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La mystique du cœur dans les courants ésotériques occidentaux (XVème - XVIIIème siècles) 28 gennaio 2011 2 L’esprit en nous réside dans le cœur. On dit cœur (hrdayam) car celui-ci (ayam) est dans le cœur. Qui sait cela monte au ciel chaque jour . Chandogya Upanishad, VIII:III.3 3 Introduction I. Objet d’étude La présence d’une mystique du cœur au sein des courants ésotériques modernes, et plus particulièrement de ceux des siècles XVe-XVIe, est à la fois discrète et éclatante. Éclatante, car une telle mystique transparaît sans peine dans les magnifiques illustrations de nombreux textes alchimiques, proto-théosophiques et théosophiques d’époque baroque. Discrète, car en dehors de la littérature théosophique proprement dite - notamment de celle de Böhme, qui la révèle au grand jour - elle ne se manifeste dans les textes que de manière détournée, allusive, parfois cryptée. Les procédés littéraires dont la plupart des auteurs se servent pour y faire allusion sont en effet: l’ellipse, l’ambiguïté, la métaphorisation, l’antiphrase. Dans de nombreux cas, ces procédés textuels présupposent la présence d’un paratexte , soit d’une série d’illustrations accompagnant le texte et lui fournissant un complément informationnel indispensable. L’obscurité sémiotique - délibérée et savamment produite - qui enveloppe l’expression littéraire de la mystique du cœur a fait que, malgré l’exubérance figurative et symbolique du thème au XVIIe siècle, les historiens des religions ne se sont jamais penchés sur ce thème. Mais il y a une autre raison à cette carence d’études, plus importante encore: l’absence d’une discipline capable, par son statut et par son équipement scientifique, de relever les éléments récurrents de la foisonnante littérature proto-théosophique, théosophique et alchimico-spirituelle de l’époque en question, et de déceler les articulations et les logiques internes de son discours. Cette discipline existe maintenant, c’est l’histoire des courants ésotériques occidentaux modernes. C’est donc à cette discipline que revient la tâche d’étudier un tel paradigme mystique, généré au XVIe siècle par l’interaction de plusieurs facteurs, dont les principaux sont, nous semble-t-il, au nombre de trois. Tout d’abord, il faut tenir compte de la diffusion, au sein du paracelsisme et de la culture hermétisante (alchimique et théosophique) du XVI siècle, d’un modèle anthropologique de dérivation ficinienne. Cette anthropologie se situe la croisée de la médecine galénienne, axée sur la notion de pneuma (spiritus chez les philosophes renaissants), et de l’aristotélisme médiéval, voyant dans le cœur le siège de l’âme. Pour Ficin, puis pour Paracelse et Agrippa, héritiers de ces deux traditions, le cœur est ainsi le siège du spiritus, celui-ci étant à son tour le char de l’âme. Cette anthropologie, extrêmement répandue à l’époque en question grâce à l’essor du 4 paracelsisme, représente l’arrière-plan culturel indispensable pour situer l’émergence d’une mystique du cœur au XVI siècle. Le deuxième savoir auquel nous faisons allusion est une herméneutique scripturaire de dérivation patristique, qui avait trouvé des échos importants dans la théologie médiévale. Ici, le cœur vu comme l’organe de la sagesse spirituelle, le siège des plus hautes facultés de l’homme. Saint Jean, penché sur la poitrine du Sauveur lors de la Cène, devient pour Origène le symbole de "celui qui a reposé sur la faculté maîtresse du cœur de Jésus, et dans les sens intérieurs de sa doctrine". Cette herméneutique origénienne, reprise au Moyen Âge par saint Thomas, a eu un impact direct sur le christianisme oriental, tandis qu’elle n’a qu’indirectement influencé, en Occident, l’émergence du thème du Sacré Cœur. Le troisième élément sur lequel il convient de s’arrêter pour situer l’apparition d’une mystique du cœur au XVIe siècle, est l’affirmation de la spiritualité protestante, pivotant autour de la notion de grâce , don qui se fait à l’occasion d’une rencontre personnelle avec Dieu, en Jésus-Christ. Ce genre de thèmes pouvait s’intégrer sans difficulté à des perspectives ésotérisantes, valorisant le rôle du de l’opus intérieur comme seul agent possible de la transmutation spirituelle de l’homme. II. Méthodologie La tâche de l’historien est de suivre le parcours de cette notion, d’étudier ses différentes manifestations, et de comprendre les fonctions qu’elle a revêtues au sein des courants qui l’ont véhiculée. Ceci présuppose la nécessité d’étudier ce thème sous différentes perspectives méthodologiques: 1) une perspective historique: textes, contextes et traditions Ici, il s’agit de cerner l’origine de la mystique du cœur renaissante et baroque, objet historique qui n’a pas d’existence officielle auprès des historien des religions et dont il faut avant tout, donc, montrer la présence de manière convaincante. Cela ne peut se faire qu’à travers une lecture tant des textes fondateurs d’une telle mystique du cœur, que des ramifications du thème dans un échantillon représentatif d’ouvrages appartenant au vaste corpus de la littérature alchimico-spirituelle, protothéosophique et théosophique (cf. § suivant). D’autre part, il ne faudra oublier de prendre en compte ni les paradigmes historiques de longue date (tels la médecine de Galien, l’anthropologie d’Aristote et l’herméneutique des Pères de l’Église), dans lesquels s’insèrent les spéculations des auteurs renaissants et baroque, ni le contexte des événements religieux, politiques et sociaux de leur époque. 2) une perspective sémiotique: ambiguïté et structures para-textuelles Tous les textes renaissants et baroques véhiculant une mystique du cœur ne sont 5 pas obscurs. Cependant, la littérature que l’on nomme alchimico-spirituelle ainsi que certains textes qualifiés de proto-théosophiques , enveloppent volontiers leur objet dans une ambiguïté sémiotique redoutable. Cette opacité est une caractéristique fondante de cette littérature, et on ne peut comprendre l’une sans expliquer l’autre. Pour restituer aux textes dont nous parlons une souhaitable intelligibilité, il faut œuvrer à deux niveaux. Tout d’abord, il faut les étudier de manière comparative, en tenant compte également de l’arrière-plan (paracelsien ou autre) qui les sous-tend, et en tâchant d’en mettre en évidence les structures récurrentes. Ensuite, il faut étudier le texte en parallèle avec le paratexte, lorsqu’un paratexte est présent. Par paratexte, nous entendons avec, Gérard Genette l’ensemble des éléments entourant un texte et qui fournissent une série d’information . Cela s’avère particulièrement nécessaire lorsque (comme dans l’Amphitheatrum Sapientiae Aeternae de Khunrath) l’auteur confie son message à la fois à son texte et aux gravures qui l’accompagnent, lesquelles en constituent, ipso facto, un support sémiotique indispensable. La synergie de ces deux perspectives, l’historique et la sémiotique, peut seule à notre avis rendre compte des subtilités du discours de l’alchimie spirituelle et de la proto-théosophie post-paracelsienne. III. Corpus et plan du travail Le cadre d’un post-doc imposant à notre recherche des limites strictes, il conviendra sélectionner les textes de notre corpus en fonction de cette exigence, et se concentrer sur les principales étapes de la formation et du développement de la mystique du cœur dans les courants ésotériques occidentaux modernes. Après avoir passé en revue tant l’histoire de la notion de spiritus que les théories cardiologiques et cardiosophiques de l’Antiquité et du Moyen Âge, nous nous pencherons sur Marsile Ficin (1433-1499; De amore, 1469; De vita libri tres, 1489; Theologica platonica, 1482; De sole, 1492). Nous considérons l’œuvre ficinienne comme le lieu textuel où un certain nombre de notions anthropologiques fondamentales pour notre propos fusionnent pour la première fois au sein d’une synthèse philosophique originale. Ficin, en effet, reprend les notions de spiritus, d’origine galénienne, et de char de l’âme , développée au sein du néoplatonisme, et en fait les pivots de son anthropologie spirituelle. Le spiritus de Ficin est l’intermédiaire subtile reliant l’âme au corps. Son importance tient aux nombres et à la nature des fonctions qu’il exerce: en tant qu’instrument de la phantasia faculté qui permet à l’âme de déployer son activité par des images, il joue un rôle essentiel dans les processus noétique. En tant que substance vivifiant le corps, en outre, il est le principal agent de la thérapeutique préconisée par Ficin. Or le spiritus ficinin réside dans le cœur. Mais le cœur chez 6 Ficin joue également d’un statut symbolique de toute première importance. Légataire d’une symbolique relancée à son époque par le savant byzantin Gemiste Pléthon, Ficin affirme en effet que le soleil est l’image de Dieu, et que le cœur est le soleil de l’homme: le premier est le siège de l’anima mundi, soit de l’âme du macrocosme, le deuxième de l’âme microcosmique. Siège du spiritus et indirectement de l’âme, équivalent microcosmique du soleil qui est à son tour l’image de Dieu, le cœur, fait donc l’objet, chez le plus grand interprète du néoplatonisme florentin, d’une valorisation anthropologique et symbolique sans précédents. L’anthropologie de Ficin fera florès dans les courants magiques, hermétiques et néoplatonisants de la Renaissance. Elle sera reprise, entre autres, par Henri Corneille Agrippa (1486-1535; De occulta philosophia, 1533) et par Paracelse (1493-1541; Philosophia Sagax, 1571; Liber Paramirum, 1575). Paracelse, en particulier, peut être considéré comme le principal relais du thème anthropologique du cœur en tant que siège à la fois du spiritus (qui devient chez lui le corps sidéral - siderische leib) et de l’âme tout entière. Il ne faut pas par ailleurs sous-estimer, pour comprendre la diffusion de ce motif, le rôle joué par les lectures protestantes de la notion de spiritus. Celle-ci est commentée, à cette époque, par des auteurs tels que Melanchthon (1497-1560; Commentarius de Anima, 1540-1553) et Michel Servet (1511-1553; De Mysterio Trinitatis, 1553), qui l’abordent d’un point de vue essentiellement théologique. Compte tenu de cet arrière-plan, on s’attend donc à retrouver ce motif dans l’alchimie spirituelle post-paracelsienne. Bien que sous le couvert d’un langage souvent abscons et résolument obscur, les textes paraissent confirmer cette conjecture. On retrouve ce schéma anthropologique et symbolique , en effet, chez Valentin Weigel (1533-1588), dont l’œuvre se situe au carrefour entre mystique allemande médiévale et paracelsisme, et plus tard chez le traducteur et commentateur de Paracelse, Gérard Dorn (environ 1530-1535 - après 1584; De natura lucis philosophicae, 1583). Ce dernier représente probablement un chaînon important dans la transition du paracelsisme, où la notion du cœur comme siège du spiritus syderei est envisagée uniquement sous l’angle anthropologique, à l’alchimie spirituelle et à la proto-théosophie, courants au sein desquels le cœur redevient l’organe de la sagesse spirituelle. En ce qui concerne donc ces derniers courants, les noms sur lesquels il conviendra de s’attarder sont ceux de Franciscus Kieser (Cabala chymica, 1606), d’Oswald