La mystique du cœur dans les courants ésotériques
occidentaux (XVème - XVIIIème siècles)
28 gennaio 2011
2
L’esprit en nous réside dans le cœur. On dit cœur (hrdayam) car celui-ci (ayam)
est dans le cœur. Qui sait cela monte au ciel chaque jour .
Chandogya Upanishad, VIII:III.3
3
Introduction
I. Objet d’étude
La présence d’une mystique du cœur au sein des courants ésotériques modernes,
et plus particulièrement de ceux des siècles XVe-XVIe, est à la fois discrète et éclatante. Éclatante, car une telle mystique transparaît sans peine dans les magnifiques
illustrations de nombreux textes alchimiques, proto-théosophiques et théosophiques
d’époque baroque. Discrète, car en dehors de la littérature théosophique proprement
dite - notamment de celle de Böhme, qui la révèle au grand jour - elle ne se manifeste
dans les textes que de manière détournée, allusive, parfois cryptée.
Les procédés littéraires dont la plupart des auteurs se servent pour y faire allusion sont en effet: l’ellipse, l’ambiguïté, la métaphorisation, l’antiphrase. Dans de
nombreux cas, ces procédés textuels présupposent la présence d’un paratexte , soit
d’une série d’illustrations accompagnant le texte et lui fournissant un complément
informationnel indispensable.
L’obscurité sémiotique - délibérée et savamment produite - qui enveloppe l’expression littéraire de la mystique du cœur a fait que, malgré l’exubérance figurative
et symbolique du thème au XVIIe siècle, les historiens des religions ne se sont jamais
penchés sur ce thème. Mais il y a une autre raison à cette carence d’études, plus
importante encore: l’absence d’une discipline capable, par son statut et par son équipement scientifique, de relever les éléments récurrents de la foisonnante littérature
proto-théosophique, théosophique et alchimico-spirituelle de l’époque en question, et
de déceler les articulations et les logiques internes de son discours. Cette discipline
existe maintenant, c’est l’histoire des courants ésotériques occidentaux modernes.
C’est donc à cette discipline que revient la tâche d’étudier un tel paradigme mystique, généré au XVIe siècle par l’interaction de plusieurs facteurs, dont les principaux
sont, nous semble-t-il, au nombre de trois.
Tout d’abord, il faut tenir compte de la diffusion, au sein du paracelsisme et
de la culture hermétisante (alchimique et théosophique) du XVI siècle, d’un modèle anthropologique de dérivation ficinienne. Cette anthropologie se situe la croisée
de la médecine galénienne, axée sur la notion de pneuma (spiritus chez les philosophes renaissants), et de l’aristotélisme médiéval, voyant dans le cœur le siège de
l’âme. Pour Ficin, puis pour Paracelse et Agrippa, héritiers de ces deux traditions,
le cœur est ainsi le siège du spiritus, celui-ci étant à son tour le char de l’âme. Cette anthropologie, extrêmement répandue à l’époque en question grâce à l’essor du
4
paracelsisme, représente l’arrière-plan culturel indispensable pour situer l’émergence
d’une mystique du cœur au XVI siècle.
Le deuxième savoir auquel nous faisons allusion est une herméneutique scripturaire de dérivation patristique, qui avait trouvé des échos importants dans la théologie
médiévale. Ici, le cœur vu comme l’organe de la sagesse spirituelle, le siège des plus
hautes facultés de l’homme. Saint Jean, penché sur la poitrine du Sauveur lors de la
Cène, devient pour Origène le symbole de "celui qui a reposé sur la faculté maîtresse
du cœur de Jésus, et dans les sens intérieurs de sa doctrine". Cette herméneutique
origénienne, reprise au Moyen Âge par saint Thomas, a eu un impact direct sur
le christianisme oriental, tandis qu’elle n’a qu’indirectement influencé, en Occident,
l’émergence du thème du Sacré Cœur.
Le troisième élément sur lequel il convient de s’arrêter pour situer l’apparition
d’une mystique du cœur au XVIe siècle, est l’affirmation de la spiritualité protestante,
pivotant autour de la notion de grâce , don qui se fait à l’occasion d’une rencontre
personnelle avec Dieu, en Jésus-Christ. Ce genre de thèmes pouvait s’intégrer sans
difficulté à des perspectives ésotérisantes, valorisant le rôle du de l’opus intérieur
comme seul agent possible de la transmutation spirituelle de l’homme.
II. Méthodologie
La tâche de l’historien est de suivre le parcours de cette notion, d’étudier ses différentes manifestations, et de comprendre les fonctions qu’elle a revêtues au sein des
courants qui l’ont véhiculée. Ceci présuppose la nécessité d’étudier ce thème sous
différentes perspectives méthodologiques:
1) une perspective historique: textes, contextes et traditions
Ici, il s’agit de cerner l’origine de la mystique du cœur renaissante et baroque,
objet historique qui n’a pas d’existence officielle auprès des historien des religions et
dont il faut avant tout, donc, montrer la présence de manière convaincante. Cela
ne peut se faire qu’à travers une lecture tant des textes fondateurs d’une telle mystique du cœur, que des ramifications du thème dans un échantillon représentatif
d’ouvrages appartenant au vaste corpus de la littérature alchimico-spirituelle, protothéosophique et théosophique (cf. § suivant). D’autre part, il ne faudra oublier de
prendre en compte ni les paradigmes historiques de longue date (tels la médecine
de Galien, l’anthropologie d’Aristote et l’herméneutique des Pères de l’Église), dans
lesquels s’insèrent les spéculations des auteurs renaissants et baroque, ni le contexte
des événements religieux, politiques et sociaux de leur époque.
2) une perspective sémiotique: ambiguïté et structures para-textuelles
Tous les textes renaissants et baroques véhiculant une mystique du cœur ne sont
5
pas obscurs. Cependant, la littérature que l’on nomme alchimico-spirituelle ainsi que
certains textes qualifiés de proto-théosophiques , enveloppent volontiers leur objet
dans une ambiguïté sémiotique redoutable. Cette opacité est une caractéristique
fondante de cette littérature, et on ne peut comprendre l’une sans expliquer l’autre.
Pour restituer aux textes dont nous parlons une souhaitable intelligibilité, il faut
œuvrer à deux niveaux. Tout d’abord, il faut les étudier de manière comparative, en
tenant compte également de l’arrière-plan (paracelsien ou autre) qui les sous-tend, et
en tâchant d’en mettre en évidence les structures récurrentes. Ensuite, il faut étudier
le texte en parallèle avec le paratexte, lorsqu’un paratexte est présent. Par paratexte,
nous entendons avec, Gérard Genette l’ensemble des éléments entourant un texte et
qui fournissent une série d’information . Cela s’avère particulièrement nécessaire
lorsque (comme dans l’Amphitheatrum Sapientiae Aeternae de Khunrath) l’auteur
confie son message à la fois à son texte et aux gravures qui l’accompagnent, lesquelles
en constituent, ipso facto, un support sémiotique indispensable. La synergie de
ces deux perspectives, l’historique et la sémiotique, peut seule à notre avis rendre
compte des subtilités du discours de l’alchimie spirituelle et de la proto-théosophie
post-paracelsienne.
III. Corpus et plan du travail
Le cadre d’un post-doc imposant à notre recherche des limites strictes, il conviendra
sélectionner les textes de notre corpus en fonction de cette exigence, et se concentrer
sur les principales étapes de la formation et du développement de la mystique du
cœur dans les courants ésotériques occidentaux modernes.
Après avoir passé en revue tant l’histoire de la notion de spiritus que les théories cardiologiques et cardiosophiques de l’Antiquité et du Moyen Âge, nous nous
pencherons sur Marsile Ficin (1433-1499; De amore, 1469; De vita libri tres, 1489;
Theologica platonica, 1482; De sole, 1492). Nous considérons l’œuvre ficinienne comme le lieu textuel où un certain nombre de notions anthropologiques fondamentales
pour notre propos fusionnent pour la première fois au sein d’une synthèse philosophique originale. Ficin, en effet, reprend les notions de spiritus, d’origine galénienne,
et de char de l’âme , développée au sein du néoplatonisme, et en fait les pivots de son
anthropologie spirituelle. Le spiritus de Ficin est l’intermédiaire subtile reliant l’âme
au corps. Son importance tient aux nombres et à la nature des fonctions qu’il exerce:
en tant qu’instrument de la phantasia faculté qui permet à l’âme de déployer son
activité par des images, il joue un rôle essentiel dans les processus noétique. En tant
que substance vivifiant le corps, en outre, il est le principal agent de la thérapeutique
préconisée par Ficin. Or le spiritus ficinin réside dans le cœur. Mais le cœur chez
6
Ficin joue également d’un statut symbolique de toute première importance. Légataire d’une symbolique relancée à son époque par le savant byzantin Gemiste Pléthon,
Ficin affirme en effet que le soleil est l’image de Dieu, et que le cœur est le soleil de
l’homme: le premier est le siège de l’anima mundi, soit de l’âme du macrocosme, le
deuxième de l’âme microcosmique. Siège du spiritus et indirectement de l’âme, équivalent microcosmique du soleil qui est à son tour l’image de Dieu, le cœur, fait donc
l’objet, chez le plus grand interprète du néoplatonisme florentin, d’une valorisation
anthropologique et symbolique sans précédents.
L’anthropologie de Ficin fera florès dans les courants magiques, hermétiques et
néoplatonisants de la Renaissance. Elle sera reprise, entre autres, par Henri Corneille Agrippa (1486-1535; De occulta philosophia, 1533) et par Paracelse (1493-1541;
Philosophia Sagax, 1571; Liber Paramirum, 1575). Paracelse, en particulier, peut
être considéré comme le principal relais du thème anthropologique du cœur en tant
que siège à la fois du spiritus (qui devient chez lui le corps sidéral - siderische leib)
et de l’âme tout entière.
Il ne faut pas par ailleurs sous-estimer, pour comprendre la diffusion de ce motif, le
rôle joué par les lectures protestantes de la notion de spiritus. Celle-ci est commentée,
à cette époque, par des auteurs tels que Melanchthon (1497-1560; Commentarius de
Anima, 1540-1553) et Michel Servet (1511-1553; De Mysterio Trinitatis, 1553), qui
l’abordent d’un point de vue essentiellement théologique.
Compte tenu de cet arrière-plan, on s’attend donc à retrouver ce motif dans l’alchimie spirituelle post-paracelsienne. Bien que sous le couvert d’un langage souvent
abscons et résolument obscur, les textes paraissent confirmer cette conjecture. On
retrouve ce schéma anthropologique et symbolique , en effet, chez Valentin Weigel
(1533-1588), dont l’œuvre se situe au carrefour entre mystique allemande médiévale
et paracelsisme, et plus tard chez le traducteur et commentateur de Paracelse, Gérard Dorn (environ 1530-1535 - après 1584; De natura lucis philosophicae, 1583). Ce
dernier représente probablement un chaînon important dans la transition du paracelsisme, où la notion du cœur comme siège du spiritus syderei est envisagée uniquement sous l’angle anthropologique, à l’alchimie spirituelle et à la proto-théosophie,
courants au sein desquels le cœur redevient l’organe de la sagesse spirituelle.
En ce qui concerne donc ces derniers courants, les noms sur lesquels il conviendra
de s’attarder sont ceux de Franciscus Kieser (Cabala chymica, 1606), d’Oswald Croll
(1560 environ-1609; Basilica Chymica, 1609) et de Heinrich Khunrath (1560-1605,
Ampitheatrum Sapientiae Aeternae, 1595-1609).
Il ne faudra pas négliger, ensuite, ce que l’on peut appeler la deuxième vague
de l’alchimie spirituelle, représentée par des auteurs tels Michael Sendivogius (15661636, Tractatus de Sulphure, 1616), Thomas Vaughan (1621-1666, Lumen de lumine,
7
L’Âme magique cachée, 1650), Esprit de Gobineau (e, 1640) le Chevalier Inconnu (La
nature à découvert, 1669), textes où transparaît une véritable mystique du centre de
l’être , envisagé comme le lieu où s’effectue la transformation alchimique et où, donc,
a lieu a régénération spirituelle.
Ensuite, on pourra voir comment ce thème symbolique et figuratif se décline dans
le discours de la théosophie classique de Jacob Böhme (1577-1624; Aurora, 1612; Der
Weg zu Christo, 1621) et de Johann Georg Gichtel (1628-1710; Eine kurze Eröffnung, 1696). En particulier chez ce dernier, la cardiosophie dont nous venons d’ébaucher l’histoire se teinte fortement de christianisme (équation esprit sidéral=Satan
et insistance sur la rencontre avec Jésus dans le cœur).
La compréhension de ce thème et de son évolution dans le temps ne peut qu’être
facilitée, enfin, par l’étude de l’iconographie des traités alchimiques et théosophiques
d’époque baroque. Le rôle des éléments para-textuels comme support sémiotique du
texte nous paraît en effet fondamental. Un cas particulièrement éloquent est celui des
traités de Böhme (cf. par exemple Theosophische Werke, 1682, et l’édition de 1730
de Der Weg zu Christo) et de Gichtel, faisant la part belle à l’imagerie cardiaque.
Il faut garder à l’esprit, par ailleurs, la diffusion de cette imagerie dans la littérature religieuse - protestante et catholique - de l’époque. On sait, par exemple,
que le sceau de Luther présente un cercle, une rose, un cœur, et une croix, et celui
de Calvin une main qui tend un cœur. La contre-réforme s’appropria également le
symbole du cœur, que nous retrouvons abondamment, au XVIIe siècle, dans les illustrations accompagnant la littérature spirituelle jésuite. Il ne faut donc pas oublier
de situer l’imagerie cardiaque des textes alchimiques et théosophiques dans la culture
et e langage religieux de leur époque.
IV. Enjeux disciplinaires et trans-disciplinaires
Notre recherche se veut avant tout une contribution à la compréhension d’un certain
nombre de structures symboliques présentes, de manière diffuse, dans la littérature alchimico-spirituelle, proto-théosophique et théosophique des siècles XVIe-XVIIe.
Une telle approche pourrait s’avérer particulièrement utile dans l’étude de l’alchimie
spirituelle de l’époque, dont les textes sont peu étudiés - en raison, entre autres, de
leur indéniable obscurité - et demeurent mal compris. Or l’étude de la mystique
du cœur peut à notre sens fournir des instruments précieux pour sonder la dimension mystique, intérieure, de cette littérature. Considérer qu’une telle étude n’a des
implications que pour le domaine des courants ésotériques occidentaux modernes, cependant, ce serait négliger sinon l’omniprésence, au moins le caractère extrêmement
répandu de la mystique du cœur, présente sous différentes formes dans nombre de
8
traditions religieuses occidentales et orientales: du yoga au soufisme, de l’hésychasme aux nouveaux mouvements religieux - en particulier de ceux qui se réclament de
l’ésotérisme traditionnel . Sans prétendre parler d’archétypes - notion difficilement
maniable dans une enquête se voulant purement historique - on peut néanmoins
attirer l’attention sur la diffusivité et sur la plasticité extrêmes caractérisant la symbolique cardiaque, et de sa facilité à s’intégrer à différents type de culture et de
langage religieux.
Capitolo 1
Spiritus, corps sidéral et cœur:
Antiquité et Moyen Âge
1.1
Spiritus et corps sidéral
Le spiritus est l’un des principes fondamentaux de la médecine de Galien1 . En par˜ , Galien distinguait, à la suite du médecin d’Alexandrie Érasistrate2 ,
lant du
˜
), formé dans le cœur, et dérivant du fusionnement
un esprit vital ( ˜
entre l’air et les effluves du sang, et un esprit psychique ( ˜
), qui n’est que le produit de la transformation que l’esprit vital subit dans les ventricules
du cerveau 3 . Dans cette anthropologie, l’esprit n’est pas un principe, mais plutôt
un canal de transmission de la vie et de l’activité4 . Ce sont là des théories que
Sur notion médical de spiritus cf. Daniel P. Walker, Medical Spirits and God and the Soul
, dans Spiritus, IV colloquio internazionale del Lessico Internazionale Europeo, Roma 7-9 gennaio
1983, atti a cura di Marta Fattori e Massimo Bianchi, Rome: Edizioni dell’Ateneo, 1984, p. 223-245.
2
Ibidem, p. 177-191.
3
Ibidem, p. 208.
4
Alessandra Tarabocchia Cannavero, Introduzione à De Vita, p. 19. Cf. nota 18 sur les
sources.
1
9
10CAPITOLO 1. SPIRITUS, CORPS SIDÉRAL ET CŒUR: ANTIQUITÉ ET MOYEN ÂGE
Galien reprend à la fois des stoïciens5 et des écoles médicales de son temps6 , où
elles avaient été relancées par la découverte des nerfs (par Hérophile; => importance du cerveau). Ce genre de spéculations, toutefois, étaient déjà préfigurées par
l’anthropologie pytagorico-platonicienne7 .
Chez Galien, l’esprit - et notamment l’esprit psychique - est l’instrument de l’âme
(
)8 . Ce rôle d’intermédiaire entre âme et corps était attribué
˜
˜
au
˜
˜
par Aristote. En fait, déjà Platon affirmait la nécessité de cet intermédiaire, admise par toutes les écoles philosophiques, antérieures et postérieures,
affirmant une hétérogéneité de nature entre l’âme et le corps. Mais Galien approfondit et raffine en médecin (élaboration de la distinction
˜
˜
/
˜
, etc.).
Ce statut d’intermédiaire entre l’âme et le corps que Galien attribue au
˜
ne va pas sans entraîner, comme le montre Walker, un rapprochement avec la notion
de corps éthérique ou sidéral , répandue dans les écoles philosophiques et médicales
ou char de l’âme 9 .
de l’Antiquité, elle-même apparentée avec la notion d’
Le terrain où germe la théorie du corps éthérique est la pensée des Néoplatoniciens. Selon ceux-ci, à côte de l’âme du monde (notion provenant du Timée de
Platon), il y a aussi un esprit du monde. De même dans l’homme: il y a une
et un
˜ , ce dernier fournissant à l’âme une sorte de substrat énergétique. D’où
, ou de char de l’âme , , dont la systématisation, semble-t-il,
la théorie de l’
D’une façon générale la signification du terme pneuma s’est maintenue durant toute l’évolution
de la philosophie stoïcienne: il désigne premièrement la substance de notre principe vital et puisque
celui-ci est conçu comme une parcelle de la divinité, le pneuma désigne également la substance du
dieu immanent des stoïciens; le pneuma pénétre la réalité tout entière, puisqu’il est l’âme du monde
et que celui-ci est considéré comme un organisme gigantesque, animé par un souffle divin. Il en
résulte que le pneuma est le principe d’unité pour le cosmos et qu’il est cause de la cohésion de
chaque être particulier (Gérard Verbeke, L’évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à
saint Augustin, Paris-Louvain, 1945, p. 172).
6
Ibidem, p. 206-218.
7
Jean Frère, Ardeur et colère, le thumos platonicien (p. 164 suivantes).
8
Cet instrument psychique n’est pas cependant d’un usage universel: l’âme s’en sert uniquement
en vue de la connaissance sensible et des mouvements libres; car ces activités sont considérées par
Galien, à la manière des stoïciens, comme provoquées par des courants pneumatiques émis par un
centre vital. L’âme, qui est localisée dans la tête, se sert donc du pneuma psychique conservé dans
le ventricule postérieur du cerveau, pour commander les actes sensoriels et moteurs dans les divers
organes (Verbeke, p. 212).
9
Sources sur le corps sidéral: Proclus, The Elements of Theology, éd. E. R. Dodds, 1933, p. 313,
app. II: The astral body in neoplatonism ; Gérard Verbeke, L’évolution de la doctrine du pneuma
du stoïcisme à saint Augustin, Paris-Louvain, 1945, ch. 4; John Finamore, Iamblichus and the
theory of the vehicle of the soul, Chico, California: Scholars Press, 1985; Francisco García Bazán,
El Cuerpo Astral, Barcelone: Ediciones Obelisco, 1993.
5
1.1. SPIRITUS ET CORPS SIDÉRAL
11
est néoplatonicienne10 , mais qui est en fait déjà évoquée chez Platon, pour lequel,
comme on l’a dit, il était indispensable d’admettre un intermédiaire entre le corps et
l’âme (Lois, 898e-899a)11 .
Ainsi chez Synésios l’esprit imaginatif ( `
`
˜ ), intermédiaire
entre l’âme et le corps, voire premier corps de l’âme qui enveloppe celle-ci tout
entière, est le théâtre de la divination onirique. Cette notion coïncide avec celle de
), sur laquelle Synésios disserte12 . Et dans un texte phare de
char de l’âme (
la littérature tardo-antique, le Commentarium in Somnium Scipionis de Macrobe,
ce dernier parle explicitement d’un « corps sidéral » (corpus sidereum), voire d’une
enveloppe éthérée (aetheria obvolutione) dont se revêtirait l’âme en descendant des
sphères célestes13 .
Chez Galien, donc, les notions de
˜ et d’
sont apparentées. Nous lisons
par exemple dans le De Placitis Hippocratis et Platonis:
Si nous devons définir la substance de l’âme, nous devons dire l’une des deux
choses suivantes: soit elle est le corps lumineux et éthéré, conclusion à laquelle
parviennent Aristote et les Stoïciens, bien qu’à contre-cœur; soit qu’elle est une
substance incorporelle, et que ce corps est son premier véhicule, à travers lequel
l’âme communique avec d’autres corps14 .
L’esprit de l’homme donc est, même pour Galien, le support quasi-physique, le premier véhicule de l’âme, qui relie celle-ci au corps matériel; ou alors il est l’âme tout
entière. Cette deuxième possibilité étant manifestement considérée comme moins
˜ /
est donc
probable par le médecin grec, on peut dire que l’association
explicitement établie par Galien, une des sources fondamentales pour la pensée et la
pratique médicales du Moyen Âge et de la Renaissance.
Ces doctrines parviennent aux auteurs modernes à travers la Renaissance galénienne du XIe siècle. Parmi les textes illustrant cette renaissance, il faut signaler
la traduction latine du Liber Regius di Ali ibn Abbas al-Majusi (XIe siècle) et la
traduction du De differentia animae et spiritus de Qosta ibn Luqa (moitié XIIe )15 .
(cf. Ioan P. Couliano, Expériences de l’extase, Paris: Payot, 1984, p. 99).
Attestations: Origène (Contre Celse, II, 60), Plotin (Ennéades, I, 6, 7, 5-6; IV, 3, 15), les
Oracles Chaldaïques (frag. 104), Porphyre, Jamblique (De regressu animae), Proclos (In Tim. III,
238), Synésios (De insomniis, VI, 3-4) en langue grecque, et chez Macrobe (In Somnium Scipionis,
I, 11-12) en langue latine.
12
Songes, VI, 3-4.
13
In Somnium Scipionis, I, 11-12:
14
Cit. dans Daniel P. Walker, art. cit, p. 225.
15
Al-Kindi, De Radiis, nota 36 p. 119. G. Verbeke, L’Évolution de la doctrine du pneuma du
stoïcisme à S. Augustin, Paris: Desclée De Brouwer, Louvain: Éditions de l’Institut supérieur de
philosophie, 1945, p. 175.
10
11
12CAPITOLO 1. SPIRITUS, CORPS SIDÉRAL ET CŒUR: ANTIQUITÉ ET MOYEN ÂGE
Un autre texte important est le De viribus cordis d’Avicenne, traduit en latin par
Arnaud de Villeneuve.
1.2
Le cœur comme siège de l’âme dans l’Antiquité
Nous sommes en mesure, à l’heure actuelle, de suivre avec suffisamment de précision
le cheminement historique de l’idée selon laquelle le cœur, centre physiologique de
l’être humain, est également le siège de l’âme, ou du moins d’une partie de celleci. De telles théories semblent émaner, dans l’Antiquité classique, des spéculations
médicales d’Empédocle, Aristote et des Stoïciens16 .
1.2.1
La philosophie et la médecine anciennes
L’auteur du traité hippocratique Du cœur (peut-être Philistion de Locres), affirme
lui aussi que la pensée ( ˜ ) réside dans le ventricule gauche du cœur, de même
que « le feu inné » (
˜ ). Platon, qui a connu Philistion de Locres à la
cour de Denys de Syracuse, réagit contre ce genre de théories dans le Timée, où il
affirme que la partie immortelle de l’âme siège dans la tête (Timée, 69 C, sq.)17 .
Sur ce point, Aristote s’opposera à Platon. Dans le texte De somno et vigilia,
qui ne sera traduit en latin qu’à la fin du XIIème siècle, Aristote affirmait de manière
explicite que le cœur est la source du mouvement et des capacités intellectuelles de
l’homme18 .
C’est donc avec la diffusion du corpus aristotélicien à partir de la moitié du XIIIème
siècle que la théorie reconnaissant dans le cœur le siège de l’âme va être reprise par les
philosophes occidentaux. Les grands noms de ce renouveau sont Alfred de Sareshel
et David de Dinant, qui connaissent tous les deux le traité aristotélicien De somno
et vigilia. Saint Thomas lui-même reprend la théorie en question, en affirmant dans
son De motu cordis que « le principe du mouvement du cœur [. . . ] est l’âme », et
que c’est un mouvement naturel [. . . ] parce que causé par l’âme en tant que forme
du corps 19 . Cela aide sans doute à comprendre pourquoi Dante, imprégné comme
Parmi les sources anciennes dont nous disposons pour suivre ce débat, la plus importante est
représentée par Calcidius. Ce dernier passe en revue les théories cardiocentriques de l’Antiquité
dans son Commentarius super Timaeum, au chapitre III.
17
Cf. à ce sujet l’étude d’A. Guillaumont, Les sens des noms du coeur dans l’Antiquité , dans
l’ouvrage collectif Le cœur, Bruges: Desclée de Brouwer, Etudes carmélitaines, 1950, p. 41-81.
18
Cf à ce sujet l’étude d’A. Guillaumont, passim )
19
Thomas Ricklin, « Le cœur, soleil du corps » dans Il cuore, Micrologus, vol. XI, Galluzzo,
Florence: Sismel, 2003, p. 123 et suivantes
16
1.2. LE CŒUR COMME SIÈGE DE L’ÂME DANS L’ANTIQUITÉ
13
on le sait de culture thomiste, parle dans sa Vita Nuova (2) de l’esprit de la vie,
qui demeure dans la plus secrète chambre du cœur 20 En plus d’être marqué par ce
retour de la physiologie aristotélicienne, le Moyen Âge ne cessait d’apprécier l’œuvre
médicale de Galien. Si pour Galien, comme on l’a vu, l’esprit naturel vient du foie,
et l’esprit psychique se forme dans les chambres du cerveau , l’esprit animal , lui,
trouve son origine dans le cœur21 .
Soulignons toutefois que bien avant de parvenir aux auteurs latins, la théorie
cardiocentrique d’Aristote avait été reprise par les Arabes. Déjà au VIIIème siècle,
en effet Al-Kindi postule - suivant les traditions aristotéliciennes et stoïciennes - que
le cœur est le centre de l’être humain et, ce qui est plus important encore, qu’il joue
un rôle analogue à celle du centre du monde22 . Nous retrouverons des remarques
analogues dans les textes de Marsile Ficin.
1.2.2
Le cœur en tant que siège de l’âme dans les religions de
l’Antiquité
Objet des spéculations philosophico-médicales de l’Antiquité, l’idée du cœur en tant
que siège de l’âme, pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, avait déjà fait son
apparition dans plusieurs contextes religieux. C’est précisément dans ces contextes
que l’on retrouve les premières traces d’une véritable mystique du cœur dans la
tradition occidentale. Dans le Corpus Hermeticum les allusions à l’ouverture des
yeux du cœur ne font pas défaut23 . Si cette expression peut bien être d’origine
égyptienne, elle est en tout cas attestée également par le Nouveau Testament. Par
Dante, Vita Nova, II, 4.
Cf. p. 1.1.
22
Infatti il desiderio dell’uomo risiede nel cuore, che è il centro da cui dipendono tutte le operazioni
volontarie e che ha la sua natura centrica in un certo modo simile al centro del mondo. Infatti l’uomo
individuato dalla sua complessione appare conforme al cosmo, mentre ogni parte di esso contribuisce
alla sua individuazione. Ne segue che il centro del mondo produce a suo modo una centricità in
ciascun uomo individuale ed anche in ogni animale. Per cui il centro dell’uomo lo regge nei suoi
movimenti come quello cosmico a suo modo regge il mondo nei propri . Al-Kindi, De radiis, p.
83.
23
Telle est donc, ô Tat, l’image de Dieu que j’ai dessiné pour toi au mieux de mes forces : si tu la
contemples exactement et te la représentes avec les yeux du cœur, crois-moi, enfant, tu trouveras le
chemin qui mène aux choses d’en haut . Corpus Hermeticum, IV, 11 (Corpus Hermeticum, Traités
I-XII, texte établi par A. D. Nock et traduit par A.-J. Festugière, Paris Les Belles Lettres, 1945, v.
1, p. 53). Où courez-vous, ô hommes, ivres que vous êtes, ayant bu jusqu’à la lie le vin sans mélange
de la doctrine d’ignorance, que vous ne pouvez même pas porter, mais que déjà vous allez vomir?
Tirez-vous de l’ivresse, arrêtez! Regardez en haut avec les yeux du cœur . CH, VII, 1 (ibidem, p.
79).
20
21
14CAPITOLO 1. SPIRITUS, CORPS SIDÉRAL ET CŒUR: ANTIQUITÉ ET MOYEN ÂGE
exemple, dans le passage suivant de Saint Paul: Puisse [le Dieu de notre Seigneur
Jésus-Christ] illuminer les yeux de votre coeur pour vous faire voir quelle espérance
vous ouvre son appel » (Eph. I, 18).
Chez Plotin, nous retrouvons bien souvent une mystique du centre ontologique
de l’être humain, que l’on doit faire coïncider avec le centre cosmique afin d’atteindre
la délivrance des liens avec la matière et trouver un repos parfait24 . Il serait certes
tentant, dans la perspective qui est la nôtre, de voir là quelque chose de plus qu’une simple métaphore ontologico-géométrique. Il faut néanmoins reconnaître que ce
centre mystique , dans les Ennéades, n’est jamais identifié de manière explicite avec
le cœur, et un tel rapprochement n’aurait par conséquent qu’une valeur purement
conjecturale.
Si l’on passe ensuite à la littérature patristique des IIème et IIIème siècles, nous
trouvons d’intéressantes allusions qui font supposer l’existence, fût-ce au stade embryonnaire, d’une mystique du cœur au sein du christianisme ancien. La tradition
hésychaste, faisant de la garde du cœur le pivot de sa discipline ascétique, n’est pas
loin, à l’époque en question, de prendre son essor. Ici, il suffit de lire certains passages d’Origène, qui fait souvent allusion à la « faculté maîtresse du cœur » en tant que
sens spirituel permettant de saisir les vérités métaphysiques suprêmes. Cependant,
Origène ne traite pas ce sujet de façon systématique; il se sert de cette notion uniquement comme d’un instrument herméneutique afin d’élucider le sens d’un certain
nombre de passages scripturaires.
L’antropologie d’Origène et la mystique du cœur
FARE IL PUNTO SULL’ANTROPOLOGIA DI ORIGENE (cf. anche Verbeke su
questo aspetto; cf. Dictionnaire critique de théologie, p. 29).
Ainsi dans ses Homélies sur les Nombres, en parlant de la Tente du Témoignage,
le théologien d’Alexandrie affirme: Si nous appliquons ce qui est dit de la Tente
à l’homme, nous dirons que la partie fermée par le voile, où sont enveloppés les
objets inaccessibles, est la faculté maîtresse du cœur (principale cordis), qui seule
peut recevoir les mystères de la vérité et concevoir les secrets de Dieu 25 . Origène
Dans notre situation actuelle, une partie de nous-mêmes est retenue par le corps (comme si
l’on avait les pieds dans l’eau et le reste du corps au-dessus) ; nous élevant au-dessus du corps par
la partie de nous-mêmes qui ne baigne pas en lui, nous nous rattachons par notre centre au centre
universel, comme les centres des grands cercles d’une sphère coïncident avec le centre de la sphère
qui les comprend, et nous avons en lui notre repos . Ennéades, VI, 9, 8 (texte établi et traduit par
E. Bréhier, Paris : Les Belles Lettres, 1954, p. 83).
25
Si ergo ad hominem Tabernaculum referamus, interiora uelaminis, ubi inaccessibilia conteguntur, principale cordis dicemus, quod solum recidere potest mysteria ueritatis et capax esse arcano24
1.2. LE CŒUR COMME SIÈGE DE L’ÂME DANS L’ANTIQUITÉ
15
poursuit, et ses paroles, faisant allusion à la prière que le Chrétien doit effectuer dans
son cœur, semblent préfigurer les grands thèmes de la mystique hésychaste: Quant
aux deux autels - celui du dedans et celui du dehors -, puisque l’autel est le symbole
de la prière, je pense que cela rejoint la pensée de l’Apôtre quand il a dit Je prierai
avec l’esprit, je prierai aussi avec l’intelligence . Quand, en effet, je veux prier avec
le cœur (in corde oravero), je m’approche de l’autel intérieur 26 .
Dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Origène tâche d’expliquer
pourquoi le poète vétérotestamentaire s’attarde autant sur la beauté des seins de
l’Epoux. En mettant ce passage du Cantique en relation avec l’image évangélique de
la Cène, pendant laquelle Jean approche sa tête de la poitrine de Jésus, Origène dit
: « À cette occasion, il est certain qu’on veut dire que Jean a reposé sur la faculté
maîtresse du cœur de Jésus (in principali cordis Jesu) et dans les sens intérieurs de
sa doctrine. [. . . ] Ainsi donc [. . . ] de manières diverses [. . . ] la faculté maîtresse du
cœur (principale cordis) est désignée dans les saintes Ecritures [. . . ] . Et conclut,
en se tournant vers le passage du Cantique qui fait l’objet de son commentaire:
Comprenons [donc] pour “les seins” la faculté maîtresse du cœur 27 .
