En
s’associant en 1999 avec le groupe minier public Eramet, les Duval ont
sauvé leur entreprise métallurgique à moindres frais. Aujourd’hui, ils
veulent empocher la mise. La partie n’est pas simple. Explications.

Patrick Bonazza et Geneviève Colonna (d’Istria à Clermont-Ferrand)

Eramet : le magot des Duval

© Richard Brunel/MaxPPP

Les Duval ? Inconnus au bataillon. Principaux actionnaires du groupe
métallurgique et minier Eramet, voilà des lustres qu’ils vivent cachés
et s’en portent à merveille. Tout sauf bling-bling, ils n’invitent
jamais leur PDG chez eux et ne parlent jamais à la presse-comme Le Point
l’a vérifié. Ce qui n’empêche pas leur famille d’être l’une des plus
riches de France. Les Duval figurent au 9e rang du classement des
fortunes Challenges 2007 avec 5,85 milliards d’euros. Le
clan, qui habite Paris et possède des maisons en Normandie où il se
réunit les week-ends, délaisse un peu son fief historique, Les Ancizes
et le village voisin de Saint-Georges-de-Mons, situés en pleine région
déshéritée et rurale des Combrailles, au nord de Clermont-Ferrand. « J’ai rencontré Georges Duval une fois en tout et pour tout » , confie Pascal Estier, le maire communiste des Ancizes.

Georges Duval, 62 ans, même s’il n’est pas le plus ancien, est le
chef de la lignée. C’est le seul de la famille à avoir hérité de la
fibre industrielle, le seul à tâter du terrain. Quand il se rend aux
Ancizes, il occupe la villa familiale désormais vide. La bâtisse,
située à 20 mètres des usines, avec son intérieur bourgeois rempli
d’odeur de cire, n’est plus qu’un lieu de passage. Georges règne sur
les ateliers Aubert et Duval, le nom d’origine de la compagnie
familiale, aujourd’hui dans le giron d’Eramet. Aubert et Duval fabrique
depuis cent ans des alliages sophistiqués résistant à des tensions
extrêmes utilisés dans l’aéronautique, les centrales électriques,
l’automobile, l’outillage industriel, la défense et même les prothèses
de hanche. Boeing, Airbus, Arianespace, Dassault, General Electric…
les clients prestigieux ne manquent pas. Georges Duval aime circuler au
milieu de ses machines et de ses énormes presses-celle d’Issoire est la
plus puissante d’Europe. Il discute avec les directeurs d’usine, les
contremaîtres et les clients. Mais se trouve très mal à l’aise avec les
vestiges du paternalisme de la compagnie centenaire, ses petits
pavillons pour ouvriers, ses installations sportives, ses clubs de
sport, son école de musique ou son cinéma. « C’est un industriel, la gestion des clubs sportifs n’est pas une priorité pour lui, dit Camille Chanseaume, maire socialiste de Saint-Georges-de Mons et commercial chez… Aubert et Duval. Mais il continuera à nous aider financièrement. C’est promis. »

La femme de Georges, Véronique, peintre à ses heures, est une
Michelin, de la famille régnante d’Auvergne-comme le monde est petit !
En plus de diriger la branche alliages, Georges, mine austère et regard
autoritaire, est membre du comité exécutif d’Eramet. Trois autres Duval
participent à la vie du groupe. Son frère Edouard, 64 ans, un fondu de
motos, est président d’Eramet international. « Georges et Edouard passent des heures dans leur bureau, explique un observateur. Quand
ils se sont installés à la tour Montparnasse, ils pestaient, au début,
contre les mesures de sécurité qui rendaient difficile l’accès à leurs
bureaux les samedis et dimanches. »
Apparemment, les cousins sont
moins présents au quotidien. Cyrille, 59 ans, bombardé secrétaire
général d’Eramet, et Patrick, 67 ans, gèrent les intérêts patrimoniaux
de la famille, Patrick ayant de bonnes connaissances dans l’immobilier.
Ce dernier est le seul diplômé de la famille-il a fait Centrale. « C’est le plus intelligent, dit un initié. Mais ce n’est pas lui qui a les plus grandes responsabilités. »
Les quatre cousins siègent au conseil d’administration, où,
assure-t-on, ils ne disent jamais un mot. Ils préfèrent agir en
coulisse. Notamment avec Romain Zaleski. Ce financier spécialiste des
coups en Bourse et… des métaux, installé près de Brescia, en Italie,
possède tout de même 13 % d’Eramet.