Croll (1560 environ-1609; Basilica Chymica, 1609) et de Heinrich Khunrath (1560-1605, Ampitheatrum Sapientiae Aeternae, 1595-1609). Il ne faudra pas négliger, ensuite, ce que l’on peut appeler la deuxième vague de l’alchimie spirituelle, représentée par des auteurs tels Michael Sendivogius (15661636, Tractatus de Sulphure, 1616), Thomas Vaughan (1621-1666, Lumen de lumine, 7 L’Âme magique cachée, 1650), Esprit de Gobineau (e, 1640) le Chevalier Inconnu (La nature à découvert, 1669), textes où transparaît une véritable mystique du centre de l’être , envisagé comme le lieu où s’effectue la transformation alchimique et où, donc, a lieu a régénération spirituelle. Ensuite, on pourra voir comment ce thème symbolique et figuratif se décline dans le discours de la théosophie classique de Jacob Böhme (1577-1624; Aurora, 1612; Der Weg zu Christo, 1621) et de Johann Georg Gichtel (1628-1710; Eine kurze Eröffnung, 1696). En particulier chez ce dernier, la cardiosophie dont nous venons d’ébaucher l’histoire se teinte fortement de christianisme (équation esprit sidéral=Satan et insistance sur la rencontre avec Jésus dans le cœur). La compréhension de ce thème et de son évolution dans le temps ne peut qu’être facilitée, enfin, par l’étude de l’iconographie des traités alchimiques et théosophiques d’époque baroque. Le rôle des éléments para-textuels comme support sémiotique du texte nous paraît en effet fondamental. Un cas particulièrement éloquent est celui des traités de Böhme (cf. par exemple Theosophische Werke, 1682, et l’édition de 1730 de Der Weg zu Christo) et de Gichtel, faisant la part belle à l’imagerie cardiaque. Il faut garder à l’esprit, par ailleurs, la diffusion de cette imagerie dans la littérature religieuse - protestante et catholique - de l’époque. On sait, par exemple, que le sceau de Luther présente un cercle, une rose, un cœur, et une croix, et celui de Calvin une main qui tend un cœur. La contre-réforme s’appropria également le symbole du cœur, que nous retrouvons abondamment, au XVIIe siècle, dans les illustrations accompagnant la littérature spirituelle jésuite. Il ne faut donc pas oublier de situer l’imagerie cardiaque des textes alchimiques et théosophiques dans la culture et e langage religieux de leur époque. IV. Enjeux disciplinaires et trans-disciplinaires Notre recherche se veut avant tout une contribution à la compréhension d’un certain nombre de structures symboliques présentes, de manière diffuse, dans la littérature alchimico-spirituelle, proto-théosophique et théosophique des siècles XVIe-XVIIe. Une telle approche pourrait s’avérer particulièrement utile dans l’étude de l’alchimie spirituelle de l’époque, dont les textes sont peu étudiés - en raison, entre autres, de leur indéniable obscurité - et demeurent mal compris. Or l’étude de la mystique du cœur peut à notre sens fournir des instruments précieux pour sonder la dimension mystique, intérieure, de cette littérature. Considérer qu’une telle étude n’a des implications que pour le domaine des courants ésotériques occidentaux modernes, cependant, ce serait négliger sinon l’omniprésence, au moins le caractère extrêmement répandu de la mystique du cœur, présente sous différentes formes dans nombre de 8 traditions religieuses occidentales et orientales: du yoga au soufisme, de l’hésychasme aux nouveaux mouvements religieux - en particulier de ceux qui se réclament de l’ésotérisme traditionnel . Sans prétendre parler d’archétypes - notion difficilement maniable dans une enquête se voulant purement historique - on peut néanmoins attirer l’attention sur la diffusivité et sur la plasticité extrêmes caractérisant la symbolique cardiaque, et de sa facilité à s’intégrer à différents type de culture et de langage religieux. Capitolo 1 Spiritus, corps sidéral et cœur: Antiquité et Moyen Âge 1.1 Spiritus et corps sidéral Le spiritus est l’un des principes fondamentaux de la médecine de Galien1 . En par˜ , Galien distinguait, à la suite du médecin d’Alexandrie Érasistrate2 , lant du ˜ ), formé dans le cœur, et dérivant du fusionnement un esprit vital ( ˜ entre l’air et les effluves du sang, et un esprit psychique ( ˜ ), qui n’est que le produit de la transformation que l’esprit vital subit dans les ventricules du cerveau 3 . Dans cette anthropologie, l’esprit n’est pas un principe, mais plutôt un canal de transmission de la vie et de l’activité4 . Ce sont là des théories que Sur notion médical de spiritus cf. Daniel P. Walker, Medical Spirits and God and the Soul , dans Spiritus, IV colloquio internazionale del Lessico Internazionale Europeo, Roma 7-9 gennaio 1983, atti a cura di Marta Fattori e Massimo Bianchi, Rome: Edizioni dell’Ateneo, 1984, p. 223-245. 2 Ibidem, p. 177-191. 3 Ibidem, p. 208. 4 Alessandra Tarabocchia Cannavero, Introduzione à De Vita, p. 19. Cf. nota 18 sur les sources. 1 9 10CAPITOLO 1. SPIRITUS, CORPS SIDÉRAL ET CŒUR: ANTIQUITÉ ET MOYEN ÂGE Galien reprend à la fois des stoïciens5 et des écoles médicales de son temps6 , où elles avaient été relancées par la découverte des nerfs (par Hérophile; => importance du cerveau). Ce genre de spéculations, toutefois, étaient déjà préfigurées par l’anthropologie pytagorico-platonicienne7 . Chez Galien, l’esprit - et notamment l’esprit psychique - est l’instrument de l’âme ( )8 . Ce rôle d’intermédiaire entre âme et corps était attribué ˜ ˜ au ˜ ˜ par Aristote. En fait, déjà Platon affirmait la nécessité de cet intermédiaire, admise par toutes les écoles philosophiques, antérieures et postérieures, affirmant une hétérogéneité de nature entre l’âme et le corps. Mais Galien approfondit et raffine en médecin (élaboration de la distinction ˜ ˜ / ˜ , etc.). Ce statut d’intermédiaire entre l’âme et le corps que Galien attribue au ˜ ne va pas sans entraîner, comme le montre Walker, un rapprochement avec la notion de corps éthérique ou sidéral , répandue dans les écoles philosophiques et médicales ou char de l’âme 9 . de l’Antiquité, elle-même apparentée avec la notion d’ Le terrain où germe la théorie du corps éthérique est la pensée des Néoplatoniciens. Selon ceux-ci, à côte de l’âme du monde (notion provenant du Timée de Platon), il y a aussi un esprit du monde. De même dans l’homme: il y a une et un ˜ , ce dernier fournissant à l’âme une sorte de substrat énergétique. D’où , ou de char de l’âme , , dont la systématisation, semble-t-il, la théorie de l’ D’une façon générale la signification du terme pneuma s’est maintenue durant toute l’évolution de la philosophie stoïcienne: il désigne premièrement la substance de notre principe vital et puisque celui-ci est conçu comme une parcelle de la divinité, le pneuma désigne également la substance du dieu immanent des stoïciens; le pneuma pénétre la réalité tout entière, puisqu’il est l’âme du monde et que celui-ci est considéré comme un organisme gigantesque, animé par un souffle divin. Il en résulte que le pneuma est le principe d’unité pour le cosmos et qu’il est cause de la cohésion de chaque être particulier (Gérard Verbeke, L’évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à saint Augustin, Paris-Louvain, 1945, p. 172). 6 Ibidem, p. 206-218. 7 Jean Frère, Ardeur et colère, le thumos platonicien (p. 164 suivantes). 8 Cet instrument psychique n’est pas cependant d’un usage universel: l’âme s’en sert uniquement en vue de la connaissance sensible et des mouvements libres; car ces activités sont considérées par Galien, à la manière des stoïciens, comme provoquées par des courants pneumatiques émis par un centre vital. L’âme, qui est localisée dans la tête, se sert donc du pneuma psychique conservé dans le ventricule postérieur du cerveau, pour commander les actes sensoriels et moteurs dans les divers organes (Verbeke, p. 212). 9 Sources sur le corps sidéral: Proclus, The Elements of Theology, éd. E. R. Dodds, 1933, p. 313, app. II: The astral body in neoplatonism ; Gérard Verbeke, L’évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à saint Augustin, Paris-Louvain, 1945, ch. 4; John Finamore, Iamblichus and the theory of the vehicle of the soul, Chico, California: Scholars Press, 1985; Francisco García Bazán, El Cuerpo Astral, Barcelone: Ediciones Obelisco, 1993. 5 1.1. SPIRITUS ET CORPS SIDÉRAL 11 est néoplatonicienne10 , mais qui est en fait déjà évoquée chez Platon, pour lequel, comme on l’a dit, il était indispensable d’admettre un intermédiaire entre le corps et l’âme (Lois, 898e-899a)11 . Ainsi chez Synésios l’esprit imaginatif ( ` ` ˜ ), intermédiaire entre l’âme et le corps, voire premier corps de l’âme qui enveloppe celle-ci tout entière, est le théâtre de la divination onirique. Cette notion coïncide avec celle de ), sur laquelle Synésios disserte12 . Et dans un texte phare de char de l’âme ( la littérature tardo-antique, le Commentarium in Somnium Scipionis de Macrobe, ce dernier parle explicitement d’un « corps sidéral » (corpus sidereum), voire d’une enveloppe éthérée (aetheria obvolutione) dont se revêtirait l’âme en descendant des sphères célestes13 . Chez Galien, donc, les notions de ˜ et d’ sont apparentées. Nous lisons par exemple dans le De Placitis Hippocratis et Platonis: Si nous devons définir la substance de l’âme, nous devons dire l’une des deux choses suivantes: soit elle est le corps lumineux et éthéré, conclusion à laquelle parviennent Aristote et les Stoïciens, bien qu’à contre-cœur; soit qu’elle est une substance incorporelle, et que ce corps est son premier véhicule, à travers lequel l’âme communique avec d’autres corps14 . L’esprit de l’homme donc est, même pour Galien, le support quasi-physique, le premier véhicule de l’âme, qui relie celle-ci au corps matériel; ou alors il est l’âme tout entière. Cette deuxième possibilité étant manifestement considérée comme moins ˜ / est donc probable par le médecin grec, on peut dire que l’association explicitement établie par Galien, une des sources fondamentales pour la pensée et la pratique médicales du Moyen Âge et de la Renaissance. Ces doctrines parviennent aux auteurs modernes à travers la Renaissance galénienne du XIe siècle. Parmi les textes illustrant cette renaissance, il faut signaler la traduction latine du Liber Regius di Ali ibn Abbas al-Majusi (XIe siècle) et la traduction du De differentia animae et spiritus de Qosta ibn Luqa (moitié XIIe )15 . (cf. Ioan P. Couliano, Expériences de l’extase, Paris: Payot, 1984, p. 99). Attestations: Origène (Contre Celse, II, 60), Plotin (Ennéades, I, 6, 7, 5-6; IV, 3, 15), les Oracles Chaldaïques (frag. 104), Porphyre, Jamblique (De regressu animae), Proclos (In Tim. III, 238), Synésios (De insomniis, VI, 3-4) en langue grecque, et chez Macrobe (In Somnium Scipionis, I, 11-12) en langue latine. 12 Songes, VI, 3-4. 13 In Somnium Scipionis, I, 11-12: 14 Cit. dans Daniel P. Walker, art. cit, p. 225. 15 Al-Kindi, De Radiis, nota 36 p. 119. G. Verbeke, L’Évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à S. Augustin, Paris: Desclée De Brouwer, Louvain: Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, 1945, p. 175. 10 11 12CAPITOLO 1. SPIRITUS, CORPS SIDÉRAL ET CŒUR: ANTIQUITÉ ET MOYEN ÂGE Un autre texte important est le De viribus cordis d’Avicenne, traduit en latin par Arnaud de Villeneuve. 