assouan, de la Nubie et des temples de pharaons. Deux professeurs de philosophie, devenus représentants en produits pharmaceutiques, les convoient en voiture. 900 kilomètres. Le coffre est rempli de médicaments et dans l’habitacle, il fait presque 65 degrés, comme l’indique le thermomètre disposé au bord du pare-brise. Gaëlle étouffe. Bientôt il n’est plus possible de respirer. Leurs pygmalions s’improvisent de très bons guides. Férus d’histoire, ils ne se lassent pas de parler. Le temps lui paraît court et léger. Ils évoquent à la fois la révolution de Nasser, l’erreur du barrage, une horreur écologique, la désertification de la vallée du Nil, la déconfiture de la Nubie, lieu sublime avec ses habitations de terre aux toits ronds, ses habitants noirs comme le charbon et leur profonde pauvreté et isolement. Les deux Françaises traversent des ruines sur un désert inhabité. Sur la piste un bouiboui. Pour ce qu’il donne à voir. Les quatre voyageurs s’arrêtent pour déjeuner. Gaëlle craint le pire. Le repas exhale le somptueux. Un mijoté de viande et pommes de terre dans des pots en terre cuite à peine sortis du feu. Les chauffeurs laissent les jeunes femmes à l’entrée de la Vallée des rois. À première vue, un lieu touristique où les cars affluent pour le bonheur des tour opérateurs et des vendeurs de souvenirs. Gaëlle est plus que réticente à l’idée de rejoindre ces troupeaux de vacanciers, en général peu encline aux histoires préhistoriques et anciennes, et à la fréquentation des touristes. S’engage dans ce sanctuaire plutôt à reculons d’autant


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qu’Evelyne se met en tête de leur faire traverser ce vaste désert à vélo. Au premier coup de pédale sur le sable, l’handicapée du sport se ramasse par terre, les jambes emmêlées dans la chaîne, le guidon et la roue. Résultat, un colossal bleu au genou et la poursuite du périple à pied, la bicyclette dans les mains, sur le côté droit. À l’entrée de chaque tombeau, un homme vêtu d’une djellaba. Son rôle, encaisser les bakchichs. Un harcèlement banal. Ritualisé. Elles remplissent leur devoir. Vient la descente aux enfers. Des marches, encore des marches, pour arriver tout en bas. Il fait frais. Une salle décorée de hiéroglyphes abrite un sarcophage. Et ainsi de suite. Parfois elles aperçoivent une momie. Rien n’atteint Gaëlle. Rien ne l’intéresse ni ne l’émeut. Elle râle. Au bout du troisième tombeau, la jeune femme déclare forfait et prend le chemin du retour. La ville. Enfin. Elle n’a pas aperçu les temples. Ces colossales architectures ont échappé à son regard. Malgré leur immensité, elle n’a rien vu. Aveugle, pour le moins. Evelyne l’invite toutefois à s’attarder. Projetant son regard vers le ciel Gaëlle découvre la vie. Elle se sent si infime, au pied de ces colonnes, ornées de petites et grandes histoires. Elles s’exhibent abondantes et toujours différentes. Par leur socle, leurs gravures, leur tête. Un lotus, un ovale. Entre deux colonnes, un spectacle, jamais le même, comme si chaque paire offrait une nouvelle scène. L’étrangère ne se lasse pas de ces tableaux, de ces camaïeux d’ocre, de ce qu’elles procurent. À Karnak, Louxor, à chaque fois un nouveau pan


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d’histoire. Un Dieu, une Déesse. Philae remporte la palme. Au cœur de l’eau, entourée de mimosas. Une splendeur. La confrontation avec la réalité du XXe siècle est à chaque fois plus cruelle. À leur hôtel, chiche, l’invitée est systématiquement accueillie par une main au cul si ce n’est à la chatte. Une main d’adolescent le plus souvent. « Ces Occidentales sont toutes des putains ! », pensent tous ces puceaux. Confirmation de ce que lui a prédit son père. Retour au Caire. Gaëlle s’empresse d’aller visiter les pyramides avant que l’heure du retour à la vie parisienne et à ses verticales ne sonne. Elle a beau les avoir vues en long, en large et en travers, dans les livres de géographie et d’histoire, dans des documentaires à la télé, leur taille la sidère. Pour aller de l’une à l’autre, une demi-journée est nécessaire. Pas de visite intérieure. Elles sont fermées pour cause de réfection. Gaëlle dédaigne le Sphinx. Exténuée. Il est trop loin. Elle va jeter un coup d’œil en taxi à Saqqarah. Plus originale. Le tourisme l’emmerde. L’Égypte, pays au passé mythique, l’impose. Une culpabilité de « ne pas aller voir » s’installe naturellement comme une évidence. Gaëlle essaie d’y échapper par snobisme militant en agrémentant ces visites de discussions politiques avec sa vieille copine. Chaque morceau de pierre, chaque idéogramme, chaque statuette, chaque bijou, chaque grain se sable, provoquent rhétorique. « Tu comprends, on ne peut pas dissocier la lutte des classes de l’étude de soi », s’entend-elle dire. En bonne fervente de la dictature