En ce qui concerne le sens exact de l’expression principale cordis, il est opportun
de rappeler, avec Guillaumont, que dans le latin de Rufin, par lequel seul ce texte est
connu, cette expression traduit probablement
, l’intellect 28 . Il est cependant tout aussi évident que c’est le cœur en tant qu’organe métaphysiologique, siège
de l’intellect et par conséquent de l’intuition mystique, qui fait l’objet de l’exégèse
d’Origène, car c’est des seins de l’Epoux et de la poitrine du Christ qu’il est question
dans son Commentaire. Enfin, comme le souligne à juste titre Jean-Pierre Laurant,
l’assimilation du coeur à la fine pointe de l’âme, lieu où s’opère le contact divin, a
été faite par les commentateurs d’Origène et par les techniques développées dans le
christianisme oriental par les Pères du désert dans la Prière du cœur 29 .
rum Dei ». Homélies sur les Nombres, X, 3, 2 (texte de la version latine de Rufin, texte latin de
W. A. Baehrens, nouv. éd. et trad. par L. Doutreleau d’après l’éd. d’A. Méhat et les notes de M.
Borret, Paris : Ed. du Cerf, 1996, collection « Sources Chrétiennes » n° 415, p. 287).
26
« Altaria uero duo, id est interius et exterius, quoniam altare orationis indicium est, illud puto
significare quod dicit Apostolus: Orabo spiritu, Orabo et mente. Cum enim “in corde orauero”, ad
altare interius ingredior ». Ibidem.
27
In his enim certum est quod Iohannes in principali cordis Iesu atque in internis doctrinae eius
sensibus requievisse [. . . ]. Diversis ergo modis [. . . ] principale cordis in scripturis sanctis designatur
[. . . . Ergo [. . . ] in uberibus principale cordis intelligamus ». Commentaire sur le Cantique, I, 2,
4-6 (texte de la version latine de Rufin, introd., trad. et notes par L. Brésard et H. Crouzel, avec la
collaboration de M. Borret, Paris: Ed. du Cerf, 1991-1992, collection Sources Chrétiennes n° 375,
p. 193-195).
28
A. Guillaumont, « Les sens des noms du coeur dans l’Antiquité », op. cit., p. 68.
29
Jean-Pierre Laurant, Une approche ésotérique du cœur , Renaissance Traditionnelle, n°133,
16CAPITOLO 1. SPIRITUS, CORPS SIDÉRAL ET CŒUR: ANTIQUITÉ ET MOYEN ÂGE
Comme l’a montré l’imposant travail de De Lubac, l’exégèse d’Origène fera florès
au Moyen Âge. En deux de ses homélies, Godefroy d’Amont (m. 1165) montre
l’Apôtre Jean reposant sur la poitrine du Sauveur. Il explique: dans cette poitrine se
trouve le cœur de l’homme, et dans ce cœur la sagesse 30 . Et ailleurs: cette poitrine
c’est l’Écriture sainte, où se cache le sens spirituel par quoi l’homme est vivifié,
l’Écriture où il puise la conanssaince du Cœur de Dieu 31 . On retrouve des passages
consacrés à la connaissance mystique qui a sa source dans le cœur de l’Apôtre chez
Notker le Bègue, Pierre Damien, Rupert, Gerhoh de Reichesberg et bien d’autres.
Saint Bernard écrira dans ses sermons sur le Cantique, en suivant de près l’Alexandrin:
Nonne tibi videtur ipsis se Verbi penetralibus immersisse, et de abditis pectoris
ejus quamdam internae sapientiae sacrosanctam eruisse medullam32 ?
Origène, théologien sulfureux aux yeux des médiévaux33 , demeure en même temps,
comme ce passage nous le montre, un modèle à suivre en matière d’exégèse scripturaire34 .
Objet des spéculations médicales de l’Antiquité et du Moyen Âge aristotélisant,
présent dans la première mystique chrétienne et, de là, dans la tradition monastique
orthodoxe et dans l’exégèse médiévale, le cœur en tant que siège des plus élevées
facultés de l’âme suscitera un intérêt profond chez nombre de savants ésotérisants de
la Renaissance. Ceux-ci vont réélaborer les thèses d’Artistote et de Galien sur le cœur
à la lumière d’un syncrétisme nouveau, à l’intérieur duquel fusionnent hermétisme,
kabbale, traditions folkloriques, mystiques et ésotériques de l’Antiquité. Dans cette
synthèse, la cardiosophie typique de la mystique chrétienne ancienne et médiévale
sera à son tour repris et réinterprété à la lumière de toute une sérrie de nouveaux
schémas anthropologico-médicaux. Nous nous pencherons donc sur la question des
sources « proches » de l’alchimie et de la théosophie du XVIIème dans le prochain
paragraphe.
janvier 2003, p. 64.
30
Henri de Lubac, Exégèse médiévale, les quatre sens de l’écriture, Paris: Aubier, 1959-1964,
vol. I, p. 235.
31
Ibidem.
32
Ibidem, p. 236.
33
Il faut se rappeler que les théories d’Origène sur la préexistence des âmes, sur la christologie et
sur l’apocatastase, ainsi que son prétendu réincarnationnisme, ont fait l’objet d’une condamnation
par l’édit de Justinien, en 543, puis par le concile œcuménique de Constantinople en 553.
34
Notamment par saint Bernard, Guillaume de saint Thierry, Hildegarde de Bingen et même
saint Thomas d’Aquin. Cf. Henri de Lubac, Exégèse médiévale, les quatre sens de l’écriture,
Paris: Aubier, 1959-1964, en particulier vol. I, ch. III et IV.
Capitolo 2
Les origines de la mystique du cœur à
la Renaissance
2.1
Marsile Ficin: le centre et le cœur
Pour Ficin, légataire de l’hermétisme, du platonisme et du néoplatonisme anciens,
il est certain que le monde d’en haut et le monde d’en bas, l’univers et l’homme,
entretiennent des rapports de sympathie, voire d’homologie structurelle. Le monde,
dit Ficin dans son De vita (III, 2), est semblable à un grand animal (d’après Timée
30C et Ennéades, IV, 32); c’est une machine où toutes les parties sont solidaires l’une
de l’autre et se reflètent réciproquement l’une dans l’autre:
En quoy est confermé ce dire fort Platonique, que ceste Machine du monde est
tellement liée et conjointe ensemble que mesme les choses celestes sont en la
terre d’une condition terrienne, et au Ciel de rechef sont les terrestres d’une
dignité celeste: et en la vie secrete et Pensee Royne du monde sont encore
les choses celestes, mais elles y sont d’une vitalle et intellectuelle proprieté,
et excellence. En outre par cela aucuns confirment ce dire Magique, assavoir
que par les choses inferieures accordees avecques les superieures les hommes
se peuvent attirer en temps et saisons opportunes les influences celestes, et
que mesmes nous nous pouvons concilier par les celestes les surcelestes, ou
paraventure les nous insinuer du tout1 .
De vita, III, XV; Confirmatur dictum illud valde Platonicum: hanc mundi machinam ita secum esse connexam, ut et in terris coelestia sint conditione terrena et in coelo vicissim terrestria
dignitate coelesti, et in occulta mundi vita menteque regina mundi coelestia insint, vitali tamen
intellectualique proprietate simul et excellentia. Per haec insuper confirmant nonnulli etiam illud
magicum: per inferiora videlicet superioribus consentanea posse ad homines temporibus opportunis coelestia quodammodo trahi, atque etiam per coelestia supercoelestia nobis conciliari vel forsan
prorsus insinuari ). Cf. aussi, pour l’image du monde comme grand animal, De amore, éd. Laurens,
p. 166-167.
1
17
18CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
C’est en fonction de ce principe d’analogie entre le microcosme et le macrocosme que
Ficin établit sa mélothésie zodiacale et planétaire, à savoir son schéma de répartition
entre les signes et les planètes astrologiques d’un côté, et les parties du corps humain
de l’autre, fondement de sa médecine. Et c’est également sur ce principe que se
fondent également, comme on le voit dans ce passage, les techniques de magie astrale
qu’il décrit dans son De vita.
2.1.1
Dieu est le soleil du macrocosme
Cette parenté entre le microcosme et le macrocosme, pivot conceptuel qui sous-tend
la mélothésie zodiacale de Ficin et donc les techniques de magie naturelle exposées
dans son De vita, explique, à un niveau plus théorique, les importantes affinités de
structure reliant l’homme et l’univers.
Dans son Commentaire au Banquet de Platon (1463), son premier texte philosophique, Marsile fait la part belle à la théologie. Son discours se fonde à la fois
sur une notion néoplatonicienne, selon laquelle la Divinité d’abord crée, puis attire,
enfin réabsorbe ses créatures, et sur un présupposé platonicien, affirmant que Dieu
est à la fois bon, beau est juste. Ficin soude les deux traditions par l’interprétation
suivante: Dieu est bon en tant qu’il crée, beau en tant qu’il attire, juste en tant qu’il
réasorbe les êtres qui émanent de Lui.
En raison de cela, dit Marsile, Dieu peut être comparé au Soleil - comme ne s’est
pas privé de le faire d’ailleurs, dans un contexte à la fois néoplatonicien et chrétien,
Denys l’Aréopagyte:
Dieu est en effet à la fois celui dont tous les êtres désirent la beauté et en la
possession duquel ils trouvent tous leur repos. En lui donc notre désir s’allume,
en lui l’ardeur des amants s’apaise, non point éteinte, mais comblée. Et ce
n’est point sans raison que Denys compare Dieu au soleil2 , car, comme le soleil
éclaire et réchauffe les corps, de même Dieu procure aux âmes la lumière de
la vérité et l’ardeur de l’amour. Cette comparaison, tirée du sixième livre de
la République 3 , nous la déduisons de la manière suivante. C’est le Soleil qui
crée et les corps visibles et les yeux pour les voir [...]. L’éternelle et invisible
lumière du Soleil divin, lumière unique, présente en toutes choses, les réchauffe,
les vivifie, les excite, les comble, les fortifie et selon les paroles divines d’Orphée:
Réchauffant tout, sur tous de soi se répandant 4 . 5 .
Noms divins, IV, § 1.
Rép. VI, 508 C; développé par Plotin, cf. Enn. VI, I, 7, 1.
4
Orphic. Fragm., F 24 Kern.
5
In convivium, II, 2; trad. Laurens, p. 24. Idem enim deus est, cuius spetiem desiderant
omnia, in cuius possessione omnia requiescunt. Inde igitur desiderium nostrum accenditur. Ibi
amantium ardor quiescit, nec icona nota extinguitur, sed impletur. Nec iniuria soli deum comparat
Dionysius quia quemadmodum sol illuminat corpus et calefacit, ita deus animis veritatis claritatem
2
3
2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR
19
Dans ce passage, Ficin cite ses sources: il s’agit essentiellement de Platon, République,
VI (509 b 2-10) et VII (ce que le Bien est dans le domaine intelligible, le Soleil l’est
dans le domaine sensible) et toute la tradition néoplatonicienne tant païenne que
chrétienne: surtout Denys l’Aréopagyte et Proclus, lequel composa un hymne au
Soleil6 ; enfin Plotin (mêne si dand ce cas, il s’agit sans doute d’une source mineure).
Il peut y avoir aussi des réminiscences de Synésios, De insomniis, 5,17 .
Cependant, il y a sans doute aussi des sources plus proches, que Ficin ne cite pas.
Il ne faut oublier, en effet, que dans les pages de Marsile on entend l’écho de cette
liturgie solaire que l’œuvre de Pléthon avait remis en circulation, et peut-être même
transformée en une mode, chez certains groupes d’érudits italiens 8 . Rappelons
que l’érudit byzantin Pléthon (vers 1360-1452 ou 1454), fut invité à participer au
concile de Florence (1438-1439) en vue de l’union des Églises. Georges de Trébizonde
(1395-1486), autre érudit de langue grecque, rappelle que la secte des philosophes
platoniciens fondée par le philosophe byzantin avait l’habitude d’entonner chaque
prebet et caritatis ardorem. Hanc utique comparationem ex Platonis libro de Republica sexto, hoc
quo dicam modo colligimus. Sol profecto corpora visibilia et oculos videntes procreat, oculis, ut
videant, lucidum infundit spiritum, corpora, ut videantur [...]. Divini solis pepetua et invisibilis lux
una semper omnibus adstat, fovet, vivificat, excitat, complet et roborat. De quo divine Orpheus:
Cuncta fovens atque ipse ferens super omnia . Marsile reprend cette image plus loin dans le même
texte. Dans le VIe livre de la République, cet homme divin [Platon] dévoile le fond de sa pensée
et déclare que la lumière grâce à laquelle notre intelligence comprend toutes choses n’est autre que
Dieu lui-même, créateur de toutes choses. Il compare en effet Dieu et le Soleil, estimant que ce que
le Soleil est aux yeux, Dieu l’est pour l ’intelligence. En effet le Soleil engendre les yeux et leur
donne la faculté de voir, laquelle serait pourtant inutile et resterait éternellement ensevelie dans
les ténénbres si ne revêtait les couleurs et les figures des choses la lumière de ce même Soleil dans
laquelle l’œil saisit les couleurs et les figures du corps. De fait, l’œil ne voit jamais que la lumière
[...]. De la même façon Dieu crée l’âme et lui donne l’intelligence, qui est faculté de comprendre:
celle-ci serait vide et obscure si elle ne portait pas en elle la lumière divine, dans laquelle elle
contemple les raisons de toutes choses. Par suite elle comprend grâce à la lumière de Dieu et ne
connaît jamais que cette lumière elle-même (In convivium, VI, 13; trad. Laurens, p. 180-182;
In sexto autem de Republica libro divinus ille vir totam rem aperit dicitque lumen esse mentis
ad intelligenda omnia eumdem ipsum deum, a quo facta sunt omnia. Solem namque et deum ita
invicem comparat ut, quemadmodum se habet Sol ad oculos, ita ad mentes se deus habeat. Sol
oculos generat vimque illis prestat videndi, que frustra esset et sempiternis obruta tenebris, nisi
Solis lumen adesset corporum pictum coloribus et figuris, in quo oculus corporum colores videt
atque figuras. Nec aliud quicquam nisi lumen oculus intuetur [...]. Eodem pacto deus animam
procreat eique mentem, vim ad intelligendum largitur, que vacua esset atque obscura, nisi dei sibi
lumen adesset, in quo rerum omnium inspiciat rationes. Unde per dei lumen intelligit atque ipsum
divinum duntaxat lumen agnoscit ).
6
Cf. H. D. Salley, Le néoplatonisme, p. 179-191 (La dévotion de Proclus au Soleil ).
7
Synésios, Opuscules, Paris: Les belles lettres, 2004, p. 277.
8
Garin, p. 195.
20CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
jour une prière au Soleil, composée précisément [...] par Pléthon 9 .
Le sujet du soleil en tant qu’imago dei, en tout cas, est abondamment développé
dans la production postérieure de Ficin, en particulier dans sa Theologia platonica
(XVIII) et dans le De Sole (cf. surtout ch. II et IX). Dans ce dernier texte on peut
lire:
Chi non vede che il Sole è l’immagine è il vicario di Dio nel mondo, senza dubbio
non ha mai considerato la notte, né ha mai fissato lo sguardo sul Sole che sorge,
né ha mai riflettuto su quanto superi il senso [...]. Concludi dunque, insieme ai
platonici e a Dionigi, che il Sole [...] è l’immagine visibile di Dio10 .
Et dans un développement du Livre de Soleil, Marsile en arrivera à mettre en rapport
le Soleil avec la Trinité chrétienne11 .
2.1.2
Dieu est le centre du monde
Poursuivons notre analyse de l’imagerie théologique du Commentaire au Banquet de
Platon. Après avoir affirmé que Dieu, de par les fonctions qu’il exerce vis-à-vis de ses
créatures, peut être dignement comparé au soleil, Marsile dit que Dieu est le centre
du monde.
Pour nous, qui avons hérité de l’héliocentrisme de Copernic, ce genre de symbolique n’est que trop naturelle, si l’on tient compte de la comparaison, précédemment
établie par Ficin, entre Dieu et le Soleil. Mais à l’époque où vécut Ficin la révolution
copernicaine était encore loin de voir le jour. L’immense construction héliocentrique
de Ficin a paru à la critique, retrospectivement, comme témoignant d’une certaine
intuition prophétique: sa vision esthético-religieuse du monde a préfiguré des traits
de la description de l’univers de la science à venir. Simple coïncidence, sans doute.
Ce qui est historiquement plus sûr, c’est que dans l’enthousiasme, l’émotion , le lyrisme 12 dont témoigne Copernic lorsqu’il parle du soleil, on peut voir - et la critique
l’a fait - une influence ficinienne (et donc hermético-néoplatonicienne) marquée13 .
Ibidem, p. 196.
De Sole, IX, p. 203. Denique quisquis non videt Solem in mundo, imaginem esse vicariumque
Dei, is profecto neque noctem consideravit unquam, neque Solem suspexit exorientem, neque cogitavit quantum excedat sensum [...]. Solem igitur [...] una cum Platonicis atque Dionysio imaginem
Dei conspicuam esse conclude .
11
Ch. XII.
12
Alexandre Koyré, Introduction à Nicolas Copernic, Des révolutions des orbes célestes,
traduction, introduction et notes par Alexandre Koyré, Paris: Pergame, 1998, p. 22.
13
Dit Garin à ce sujet: Il Birkenmajer, nella sua grande monografia su Copernico, non potè
astenersi dall’accostare una certa tematica solare al Ficino, soprattutto del de sole, alla tesi del
de revolutionibus orbium coelestium (I,109: “residet Sol... non inepte quidem lucernam mundi, alii
9
10
2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR
21
Voici donc ce que dit Marsile au sujet de Dieu, soleil du macrocosme et véritable
noyau de l’univers:
Le centre unique du Tout est Dieu, et les quatre cercles autour de lui l’Intelligence, l’Âme, la Nature, la Matière14 .
Marsile, encore une fois, prend soin de justifier cette analogie. Voici ce qu’il affirme:
Le centre du cercle est un point unique, indivisible, immobile. De ce centre partent des lignes multiples, divisibles, mobiles, joignant la circonférence qui leur
est semblable. Cette circonférence, divisible, tourne autour du centre comme
autour d’un axe. Et il est de la nature du centre, tout unique, indivisible et
immobile qu’il soit, de se retrouver en de nombreuses , que dis-je, en toutes les
lignes divisibles et mobiles: puisque dans la ligne le point est partout. Néanmoins, comme rien ne peut être atteint par son contraire, chacune des lignes
tirées de la circonférence au centre ne peut toucher ce point médian que par
un point unique, simple et immobile. Or qui niera que Dieu puisse être nommé
à bon droit centre universel? Il est en toutes choses tout en étant unique, absolument simple et immobile: au contraire tous les êtres qu’il a produits sont
multiples, composés et d’une certaine manière mobiles et comme ils dérivent de
lui, retournent à lui, à l’instar des lignes et de la circonférence15 .
mentem, alii rectorem vocant, Trismegistus visibilem Deum”. Dire Ermete era, un poco, dir Ficino
[...]. Non ricordarsi di Ficino di fronte al testo copernicano è difficile, tanto più che l’allusione,
anzi la citazione, è chiara. La difficoltà contro cui Ficino aveva urtato, specialmente nel de sole
e nel de lumine, di mettere d’accordo con l’ipotesi tolemaica la sua visione estetico religiosa del
sistema cosmico, si risolve elegantemente in Copernico (Eugenio Garin, Studi sul platonismo
medievale, p. 190-191). Et Galilée confirmera que l’héliocentrisme de Copernic avait aussi un intérêt
esthétique: il Copernico ammira la disposizione delle parti dell’universo per aver Iddio costituita
la gran lamapada, che doveva rendere il sommo splendore a tutto il suo tempio, nel centro di esso,
e non da una banda (ibidem, p. 214). Alexandre Koyré dit à son tour: De vieilles traditions,
la tradition de la métaphysique de la lumière (qui, pendant tout le moyen âge accompagne et
supporte l’étude de l’optique géométrique), des réminiscences platoniciennes et néo-platoniciennes
(le soleil visible représentant le soleil invisible) peuvent seules, à mon avis, expliquer l’émotion,
le lyrisme qui s’emparent de Copernic lorsqu’il parle du soleil. Il l’adore et presque le divinise.
Le luminaire splendide qui illumine le monde devient le centre ontologique de l’Univers. Aussi la
Renaissance qui, de la révolution copernicienne a tiré une sorte de héliolatrie, qui a vu dans le
soleil une manifestation divine, et qui, d’autre part, s’est, avec la terre, sentie lancée dans les cieux,
est restée fidèle à l’inspiration du grand astronome (Alexandre Koyré, Introduction à Nicolas
Copernic, Des révolutions des orbes célestes, éd. cit., p. 22).
14
II, 3; trad. Laurens, p. 26. Centrum unum icona nota omnium deus est, circuli quatuor circa
deum, mens, anima natura, materia .
15
Ibidem. Centrum circuli puntum est, unum, indivisibile, stabile. Inde linee multe, dividue,
mobiles, ad earum similem circumferentiam deducuntur. Que sane circumferentia divisibilis circa
centrum quasi cardinem volvitur. Atque ea est centri natura, ut licet unum, individuum, immobile
sit, in multis tamen, immo in omni- bus lineis dividuis et mobilibus ubique reperiatur. Ubique enim
est in linea puntum. Quoniam vero a dissimili suo attingi nihil potest, linee a circumferentia ad
centrum, usque deducte, medium huius- modi puntum singule sui quodam punto uno simplici et
22CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
René Guénon (1886-1951), au XXème siècle, ne se montrera pas insensible aux charmes de cette imagerie métaphysique, qu’il reprendra telle quelle dans ses Symboles
de la science sacrée (1966, posthume).
L’univers, donc, peut être envisagé pour Ficin comme un cercle gigantesque qui
tourne autour de son pivot métaphysique. Les âmes des créatures individuelles sont
autant de cercles, qui doivent faire coïncider leur centre avec le centre universel afin
de retrouver une pleine communion avec leur principe:
Comme le point-centre se retrouve partout dans les lignes et dans toute la
circonférence et que par un de ses points chaque ligne touche le point médian
du cercle, de même Dieu, centre de tout, et qui est l’unité la plus simple et l’acte
le plus pur, s’insère en toutes choses, non seulement parce qu’il est présent en
toutes, mais parce qu’à toutes les choses qu’il a créées il a communiqué une
parcelle ou une puissance intrinsèque, absolument simple et éminente, qu’on
appelle l’unité des choses: sorte de centre, duquel dérivent et vers lequel se
tournent les autres parties et puissances de chaque chose. À ce centre, à ce
point d’unité qui leur est propre les créatures doivent s’unir avant d’adhérer
à leur créateur, afin d’adhérer [...] par leur propre centre au centre de tout.
L’Intelligence angélique s’élève jusqu’en sa pointe et à sa cime avant de s’élever
jusqu’à Dieu. L’Âme aussi, et le reste à l’avenant16 .
Ce thème, que Marsile développe dans son Commentaire au Banquet de Platon, était
déjà présent dans un travail de jeunesse, le commentaire au Philèbe 17 . Cette imagerie
du cercle, à travers laquelle Ficin pense l’univers dans ses rapports avec son Créateur, constitute elle aussi manifestement, de même que la symbolique solaire décrite
précédemment, un legs platonicien et néoplatonicien. Les sources de Marsile, à ce
immobili coguntur attingere. Quis neget deum centrum omnium merito nominari, cum omnibus
insit, unus penitus simplex atque immo- bilis? Cuncta vero ab ipso producta multa composita et
quodam- modo, mobilia sint, atque ut ab eo manant, ita in eum instar linearum et circumferentie
refluant .
16
Ibidem, p. 28.
17
Producit quidem ipsum unum omnia, mentem scilicet, animam, materiam. Cum vero cuiusque
causae character in opere suo servetur, in horum singulis una quaedam sua unitas est, a primo impressa uno. Actus quidam rei productae ab absoluto productoris actu. Nam quaeque res principale
aliquid sui in se habet, vel vim unam, vel subsistentiam unam, vel con- ditionem unam; quod unum
quasi eius centrum est ad quod et a quo cetera quae in eo sunt existent, ut ad centrum et a centro
omnes ad circumferentiam linea omnia vero per hunc actum unum centrumque ad primum actum
unumque vertuntur. Neque vero attingere unum nisi uno quodam possunt. Nam si illud pluribus
tangeretur, divisibile esset atque non unum. Omnia igitur in suum unum actum se colligunt ut uno
hoc centro sui centro omnium haereant. Ipsum bonum centrum est omnium, quia ab illo omnia et
ad illud. Et sicut lineae omnes, a centro puncto manantes, punctum in se habent, et in centrum
terminantes puncto suo punctum circuli tangunt, sic omnia a Deo uno actu pendentia unum actum retinent, quo uno redeunt in unum primum illudque attingunt (Marsilio Ficino: The Philebus
commentary, critical edition and translation by Michael J.B. Allen, Berkeley; Los Angeles; Londres:
University of California Press, 1979, p. 306-307). Cf. De Amore, note 17, p. 264.
2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR
23
sujet, sont surtout Platon (Lois, 892 et Parménide, 137C-159) et Plotin (Ennéades
V, 1, 18; V, 1, 11), que Marsile traduit18 .
2.1.3
L’analogie entre le soleil et le cœur
Et maintenant, après avoir étudié l’imagerie néoplatonicienne, basée sur le schéma
du cercle et du centre, qui sert d’appui à la métaphysique de Ficin, tournons-nous
vers l’homme telle que notre auteur l’envisage. Il l’envisage, tout d’abord, dans ses
rapports avec le macrocosme. L’univers, Ficin l’a dit, a un centre métaphysique,
Dieu, dont l’imago princeps est le soleil. L’homme aussi a son centre, son soleil
interne , qui peut être autre que le cœur.
Les sources
Disons tout de suite que l’équation soleil/cœur a bien des antécédents dans la littérature philosophico-médicale du Moyen Âge. Dans le cardiocentrisme de dérivation
aristotélicienne du XIIIe siècle19 , le cœur est identifié comme le premier organe de
l’âme, qui donne la vie au corps de même que le soleil donne la vie au cosmos. Les
principales attestations de ce motif se trouvent chez Alfred de Sareshel (De motu
cordis, avant 1203), David de Dinant (Fragmenta) et Nicolas physicus (Anatomia)20 .
En littérature, cette métaphore se retrouve au déjà dans le De planctu naturae
de Alain de Lille, rédigé vers 1168-1172; avant, donc, les auteurs cités21 . Au Moyen
Âge, d’ailleurs, elle se retrouve aussi dans le sens inverse: le soleil est présenté comme
le cœur du monde. Le Picatrix dit en effet: Le Soleil est la lumière du monde qui
gouverne le monde [...]. Parmi les parties intérieures du corps, il y a le cœur, qui
commande aux parties du corps et, source de chaleur, accorde la vie au corps tout
entier 22 .
Les écrivaines et les médecins cardiocentristes des XIIème et XIIIème siècles suivaient à leur tour des sources préexistantes: par exemple Macrobe, qui avait parlé
du soleil comme du cor caeli dans son très célèbre commentaire au Songe de SciHenri-Dominique Saffrey, Le néoplatonisme après Plotin, Paris: Vrin, 2000.
Cf supra.
20
Thomas Ricklin, « Le cœur, soleil du corps » dans Il cuore, Micrologus, vol. XI, Galluzzo,
Florence: Sismel, 2003, p. 123 sq.
21
Ibidem, p. 140.
22
Picatrix, III, 1, 6 (p. 179-180).
18
19
24CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
pion 23 ; ainsi de même que Calcidius, qui avait identifié le soleil avec le cœur dans son
commentaire sur le Timée, autre texte-phare de la littérature latine tardo-antique24 .
Cette équivalence, d’autre part, était de tout temps présente dans l’astrologie. On
la retrouve en particulier dans les théories de la mélothésie zodiacale et planétaire,
le Soleil et le cœur était systématiquement associés
25
. Ficin lui-même reprend souvent ce genre de théories dans ses écrits, y compris
au sujet des rapports entre le soleil et le cœur 26
L’équivalence soleil/cœur chez Ficin
Chez Ficin, cependant, l’équivalence traditionnelle soleil/cœur, attestée chez bien
des médecins et poètes des XIIème et XIIIème siècles, se complexifie, en raison de
deux facteurs: 1) d’un côté de fortes connotations mystiques caractérisant l’image du
Soleil, envisagé comme le symbole le plus efficace de la divinité et comme le réceptacle
de l’âme du monde, dans le sillage du néoplatonisme: 2) de l’autre, de l’association,
au sein de son discours, des thèmes, tout aussi néoplatonisants, du spiritus et de
. Ce dernier élément, en particulier, est de la plus haute importance, vu que les
l’
néoplatoniciens attribuaient au
˜ des facultés particulières, disons surnaturelles.
En articulant ces considérations sur les rapports analogiques entre le cœur et le soleil
à une réflexion d’ordre philosophique et théologique globale, en outre, Ficin sert de
relais entre ces spéculations de nature médicale et la philosophie et la mystique à
venir.
Pour Ficin, l’équivalent du soleil sur le plan microcosmique est, sans équivoque,
le cœur. L’auteur du Commentaire au Banquet de Platon développe cette image en
la soudant aux autres éléments de sa symbolique néoplatonisante:
De même que le Soleil, qui est le cœur du monde, en accomplissant sa révolution,
transmet au monde inférieur sa lumière et par sa lumière ses vertus, de même
le cœur de notre corps, en faisant circuler par son mouvement perpétuel le sang
In Somnium Scipionis, I, 20, 6.
Commentarius super Timaeum, 72, 119.
25
Au sujet de la mélothésie, zodiacale et planétaire, cf. Bouché-Leclercq, p. 318 et suivantes. La
première attestation de ces théories se trouve chez Manilius, qui ne mentionne que la mélothésie
zodiacale. Ptolémée, quant à lui, ne mentionne que la planétaire (Soleil=yeux, cerveau, cœur, nerfs).
Pour l’auteur du Hermippus aussi, le cœur est le siège du Soleil. Ce qui est normal, comme le fait
remarquer Bouché-Leclercq, à partir du moment que dans la cosmogonie des Oracles chaldaïques
le soleil était le cœur du monde (le démiurge, en effet, τό ἡλιακόν πυ̃ρ κραδίης τόπῳ ἐστέριξεν; BL,
p. 323).
26
Il segno nel quale il Sole regna, cioè l’Ariete, diventa proprio per questo la testa dei segni, e
in ogni essere vivente indica il capo. Il segno che è domicilio del Sole, ossia il Leone, è il cuore dei
segni e governa il cuore in ogni essere vivente (De Sole, III, in Scritti sull’astrologia, p. 190).
23
24
2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR
25
qui l’entoure, répand dans le corps tout entier les esprits qui en émanent et par
eux transmet les étincelles de lumière à chaque membre et en particulier aux
yeux27 .
Et dans le De Sole:
I fisici antichi chiamarono il Sole cuore del cielo; Eraclito lo disse fonte della luce
celeste. La maggior parte dei platonici collocò nel Sole l’anima del mondo28
siè, che riempendo tutta la sfera del Sole diffonde i raggi, quasi fossero spiriti,
attraverso quel globo quasi di fuoco, come attraverso un cuore, e poi attraverso
tutti gli altri corpi celesti29 .
. De même dans le De Vita III, 6.
2.1.4
Le cœur en tant que siège du spiritus
De même que le Soleil vivifie le monde par ses rayons, donc, le cœur anime le corps
en le pénétrant de ses esprits.
Mais qu’est-ce donc que l’esprit, qui a son siège dans le cœur? Pour comprendre
cette notion, fondamentale dans l’anthropologie de Ficin, poursuivons notre lecture
du De Amore:
Il y a en nous trois parties: l’âme, l’esprit et le corps. L’ âme et le corps, très
différents l’un de l’autre par nature, sont unis par le truchement de l’esprit, qui
est une vapeur extrêmement subtile et transparente engendrée par la chaleur
du cœur à partir de la partie la plus fine du sang. Répandu de là dans tous les
membres, il reçoit les puissances de l’âme et les transmet au corps30 .
In convivium, VII, 4; trad. Laurens, p. 218. Atque etiam sicut cor mundi Sol suo circuitu
lumen perque lumen virtutes suas ad inferiora demictit, sic cor- poris nostri cor motu suo quodam
perpetuo proximum sibi sanguinem agitans, ex eo spiritus in totum corpus perque illos, lumi- num
scintillas per membra diffundit quidem singula, per oculos autem maxime .
28
Ce qui dérive d’une lecture héliocentrique du Timée, 26. Il faut noter que cette association entre
soleil et âme du monde, naturelle pour quelqu’un qui suit les principales sources platoniciennes et
néoplatoniciennes, avait été rejetée par des théologiens majeurs du XIIe siècle, sans doute encore trop
peu imprégnés de néoplatonisme, comme Bernard de Chartres et Guillaume de Conches (Thomas
Ricklin, art. cit., p. 130).
29
De Sole, VI, p. 197. Physici veteres, Solem cor coeli, nominaverunt. Heraclitus luminis coelestis
fontem. Plerique Platonici in Sole mundi animam collocarunt, quae sphaeram Solis totam implens,
per globum illum quasi igneum tanquam per cor effundit radios, quasi spiritus, inde per omnia,
quibus vitam, sensum, motum universo distribuit .
30
De Amore, VI, 6, p. 141-142. Tria profecto in nobis esse videntur, anima, spiritus atque
corpus. Anima et corpus natura longe inter se diversa spititu medio copulantur, qui vapor quidam
est tenuissimus et perlucidus per cordis calorem ex subtilissima parte sanguinis genitus. Inde per
omnia membra diffusus anime vires, accipit, et transfundit in corpus .