1.2 Le cœur comme siège de l’âme dans l’Antiquité Nous sommes en mesure, à l’heure actuelle, de suivre avec suffisamment de précision le cheminement historique de l’idée selon laquelle le cœur, centre physiologique de l’être humain, est également le siège de l’âme, ou du moins d’une partie de celleci. De telles théories semblent émaner, dans l’Antiquité classique, des spéculations médicales d’Empédocle, Aristote et des Stoïciens16 . 1.2.1 La philosophie et la médecine anciennes L’auteur du traité hippocratique Du cœur (peut-être Philistion de Locres), affirme lui aussi que la pensée ( ˜ ) réside dans le ventricule gauche du cœur, de même que « le feu inné » ( ˜ ). Platon, qui a connu Philistion de Locres à la cour de Denys de Syracuse, réagit contre ce genre de théories dans le Timée, où il affirme que la partie immortelle de l’âme siège dans la tête (Timée, 69 C, sq.)17 . Sur ce point, Aristote s’opposera à Platon. Dans le texte De somno et vigilia, qui ne sera traduit en latin qu’à la fin du XIIème siècle, Aristote affirmait de manière explicite que le cœur est la source du mouvement et des capacités intellectuelles de l’homme18 . C’est donc avec la diffusion du corpus aristotélicien à partir de la moitié du XIIIème siècle que la théorie reconnaissant dans le cœur le siège de l’âme va être reprise par les philosophes occidentaux. Les grands noms de ce renouveau sont Alfred de Sareshel et David de Dinant, qui connaissent tous les deux le traité aristotélicien De somno et vigilia. Saint Thomas lui-même reprend la théorie en question, en affirmant dans son De motu cordis que « le principe du mouvement du cœur [. . . ] est l’âme », et que c’est un mouvement naturel [. . . ] parce que causé par l’âme en tant que forme du corps 19 . Cela aide sans doute à comprendre pourquoi Dante, imprégné comme Parmi les sources anciennes dont nous disposons pour suivre ce débat, la plus importante est représentée par Calcidius. Ce dernier passe en revue les théories cardiocentriques de l’Antiquité dans son Commentarius super Timaeum, au chapitre III. 17 Cf. à ce sujet l’étude d’A. Guillaumont, Les sens des noms du coeur dans l’Antiquité , dans l’ouvrage collectif Le cœur, Bruges: Desclée de Brouwer, Etudes carmélitaines, 1950, p. 41-81. 18 Cf à ce sujet l’étude d’A. Guillaumont, passim ) 19 Thomas Ricklin, « Le cœur, soleil du corps » dans Il cuore, Micrologus, vol. XI, Galluzzo, Florence: Sismel, 2003, p. 123 et suivantes 16 1.2. LE CŒUR COMME SIÈGE DE L’ÂME DANS L’ANTIQUITÉ 13 on le sait de culture thomiste, parle dans sa Vita Nuova (2) de l’esprit de la vie, qui demeure dans la plus secrète chambre du cœur 20 En plus d’être marqué par ce retour de la physiologie aristotélicienne, le Moyen Âge ne cessait d’apprécier l’œuvre médicale de Galien. Si pour Galien, comme on l’a vu, l’esprit naturel vient du foie, et l’esprit psychique se forme dans les chambres du cerveau , l’esprit animal , lui, trouve son origine dans le cœur21 . Soulignons toutefois que bien avant de parvenir aux auteurs latins, la théorie cardiocentrique d’Aristote avait été reprise par les Arabes. Déjà au VIIIème siècle, en effet Al-Kindi postule - suivant les traditions aristotéliciennes et stoïciennes - que le cœur est le centre de l’être humain et, ce qui est plus important encore, qu’il joue un rôle analogue à celle du centre du monde22 . Nous retrouverons des remarques analogues dans les textes de Marsile Ficin. 1.2.2 Le cœur en tant que siège de l’âme dans les religions de l’Antiquité Objet des spéculations philosophico-médicales de l’Antiquité, l’idée du cœur en tant que siège de l’âme, pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, avait déjà fait son apparition dans plusieurs contextes religieux. C’est précisément dans ces contextes que l’on retrouve les premières traces d’une véritable mystique du cœur dans la tradition occidentale. Dans le Corpus Hermeticum les allusions à l’ouverture des yeux du cœur ne font pas défaut23 . Si cette expression peut bien être d’origine égyptienne, elle est en tout cas attestée également par le Nouveau Testament. Par Dante, Vita Nova, II, 4. Cf. p. 1.1. 22 Infatti il desiderio dell’uomo risiede nel cuore, che è il centro da cui dipendono tutte le operazioni volontarie e che ha la sua natura centrica in un certo modo simile al centro del mondo. Infatti l’uomo individuato dalla sua complessione appare conforme al cosmo, mentre ogni parte di esso contribuisce alla sua individuazione. Ne segue che il centro del mondo produce a suo modo una centricità in ciascun uomo individuale ed anche in ogni animale. Per cui il centro dell’uomo lo regge nei suoi movimenti come quello cosmico a suo modo regge il mondo nei propri . Al-Kindi, De radiis, p. 83. 23 Telle est donc, ô Tat, l’image de Dieu que j’ai dessiné pour toi au mieux de mes forces : si tu la contemples exactement et te la représentes avec les yeux du cœur, crois-moi, enfant, tu trouveras le chemin qui mène aux choses d’en haut . Corpus Hermeticum, IV, 11 (Corpus Hermeticum, Traités I-XII, texte établi par A. D. Nock et traduit par A.-J. Festugière, Paris Les Belles Lettres, 1945, v. 1, p. 53). Où courez-vous, ô hommes, ivres que vous êtes, ayant bu jusqu’à la lie le vin sans mélange de la doctrine d’ignorance, que vous ne pouvez même pas porter, mais que déjà vous allez vomir? Tirez-vous de l’ivresse, arrêtez! Regardez en haut avec les yeux du cœur . CH, VII, 1 (ibidem, p. 79). 20 21 14CAPITOLO 1. SPIRITUS, CORPS SIDÉRAL ET CŒUR: ANTIQUITÉ ET MOYEN ÂGE exemple, dans le passage suivant de Saint Paul: Puisse [le Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ] illuminer les yeux de votre coeur pour vous faire voir quelle espérance vous ouvre son appel » (Eph. I, 18). Chez Plotin, nous retrouvons bien souvent une mystique du centre ontologique de l’être humain, que l’on doit faire coïncider avec le centre cosmique afin d’atteindre la délivrance des liens avec la matière et trouver un repos parfait24 . Il serait certes tentant, dans la perspective qui est la nôtre, de voir là quelque chose de plus qu’une simple métaphore ontologico-géométrique. Il faut néanmoins reconnaître que ce centre mystique , dans les Ennéades, n’est jamais identifié de manière explicite avec le cœur, et un tel rapprochement n’aurait par conséquent qu’une valeur purement conjecturale. Si l’on passe ensuite à la littérature patristique des IIème et IIIème siècles, nous trouvons d’intéressantes allusions qui font supposer l’existence, fût-ce au stade embryonnaire, d’une mystique du cœur au sein du christianisme ancien. La tradition hésychaste, faisant de la garde du cœur le pivot de sa discipline ascétique, n’est pas loin, à l’époque en question, de prendre son essor. Ici, il suffit de lire certains passages d’Origène, qui fait souvent allusion à la « faculté maîtresse du cœur » en tant que sens spirituel permettant de saisir les vérités métaphysiques suprêmes. Cependant, Origène ne traite pas ce sujet de façon systématique; il se sert de cette notion uniquement comme d’un instrument herméneutique afin d’élucider le sens d’un certain nombre de passages scripturaires. L’antropologie d’Origène et la mystique du cœur FARE IL PUNTO SULL’ANTROPOLOGIA DI ORIGENE (cf. anche Verbeke su questo aspetto; cf. Dictionnaire critique de théologie, p. 29). Ainsi dans ses Homélies sur les Nombres, en parlant de la Tente du Témoignage, le théologien d’Alexandrie affirme: Si nous appliquons ce qui est dit de la Tente à l’homme, nous dirons que la partie fermée par le voile, où sont enveloppés les objets inaccessibles, est la faculté maîtresse du cœur (principale cordis), qui seule peut recevoir les mystères de la vérité et concevoir les secrets de Dieu 25 . Origène Dans notre situation actuelle, une partie de nous-mêmes est retenue par le corps (comme si l’on avait les pieds dans l’eau et le reste du corps au-dessus) ; nous élevant au-dessus du corps par la partie de nous-mêmes qui ne baigne pas en lui, nous nous rattachons par notre centre au centre universel, comme les centres des grands cercles d’une sphère coïncident avec le centre de la sphère qui les comprend, et nous avons en lui notre repos . Ennéades, VI, 9, 8 (texte établi et traduit par E. Bréhier, Paris : Les Belles Lettres, 1954, p. 83). 25 Si ergo ad hominem Tabernaculum referamus, interiora uelaminis, ubi inaccessibilia conteguntur, principale cordis dicemus, quod solum recidere potest mysteria ueritatis et capax esse arcano24 1.2. LE CŒUR COMME SIÈGE DE L’ÂME DANS L’ANTIQUITÉ 15 poursuit, et ses paroles, faisant allusion à la prière que le Chrétien doit effectuer dans son cœur, semblent préfigurer les grands thèmes de la mystique hésychaste: Quant aux deux autels - celui du dedans et celui du dehors -, puisque l’autel est le symbole de la prière, je pense que cela rejoint la pensée de l’Apôtre quand il a dit Je prierai avec l’esprit, je prierai aussi avec l’intelligence . Quand, en effet, je veux prier avec le cœur (in corde oravero), je m’approche de l’autel intérieur 26 . Dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Origène tâche d’expliquer pourquoi le poète vétérotestamentaire s’attarde autant sur la beauté des seins de l’Epoux. En mettant ce passage du Cantique en relation avec l’image évangélique de la Cène, pendant laquelle Jean approche sa tête de la poitrine de Jésus, Origène dit : « À cette occasion, il est certain qu’on veut dire que Jean a reposé sur la faculté maîtresse du cœur de Jésus (in principali cordis Jesu) et dans les sens intérieurs de sa doctrine. [. . . ] Ainsi donc [. . . ] de manières diverses [. . . ] la faculté maîtresse du cœur (principale cordis) est désignée dans les saintes Ecritures [. . . ] . Et conclut, en se tournant vers le passage du Cantique qui fait l’objet de son commentaire: Comprenons [donc] pour “les seins” la faculté maîtresse du cœur 27 . En ce qui concerne le sens exact de l’expression principale cordis, il est opportun de rappeler, avec Guillaumont, que dans le latin de Rufin, par lequel seul ce texte est connu, cette expression traduit probablement , l’intellect 28 . Il est cependant tout aussi évident que c’est le cœur en tant qu’organe métaphysiologique, siège de l’intellect et par conséquent de l’intuition mystique, qui fait l’objet de l’exégèse d’Origène, car c’est des seins de l’Epoux et de la poitrine du Christ qu’il est question dans son Commentaire. Enfin, comme le souligne à juste titre Jean-Pierre Laurant, l’assimilation du coeur à la fine pointe de l’âme, lieu où s’opère le contact divin, a été faite par les commentateurs d’Origène et par les techniques développées dans le christianisme oriental par les Pères du désert dans la Prière du cœur 29 . rum Dei ». Homélies sur les Nombres, X, 3, 2 (texte de la version latine de Rufin, texte latin de W. A. Baehrens, nouv. éd. et trad. par L. Doutreleau d’après l’éd. d’A. Méhat et les notes de M. Borret, Paris : Ed. du Cerf, 1996, collection « Sources Chrétiennes » n° 415, p. 287). 26 « Altaria uero duo, id est interius et exterius, quoniam altare orationis indicium est, illud puto significare quod dicit Apostolus: Orabo spiritu, Orabo et mente. Cum enim “in corde orauero”, ad altare interius ingredior ». Ibidem. 