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du prolétariat, Evelyne se méfie. Gaëlle est devenue à ses yeux une bourgeoise, une illuminée, une traître à la cause. La vieille copine lui parle psychanalyse, seul outil fiable pour parachever la révolution. Ni totem, ni tabou. Essaie de la convaincre. Lui explique que le changement social s’opère par l’introspection. Par la conscience d’être, la différenciation entre personne et individu. Entre individu et groupe. Gaëlle affirme que la dialectique passe par l’analyse des mots et non des maux. Par l’appropriation de son propre vocabulaire, par la création de ses propres grilles de lecture. Par la revendication de ses savoirs propres. Quotidiens. Construits dans l’individuation. Dans la subjectivisation. Plutôt que dans la subalternité. Qu’elle soit au grand capital ou aux camarades. Ne jamais se taire. Dire par tous les moyens. Y compris sans parole. En écrivant, en balayant, en souffrant, en rigolant. En se situant, en livrant sa pensée. Imposer une morale de l’invisible. Pratiquer sans relâche un intime révélateur. Se poser comme étant. Elle est déjà sûre de ce qu’elle dit.


Table des matières Belgrade, avril 2020 - jour 1 ................................... 9 Sofia, avril 2020 - jour 2 ....................................... 41 Sofia, avril 2020 - jour 3 ....................................... 53 Sofia, avril 2020 - jour 4 ....................................... 83 Les Phélines, avril 2020 - jours 5 et 6 ................. 183 Les Phélines, avril 2020 - jour 7 ......................... 195 Les Phélines, avril 2020 - jour 8 ......................... 215 Table des matières ............................................... 233


Libre, autant que je peux. C’est ce que j’essaie d’être. Tous les jours. Quels que soient les moments et les lieux. En tant qu’écrivaine, chercheure ou journaliste ou encore entrepreneure. La liberté me guide. Me soutient, à chaque instant, me situant en tant que femme, d’abord, puis d’origine immigrée, fort modeste. Je cours le monde en quête de savoirs que je construis faute qu’on me les ait transmis d’emblée. Ma récolte est immense. Riche. Savoureuse. Ce roman en est un extrait. Une envie et une façon de partager des rencontres, des regards, des échanges, des luttes. En toute liberté. J. P.

Avril 2020. Sept jours dans la vie d’une sexagénaire, dont cinq dans les Balkans. Psychanalyste, de nouveau amoureuse, elle prend prétexte de ses déplaceSud de la France pour remonter le cours de sa vie. La chronologie n’est pas au rendez-vous. Les périodes de sa vie s’esquissent par touches : les origines méditerranéennes, l’ancrage prolétarien, les pathologies multiples, les lieux de vie, les voyages, l’engagement, associatif, syndical, professionnel, toujours libertaire, la famille, la sexualité, la vie affective, la mort. personnage ému et émouvant, fort et fragile. Nu, la plupart du temps. De la vidéo à la psychanalyse, en passant par l’édition et l’entreprenariat solidaire, cette féministe hume les situations qu’elle vit pour mieux et de ses erreurs, de sa sagesse. On partage avec le lecteur le plaisir d’aller chercher dans son enfance la curiosité d’un sentiment inédit, qu’il soit heureux ou ou d’enrichir sa culture des savoirs, enfouis au creux boulimie de ses rencontres mêlée à la fringale de ses échanges. Tout azimuts. Joelle Palmieri

JOELLE PALMIERI

DIGRESSIONS - Joelle Palmieri

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Joelle Palmieri Editions

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