27
26CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
Il s’agit donc, de toute évidence, du spiritus de la médecine galénienne. Cela n’est
guère étonnant; on sait que Ficin était médecin, et qu’il avait effectué sa formation
à Bologne31 . Plus exactement, il s’agit de l’esprit vital ( ˜
), formé dans
˜
le cœur, et dérivant du fusionnement entre l’air et les effluves du sang. De même
que chez Galien, pour Ficin l’esprit represente le lien indispensable qui unit l’âme et
le corps; voire, pour reprendre la terminologie des Néoplatoniciens, du célèbre char
).
de l’âme (
, est traduit par Marsile en latin de manière tout à
Ce même vocable grec,
fait littérale:
En outre, où que se porte l’attention continuelle de l’âme, là aussi se précipitent
les esprits, qui sont ses véhicules ou ses instruments (currus sive instrumenta)
et qui naissent dans le cœur, de la partie la plus subtile du sang (spiritus in
corde, ex subtilissima sanguinis parte creantur )32 .
D’autres remarques analogues se trouvent dans le De vita, où le legs de Galien est
tout aussi manifeste33 .
La théorie médicale de l’esprit, reprise de Galien, fusionne chez Ficin, on l’a vu,
avec un des thèmes de choix de l’anthropologie néoplatonicienne: celui de l’
.
34
Dans l’anthropologie du Florentin, ce vocable est synonyme de corps sidéral .
Voici en effet ce que dit Ficin dans le troisième livre de son De vita:
[L’esprit] est necessairement requis, comme moyen par lequel l’ame divine soit
presente au corps plus grossier, et luy elargisse du tout la vie [...]. [L’esprit
du monde] est presque tel au corps du monde, qu’est nostre au nostre, horsmise une chose: c’est que l’Ame du monde ne le tire point des quatre elements,
comme de ses humeurs, ainsi que la nostre des nostres, ainçois prochainement
(afin que je parle Platoniquement ou Plotinement), comme grosse le procree de
Raymond Marcel, Marsile Ficin, 1433-1499, p. 234.
De Amore, VI, 9, p. 154-155. Preterea, quocumque animi assidua fertur intentio, illuc et
spiritus, qui animi sive currus sive instrumenta sunt, advolant. Spiritus in corde ex subtilissima
sanguinis parte creantur .
33
Cf. De Vita (I, 2): Invero solamente i sacerdoti di Minerva, solamente coloro che vanno in
cerca del sommo bene e delle verità sono così negligenti, o infamia, e così disgraziati, che sembra
che trascurino del tutto quello strumento con cui possono in un certo modo misurare e abbracciare
tutto l’universo. Strumento di tal fatta è anche lo spirito, che dai medici è definito un vapore
del sangue, puro, sottile, caldo e chiaro. E, generato dal calore stesso del cuore traendolo
dalla parte più sottile del sangue, vola al cervello (éd. Tarabocchia Canavero, p. 100-101; Soli vero
Musarum sacerdotes, soli summi boni veritatisque venatores tam negligentes, pro nefas, tamque
infortunati sunt, ut instrumentum illud, quo mundum universum metiri quodammodo et capere
possunt, negligere penitus videantur. Instrumentum eiusmodi spiritus ipse est, qui apud medicos
vapor quidam sanguinis purus, subtilis, calidus et lucidus definitur. Atque ab ipso cordis calore ex
subtiliori sanguine procreatus volat ad cerebrum ).
34
Cette interpréation est confirmée par Allen, p. 364.
31
32
2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR
27
sa vertu genitale, et ensemble avec luy les etoiles [...]. En sa vertu il y a bien
peu de nature terrienne, et plus d’acqueuse plus encor d’aerienne, et beaucoup
de la nature du feu et des estoiles35 .
Les esprits dont parle Ficin ici semblent être ce corps sidéral ou éthéré dont il est
question dans le même texte36 . Marsile, en effet, parle explicitement d’un corpus
celeste qui sert d’intermédiaire entre l’âme et le corps:
Il est certain que Dieu infuse ces dons aux âmes, dès qu’il les a fait naître.
Descendant de la Voie Lactée dans le corps en passant par le Cancer, ces âmes
sont enveloppées d’un corps céleste transparent (corpus celeste lucidum) et ainsi
revêtues sont enfermées dans leur corps terrestre. En effet l’ordre de la nature
exige que l’âme très pure ne puisse tomber dans ce corps très impur avant
d’avoir reçu à titre d’intermédiaire un voile pur qui, étant plus épais que l’âme,
mais plus pur et subtil que le corps, est regardé par les platoniciens comme le
trait d’union le plus approprié entre l’âme et le corps37 .
De vita, III, 3 trad. Lefevre de la Boderie, p. 147-149. Senza dubbio il corpo del mondo, per
quanto appare da moto e dalla generazione, è ovunque vivo [...]. Vive per mezzo di un’anima che è
presente ovunque a se stessa e perfettamente commisurata ad esso. Pertanto fra il corpo del mondo
palpabile e in parte caduco e la sua stessa anima, la cui natura è troppo distante da un corpo di tal
fatta, è presente ovunque lo spirito, come in noi tra l’anima e il corpo [...]. Tale spirito è richiesto
necessariamente come medio, per cui l’anima divina è presente nel corpo più denso e gli comunica
intimamente la vita [...]. Questo spirito è nel corpo del mondo quasi tal, quale è il nostro spirito nel
nostro corpo, con questa differenza fondamentale, che l’anima del mondo non lo trae dai quattro
elementi, come da suoi umori, come la nostra anima dai nostri umori, anzi, per usare le parole di
Platone o di Plotino, lo genera dalla sua virtù genitale, quasi gonfiandosi, ed insieme ad esso genera
le stelle [...]. Nella sua virtù c’è pochissimo della natura terrena, di più della natura acquea, più
ancora di quella aerea, e infine moltissimo di quella ignea e stellare . Profecto mundanum corpus,
quantum ex motu generationeque apparet, est ubique vivum [...]. Ergo per animam vivit ubique sibi
praesentem ac prorsus accommodatam. Igitur inter mundi corpus tractabile et ex parte caducum
atque ipsam eius animam, cuius natura nimium ab eiusmodi corpore distat, inest ubique spiritus,
sicut inter animam et corpus in nobis [...]. Qui talis ferme est in corpore mun- di, qualis in nostro
noster, hoc imprimis excepto, quod anima mundi hunc non trahit ex quattuor elementis, tanquam
humoribus suis, sicut ex nostris nostra, immo hunc proxime (ut Platonice sive Plotinice loquar) ex
virtute sua procreat genitali, quasi tumens, et simul cum eo stellas [...]. In eius virtute minimum est
naturae terrenae, plus autem aqueae, plus item aeriae, rursus igneae stellarisque quam plurimum .
36
Walker confirme notre conjecture; cf. Spiritual and demonic magic, p. 39. Il faut dire que
Marsile appelle couramment son spiritus animae currus (aussi in Th. Pl, IX, V, 2).
37
In Convivum, VI, 4, trad. Laurens, p. 135. Profecto deus hec animis statim a se natis infundit.
Hi ex orbe lacteo per Cancrum labentes in corpus celesti quodam lucidoque corpore involvuntur,
quo circumdati terrenis corporibus includuntur. Ordo enim nature requirit ut purissimus animus
in corpus hoc impurissimum, non prius quam medium quoddam et purum tegmen accepit, decidere
valeat. Quod cum animo crassius sit, hoc autem corpore purius et subtilius, commodissima a
Platonicis iudicatur anime cum terreno corpore copula . Notion de corpus sidereum, déjà présente
chez Macrobe (Commentarium in Somnium Scipionis, I, 12) mais aussi chez Plotin (Ennéades, I,
6, 7, 5-6), les Oracles Chaldaïques (frag. 104), Proclos (In Tim. III, 238). Note de Laurens: La
35
28CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
Il faut noter que l’esprit/char de l’âme/corps sidéral est également qualifié de quintessence par Ficin38 . L’extraction de l’esprit de la matière (de l’or ou d’un autre
métal), selon Ficin, est appelée elixir par les astrologues arabes (théories présentes
dans le Picatrix )39 . Il préside à la divination 40 , comme le dira quelques décennies
plus tard Paracelse - qui élaborera, sur ce point, une doctrine originale, comme nous
le verrons41 . D’autres allusions importantes à la question du véhicule de l’âme se
trouvent dans la Théologie platonicienne 42 .
Le cœur est donc, pour Ficin, à la fois le siège de l’esprit, du char de l’âme, du
corps sidéral - notions qui sont si proches chez lui qu’il est difficile, voire impossible,
de les distinguer avec précision. Plus important encore, le cœur, dans la pensée de
Ficin, semble être également le siège de l’âme.
Ce constat découle de manière évidente de la lecture des textes. Dans son De vita
libri tres, le Florentin est en train de parler de l’âme du monde. Ce sujet le pousse
à un développement sur l’âme humaine. Il dit:
Certainement nostre Ame outre les propres vertues des membres produit par
tout en nous une commune vertu de la vie, principalement par le Cœur, comme
la fontaine du feu prochain a l’Ame (ignis animae proximi fontem)43 .
Ficin développe son analyse micro-macrocosmique avec des remarques très significatives:
Pareillement l’Ame du Monde ayant par tout vigueur, principalement par le Soleil déploye en tous lieux la vertu de la vie commune. C’est pourquoy aucuns lothéorie du petit corps éthéré et des qualités reçues des planètes est présente, quelques années avant
Ficin, dans les poèmes astrologiques de Lorenzo Buonincontro (B. Soldati, La poesia astrologica
nel Quattrocento, Florence, 1906, p. 154-198) et organise déjà le plan du livre de Matteo Palmieri,
Città di vita, écrit entre 1455 et 1464 et divisé en autant de livres que les cercles planétaires [...].
Après Ficin et dans les mêmes termes que lui, Francesco Patrizi, Il Delfino ovvero il bacio (c. 1560)
dans Lettere ed opuscoli inediti, a cura di D. A. Barbagli, Florence 1875, p. 146 (Laurens, note 28,
p. 294-295).
38
De vita, III, 1; trad. Tarabocchia Cannavero, p. 190. Sur le rapport de Ficin à l’alchimie, cf.
Sylvain Matton, Marsile Ficin et l’alchime. Sa position, son influence , Alchimie et philosophie à
la Renaissance, Actes du colloque international de Tours, 4-7 décembre 1991 réunis sous la dir. de
Jean-Claude Margolin et Sylvain Matton Publication Paris: J. Vrin, 1993, p. 122-192.
39
De vita, III, 3, p. 196.
40
De vita, III, 3, p. 198.
41
Cf. infra.
42
Théologie platonicienne, XVIII, IV, 3-7.
43
De vita, III, 1, trad. Lefevre de la Boderie, p. 140. Anima quidem nostra, ultra vires membrorum proprias communem ubique promit in nobis vitae virtutem, maxime vero per cor, tanquam
ignis animae proximi fontem (texte Biondi-Pisani, p. 208). C’est nous qui soulignons l’expression
fontaine [ou source ] de feu (fons ignis), qui se retrouvera, entre autres, chez Böhme (cf. infra).
2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR
29
gent l’Ame tant en nous qu’au monde, toute en chascun membre, principalement
au Cœur et au Soleil44 .
L’âme individuelle est au corps ce que l’âme du monde est au cosmos, son siège ne
peut donc être que le centre de l’homme, ce soleil du microcosme qu’est le cœur.
Mais ce n’est pas là une notion d’ordre purement philosophique. Liée aux esprits,
qui la véhiculent dans le corps tout entier, l’âme est avant tout, pour Ficin, une réalité
d’ordre physiologique, même s’il s’agit d’une physiologie d’ordre spirituel. Dès lors,
le problème de son emplacement exact et de ses liens avec les autres données de
l’anthropologie ficinienne ne peut être éludé.
C’est dans la Théologie platonicienne que l’on trouve d’autres remarques fondamentales sur le rapport entre l’âme et le cœur:
Par quel côté l’âme entre-t-elle dans le corps? Par quel côté en sort-elle? L’âme
qui est au centre des êtres se répand, sur l’ordre de Dieu, qui est le centre de
l’univers, d’abord dans le centre du cœur, qui est le centre du corps. De là elle
se répand dans tous les membres du corps, quand elle s’unit par son véhicule à
la chaleur naturelle, puis par la chaleur à l’“esprit” du corps; par cet “esprit” elle
se plonge dans les humeurs et enfin par les humeurs elle pénètre dans tous les
membres. Enfin, quand ces intermédiaires sont dissous par la maladie, aussitôt
l’âme se concentre, si puis ainsi parler, avec son véhicule et reflue vers le cœur
d’où elle s’était d’abord répandue. Quand la chaleur du cœur, qui était le
support propore de ce véhicule, s’est dissipée, l’âme quitte le cœur, en même
temps que son véhicule45 .
Par rapport à ce que nous avons dit plus haut, une remarque s’impose: Ficin prend
soin de distinguer ici le animae currus (le véhicule ou char de l’âme) du spiritus.
La doctrine du De vita, texte dans laquelle ces deux notions semblent identifiées, et
qui est publié? constitue cependant l’aboutissement de la réflexion anthropologique
de Ficin.
Un siècle et demi plus tard, le philosophe et théologien Henry More (1614-1687),
en formulant sa propre théorie des esprits (notion qui dans son système est tout
aussi indissociable de celle de corps sidéral que le spiritus ficinien46 ) reprendra telles
Ibidem. Cf. aussi De Sole. Similiter anima mundi ubique vigens per Solem preacipue suam
passim explicat communis vitae virtutem. Undem quidem animam, et in nobis et in mundo, in
quolibet membro totam, potissimum in corde collocate atque Sole (texte Biondi-Pisani, p. 208-210).
45
Théologie platonicienne, XVIII, 7; éd. Marcel, tome III, p. 199-200. Anima qua parte corporis
ingreditur, qua egreditur? Anima quae est medium rerum, iussu Dei, qui est mundi centrum,
in punctum cordis medium, quod est centrum corporis, primum infunditur. Inde per universa sui
corporis membra se fundit, quando currum suum naturali iungit calori; per calorem spiritui corporis;
per hunc spiritum immergit humoribus; membris inserit per humores. Denique per morbum solutis
his mediis, statim cum suo illo curru se, ut ita dixerim, colligit refluitque in cor, unde primum
effluxerat. Cordis extincto calore, quod proprium erat illius vehiculi susceptaculum, cor deserit,
tandem suo illam vehiculo comitante .
46
Cf. Daniel P. Walker, Medical Spirits and God and the Soul , éd. cit., p. 239.
44
30CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
quelles les considérations du maître de Florence sur la concentration des esprits dans
le cœur qui survient au moment de la mort corporelle:
When a man dies, the Soul may collect herself, and the small residuous of
spirits (that may haply serve her in the inchoation of her ner Vehicle) either
into Heart, whence is an easy passage into the Lungs, and so out of the mouth;
or else into the Head, out fo which there are more doors open than I will stand
to number47 .
Au sein du platonisme de Cambridge du XVIIème siècle, la reprise des spéculations
sur le corps astral constitue un legs inévitable de la relecture attentive du corpus
néoplatonicien, filtré précisément par Ficin. Ainsi Ralph Cudworth (1617-1688) consacre beaucoup de développements de son True intellectual System of the Universe
(1678) aux théorisations néoplatoniciennes sur les véhicules éthérés et sidéraux, et
en va même jusqu’à établir une analogie entre ceux-ci (qui sont toujours identifiés
aux esprits de l’anthtropologie médicale de l’époque) et le corps de résurrection dont
il est question chez saint Paul48 .
Mais revenons maintenant à Ficin. Les remarques que l’on vient de lire sur le
rapport entre l’âme et le cœur nous mènent inévitablement au point suivant.
2.1.5
Une mystique du cœur?
Étant donné tout cela, la question est légitime: dans l’expérience contemplative de
Ficin retrouve-t-on les traces d’une mystique du cœur ?
Expérience mystique et expérience extatique chez Ficin
Il ne faut point oublier que la réflexion de Ficin s’inscrit dans le sillage du platonisme. Aussi pour parvenir à Dieu, dit Ficin, faut-il d’abord s’habituer à dégager sa
conscience des impressions sensorielles, et de tous les liens avec la matière49 . Dégagée du corps, l’âme apprend à se connaître, et à se connaître en tant que reflet de
Dieu50 . En ceci, Marsile christianise manifestement Platon. On songera par exemple
Henry More, Immortality of the Soul, dans A collection of several Philosophical Writings of
Dr Henry More, Londres, 1712, p. 129.
48
Cf. Daniel P. Walker, Medical Spirits and God and the Soul , éd. cit., p. 241.
49
Cf. Argumentum in Theologiam Platonicam, XIX: Quanto piu lungo l’animo, tanto con l’ornamento de i costumi, quanto con la stessa speculatione se stesso dal corpo allontana, tanto più
chiaramente le cose incorporali discerne e insieme con quelle ancora se stesso, che ancora è incorporeo, conciosia che con la sua propria operatione, e con un certo naturale affetto a qualche tempo
l’ordine, e la virtù de i corpi trapassi (texte latin in Marcel, vol. III, p. 282). Cf. à ce sujet les
livres V et XIV de la Theologia Platonicam, et Kristeller p. 227 et suivantes.
50
Kristeller, 221-222.
47
2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR
31
au Phédon, où Socrate affirme que la philosophie n’est rien d’autre qu’un exercice de
la mort, puisque la mort est la séparation de l’âme et du corps, et que le philosophe
s’emploie à détacher son âme de son corps51 .
Il faut remarquer que dans sa Theologia platonica, à la question par quel côté
l’âme entre-t-elle dans le corps, Marsile répond par le cœur 52 . Mais jamais il ne
semble en venir à suggérer des pratiques de séparation de l’âme du corps, en suivant
au pied de la lettre son anthropologie; en fait, Marsile ne semble jamais suggérer des
techniques de contemplation originales53 .
Dans l’œuvre de Ficin, cependant, il existe d’autres catégories qui s’apparentent à
celle de l’expérience mystique, et qui entretiennent avec celle-ci des rapports complexes. Ce sont des expériences de recueillement intérieur, d’absorption contemplative
et d’extase, pendant lesquelles se produisent des phénomènes physiologiques - mais
d’une physiologie subtile - particuliers. Les expériences en question, n’impliquantm
pas nécessairement une vision de la divinité ou - a fortiori - une fusion avec Elle,
relèvent tout aussi bien du registre du numineux, et témoignent de l’intervention de
la Grâce.
La libération de la conscience dont parlait Ficin dans les passages cités plus haut,
peut se traduire, par exemple, par une séparation entre l’âme et le corps, décrite selon
les formulations platoniciennes et néoplatoniciennes54 . Or cette séparation n’a rien de
métaphorique: dans sa forme la plus accomplie, elle coïncide avec un ravissement hors
du corps (abstractio)55 . Ficin donne une liste d’exemples de ce phénomène: Socrate,
Platon, Xénocrate, Archimède, Plotin et Porphyre parmi les philosophes; Cornélius,
Hermotime, Aristée, parmi les prêtres, en associant cette séparation de l’âme du
Cf. Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique, Paris: Gallimard, 1995, p. 278.
Cf. plus haut.
53
Du moins dans son œuvre écrite. Sur Marsile et ses pratiques magiques circulaient en effet bien
des rumeurs. Cf. la lettre du 15 mars 1515 de Girolamo Benivieni, ami de Ficin, à un prédicateur
dominicain de S. Maria del Fiore: Ces jours derniers, des hommes de bien, qui vous ont entendu,
sont venus chez moi et m’ont rapporté qu’au cours de vos prédications [...] vous avez osé dire
comment la bonne mémoire du compte Jean Pic de la Mirandole chercha pendant un certain temps
avec Marsile Ficin [...] à unir son âme à Dieu, à faire des miracles et à prophétiser en usant de
la magie naturelle et de la doctrine de la Cabale auxquelles s’ajoutaient leurs expériences, leurs
prières et leurs parfums (Marcel, p. 540).
54
Che l’animo nostro possa secondo la sua sustanza dal corpo separarsi, e quindi in se stesso
stare per questo, hora basti intenderlo. Che l’intelletto opera sanza alcuno strumento corporeo,
cioé quando egli per tutti gli generi de le cose corporali, e per le spetie discorrendo quindi più alto
a l’ordine de le cose spirituali ascende, e quelle ne i suoi generi, e ne le sue spetie distingue (ibidem,
p. 284).
55
Kristeller, p. 230.
51
52
32CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
corps à la manifestation de pouvoirs supranormaux (prophétie, vision à distance)56 .
Et Ficin de décrire les sept formes fondamentales de vacatio, qui facilitent l’action
intérieure de l’âme.
La catégorie de l’extase, tout en étant proche de celle de l’expérience mystique,
ne se confond cependant pas avec elle. Un des éléments qui différencient ces deux
notions, c’est que dans l’extase le lien entre expérience sprituelle et phénoménologie
physiologique sont plus étroits: l’extase est vue par Ficin comme l’affranchissement
de la mens des liens avec le corps, et est donc par là même - en partie - une expérience
à la fois corporelle et spirituelle. Le spiritus, par conséquent, y joue un rôle qui est
loin d’être négligeable.
Le spiritus ficinien et l’expérience de l’extase
Dans la Théologie platonicienne on trouve une description particulièrement intéressante pour notre propos, parce qu’elle nous montre explicitement quel est le rôle du
spiritus dans un certain de type de processus contemplatif. Ficin est en train de
célébrer les louanges du tempérament mélancolique57 , la source étant ici le trait le
pseudo Aristote58 . Les grands génies de l’antiquité, dit-il, ceux qui ont accompli des
découvertes importantes dans la philosophie, le firent surtout quand, délaissant le
corps, ils se refugièrent dans les régions supérieurs de l’âme 59 . Ces génies étaient des
mélancoliques, au terme que la médecine ancienne attribuait à ce terme, car, nous
dit Ficin:
La nature de l’humeur mélancolique résulte de la qualité de la terre, qui ne
se disperse jamais autant que les autres éléments, mais est plus étroitement
concentrée sur elle-même. Aussi l’humeur mélancolique invite et aide l’âme à se
recueillir en elle-même. D’autre part, si l’âme rassemble ainsi fréquemment les
“esprits” en elle-même, alors que les parties subtiles des humeurs sont dégagées
par suite d’une agitation continuelle, elle rend la complexion du corps beaucoup
plus terreuse qu’elle ne l’a reçue [...]. Je n’insisterai pas sur le fait que telle est
aussi la nature de Mercure et de Saturne, en vertu de laquelle rassemblant
les “esprits” au centre, ils détournent en quelque sorte la pointe de l’âme de
ce qui lui est étranger, la ramènent à ce qui lui est propre, la fixent par la
contemplation et la disposent à pénétrer le centre des choses60 .
TP, XIII, p. 204-204.
Cf. Kristeller, p. 225.
58
L’Homme de génie et la mélancolie: Problème XXX, 1, Aristote, textes grec et français en
regard, traduction, présentation et notes de Jackie Pigeaud, Rivages, « Petite bibliothèque Rivage
», Paris-Marseille (réédité chez Payot-Rivages, « Rivages poche.Petite bibliothèque », en 1991, 1993,
1999 et 2006).
59
Th. pl. XIII, II, vol. III, p. 202.
60
Ibidem. Humoris melancholici natura terrae sequitur qualitatem, quae numquam late sicut
caetera elementa diffunditur, sed arctius contrahitur in seipsam. Ita melancholicus humor animam
56
57
2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR
33
Et Ficin termine ce chapitre sur un éloge de la mens, capable de se libérer des entraves
du corps, et qui, chaque fois qu’elle convoite les précieux trésors de Dieu et de la
nature, les tire non des entrailles de la terre, mais de son propre sein (non ex terrae
visceribus, sed ex proprio eruit sinu)61 .
Mais il y a un autre passage où l’imbrication entre la notion de spiritus/véhicule
éthérique et celle d’extase est évidente. Et cette imbrication, affirmée comme nous
allons le voir par Ficin, devint tellement évidente pour les générations postérieures
d’hermétistes et de cabalistes chrétiens, qu’à la fin du XVIème siècle nous pouvons
lire dans le Settenario della humana riduttione (1571) d’Alessandro Farra:
Questo nostro veicolo ethereo dunque è di modo proprio, e congiunto all’animo,
che per mezzo d’esso, dicono i Platonici, farsi l’estasi, i ratti, i furori divini, tutte
le alienationi mentali, e altri simili avvenimenti per li quali per uno spatio di
tempo l’anima rimane come dal corpo separata; perché allora ella in questa
spoglia intrinseca vivendo, è da quella mossa e portata; essendo questo corpo
celeste dilatabile a guisa del raggio visivo, che in un subito, e con un guardo solo
ci trasporta al cielo, e in altre lontane parti, secondo che ci occorre di rivolgerci
con gli occhi: né altrimenti come predica il gran Ficino ascese vivendo Paolo
apostolo infin’al terzo cielo, e però esclamava in quell’atto, ch’egli non sapeva,
se nel corpo, o fuori dal corpo fosse; e possiamo dire, ch’eglie ssendo fuori del
materiale in questo celeste corpo si trovasse62 .
Ici, après avoir proposé - à la manière, dit-il, des Platoniciens - que le détachement du corps éthérique par rapport au corps élémental est la cause fondamentale
des expériences d’extase et des fureurs divines , Farra avance l’hypothèse que saint
Paul lui-même, dans le raptus mystique relaté dans 2 Co 12, 2-463 , ait vécu une
expérience du même genre. C’est le grand Ficin , dit-il, qui formula le premier une
telle hypothèse. À quel passage de l’œuvre ficinienne Farra est-il en train de faire
allusion?
et invitat, et iuvat, ut in seipsam se colligat. Rursus, anima si frequenter ita ipsos in se spiritus
colligit, propter continuam agitationem, partibus humorum subtilibus resolutis, complexionem corporis multo magis terram efficit quam acceperit [...]. Mitto quod talis quoque est natura Mercurii
atque Saturni, per quam, dum spiritus in centrum colligunt, animi aciem quadammodo ab alienis
ad propria revocant sistunque in contemplando et ad centra rerum conferunt penetranda .
61
Ibidem, p. 203. D’autres exemples d’interaction: Theologia platonica, XIII, IV, 16. Theologia
platonica, IX, V, 2.
62
Alessandro Farra, Settenario della humana riduttione, Venise: Minima Compagnia, 1594
p. 211 (cité in Manuel Insolera, La trasmutazione dell’uomo in Cristo nella mistica, nella cabala
e nell’alchimia, Rome: Arkeios, 1996, p. 39).
63
Je connais un homme en Christ, qui fut, il y a quatorze ans, ravi jusqu’au troisième ciel (si ce
fut dans son corps je ne sais, si ce fut hors de son corps je ne sais, Dieu le sait). Et je sais que
cet homme (si ce fut dans son corps ou sans son corps je ne sais, Dieu le sait) fut enlevé dans le
paradis, et qu’il entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer .
34CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
Conclusion
Rassembler les esprits au centre , c’est-à-dire dans le cœur (car c’est de là qu’ils
émanent, selon le point de vue strictement physiologique que suit ici Ficin), permettrait donc à l’individu de se de détacher des impresssions sensorielles, étrangères à
la pointe de l’âme, et ferait en sorte que celle-ci se tourne vers Dieu. Ramassée en
elle-même, concentrée dans le milieu du microcosme, l’âme atteint alors facilement
le centre du macrocosme. Compte tenu de ces prémisses, on pourrait s’attendre à ce
que Ficin considère que de tels états intérieurs, où le centre de l’homme et le centre
de l’univers finissent par coïncider, peuvent être induits par des pratiques contemplatives. On s’attendrait, autrement dit, à voir paraître une mystique du cœur, au
sens que nous avons donné à cette expression. Or, il ne semble pas qu’il en soit ainsi.
Dans son échelle mystique, Ficin ne renonce pas à la symbolique solaire dont
il s’était servi pour illustrer les concepts fondamentaux de sa cosmosophie. On ne
retrouve pas, cependant, d’allusions au cœur ou à l’esprit sidéral, deux notions qui,
dans la physiologie subtile de Ficin, sont étroitement associés. On peut conclure que
le cœur comme siège de l’esprit, voire de l’âme, ne joue aucun rôle dans l’expérience
contemplative décrite par Ficin: il ne joue aucun rôle ni dans la partie du processus
contemplatif dans laquelle la conscience parvient à se dégager des impressions sensibles, ni dans l’acte suprême de la conscience qui permet à celle-ci de s’élever jusqu’à
Dieu.
Il en est ainsi parce que la théologie ficinienne garde les traces (encore que pas
toujours de manière fidèle) du Dieu néoplatonicien, inatteignable par la pensée: Dieu
n’est que Dieu, il ne peut-être connu par l’homme, mais uniquement communié par
voie unitive:
L’âme se retourne vers Dieu sans intermédiaire quand elle voit Dieu, non dans
une créature ni par l’image du sens et de la fantaisie, mais au-dessus de toutes
les créatures dans sa perfection pure et simple. Or elle le voit tel, quand elle
démontre que Dieu est tellement infini qu’il dépasse tout ce qui peut être objet
de pensée d’une distance illimitée, là où rien de créé ne s’interpose entre Dieu et
l’âme. Mais comment le regard de l’âme serait-il fixé sur Dieu sans intermédiaire
si le pouvoir de regarder ne procédait de lui sans intermédiare?64 .
La souche néoplatonicienne est évidente. Cette dernière question rhétorique de Ficin
rappelle Eckhart: L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me
TP, X, VIII (Marcel, Vol. II, p. 85). Anima sine medio in Deum reflectitur, quando Deum
neque in aliqua creatura, neque imagine sensus et phantasiae, sed super omnia creata absolutum
nudumque suspicit. Suspicit vero talem, quando argumentatur Deum esse adeo infinitum ut omnia,
quae cadere in cogitationem possunt, infinito superemineat intervallo, ubi nihil creatura inter Deum
et animam interponitur. Quo autem modo intuitus animae in Deum absque medio figeretur, nisi
etiam intuendi virtus ab illo absque medio processisset? .
64
2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR
35
voit . Il n’y a qu’un seul regard réel dans l’univers: celui du Dieu-Un, seule réalité
et réalité, qui contemple ses créatures et, qui à travers ses créatures, se contemple
et se retrouve. Entre la contemplation et l’union, il y a un saut sinon ontologique,
qualitatif essentiel65 .
L’abstractio ultime qui aboutit à la contemplation de la divinité résulte donc d’une
concentration totale de la conscience qui, délaissant tout le reste, se tourne vers le
Bien. À cet effet, l’esprit doit être évacué de tout contenu sensoriel, imaginatif et
mental (TP., X, VI); la mens et la phantasia doivent se trouver dans un état de vide,
de pureté et de repos absolus pour que l’âme puisse atteindre la contemplation des
choses divines:
L’abstraction de l’âme hors su corps, qui augmente davantage lorsque l’effort de
spéculation augmente, est complète lorsque cet effort lui aussi est complet. Et
cet effort est complet lorsque, tout le reste étant relegué au second plan, seuls
la vérité suprême et le bien suprême sont aimés et pensés avec toute l’ardeur
de l’intelligence66 .
Par conséquent, Ficin adresse à l’âme qui cherche à atteindre le divin cette exhortation:
O âme, aime Dieu seul, seule lumière! Aime infiniment l’infinie lumière de
Dieu, bienfaisant. Tu brilleras désormais et seras infiniment heureuse. Cherche
donc, je t’en conjure, sa face et tu seras heureuse pour l’éternité. Mais ne
bouge pas, je t’en supplie, pour l’atteindre, car elle est la stabilité même; ne
te disperse pas parmi la variété des choses pour la saisir, car elle est l’unité
même. Arrête le mouvement, réduis le nombre, à l’instant tu atteindras Dieu
qui, depuis longtemps, t’a saisie tout entière67 .
La fortune connue par l’œuvre de Marsile - et notamment par son De vita - à la fin du
XVe et au début du XVIe siècle est considérable. En témoigne un passage du Recueil
des plus celebres astrologs de Simon de Phares, publié en 1494, soit seulement cinq
après la publication du De vita. Ficin y est qualifié de grant philosophe, medicin
et astrologien , tres insigne docteur : selon Simon de Phares, cestui a bien monstré
Il faut dire toutefois que, par rapports aux auteurs néoplatoniciens païens, cette coupure s’atténue sensiblement chez Ficin - du moins en ce qui concerne la Theologia Platonica -, du fait de
son adhésion aux schémas théologiques chrétiens. Cf. Kristeller, p. 266 et suivantes.
66
TP, X, VI, éd. Marcel vol. II, p. 79. Ipsa igitur animi a corpore abstractio, quae invalescente
speculationis intentione vehementius invalescit, illa quoque intentione impleta prorsus impletur.
Impletur illa, quando caeteris omnino posthabitis solum primum verum bonumque summa mentis
flagrantia amatur et cogitatur .
67
TP, IX, III, éd. Marcel, vol. II, p. 14. Ama Deum solum, solam, o anima, lucem. Infinitam
benefici Dei lumen infinite ama. Fulgebis iam et oblectaberis infinite. Quaere igitur, obsecro,
faciem eius et gaudebis in aevum. Sed ne movearis, precor, ut eam tangas, quia stabilitas ipsa est;
ne distraharis per varia ut apprehendas, quia unitas ipsa est. Siste motum, collige multitudinem.
Deum protinus assequeris, iamdiu te penitus assecutum .
65
36CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
en ses euvres qu’il estoit souverain astrologien, par especial en ung traicté qu’il a
composé et intitullé De vita sana, de vita longa et de vita celesti 68 .
Mais Ficin sera surtout connu, au début du XVIe siècle, de deux personnages
qui joueront un rôle de maîtres-à-penser dans les courants ésotériques postérieurs:
Henri Corneille Agrippa, auteur du très célèbre De occulta philosophia, et surtout
Philippus Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim, dit Paracelse.