27 In his enim certum est quod Iohannes in principali cordis Iesu atque in internis doctrinae eius sensibus requievisse [. . . ]. Diversis ergo modis [. . . ] principale cordis in scripturis sanctis designatur [. . . . Ergo [. . . ] in uberibus principale cordis intelligamus ». Commentaire sur le Cantique, I, 2, 4-6 (texte de la version latine de Rufin, introd., trad. et notes par L. Brésard et H. Crouzel, avec la collaboration de M. Borret, Paris: Ed. du Cerf, 1991-1992, collection Sources Chrétiennes n° 375, p. 193-195). 28 A. Guillaumont, « Les sens des noms du coeur dans l’Antiquité », op. cit., p. 68. 29 Jean-Pierre Laurant, Une approche ésotérique du cœur , Renaissance Traditionnelle, n°133, 16CAPITOLO 1. SPIRITUS, CORPS SIDÉRAL ET CŒUR: ANTIQUITÉ ET MOYEN ÂGE Comme l’a montré l’imposant travail de De Lubac, l’exégèse d’Origène fera florès au Moyen Âge. En deux de ses homélies, Godefroy d’Amont (m. 1165) montre l’Apôtre Jean reposant sur la poitrine du Sauveur. Il explique: dans cette poitrine se trouve le cœur de l’homme, et dans ce cœur la sagesse 30 . Et ailleurs: cette poitrine c’est l’Écriture sainte, où se cache le sens spirituel par quoi l’homme est vivifié, l’Écriture où il puise la conanssaince du Cœur de Dieu 31 . On retrouve des passages consacrés à la connaissance mystique qui a sa source dans le cœur de l’Apôtre chez Notker le Bègue, Pierre Damien, Rupert, Gerhoh de Reichesberg et bien d’autres. Saint Bernard écrira dans ses sermons sur le Cantique, en suivant de près l’Alexandrin: Nonne tibi videtur ipsis se Verbi penetralibus immersisse, et de abditis pectoris ejus quamdam internae sapientiae sacrosanctam eruisse medullam32 ? Origène, théologien sulfureux aux yeux des médiévaux33 , demeure en même temps, comme ce passage nous le montre, un modèle à suivre en matière d’exégèse scripturaire34 . Objet des spéculations médicales de l’Antiquité et du Moyen Âge aristotélisant, présent dans la première mystique chrétienne et, de là, dans la tradition monastique orthodoxe et dans l’exégèse médiévale, le cœur en tant que siège des plus élevées facultés de l’âme suscitera un intérêt profond chez nombre de savants ésotérisants de la Renaissance. Ceux-ci vont réélaborer les thèses d’Artistote et de Galien sur le cœur à la lumière d’un syncrétisme nouveau, à l’intérieur duquel fusionnent hermétisme, kabbale, traditions folkloriques, mystiques et ésotériques de l’Antiquité. Dans cette synthèse, la cardiosophie typique de la mystique chrétienne ancienne et médiévale sera à son tour repris et réinterprété à la lumière de toute une sérrie de nouveaux schémas anthropologico-médicaux. Nous nous pencherons donc sur la question des sources « proches » de l’alchimie et de la théosophie du XVIIème dans le prochain paragraphe. janvier 2003, p. 64. 30 Henri de Lubac, Exégèse médiévale, les quatre sens de l’écriture, Paris: Aubier, 1959-1964, vol. I, p. 235. 31 Ibidem. 32 Ibidem, p. 236. 33 Il faut se rappeler que les théories d’Origène sur la préexistence des âmes, sur la christologie et sur l’apocatastase, ainsi que son prétendu réincarnationnisme, ont fait l’objet d’une condamnation par l’édit de Justinien, en 543, puis par le concile œcuménique de Constantinople en 553. 34 Notamment par saint Bernard, Guillaume de saint Thierry, Hildegarde de Bingen et même saint Thomas d’Aquin. Cf. Henri de Lubac, Exégèse médiévale, les quatre sens de l’écriture, Paris: Aubier, 1959-1964, en particulier vol. I, ch. III et IV. Capitolo 2 Les origines de la mystique du cœur à la Renaissance 2.1 Marsile Ficin: le centre et le cœur Pour Ficin, légataire de l’hermétisme, du platonisme et du néoplatonisme anciens, il est certain que le monde d’en haut et le monde d’en bas, l’univers et l’homme, entretiennent des rapports de sympathie, voire d’homologie structurelle. Le monde, dit Ficin dans son De vita (III, 2), est semblable à un grand animal (d’après Timée 30C et Ennéades, IV, 32); c’est une machine où toutes les parties sont solidaires l’une de l’autre et se reflètent réciproquement l’une dans l’autre: En quoy est confermé ce dire fort Platonique, que ceste Machine du monde est tellement liée et conjointe ensemble que mesme les choses celestes sont en la terre d’une condition terrienne, et au Ciel de rechef sont les terrestres d’une dignité celeste: et en la vie secrete et Pensee Royne du monde sont encore les choses celestes, mais elles y sont d’une vitalle et intellectuelle proprieté, et excellence. En outre par cela aucuns confirment ce dire Magique, assavoir que par les choses inferieures accordees avecques les superieures les hommes se peuvent attirer en temps et saisons opportunes les influences celestes, et que mesmes nous nous pouvons concilier par les celestes les surcelestes, ou paraventure les nous insinuer du tout1 . De vita, III, XV; Confirmatur dictum illud valde Platonicum: hanc mundi machinam ita secum esse connexam, ut et in terris coelestia sint conditione terrena et in coelo vicissim terrestria dignitate coelesti, et in occulta mundi vita menteque regina mundi coelestia insint, vitali tamen intellectualique proprietate simul et excellentia. Per haec insuper confirmant nonnulli etiam illud magicum: per inferiora videlicet superioribus consentanea posse ad homines temporibus opportunis coelestia quodammodo trahi, atque etiam per coelestia supercoelestia nobis conciliari vel forsan prorsus insinuari ). Cf. aussi, pour l’image du monde comme grand animal, De amore, éd. Laurens, p. 166-167. 1 17 18CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE C’est en fonction de ce principe d’analogie entre le microcosme et le macrocosme que Ficin établit sa mélothésie zodiacale et planétaire, à savoir son schéma de répartition entre les signes et les planètes astrologiques d’un côté, et les parties du corps humain de l’autre, fondement de sa médecine. Et c’est également sur ce principe que se fondent également, comme on le voit dans ce passage, les techniques de magie astrale qu’il décrit dans son De vita. 2.1.1 Dieu est le soleil du macrocosme Cette parenté entre le microcosme et le macrocosme, pivot conceptuel qui sous-tend la mélothésie zodiacale de Ficin et donc les techniques de magie naturelle exposées dans son De vita, explique, à un niveau plus théorique, les importantes affinités de structure reliant l’homme et l’univers. Dans son Commentaire au Banquet de Platon (1463), son premier texte philosophique, Marsile fait la part belle à la théologie. Son discours se fonde à la fois sur une notion néoplatonicienne, selon laquelle la Divinité d’abord crée, puis attire, enfin réabsorbe ses créatures, et sur un présupposé platonicien, affirmant que Dieu est à la fois bon, beau est juste. Ficin soude les deux traditions par l’interprétation suivante: Dieu est bon en tant qu’il crée, beau en tant qu’il attire, juste en tant qu’il réasorbe les êtres qui émanent de Lui. En raison de cela, dit Marsile, Dieu peut être comparé au Soleil - comme ne s’est pas privé de le faire d’ailleurs, dans un contexte à la fois néoplatonicien et chrétien, Denys l’Aréopagyte: Dieu est en effet à la fois celui dont tous les êtres désirent la beauté et en la possession duquel ils trouvent tous leur repos. En lui donc notre désir s’allume, en lui l’ardeur des amants s’apaise, non point éteinte, mais comblée. Et ce n’est point sans raison que Denys compare Dieu au soleil2 , car, comme le soleil éclaire et réchauffe les corps, de même Dieu procure aux âmes la lumière de la vérité et l’ardeur de l’amour. Cette comparaison, tirée du sixième livre de la République 3 , nous la déduisons de la manière suivante. C’est le Soleil qui crée et les corps visibles et les yeux pour les voir [...]. L’éternelle et invisible lumière du Soleil divin, lumière unique, présente en toutes choses, les réchauffe, les vivifie, les excite, les comble, les fortifie et selon les paroles divines d’Orphée: Réchauffant tout, sur tous de soi se répandant 4 . 5 . Noms divins, IV, § 1. Rép. VI, 508 C; développé par Plotin, cf. Enn. VI, I, 7, 1. 4 Orphic. Fragm., F 24 Kern. 5 In convivium, II, 2; trad. Laurens, p. 24. Idem enim deus est, cuius spetiem desiderant omnia, in cuius possessione omnia requiescunt. Inde igitur desiderium nostrum accenditur. Ibi amantium ardor quiescit, nec icona nota extinguitur, sed impletur. Nec iniuria soli deum comparat Dionysius quia quemadmodum sol illuminat corpus et calefacit, ita deus animis veritatis claritatem 2 3 2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR 19 Dans ce passage, Ficin cite ses sources: il s’agit essentiellement de Platon, République, VI (509 b 2-10) et VII (ce que le Bien est dans le domaine intelligible, le Soleil l’est dans le domaine sensible) et toute la tradition néoplatonicienne tant païenne que chrétienne: surtout Denys l’Aréopagyte et Proclus, lequel composa un hymne au Soleil6 ; enfin Plotin (mêne si dand ce cas, il s’agit sans doute d’une source mineure). Il peut y avoir aussi des réminiscences de Synésios, De insomniis, 5,17 . Cependant, il y a sans doute aussi des sources plus proches, que Ficin ne cite pas. Il ne faut oublier, en effet, que dans les pages de Marsile on entend l’écho de cette liturgie solaire que l’œuvre de Pléthon avait remis en circulation, et peut-être même transformée en une mode, chez certains groupes d’érudits italiens 8 . Rappelons que l’érudit byzantin Pléthon (vers 1360-1452 ou 1454), fut invité à participer au concile de Florence (1438-1439) en vue de l’union des Églises. Georges de Trébizonde (1395-1486), autre érudit de langue grecque, rappelle que la secte des philosophes platoniciens fondée par le philosophe byzantin avait l’habitude d’entonner chaque prebet et caritatis ardorem. Hanc utique comparationem ex Platonis libro de Republica sexto, hoc quo dicam modo colligimus. Sol profecto corpora visibilia et oculos videntes procreat, oculis, ut videant, lucidum infundit spiritum, corpora, ut videantur [...]. Divini solis pepetua et invisibilis lux una semper omnibus adstat, fovet, vivificat, excitat, complet et roborat. De quo divine Orpheus: Cuncta fovens atque ipse ferens super omnia . Marsile reprend cette image plus loin dans le même texte. Dans le VIe livre de la République, cet homme divin [Platon] dévoile le fond de sa pensée et déclare que la lumière grâce à laquelle notre intelligence comprend toutes choses n’est autre que Dieu lui-même, créateur de toutes choses. Il compare en effet Dieu et le Soleil, estimant que ce que le Soleil est aux yeux, Dieu l’est pour l ’intelligence. En effet le Soleil engendre les yeux et leur donne la faculté de voir, laquelle serait pourtant inutile et resterait éternellement ensevelie dans les ténénbres si ne revêtait les couleurs et les figures des choses la lumière de ce même Soleil dans laquelle l’œil saisit les couleurs et les figures du corps. De fait, l’œil ne voit jamais que la lumière [...]