La discrétion maladive des Duval ne doit cependant pas faire
illusion. Ils ont su-et de quelle manière !-faire grossir leur magot.
En moins de dix ans, leur fortune a été multipliée par dix. Pas mal
pour des gens fermés que l’on dit complexés. Il est vrai qu’ils ont eu
de la chance ! Tout a commencé en 1997, à la mort de Jean, un père très
autoritaire. Il avait décrété que ce serait le cadet Georges, et non
l’aîné, qui reprendrait l’affaire. « C’est le moins incapable »
, aurait-il fait savoir à son entourage. Les deux frères, ayant vécu
longtemps dans l’ombre écrasante du père, se demandaient souvent après
sa disparition ce que « Jean aurait fait à [ leur ] place ».
Un visiteur au siège de l’époque-il était à Levallois-se souvient de la
pièce où les deux frères se faisaient face, avec leurs bureaux en bois
bon marché, comme s’ils s’épiaient. Jean s’occupait de tout. Il
consignait tous les secrets de l’entreprise dans un calepin dont il ne
se séparait jamais.

Entreprise politiquement sensible.

L’entrée en fonctions des deux frères va très vite tourner à la
catastrophe. Edouard, rêvant d’empire, embarque Georges dans une
affaire insensée. Il fait racheter par la filiale américaine les
activités métaux usinés du canadien Inco. Un morceau trop gros à
avaler. Tellement gros que la pérennité d’Aubert et Duval est menacée.
Le plus incroyable, c’est que les Duval vont s’en sortir. Car, au même
moment, sans lien aucun avec leur mésaventure, un autre groupe cherche
à résoudre des problèmes d’une tout autre nature. Ce groupe-nous y
voilà-, c’est Eramet ; contrôlée par l’Etat, c’est la seule entreprise
minière française. Elle doit sa richesse au nickel de
Nouvelle-Calédonie et au manganèse du Gabon. Yves Rambaud, le PDG de
l’époque, sort d’un véritable cauchemar. Alain Juppé, alors Premier
ministre, avait voulu, pour apaiser les tensions en Nouvelle-Calédonie,
lui retirer des droits miniers dans l’île, sans aucune contrepartie. Il
avait même voulu le licencier. Rambaud n’a dû son salut qu’à la
victoire surprise des socialistes aux législatives de juin 1997. Avec
Dominique Strauss-Kahn aux Finances, les choses rentrent dans l’ordre.
Eramet est indemnisé (1 milliard de francs)-parallèlement les provinces
calédoniennes reçoivent des parts de capital. Rambaud a compris la
leçon : pour éviter un nouveau clash, il lui faut réduire la part de
l’Etat dans le capital de la compagnie. Alors, si l’occasion se
présente…

Et comme Paris est un village, la solution ne va pas tarder. Jean
Cédelle, redoutable banquier d’affaires chez Clinvest, filiale du
Lyonnais, est au courant de la préoccupation de Rambaud et de la
détresse des Duval. Il jouera les marieurs. Lors des négociations,
Georges et son frère parviennent ainsi à maintenir un flou artistique
sur les perspectives d’Aubert et Duval. Côté Eramet, on n’y voit que du
bleu. Résultat, les Duval obtiennent 37 % du nouvel ensemble, une
proportion exagérée. « Rambaud s’est fait rouler dans la farine »,
relève, avec le recul, un banquier. Le malheureux PDG va s’en
apercevoir très vite. Les premières années, il passera tout son temps à
écoper par dizaines de millions d’euros les pertes américaines de ses
nouveaux associés. « Rambaud était fou de rage », se souvient
un ancien d’Eramet. Il s’est vengé en virant le directeur financier que
lui avaient imposé les Duval, restant sourd à leurs véhémentes
protestations. Reste que les Duval ont gagné. Médiocres capitaines
d’industrie, ils ont formidablement défendu leurs intérêts.

Ainsi, lors de la fusion de 1999, ont-ils obtenu une clause
extravagante, toujours en vigueur : il appartiendra à un Duval de
diriger la branche alliages d’Eramet. Avec des résultats pour le moins
mitigés. Cette branche d’Eramet n’a jamais gagné grand-chose,
contrairement à ses concurrents autrichien, allemand ou américains. En
2007, son résultat courant s’élevait à 78 millions d’euros, contre 1,2
milliard pour le groupe ! Mais pourquoi se biler ? Les Duval ont trouvé
la martingale. Les résultats d’Eramet proviennent du nickel et du
manganèse, dont les cours ont bien progressé ces dernières années. Les
mines ? Les Duval s’en désintéressent. Ce n’est que tout récemment
qu’ils ont accepté quelques responsabilités-relativement symboliques :
Edouard siège au conseil de la SLN calédonienne et Cyrille à celui de
la Comilog gabonaise. « Ils ont fait leur nid dans l’entreprise »,
dit un ancien. Un nid douillet : Eramet n’a aucune dette, et l’argent
des mines finance les investissements de la branche alliages-dont
récemment la presse de Pamiers (Ariège). « Sans Eramet, les Duval n’auraient pas pu survivre. »