2.2
Agrippa et Paracelse lecteurs de Marsile
2.2.1
L’influence: attestations et remarques
L’influence de la pensée de Marsile, et notamment de la magie du De vita, sur
Cornelius Agrippa (1486-1535) est nette69 . De Ficin Agrippa - qui avait approfondi
sa connaissance du néoplatonisme florentin pendant son séjour en Italie, entre 1511
et 151870 - reprend tels quels, dans son De occulta philosophia (1533), la théorie de
l’âme, celle du spiritus mundi, les bases de la magie astrologique, et en arrive même
à reproposer les règles de la musique planétaire71 .
Au sujet de cette influence, on peut lire les remarques de Charles Nauert:
Agrippa ne cite jamais comme autorité une œuvre de Ficin, quelle qu’elle fût.
La seule indication permettant d’évaluer à quel point était redevable au maître
florentin fut sa lettre de 1533 au Sénat de la ville de Cologne, une défense acerbe
de son De occulta philosophia, au cours de laquelle il souligna, afin de discréditer ses contempteurs de la Faculté théologique de Cologne, que non seulement
lui mais tous les hommes doctes et vertueux de l’époque avaient été victimes de
dénonciations venant de ladite Faculté. Ficin était l’un des auteurs récents considérés par Agrippa comme ayant été impliqués dans les attaques diffamatoires
contre sa propre personne. En réalité, Agrippa s’est servi librement des idées
et même des expressions exactes de Ficin. Sa doctrine de l’âme humaine montre des fortes ressemblances avec celle de Ficin; celui-ci fut un des principaux
auteurs chez qui il puisa sa croyance en cette tradition de la Prisca Theologia,
qui était censée s’étendre de Moïse, Hermès, Zoroastre, Orphée et Pythagore
jusqu’à Platon et aux néoplatoniciens. Les autres textes platoniciens cités par
Agrippa ne lui étaient généralement accessibles qu’à travers les traductions de
Ficin. La pleine mesure de ce qu’il doit à Ficin apparaît cependant dans le
De occulta philosophia où, sur certains points, il recopie abondamment et pratiquement mot pour mot le De vita de Ficin, sans le nommer, une pratique
littéraire presque généralisée chez les auteurs de la Renaissance. Agrippa reprit
en fait le concept ficinien d’une magie non démoniaque, spirituelle, et en fit,
un peu n’importe comment et sans trop réfléchir, une partie intégrante de ses
Cité dans Jean-Patrice Boudet, Entre science et nigromance: astrologie, divination et magie
dans l’Occident médiéval, XIIe -XVe siècle, Paris: Publications de la Sorbonne, 2006, p. 509.
69
Cf. Michaela Valente, Agrippa, Heinrich Cornelius , DGWE, p. 7.
70
Ibidem, p. 4.
71
Cf. D. P. Walker, Spiritual and demonic magic, p. 90-96.
68
2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE
37
efforts visant à purifier la magie et à rétablir sa bonne réputation. Agrippa
transforma le caractère de ce qu’il prit à Ficin, laissant tomber les garde-fous
que Ficin avait érigés afin de préserver au moins cette variante particulière de
ses discussions sur la magie libre de tout recours aux démons. Mais bien qu’il
transformât, Agrippa n’emprunta pas moins. Ficin fut l’une de ses sources
principales. La connaissance qu’avait Agrippa des écrits originaux de Ficin ne
se limitait pas au De triplici vita. Sa conférence Oratio in prealectione convivii
Platonis, par exemple, montre que non seulement le texte original du Banquet
(sans doute dans la traduction de Ficin), mais aussi le commentaire de Ficin
sur ce dialogue, aidèrent Agrippa à formuler son propre traité sans pour autant
que cette influence ait été absolument déterminante 72 .
Quant à Paracelse (1494-1541), si avare de louanges à l’égard de ses prédécesseurs
selon Ernst Cassirer73 , il connaît la traduction allemande du De vita 74 et nomme
Ficin le meilleur médecin d’Italie 75 . En ce qui concerne lestraces d’une éventuelle
influence de Ficin sur Paracelse, le titre d’un des ouvrages de ce dernier, le De vita
longa, est assez révélateur. Au sujet de cet ouvrage, Walker affirme: Some of the
contents of the De Vita Longa do seem to be a nightmarish fragmentation of themes
in the De Triplici Vita 76 .
On sait également que Jacques Gohory (Leo Suavius), principal commentateur
français de Paracelse77 et relais de la médecine paracelsienne à Paris, pharmacien,
mage et alchimiste, est un lecteur assidu de Ficin78 . Non seulement: il insiste sur
la dérivation de la magie paracelsienne de celle de Ficin. Selon Gohory, Ficin aurait
donc anticipé les spéculations paracelsiennes, sans toutefois réussir à les traduire en
opérations thérapeutiques ou magiques concrètes, de par ses craintes religieuses79 .
Et Gérard Dorn, qui comme Gohory traduit et commente abondamment Paracelse,
a été aussi, selon la critique, fortement influencé par Ficin80 .
72
Charles Nauert, Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance [1965], trad.
de l’anglais par Véronique Liard, Paris: Éd. Dervy, 2002, p. 117-118.
Ernst Cassirer, p. 145.
Urs-Leo Gantenbein, Paracelsus , DGWE, p. 927.
75
Lettre à Cristoph Clauser, éd. Huser, t. VII. Cassirer, ibidem.
76
D. P. Walker, Spiritual and demonic magic, p. 102.
77
Theophrasti Paracelsi... universale compendium, 1567.
78
Cf. D. P. Walker, Spiritual and demonic magic, p. 100-106; Frank Greiner, Gohory, Jacques
, DGWE, p. 435 et surtout l’important ouvrage Paracelse
79
Ibidem, p. 104.
80
Frank Greiner, , Gérard , DGWE, p. 320.
73
74
38CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
2.2.2
Le cœur chez Agrippa, Paracelse et Weigel
Agrippa et le cœur
Tournons-nous donc vers l’héritage ficinien tel qu’il se présente chez Henri Corneille
Agrippa (1486-±1535). Selon Nauert, dans l’œuvre d’Agrippa le [aethereum] vehiculum animae [. . . ] est [. . . ] une chose aérienne et céleste qui porte l’âme; par son
intermédiaire, Dieu diffuse l’âme à partir du milieu du cœur dans toutes les parties
du corps 81 . En effet, voici ce que dit Agrippa à ce sujet dans le troisième livre
du De occulta philosophia (1533): Dès sa descente du ciel, [l’âme humaine] revêt
un corps d’air que l’on appelle le véhicule éthéré de l’âme ou le char de l’âme. Cet
intermédiaire, sur l’ordre de Dieu qui est le centre du monde, se trouve placé au
milieu du corps, au centre du cœur humain 82 . Greffé au centre du centre du corps
humain, l’âme s’étend de là à la périphérie de l’être: Elle descend là et, à partir de
ce point, se répand dans tout le corps humain, dans toutes ses parties, dans tous ses
membres. Lorsqu’elle joint son char à la chaleur naturelle, elle fait cette jonction par
l’intermédiaire de la chaleur de l’esprit venue du cœur 83 .
Encore:
L’esprit [est] une vapeur pure, luisante, subtile, provenante du plus pur sans
engendré par la chaleur du cœur, lequel renvoie continuellement par les yeux des
rayons qui sont semblables, et ces rayons portent avec eux une vapeur spiritale;
cette vapeur porte le sang, comme nous le voyons dans les yeux chassieux et
rouges, dont le rayon envoyé aux yeux de ceux qui le regardent porte avec soi
la vapeur du sang corrompu, et leur fait contracter la même maladie. Ainsi un
œil étendu ou ouvert jette ses rayons sur quelqu’un avec une forte imagination,
suivant la pointe de ces rayons qui sont les porteurs de l’esprit, cet esprit flexible
battant les yeux de l’ensorcelé, étant excité par le cœur de celui qui le bat et
s’en étant rendu maître comme d’un pays qui lui appartient, cet esprit étranger
blesse son cœur et infecte son esprit84 .
C. G. Nauert, Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance, trad. de l’anglais par V. Liard,
Paris: Éd. Dervy, 2002, p. 264.
82
De occulta philosophia, III, 37 (La magie cérémonielle, traduit, présenté et annoté par J. Servier,
Paris: Berg International, p. 136). C’est nous qui soulignons.
83
Ibidem.
84
De occulta philosophia, I, 50; trad. Jean Servier, vol. I, p. 128. Tum spiritus est, scilicet
vapor quidam purus, lucidus, subtilis, a cordis calore ex puriori sanguine generatus. Hic similes
sibi radios per oculos semper emittit; radii isti emissi vaporem spiritalem secum ferunt, vapor ille
sanguinem, sicut apparet in lippis ac rubentibus oculis, cuius radius usque ad obvios spectantis
oculos emissus vaporem una secum corrupti sanguinis trahit, cuius contagione cogit spectantis
oculos morbo simili laborare. Sic patefactus et in aliquem intentus oculus cum forti imaginatione
pro suorum radiorum aculeis, qui spiritus vehicula sunt, ipsos in adversos oculos iaculatur; qui
quidem lentus spiritus fascinati diverberans oculos, cum a percutientis corde incitatur, percussi
praecordia tanquam regionem propriam sortitus, cor vulnerat et spiritum inficit peregrinus hic
spiritus .
81
2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE
39
Encore sur le char de l’âme :
Une telle âme humaine, selon la doctrine des platoniciens procédant immédiatement de dieu, se joint par des Milieux convenables à ce corps matériel; à cet
effet, dès sa descente même, elle se trouve revêtue d’un petit corps céleste et aérien, qu’on appelle le véhicule de l’âme, ou encore le char de l’âme; moyennant
ce petit corps, par ordre de dieu qui est le centre du monde, elle est infusée
d’abord au point médian du cœur qui est le centre du corps humain, et de là se
répand par toutes les parties et tous les membres de son corps; ce qu’elle fait en
joignant son char à la chaleur naturelle par la chaleur de l’esprit qu’engendre
le cœur, par celle-ci s’immerge dans les humeurs, par lesquelles elle s’attache
aux membres, et s’avoisine également à tous, tout en se transfusant de l’un à
l’autre, de même que la chaleur du feu s’unit à l’air et à l’eau, tout en se portant
vers l’eau au travers de l’air85 .
L’importance du background ficinien dans le De occulta philosophia est flagrante.
La description qu’Agrippa fait du processus de séparation de l’âme du corps, par
exemple, ne peut que rappeler le passage que Ficin avait consacré au même sujet
dans sa Thologia platonica. Les esprits se recueillent d’abord dans le cœur:
Quand par maladie ou mal, ces milieux se détachent ou se détruisent, alors
cette même âme fait un retour sur chacun d’eux et reflue au cœur qui avait
été le premier réceptacle de l’âme, et l’esprit du cœur venant à manquer et sa
chaleur à s’éteindre, elle l’abandonne, et l’homme meurt; l’âme s’envole avec ce
véhicule éthéré, et sortie du corps, les génies et les daïmons gardiens la suivent
et la mènent devant son son juge, où après la sentence prononcée, dieu conduit
tranquillement les bonnes âmes à la gloire, et le violent daïmon entraîne les
mauvaises au châtiment86 .
En témoigne l’héliosophie d’Agrippa, qui reprend verbatim Marsile dans le passage
suivant:
C’est pourquoi les anciens naturalistes ont appelé le soleil, le cœur même du
ciel; et les Chaldéens l’ont placé au milieu des planètes. Les Égyptiens l’ont
De occulta philosophia, III, 37, trad. Servier, vol. III, p. 164. Talis itaque humana anima,
iuxta Platonicorum sententiam, immediate procedens a Deo per media competentia corpori huic
iungitur crassiori; unde primo quidem in ipso descensu coelesti aëreoque involvitur corpusculo,
quod aethereum animae vehiculum vocant, alii currum animae appellant. Hoc medio iussu Dei,
qui mundi centrum est, in punctum cordis medium, quod est centrum corporis humani, primum
infunditur et exinde per universas corporis sui partes membraque diffunditur, quando currum suum
naturali iungit calori, per calorem spiritui ex corde genito; per hunc se immergit humoribus, per
illos inhaeret membris atque his omnibus aeque fit proxima, licet per aliud in aliud transfundatur,
quemadmodum calor ignis aëri et aquae haeret proxime licet per aërem tollatur ad aquam .
86
Ibidem. Quando vero per morbum malumve solvuntur vel deficiunt haec media, tunc anima
ipsa per singula media sese recolligit refluitque in cor, quod primum erat animae susceptaculum;
cordis vero deficiente spiritu extinctoque calore, ipsum deserit et moritur homo et evolat anima
cum aethereo hoc vehiculo illam que egressam genii custodes daemonesque sequuntur et ducunt
ad iudicem, ubi lata sententia bonas animas Deus tranquille perducit ad gloriam, malas violentus
daemon trahit ad poenam .
85
40CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
aussi mis au milieu du monde, comme entre les deux quinaires du monde; c’està-dire, qu’ils mettent cinq planètes au-dessus du soleil, la lune et les quatre
éléments. Ce même soleil, entre les autres astres, est l’image et la statue du
principe suprême, comme la véritable lumière de l’un et de l’autre monde, le
terrestre, le céleste, et un très parfait simulacre de dieu même, dont l’essence
nous marque le père, la splendeur le fils, la chaleur l’esprit saint: tellement que
les Académiciens n’ont rien dont ils se puissent se servir pour démontrer plus
au vif l’essence divine87 .
Paracelse
Quant à Paracelse, dans son œuvre médicale il accorde une place du choix au cœur
en tant que siège de l’âme et centre de la vie. La critique n’a pas manqué de le
relever, mais sans en saisir toutes les implications. Dans un ouvrage classique sur la
médecine de la Renaissance, Walter Pagel affirmait en effet: Paracelsus, the boisterous critic of Aristotle and Avicenna, states quite definitely that the seat and chair
of the soul is the heart. The heart is the centre of life 88 . Selon Pagel, dans cette
localisation de l’âme dans le cœur Paracelse est influencé à la fois par la Bible, et par
la tradition aristotélicienne89 . Il ne faut pas négliger pour autant, parmi les sources
paracelsiennes, la pensée médicale de Galien: pour Paracelse comme pour Galien, en
efffet, l’esprit est produit dans le cœur, mais s’élève de là - en vertu de sa légèreté vers le cerveau, ou il se transforme en pensée rationnelle90 .
Ce constat, dont on n’a pas a encore mesuré l’importance, ressort avec netteté
des pages paracelsiennes. On lit en effet dans la Philosophia Sagax (1571) :
L’âme (Seel ) est la réalité qui subsiste par elle-même. Le siège de l’âme est le
cœur, centre de l’homme. Elle est la maison de tous les esprits et elle entend
tous leurs avis, en bien et en mal. Elle est la source où jaillit la vie que la
mort cherche à détruire. Elle est le cœur de l’homme dont l’Écriture dit: “Tu
aimerais Dieu de tout ton cœur” 91 .
De occulta philosophia, II, 32, trad. Jean Servier, p. 139-140. Hinc veteres physici Solem ipsum
cor coeli appellaverunt et Chaldaei illum medium planetarum posuerunt; Aegyptii etiam illum in
medio mundi collocarunt, puta inter duos mundi quinarios, nempe supra Solem planetas quinque
collocant, sub Sole autem Lunam et quatuor elementa. Ipse inter reliqua sydera est imago et statua
summi principis, utriusque mundi terrestris et coelestis vera lux atque ipsius Dei exactissimum
simulachrum, cuius essentia Patrem, splendor Filium, calor Spiritum Sanctum resignant adeo ut
non habeant Academici aliquid per quod divinam essentiam expressius monstrare possint .
88
Walter Pagel, From Paracelsus to Van Helmont. Studies in Reinassance Medicine and Science,
Londres: Variorum Reprints, 1986, V, p. 107.
89
Walter Pagel, Paracelsus. An Introduction to Philosophical Medicine in the Era of
Renaissance, 2nde édition, Bâle: New York: Karger, 1982, p. 120.
90
Ibidem.
91
Paracelse, La grande astronomie ou la philosophie des vrais sages, Philosophia Sagax, présentation et traduction par P. Deghaye, Paris: Dervy, 2000, p. 273. Die Seel steht für sich selbst.
87
2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE
41
Il semble donc hors de doute que l’âme fasse l’objet, dans l’anthropologie spirituelle
de Paracelse, d’une localisation exacte: elle réside dans le cœur, centre du corps de
de l’homme, qui est, dit Paracelse, son siège et son trône (Sitz und Stuhl der Seel 92 )
. Plus loin dans le même texte, on retrouve une affirmation tout aussi nette: L’âme
est établie dans le cœur de l’homme et la vie dont elle est la source ne se divise pas 93 .
Paracelse continue, en faisant allusion au procès de purification par lequel doit passer
l’âme - et donc le cœur - , afin de retrouver Dieu, dont elle provient. Comme les choix
lexicaux du traducteur s’écartent souvent de l’original allemand, nous préféerons
préciser, dans le corps du texte, les notions paracelsiennes que traduisent, tour à
tour, les mots français âme et cœur :
Pour que l’homme aime Dieu de tout son cœur (von ganzem Herzen), il faut que
tout ce qui est ennemi de Dieu, ait disparu. L’âme (Seel ) doit être purgée de
tout ce qui n’est pas Dieu. Elle doit être pure, sans la moindre tache. Quand
le cœur (Seel ) est entièrement purifié en son fond et dans ses forces actives,
l’homme est ce qu’il doit être. Son âme est débarrassée de tout ce qui n’est
pas elle. Son corps nouveau est épanoui par la vie en Dieu. Il est roi et son
cœur (Herz ) est dans la main de Dieu. En vérité, c’est ce cœur (Herz ) qui
est roi. L’homme qui le possède, est devenu parfait comme notre Père céleste
est parfait. Les cœurs impurs (befleckte Herzen) ne sont pas dans la main de
Dieu94 .
Dans la Philosophia sagax, comme on le voit d’après ce dernier passage, le discours
de Paracelse s’infléchit souvent vers la mystique. Mais en développant cet aspect
de sa pensée - un aspect qui a été sans doute de par trop négligée par la critique Paracelse n’en raisonne pas moins en médecin: notions d’ordre physiologique, considérations d’ordre religieux, échos scripturaires se mélangent ainsi dans un langage
qui fait fusionner les savoirs de son époque, et qui fait souvent recours à l’expression
Nach diesem merket nun vom Sitz und Stuhl der Seel, nämlich, dass sie mitten im Menschen, im
Herzen, sitzt unde verzehert die in ihn gegebenen Geiste, die Gutes und Böses wissen, und sitzt
in Menschen an der Statt, da das Leben ist, von dem die Schrift sagt: aus ganzen deinem Herzen
sollst du Gott lieben. Ursach: die Seel sittz im Menschen und hat ihren Sitz im Herzen (318).
92
318.
93
Ibidem. So also sitzt die Seel im Herzen, dass ihr da keine Hand noch Fuss abgehauen wird,
sondern allein das ganze Leben genommen werden müste (319).
94
Ibidem. Wenn nun die Liebe zu Gott von ganzem Herzen gehen soll, so muss da alle Widerwärtigkeit zu Gott von der Seel weichen, und was nicht göttlich ist, das muss hinweg, damit die Seel
gar rein sei und von anderem allen unbefleckt, auch von allen andern gar gesondert, pur und lauter,
ganz rein an sich selbst. Das ist jetz ein Mensch, wie er sein soll, wenn die Seel in ihm ohn Makel
ist; die ist in allen ihren Kräften und in allem ihren Gemüt rein. Denn ist die Seel ganz allein, der
Leib neu in Gott, wie ein König, dess’ Herz in Gottes Hand steht. Das ist aber der König: ein solch
reines Herz, das eisen vollkommenen Menschen gibt, und ist wie unser Vater, der im Himmel ist.
Was aber befleckte Herzen sind, die sind nicht König; das ist, die selbigen stehen nicht in der Hand
gottes (318-319).
42CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
symbolique95 . L’âme immaculée, purgée , est habitée par Dieu; le cœur de l’homme
qui aime son Créateur, purifié en son fond et dans ses forces actives , devient le roi
du microcosme, reflet ontologique du Seigneur de l’univers. Retenons ces images,
que nous allons retrouver dans les textes postérieurs.
Le cœur est donc, pour Paracelse, le siège de l’âme. Cela n’épuise guère, néanmoins, l’importance de cet organe spirituel aux yeux du médecin suisse, car c’est
dans le cœur que réside pour lui également le siderische Leib, le corps sidéral ou
astral , autrement dit l’enveloppe subtile, de nature ignée, assurant la jonction entre
le corps et l’âme96 . Paracelse consacre plusieurs passages de sa Philosophia Sagax
aux rapports entre le corps sidéral et le cœur:
Die Eigenschaften, so er an sich hat, sind die : was das Herz, das das Gemüt
ist, in sich hat und vermag, das ist dieser siderische Leib 97 .
Deghaye traduit simplement:
Le corps sidéral représente le cœur de l’homme terrestre et ses attachements98 .
Dans un autre passage, Paracelse affirme:
So bald das geschehen ist, fleugt der siderische Leib zu dem Gestirn in sein
Begräbnis; wo aber nit, so bleibt er beim Kadaver und an dem Ort, da des
selbigen Gemüt hingestanden ist, denn das Herz, das regiert ihn99 .
Traduction de Deghaye:
C’est seulement l’âme mortelle de l’homme qui devient visible après sa mort.
Elle le restera aussi longtemps qu’elle n’aura pas été emportée dans la terre
astrale. Elle apparaîtra à proximité du corps terrestre qu’elle aura animé et
dans les lieux que les pensées du défunt auront hantés, car c’est le cœur de
l’homme qui commande son corps sidéral100 .
Voici comment l’auteur du Liber Paramirum (1575), traité qui développe les grandes
lignes de la médecine paracelsienne, décrit le corps sidéral:
Sur le croisement de ces différentes perspectives dans l’œuvre de Paracelse, cf. l’ouvrage de
Jean-Michel Rietsch, Théorie du langage et exégèse biblique chez Paracelse (1493-1541), Bern:
Peter Lang, 2002.
96
Sur la notion de corps astral chez Paracelse, cf. Walter Pagel, Paracelsus. An Introduction to
Philosophical Medicine in the Era of Renaissance, éd. cit., p. 117-125.
97
Philosophia Sagax, dans Teophrastus Paracelsus Werke, Band III, Philosophische Schriften,
(éd. W.-E. Peuckert, Basel-Stuttgart: Schwabe & Co. Verlag, 1967, p. 168).
98
179.
99
Philosophia Sagax, éd. cit., p. 169.
100
180.
95
2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE
43
Il est une certaine chose que l’on ne voit pas, et qui entretient et conserve en vie,
non seulement nous-mêmes, mais toutes les choses universellement, qui vivent
et qui sont douées de sentiment. Et cette chose provient (profluit) des astres101
.
L’entité astrale (ens astrale) est donc l’odeur, le souffle ou la vapeur, et la sueur des
étoiles, mêlés avec l’air 102 , qui maintient en vie le corps humain. Paracelse compare
le corps sidéral au combustile, indispensable pour que le feu puisse brûler: la vie,
d’origine divine, est le feu; le corps physique, d’origine terrestre, lui, est le bois: le
corps astral est la propriété du bois qui permet au feu de continuer à brûler103 . Il
faut retenir l’imagerie ignée utilisée par Paracelse; elle sera souvent reprise dans la
littérature alchimique postérieure.
Corps sidéral et divination Notons - car c’est là un thème sur lequel nous serons obligé de revenir - que l’esprit sidéral se trouve être, chez Paracelse, également
l’organe de la divination, de la prophétie et de la connaissance au sens large. Ces
thèmes sont tous, notons-le d’emblée, d’ascendance ficinienne. Les deux notions de
spiritus et d’imaginatio étaient en effet étroiement liés, comme le fait remarquer
Garin, déjà dans l’œuvre de Ficin, qui s’appuyait lui-même sur les thèses des néoplatoniciens, et notamment de Synésios, qu’il traduisait en latin. L’imagination est che
Ficin l’instrument du spiritus, et c’est à elle que sont reconduits en dernière analyse
toutes les sciences, ainsi que toutes les techniques et tous les arts - y compris de l’art
médical104 .
Paracelse systématise ces vouts de spéculations ficiniennes et les agence à l’intérieure de sa doctrine. L’esprit sidéral est l’intermédiare entre l’homme et les astres,
le réceptable que les devins savent rendre disponible pour accueillir l’influence céleste
qui répond à leur constellation 105 . Voici alors que Paracelse peut renommer cette
enveloppe subtile, où s’impriment les forces et les connaissances émanant des astres,
corps de la divination , dans lequel se dévoilent les mystères du ciel106 .
Il faut prendre garde, cependant, à ne pas interpréter ces affirmations selon les
catégories de l’expérience religieuse ou mystique. La divination n’est pas un phénomène surnaturel chez Paracelse, et l’expression mystères du ciel ne renvoie pas pour
lui à la connaissance des choses divines: celle-ci provient de l’Esprit de Dieu (l’âme),
Paracelse, Œuvres médico-chimiques ou Paradoxes. Liber Paramirum I-II, traduction de Gillot
de Givry, Milan: Arché Sebastiani, reproduction de l’édition de Paris de 1913, 1975, partie I, p. 42.
102
Ibidem, p. 46.
103
Ibidem, p.42.
104
Eugenio Garin, Phantasia et imaginatio fra Ficino e Pomponazzi , p. 13-14.
105
Philosophia Sagax, éd. cit., p. 222 et suivantes.
106
Ibidem, p. 225.
101
44CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
non pas de l’esprit sidéral107 . L’esprit sidéral, lui, relève du domaine de la nature,
et nous permet, par conséquent, d’accéder aux savoirs naturels: nous connaissons
la nature par la lumière que l’Esprit sidéral répand dans notre esprit 108 . Paracelse insiste sur ce point qui pour lui, qui se veut médecin et naturaliste et non pas
théologien109 , est manifestement de la plus haute importance:
L’Esprit sidéral dispense la connaissance dans l’ordre du temporel. La lumière
de la nature ne fait connaître que ce qui est l’œuvre de la nature. Elle ne
saurait révéler ce qui est le propre de l’image de Dieu. Seul l’Esprit qui habite
cette partie la plus noble de l’homme en est capable. C’est l’Esprit qui instruit
l’homme dans l’ordre du surnaturel et qui le fait accéder à l’éternité110 .
D’un certain point de vue, donc Paracelse naturalise la divination. D’ailleurs, celleci n’est pas un privilège de l’homme: tous les êtres vivants - hommes, animaux et
végétaux - sont dotés d’un corps sidéral, et tous peuvent donc prophétiser. Si un
paon crie de manière inhabituelle , dit Paracelse, cela présage un malheur. Lorsque
le bois saigne [...], c’est parce que le germe de ce présage a été déposé en lui 111 . Par
conséquent:
Ne soyons pas incrédules envers les présages que nous transmettent les animaux
et les plante. Ne nous en moquons pas, car c’est bien le firmament que nous les
envoie, et non pas le diable ou quelque démon ou une ombre. C’est la nature
qui nous dévoile l’avenir112 .
Il nous reste à mentionner un dernier élément de l’anthropologie paracelsienne, étroitement lié à notre propos. Nous avons pu affirmer, textes à l’appui, que pour Paracelse le cœur est à la fois le siège de l’âme et de l’esprit sidéral, dont nous venons de
décrire les caractéristiques essentielles. Ainsi, Paracelse en vient tout naturellement,
dans son Opus paramirum, à rétablir l’ancien parallélisme entre le Soleil et le cœur,
sur lequel nous nous sommes déjà attardé. Le cœur correspond au soleil ou, pour
mieux dire, il est le soleil du microcosme. Dans la pensée analogique de Paracelse, encore plus que dans celle de Ficin, ces correspondances n’ont rien de purement
allégorique, elles relevent bien au contraire de l’ontologie des choses:
Ibidem, p. 90Ibidem, p. 91.
109
Cf. le passage suivant: La connaissance totale de l’homme, c’est-à-dire à la fois de l’homme
animal, de l’homme astral et del’ homme image de Dieu, n’est donnée qu’à ceux qui vivent déjà en
Dieu. Aucun signe ne peut en donner la clé aux autres. Pour ma part, je ne décrirai pas cette vie
en Dieu. Je suis astronome, instruit par la nature. Il ne m’est donc pas permis de parler de l’Esprit
de Dieu et de l’image qui l’habite. Je me bornerai à montrer comment dans l’ordre de la nature,
les corps sont soumis aux astres. Je m’y appliquerai selon la lumière que j’ai reçue de la nature
(ibidem, p. 89).
110
Ibidem, p. 90.
111
Ibidem, p. 227.
112
Ibidem, p. 228.
107
108
2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE
45
Le Cœur est le Soleil. Et de même que le Soleil opère dans la terre et dans
lui-même, le cœur, pareillement, opère dans le corps, et lui-même aussi. Et
si toutefois il n’y a pas de splendeur du Soleil, la splendeur du corps existe
cependant, et c’est le cœur qui la manifeste. Car, du cœur, assez de splendeur
découle vers le corps113 .
Et encore:
Le cœur répand (diffundit, gibt) son esprit dans tout le corps, non autrement
que le soleil répand le sien parmi tous les astres et sur la terre elle-même114 .
Or ce qu’il faut noter ici, c’est que Paracelse n’est pas en train de parler, sic et
simpliciter, du corps (ou de l’esprit) sidéral. Ce dernier en effet se spécifie pour ainsi
dire dans les principaux organes du corps humain, qui sont chacun le producteur d’un
esprit sidéral particulier, distinct des autres, et contribuant . Et selon une conception
qui s’apparente à celle de la mélothésie planétaire, typique de l’astrologie ancienne
et médiévale, à chaque organe du corps est lié un astre particulier:
Le Cœur est le Soleil [...]. De même la Lune équivaut au cerveau [...]. La
rate accomplit son mouvement à la manière de Saturne [...]. Le Fiel est Mars
[...]. La nature de Vénus se retrouve dans les reins [...]. Mercure est la planète
semblable aux poumons [...]. La planète Jupiter est semblable au foie115 .
Il s’agit là, comme on le disait, d’une reformulation de l’idée ancienne de la mélothésie planétaire, mais entraînant des changements profonds: si avant on associait
les planètes à des parties du corps, selon une distribution anatomique, ici c’est la
physiologie du corps humain, représentée selon le modèle des sept membres et de
l’esprit que chacun de ceux-ci dégage, qui fait l’objet d’un rapprochement analogique
avec les astres du systèmes solaire.
Ce qu’il faut retenir, c’est que le cœur, chez Paracelse, n’est pas seulement le siège
de l’esprit sidéral, mais aussi de sa spécification cardiaque et solaire . De même,
l’esprit sidéral est véhiculé par d’autres organes, chacun desquels est en correspondance avec une planète donnée. La Lune, par exemple, correspond à l’esprit sidéral
tel qu’il est reçu et répandu par le cerveau; autrement dit, si l’on suit les principes de
la médecine de Galien, elle est le symbole de l’esprit psychique ( ˜
), en˜
) provenant, lui, du cœur116 .
gendré dans le cerveau par l’esprit vital ( ˜
Ainsi, le binôme galénien esprit vital/esprit psychique trouve une correspondance
presque exacte, au sein de la physiologie paracelsienne, dans la polarité Solei/Lune.
Liber paramirum, éd. cit., partie I, p. 87.
Ibidem, p. 89.
115
Ibidem, p. 87-88.
116
Cf. p. 9.
113
114
46CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
Valentin Weigel, Philippe Melanchthon, Michel Servet
Le courant paracelsien va s’emparer des notions que nous venons de passer en revue
concerant l’esprit sidéral et ses rapports avec le cœur. C’est à ce moment que la notion
en question, envisagée dans un premier temps uniquement sous l’angle anthropologique et médical, s’allie aux préoccupations religieuses propres aux protestantisme et
donne lieu à un paradigme mystique destiné à durer des siècles durant.
L’idée d’une localisation du siderische Leib dans le cœur va être bientôt reprise par
Valent Weigel (1533-1588), pasteur luthérien, mystique et théosophe contemporain
de Dorn117 . Lui aussi, tout comme Dorn, était féru de paracelsisme. Selon Bernard
Gorceix, Weigel décalque avec minutie le tableau paracelsien de l’homme 118 . On
est par conséquent pas étonné de voir que le pasteur reprend de Paracelse le motif
anthropologique que l’on est en train d’examiner: Weigel, dit Kämmerer, établit [. . . ]
une corrélation entre les planètes et les organes du corps humain; dans ce contexte,
le cœur apparaît comme le siège du spiritus syderei 119 .
Jusqu’ici, rien de bien étonnant. Weigel est lecteur de Paracelse, et décalque ,
selon Gorceix, la théorie anthropologique de ce dernier. Mais en plus d’être lecteur
de Paracelse, Weigel est profondément engagé dans l’esprit de la réforme protestante,
et connaît bien les œuvres fondatrices de celle-ci. Il est donc aussi, manifestement,
lecteur de Philippe Melanchthon (1497-1560), disciple de Martin Luther et théologien de la Réforme, et de et de Michel Servet (1511-1553). Au sein de la littérature
prostestante de l’époque, comme nous allons le voir, on avait déjà assisté à l’utilisation de catégories médicales provenant de la tradition de Galien et de Ficin dans un
contexte théologique.
Voici un premier exemple de ce phénomène. Dans son Commentarius de Anima
(1540-1553), à l’intérieur d’une courte section intitulée L’esprit est une vapeur subtile
produite par la puissance du cœur à partir du sang , Melanchthon commente les
remarques de Galien au sujet du
˜ , et dit:
Galien dit, au sujet de l’âme de l’homme, que soit ces esprits sont l’âme, soit ils
Sur Weigel, le lecteur peut consulter Bernard Gorceix, La mystique de Valentin Weigel (15331588) et les origines de la théosophie allemande, thèse présentée devant l’Université de Paris IV
le 30 janvier 1971, Lille: Service de reproduction de thèses; Andrew Weeks, Valentin Weigel
(1533-1588): German, Religious Dissenter, Speculative Theorist, and Advocate of Tolerance, Ner
York, SUNY, 2000; Alexandre Koyré, Mystiques, spirituels et alchimistes du XVIIe siècle allemand, Paris: Gallimard, 1971, p. 131-184; Antoine Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, Paris:
Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1996, vol. II, p. 102-115.