. De la même façon Dieu crée l’âme et lui donne l’intelligence, qui est faculté de comprendre: celle-ci serait vide et obscure si elle ne portait pas en elle la lumière divine, dans laquelle elle contemple les raisons de toutes choses. Par suite elle comprend grâce à la lumière de Dieu et ne connaît jamais que cette lumière elle-même (In convivium, VI, 13; trad. Laurens, p. 180-182; In sexto autem de Republica libro divinus ille vir totam rem aperit dicitque lumen esse mentis ad intelligenda omnia eumdem ipsum deum, a quo facta sunt omnia. Solem namque et deum ita invicem comparat ut, quemadmodum se habet Sol ad oculos, ita ad mentes se deus habeat. Sol oculos generat vimque illis prestat videndi, que frustra esset et sempiternis obruta tenebris, nisi Solis lumen adesset corporum pictum coloribus et figuris, in quo oculus corporum colores videt atque figuras. Nec aliud quicquam nisi lumen oculus intuetur [...]. Eodem pacto deus animam procreat eique mentem, vim ad intelligendum largitur, que vacua esset atque obscura, nisi dei sibi lumen adesset, in quo rerum omnium inspiciat rationes. Unde per dei lumen intelligit atque ipsum divinum duntaxat lumen agnoscit ). 6 Cf. H. D. Salley, Le néoplatonisme, p. 179-191 (La dévotion de Proclus au Soleil ). 7 Synésios, Opuscules, Paris: Les belles lettres, 2004, p. 277. 8 Garin, p. 195. 20CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE jour une prière au Soleil, composée précisément [...] par Pléthon 9 . Le sujet du soleil en tant qu’imago dei, en tout cas, est abondamment développé dans la production postérieure de Ficin, en particulier dans sa Theologia platonica (XVIII) et dans le De Sole (cf. surtout ch. II et IX). Dans ce dernier texte on peut lire: Chi non vede che il Sole è l’immagine è il vicario di Dio nel mondo, senza dubbio non ha mai considerato la notte, né ha mai fissato lo sguardo sul Sole che sorge, né ha mai riflettuto su quanto superi il senso [...]. Concludi dunque, insieme ai platonici e a Dionigi, che il Sole [...] è l’immagine visibile di Dio10 . Et dans un développement du Livre de Soleil, Marsile en arrivera à mettre en rapport le Soleil avec la Trinité chrétienne11 . 2.1.2 Dieu est le centre du monde Poursuivons notre analyse de l’imagerie théologique du Commentaire au Banquet de Platon. Après avoir affirmé que Dieu, de par les fonctions qu’il exerce vis-à-vis de ses créatures, peut être dignement comparé au soleil, Marsile dit que Dieu est le centre du monde. Pour nous, qui avons hérité de l’héliocentrisme de Copernic, ce genre de symbolique n’est que trop naturelle, si l’on tient compte de la comparaison, précédemment établie par Ficin, entre Dieu et le Soleil. Mais à l’époque où vécut Ficin la révolution copernicaine était encore loin de voir le jour. L’immense construction héliocentrique de Ficin a paru à la critique, retrospectivement, comme témoignant d’une certaine intuition prophétique: sa vision esthético-religieuse du monde a préfiguré des traits de la description de l’univers de la science à venir. Simple coïncidence, sans doute. Ce qui est historiquement plus sûr, c’est que dans l’enthousiasme, l’émotion , le lyrisme 12 dont témoigne Copernic lorsqu’il parle du soleil, on peut voir - et la critique l’a fait - une influence ficinienne (et donc hermético-néoplatonicienne) marquée13 . Ibidem, p. 196. De Sole, IX, p. 203. Denique quisquis non videt Solem in mundo, imaginem esse vicariumque Dei, is profecto neque noctem consideravit unquam, neque Solem suspexit exorientem, neque cogitavit quantum excedat sensum [...]. Solem igitur [...] una cum Platonicis atque Dionysio imaginem Dei conspicuam esse conclude . 11 Ch. XII. 12 Alexandre Koyré, Introduction à Nicolas Copernic, Des révolutions des orbes célestes, traduction, introduction et notes par Alexandre Koyré, Paris: Pergame, 1998, p. 22. 13 Dit Garin à ce sujet: Il Birkenmajer, nella sua grande monografia su Copernico, non potè astenersi dall’accostare una certa tematica solare al Ficino, soprattutto del de sole, alla tesi del de revolutionibus orbium coelestium (I,109: “residet Sol... non inepte quidem lucernam mundi, alii 9 10 2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR 21 Voici donc ce que dit Marsile au sujet de Dieu, soleil du macrocosme et véritable noyau de l’univers: Le centre unique du Tout est Dieu, et les quatre cercles autour de lui l’Intelligence, l’Âme, la Nature, la Matière14 . Marsile, encore une fois, prend soin de justifier cette analogie. Voici ce qu’il affirme: Le centre du cercle est un point unique, indivisible, immobile. De ce centre partent des lignes multiples, divisibles, mobiles, joignant la circonférence qui leur est semblable. Cette circonférence, divisible, tourne autour du centre comme autour d’un axe. Et il est de la nature du centre, tout unique, indivisible et immobile qu’il soit, de se retrouver en de nombreuses , que dis-je, en toutes les lignes divisibles et mobiles: puisque dans la ligne le point est partout. Néanmoins, comme rien ne peut être atteint par son contraire, chacune des lignes tirées de la circonférence au centre ne peut toucher ce point médian que par un point unique, simple et immobile. Or qui niera que Dieu puisse être nommé à bon droit centre universel? Il est en toutes choses tout en étant unique, absolument simple et immobile: au contraire tous les êtres qu’il a produits sont multiples, composés et d’une certaine manière mobiles et comme ils dérivent de lui, retournent à lui, à l’instar des lignes et de la circonférence15 . mentem, alii rectorem vocant, Trismegistus visibilem Deum”. Dire Ermete era, un poco, dir Ficino [...]. Non ricordarsi di Ficino di fronte al testo copernicano è difficile, tanto più che l’allusione, anzi la citazione, è chiara. La difficoltà contro cui Ficino aveva urtato, specialmente nel de sole e nel de lumine, di mettere d’accordo con l’ipotesi tolemaica la sua visione estetico religiosa del sistema cosmico, si risolve elegantemente in Copernico (Eugenio Garin, Studi sul platonismo medievale, p. 190-191). Et Galilée confirmera que l’héliocentrisme de Copernic avait aussi un intérêt esthétique: il Copernico ammira la disposizione delle parti dell’universo per aver Iddio costituita la gran lamapada, che doveva rendere il sommo splendore a tutto il suo tempio, nel centro di esso, e non da una banda (ibidem, p. 214). Alexandre Koyré dit à son tour: De vieilles traditions, la tradition de la métaphysique de la lumière (qui, pendant tout le moyen âge accompagne et supporte l’étude de l’optique géométrique), des réminiscences platoniciennes et néo-platoniciennes (le soleil visible représentant le soleil invisible) peuvent seules, à mon avis, expliquer l’émotion, le lyrisme qui s’emparent de Copernic lorsqu’il parle du soleil. Il l’adore et presque le divinise. Le luminaire splendide qui illumine le monde devient le centre ontologique de l’Univers. Aussi la Renaissance qui, de la révolution copernicienne a tiré une sorte de héliolatrie, qui a vu dans le soleil une manifestation divine, et qui, d’autre part, s’est, avec la terre, sentie lancée dans les cieux, est restée fidèle à l’inspiration du grand astronome (Alexandre Koyré, Introduction à Nicolas Copernic, Des révolutions des orbes célestes, éd. cit., p. 22). 14 II, 3; trad. Laurens, p. 26. Centrum unum icona nota omnium deus est, circuli quatuor circa deum, mens, anima natura, materia . 15 Ibidem. Centrum circuli puntum est, unum, indivisibile, stabile. Inde linee multe, dividue, mobiles, ad earum similem circumferentiam deducuntur. Que sane circumferentia divisibilis circa centrum quasi cardinem volvitur. Atque ea est centri natura, ut licet unum, individuum, immobile sit, in multis tamen, immo in omni- bus lineis dividuis et mobilibus ubique reperiatur. Ubique enim est in linea puntum. Quoniam vero a dissimili suo attingi nihil potest, linee a circumferentia ad centrum, usque deducte, medium huius- modi puntum singule sui quodam punto uno simplici et 22CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE René Guénon (1886-1951), au XXème siècle, ne se montrera pas insensible aux charmes de cette imagerie métaphysique, qu’il reprendra telle quelle dans ses Symboles de la science sacrée (1966, posthume). L’univers, donc, peut être envisagé pour Ficin comme un cercle gigantesque qui tourne autour de son pivot métaphysique. Les âmes des créatures individuelles sont autant de cercles, qui doivent faire coïncider leur centre avec le centre universel afin de retrouver une pleine communion avec leur principe: Comme le point-centre se retrouve partout dans les lignes et dans toute la circonférence et que par un de ses points chaque ligne touche le point médian du cercle, de même Dieu, centre de tout, et qui est l’unité la plus simple et l’acte le plus pur, s’insère en toutes choses, non seulement parce qu’il est présent en toutes, mais parce qu’à toutes les choses qu’il a créées il a communiqué une parcelle ou une puissance intrinsèque, absolument simple et éminente, qu’on appelle l’unité des choses: sorte de centre, duquel dérivent et vers lequel se tournent les autres parties et puissances de chaque chose. À ce centre, à ce point d’unité qui leur est propre les créatures doivent s’unir avant d’adhérer à leur créateur, afin d’adhérer [...] par leur propre centre au centre de tout. L’Intelligence angélique s’élève jusqu’en sa pointe et à sa cime avant de s’élever jusqu’à Dieu. L’Âme aussi, et le reste à l’avenant16 . Ce thème, que Marsile développe dans son Commentaire au Banquet de Platon, était déjà présent dans un travail de jeunesse, le commentaire au Philèbe 17 . Cette imagerie du cercle, à travers laquelle Ficin pense l’univers dans ses rapports avec son Créateur, constitute elle aussi manifestement, de même que la symbolique solaire décrite précédemment, un legs platonicien et néoplatonicien. Les sources de Marsile, à ce immobili coguntur attingere. Quis neget deum centrum omnium merito nominari, cum omnibus insit, unus penitus simplex atque immo- bilis? Cuncta vero ab ipso producta multa composita et quodam- modo, mobilia sint, atque ut ab eo manant, ita in eum instar linearum et circumferentie refluant . 16 Ibidem, p. 28. 17 Producit quidem ipsum unum omnia, mentem scilicet, animam, materiam. Cum vero cuiusque causae character in opere suo servetur, in horum singulis una quaedam sua unitas est, a primo impressa uno. Actus quidam rei productae ab absoluto productoris actu. Nam quaeque res principale aliquid sui in se habet, vel vim unam, vel subsistentiam unam, vel con- ditionem unam; quod unum quasi eius centrum est ad quod et a quo cetera quae in eo sunt existent, ut ad centrum et a centro omnes ad circumferentiam linea omnia vero per hunc actum unum centrumque ad primum actum unumque vertuntur. Neque vero attingere unum nisi uno quodam possunt. Nam si illud pluribus tangeretur, divisibile esset atque non unum. Omnia igitur in suum unum actum se colligunt ut uno hoc centro sui centro omnium haereant. Ipsum bonum centrum est omnium, quia ab illo omnia et ad illud. Et sicut lineae omnes, a centro puncto manantes, punctum in se habent, et in centrum terminantes puncto suo punctum circuli tangunt, sic omnia a Deo uno actu pendentia unum actum retinent, quo uno redeunt in unum primum illudque attingunt (Marsilio Ficino: The Philebus commentary, critical edition and translation by Michael J.B. Allen, Berkeley; Los Angeles; Londres: University of California Press, 1979, p. 306-307). Cf. De Amore, note 17, p. 264. 2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR 23 sujet, sont surtout Platon (Lois, 892 et Parménide, 137C-159) et Plotin (Ennéades V, 1, 18; V, 1, 11), que Marsile traduit18 . 