Les quatre cousins l’ont bien compris. Leur unanimité est impressionnante. « Georges et Edouard, explique un observateur, ont
été traumatisés par les incessantes querelles d’autrefois entre leur
père et leur oncle. Il se sont juré de ne jamais reproduire cela. Celui
qui voudra les diviser n’est pas né. »
En plus, la famille profite
d’une paix royale. Face à elle, l’actionnaire public-car il y en a un
!-a renoncé à toute influence. Pourtant, Areva possède 26 % du capital.
« Trop ou pas assez » : Anne Lauvergeon, la dirigeante
d’Areva, s’est constamment réfugiée derrière cette formule pour
justifier son inaction. Les mauvaises langues font valoir que ce
désintérêt d’Areva, donc de la puissance publique, vient du fait que
Gérald Arbola, numéro deux du groupe nucléaire, est marié à une Duval. « Foutaise , dit-on chez Areva, Arbola s’interdit d’intervenir chez Eramet. »
Soit. Mais si le numéro un d’Areva ne s’intéresse pas à Eramet et le
numéro deux ne peut s’en occuper, pourquoi y rester ? Situation
baroque. Dont les Duval profitent. L’actionnaire public étant
neutralisé, ils ont barre aussi sur le PDG. Jacques Bacardats, nommé en
2003, en sait quelque chose. Il avait eu l’impudence de demander aux
Duval d’améliorer leur rentabilité. Il a été viré en avril 2007. Bonne
chance, donc, au nouveau venu, Patrick Buffet !

Sa chance, justement, c’est peut-être que les Duval-c’est un secret
de Polichinelle-veulent sortir d’Eramet. Ils commencent à se faire
vieux et aucun de leurs enfants ne travaille dans la maison. Et,
surtout, la roue tourne. Depuis plusieurs mois, les prix des métaux
baissent. Or les prix du nickel et du manganèse déterminent la valeur
de l’action Eramet-oublions les alliages… Le 5 septembre, Eramet
valait 8,4 milliards d’euros. C’est beaucoup, sauf que l’entreprise en
valait plus du double en mai. Plus les Duval retardent leur sortie,
plus ils risquent de perdre. Cornélien. D’autant que les acheteurs qui
pourraient faire d’Eramet une bouchée ne manquent pas. Mais il y a un
os. Déjà, en 2005, les Duval et Areva avaient trouvé un repreneur, le
brésilien Vale, premier producteur mondial de minerai de fer. Au
dernier moment, le président Chirac, alerté sur les retombées
politiques périlleuses d’une telle cession au Gabon, mais surtout en
Nouvelle-Calédonie, avait bloqué l’accord, au grand dam du président
brésilien Lula, en visite officielle à Paris le 14 juillet de cette
année-là. Aujourd’hui, Eramet est toujours une entreprise politiquement
sensible. L’Elysée ne laissera pas faire n’importe quoi. Et n’est pas
pressé, contrairement aux Duval. Qui voudraient bien récupérer le magot
qu’ils ont à portée de main.

Eramet en chiffres

Chiffre d’affaires :
3,8 milliards d’euros.

Bénéfice net :
580 millions d’euros.

Positions mondiales :
numéro un
des aciers spéciaux ; sixième producteur
de nickel ; deuxième producteur de manganèse
à haute teneur.

15 000 employés.

Actionnaires :
Duval (37 % dont, dit-on,
20 % pour Georges et Edouard),
Areva (26 %), Romain Zaleski (13 %),
provinces calédoniennes (4 %)…

Pacte d’actionnaires
(prorogé de six mois en mai) : droit de préemption réciproque entre Areva et les Duval qui ne joue plus en cas d’OPA.

Valeur en Bourse
(5 septembre 2008) : 12 milliards de dollars, contre 170 pour
BHP Billiton, 145 pour Rio Tinto, 130 pour Vale…

Le clan Duval

Georges, 62 ans (en h.), son frère Edouard, 64 ans (en b.), et leurs cousins Cyrille,
59 ans, et Patrick, 67 ans-, appartient à une des
familles les plus riches de France, avec 5,85 milliards d’euros.