118
Bernard Gorceix, La mystique de Valentin Weigel, p. 179.
119
E. W. Kämmerer, « Problèmes du corps, de l’âme et de l’esprit chez Paracelse et chez quelques auteurs du XVIIe siècle, dans Paracelse, Paris: Albin Michel, collection « Les Cahiers de
l’Hermétisme », 1980, p. 171.
117
2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE
47
sont l’instrument immédiat de l’âme. Ceci est assurément vrai. Et [les esprits
vitaux et animaux] dépassent la lumière du soleil et de toutes les étoiles de
par leur lumière; et - ce qui est encore plus admirable- chez les hommes pieux
l’esprit divin lui-même est mêlé à ces mêmes esprits, et il les rend encore plus
brillants de lumière divine, de sorte que leur connaissance de Dieu puisse être
plus claire, leur ascension vers Lui plus résolue, leurs sentiments envers Lui
plus ardents. Inversément, lorsque les démons occupent le cœur, ils troublent
l’esprit dans le cœur et dans le cerveau, ils empêchent le jugement et provoquent
la folie manifeste, et guident le cœur et les autres membres aux mouvements
les plus cruels; comme quand Médée tua ses enfants, ou lorsque Judas se tua.
Considérons donc notre nature et dirigeons-la de manière diligente; et prions le
Fils de Dieu afin qu’Il détourne de nous les démons, et pour qu’il verse l’esprit
divin dans notre esprit120 .
Ici Melanchthon s’appuie manifestement sur la polysémie du latin spiritus pour établir un parallèle entre la dimension anthropologique et la dimension spirituelle de
l’être humain. Après tout, comme le fait remarquer Walker, le spiritus de l’anthropologie galenico-ficinienne et le Spiritus Sanctus de la théologie catholique, bien
qu’ils appartiennent à des domaines ontologiques bien éloignés entre eux, ont ceci
en commun de jouer un rôle de médiateur: le premier entre l’âme et le corps, le
deuxième entre Dieu et l’homme121 .
Quant à Michel Servet (1511-1553), l’année même de la deuxième édition du traité
de Melanchthon, publie son De Mysterio Trinitatis, où il expose des conceptions très
semblables à celles dont témoigne le passage que nous venons de lrie: les esprits
vitaux sont le produit de l’union entre le sang provevant du cœur et l’air que l’on
respire, mais ils sont tout aussi bien le spiraculum vitae insufflé par Dieu en Adam122 .
De même que le régénéré inhale le souffle du Christ (halitus Christi), qui rend ses
esprit animaux lumineux, il peut respirer le Diable (spiritus nequam), qui occupe
alors ses ventricules et permet aux mauvais esprits d’occuper son âme123 . Servetus
fut brûlé vif pour hérésie cette année même, le 27 octobre, sur ordre du Grand Conseil
de Genève. Sa vision de la Trinité, décrite comme « chien des Enfers à trois têtes,
signe de l’Antéchrist », n’était en effet pas pour plaire à son ennemi Jean Calvin. Il
faut remarquer que Servet, avant de devenir le grand théologien - et hérétique, pour
sa malchance - que l’on connaît, avait fait des études poussées de médecine à Paris
et à Vienne. Il a donc une connaissance détaillée des sources médicales grecques, et
derrière ses paroles il est aisé de reconnaître un intertexte galénien.
Revenons maintant à notre pasteur de Hayn.
Au sujet de la conception weigelienne du spiritus syderei, Gorceix dit:
Cité in Daniel P. Walker, art. cit., p. 228.
Ibidem, p. 229.
122
Ibidem, p. 232.
123
Ibidem.
120
121
48CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE
[Weigel] ne manque pas l’occasion de célébrer cette science astrale qu’il appelle, comme son maître [Paracelse], l’astronomie. Cet esprit qui constitue le
seconde moitié de l’homme mortel et qui lui apporte toutes les connaissances
et tous les arts dont il a beson ici-bas porte plusieurs noms: il est l’esprit sidéral, Spiritus Sydereus (parce qu’il nous provient des astres), le génie dont la
naissance accompagne la nôtre (genius quod nobiscum nascitur ), l’Esprit cabalistique (Spiritus gabalis), parce qu’il est la source du noble art cabalistique,
d’une sagesse qui “peut tout accomplir sans l’aide d’instruments ou de membres
extérieurs. Il possède en effet, en lui, dans son “corps insivible et étoilé” tous
les astres, le firmament tout entier. Il est uni à l’astre comme la blancheur à la
neige, au corps élémentaire comme homme à femme124 .
Mais Weigel ne fait pas que reprendre Paracelse. Contrairement à son maître, en
effet, il est d’abord théologien - et théologien protestant. En tant que tel il introduit,
au sein de l’anthropologie paracelsienne, une dimension éthique et spiritualisante qui
était absente de son modèle, et il le fait en s’appuyant sur les sources que l’on vient
d’examiner.
Ainsi, c’est sans doute pour la première fois chez Weigel que l’esprit sidéral, auparavant considéré, chez Ficin et Paracelse, comme un simple donné anthropologicomédical, commence à se teinter de connotations sinon ouvertement négatives, au
moins éthiquement ambivalentes. Gorceix continue, en se référant toujours à la
notion de spiritus syderei telle qu’on la retrouve chez Weigel:
Cependant nous devons en connaître les limites. Dieu ne l’a pas donné à l’homme que parce que parce qu’Adam n’a pu respecter au Paradis le commandement
divin. Adam dut se soumettre aux astres, alors qu’il vivait de manière angélique
avant la chute. Ceux qui vivent dans la nouvelle naissance ne sont plus soumis
aux injonctions de l’esprit astral125 .
124
125
Bernard Gorceix, La mystique de Valentin Weigel, p. 179.
Ibidem, p 180.
Capitolo 3
Alchimie spirituelle et
proto-théosophie
Les notions de spiritus siderei franchit bientôt le seuil de la philosophie néoplatonisante de Ficin, de la magie spéculative d’Agrippa et de la médecine paracelsienne
pour entrer dans l’univers de l’alchimie spirituelle de la Renaissance et des premiers
théosophes de langue allemande. À l’intérieur de ces deux domaines - tous les deux,
il faut souligner, profondément imprégnés de paracelsisme - se déploie un discours à
la fois spéculatif et mystique, axé sur les notions fondamentales d’analogie, de chute
et de transmutation: l’univers naturel est affecté par une processus de corruption
qui se manifeste à chacun de ses niveaux: minéral, végétal, humain. En s’adonnant
dans son cabinet - de même que dans son for intérieur - à sa tâche transmutatrice,
l’alchimiste imite un processus tout aussi naturel, tout aussi inscrit dans l’ontologie
de l’univers sensible: celui qui mène la nature de cet état de corruption vers une
perfection autonome, indépendante, vers une fantastique glorification 1 .
Dans ce système conceptuel, la notion de corps spirituel est de la plus haute
importance. Bernard Gorceix dit, en parlant des textes alchimiques allemands qu’il
présente à ses lecteurs:
Nous avons perdu la notion de corps spirituel, que Paul connaissait et que
Bonaventure illustrait. Elle est fondamentale dans toute l’histoire de l’alchimie.
Plus affirmé est le souci, dans les textes que nous présentons, plus net que dans
le discours religieux traditionnel, de décrire, de célébrer, de préciser mois la
spiritualisation du matériel qu’au contraire la matérialisation du spirituel. Ce
qui importe en effet à nos labourants, c’est moins [...] la pénétration entière
du monde par l’esprit, la totale transparence du réel, que l’assimilation d’un
corps par ce même esprit vivificateur, que la réalité corporelle, matérielle de
l’énergie spirituelle. Le grand mouvement qui anime la création ne conduit
1
Bernard Gorceix, Alchimie. Textes alchimiques allemands, Paris: Fayard, 1980, p. 37.
49
50
CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE
plus tellement [...] d’une nature matérielle et coupable à un univers pur et
ethéré, exclusivement spirituel [...]. Ce qui les préoccupe éminemment, c’est la
concentration dudit mouvement en une substance aérienne, à la fois corporelle
et spirituelle, en une union du corps et de l’esprit, qui forme la substance de la
pierre2 .
3.1
Gérard Dorn et l’échelle des éléments
C’est le médecin belge Gérard Dorn (environ 1530-1535 - après 1584), dont les œuvres
éveillèrent l’intérêt de Jung et ensuite de son élève Marie-Louise von Franz3 , et
que l’on considère comme l’un des pères de la théosophie alchimisante chrétienne 4 ,
qui nous offre une des premières attestations d’une symbolique cardiaque élaborée,
en passe de se métamorphoser en mystique du cœur. Dans son De natura lucis
philosophicae ex Genesi desumpta, publié en 1583, Dorn affirme :
Tout d’abord il faut transmuer la terre de ton corps en eau; cela signifie qu’il
faut que ton cœur, qui est dur comme la pierre, matériel et paresseux, soit
rendu souple et vigilant pour arriver plus tôt à la connaissance de son Dieu, et
à la connaissance de soi-même. De cette manière, les images de l’esprit et les
visions s’imprimeront en lui comme s’impriment les caractères d’un sceau sur
la cire. Ensuite, il faut que cette liquéfaction, se transforme en air, ce qui veut
dire, qu’il faut que ton cœur contrit et humilié, s’élève vers le Créateur, comme
la vapeur qui tend toujours à monter vers le ciel; ensuite, il faut demander enfin
dans tes prières, que ton esprit soit ouvert aux clartés célestes, afin de mieux
comprendre les desseins de Dieu. Puis, que de cet air soit fait un feu, c’est-à-dire
que tout désir de ton cœur, maintenant sublimé, soit converti en amour [. . . ].
Tu possèdes maintenant, ami lecteur, la clef de la philosophie méditative5 .
Passage manifestement influcé par le De vita de Ficin (cf. supra).
Dans le développement de son discours alchimique, Dorn résume ainsi les étapes
essentielles de sa « Philosophie méditative » :
Le premier degré de l’ascension vers les choses célestes est le zèle ardent de la
foi, car ce zèle dispose le cœur de l’homme à la dissolution en eau. Le second
degré est la connaissance de Dieu par la foi, grâce à laquelle un cœur contrit
est élevé en vue de la montée vers l’air, c’est-à-dire vers l’espérance d’une vie
meilleure. Le troisième degré est l’amour provenant de la connaissance de Dieu
Ibidem.
Marie-Louise von Franz, Active Imagination and Alchemy, Zurich, 1978.
4
Voir L. Thorndike, HMES, vol. V, p. 630-635; Jean-François Marque, Philosophie et alchimie
chez Gerhard Dorn , dans Alchimie et philosophie à la Renaissance, Actes du colloque international de Tours, 4-7 décembre 1991 réunis sous la dir. de Jean-Claude Margolin et Sylvain Matton
Publication Paris: J. Vrin, 1993, p. 215-221; et l’entrée Dorn, Gérard de Frank Greiner in DGWE,
p. 320-321.
5
Cit. in Paul Chacornac, Grandeur et adversité de Jean Trithème, Paris: Éditions
Traditionnelles, 1963, p. 125-126.
2
3
3.2. LA KABBALE CHIMIQUE (1606) DE FRANCISCUS KIESER
51
par la foi et par l’espérance, en disposant à l’amour et à la charité notre cœur
devenu aérien, le disposant aussi à un embrasement igné du désir par le moyen
de la similitude de l’union avec Dieu. Le quatrième degré est la répétition de
différents exercices spirituels, au moyen desquels l’amour conçu, grâce à un soin
assidu et continuel, grâce à des contemplations fréquentes, à des oraisons, cet
amour est réchauffé en vue d’augmenter la foi l’espérance l’amour déjà conçu,
tandis que le cœur, occupé des choses célestes, est pour ainsi dire en union avec
elles6 .
On voit que dans l’échelle mystique proposée par Dorn, l’alchimiste doit faire passer
son cœur à travers le quaternaire des éléments. Le cœur, de terrien qu’il était,
moyennant une série d’opérations transmutatrices, devient d’abord aquatique, puis
aérien, ensuite igné, pour atteindre enfin à l’union avec les choses éternelles. Il est
important de souligner que cette transmutation élémentale n’a rien de purement
symbolique. Il y a là au contraire une dimension opérationnelle bien précise, car
Dorn fait explicitement allusions à des exercices spirituels visant à permettre l’union
du cœur avec les réalités célestes et surnaturelles. Mais que signifie au juste le mot
cœur , dans ce contexte ? S’il est certes possible de ne voir là qu’une simple variante
terminologique, courante en latin, du mot « esprit », nous proposons cependant une
autre interprétation: nous suggérons en effet que cette insistance sur le cœur trouve
sa raison d’être dans l’arrière-plan scientifique paracelsien qui sous-tend l’œuvre de
Dorn. On sait que ce dernier, pendant son séjour à Bâle entre 1568 et 1578, avait
traduit plusieurs écrits paracelsiens en latin. L’année même de la rédaction de son
De natura lucis, il avait écrit un commentaire au De vita longa de Paracelse (1583),
et son Dictionarium Théophrasti Paracelsi date de l’année suivante (1584).
3.2
La Kabbale chimique (1606) de Franciscus Kieser
Des notions tout aussi paracelsiennes se retrouvent sans peine dans un texte publié
à Mulhouse en 1606 par un auteur peu connu: la Kabbale chimique (Cabala Chymica) de Franciscus Kieser, se proposant d’exposer au lecteur l’arcane suprême de
l’art alchimique ainsi que le fondement de toutes choses, naturelles et surnaturelles
7
. Notons que selon Kieser cette révélation est devenue possible grâce au travail de
Paracelse, car avant sa venue l’alchimie était plongée dans les ténèbres de l’incompréhension: malgré l’existence dans ce domaine de quelques ouvrages, personne en effet
ne pouvait tirer profit de ce qui était pour ainsi dire un trésor enfoui, et personne ne
6
7
Ibidem, p. 129-130.
Bernard Gorceix, Alchimie, p. 185.
52
CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE
pouvait le comprendre. Jusqu’aux temps de l’excellent Paracelse, on n’en connaissait
pas plus l’usage: c’est Paracelse qui le premier en fit une application médicinale, afin
de remédier aux faiblesses humaines 8 .
Dans l’introduction de son court ouvrage, Kieser fait l’éloge de l’homme, microcosme résumant l’univers et la trame des puissances que ce dernier renferme:
L’homme est le petit monde, non seulement de par sa forme et sa substance
corporelle, mais aussi de par l’ensemble de ses énergies et de ses capacités, au
même titre que le grand monde. Voilà pourquoi il prend le nom de microcosme
. Cela signifie qu’il abrite toutes les révolutions célestes, la nature terrestre, les
qualités acqueuses, l’essence aérienne, qu’il contient la nature de tous les fruits
de la terre, de tous les minerais, la nature des eaux, toutes les constellations
et les quatre vents de ce monde. Il n’est donc rien sur terre dont l’homme ne
possède la nature et l’énergie9 .
Le traité de Kieser est un abrégé de cosmogonie, de cosmologie et d’anthopologie
hermético-paracelsiennes aux vastes ambitions. L’auteur y décrit entre autres, de
manière succinte mais efficace, le processus de la création du monde. Celle-ci s’est
effectuée grâce à la lumière de la kabbale , c’est-à-dire de la nature, comme l’appelle
Théophraste Paracelse , à savoir à l’esprit sidéral qui se propage dans toutes les
créatures:
Croissez et multipliez-vous! . Ces paroles aussitôt prononcées, le feu invisible se
mit à dominer, à régner [...]. Ce feu incita la nature à accomplir les opérations
implantées en elle [...]. Dès que ces paroles élevées eurent été prononcées, ce
feu indestructible et vivifiant pénétra la cœur de la nature, pour y exercer
une impression [...]. Alors le mouvement se déclencha, une force attractive fut
incorporée au ciel, au firmament, à l’astre sidéral, et l’énergie vivifiante qui
permet la reproduction s’avança réellement en toutes créatures10 .
Ayant d’abord pénétré dans les astres, cette lumière, ce feu primordial donneur de vie
y engendre des forces que Kieser appelle semences du firmament . Celles-ci pénétrent
à leur tour dans la terre, en se déposant dans les êtres vivants:
Lorsque de tels rayons se projettent sur la terre, les esprits grossiers qui proviennent de la semence du firmament restent en terre et sur la terre, et toutes
sortes de plantes en jaillissent. Une partie tombe sur les animaux, et elle est la
source de toutes sortes de maladies. Mais elle se purge en traversant la terre,
comme un esprit corporel traverse les murs. Alors elle parvient au but et au
centre, entendons au cœur de la terre, qui s’en trouve maintenue et renforcée.
C’est que le centre est supérieur à la circonférence, la circonférence, elle, provient du cercle, toute son énergie se concentre en ce centre, et l’énergie de ce
centre se distribue ensuite dans la circonférence. Regarde l’homme: c’est en son
milieu que reposent l’âme, l’esprit, l’être mental, l’énergie et le mouvement. De
Ibidem, p. 194.
Ibidem, p. 186.
10
Ibidem, p. 196.
8
9
3.2. LA KABBALE CHIMIQUE (1606) DE FRANCISCUS KIESER
53
même, c’est au milieu de la semence de la plante que se trouvent le feu secret
et le nombre qui permet la reproduction11 .
Kieser en vient enfin à traiter la question, fondamentale pour son propos, de la nature
de la pierre philosophale et de la technique permettant de la réaliser. Ce qu’il dit à
ce sujet ne peut être compris qu’en tenant compte des passages cités précédemment.
Tout d’abord, sa définition de la pierre des philosophes rappelle de près celle qu’il
avait donnée de l’être humain au début de son ouvrage:
La pierre philosophale est un microcosme, le fruit de la régénération, dans lequel
l’être parfait de l’astre supérieur et inférieur s’est déposé en un centre, en un
milieu. D’une part en effet, la pierre est extraite du centre suprême et vivifiant
du ciel, qui est sa lumière supra-céleste et son feu intangible [...]. D’autre part,
elle est extraite du centre inférieur de la terre, le plus transparent qui soit, d’une
pureté parfaite12 .
On est en droit de se demander si la pierre philosophale dont il est question ici, l’arcane suprême 13 autour duquel tourne élusivement le texte de Kieser, n’est pas tout
simplement l’homme, envisagé, selon une perspective hermétisante et paracelsienne,
comme la synthèse de puissances cosmiques, le nœud où se réunissent les forces d’en
haut et d’en bas, le fidèle miroir du cosmos.
La suite du texte n’infirme pas cette hypothèse:
De ces deux centres extrêmement distants l’un de l’autre, et desquels sourdent
toutes les énergies du monde, de ces centres assemblés et reliés par les moyens
de l’art, par l’hermaphrodite spirituel et par le diamètre céleste, finit par être
composée la pierre des Sages, qui est âme, esprit et corps14 .
Âme - esprit - corps: c’est là le ternaire classique, fondamental, de l’anthropologie
renaissante et baroque. L’hermaphrodite spirituel est l’homme qui a dépassé la
condition mortelle et retrouvé son unité androgynique: c’est lui qui doit réunir les
deux centres du monde, le supérieur et l’inférieur, le cœur du macrocosme et le
cœur du microcosme, en parachevant l’œuvre de la nature et en obtenant la pierre
philosophale. Ce travail, que Kieser détaille, se fait en trois phases. Il le fait d’abord
que l’alchimiste résolve la matière ultime de la pierre en sa première matière: il faut
que le corps apprenne à végéter , privé de l’âme et de l’esprit. Ensuite, il devra
purifier le corps, l’âme et l’esprit; dégager ces trois niveaux de l’être de leurs scories
et leurs ramener à leurs sources invisibles et célestes. Enfin, il devra réinsérer l’âme et
l’esprit, dûment purifier, dans le corps, qui sera alors un corps régénéré, spiritualisé,
divin.
Ibidem,
Ibidem,
13
Ibidem,
14
Ibidem,
11
12
p.
p.
p.
p.
203.
210.
209.
210.
54
CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE
Dans cette hiérarchie de l’être l’esprit, qui n’est pas le niveau supérieur, garde
un rôle de la plus haute importance en tant que lien, médiateur entre l’âme et le
corps. C’est la variante alchimique du thème ficien du spiritus-char de l’âme. Mais
c’est aussi le legs de la notion du siderische lieb paracelsien. Dans le langage de
Kieser, l’esprit correspond à l’eau intermédiaire , située entre l’eau supérieure ou
ignée (l’âme en tant que reflet de la lumière divine) et l’eau inférieure, le corps,
décrit poétiquement comme un centre que lorgne la forme, centre que désire la forme,
centre dans lequel s’épanchent comme en une mer les effluves invisibles de toutes les
eaux supérieures, pour y accéder à la constance et à la fixité 15 . De ce fait, il a un
rôle providentiel de chaînon:
Sans esprit, en effet, l’âme ne peut jamais harmoniser avec le corps. Aussi les
impressions créatrices de vie dans la lumière et les eaux supérieures rejoignentelles d’abord les eaux intermédiaires, dont la nature est à la fois corporelle et
spirituelle. Dans ces eaux est enfoui un corps spirituel [...]. Cette eau, c’est l’esprit qui la régit, l’esprit dont l’être, dont la vie et dont les puissances
s’apparentent au monde supérieur et inférieur, esprit qui revêt la nature et les
propriétés autant de la lumière et des eaux supérieures que des eaux élémentaires inférieures, en qualité de médiateur, d’intermédiaire et d’arbitre, esprit qui
est impartial, penche de tous les côtés, peut harmoniser avec toutes les natures
et endosser l’être parfait de chaque nature16 .
L’âme a besoin de l’esprit, et ce dernier du corps, pour que l’œuvre divine puisse
s’accomplir dans la nature. C’est tout le travail de la création qui se résume dans la
structuration de l’être humain. Il ne s’agit pas, dans la perspective de l’alchimie de
Kieser, de délaisser les niveaux inférieurs de l’être au profit des niveaux supérieurs,
mais bien plutôt de purifier l’être dans sa totalité hierarchisée, d’écarter l’impureté
des trois parties, de l’âme, de l’esprit et du corps, afin que ces trois parties recouvrent
leur premier état de pureté et d’énergie 17 .
3.3
Oswal Croll et la Basilica Chymica (1609)
Oswald Croll (1560 environ-1609), lui aussi disciple de Paracelse et professeur de
médecine à l’Université de Marburg, auteur d’un ouvrage intitulé Basilica Chymica
(1609)18 , semble s’insérer dans le même sillage lorsqu’il dit: « Le cœur de l’homme
Ibidem, p. 218.
Ibidem, p. 215-217.
17
Ibidem, p. 218.
18
Sur Croll et sa Basilica Chymica, cf. Allen G. Debus, The Chemical Philosophy: Paracelsian
Science and Medicine in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, New York: Science History
Publications, 1977, vol. 1, p. 117-126; et Chemistry, Alchemy and the New Philosophy. 1550-1770,
Londres: Variorum Reprints, 1987, II, p. 188-190.
15
16
3.3. OSWAL CROLL ET LA BASILICA CHYMICA (1609)
55
est le vray Eden, & jardin de volupté du Tout-puissant 19 . Comme chez Dorn, le
cœur représente le véritable temple de Dieu, qu’il faut libérer de l’emprise des quatre
éléments:
Dieu a creé le monde, & l’homme, afin qu’ils fussent son domicile, & qu’il
habitast en eux comme en sa propre maison, ou temple, quoy que maintenant
il ne puisse estre regardé, à cause de l’obscurité du poinct quaternaire: mais
apres la consommation de ce siecle, qui doit estre renouvellé, du ternnaire de
l’homme selon l’âme, l’esprit et le corps; alors la regeneration [...] n’aura pas
moins de splendeur, que la rayonnante couleur du feu, brillant à travers un
rubin ou escarboucle20 .
Dans son traité, Croll traite abondamment la question du corps astral, ou sidérique .
Pour lui, l’homme interne, sydérique, incorporel, & olympique n’a aucune différence
d’avec le firmament, ou maison des astres, et [...] il est autant inséparable d’eux,
que la rougeur du vin, la blancheur de la neige & la splendeur du soleil 21 . Nous
avions déjà trouvé cette formule chez Weigel: cela correspond donc, manifestement,
à un legs paracelsien. Cette substance aérienne a une vaste série de synonymes, que
Croll ne dédaigne pas de révéler au lecteur: c’est le Genie de l’homme, [...] ombre
visible, esprit domestique, homme ombrageux, petit homme familier des philosophes,
Demon ou bon Genie, Adech interne de Paracelse, spectre lumiere de nature, Evstre
prophétique en l’homme 22 . Il est évident que Croll suit les préceptes de la médecine
paracelsienne; et cela est lorsque il rattache la notion dee corps sidéral à cette d’imagination, commne l’avait déjà fait son maître-à-penser23 : Outre ces noms, il s’appelle
encor imagination, qu’il enclost tous les astres en soy 24 .
Or l’importance du corps sidérique dans le travail de l’alchimie est évidente: l’imagination en effet, dit Croll en suivant un des préceptes fondamentaux de la magie
naturelle médiévale et renaissante, est comme la porte, la fontaine, & le commencement de toutes les operations magiques 25 . Elle engendre des corps visibles, est
à l’origine des maladies, et peut être employée comme remède, selon une approche
thérapeutique qui ne dénie pas l’importance de la foi et des prières - en tant que
Oswald Croll, La royalle chymie de Crollius, partie 2, traduitte en françois, par J. Marcel de
Boulen, Lyon: Drobet, 1624, p. 149.
20
Ibidem.
21
Ibidem, p. 74.
22
Ibidem, p. 75.
23
Sur les rapports entre corps astral et imagination chez Paracelse, cf. Walter Pagel, Paracelsus.
An Introduction to Philosophical Medicine in the Era of Renaissance, éd. cit., p. 121 et suivantes
24
Ibidem.
25
Ibidem, p. 76.
19
56
CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE
précisément véhicules de l’imagination, et par conséquent de l’esprit sidéral, dans le
traitement des pathologies 26 .
Comme l’esprit sidéral est fait de la mêmte substance astrale que les étoiles et les
planètes, l’homme peut avoir par son biais une connaissance de toutes les connaissances cachées dans les astres du firmament , à savoir des connaissances universelles.
L’organe qui lui permet d’accéder à cette connaissance est précisément l’imagination,
ou vraye Gabalie (cabale)27 . L’imagination, faculté maîtrisse dans la pensée magique de la Renaissance où elle était étroitement associée, depuis Ficin, à la doctrine
du spiritus 28 , est capable de mettre en contact l’humain avec le divin: cela se fait
à travers l’oraison mentale, la foi et la force de l’imagination, capable de transmuer
toute chose:
En fin tout l’affaire ne consiste qu’à la vraye & religieuse adoration divine,
accompagnée de douceur et saincteté, comme sçavent fort bien les sages: car
à la verité je ne fais point de doubte que l’intellect, ou ame intellectuelle ne
soit conjoincte aux intelligences par la faveur de son intention, estant dressée
avec une craint e filiale accompagnée de ferveur et de devotion: d’autant que
l’oraison intrne ou mentale, sortie d’un cœur sincere & net, elle est continuée
par une saincte ardeur, unit & conjoinct l’âme avec Dieu, par le moyen duquel
il void & cognoist toutes choses29 .
Plus loin dans son traité, Croll revient sur l’efficace thérapeutique de la foi, de la prière et de
l’imagination et affirme: En fin, la force de l’esprit sidérique est si grande, & si puissante au corps,
que tout ce qu’il s’imagine, ou songe, est incontinent elevé par le corps; ce que nous voyons à ceux
qui marchent la nuict [i.e. les somnambules]. N’est-il pas vray qu’il n’y a rien d’impossible aux
fidelles? parce que la foy asseure tout ce qui est incertain, & Dieu ne peut estre vaincu que par
la foi: donques celuy qui croid en Dieu, opere par le moyen de Dieu, d’autant qu’en Dieu toutes
choses sont possibles; de rechercher comme cela se fait, il ne se peut: car la foy est l’ouvrage, mais
l’ouvrage de celuy auquel on croid. Les pensées surmontent les operations des astres, & des elemens:
car quand nous pensons, & adioustons foy à nos pensées, alors la foy donne la derniere polissure à
l’ouvrage, & ne se peut rien faire sans la foy; d’autant que la foy donne l’imagination, l’imagination
donne l’astre, & l’astre (à raison du mariage qu’il a avec l’imagination) donne l’effect, ou l’ouvrage.
Ajouter foy à la médecine, c’est donner l’esprit à la medecine, l’esprit donne la cognoissance de la
medicine [sic], & la medecine donne la santé: de là s’ensuit que le Medecin sort de la foy, & en tant
qu’il croid, l’esprit de la medecine, ou astre naturel de l’advance, & luy preste faveur; d’où arrive
que souvent par la foy de l’imagination l’homme fait des choses que les meilleurs Medecins avec
leurs medicamens ne peuvent faire (ibidem, p. 174-175. C’est nous qui soulignons). Croll détaille
les rapports entre imagination et inlfuence des astres dans les pages suivantes (cf. p. 175-176).
27
Ibidem, p. 81.
28
Cf. D.P Walker, Spiritual and demonic magic from Ficino to Campanella, Londres: Warburg
Institute : University of London Leiden : E. J. Brill, 1958; Phantasia-imaginatio, V colloquio internazionale del Lessico Internazionale Europeo, Roma 9-11 gennaio 1986, atti a cura di Marta Fattori e
Massimo Bianchi, Rome: Edizioni dell’Ateneo, 1988 (en particulier l’article d’Eugenio Garin Phantasia e imaginatio fra Marsilio Ficino e Pietro Pomponazzi ); Guido Giglioni, Immaginazione e
malattia. Saggio du Jan Baptiste van Helmont, Milan: Franco Angeli, 2000.
29
Ibidem, p. 82
26
3.3. OSWAL CROLL ET LA BASILICA CHYMICA (1609)
57
Dans cette perspective, la localisation de l’esprit sidérique devient de la plus haute
importance. Croll en parle dans le chapitre consacré au lieu où se trouve cachée la
vraie médecine :
En tous les ordres de choses contenuës & entretenuës au sein des elements,
c’est à dire aux trois familles vegetables, animales & minerales, [....] se treuve
cachée cette vraye et specifique medecine, propre pour contrecarrer les maladies
materielles, laquelle [...] ne consiste pas aux nuës externes, & superficielles,
qualitez [...] veu que c’est une certaine vertue specifique et propre, enclose dans
les semences, entrée neantmoins par le souverain createur, & mise dans le centre
de toutes les choses30 .
Le but de l’art chimique, on ne s’en étonnera pas, est pour Croll précisément la
délivrance de cette vertue . Cette délivrane est la condition sine qua non à toute
opération médicale, mais sa nature foncièrement religiueuse peut difficilement passer
inaperçue: elle se révèle lorsque Croll affirme, en célébrant les louanges de son maître,
Paracelse:
L’unique Paracelse [...] a escrit des secrets de la nature, & des miracles de Dieu,
c’est à dire de la maniere de treuver le Verbe de Dieu incarné aux creatures,
lequel est la vraye medecine & seul baston de nostre vie31
Paracelse est magnifié par Croll en tant que premier médecin ayant décrit de manière
exacte l’homme astral et son fonctionnement:
Paracelse, digne d’eternelle memoire, la science duqeul personne n’a encor peu
surmonter, voie mesme atteindre, c’est pourquoy il merite d’estre qualifié vray
monarque des medecins & premier des Philosophes naturels, se pouvant seul
venter d’avoir mieux escrit de l’homme astral, & de ses offices creés par la main
divine, que personne d’autre depuis le temps de Noël32 .
Il est important de comprendre que s’il y a une mystique du centre, chez Croll, elle se
fonde sur un postulat hermétique et paracelsien qui est sous-jacent à toute philosophie
médicale et chimique : l’idée d’une analogie structurelle reliant les différents ordres
de la réalité naturelle. L’homme n’est pas dissemblable des animaux, certes, mais il
est tout aussi bien apparanté avec les végétaux, et même avec les minéraux. L’esprit
de l’homme n’est autre chose que l’énergie qui engendre l’or:
[Les alchimistes] sont asseurés, que le mesme esprit mineral qui produit l’or
dans les entrailles de la terre, se retreuve encor en l’homme, si bien que cest
esprit en l’or est de mesme avec l’esprit generant de toutes les creatures, & est
la mesme & unique nature generative diffuse & dilatée en toutes choses33 .
Ibidem,
Ibidem,
32
Ibidem,
33
Ibidem,
30
31
p.
p.
p.
p.
85.
96.
140.
116.
58
CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE
Ce qui permet à Croll de renouer avec les devises d’un des grands classiques de
l’alchimie médiévale, le Testament de Morien, où l’identité de la pierre et de l’homme
est affirmé sans équivoque: Ainsi ce grand philosophe Chymique Morienes interrogé
par le Roy Calid, touchant la matiere de l’Elixir, respondit, c’est toy-mesme qui es
la matiere, & miniere de cest Elixir, ô Roy 34 .