2.1.3 L’analogie entre le soleil et le cœur Et maintenant, après avoir étudié l’imagerie néoplatonicienne, basée sur le schéma du cercle et du centre, qui sert d’appui à la métaphysique de Ficin, tournons-nous vers l’homme telle que notre auteur l’envisage. Il l’envisage, tout d’abord, dans ses rapports avec le macrocosme. L’univers, Ficin l’a dit, a un centre métaphysique, Dieu, dont l’imago princeps est le soleil. L’homme aussi a son centre, son soleil interne , qui peut être autre que le cœur. Les sources Disons tout de suite que l’équation soleil/cœur a bien des antécédents dans la littérature philosophico-médicale du Moyen Âge. Dans le cardiocentrisme de dérivation aristotélicienne du XIIIe siècle19 , le cœur est identifié comme le premier organe de l’âme, qui donne la vie au corps de même que le soleil donne la vie au cosmos. Les principales attestations de ce motif se trouvent chez Alfred de Sareshel (De motu cordis, avant 1203), David de Dinant (Fragmenta) et Nicolas physicus (Anatomia)20 . En littérature, cette métaphore se retrouve au déjà dans le De planctu naturae de Alain de Lille, rédigé vers 1168-1172; avant, donc, les auteurs cités21 . Au Moyen Âge, d’ailleurs, elle se retrouve aussi dans le sens inverse: le soleil est présenté comme le cœur du monde. Le Picatrix dit en effet: Le Soleil est la lumière du monde qui gouverne le monde [...]. Parmi les parties intérieures du corps, il y a le cœur, qui commande aux parties du corps et, source de chaleur, accorde la vie au corps tout entier 22 . Les écrivaines et les médecins cardiocentristes des XIIème et XIIIème siècles suivaient à leur tour des sources préexistantes: par exemple Macrobe, qui avait parlé du soleil comme du cor caeli dans son très célèbre commentaire au Songe de SciHenri-Dominique Saffrey, Le néoplatonisme après Plotin, Paris: Vrin, 2000. Cf supra. 20 Thomas Ricklin, « Le cœur, soleil du corps » dans Il cuore, Micrologus, vol. XI, Galluzzo, Florence: Sismel, 2003, p. 123 sq. 21 Ibidem, p. 140. 22 Picatrix, III, 1, 6 (p. 179-180). 18 19 24CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE pion 23 ; ainsi de même que Calcidius, qui avait identifié le soleil avec le cœur dans son commentaire sur le Timée, autre texte-phare de la littérature latine tardo-antique24 . Cette équivalence, d’autre part, était de tout temps présente dans l’astrologie. On la retrouve en particulier dans les théories de la mélothésie zodiacale et planétaire, le Soleil et le cœur était systématiquement associés 25 . Ficin lui-même reprend souvent ce genre de théories dans ses écrits, y compris au sujet des rapports entre le soleil et le cœur 26 L’équivalence soleil/cœur chez Ficin Chez Ficin, cependant, l’équivalence traditionnelle soleil/cœur, attestée chez bien des médecins et poètes des XIIème et XIIIème siècles, se complexifie, en raison de deux facteurs: 1) d’un côté de fortes connotations mystiques caractérisant l’image du Soleil, envisagé comme le symbole le plus efficace de la divinité et comme le réceptacle de l’âme du monde, dans le sillage du néoplatonisme: 2) de l’autre, de l’association, au sein de son discours, des thèmes, tout aussi néoplatonisants, du spiritus et de . Ce dernier élément, en particulier, est de la plus haute importance, vu que les l’ néoplatoniciens attribuaient au ˜ des facultés particulières, disons surnaturelles. En articulant ces considérations sur les rapports analogiques entre le cœur et le soleil à une réflexion d’ordre philosophique et théologique globale, en outre, Ficin sert de relais entre ces spéculations de nature médicale et la philosophie et la mystique à venir. Pour Ficin, l’équivalent du soleil sur le plan microcosmique est, sans équivoque, le cœur. L’auteur du Commentaire au Banquet de Platon développe cette image en la soudant aux autres éléments de sa symbolique néoplatonisante: De même que le Soleil, qui est le cœur du monde, en accomplissant sa révolution, transmet au monde inférieur sa lumière et par sa lumière ses vertus, de même le cœur de notre corps, en faisant circuler par son mouvement perpétuel le sang In Somnium Scipionis, I, 20, 6. Commentarius super Timaeum, 72, 119. 25 Au sujet de la mélothésie, zodiacale et planétaire, cf. Bouché-Leclercq, p. 318 et suivantes. La première attestation de ces théories se trouve chez Manilius, qui ne mentionne que la mélothésie zodiacale. Ptolémée, quant à lui, ne mentionne que la planétaire (Soleil=yeux, cerveau, cœur, nerfs). Pour l’auteur du Hermippus aussi, le cœur est le siège du Soleil. Ce qui est normal, comme le fait remarquer Bouché-Leclercq, à partir du moment que dans la cosmogonie des Oracles chaldaïques le soleil était le cœur du monde (le démiurge, en effet, τό ἡλιακόν πυ̃ρ κραδίης τόπῳ ἐστέριξεν; BL, p. 323). 26 Il segno nel quale il Sole regna, cioè l’Ariete, diventa proprio per questo la testa dei segni, e in ogni essere vivente indica il capo. Il segno che è domicilio del Sole, ossia il Leone, è il cuore dei segni e governa il cuore in ogni essere vivente (De Sole, III, in Scritti sull’astrologia, p. 190). 23 24 2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR 25 qui l’entoure, répand dans le corps tout entier les esprits qui en émanent et par eux transmet les étincelles de lumière à chaque membre et en particulier aux yeux27 . Et dans le De Sole: I fisici antichi chiamarono il Sole cuore del cielo; Eraclito lo disse fonte della luce celeste. La maggior parte dei platonici collocò nel Sole l’anima del mondo28 siè, che riempendo tutta la sfera del Sole diffonde i raggi, quasi fossero spiriti, attraverso quel globo quasi di fuoco, come attraverso un cuore, e poi attraverso tutti gli altri corpi celesti29 . . De même dans le De Vita III, 6. 2.1.4 Le cœur en tant que siège du spiritus De même que le Soleil vivifie le monde par ses rayons, donc, le cœur anime le corps en le pénétrant de ses esprits. Mais qu’est-ce donc que l’esprit, qui a son siège dans le cœur? Pour comprendre cette notion, fondamentale dans l’anthropologie de Ficin, poursuivons notre lecture du De Amore: Il y a en nous trois parties: l’âme, l’esprit et le corps. L’ âme et le corps, très différents l’un de l’autre par nature, sont unis par le truchement de l’esprit, qui est une vapeur extrêmement subtile et transparente engendrée par la chaleur du cœur à partir de la partie la plus fine du sang. Répandu de là dans tous les membres, il reçoit les puissances de l’âme et les transmet au corps30 . In convivium, VII, 4; trad. Laurens, p. 218. Atque etiam sicut cor mundi Sol suo circuitu lumen perque lumen virtutes suas ad inferiora demictit, sic cor- poris nostri cor motu suo quodam perpetuo proximum sibi sanguinem agitans, ex eo spiritus in totum corpus perque illos, lumi- num scintillas per membra diffundit quidem singula, per oculos autem maxime . 28 Ce qui dérive d’une lecture héliocentrique du Timée, 26. Il faut noter que cette association entre soleil et âme du monde, naturelle pour quelqu’un qui suit les principales sources platoniciennes et néoplatoniciennes, avait été rejetée par des théologiens majeurs du XIIe siècle, sans doute encore trop peu imprégnés de néoplatonisme, comme Bernard de Chartres et Guillaume de Conches (Thomas Ricklin, art. cit., p. 130). 29 De Sole, VI, p. 197. Physici veteres, Solem cor coeli, nominaverunt. Heraclitus luminis coelestis fontem. Plerique Platonici in Sole mundi animam collocarunt, quae sphaeram Solis totam implens, per globum illum quasi igneum tanquam per cor effundit radios, quasi spiritus, inde per omnia, quibus vitam, sensum, motum universo distribuit . 30 De Amore, VI, 6, p. 141-142. Tria profecto in nobis esse videntur, anima, spiritus atque corpus. Anima et corpus natura longe inter se diversa spititu medio copulantur, qui vapor quidam est tenuissimus et perlucidus per cordis calorem ex subtilissima parte sanguinis genitus. Inde per omnia membra diffusus anime vires, accipit, et transfundit in corpus . 27 26CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE Il s’agit donc, de toute évidence, du spiritus de la médecine galénienne. Cela n’est guère étonnant; on sait que Ficin était médecin, et qu’il avait effectué sa formation à Bologne31 . Plus exactement, il s’agit de l’esprit vital ( ˜ ), formé dans ˜ le cœur, et dérivant du fusionnement entre l’air et les effluves du sang. De même que chez Galien, pour Ficin l’esprit represente le lien indispensable qui unit l’âme et le corps; voire, pour reprendre la terminologie des Néoplatoniciens, du célèbre char ). de l’âme ( , est traduit par Marsile en latin de manière tout à Ce même vocable grec, fait littérale: En outre, où que se porte l’attention continuelle de l’âme, là aussi se précipitent les esprits, qui sont ses véhicules ou ses instruments (currus sive instrumenta) et qui naissent dans le cœur, de la partie la plus subtile du sang (spiritus in corde, ex subtilissima sanguinis parte creantur )32 . D’autres remarques analogues se trouvent dans le De vita, où le legs de Galien est tout aussi manifeste33 . La théorie médicale de l’esprit, reprise de Galien, fusionne chez Ficin, on l’a vu, avec un des thèmes de choix de l’anthropologie néoplatonicienne: celui de l’ . 34 Dans l’anthropologie du Florentin, ce vocable est synonyme de corps sidéral . Voici en effet ce que dit Ficin dans le troisième livre de son De vita: [L’esprit] est necessairement requis, comme moyen par lequel l’ame divine soit presente au corps plus grossier, et luy elargisse du tout la vie [...]. [L’esprit du monde] est presque tel au corps du monde, qu’est nostre au nostre, horsmise une chose: c’est que l’Ame du monde ne le tire point des quatre elements, comme de ses humeurs, ainsi que la nostre des nostres, ainçois prochainement (afin que je parle Platoniquement ou Plotinement), comme grosse le procree de Raymond Marcel, Marsile Ficin, 1433-1499, p. 234. De Amore, VI, 9, p. 154-155. Preterea, quocumque animi assidua fertur intentio, illuc et spiritus, qui animi sive currus sive instrumenta sunt, advolant. Spiritus in corde ex subtilissima sanguinis parte creantur . 33 Cf. De Vita (I, 2): Invero solamente i sacerdoti di Minerva, solamente coloro che vanno in cerca del sommo bene e delle verità sono così negligenti, o infamia, e così disgraziati, che sembra che trascurino del tutto quello strumento con cui possono in un certo modo misurare e abbracciare tutto l’universo. Strumento di tal fatta è anche lo spirito, che dai medici è definito un vapore del sangue, puro, sottile, caldo e chiaro. E, generato dal calore stesso del cuore traendolo dalla parte più sottile del sangue, vola al cervello (éd. Tarabocchia Canavero, p. 100-101; Soli vero Musarum sacerdotes, soli summi boni veritatisque venatores tam negligentes, pro nefas, tamque infortunati sunt, ut instrumentum illud, quo mundum universum metiri quodammodo et capere possunt, negligere penitus videantur. Instrumentum eiusmodi spiritus ipse est, qui apud medicos vapor quidam sanguinis purus, subtilis, calidus et lucidus definitur. Atque ab ipso cordis calore ex subtiliori sanguine procreatus volat ad cerebrum ). 34 Cette interpréation est confirmée par Allen, p. 364. 