Caricatures et liberté d’expression à l’école : sortir des confusions

Publié le par Nadia Geerts

Suite au meurtre de Samuel Paty ou à l’écartement d’un enseignant de Molenbeek ayant, lui aussi, commis l’insigne crime de montrer à ses élèves des caricatures du prophète Mahomet, des voix s’élèvent pour défendre, qui la liberté d’expression, qui la nécessité de ne pas en mésuser. Mais si les dessinateurs de Charlie Hebdo usent de toute évidence de leur liberté d’expression, peut-on arguer de ce même droit, s’agissant d’un enseignant ?

La liberté d’expression, en réalité, est le sujet de la leçon, et en aucune manière le droit que l’enseignant exercerait en l’occurrence. La classe, en effet, n’est pas un lieu de libre expression pour l’enseignant. Au contraire, il y est astreint à une série de restrictions qui viennent encadrer et limiter l’expression libre de ses opinions personnelles, dans le but précis de favoriser le développement, chez ses élèves, de leur libre arbitre. Ainsi, un enseignant qui profiterait de la tribune que lui offre la classe pour raconter des blagues grivoises sur le prophète Mahomet ou pour faire circuler des dessins de Jésus dans une position peu flatteuse, pour la seule raison que ça lui plaît, contreviendrait de toute évidence à sa mission.

De tout autre nature est le choix, par l’enseignant, de recourir à tel ou tel support visuel ou textuel pour introduire ou illustrer la thématique que le programme lui commande d’aborder. Si ce choix n’est bien sûr jamais totalement neutre, il n’en appartient pas moins au registre des moyens, et non à celui des fins. Ainsi, l’exposition de la caricature du prophète Mahomet n’a pas pour but de faire rire dudit prophète, ni de le rendre ridicule aux yeux de tous, mais de susciter une question et de faire naître un débat relatif à la liberté d’expression et à ses limites, dans une société démocratique. La seule question qui vaille, dès lors, est celle de la pertinence pédagogique du choix de tel ou tel document. Et la réponse à cette question dépendra elle-même d’une série de critères, parmi lesquels l’âge et la maturité du public visé ou l’adéquation entre le document et le thème de la leçon. C’est ainsi qu’il serait absurde de prendre pour support d’une leçon consacrée à la liberté d’expression une carte du réseau hydrographique belge ou la recette de la tarte tatin, de même qu’on ne choisira pas la caricature du prophète de l’islam ou un extrait du film « La dernière tentation du Christ » pour introduire une leçon d’éducation à la vie affective et sexuelle, quand bien même chacun de ces supports offrirait un panorama fort réaliste sur l’anatomie masculine.

La liberté de l’enseignant, en d’autres termes, est doublement limitée.

Premièrement, en ce qu’il n’est pas là pour diffuser ses opinions personnelles. L’article 4 du décret neutralité est à cet égard très clair : « Devant les élèves, il s'abstient de toute attitude et de tout propos partisans dans les problèmes idéologiques, moraux ou sociaux, qui sont d'actualité et divisent l'opinion publique; de même, il refuse de témoigner en faveur d'un système philosophique ou politique (…). ».

Deuxièmement, parce que l’enseignant est tenu de prendre parti lorsque certains principes démocratiques fondamentaux sont menacés. Sa neutralité, autrement dit, ne saurait lui servir de paravent pour faire prévaloir une conception molle de la neutralité, semblable à la formule par laquelle Godard définissait l’objectivité : « cinq minutes pour les juifs et cinq minutes pour Hitler ». L’article 2 du même décret stipule en effet que « L'école de la Communauté éduque les élèves qui lui sont confiés au respect des libertés et des droits fondamentaux tels que définis par la Constitution, la Déclaration universelle des droits de l'homme et les Conventions internationales relatives aux droits de l'homme et de l'enfant qui s'imposent à la Communauté. »

En conclusion, s’agissant de la liberté de faire des caricatures qui heurtent le sentiment religieux de certains, l’enseignant n’est pas libre de défendre ou non cette liberté. Son devoir d’enseignant est, quoi que lui inspirent personnellement ces caricatures, de faire prévaloir le droit fondamental du dessinateur à faire les petits dessins qu’il lui plaira de faire, sans risquer pour cela quoi que ce soit. Car son rôle est de former des citoyens qui auront compris que le respect de la sensibilité d’autrui est peut-être un guide moral qui facilite les rapports humains, mais n’est en rien un prescrit légal. Et qu’en tout état de cause, l’offense aux sentiments religieux ne saurait excuser la moindre violence commise envers les personnes, lesquelles méritent toujours, en démocratie, infiniment plus de respect que les idées, même religieuses.

Il faut cependant reconnaître que de plus en plus existe une véritable tension entre ces articles 2 et 4, dès lors que certaines questions relatives aux libertés et droits fondamentaux – que l’enseignant doit de ce fait éduquer à respecter – sont d’actualité et divisent l’opinion publique. Les caricatures « blasphématoires » sont de toute évidence à ranger dans cette catégorie. Et de ce fait, aborder cette question en classe est de plus en plus un exercice périlleux – ceci étant hélas de moins en moins une formule de style.

Pour sortir de cette impasse, il est urgent que les responsables politiques compétents en matière d’enseignement adoptent enfin un discours clair, sans langue de bois ni prêchi-prêcha, réaffirmant l’obligation – et non le droit ! - pour tout enseignant de défendre les droits fondamentaux chaque fois qu’ils sont menacés. Pour que les choses soient parfaitement claires, il faudrait de toute évidence préciser que parmi ces droits fondamentaux figure la liberté d’expression, laquelle « vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de "société démocratique.»[1]

 


[1] extrait de l’arrêt Handyside de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et du Citoyen (CEDH) 

 

 

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