Voici donc que son alchimie spirituelle, établie sur les fondements solides de l’anthropologie médicale de Paracelse, aboutit à une véritable mystique du cœur. Dans
des pages consacrées à l’indissociabilité de philosophie naturelle et théologie, de savoir opérationnel - d’ordre alchimico-médical - et sagesse, le discours de Croll atteint
des sommets remarquables d’intensité religieuse:
Ces grands personnages [les apôtres et les prophètes] ont tous butté là, que (suivant la volonté divine) l’esprit des lecteurs assisté de la grace celeste, garrotté
neantmoins encor au ioug de l’enfer de cette miserable vie, apres une serieuse
cognoissance & deploration de nostre cheute, par la frequente contemplation
des choses divines, & par l’abnegation de soy-mesme pour l’amour de JesusChrist, ayant jetté & mis derriere soy la vanité des ombres) peut descouvrir
ce grand thresor, qui est ensevely en soy-mesme: de peut que se negligeans, &
toutes choses avec le reste des miserables mortels (ne prenant pas mesme garde,
que Dieu est dans eux-mesmes) ils cherchassent ailleurs ce qu’ils treuvent enclos
dans leur interieur, mandiant parmy les livres, & chez les mortels, precepteurs,
avec une peine & travail indicible, le thresor qu’ils treuveroient chez eux, si avecle royal Psalmiste psl. 40 ils vouloient mourir en eux-mesmes, ayant supprimé
l’appetit brutal de l’homme, lequel n’est autre chose que terre, et parmy leur
loisir, ils vouloient attendre leur Seigneur dans son sainct temple, qui est l’abyme de nostre cœur, ou le lieu plus secret de nostre ame au pseaume 5 parlant
neantmoins en nous par son saint Esprit, lequel ne dedaigne pas de faire toutes
choses en nous, iusques à illuminer nostre entendement, d’où depend le salut
de tous les hommes, seul object & fin de la philosophie cabalystique35 .
L’élan mystique de Croll, se déployant dans une prose fondée sur la coordination,
débouche sur une exaltation du cœur comme point de rencontre entre le divin et
l’humain. Le passage est celui que nous avons déjà cité:
Le cœur de l’homme est le vray Eden, & jardin de volupté du Tout-puissant,
parce que Dieu a creé le monde, & l’homme, afin qu’ils fussent son domicile, &
qu’il habitast en eux comme en sa propre maison, ou temple, quoy que maintenant il ne puisse estre regardé, à cause de l’obscurité du poinct quaternaire:
mais apres la consommation de ce siecle, qui doit estre renouvellé, du ternnaire
de l’homme selon l’âme, l’esprit et le corps; alors la regeneration [...] n’aura
pas moins de splendeur, que la rayonnante couleur du feu, brillant à travers un
rubin ou escarboucle36 .
Enfin, Croll en vient à la question de la pierre philosophale, qui coïncide, dans son
langage avec la médecine universelle . Ce médicament est une quintessence , nous dit
Ibidem, p. 117.
Ibidem, p. 147-148.
36
Ibidem, p. 149.
34
35
3.3. OSWAL CROLL ET LA BASILICA CHYMICA (1609)
59
Croll, qui le qualifie également de vraye fontaine de Medecine , laquelle permettrait
d’obtenir la conservation de la vie, la restauration de la santé, avec la renovation de
la jeunesse ja perduë 37 . Que celle de Croll soit une médecine de l’esprit , au sens que
Ficin aurait donné à ce terme, à savoir une médecine qui considère la manipulation
du corps sidéral comme le pivot de son art thérapeutique, cela ressort de manière
évidente du texte même de la Basylica Chymica. Quoique Croll, dans le chapitre
consacré à l’ Unique & très-grande Medecine des anciens Philosophes , use d’un
langage élusif et accumule des déclarations sur l’ineffabilité de la médecine, le sens
de ses propos se laisse assez clairement cerner:
Cette chose est de mesme eu esgard aux quatre qualitez [sec, humide, chaleur,
froid] que l’incorruptibilité du Ciel: quant aux quatre elements, le tres-haut a
creé cette quint’essence, racine de la vie, en la nature pour la conservation des
quatre qualitez du corps humain, de mesme que le Ciel pour la conservation
de tout l’univers: le feu celeste qui ne brule point est l’ame et la vie de toutes
le creatures, & le subjet auquel [...] est en ce lieu icy concentrée en ce seul feu
Theatre de tous les secrets de la lumiere naturelle, miroir des mystes divins,
miracle de toute la nature universelle: la quint’essence de cette vaste machine:
tout le monde regeneré, auquel tout le thresor de la nature est caché; subjst &
instrument de toutes les vertus tant naturelles que surnaturelles: fils du Soleil
& de la Lune, lequel a acquis toutes les vertus superieures & inferieures par son
ascendant en la terre: [...] voyre le vray esprit de vie penetrant tous les autres
esprits, qui n’est point differant de l’esprit de nostre corps, le lien entre le corps
& l’ame, auquel se dejecte l’esprit superceleste, & par lequel il est retenu afin
qu’il ne sorte pas de la prison corporelle38 .
Croll ne néglige pas d’expliquer à ses lecteurs l’importance de cet esprit, intermédiaire
entre l’âme et le corps. En faisant cela, il leur livre les secrets suprêmes de sa médecine
alchimique, sans oublier au passage de railler les médecins non-paracelsiens de son
temps, ignorant les notions les plus fondementales de l’art thérapeutique, et entrés
dans le temple d’Apollon, Dieu-guérisseur, comme des larrons :
Car afin que la paix soit faite entre ces deux ennemis l’ame & le corps il faut
necessairement avoir le baume de vie prins par le dehors, par le moyen duquel
l’interne est restauré pour la retention & sustentation du feu de la longue vie,
sans lequel aliment il se retire dans le corps, ne plus ne moins que la flamme de
la lampe au deffaut de l’huile: la matiere tres-simple engendrée par la puissance
divine de l’esprit du monde pour la restauration & conservation de l’humaine
nature, incongneuë presqu’a tous les Medecins de nostre temps: car elle ne parvient pas jusques à leur escolle, d’autant qu’ils sont entrez au temple d’Apollon
comme des larrons39 .
C’est l’esprit, quintessence , humeur radical , baume vital , précieux nectar de nostre
vie qui restitue la santé aux malades et la jeunesse aux vieillards. Enfin, dit Croll, il
Ibidem, p. 204.
Ibidem, p. 202.
39
Ibidem.
37
38
60
CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE
tient l’homme grandement dispos pourveu qu’il en use convenablement, apres avoir
de bon cœur invoqué le nom de Dieu 40 .
L’allusion au bon cœur n’est sans doute pas anodine, car c’est précisément dans
le cœur, selon Croll, que réside l’esprit vital:
Que si l’on veut conserver cet esprit vital aux jeunes gens, (lequel n’est autre
chose que l’humide, & chaleur naturelle, ou radical, ayant son siege au milieu
du cœur de l’homme, comme vray soustien de nostre vie) ou le restaurer aux
vieux languissants, & le remettre comme en jeunesse, quant aux forces: &
par ce moyen ramener la vie de l’homme au feste de la santé: il ne faut pas
avoir recours à la chaleur elementaire [à savoir à la chaleur physique], ains
à cette chaleur celeste du Soleil, & de la Lune, demeurant en une substance
incorruptible (laquelle neantmoins peut estre treuvée en ce globe inferieur) &
la rendre semblable à nostre chaleur naturelle, ou esprit naturel41 .
Autrement dit, comme le voulait Ficin, il faut savoir capter le spiritus des astres
et le convertir en spiritus corporel, substance vivifiante qui s’engendre dans le cœur
et qui se répand de là à toutes les parties du corps. Il s’ensuit que la médecine de
Croll est de nature spirituelle; elle agit en en servant de cette vertu cachée dans
l’esprit de l’homme, laquelle peut changer, attirer, & lier, principalement si par un
excès d’imagination, d’esprit, & de volonté, elle est bandée à ce qu’elle veut attirer,
changer, lier ou empescher42 .
On voit donc que le principe de l’anthropologie finicienne et paracelsienne selon
lequel l’esprit sidéral, résidant dans le cœur, est à la fois le réceptacle de l’âme et le
pivot du fonctionnement physiologique de l’organisme humain, permet au discours
alchimique de Croll de se déployer selon les deux axes fondamentaux que nous avons
vus à l’œuvre: l’axe médical et l’axe mystique. Si dans le premier de ces sousdiscours Croll fonde une médecine de l’esprit sidéral, ayant recours aux procédés de
l’imagination et de la foi, dans le deuxième ont voit bien pointr une mystique du cœur,
ce dernier étant considéré comme le jardin de Volupté de Dieu qui l’habite, et comme
point de rencontre privilégié entre le divin et l’humain. La présence simultanée de
ces deux perspectives, qui s’alternent et se chevauchent à l’intérieur d’un même
discours, ne doit pas étonner le lecteur, vu le caractère tout-englobant de la science
alchimique de Croll. Il va sans dire que chez des auteurs partageant le même arrièreplan spéculatif que Croll, mais moins concernés par des questions de médecine, la
dimension mystique va prendre le devant, et la mystique du cœur évoluer dans ses
concepts et ses figurations.
Ibidem, p. 204.
Ibidem, p. 208.
42
Ibidem, p. 216.
40
41
3.4. HEINRICH KHUNRATH ET L’AMPHITHÉÂTRE (1595-1609)
3.4
61
Heinrich Khunrath et l’Amphithéâtre (1595-1609)
La quête d’une mystique du cœur dans un texte comme l’Amphitheatrum Sapientiae
Æternae de l’allemand Heinrich Khunrath (1560-1605) est passionnante, outre pour
l’importance que revêtira cet ouvrage fort énigmatique aux yeux des théosophes
postérieures43 , pour la complexité sémiotique du texte, où les versets de la Bible,
les commentaires de l’auteur et le maniement raffiné d’un certain nombre dispositifs
graphiques textuels et para-textuels (l’utilisation de types différents de caractères,
de majuscules, d’italique, mais surtout les quatre magnifiques planches qui ornent
le traité dans l’édition 1595) s’interpellent sans cesse, en se faisant l’un l’écho des
contenus de l’autre. Une telle complexité est à l’origine de l’élusivité du monument de
Kircher, dont l’élucidation est rendue plus difficile par le style de l’auteur, caractérisé,
selon Jean-Pierre Brach, par une verbosité torrentielle et autosatisfaite qui est aussi
une marque de l’époque 44 .
L’Amphitheatrum est donc un texte obscur. De ce point de vue, la recherche ayant
eu cours entre 1989 et 2009 n’ôte pas sa pertinence au commentaire d’Umberto Eco:
Tout le ton de l’ouvrage est extrêmement hermétique. Il s’agit d’un discours
d’un haut degré mystique, accompagné d’invocations, d’exhortations, d’interjections exorcistiques, souvent exprimées et disposées selon une composition
typographique très élaborée qui décrit sept degrés d’ascèse et de découverte de
la sagesse45 .
Notons tout d’abord - car dans notre propos c’est un constat de grande importance
- que le paracelsisme est un élément fondamental de la vision du monde de Khunrath46 . Ce dernier est promu docteur de médecine à Bâle en 1588, vingt ans après
la parution, dans cette même ville, du Compendium paracelsien de Gérard Dorn
(lequel meurt vers la même période, après avoir publié, en 1584, à Francfort cette
fois-ci, son dictionnaire paracelsien). Par la suite, Khunrath exercera cette profession
en différents États du nord et du centre de l’Allemagne, rencontrera John Dee en
Angleterre, et publiera une dissertation doctorale dont le titre même - De signatura
rerum - laisse apercevoir l’importance du legs de Paracelse.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le genre littéraire auquel appartient
l’Amphithéâtre (1595 - 2ème édition 1609) est celui du commentaire biblique:
Cf. Antoine Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, Paris: Gallimard, 1996, vol. II.
Jean Pierre Brach, entrée Khunrath Heinrich , Dictionnaire critique de l’ésotérisme, sous la
direction de Jean Servier, Paris, PUF, 1998, p. 715. Sur les jugements émis par les auteurs du
XVIIème et XVIIIème siècles au sujet du style de K., cf. Eco L’énigme de la Hanau 1609, Paris:
Bailly, 1990, p. 14.
45
Umberto Eco, op. cit., p.13.
46
Jean Pierre Brach, entrée citée, p. 715.
43
44
62
CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE
Le texte procède en commentant 365 vers bibliques (des Proverbes et de la
Sagesse ), un pour chaque jour de l’année, donnés en deux versions parallèles
(Vulgate et nouvelle traduction du grec et de l’hébreu), et il s’achève sur quatre
isagoge [sic] ou commentaires sur les quatre planches circulaires47 .
On peut dire aussi que le texte glose de versets des Proverbes et de la Sagesse de
Salomon, dont il s’attèle à extraire le sens mystique à partir d’une grille cosmologicoanthropologique inspirée des catégories de la médecine paracelsienne, mais qui ne
néglige pas (bien au contraire) les apports de la magie naturelle pré-paracelsienne et
de la kabbale. En d’autres termes, c’est de la théosophie.
Regardons de près l’arrière-plan paracelsien de l’œuvre. La machine du monde
, selon K., est régie par un Esprit de Sapience qui occupe, pénètre, emplit toutes
choses 48 . Bientôt ce terme se décline au pluriel, ce qui ne peut que nous induire à
faire le lien avec les esprits de la médecine paracelsienne de l’époque: ces Esprits
, dit en effet K., sont les auteurs et les origines des générations et des corruptions,
des vertus spécifiques, de toutes choses, et c’est d’eux que dépend la cognition de
la Nature 49 . Nous avons là l’écho (très fidèle) des considérations de Paracelse sur
l’esprit en tant que source ultime de connaissances sur le monde naturel (cf. supra).
Ailleurs, cet Esprit est qualifié explicitement d’éthéré , et nommé Ciel ou, suivant
l’hébreu, Shamaim 50 . Dans la description que K. fait du Ciel , on retrouve un
langage familier:
Dans le principe créa Elohim, le Ciel. [...]; feu aqueux ou Eau Ignée, en
grec aithèr [en grec]; Esprit ardent: Une eau igni-spiritiforme; une Eau-Esprit
igniforme [...]. Un latex æhéréen51 .
Ce Ciel éthéré est, Khunrath l’affirme assez nettement, l’intermédiaire entre Dieu
et la nature, l’âme et le corps, la forme et la matière:
[L’Esprit] s’infusa dans la Terre et l’Eau, de sorte que ce fût non seulement
le siège et le véhicule de l’âme du Monde (Anima MundiCC), mais encore le
Médium qui conjoint et le Lien qui fait copuler et unit les deux extrêmes qui
sont: la Matière première et la Forme, c’est-à-dire Hylè et l’Anima Mundi, la
Nature, Ruach Elohim [...]. Tout le globe inférieur est plein de Schamaim, Ciel
pu Esprit Æthéréen; car il pénètre toute chose de la masse sublunaire; il est
diffus par et en toutes choses par la volonté de Dieu52 .
Umberto Eco, op. cit., p. 13.
Heinrich Khunrath, Amphitéâtre de l’éternelle sapience, Milan: Arché, 1990, p. 50.
49
Ibidem.
50
Ibidem, p. 101 et 159.
51
Ibidem, p. 101.
47
48
52
Ibidem, p. 101.
3.4. HEINRICH KHUNRATH ET L’AMPHITHÉÂTRE (1595-1609)
63
Point besoin de s’étendre outre-mesure sur les caractéristiques de ce Ciel éthérique,
qui n’est manifestement qu’un avatar de du Gestirn paracelsien. Disons seulement
cela: Khunrath précise que cet éther est le siège de Dieu dans l’homme, (105) et
qu’il peut donc être appelé Esprit saint 53 . Ce qui témoigne d’un infléchissement du
discours de K. vers la mysticisation des catégories médicales de Paracelse - c’est une
des premiers témoignages de cette métamorphose après Weigel et Dorn -, lesquelles
sont filtrées et réélaborées au sein d’une théosopohie qui fait la part belle au thème
de la régénération:
Notez ceci, vous qui cherchez la Pierre des Philosophes, et qui aspirez Kabbalistiquement, Magiquement, Chimiquement, Théosophiquement, etc., à comprendre, savoir posséder et accomplir les choses décrites dans la quatrième figure de
cet Amphithéâtre [...]. L’Homme est la Matière qui doit être purifiée, le Corps
à l’état de sujetion; Dieu est l’âme qui vivifie; et l’Esprit Saint est le lien qui par
sa vertu produit l’Union qui conduit et donne entrée au Royaume perpétuel54 .
C’est dans le ciel interne , autrement dit dans le fragment d’esprit sidéral qui habite
en lui (et qui n’est autre, si l’on appelle les choses selon leur nom, que son corps
sidéral) que l’homme est illuminé par Dieu. Ceci se fait notamment moyennant la
prière:
Le Ciel est quelquefois interne dans l’Homme, qui est illuminé alors par l’Esprit Saint ou par des dons singuliers de l’Esprit Saint, acquis par la Foi et
l’Oraison55 .
K. semble attacher une importance particulière à une telle révélation, car il dit immédiatement après: Ici est caché l’Esprit kabbalistique et l’école de la subtile philosophie
Théophrastique 56 .
Résumons-nous. Le Ciel éthéré/Esprit, pour Khunrath comme pour Paracelse,
est la source de la vie, l’intermédiaire entre Dieu et le monde naturel, entre la Forme
et la Matière, l’âme et le corps. Chez l’homme, l’Esprit constitue le lien subtil qui
relie la chair à la divinité, et peut être le réceptacle des révélations de cette dernière.
Cela se produit à travers la prière et la foi.
Or, quel est le rôle du cœur dans ce processus?
Les occurrences du mot cœur dans le discours de K. sont très nombreuses. Etant
donné les rapports de contiguïté sémantique que ce vocable entretient avec d’autres
termes tels âme , esprit , il faudra cependant distinguer les cas où il désigne le cœur
en tant qu’organe à la fois physiologique et méta-physiologique, et ceux où il fait
Ibidem, p. 45.
Ibidem, p. 45.
55
Ibidem, p. 113.
56
Ibidem.
53
54
64
CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE
simplement allusion, de manière générale, à la dimension intérieure ou spirituelle de
l’être humain.
En commentant le verset 23 du quatrième livre des Proverbes (Applique-toi en
tout à la garde de ton cœur, parce que de lui procède la vie ), K. dit:
La SAPIENCE a son siège dans le Cœur; prends donc garde que la vaine Sapience n’occupe et n’emplisse ce siège [...]. Que ton CŒUR soit l’officine de l’oraison
et de la prière, l’instruments des plus saints gémissements, et le domicile de la
piété57 .
Le thème du cœur - mot qui est souvent écrit en caractères majuscules dans le texte
de K. - en tant que siège de la Sagesse, voire du Christ qui en est une incarnation,
et en tant qu’ officine de la prière , revient sans cesse dans l’Amphitheatrum. C’est
dans cette officine que le théosophe doit trouver la lumière divine:
Elle doit être cherchée auprès de IEHOVAH, THÉOSOPHIQUEMENT, c’est-àdire Christiano-Kabballistiquement, Divino-Magiquement et Physico-Chimiquement,
dans l’Oratoire et le Laboratoire, Micro-Macrocosmiquement58 .
Voici comment cela se passe:
Lorsque tu te sentiras mû d’un bon mouvement par l’impulsion de l’Esprit
du bien en toi, quand ton cœur s’enflammera, se dilatera et s’accroîtra afin
d’accompagner cet œuvre; alors, pour entrer Micro et Macro-Cosmiquement
dans l’Oratoire, ore et exerce-toi Théosophiquement à méditer par le soliloque
chrétien [...]; écoute, vois, observe selon les Lois et la Doctrine de cet Amphithéâtre ce que IEHOVAH en TOI-MÊME, dans la NATURE et dans la
SACRO-SAINTE ÉCRITURE te suggérera et te répondra; puis enfin d’entrer
dans le Laboratoire, Labore sapientement (it) suivant la Divine institution susdite, Kabbalistique, c’est-à-dire cachée [...]; et, par ce moyen, DIEU te donnera
cette grâce sans retard59 .
Dans ce passage comme ailleurs, K. a l’air jaloux des secrets que son traité se propose
pourtant de divulguer. Quelle est en effet la Divine institution qui est à la fois
susdite (et donc déjà expliquée par l’auteur) et cachée ? K. se réfère probablement
à un passage qui précède de quelques lignes celui que nous venons de citer. Le voici.
De même que la Manne [...] devait être recueillie avant le lever du Soleil afin
qu’elle ne soit pas liquéfiée par les rayons du Soleil, de même la manne de la
Divine Sapience doit être recueillie dans les vases de la prière du matin, et
en veillant dès le matin aux portes de la Sapience. Notre Soleil, qui est en
nous, précède le Soleil Macro-Cosmique; qu’il se lève donc préférablement dans
le ciel interne Micro, plutôt que dans le ciel externe Macro-Cosmique; car les
célestes veilleuses qui sont les véhicules de la Lumière et de la Sapience aident
à repousser les ténèbres intérieures60 .
Ibidem,
Ibidem,
59
Ibidem,
60
Ibidem,
57
58
p.
p.
p.
p.
43.
63.
65.
64-65.
3.4. HEINRICH KHUNRATH ET L’AMPHITHÉÂTRE (1595-1609)
65
Cela a l’air bien compliqué. Cependant, K. ajoute: C’est le Soleil se levant en nous
que décrit le Cantique des cantiques: Je dors et mon cœur veille . Donc, la manne de
la Divine Sapience doit être recueillie dans les vases de la prière du matin , lorsque
notre soleil se lève en nous . Qu’est-ce ce soleil microcosmique qui doit se lever dans
le ciel interne de l’homme? K. l’explique avec la référence au Cantique: c’est le cœur
qui veille .
C’est ainsi que le Christ se lève dans le cœur de l’homme: Car IHSVH, la Sapience
du Père faite chair, est la Fleur du Miel Divin, la Manne de la Rosée Supercéleste,
le Miel dans la bouche, le Miel dans le cœur 61 .
Les planches de l’Amphitheatrum
61
Ibidem, p. 62.
66
CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE
Capitolo 4
La deuxième vague de l’alchimie
spirituelle
4.1
Michael Sendivogius et le Traité du soufre (1616)
Après cette exploration des méandres théosophiques de l’Amphithéâtre de la sagesse éternelle, au centre desquels se dessine une mystique du cœur de dérivation
paracelsienne, revenons maintenant à des textes d’inspiration alchimique.
Chez un auteur contemporain de Khunrath, Michael Sendivogius (1566-1636),
philosophe, alchimiste et médecin polonais, nous retrouvons des schéma de pensée
analogue à ceux déjà observés chez Croll. Dans le Traité du soufre, publié en latin
en 1616, l’auteur décrit les rapports entre le corps, l’esprit et l’âme. Cette dernière,
nous dit Sendivogius, étant séparée du corps conçoit des choses très profondes et très
hautes 1 . On a là l’écho des considérations de Ficin (cf. supra), et plus généralement
du néoplatonisme, sur les pouvoirs prophétiques dont dispose l’âme lorsqu’elle est
détachée du corps. Elle « distingue l’homme des autres animaux, & le rend semblable
à Dieu »2 . Or cette âme est faite de la plus pure partie du feu élémentaire 3 .
Dans sa Lettre philosophique, Sendivogius spécifie quel est son siège: L’esprit de
feu ou céleste réside dans le cœur et anime les autres par son activité 4 . Dans le
Traité du soufre on trouve d’autres références à ce feu central : Au lieu de la terre,
tu as le cœur, dans lequel est le feu central qu’opère continuellement & conserve en
Michael Sendivogius, Traité du soufre , dans Cosmopolite ou La nouvelle lumière chymique,
introduction de C. J. Faust, Paris: Bailly, 1992, p. 169.
2
Ibidem, p. 163.
3
Ibidem.
4
« Lettre philosophique », ibidem, p. 59.
1
67
68
CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE
son être la machine de ce microcosme 5 . L’équivalence entre l’âme, le feu et le soufre
philosophique est explicitement posée par Sendivogius lui-même: Le corps, c’est la
terre; l’esprit, c’est l’eau; l’âme, c’est le feu, ou le soufre de l’or 6 .
L’âme ou soufre, feu spirituel d’origine divine, demeure donc, tant pour Böhme
que pour Sendivogius, dans le cœur humain, et maintient en vie le corps. De même
que Böhme, Sendivogius fait allusion à une méthode visant à exciter ce feu spirituel.
Cet éveil est de la plus haute importance alchimique, car c’est précisément en cela que
consiste, selon notre auteur, le procédé du Grand Œuvre : En l’œuvre philosophique,
la nature doit exciter le feu que Dieu a enfermé dans le centre de chaque chose.
L’excitation de ce feu se fait par la volonté de la nature, & quelquefois aussi elle
se fait par la volonté d’un subtil Artiste qui dispose la nature. Car naturellement
le feu purifie toute espèce d’impureté 7 . Plus loin, Sendivogius reprend l’imagerie
édénique que nous avons déjà rencontrée chez Croll: [L’homme] avoit été destiné
pour l’immortalité, parce que Dieu sans doute n’avait créé ce Paradis que pour la
demeure des hommes seulement. Nous en parlerons plus amplement dans notre Traité
de l’Harmonie, où nos décrirons le lieu où il est situé 8 .
Le Traité du soufre de Sendivogius contient également un intéressant dialogue
entre l’Alchimiste et une Voix. L’alchimiste, qui se promène hors de la ville à la
recherche de la clef de l’œuvre philosophale, entend une voix qui lui dévoile les arcanes
de la nature du soufre et de sa préparation. Il s’agit dans cette opération, selon la
Voix, de « délivrer le soufre de sa prison ». À la question de l’Alchimiste, « Ditesmoi, quelle est la matière de laquelle les Philosophes extraient leur Soufre? , la Voix
répond de manière élusive: « Le Soufre est partout, & en tout sujet 9 . Le dialogue
se termine sur l’échange suivant, dont le sens nous paraît maintenant plus évident:
L’ALCHYMISTE : Seigneur, je ferais bien de bon cœur la Pierre Philosophale? LA
VOIX: Voilà un bon souhait, le Soufre voudrait bien ainsi être délivré. – Et ainsi
Saturne s’en alla 10 .
Le soufre, élément de nature ignée renvoyant au principe divin dans l’homme, ne
peut être extrait par l’alchimiste que moyennant un travail de purification du cœur.
Malgré la diversité des formulations, nous avons donc retrouvé, chez Böhme et chez
Sendivogius, des idées communes, que l’on peut résumer ainsi : 1) il existe dans le
cœur de l’homme un « feu intérieur » d’origine divine; 2) ce feu peut être éveillé
« Traité du soufre », ibidem, p. 167.
Ibidem, p. 185.
7
Ibidem, p. 171-172. C’est nous qui soulignons.
8
Ibidem, p. 175.
9
Ibidem, p. 222-223.
10
Ibidem, p. 223.
5
6
4.2. THOMAS VAUGHAN
69
moyennant certaines techniques (« par la volonté d’un subtil Artiste qui dispose la
nature » selon l’expression de Sendivogius) ; 3) et, lorsqu’il est éveillé, il est doté d’un
pouvoir purificateur. Dans le langage de l’alchimie spirituelle, structuré désormais
selon le paradigme paracelsien des tria prima, ce feu intérieur sera souvent identifié
avec le soufre, que l’alchimiste doit apprendre à délivrer de la matière (sel), à travers
un contact préalable avec l’âme sidérale (mercure).
4.2
Thomas Vaughan
Le schéma que nous venons de retracer nous le retrouvons sans peine chez Thomas
Vaughan (1621-1666). Thomas Vaughan, alias Eugène Philalèthe, philosophe et
théosophe gallois, était de son propre aveu disciple de Cornelius Agrippa, dont il
entend réduire au silence les détracteurs. Parmi ses maîtres, nous retrouvons d’autres
personnages connus: Vaughan affiche en effet une grande admiration pour Gérard
Dorn, qu’il cite abondamment, et pour Sendivogius, dont il dit: Évitez la multitude
des passions comme des personnes. Quant aux auteurs, je vous invite à n’avoir
confiance en aucun moderne, sauf Michel Sendivogius 11 .
4.2.1
Lumen de Lumine
Vaughan semble donc s’insérer parfaitement dans le sillage culturel que nous avons
retracé. On peut dès lors s’attendre à voir apparaître, dans son discours alchimique,
les éléments que l’on vient de lister. Dans son œuvre, en effet, Vaughan fait souvent
allusion au feu résidant dans le cœur et procédant directement de Dieu: Ce feu se
trouve à la racine et autour de la racine, je veux dire autour du centre, de toutes les
choses visibles et invisibles [. . . ]. Il se trouve dans l’homme, les astres et les anges.
Mais à l’origine, il se trouve en Dieu lui-même, car il est la Fontaine de la chaleur et
du Feu 12 . Selon Vaughan, il faut savoir « entrer dans le centre » pour comprendre la
nature de ce feu, dont la source ultime ne peut être autre que Dieu: À nouveau, celui
qui entre dans le centre saura pourquoi tout influx du feu descend – contrairement à
la nature du feu – et parvient du ciel en descendant 13 .
Thomas Vaughan, Œuvres complètes, présentation d’Emmanuel d’Hooghvorst, préface, traduction, notes, bibliographie et index de Clément Rosereau, Saint-Leu-La-Forêt: La Table d’Émeraude,
1999, p. 12.
12
Lumen de Lumine , ibidem, p. 326.
13
Ibidem, p. 345.
11
70
CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE
4.2.2
L’Âme magique cachée (1650)
Voici enfin ce que dit Vaughan au sujet du cœur dans ce passage du traité L’Âme
magique cachée (1650), d’où transparaît sans peine une dimension mystique et opérationnelle: « Je ne parle pas en cet endroit de l’Esprit Divin, mais d’un certain
art par lequel un esprit particulier peut-être uni à l’universel et par conséquent, la
Nature peut être étrangement exaltée et multipliée. Désormais vous qui avez vos
yeux dans vos cœurs, et non pas vos cœurs dans vos yeux, vaquez à ce qui vous est
dit, et je vous exhorte ainsi à pratiquer la magie selon l’expression des magiciens:
Écoutez l’intelligence du cœur 14 . Sans l’intertexte ésotérique que nous avons pris
soin de décrire dans les pages précédentes, ces allusions de Vaughan (de même que
celles de Sendivogius, de Böhme, de Croll ou de Dorn) ne seraient peut-être pas trop
parlantes. Lorsqu’on sait, cependant, qu’à partir de la fin du XVIe siècle, suite à la
diffusion des travaux d’Agrippa, de Paracelse et de ses épigones, la théorie identifiant
dans le cœur le siège de l’esprit sidéral (voire de l’âme tout entière) était monnaie
courante, on a des éléments qui nous aident à mieux comprendre le langage sibyllin
des auteurs hermétiques de cette époque et leur visée authentique. Une symbolique
du « centre de l’être » se laisse alors cerner qui, reposant sur des spéculations médicales et ésotériques fort anciennes, semble également indiquer une voie possible de
régénération spirituelle, et favorise donc, par là même, l’infléchissement du discours
ésotérique vers les catégories du discours mystique.
4.3
La nature à découvert (1669) du Chevalier Inconnu
C’est dans le sillage de la Basilica Chymica de Croll qu’il convient de situer, nous
semble-t-il un texte comme La nature à découvert, par le Chevalier Inconnu.
Corps, esprit, âme:
Il faut distinguer en l’Elixir trois choses : l’Âme, le corps et l’esprit. L’âme est
le ferment ou la forme de l’Elixir, n’étant qu’une moitié de l’esprit vivifique,
corporifié avec le sujet philosophique que l’on sépare pour dissoudre; le corps
en est la pâte ou la matière, et c’est l’autre partie que l’on garde pour fixer la
partie dissoute; et l’esprit est le siège, le médiateur et le chariot de l’âme, lequel
la doit dissoudre pour servir à nourrir son corps, lequel médiateur ou Esprit
14
Ibidem, p. 93.
4.3. LA NATURE À DÉCOUVERT (1669) DU CHEVALIER INCONNU
universel étant osté, il n’y peut plus y avoir d’alliance entre le corps et l’âme,
puisque ce sont deux extrêmes15
Esprit=corps sidéral
Cet esprit n’est autre chose que cette liqueur vivifique qui atténue la forme et
la matière, qui est appelé quelquefois Ciel, Mercure Dissolvant, Menstrue et
Quintessence. Et l’âme est l’union de ces deux estres, esprit et corps, dans leur
pure nature, qui doivent être altérés également ensemble pour se pouvoir unir:
et le troisième qui est l’âme est très secret16 .
Esprit universel dans le corps=corps sidéral=ciel interne (Paracelse)
Il y a un ciel externe que les Astrologues connaissent, et un autre interne connu
des Philosophes. L’un est en haut et l’autre en bas; le ciel qui est en bas est
l’Esprit universel corporifié; mais la liqueur qui a engendré la première vie,
autrement l’humeur radicale ou la Lune microcosmique, est en haut17 .
Le Soleil microcosmique= cœur du corps humain
Ce ciel inférieur agit en quelque façon spirituellement par une chaleur vitale que
les Philosophes appellent chaleur naturelle ou le Soleil microcosmique, qui est
nourri par le soleil supérieur, comme notre Lune l’est de la lune céleste; d’où
il est assuré que toutes les parties principales de notre corps humain ou Sujet
philosophique, et toutes les parties qui leur servent ont leur ciel, leurs étoiles et
leurs firmament18 .
La Vraye médecine universelle
Il y a dans le corps humain, autrement dit Sujet philosophique, une substance d’une nature céleste que plusieurs ignorent, laquelle n’a besoin d’aucune
médecine, parce qu’elle est médecine soy-mesme...19 .
La médecine universelle, l’élixir de la vie, s’extrait de l’intérieur du corps humain
15
Eugène Canseliet, Trois anciens traités d’alchimie, Jean-Jacques Pauvert,
1975, p. 10-11
16
Ibidem, p. 11
17
Ibidem, p. 20-21.
18
. 21
19
Ibidem, p. 23
71
72
CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE
Cet Elixir de la vie est d’une telle vertu que, par son odeur, les âmes des
moribonds sont arrestées; ainsy pour le trouver, il ne faut point s’arrester dans
les élémens externes ny universalissimes, mais dans les internes et dans la nature
des corps, dans lesquels se trouve l’esprit interne qui est le fondement de la vie
et de la Médecine20 .
De tous les membres du corps humain...
La Pierre philosophale n’est autre chose qu’une certaine quintessence [...]prenant son origine quelquefois de Saturne, de Mars, du Soleil, de Vénus et de la
Lune21 .
Mais de préférence du Soleil et de la Lune, cœur et cerveau...