31 32 2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR 27 sa vertu genitale, et ensemble avec luy les etoiles [...]. En sa vertu il y a bien peu de nature terrienne, et plus d’acqueuse plus encor d’aerienne, et beaucoup de la nature du feu et des estoiles35 . Les esprits dont parle Ficin ici semblent être ce corps sidéral ou éthéré dont il est question dans le même texte36 . Marsile, en effet, parle explicitement d’un corpus celeste qui sert d’intermédiaire entre l’âme et le corps: Il est certain que Dieu infuse ces dons aux âmes, dès qu’il les a fait naître. Descendant de la Voie Lactée dans le corps en passant par le Cancer, ces âmes sont enveloppées d’un corps céleste transparent (corpus celeste lucidum) et ainsi revêtues sont enfermées dans leur corps terrestre. En effet l’ordre de la nature exige que l’âme très pure ne puisse tomber dans ce corps très impur avant d’avoir reçu à titre d’intermédiaire un voile pur qui, étant plus épais que l’âme, mais plus pur et subtil que le corps, est regardé par les platoniciens comme le trait d’union le plus approprié entre l’âme et le corps37 . De vita, III, 3 trad. Lefevre de la Boderie, p. 147-149. Senza dubbio il corpo del mondo, per quanto appare da moto e dalla generazione, è ovunque vivo [...]. Vive per mezzo di un’anima che è presente ovunque a se stessa e perfettamente commisurata ad esso. Pertanto fra il corpo del mondo palpabile e in parte caduco e la sua stessa anima, la cui natura è troppo distante da un corpo di tal fatta, è presente ovunque lo spirito, come in noi tra l’anima e il corpo [...]. Tale spirito è richiesto necessariamente come medio, per cui l’anima divina è presente nel corpo più denso e gli comunica intimamente la vita [...]. Questo spirito è nel corpo del mondo quasi tal, quale è il nostro spirito nel nostro corpo, con questa differenza fondamentale, che l’anima del mondo non lo trae dai quattro elementi, come da suoi umori, come la nostra anima dai nostri umori, anzi, per usare le parole di Platone o di Plotino, lo genera dalla sua virtù genitale, quasi gonfiandosi, ed insieme ad esso genera le stelle [...]. Nella sua virtù c’è pochissimo della natura terrena, di più della natura acquea, più ancora di quella aerea, e infine moltissimo di quella ignea e stellare . Profecto mundanum corpus, quantum ex motu generationeque apparet, est ubique vivum [...]. Ergo per animam vivit ubique sibi praesentem ac prorsus accommodatam. Igitur inter mundi corpus tractabile et ex parte caducum atque ipsam eius animam, cuius natura nimium ab eiusmodi corpore distat, inest ubique spiritus, sicut inter animam et corpus in nobis [...]. Qui talis ferme est in corpore mun- di, qualis in nostro noster, hoc imprimis excepto, quod anima mundi hunc non trahit ex quattuor elementis, tanquam humoribus suis, sicut ex nostris nostra, immo hunc proxime (ut Platonice sive Plotinice loquar) ex virtute sua procreat genitali, quasi tumens, et simul cum eo stellas [...]. In eius virtute minimum est naturae terrenae, plus autem aqueae, plus item aeriae, rursus igneae stellarisque quam plurimum . 36 Walker confirme notre conjecture; cf. Spiritual and demonic magic, p. 39. Il faut dire que Marsile appelle couramment son spiritus animae currus (aussi in Th. Pl, IX, V, 2). 37 In Convivum, VI, 4, trad. Laurens, p. 135. Profecto deus hec animis statim a se natis infundit. Hi ex orbe lacteo per Cancrum labentes in corpus celesti quodam lucidoque corpore involvuntur, quo circumdati terrenis corporibus includuntur. Ordo enim nature requirit ut purissimus animus in corpus hoc impurissimum, non prius quam medium quoddam et purum tegmen accepit, decidere valeat. Quod cum animo crassius sit, hoc autem corpore purius et subtilius, commodissima a Platonicis iudicatur anime cum terreno corpore copula . Notion de corpus sidereum, déjà présente chez Macrobe (Commentarium in Somnium Scipionis, I, 12) mais aussi chez Plotin (Ennéades, I, 6, 7, 5-6), les Oracles Chaldaïques (frag. 104), Proclos (In Tim. III, 238). Note de Laurens: La 35 28CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE Il faut noter que l’esprit/char de l’âme/corps sidéral est également qualifié de quintessence par Ficin38 . L’extraction de l’esprit de la matière (de l’or ou d’un autre métal), selon Ficin, est appelée elixir par les astrologues arabes (théories présentes dans le Picatrix )39 . Il préside à la divination 40 , comme le dira quelques décennies plus tard Paracelse - qui élaborera, sur ce point, une doctrine originale, comme nous le verrons41 . D’autres allusions importantes à la question du véhicule de l’âme se trouvent dans la Théologie platonicienne 42 . Le cœur est donc, pour Ficin, à la fois le siège de l’esprit, du char de l’âme, du corps sidéral - notions qui sont si proches chez lui qu’il est difficile, voire impossible, de les distinguer avec précision. Plus important encore, le cœur, dans la pensée de Ficin, semble être également le siège de l’âme. Ce constat découle de manière évidente de la lecture des textes. Dans son De vita libri tres, le Florentin est en train de parler de l’âme du monde. Ce sujet le pousse à un développement sur l’âme humaine. Il dit: Certainement nostre Ame outre les propres vertues des membres produit par tout en nous une commune vertu de la vie, principalement par le Cœur, comme la fontaine du feu prochain a l’Ame (ignis animae proximi fontem)43 . Ficin développe son analyse micro-macrocosmique avec des remarques très significatives: Pareillement l’Ame du Monde ayant par tout vigueur, principalement par le Soleil déploye en tous lieux la vertu de la vie commune. C’est pourquoy aucuns lothéorie du petit corps éthéré et des qualités reçues des planètes est présente, quelques années avant Ficin, dans les poèmes astrologiques de Lorenzo Buonincontro (B. Soldati, La poesia astrologica nel Quattrocento, Florence, 1906, p. 154-198) et organise déjà le plan du livre de Matteo Palmieri, Città di vita, écrit entre 1455 et 1464 et divisé en autant de livres que les cercles planétaires [...]. Après Ficin et dans les mêmes termes que lui, Francesco Patrizi, Il Delfino ovvero il bacio (c. 1560) dans Lettere ed opuscoli inediti, a cura di D. A. Barbagli, Florence 1875, p. 146 (Laurens, note 28, p. 294-295). 38 De vita, III, 1; trad. Tarabocchia Cannavero, p. 190. Sur le rapport de Ficin à l’alchimie, cf. Sylvain Matton, Marsile Ficin et l’alchime. Sa position, son influence , Alchimie et philosophie à la Renaissance, Actes du colloque international de Tours, 4-7 décembre 1991 réunis sous la dir. de Jean-Claude Margolin et Sylvain Matton Publication Paris: J. Vrin, 1993, p. 122-192. 39 De vita, III, 3, p. 196. 40 De vita, III, 3, p. 198. 41 Cf. infra. 42 Théologie platonicienne, XVIII, IV, 3-7. 43 De vita, III, 1, trad. Lefevre de la Boderie, p. 140. Anima quidem nostra, ultra vires membrorum proprias communem ubique promit in nobis vitae virtutem, maxime vero per cor, tanquam ignis animae proximi fontem (texte Biondi-Pisani, p. 208). C’est nous qui soulignons l’expression fontaine [ou source ] de feu (fons ignis), qui se retrouvera, entre autres, chez Böhme (cf. infra). 2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR 29 gent l’Ame tant en nous qu’au monde, toute en chascun membre, principalement au Cœur et au Soleil44 . L’âme individuelle est au corps ce que l’âme du monde est au cosmos, son siège ne peut donc être que le centre de l’homme, ce soleil du microcosme qu’est le cœur. Mais ce n’est pas là une notion d’ordre purement philosophique. Liée aux esprits, qui la véhiculent dans le corps tout entier, l’âme est avant tout, pour Ficin, une réalité d’ordre physiologique, même s’il s’agit d’une physiologie d’ordre spirituel. Dès lors, le problème de son emplacement exact et de ses liens avec les autres données de l’anthropologie ficinienne ne peut être éludé. C’est dans la Théologie platonicienne que l’on trouve d’autres remarques fondamentales sur le rapport entre l’âme et le cœur: Par quel côté l’âme entre-t-elle dans le corps? Par quel côté en sort-elle? L’âme qui est au centre des êtres se répand, sur l’ordre de Dieu, qui est le centre de l’univers, d’abord dans le centre du cœur, qui est le centre du corps. De là elle se répand dans tous les membres du corps, quand elle s’unit par son véhicule à la chaleur naturelle, puis par la chaleur à l’“esprit” du corps; par cet “esprit” elle se plonge dans les humeurs et enfin par les humeurs elle pénètre dans tous les membres. Enfin, quand ces intermédiaires sont dissous par la maladie, aussitôt l’âme se concentre, si puis ainsi parler, avec son véhicule et reflue vers le cœur d’où elle s’était d’abord répandue. Quand la chaleur du cœur, qui était le support propore de ce véhicule, s’est dissipée, l’âme quitte le cœur, en même temps que son véhicule45 . Par rapport à ce que nous avons dit plus haut, une remarque s’impose: Ficin prend soin de distinguer ici le animae currus (le véhicule ou char de l’âme) du spiritus. La doctrine du De vita, texte dans laquelle ces deux notions semblent identifiées, et qui est publié? constitue cependant l’aboutissement de la réflexion anthropologique de Ficin. Un siècle et demi plus tard, le philosophe et théologien Henry More (1614-1687), en formulant sa propre théorie des esprits (notion qui dans son système est tout aussi indissociable de celle de corps sidéral que le spiritus ficinien46 ) reprendra telles Ibidem. Cf. aussi De Sole. Similiter anima mundi ubique vigens per Solem preacipue suam passim explicat communis vitae virtutem. Undem quidem animam, et in nobis et in mundo, in quolibet membro totam, potissimum in corde collocate atque Sole (texte Biondi-Pisani, p. 208-210). 45 Théologie platonicienne, XVIII, 7; éd. Marcel, tome III, p. 199-200. Anima qua parte corporis ingreditur, qua egreditur? Anima quae est medium rerum, iussu Dei, qui est mundi centrum, in punctum cordis medium, quod est centrum corporis, primum infunditur. Inde per universa sui corporis membra se fundit, quando currum suum naturali iungit calori; per calorem spiritui corporis; per hunc spiritum immergit humoribus; membris inserit per humores. Denique per morbum solutis his mediis, statim cum suo illo curru se, ut ita dixerim, colligit refluitque in cor, unde primum effluxerat. Cordis extincto calore, quod proprium erat illius vehiculi susceptaculum, cor deserit, tandem suo illam vehiculo comitante . 46 Cf. Daniel P. Walker, Medical Spirits and God and the Soul , éd. cit., p. 239. 44 30CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE quelles les considérations du maître de Florence sur la concentration des esprits dans le cœur qui survient au moment de la mort corporelle: When a man dies, the Soul may collect herself, and the small residuous of spirits (that may haply serve her in the inchoation of her ner Vehicle) either into Heart, whence is an easy passage into the Lungs, and so out of the mouth; or else into the Head, out fo which there are more doors open than I will stand to number47 . Au sein du platonisme de Cambridge du XVIIème siècle, la reprise des spéculations sur le corps astral constitue un legs inévitable de la relecture attentive du corpus néoplatonicien, filtré précisément par Ficin. Ainsi Ralph Cudworth (1617-1688) consacre beaucoup de développements de son True intellectual System of the Universe (1678) aux théorisations néoplatoniciennes sur les véhicules éthérés et sidéraux, et en va même jusqu’à établir une analogie entre ceux-ci (qui sont toujours identifiés aux esprits de l’anthtropologie médicale de l’époque) et le corps de résurrection dont il est question chez saint Paul48 . Mais revenons maintenant à Ficin. Les remarques que l’on vient de lire sur le rapport entre l’âme et le cœur nous mènent inévitablement au point suivant. 