Vous devez prendre ce qui est et qui ne se voit pas: cela s’appelle l’eau de la
Rosée philosophique [esprit sidéral], de laquelle se tire le salpètre philosophique
[âme], par laquelle toutes choses se connoissent et croissent. La matrice est le
centre du Soleil et de la Lune, tant céleste que terrestre22 .
L’esprit sidéral, qu’il faut sortir des entrailles de la matière corporelle afin de parvenir
à l’âme qui y est cachée, est appelé fils du Soleil et de la Lune , car c’est dans le Soleil
et dans la Lune du microcosme, à savoir - selon la doctrine paracelsienne - dans le
cœur et dans le cerveau, qu’il est produit23 . L’âme, lorsqu’elle veut s’incarner, attire
à soi cet esprit sidéral, afin de se joindre à un corps:
Ce sel alcali appelé Sel armoniac et végétable (âme) caché dans le ventre de
la Magnésie (esprit sidéral), elle [sic] attire à soy le fils du Soleil (esprit sidéral) dans le mesme moment qu’elle veut revenir et reprendre son existence
naturelle24 .
Tout le magistère alchimique, dit l’auteur, consiste en l’extraction de cette Magnésie,
qui a légion de synonymes: terre adamique, eau visqueuse, nature naturante, quintessence, Mercure des Philosophes, ruisseau, onde vive, menstrue âme du monde,
20
Ibidem, p. 24.
21
Ibidem, p. 25.
22
Ibidem, p. 26.
23
Ibidem, p. 26.
24
Ibidem, p. 26-27.
4.3. LA NATURE À DÉCOUVERT (1669) DU CHEVALIER INCONNU
73
bain de Diane, Eau hiléale, Esprit universel du monde, eau de vie (26-31). L’auteur
insiste sur le ridicule dont se couvrent tous ceux qui travaillent sur les éléments du
monde extérieur, au lieu de se tourner vers soi-même (35). L’œuvre alchimique doit
s’effectuer dans la solitude: le Philosophe doit être seul comme Diogène caché dans
son tonneau (ibidem).
L’extraction se fait à travers les instruments de l’art: leu feu et le vaisseau. Après
avoir établi une distinction entre deux types de feu, l’auteur affirme:
Voilà le gouvernement du feu si vous entendez la nature dudis feu. qui est
l’ardeur centrale de l’Esprit universel concentré25 .
Quant au vaisseau, sa description est au prime abord assez vague:
Il doit y avoir un vaisseau de nature qui est l’Esprit universel fixe, et le mesme
non fixe. Le vaisseau du premier œuvre doit être rond, et le second doit être
un peu plus petit à la façon d’un œuf26 .
Mais ensuite on lit:
Cet esprit du monde est une Emanation externe spirituelle et une vertu divine
[...] que le Philosophe rend corporelle, condense et fige dans l’or commun qui
est le centre et le noyau de chaque estre, afin qu’il soit plus parfait et plus
multipliant27 .
Et encore:
Dans cette œuvre, il faut exciter le feu que Dieu a enfermé dans le centre de
chaque chose, ce que la Nature fait quelquefois de soy-mesme, et quelquefois
aidée de l’industrie d’un bon artiste, en purifiant par le feu toute l’impureté28 .
Encore, à travers le schéma symbolique du centre et du cercle, et aussi à travers celui
- plus proche du niveau de signification visé - de la lumière et du Soleil:
25
Ibidem, p. 32.
26
Ibidem.
27
Ibidem, p. 34.
28
Ibidem, p. 37-38.
74
CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE
Tout ce qui est contraire dans la circonférence du cercle, se trouve aussi dans le
centre du mesme cercle ramassé en puissance; par exemple la Lumière, qui est
étendu partout, est unie dans le Soleil [...]. La séparation du pur avec l’impur
est la séparation de l’esprit avec le corps; il est certain que Dieu n’a rien créé qui
soit visible, qui ne soit invisiblement ramassé dans quelque créature, afin que,
par ce qui est ramassé en un, nous parvenions à ce qui est séparé infiniment en
plusieurs. Voilà d’où l’on appelle l’or le soleil, parce que les rayons du soleil, qu
sont comme étendus à l’infiny, sont rassemblés en un dans le corps de l’or29 .
C’est ainsi qu’un passage comme le suivant, résumant les conceptions cosmologiques
et anthropologiques qui sous-tendent le texte, et en les reliant à des notions et à des
symboles de la tradition chrétienne, prend tout son sens:
Le monde est plein de l’Esprit vital qui s’appelle la Force énergique de toute
la nature, et la semence du ciel et des astres et des Elémens [esprit sidéral]; et
néanmoins il se revêt de la forme des corps élémentaires. Toutesfois la lumière
du ciel et des astres [esprit sidéral] ne perd point l’espèce, afin qu’elle agisse;
mais elle descend du Soleil en terre, à l’idée du Fils de Dieu dans le sein de
Marie, pour prendre un corps élémentaire sans quitter la compagnie du chaud
[Dieu], qui est son père, ny l’esprit du monde qu’il remplit; il reçoit seulement
une nature inférieure dans le centre du sel, comme dans sein d’une terre vierge,
et après avoir enfanté, il ne perd pas sa virginité30 .
4.4
Esprit de Gobineau et son Explication (1640)
L’explication très curieuse des énigmes et figures hiérogliphiques, physiques, qui sont
au grand portail de l’Église cathédrale et métropolitaine de Notre-Dame de Paris est
un texte publié en 1640 par le Sieur Esprit Gobineau de Montluisant , gentilhomme
chartrain, dont déjà Eugène Canseliet, dans son introduction à ce texte original et
captivant, faisait un précurseur de son maître Fulcanelli.
La semence universelle et spirituelle [âme] descend de Dieu, traverse le monde
astral où elle se charge des vertus des étoiles et des planètes. Dans l’homme, elle
revêt une enveloppe qui la voile et la cache aux yeux des ignorants et des vulgaires
.
Dans la cosmologie de l’auteur, il y a donc trois cieux: un premier ciel dit archétypique , dont les émanations s’appellent âmes un deuxième ciel, ou astral , dont
29
Ibidem, p. 56
30
Ibidem, p. 66-67.
4.4. ESPRIT DE GOBINEAU ET SON EXPLICATION (1640)
75
les émanations sont les esprits ; un troisième ciel, élémentaire ou typique , qui est
le domaine des quatre éléments empédocléens, et qui reçoit les influences des deux
premiers31 . Le Soufre ou feu céleste [âme] et le Mercure ou humide radical [esprit] se
retrouvent unis, dans l’homme, grâce au Sel [corps]. C’est en ce dernier que consiste
la seule et unique matière dont se fait la Pierre des Philosophes 32 .
Paradigme du centre et du cercle. Rôle du soleil dans la propagation de l’Esprit
universel:
Le Globe de l’Eau et de la Terre nous désigne les Eléments inférieurs, tels que
l’Eau et la Terre, dans lesquels le Feu céleste et l’humide radical [...] s’insinuent
jusqu’au profond, et y circulent incessamment [...] sous la forme invisible d’un
esprit surcéleste et de vie, qui, selon David, Pseaume 18, v. 6-7-8. a son
Tabernacle dans le Soleil [...]. La vapeur [de la semence universelle] s’épaissit
au centre de toutes choses33 .
Mais c’est dans l’interprétation de la figure suivante que le discours alchimique notre
auteur commencer à laisser transparaître les traces d’une cardiosophie:
Au-dessous de ces deux animaux, on voit un corps, comme endormi et couché
sur son dos, sur lequel descendent de l’air deux ampoules, le col en bas, l’une
adressante vers le cerveau, l’autre vers le cœur de cet homme endormi. Ce corps
ainsi figuré n’est autre chose que le Sel radical et séminal de toutes choses, lequel
par sa vertu magnétique attire à soi l’Ame est l’Esprit catholiques, qui lui sont
homogènes, et qui sans cesse s’insinuent et se corporifient dans le sel, ce qui est
représenté par les deux ampoules, ou phioles, contenans la chaleeur et l’humidité
naturelle et radicale; et ce sel ayant ainsi attiré et corporifié ces deux substances
en lui, leur union spirituelle lui ayant acquis de prodigieux degrés de force, il
se pousse et pénètre dans le point central des individus, et d’universel que ce
Sel étoit, il se particularise, se corporifie, se détermine et devient rose dans le
rosier, mercure dans l’argent vif minéral, or dans l’or, plante dans le végétal,
rosée dans la rosée, homme dans l’homme, dont le cerveau représente l’humide
radical lunaire et le cœur signifie la chaleur naturelle solaire, véhiculée dans le
premier comme sa matrice34 .
La description qui suit celle que nous venons de citer est tout aussi intéressante pour
notre propos. L’image décrite est celle d’un homme qui monte sur un escalier à
genoux, les mains jointes; à côté de lui, est suspendue une ampoule, qui descend du
ciel; en haut de l’escalier, se trouve une table recouverte d’un tapis, sur lequel est
posée une coupe. Gobineau commente:
31
32
Ibidem, p. 103-104.
Ibidem, p. 109.
33
Ibidem, p. 111-112.
34
Ibidem, p. 113-114.
76
CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE
L’escalier nous apprend qu’il faut s’élever à Dieu, le prier à genoux, de cœur,
d’esprit et d’âme, pour avoir ce don, qui est le Magistère des Sages [...]; l’ampoule qui descend signifie la liqueur ou rosée céleste, qui découle premièrement
de l’influence surcéleste [et] se mêle ensuite avec la propriété des astres [...].
Pour la coupe qui est sur la table, elle représente le vase avec lequel on doit
recevoir la liqueur céleste35 .
Le terme vase se retrouve plus loin dans le texte36 , de même que des allusions au
Soleil et à la Lune , desquels il faut tirer la Lumière de la vie 37 . Mais c’est la
description des six figures du portail du milieu, côté droit, qui contiennent selon
l’auteur le résumé le plus efficace de la doctrine exposée dans les reliefs de pierre de
la cathédrale. Dans la cinquième, un homme tient un Calice; dans lequel il reçoit
quelque chose de l’air (128); dans la sixième, une larme et un Calice se trouvent
respectivement à gauche et à droit, séparés du bras vertical d’une croix et reposant
sur le bras horizontal de celle-ci. Au sujet de ces deux figures, Gobineau donne des
explications d’où ressortent des allusions cryptées - et néanmoins assez transparentes
- au cœur comme centre de l’être et réceptacle des deux substances spirituelles, l’âme
et l’esprit:
L’homme qui tient un calice, dans lequel il reçoit quelque chose de l’air, nous
démontre qu’il faut sçavoir ce que c’est l’Aymant fait par l’homme, qui a la
puissance d’attirer du Ciel, du Soleil et de la Lune, par sa vertu magnétique,
l’Esprit catholique invisible [âme], revêtu de la pure substance humide éthérée [esprit sidéral], influence quintessencifiée, pour de ces deux en faire une
troisième substance participante des deux autres individuellement, et qui chacune contienne en soi indivisiblement le Sel, le Soufre et le Mercure universels,
lesquels tous trois se congèlent et s’unissent au centre de toutes choses38 .
Quant à la signification de la croix, de la larme et du calice, Gobineau relie la première
aux quatre éléments, qui reçoivent les effluves spirituels d’en haut; la deuxième à
l’humide de l’air, pleine de son feu vital , qui doit être reçue dans le Calice [...] et non
pas dans les basses vallées ; le calice renvoyant enfin au récipient où seuls recevront
l’esprit les vrais alchimistes, contrairement à ceux qui n’ont pas connoissance de
l’aimant Physique et philosophique 39 . Dans les reliefs du portail, les premiers sont
35
Ibidem, p. 114-115.
36
37
Ibidem, p. 119.
Ibidem, p. 124.
38
Ibidem, p. 133.
39
Ibidem, p. 133-134.
4.4. ESPRIT DE GOBINEAU ET SON EXPLICATION (1640)
77
représentés par les Vierges sages de l’Evangile, tendant leurs calice vers le ciel, les
deuxièmes par les Vierges folles, qui tiennent leur coupe renversée contre terre 40 .
Et voici la conclusion de notre auteur, qui en bon alchimiste nous laisse un peu
sur notre faim:
Tout ce que j’ai remarqué en ce triple Portail est, à la vérité, beau et ravissant;
mais ce sont lettres closes, énigmes et hiérogliphs pleins de mistères pour les
ignorans, et choses mistiques pour les Sçavans, pour lesquels j’ai donné cette
Explication, qu’ils doivent, comme Curieux, considérer exactement, en levant
les voiles qui leur cachent l’entrée aux secrets Cabinets de la chaste Diane
hermétique41 .
40
Ibidem, p. 135.
41
Ibidem, p. 137.
78
CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE
Capitolo 5
Fludd et le cœur
5.1
Deux découvertes scientifiques sensationnelles
Les auteurs que nous venons d’étudier, sauf Thomas Vaughan, se situent tous en
amont d’un tournant capital dans l’évolution de la science occidentale moderne. Ce
tournant, caractérisé par l’émergence et de la méthode expérimentale dans les différentes branches du savoir scientifique, produit deux événements scientifiques majeurs,
marquant forement le début du XVIIème siècle. C’est grâce à ces deux événements
que la mystique du cœur propre aux courants ésotériques post-paracelsiens, dont
nous avons retracé les origines dans les chapitres précédents, va recevoir une nouvelle impulsion. Nous faisons allusion d’un côté à l’affirmation progressive, au sein
de la communauté scientifique, du modèle héliocentrique, qui fit l’objet d’un nombre
croissant d’études à la suite de la publication, en 1543, du De revolutionibus Orbium Coelestium de Copernic (1473-1543), et de l’autre à la découverte des lois de
la circulation sanguine par le médecin anglais William Harvey (1658-1657).
1616 semble constituer l’annus mirabilis pour les deux découvertes en question:
si la deuxième est exposée pour la première fois par écrit dans l’ouvrage Exercitatio
Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus, publié en 1628, c’est en effet
en 1616 que Harvey la révéla à ses chèvres du Royal College of Physicians1 . En ce qui
concerne le débat autour de l’héliocentrisme, c’est toujours en 1616 que l’Inquisition
et le Pape ratifient leur censure de la théorie copernicienne, en sommant au pasSur Harvey, cf. Walter Pagel, New light on William Harvey, Bâle, Münich, Paris: S. Karger,
1976; Andrew Gregory, Harvey’s Heart, The Discovery of Blood Circulation, Cambridge, England: Icon Books, 2001; Antonio Lepschy (éd.), William Harvey (1578-1657) e la scoperta della
circolazione sanguigna, Venise: Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, 2004.
1
79
80
CAPITOLO 5. FLUDD ET LE CŒUR
sage Galilée d’enseigner sa théorie en la présentant comme une simple hypothèse2 .
Toujours en 1616, Tommaso Campanella (1568-1639) rédige une Apologie de Galilée, destinée à paraître en 1622. C’est également pendant cette période que Kepler
formule ses lois sur la révolution des planètes: les deux premières sont décrites dans
l’Astronomia Nova (1609), la troisième dans les Harmonice Mundi (1619).
On voit bien pourquoi ces deux découvertes, entérinées par la communauté scientifique pratiquement au même moment, ont pu retenir l’attention des érudits paracelsiens et hermétisants postérieurs: chacune de son côté, elles contribuaient à
asseoir sur des bases scientifiques, avec le langage de la médecine et de l’astronomie
moderne, un axiome fondamental de la pensée hermétique et néoplatonicienne qui
avait suscité tant d’intérêt à la Renaissance. Le soleil était non seulement allégoriquement, comme le voulait Ficin à la suite de Pléthon et du néoplatonisme grec,
le centre de l’univers (et par conséquent le réceptacle de l’anima mundi); il l’était
ontologiquement. Le cœur, de son côté, n’était pas seulement le centre du corps de
par sa position anatomique: il devenait le moteur de la physiologie humaine, le foyer
d’où la vie se transmettait - comme dans les théories galéniennes et ficiniennes sur
la circulation du spiritus/ ˜ - à toutes les parties de l’organisme humain. Les
pressentiments hermétiques semblaient donc confirmés par la science. Le soleil était
réellement le cœur de l’univers, comme l’affirmait poétiquement une tradition immémoriale; le cœur était réellement le soleil du petit monde, comme les médecins
médiévaux l’avaient répété à souhaits pendant des siècles.
Notre thèse va à l’encontre d’une opinion répandue dans la production scientifique
récente, selon laquelle la découverte de Harvey, dans laquelle le cœur ne semble plus
être qu’une pompe mécanique servant à faire circuler le sang, provoqua [...] la crise
et ensuite le décès de la topique littéraire du cœur , et constitua même le premier
[...] pas pour évider le cœur de ses suggestions symboliques 3 . C’est même l’inverse,
comme nous allons le voir. Le cœur se voit réinvesti de son rôle d’organe psychophysiologique primordial, centre du corps, siège de l’âme et souvent des esprits, soleil
du petit monde dont l’équivalent cosmique est - cette équivalence est maintenant
inéluctable - le grand soleil des astronomes.
Cf. Ludovico Geymonat, Galileo Galilei, Turin: Einaudi, 1969, p. 94-118.
Massimo Peri, La tradizione cardiocentrica tra medicina e letteratura , in Antonio Lepschy
(éd.), William Harvey (1578-1657) e la scoperta della circolazione sanguigna, éd. cit, p. 71.
2
3
5.2. ROBERT FLUDD ET LA CARDIOLOGIE MYSTIQUE
5.2
81
Robert Fludd et la cardiologie mystique
Parmi les collègues de Harvey auxquels ce dernier, en 1616, fit part de sa découverte, se trouvait un personnage fort haut en couleurs: le médecin paracelsien Robert
Fludd (1574-1637)4 . Fils d’un officier gouvernemental haut placé Fludd, après des
voyages en Espagne, France, l’Italie et Allemagne (où il s’intéressa au mouvement
rosicrucien), accomplit des études médicales à Oxford et à Londres. Il pratiquait la
médecine paracelsienne, sans négliger l’alchimie ni l’astrologie, dont il se servait pour
le diagnostic et la thérapie des maladies de ses patients5 .
Fludd accueillit très favorablement les travaux de Harvey, dont il chercha à asseoir
les théories physiologiques sur des bases métaphysiques. Ce fut, comme le rappelle
Debus, en 1623 que Fludd en arriva à proposer une doctrine mystique de la circulation
[sanguine] 6 , ce qui lui valut les critiques de Gassendi7 . Les considérations de Fludd
sur les fonctions mystiques du cœur et du sang se trouvent, en effet, notamment dans
l’ouvrage Anatomiae Amphitheatrum effigie triplici more et conditione varia, publié
à Francort, en 1623, et dont la rédaction fut achevée - selon la datation qu’offre le
texte lui-même - le 9 décembre 16218 .
Selon Fludd, qui reprend les notions de physiologie galénienne véhiculées par
l’œuvre de Ficin, c’est dans le cœur que le sang, entré en contact avec l’air dans
le ventricule gauche, se charge de l’esprit vital, et c’est à partir du cœur qu’il le
transporte dans le reste du corps9 . Les phases de la circulation du sang sont décrit
selon le langage de l’alchimie: le foi est l’athanor qui produit le sang et qui l’envoie
au cœur; le cœur est l’alambic où se déroule la distillation, grâce à laquelle le sang se
charge d’esprit vital, et ce notamment dans le ventricule gauche; le ventricule droit
est un deuxième athanor, qui fait circuler le sang et le soumet à une nouvelle distilSur Fludd, cf. J.B. Craven, Doctor Fludd (Robertus de Fluctibus), the English Rosicrucian:
Life and Writings, Kirkwall: William Peace & Son, 1902; Allen G. Debus, The English Paracelsians, New York: Watts, 1965; Serge Hutin, Robert Fludd (1574-1637) - Alchimiste et philosophe
rosicrucien, Paris: Omnium Littéraire, 1971; Joscelyn Godwin, Robert Fludd: Hermetic Philosopher and Surveyor of Two Worlds, Londres: Thames and Hudson, 1979; William H. Huffman,
ed., Robert Fludd: Essential Readings, Londres: Aquarian/Thorsons, 1992; Sylvie Edighoffer, entrée
Fludd, Robert , DGWE, p. 370-375.
5
Sylvie Edighoffer, entrée Fludd, Robert , DGWE, p. 372.
6
Allen G. Debus, Chemistry, Alchemy and the New Philosophy. 1550-1770, éd. cit., XI, p. 375.
7
Sur la controverse entre Fludd et Gassendi, cf. J.B. Craven, Dr. Robert Fludd, Mersenne and
Gassendi, Kessinger Publishing, 2006.
8
Ibidem, p. 376.
9
Robert Fludd, Anatomiae Amphitheatrum effigie triplici more et conditione varia, Francort,
1623, p. 130.
4
82
CAPITOLO 5. FLUDD ET LE CŒUR
lation, après l’avoir fait passer par les poumons10 . Dans cette description, comme le
fait remarquer Debus, Fludd s’inspire du traité Ad Veritatem Hermeticae Medicinae
(1604) du médecin paracelsien Joseph Duchesne, qui s’était déjà servi du langage
alchimique pour décrire la formation et la circulation de la quintessence dans le
système artériel11 .
Dans la deuxième partie de son ouvrage, Fludd laisse de côté les considérations
purement physiologiques sur la circulation sanguine, pour proposer un modèle cosmosophique et anthroposophique complexe, fondé sur les thèses de l’hermétisme et
du néplatonisme de la Renaissance, et réélaborant l’ancienne notion de la spécularité
entre le microcosme et la macrocosme. Les Écritures affirmant que Dieu plaça le
tabernacle du cosmos dans le Soleil; de même, il plaça le tabernacle de l’homme dans
le cœur. Fludd n’accueille pourtant pas la thèse héliocentrique: pour lui le soleil
tourne autour de la terre, et c’est précisément ce mouvement qu’il transmet au vents
cardinaux , chargés transporter l’esprit sidéral provenant des astres. L’air est donc
respiré par l’homme, qui s’approprie cet esprit, lequel est à son tour véhiculé dans
l’organisme humain selon un mouvement circulaire12 . De même que le soleil se lève à
l’est, de même le cœur est l’ orient du corps , à savoir - dans un langage astrologique
- son ascendant (horoscopus). Voici les affirmations de Fludd à ce sujet:
Cum igitur cor sit in microcosmo plaga orientalis non aliter quam locus ortus
solis, angulus orientalis, horoscopus dictus, sequitur, quod ventus similis ab
huiusmodi cardine in homine spiret: atque hic venus spirat vitae animam universo spiritui humano, non aliter quam ille macrocosmicus vitam dicitur dare
& motum spiritui, seu aeri, seu vento humano. Unde dicit Sapiens, quod postquam occideret Sol, iterum ad locum suum aspiret, ubi oriatur, properet ad
meridiem, & circumeat Aquilonem: Ex quibus verbis liquet, quod Sol, in quo,
(iuxta Platonicos) est mundi anima sita (ac etiam Psalmist, dicit, quod Deus
posuerit Tabernaculum suum in Sole) sit principalis ventorum motor atque incitator, atque hinc pergit Sapiens subnectendo istiusmodi sermonem paecedenti; conversione sua circumiens properet aer, (vel, ut Hieronym. interpretatur,
spiritus) & secundum circuitus suos revertatur aer [...]. Pari ratione videmus
spiritum vita ab oriente microcosmi hoc est a cordis Thalamo tanquam Aeoli
microcosmici, capsula spirare, atque afflatu omnem sanquinis spiritum aereum
secum in gyrum quasi rapere [...]. Atque hinc erat quod Mercurius Trismegistus
hominem mundi filium, & per consequens eius cor Solis filium, ut cordis calore
lucis internae Solis, seu mundi anime filium dictitaverit. Unde ut a Solis mundani centro eiaculantur vitae & lucis vivificae spermata in spiritum mundanum
(quae etiam a corde hauriuntur, mediante inspiratione) sic etiam a solis microcosmi centro seu cordis anima calor vitalis undique in spiritu microcosmico (qui
etiam ab aere mundano derivatur) disseminatur atque dispergitur13 .
Et Fludd de conclure par une éloquente citation évangélique:
Allen G. Debus, Chemistry, Alchemy and the New Philosophy. 1550-1770, éd. cit., XI, p. 377.
Ibidem, p. 378.
12
Ibidem, p. 378-379.
13
Robert Fludd, Anatomiae, p. 266 (cité in Debus, p. 379).
10
11
5.2. ROBERT FLUDD ET LA CARDIOLOGIE MYSTIQUE
83
Quod etiam verbis expressis fatetur propheta regius hoc modo: Cor tuum
custodi supra omnem observationem, quia ab eo prodeunt actiones vitae14 .
En 1631, sans une réponse adressée à Parson William Foster, qui l’avait accusé de
pratiquer la magie, Fludd reprend le sujet de manière similaire:
It is apparent, then, that the incorruptible Spirit is in all things, but most
abundantly (next unto the great world) in the little world called man: For as in
the great world, God is said rightly by Ierome [...] to have put, his Tabernacle
in the Sunne, from whence a perpetuall, a never dying motion, hee sendeth
forth life and multiplication, to every member and creature of the great world
[...]. So also, and in the very like manner, the same incorruptible spirit filleth
the little world [...] and hath put his Tabernacle ine the heart of man, in which
it moveth, as in this proper macrocosmicall Sunne in Systole, and Diastole
namely, by contraction and dilation without ceasing, and sendeth his beams of
life over all the whole frame of man, to illuminate, give life, and circular motion
unto his spirit15 .
Des notions analogues se retrouvent chez l’alchimiste paracelsien et rosicrucien Michael Maier (1568-1622). Dans l’ouvrage De Circulo Phyico Quadrato (1616), publié
la même année que la découverte de Harvey.
Médecine hermétique et philosophie naturelle orthodoxe
Il est important de souligner que certaines des conceptions que nous sommes en train
d’évoquer, relatives à l’esprit sidéral, à ses relations avec l’âme et à sa localisation
dans le cœur, loin d’être l’apanage exclusif d’érudits hermétisants et néoplatonisants
comme Ficin, Paracelse et ses épigones alchimistes et rosicruciens, furent partagés à de degrés différents - par les tenants de la médecine officielle, et par des philosophes
s’intéressant aux fonctionnement physiologique du corps humain.
Il est notoire, en effet, que Descartes reprit à son tour, dans son traité Sur l’homme
(De homine, 1664) la notion d’ esprits animaux 16 . Cette dernière dans l’œuvre de
Descartes est naturellement épurée de toute connotation astrologique ainsi que de
toute attache avec la dimension spirituelle et religieuse. Elle est, tout simplement,
l’héritage de la médecine de Galien. Pour Descartes, le cœur pousse les esprits
animaux dans le cerveau tel un soufflet d’orgues. À travers Descartes, la notion d’
esprits animaux , consistant en la partie la plus subtile du sang et coulant dans les
Ibidem.
Robert Fludd, Doctor Fludds answer unto M. Foster or, the squeesing of Parson Fosters
sponge, ordained by him for the wiping away of the weapon-salve, Londres, 1631, p. 65 et suivantes.
Cité in Debus, p. 380.
16
Voir M. Di Marco, Spiriti animali e meccanicismo fisiologico in Descartes , Physis, XIII, 1971,
p. 34 et suivantes.
14
15
84
CAPITOLO 5. FLUDD ET LE CŒUR
nerfs comme dans des tuyaux, parviendra jusqu’au médecin matérialiste Guillaume
Lamy, auteur des Discours anatomiques (1675) et de l’Explication méchanique et
physique des fonctions de l’âme sensitive (1675)17 .
Pareillement, la philosophie spéculative de Francis Bacon repose sur une conception de la nature qui fait la part belle à la notion de spiritus. Bacon distingue les
spiritus mortuales des spiritus vitales: les premiers existent dans tous les corps, y
compis les corps inanimés, les seconds uniquement dans les corps des plantes et des
animaux18 .
Ces derniers textes, comme on le voit, gardent bien des traces des spéculations de
la médecine galénienne et des réélaborations ésotérisantes auxquelles celles-ci avaient
été soumises par les érudits de la Renaissance. L’affinité entre les esprits animaux de
Descartes et les spiritus vitales de Bacon d’un côté et le
˜ de Galien de l’autre
(sidéralisé à souhait à l’époque de Ficin et de Paracelse) sautent en effet aux yeux;
si bien que l’on peut se demander - ce que la critique n’a pas manqué de faire - si
l’on n’est pas tout simplement en présence de la même notion, habillée autrement et
mise au service de spéculations de philosophie naturelle ayant des buts propres19 . La
question est complexe, et on ne peut la traiter de manière exhaustive. Remarquons
seulement ce qui suit. Des textes que l’on vient de citer, manquent les éléments
qui font la spécificité des auteurs que nous sommes en train d’étudier dans notre
mémoire. Nous mentionnerons deux de ces éléments, fondamentaux: tout d’abord
le lien, constamment affirmé par les alchimistes paracelsiens et les théosophes, avec
la dimension du sacré; et ensuite la conviction, dérivant de la tradition des courants
ésotériques anciens et médiévaux, que l’homme est relié à l’univers par une affinité
ontologique sous-jacente, par une analogie, une homologie, une sympathie profonde.
C’est cette dernière conviction qui oriente le discours de ces auters vers la mystique
du cœur, dans laquelle la dimension physiologico-médicale est dépassée au profit de
l’étude des liens entre la source de la vie humaine et celle de la vie universelle.
Guillaume Lamy, Discours anatomiques - Explication méchanique et physique des fonctions de
l’âme sensitive, édité par Anna Minerbi Belgrado, Paris: Universitas, 1999. Cf. Introduction,
p. 21.
18
Cf. Graham Rees, Francis Bacon and spiritus vitalis , dans dans Spiritus, éd. cit., p. 265-281.
19
Cf. Graham Rees, Francis Bacon and spiritus vitalis , dans dans Spiritus, éd. cit., p. 280.
17
Capitolo 6
Böhme et la théosophie de langue
allemande
6.1
Jakob Böhme
Si donc le cœur est considéré par Ficin, Paracelse et Agrippa comme le siège de
l’esprit sidéral , celui-ci étant à son tour envisagé comme un corps de nature ignée
qui sert de support et de véhicule à l’âme, la présence d’une symbolique du cœur
chez les alchimistes spirituels et les théosophes postérieurs n’a au fond rien de bien
étonnant. Mais c’est chez Jakob Böhme (1577-1624), dont le langage mystique puise
abondamment dans les catégories alchimiques et paracelsiennes de l’époque (filtrées,
entre autres, par les écrits de Valentin Weigel1 ), que la thématique du cœur en tant
que lieu de rencontre entre la conscience de l’homme et les énergies divines est le
plus développé.
Chez Böhme aussi, on retrouve l’acceptation du modèle cosmologique - et cosmosophique - d’ascendance néoplatonicienne et ficinienne selon lequel le soleil est
Urs-Leo Gantenbein, Paracelsus , DGWE, p. 930. Cf. entrée Boehme, Jacob par Andrew
Weeks, DGWE, p. 187-188: Although it is certain that Boehme knew of the writings of both Weigel
and Paracelsus, it is not known when the acquaintance began or based on which writings. Boehme’s
extensive contemplation of “the locus of the world” in Aurora suggests and early familiarity with
Weigel’s Von Ort der Welt (On the Place of the World). Boehme’s sophiological speculation on the
“Noble Virgin of Divine Wisdom” in the Three Principles echoes an epistolary exchange that took
place between Weigel and the Görlitzer Abraham Behem, and older contemporary of Boehme [...].
Though initially reluctant to acknowledge sources other than nature and the Holy Spirit, Boehme
admits having studied (without satisfaction!) the works of many “high scholars” . L’influence de
Paracelse deviendra nette dans les Trois principes de la vie divine (1618).
1
85
86 CAPITOLO 6. BÖHME ET LA THÉOSOPHIE DE LANGUE ALLEMANDE
placé au centre de l’univers2 . Par rapport à Ficin, Böhme peut toutefois compter
sur les découvertes des astronomes de son temps: c’est l’époque de Kepler, dont
l’Astronomia nova date de 1609 et l’Epitome Astronomiae Copernicanae de 161716213 . Pour Böhme le soleil est le cœur du monde, le point de rencontre entre le
physique et le métaphysique4 . Et comme le fait remarquer Pierre Deghaye, pour
Böhme notre monde est un corps analogue à un corps humain. Le centre de notre
corps, c’est le cœur. Le soleil est le cœur du corps cosmique 5 .
En effet, on lit dans le De triplici vita (1619-1620):
Toute la profondeur entre la terre et les étoiles est comme l’esprit d’un homme...
Et le soleil est le roi et le cœur de la profondeur, il brille et agit dans la profondeur et crée ainsi la vie dans la profondeur; le soleil est dans la profondeur
comme le cœur est à l’intérieur du corps humain; et les six planètes créent les
sens et l’entendement dans la profondeur, de sorte que tout cela ensemble est
comme un esprit vivant6 .
L’héliocentrisme symbolique de Böhme, comme on le voit, descend en droite ligne
de celui du néoplatonisme florentin. Et de même que chez Ficin, chez Böhme - en
fonction du même principe traditionnel des analogiques entre homme et cosmos le soleil trouve son équivalent microcosmique dans le cœur de l’homme. Ce dernier
est, pour Böhme comme pour Ficin, Paracelse et Agrippa, le siège de l’esprit et de
l’âme7 .
Toutefois, comme le dit Deghaye:
Ce cœur n’est pas celui d’où procède la vie dans notre corps mortel. Il se
cache en profondeur sous ce dernier. Il est le vrai cœur de l’homme, son lieu
naturel selon son élection, mais dans une intimité qui lui échappe s’il n’y est
pas introduit. Il est aussi le cœur de Dieu. La créature qui s’ouvre en ce
lieu priviliégié, devient la totalité du cœur de Dieu qui, loin d’être seulement
un point géométrique, est la plénitude de la sphère divine. C’est dans cette
sphère que Dieu et l’homme se rencontrent, chacun selon son désir d’amour. La
Sagesse qui l’habite, personnifie cette rencontre. C’est en s’unissant à elle dans
cet espace béni qui est le sanctuaire de l’âme, que l’homme vient à Dieu. Mais
pour y accéder il doit mourir à lui-même8 .
Tournons-nous maintenant vers les textes. L’importance du cœur dans l’anthropologie spirituelle de Böhme ressort de manière claire de certains passages de l’Aurore
Ibidem, p. 188.
L’Epitome est une présentation simplifiée de l’astronomie copernicienne sous forme de questionsréponses.
4
Pierre Deghaye, La naissance de Dieu ou la doctrine de Jacob Boehme, Paris: Albin Michel,
1985, p. 205-209 et 276-280.
5
Ibidem, p. 206. La référence est à Aurora, 25, 36.
6
Jakob Böhme, De triplici vita hominis (1619-1620), VII, 47 (trad. in Wehr, p. 63).
7
Ibidem, p. 286.
8
Ibidem, p. 286.
2
3
6.1. JAKOB BÖHME
87
Naissante (1612), que nous citons dans la traduction de Louis-Claude de SaintMartin. Le texte de Böhme nous donne la possibilité de saisir sur le vif la métamorphose - que nous avions vue à peine ébauchée chez Dorn - du thème du cœur/centre
de l’esprit de motif anthropologique à motif mystique; un motif fortement teinté de
christianisme.
Lorsque [le démon] est subjugué, c’est alors que la porte du ciel s’ouvre dans
mon esprit; car l’esprit voit l’être divin et céleste non pas hors du corps; mais
l’éclair s’élève dans la source bouillonnante du cœur, dans la sensibilisation du
cerveau, dans laquelle l’esprit contemple9 .
L’expression source du feu , rapportée au cœur en tant que siège de l’âme, il faut le
noter, avait déjà été employée par Marsile10 . . Cela confirme - au delà de tout doute
possible - l’existence d’une filiation conceptuelle, de nature directe ou indirecte, entre
le cardiocentrisme boehmien et celui de Ficin.
Réunie dans le cœur, la force spirituelle que Böhme nomme Schrack peut de
là s’élever aux autres centres composant la structure spirituelle de l’homme, pour
atteindre enfin le cerveau, où elle s’éveille dans la connaissance:
Mais lorsque l’éclair est enfermé dans la source bouillonnante du cœur, alors
il monte des sept sources-esprits dans le cerveau, comme une aurore, et là se
trouve le but et la connoissance. [. . . ]. C’est comme si l’universelle divinité
s’élevoit là-dedans11 .
Il est difficile d’établir si Böhme se situe ici à un niveau purement phénoménologique
– s’il se borne à décrire, en d’autres termes, un processus spirituel dont il aurait fait
l’expérience – ou si ses pages contiennent, fût-ce seulement de manière allusive et
cryptée, des indications techniques pour une pratique contemplative12 . Quoi qu’il en
soit, c’est dans le centre du cœur que la lumière divine se métamorphose en chaleur,
c’est-à-dire en vie: Lorsqu’une source-esprit s’élève, elle touche et voit toutes les
autres sources; car elle s’élève au milieu de la fontaine bouillonnante du cœur 13 , là
où l’éclair de la lumière s’enflamme dans la chaleur. C’est là que l’esprit dans son
ascension, dans ce même éclair, voit au travers de tous les esprits 14 .
Pour une compréhension exacte du discours mystique de Böhme, il est selon nous
indispensable de saisir le lien qui y est établi entre le cœur et le feu. Nous avons dit
en effet plus haut que l’esprit sidéral, chez Paracelse, demeure dans le cœur, et qu’il
Jakob Böhme, L’aurore naissante ou la racine de la philosophie de l’astrologie et de la théologie,
traduit par L.C. de Saint-Martin, Milan: Archè, 1977, p. 181.
10
Cf. supra, p. 28.
11
Ibidem.
12
Cf. F. Cuniberto, Böhme, Brescia: Morcelliana, 2000, p. 191 et suivantes.
13
Nous avons déjà trouvé cette expression chez Ficin. Cf. plus haut.
14
Ibidem, p. 183.
9
88 CAPITOLO 6. BÖHME ET LA THÉOSOPHIE DE LANGUE ALLEMANDE
a une nature ignée. Il en va pas autrement chez Böhme, selon lequel le cœur abrite
un feu spirituel qui n’attend que d’être éveillé.
C’est par l’attention que peut être éveillé, selon Böhme, ce feu spirituel demeurant
dans le cœur. Une sorte d’incendie se propage alors aux autres centres de la structure
spirituelle de l’homme :
Si vous considérez quelque chose qui vous agrée, et que vous éveilliez l’esprit
dans le cœur, alors vous allumez le feu dans le cœur; il brûle d’abord dans l’eau
suave comme un charbon ardent; et comme il ne fait que luire, il n’y a en vous
alors qu’un désir doux et qui ne vous consume point; mais si vous excitez trop
fortement votre cœur, et que vous allumiez la source douce jusqu’à ce qu’elle
devienne une flamme brûlante, alors vous enflammez toutes les sources-esprits;
car tout le corps et dans l’embrasement qui se communique à vos paroles et à
vos actes15 .
Enfin, Böhme affirme de manière explicite l’immanence de Dieu dans le cœur de
l’homme: « Dieu est si près de vous, que la génération de la trinité sainte se passe
aussi dans votre cœur. Toutes les trois personnes, Dieu le père, le fils et l’esprit saint
sont engendrées dans votre cœur 16 . Si le véritable siège de la présence divine est
le cœur de l’homme, il s’ensuit que c’est là que le Chrétien doit effectuer le service
divin, à savoir la prière. Selon Böhme c’est donc le cœur humain, et non pas l’église
extérieure, le véritable temple de Dieu: Le saint a son temple partout avec son & en
soi: car il marche & il s’arrete, il couche & il est assis dans son temple [. . . ]. Un vrai
Chrétien apporte son temple dans l’assemblée: son cœur est le véritable temple, où
on doit exercer le service divin 17 . Image classique, qui sera reprise telle quelle, entre
autres, par Eckartshausen18 .
Connotation négative du corps sidéral chez Böhme (alors qu’avant -chez Ficin et
Paracelse - c’était juste une notion d’ordre anthropologique, voire physiologique). ...
O corps céleste, toi qui as dévoré ma perle, que Dieu a donnée à mon père Adam au
Paradis 19 .
Cf. aussi les images du cœur dans les gravures des traités de Böhme
Alchimie et mystique, p. 428 et 527.
Ibidem, p. 160.
Ibidem, p. 163.
17
Jakob Böhme, Le chemin pour aller à Christ, Milan: Archè, 2004, p. 233.
18
Faivre, 1969, p. 380.
19
Cité in Wehr, p. 87.
15
16
6.2. JOHANN GEORG GICHTEL
6.2
89
Johann Georg Gichtel
Le cardiocentrisme mystique boehmien parviendra à Johann Georg Gichtel (16281710), qui nomme Einkehr le centre de l’âme20 . Selon Gichtel, nous dit B. Gorceix, au
centre du cœur, nous trouverons la teinture divine, qui allumera le feu de la teinture
d’amour 21 . Lieu de la rencontre avec le divin, ce centre de l’âme, dans le discours
théosophique comme dans le discours alchimique, est le lieu de la transmutation, de
la contemplation des choses métaphysique qui se fait identification, la cellule secrète,
le foyer intime, où s’achève le grand mouvement qui ramène l’extérieur vers l’intérieur
22
. C’est dans ce centre microcosmique que l’âme retrouve le centre du macrocosme
et atteint , selon les paroles mêmes de Gichtel, dans la contemplation le centre de la
déité cachée 23 .
Lisons à ce sujet le passage qui ouvre le deuxième chapitre du texte qui va sous
le nom - erroné - de Theosophia practica 24 . Dans ce passage, qui décrit les caractéristiques spirituelles de l’homme naturel , à savoir non encore tourné vers Dieu,
on trouve les assises de la philosophie mystique et de la cardiosophie chrétiennes de
Gichtel:
Quand le lecteur ami de la Sagesse recherche Dieu dans ses miracles et qu’il
veut contempler en soi l’occulte Ternaire, il faut avant tout qu’il rentre en luimême et qu’il apprenne à se connaître jusqu’au fond dans sa genèse et sa vie
triple, car il est en soi l’éternelle image de Dieu selon les mondes de ténèbre et
de lumière [...].
La Vie extérieure, engendrée comme une semblance du monde intérieur ou
éternel, a son Centre dans le cœur extérieur, dans la chair et le sang; elle est
commune à tous les animaux qui ne cherchent qu’à se nourrir et à se reproduire
[...].
La Vie de l’âme sort du Feu éternel intérieur, qui a aussi son Centre dans
le cœur, mais plus profondément; il est représenté dans la figure suivante par
un Globe sombre placé au-dessous du cœur. C’est le dragon ignée ou
Esprit-de-ce-Monde [...]25 .
Gichtel avait aussi fréquenté des auteurs alchimistes, dont Sendivogius. Il déclare avoir
longuement médité sur les secrets contenus dans leurs écrits. Cf. Gorceix, p. 115.
21
B. Gorceix, Johann Georg Gichtel, Théosophe d’Amsterdam, Lausanne: L’Âge d’Homme, 1975,
p. 118.
22
Ibidem.
23
Cité par Gorceix, ibidem.
24
Comme le fait remarquer Serge Hutin, l’ouvrage publié à Paris sous ce titre, en 1896, est
en réalité la traduction française d’un traité écrit par Gichtel avec la collaboration de son ami
Johann Georg Graber: Eine kurze Eröffnung und Anweisung von dreyen Principien und Welten in
Menschen, in uterschlieden Figuren vorgestellt, Leyde, 1696 (rééd. en 1736) (Serge Hutin, Les
disciples anglais de Jacob Bœhme, Paris: Denoël, 1960, p. 181, note 8).
25
Gichtel christianise en effet l’esprit astral et en fait l’équivalent du diable (cf. Gorceix, p. 108109). D’où l’image de la lutte entre Michel et le dragon (110).
20
90 CAPITOLO 6. BÖHME ET LA THÉOSOPHIE DE LANGUE ALLEMANDE
La troisième vie est la sainte Vie-de-Lumière; elle est cachée, inactive et insensible dans l’homme naturel, son Feu est celui de l’Amour divin où brûle la
volonté du Régénéré.
Ceci part encore du feu du cœur; mais à un degré plus profond
26 .
Avant le début du chapitre suivant, consacré à l’homme régénéré , se trouve une
planche illustrant les centres spirituels de ce dernier. L’avant-propos du chapitre, se
rapportant à cette planche et aux phénomènes qu’elle illustre, affirme:
Dans la figure ci-contre, qui est la seconde de notre Auteur, apparaît le résultat
auquel arrive le fidèle à travers les Formes de la Nature extérieure [...] jusqu’au
oint médian, dans le cœur.
Jésus se lève dans le cœur, la matrice obscure éclate, et en notre cœur s’étend
son royaume: le commencement et l’avenir de celui qui est désigné par Dieu
comme le vainqueur du serpent, se développent à l’infini, en nous, avec la genèse
sainte de la Lumière; il écrase sans cesse la tête du Satan, de l’antique serpent,
et jette dans l’Abîme la bête venimeuse.
Un nouveau monde se lève dans la volonté, l’enfant prodigue, l’âme, revient vers
son Père; il est accepté dans le cœur de Dieu, dans cette teinture de lumière
intérieure et divine, et Jésus l’habille d’un nouveau vêtement, l’innocence (Luc
15:22) 27 .
Gichtel, qui est non seulement disciple de Böhme, mais théosophe et mystique luimême, fait allusion à ses propres expériences:
Je vis dans mon cœur une lumière blanche, autour du cœur un gros serpent,
entortillé trois fois sur lui-même comme une tresse; au milieu dans une clarté,
apparut le Christ dans la forme décrite par Jean (Apoc. 1, 13, 14, 15).
Chez Gichtel, l’anthropologie spirituelle de dérivation néoplatonico-ficinienne, filtrée
sans doute par le paracelsisme et Agrippa (et certainement par Böhme), fournit la
matière à une mystique chrétienne, voire christocentrique. Le cœur est toujours le
siège du spiritus, mais ce dernier renvoie désormais, comme chez Böhme, au draco
magnus de l’Écriture, le serpent, Satan, qui tient sous son emprise à l’âme et l’empêche de contempler Dieu28 . Lorsque la conscience se débarasse de son etreinte, elle
peut atteindre le niveau supérieur de l’âme; dans celle-ci, cependant, l’homme ne retrouve pas l’image de l’Un asbstrait et désincarné du platonisme mais celle, vivante
et aimante, du Christ rayonnant29 .
Enfin, le parallèle établi entre le cœur et le soleil, symboles du centre, respectivement, du microcosme et du macrocosme, est encore valable et générateur de sens
J.G. Gichtel, Theosophia Practica, Milan: Arché-Sebastiani, 1973, II, 1, 4, 6, 12, 13, p. 29-31.
III, 1-3. Ibidem, p. 63.
28
II, 43.
29
Voire celle de la Sophia; cf. Gorceix, p. 96.
26
27
6.3. LE CŒUR DANS LA POÉSIE MYSTIQUE ALLEMANDE DU XVIIE SIÈCLE91
chez Gichtel, de même qu’il était chez Ficin. Mais la christianisation à laquelle sont
soumis ces motifs symboliques d’origine néoplatonicienne n’épargne pas le Soleil.
Celui-ci est en effet, dans ces pages, surtout l’image du Fils de Dieu, dont Gichtel
nous dit: Il est le soleil, nous sommes ses étoiles, une même chair, un même être;
plus nous imitons ses souffrances et sa vie, plus nous sommes lumineux 30 .
6.3
Le cœur dans la poésie mystique allemande du
XVIIe siècle
Silesius, Spee, Czepko, Chatarina von Greiffenberg, Kuhlmann: cf. Bernard Gorceix,
Flambée et agonie: mystiques du XVIIe siècle allemand, Sisteron: Éd. Présence,
1977.
Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, Angelus Silesius (Johannes Scheffler,
1624-1677), médecin à la cour de Ferdinand III, produit une poésie mystique marquée
par le néoplatonisme et par maître Eckhart. Nul doute alors que cette poésie se fasse
l’écho de la mystique du centre émaillant la tradition néoplatonicienne. Dans un
poème intitulé In der Mitten Sieht man alles (Du centre on voit toute choses), ces
échos résonnent de manière extrêment limpide:
Mets-toi au centre et tu verras tout à la fois,
Ce qui est maintenant et sera, ici et dans le ciel31 .
Le centre de l’amour est Dieu, comme son cercle;
En lui l’amour repose, aime tout sans différence32 .
De même, on retrouve chez Silesius l’éliocentrisme mystique de Plotin, Denys l’Aréopagite et Marsile Ficin:
Que ton regard s’aveugle à fixer le soleil,
En sont cause tes yeux et non son grand éclat33 .
Et encore:
Je dois être le soleil; peindre de mes rayons
La pâle mer de la totale Déité34 .
Mais cette poésie porte également les traces d’une véritable mystique du cœur:
Ibidem, p. 66.
Angelus Silesius, L’errant chérubinique, traduction de Roger Meunier, Paris: Arfuyen, 1993,
p. 99.
32
Ibidem, p. 191.
33
Ibidem, p. 47.
34
Ibidem, p. 39.
30
31
92 CAPITOLO 6. BÖHME ET LA THÉOSOPHIE DE LANGUE ALLEMANDE
Ton cœur recevra Dieu et tout son bien,
S’il sait vers lui s’ouvrir comme une rose35 .
Nulle sortie n’a lieu que pour une rentrée;
Mon cœur se vide afin que Dieu le puisse emplir36 .
35
36
Ibidem, p. 113.
Ibidem, p. 161.
Capitolo 7
Le cœur dans les illustrations des
traités alchimiques
Si notre hypothèse est correcte, si donc une mystique du cœur existe bien au sein
de l’alchimie spirituelle et de la théosophie du XVIIe siècle, cela peut sans doute
nous aider à mieux cerner la raison d’être et les fonctions de l’imagerie cardiaque
que l’on retrouve dans les manuscrits alchimiques de l’époque en question. Il n’est
évidemment pas possible, dans les limites du présent article, d’épuiser un tel sujet,
ce qui reviendrait à la fois à dresser un inventaire exhaustif des occurrences d’une
telle imagerie, et à étudier celle-ci tant à un niveau iconographique qu’en relation
avec les textes. De ce fait, nous nous bornerons à signaler au lecteur les cas qui
nous paraissent les plus significatifs, en espérant que des études ultérieures viendront
combler cette lacune. Il faut tout d’abord relever que les premières attestations
d’une imagerie du cœur dans les manuscrits alchimiques sont très anciennes. Elles
remontent, en effet, au moins à la fin du XIVe siècle. C’est de cette époque que date
le manuscrit sans titre de Gratheus, où l’on trouve une image illustrant le primus
puer debout sur un cœur1 .
Le motif du cœur revient dans l’Aurora Consurgens, du début du XVe siècle, et
surtout dans le Livre de la Sainte Trinité où, selon Barbara Obrist, les illustrations
se distinguent de la plupart des autres par l’importance du motif du cœur 2 . Avant
le tournant paracelsien, on retrouve encore ce motif dans Le Théâtre des bons engins
J. Van Lennep, Alchimie. Contribution à l’histoire de l’art alchimique, Bruxelles: Crédit
Communal, 1984, p. 52, fig. 9.
2
Barbara Obrist, Les débuts de l’imagerie alchimique (XIVe – XVe siècles), Paris : Le
sycomore, 1982, p. 143.
1
93
94CAPITOLO 7. LE CŒUR DANS LES ILLUSTRATIONS DES TRAITÉS ALCHIMIQUES
de G. De la Perrière (1539), où nous surprenons Cupidon préparant ses philtres dans
un alambic qui contient un cœur3 .
L’équivalence symbolique cœur/athanor est attestée par cette illustration, donc,
bien avant l’émergence de l’alchimie spirituelle proprement dite. Dès que l’on prend la
peine d’examiner celle-ci, on s’aperçoit que les images cardiaques y foisonnent. Dans
les Douze clefs de la philosophie de Basile Valentin (1599), nous retrouvons deux
planches présentant le motif du cœur: la table IX, où l’on voit une croix surmontant
un globe qui contient trois cœurs, et la table XI, où deux personnages juchés sur
deux lions tiennent chacun un cœur d’où jaillissent le soleil et la lune4 , symboles
traditionnels du soufre et du mercure des philosophes (l’âme et l’esprit contenus dans
le cœur). Dans le texte Emblemata saecularia de J. T. De Bry (1611), on retrouve
encore une fois Cupidon aux prises avec l’athanor. En dessous de celui-ci, on trouve
la phrase: Est cor amatoris plenum simul ignis et undae , le cœur de l’amant est
plein à la fois de feu et d’onde 5 , ce qui confirme l’association cœur/athanor que l’on
vient de signaler au sujet du Théâtre des bons engins, ainsi que l’idée du cœur comme
siège des puissances animiques « masculines et féminines » (l’« esprit » et l’« âme
»), symbolisées respectivement par le soufre et le mercure des philosophes.
L’emblème 50 de l’Atalanta Fugiens de M. Maier (1617) montre un dragon qui
serre le corps d’un homme. Ses anneaux forment très nettement, sur le corps de
l’homme, l’image d’un cœur6 . Cela ne peut que rappeler les grandioses illustrations
des traités boehmiens, où le serpent diabolique, représentant l’esprit sidéral de ce
monde, serre un cœur enraciné dans la matière mais aspirant à la délivrance par la
croix du Christ7 .
Dans le frontispice du traité d’inspiration rosicrucienne Speculum Sophicum RhodoStauroticum (1618) de Theophilus Schweighart (pseudonyme de Daniel Mögling), on
peut voir deux statues, Physiologia et Theologia, qui tiennent chacune un cœur dans
la main. Le premier cœur, celui que tient Physiologia, est flamboyant, tandis que
l’autre contient les symboles de l’alpha et de l’oméga, ainsi que des caractères de
l’alphabet hébraïque8 .
Enfin, l’imagerie du cœur se retrouve également dans certains monuments de l’art
alchimique de l’époque baroque. Dans le vitrail alchimique des Cordeliers de Paris,
Cf. Van Lennep, op. cit., p. 175, fig. 85.
Ibidem, p. 201, fig. 166 et 168.
5
Ibidem, p. 175, fig. 86.
6
Ibidem, p. 182, fig. 101.
7
Cette image se trouve dans l’édition de 1730 du texte Der Weg zu Christ de Böhme (cf. A. Roob,
Alchimie et mystique. Le cabinet hermétique, Köln: Taschen, 2005, p. 138).
8
Cf. Magia, alchimia, scienza dal ‘400 al ‘700. L’influsso di Ermete Trismegisto, sous la
coordination de C. Gilly et C. van Heertum, Florence : Centro Di Edifimi, 2002, p. 168.
3
4
95
par exemple, on pouvait voir autrefois deux emblèmes illustrant un cœur qui saigne
encerclé d’une couronne d’épines. Selon David Lagneau, auteur d’une Harmonie
Chymique (1636), qui nous en a transmis le dessin, c’est là une image de la plus
haute importance symbolique, contenant et demonstrant tout ce qui est nécessaire
à l’opération de ce qu’on nomme pierre philosophale 9 . Si d’une part la présence
d’une imagerie cardiaque, aussi répandue soit-elle, dans la littérature alchimique du
XVIIe siècle ne saurait prouver à elle seule l’existence d’une mystique du cœur, il est
d’autre part bien évident que l’étude que l’on a ébauchée dans les pages précédentes
permet de situer la symbolique en question dans un univers spéculatif et conceptuel
cohérent. Dans ce contexte, croyons-nous, nous sommes enfin en mesure d’expliquer
la raison d’être et les fonctions fondamentales d’une telle imagerie.
Le cœur dans la symbolique paratextuelle de la littérature jésuite du
XVIIe siècle
Le cœur apparaît tardivement dans l’héraldique médiévale.
C’est au XVI siècle, avec la naissane de la littérature emblématique, que l’on
commence à retrouver des cœurs partout. Des livres entiers sont consacrés à cette
image (Sauvy, p. 49).
Noter que le sceau de Luther présente un cercle, une rose, un cœur, et une croix
(Sauvy, p. 50), celui de Calvin une main qui tend un cœur. La contre réforme
s’appropria également le symbole du cœur, dont la forme convenant admirablement
à l’art baroque (ibidem).
Mais d’où vient cet engouement? S’agit-il uniquement de réminiscences évangéliques? Y a-t-il un influx des courants ésotériques? Cf. ce qu’on a dit plus haut sur
Melanchthon.
Sources:
• Ralph Dekoninck, Ad imaginem : statuts, fonctions et usages de l’image dans
la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève: Droz, 2005, p. 361 ssg.
• Anne Sauvy, Le miroir du cœur. Quatre siècles d’images savantes et populaires, Paris: CERF, 1989.
Cf. aussi:
• Jeffrey Hamburger, Peindre au couvent: la culture visuelle d’un couvent médiéval, trad. de l’anglais par Catherine Bédard et Daniel Arasse, Paris : G.
Monfort, 2000, p. 101-124.
9
In Van Lennep, op. cit., p. 255.
96CAPITOLO 7. LE CŒUR DANS LES ILLUSTRATIONS DES TRAITÉS ALCHIMIQUES
- Saint Martin => Ambelain
-
BIBLIOGRAPHIE
1) Microcosme et macrocosme
Allers R., « Microcosmus. From Anaximandros to Paracelsus », Traditio n° 2,
1944.
Brach J.-P., Hanegraaff W.J., Correspondences , dans Dictionary of Gnosis
and Western Esotericism, edited by Wouter J. Hanegraaf, in collaboration with Antoine Faivre, Rudolf van den Broek and Jean-Pierre Brach,
Leiden : Brill, 2005.
Cassirer E. Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance [1927], traduit de l’allemand par Pierre Quillet, Paris: Éd. de Minuit, 1983.
Conger G. P., Theories of Macrocosmos and Microcosmos in the History of Philosophy, New York, 1922.
D’Alverny M.-T., Le cosmos symbolique du XIIe siècle , dans Archives d’histoire
doctrinale et littéraire du Moyen Age, n° 20, 1953.
D’Alverny M.-T., « L’homme comme symbole. Le microcosme » dans Simboli e
simbologia nell’alto Medioevo, Spoleto: Centro Italiano di Studi sull’Alto
Medioevo, 1976.
Delhaye P., Le “Microcosmus” de Godefroy de Saint-Victor: étude théologique,
Lille: Facultés catholiques; Gembloux : J. Duculot, 1951.
Gignoux P. (éd.), Ressembler au monde: Nouveaux documents sur la théorie du
macro-microcosme dans l’antiquité orientale, Turnhout: Brepols, 1999.
Gorris Camos R. (éd.), Macrocosmo-microcosmo. Scrivere e pensare il mondo nel
Rinascimento tra Francia e Italia (Atti del Convegno di Verona), Fasano:
Schena, 2004.
97
Moulinier-Brogi L., entrée « Microcosme et macrocosme » dans le Dictionnaire
critique de l’ésotérisme, sous la direction de Jean Servier, Paris : PUF,
1999.
Saxl F.,
Macrocosm and microcosm in Medieval Pictures , dans Lectures, London
: The Warburg Institute, 1957, I, p. 57 ssq.
2) Ficin
Textes:
• Marsilio Ficino: The Philebus commentary, critical edition and translation by
Michael J.B. Allen, Berkeley; Los Angeles; Londres: University of California
Press, 1979.
• Commentaire sur “Le Banquet” de Platon, “De l’amour”. Commentarium in
Convivium Platonis, De amore, texte établi, présenté et annoté par Pierre
Laurens, Paris: Les Belles Lettres, 2002.
• Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, texte critique établi et traduit par Raymond Marcel, Paris: Les Belles Lettres, 1964-1970.
• Les Trois livres de la vie, trad. de Guy Le Fèvre de la Boderie, parue en
1582, texte revu par Thierry Gontier, Paris: Fayard, 2000 (texte latin dans De
Vita, a cura di Albano Biondi e Giuliano Pisani, Pordenone: Ed. Biblioteca
dell’Immagine, 1991).
• Scritti sull’astrologia, a cura di Ornella Pompeo Faracovi, Milan: Rizzoli, 1999
(texte latin dans Marsilii Ficini Opera, in duos tomos digesta, Basileae: ex
officina Henricpetrina, 1576).
• http://bivio.signum.sns.it (tous les textes latins + la correspondance).
Études:
Allen M., Ficino , in DGWE, p. 360-367.
id.,
The Platonism of Marsilio Ficino. A study of his Phaedrus Commentary,
Its Sources and Genesis, Berkeley; Los Angeles; Londres: University of
California Press, 1979.
Le cœur, Études Carmélitaines, Paris: Desclée de Brouwer, 1950.
98CAPITOLO 7. LE CŒUR DANS LES ILLUSTRATIONS DES TRAITÉS ALCHIMIQUES
Garin E., Studi sul Platonismo medievale, Florence: F. Le Monnier, 1958.
Klibansky R., Saturne et la mélancolie: études historiques et philosophiques: nature, religion, médecine et art, Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et
Fritz Saxl, Paris: Gallimard, impr. 1989.
Kristeller P. O., Il Pensiero filosofico di Marsilio Ficino [1953], Florence: Le
Lettere, 1988.
Marcel R., Marsile Ficin, Paris: Les Belles Lettres, 1958.
Marsile Ficin: les platonismes à la Renaissance, Pierre Magnard, dir., Paris: J. Vrin,
2001.
Rousse-Lacordaire J, Ésotérisme et christianisme: histoire et enjeux théologiques d’une expatriation, Paris : Les éditions du Cerf, 2007, p. 92-104.
Saffrey H. D., Le néoplatonisme après Plotin, Paris: Vrin, 2000, p. 277-294.
Le soleil à la Renaissance. Sciences et mythes, Colloque international tenu en avril
1963, Bruxelles: Presses universitaires de Bruxelles, Paris: P. U. F, 1965.
Vasoli C. Quasi sit deus: studi su Marsilio Ficino, Lecce: Conte, 1999.
Verbeke G., L’Évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à S. Augustin,
Paris: Desclée De Brouwer, Louvain: Éditions de l’Institut supérieur de
philosophie, 1945.
Walker D. P., Spiritual and demonic magic from Ficino to Campanella, Leiden:
E. J. Brill, 1958.
Weill-Parot, N. Les images astrologiques au Moyen Âge.
Yates F. Giordano Bruno and the Hermetic Tradition.
Zanier G. La Medicina astrologica e la sua teoria: Marsilio Ficino e i suoi critici
contemporanei, Rome: Ed. dell’Ateneo e Bizzarri, 1977.
Materiale scartato:
Pour Ficin, l’homme peut se relier à l’âme du monde (et à son âme) à travers cet
esprit?
Il semblerait que oui. Ficin continue:
99
Or qu’il vous souvienne tousjours que tout ainsi que la vertu de nostre Ame est
diffuse aux membres, ainsi la vertu de l’Ame du Monde par la quinte essence
qui a par tout vigueur comme l’esprit dans le corps mondain, sous l’ame du
Monde est dilatee par tou, et est infuse ceste vertu principalement en celles
parties lesquelles ont beaucoup puisé et humé d’un tel esprit. Peut estre ceste
quinte essence en plus grande abondance prinse de nous, si quelcun la sçait
bien separer des autres Elements ausquels elle bien entremeslee, ou pour le
moins user souvent des choses, qui abondent en icelle principalement plus pure,
comme est le vin choisy et le succre, et le basme, et l’or 10 .
Exemple d’interaction cœur physique/esprit/âme.
L’air [...] nous reduit merveilleusement à sa qualité, principalement l’esprit le
plus vital, qui a sa vigueur au cœur, aux cabinets duquel il influe et assideuellement, et soudainement, touchant incontinent l’esprit de pareille qualité qu’il
est luy-mesme touché; et par l’esprit vital, qui est et la matière et l’origine de
l’esprit animal, rendant l’animal pareillement affecté 11 .
La médecine de Ficin est en bonne partie une médecine de l’esprit. L’homme doit
absorber des étoiles l’esprit du monde pour alimenter son propre esprit, qui est de
la même nature que le premier12 . Cela se fait en privilégiant les choses solaires : le
Soleil est par nature bénéfique, et contient l’esprit du monde13 .
Ibidem, p. 140-141. Semper vero memento sicut animae nostrae virtus per spiritum adhibetur
membris, sic virtutem animae mundi per quintam essentiam, quae ubi que viget tanquam spiritus
intra corpus mondanum, sub anima mundi dilatari per omnia, maxime vero, illis virtutem hanc
infundi, quae eiusmodi spiritus plurimum hauserunt. Potest autem quinta haec essentia a nobis
intus magis magisque assumi, si quis sciverit eam aliis elementis immixtam plurimum segregare,
vel saltem his rebus frequenter uti, quae haec abundant, puriore praesertim, ceu electum vinum et
saccharum, et balsamum atque aurum (texte Biondi-Pisani, p. 210).
11
De vita, II, 18 trad. Lefevre de la Boderie, p. 121.
12
De vita, III, 4, p. 199.
13
Ibidem, p. 200.
10
100CAPITOLO 7. LE CŒUR DANS LES ILLUSTRATIONS DES TRAITÉS ALCHIMIQUES
Indice
1 Spiritus, corps sidéral et cœur: Antiquité et Moyen Âge
1.1 Spiritus et corps sidéral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1.2 Le cœur comme siège de l’âme dans l’Antiquité . . . . . . . . . . . .
1.2.1 La philosophie et la médecine anciennes . . . . . . . . . . . .
1.2.2 Le cœur en tant que siège de l’âme dans les religions de l’Antiquité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9
9
12
12
2 Les origines de la mystique du cœur à la Renaissance
2.1 Marsile Ficin: le centre et le cœur . . . . . . . . . . .
2.1.1 Dieu est le soleil du macrocosme . . . . . . . . .
2.1.2 Dieu est le centre du monde . . . . . . . . . . .
2.1.3 L’analogie entre le soleil et le cœur . . . . . . .
2.1.4 Le cœur en tant que siège du spiritus . . . . . .
2.1.5 Une mystique du cœur? . . . . . . . . . . . . .
2.2 Agrippa et Paracelse lecteurs de Marsile . . . . . . . .
2.2.1 L’influence: attestations et remarques . . . . . .
2.2.2 Le cœur chez Agrippa, Paracelse et Weigel . . .
.
.
.
.
.
.
.
.
.
17
17
18
20
23
25
30
36
36
38
.
.
.
.
49
50
51
54
61
.
.
.
.
67
67
69
69
70
3 Alchimie spirituelle et proto-théosophie
3.1 Gérard Dorn et l’échelle des éléments . . . . . . .
3.2 La Kabbale chimique (1606) de Franciscus Kieser
3.3 Oswal Croll et la Basilica Chymica (1609) . . . .
3.4 Heinrich Khunrath et l’Amphithéâtre (1595-1609)
4 La deuxième vague de l’alchimie spirituelle
4.1 Michael Sendivogius et le Traité du soufre (1616)
4.2 Thomas Vaughan . . . . . . . . . . . . . . . . . .
4.2.1 Lumen de Lumine . . . . . . . . . . . . .
4.2.2 L’Âme magique cachée (1650) . . . . . . .
101
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
13
102
INDICE
4.3
4.4
La nature à découvert (1669) du Chevalier Inconnu . . . . . . . . . .
Esprit de Gobineau et son Explication (1640) . . . . . . . . . . . . . .
70
74
5 Fludd et le cœur
79
5.1 Deux découvertes scientifiques sensationnelles . . . . . . . . . . . . . 79
5.2 Robert Fludd et la cardiologie mystique . . . . . . . . . . . . . . . . 81
6 Böhme et la théosophie de langue allemande
85
6.1 Jakob Böhme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
6.2 Johann Georg Gichtel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
6.3 Le cœur dans la poésie mystique allemande du XVIIe siècle . . . . . . 91
7 Le cœur dans les illustrations des traités alchimiques
93