2.1.5 Une mystique du cœur? Étant donné tout cela, la question est légitime: dans l’expérience contemplative de Ficin retrouve-t-on les traces d’une mystique du cœur ? Expérience mystique et expérience extatique chez Ficin Il ne faut point oublier que la réflexion de Ficin s’inscrit dans le sillage du platonisme. Aussi pour parvenir à Dieu, dit Ficin, faut-il d’abord s’habituer à dégager sa conscience des impressions sensorielles, et de tous les liens avec la matière49 . Dégagée du corps, l’âme apprend à se connaître, et à se connaître en tant que reflet de Dieu50 . En ceci, Marsile christianise manifestement Platon. On songera par exemple Henry More, Immortality of the Soul, dans A collection of several Philosophical Writings of Dr Henry More, Londres, 1712, p. 129. 48 Cf. Daniel P. Walker, Medical Spirits and God and the Soul , éd. cit., p. 241. 49 Cf. Argumentum in Theologiam Platonicam, XIX: Quanto piu lungo l’animo, tanto con l’ornamento de i costumi, quanto con la stessa speculatione se stesso dal corpo allontana, tanto più chiaramente le cose incorporali discerne e insieme con quelle ancora se stesso, che ancora è incorporeo, conciosia che con la sua propria operatione, e con un certo naturale affetto a qualche tempo l’ordine, e la virtù de i corpi trapassi (texte latin in Marcel, vol. III, p. 282). Cf. à ce sujet les livres V et XIV de la Theologia Platonicam, et Kristeller p. 227 et suivantes. 50 Kristeller, 221-222. 47 2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR 31 au Phédon, où Socrate affirme que la philosophie n’est rien d’autre qu’un exercice de la mort, puisque la mort est la séparation de l’âme et du corps, et que le philosophe s’emploie à détacher son âme de son corps51 . Il faut remarquer que dans sa Theologia platonica, à la question par quel côté l’âme entre-t-elle dans le corps, Marsile répond par le cœur 52 . Mais jamais il ne semble en venir à suggérer des pratiques de séparation de l’âme du corps, en suivant au pied de la lettre son anthropologie; en fait, Marsile ne semble jamais suggérer des techniques de contemplation originales53 . Dans l’œuvre de Ficin, cependant, il existe d’autres catégories qui s’apparentent à celle de l’expérience mystique, et qui entretiennent avec celle-ci des rapports complexes. Ce sont des expériences de recueillement intérieur, d’absorption contemplative et d’extase, pendant lesquelles se produisent des phénomènes physiologiques - mais d’une physiologie subtile - particuliers. Les expériences en question, n’impliquantm pas nécessairement une vision de la divinité ou - a fortiori - une fusion avec Elle, relèvent tout aussi bien du registre du numineux, et témoignent de l’intervention de la Grâce. La libération de la conscience dont parlait Ficin dans les passages cités plus haut, peut se traduire, par exemple, par une séparation entre l’âme et le corps, décrite selon les formulations platoniciennes et néoplatoniciennes54 . Or cette séparation n’a rien de métaphorique: dans sa forme la plus accomplie, elle coïncide avec un ravissement hors du corps (abstractio)55 . Ficin donne une liste d’exemples de ce phénomène: Socrate, Platon, Xénocrate, Archimède, Plotin et Porphyre parmi les philosophes; Cornélius, Hermotime, Aristée, parmi les prêtres, en associant cette séparation de l’âme du Cf. Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique, Paris: Gallimard, 1995, p. 278. Cf. plus haut. 53 Du moins dans son œuvre écrite. Sur Marsile et ses pratiques magiques circulaient en effet bien des rumeurs. Cf. la lettre du 15 mars 1515 de Girolamo Benivieni, ami de Ficin, à un prédicateur dominicain de S. Maria del Fiore: Ces jours derniers, des hommes de bien, qui vous ont entendu, sont venus chez moi et m’ont rapporté qu’au cours de vos prédications [...] vous avez osé dire comment la bonne mémoire du compte Jean Pic de la Mirandole chercha pendant un certain temps avec Marsile Ficin [...] à unir son âme à Dieu, à faire des miracles et à prophétiser en usant de la magie naturelle et de la doctrine de la Cabale auxquelles s’ajoutaient leurs expériences, leurs prières et leurs parfums (Marcel, p. 540). 54 Che l’animo nostro possa secondo la sua sustanza dal corpo separarsi, e quindi in se stesso stare per questo, hora basti intenderlo. Che l’intelletto opera sanza alcuno strumento corporeo, cioé quando egli per tutti gli generi de le cose corporali, e per le spetie discorrendo quindi più alto a l’ordine de le cose spirituali ascende, e quelle ne i suoi generi, e ne le sue spetie distingue (ibidem, p. 284). 55 Kristeller, p. 230. 51 52 32CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE corps à la manifestation de pouvoirs supranormaux (prophétie, vision à distance)56 . Et Ficin de décrire les sept formes fondamentales de vacatio, qui facilitent l’action intérieure de l’âme. La catégorie de l’extase, tout en étant proche de celle de l’expérience mystique, ne se confond cependant pas avec elle. Un des éléments qui différencient ces deux notions, c’est que dans l’extase le lien entre expérience sprituelle et phénoménologie physiologique sont plus étroits: l’extase est vue par Ficin comme l’affranchissement de la mens des liens avec le corps, et est donc par là même - en partie - une expérience à la fois corporelle et spirituelle. Le spiritus, par conséquent, y joue un rôle qui est loin d’être négligeable. Le spiritus ficinien et l’expérience de l’extase Dans la Théologie platonicienne on trouve une description particulièrement intéressante pour notre propos, parce qu’elle nous montre explicitement quel est le rôle du spiritus dans un certain de type de processus contemplatif. Ficin est en train de célébrer les louanges du tempérament mélancolique57 , la source étant ici le trait le pseudo Aristote58 . Les grands génies de l’antiquité, dit-il, ceux qui ont accompli des découvertes importantes dans la philosophie, le firent surtout quand, délaissant le corps, ils se refugièrent dans les régions supérieurs de l’âme 59 . Ces génies étaient des mélancoliques, au terme que la médecine ancienne attribuait à ce terme, car, nous dit Ficin: La nature de l’humeur mélancolique résulte de la qualité de la terre, qui ne se disperse jamais autant que les autres éléments, mais est plus étroitement concentrée sur elle-même. Aussi l’humeur mélancolique invite et aide l’âme à se recueillir en elle-même. D’autre part, si l’âme rassemble ainsi fréquemment les “esprits” en elle-même, alors que les parties subtiles des humeurs sont dégagées par suite d’une agitation continuelle, elle rend la complexion du corps beaucoup plus terreuse qu’elle ne l’a reçue [...]. Je n’insisterai pas sur le fait que telle est aussi la nature de Mercure et de Saturne, en vertu de laquelle rassemblant les “esprits” au centre, ils détournent en quelque sorte la pointe de l’âme de ce qui lui est étranger, la ramènent à ce qui lui est propre, la fixent par la contemplation et la disposent à pénétrer le centre des choses60 . TP, XIII, p. 204-204. Cf. Kristeller, p. 225. 58 L’Homme de génie et la mélancolie: Problème XXX, 1, Aristote, textes grec et français en regard, traduction, présentation et notes de Jackie Pigeaud, Rivages, « Petite bibliothèque Rivage », Paris-Marseille (réédité chez Payot-Rivages, « Rivages poche.Petite bibliothèque », en 1991, 1993, 1999 et 2006). 59 Th. pl. XIII, II, vol. III, p. 202. 60 Ibidem. Humoris melancholici natura terrae sequitur qualitatem, quae numquam late sicut caetera elementa diffunditur, sed arctius contrahitur in seipsam. Ita melancholicus humor animam 56 57 2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR 33 Et Ficin termine ce chapitre sur un éloge de la mens, capable de se libérer des entraves du corps, et qui, chaque fois qu’elle convoite les précieux trésors de Dieu et de la nature, les tire non des entrailles de la terre, mais de son propre sein (non ex terrae visceribus, sed ex proprio eruit sinu)61 . Mais il y a un autre passage où l’imbrication entre la notion de spiritus/véhicule éthérique et celle d’extase est évidente. Et cette imbrication, affirmée comme nous allons le voir par Ficin, devint tellement évidente pour les générations postérieures d’hermétistes et de cabalistes chrétiens, qu’à la fin du XVIème siècle nous pouvons lire dans le Settenario della humana riduttione (1571) d’Alessandro Farra: Questo nostro veicolo ethereo dunque è di modo proprio, e congiunto all’animo, che per mezzo d’esso, dicono i Platonici, farsi l’estasi, i ratti, i furori divini, tutte le alienationi mentali, e altri simili avvenimenti per li quali per uno spatio di tempo l’anima rimane come dal corpo separata; perché allora ella in questa spoglia intrinseca vivendo, è da quella mossa e portata; essendo questo corpo celeste dilatabile a guisa del raggio visivo, che in un subito, e con un guardo solo ci trasporta al cielo, e in altre lontane parti, secondo che ci occorre di rivolgerci con gli occhi: né altrimenti come predica il gran Ficino ascese vivendo Paolo apostolo infin’al terzo cielo, e però esclamava in quell’atto, ch’egli non sapeva, se nel corpo, o fuori dal corpo fosse; e possiamo dire, ch’eglie ssendo fuori del materiale in questo celeste corpo si trovasse62 . Ici, après avoir proposé - à la manière, dit-il, des Platoniciens - que le détachement du corps éthérique par rapport au corps élémental est la cause fondamentale des expériences d’extase et des fureurs divines , Farra avance l’hypothèse que saint Paul lui-même, dans le raptus mystique relaté dans 2 Co 12, 2-463 , ait vécu une expérience du même genre. C’est le grand Ficin , dit-il, qui formula le premier une telle hypothèse. À quel passage de l’œuvre ficinienne Farra est-il en train de faire allusion? et invitat, et iuvat, ut in seipsam se colligat. Rursus, anima si frequenter ita ipsos in se spiritus colligit, propter continuam agitationem, partibus humorum subtilibus resolutis, complexionem corporis multo magis terram efficit quam acceperit [...]. Mitto quod talis quoque est natura Mercurii atque Saturni, per quam, dum spiritus in centrum colligunt, animi aciem quadammodo ab alienis ad propria revocant sistunque in contemplando et ad centra rerum conferunt penetranda . 61 Ibidem, p. 203. D’autres exemples d’interaction: Theologia platonica, XIII, IV, 16. Theologia platonica, IX, V, 2. 62 Alessandro Farra, Settenario della humana riduttione, Venise: Minima Compagnia, 1594 p. 211 (cité in Manuel Insolera, La trasmutazione dell’uomo in Cristo nella mistica, nella cabala e nell’alchimia, Rome: Arkeios, 1996, p. 39). 63 Je connais un homme en Christ, qui fut, il y a quatorze ans, ravi jusqu’au troisième ciel (si ce fut dans son corps je ne sais, si ce fut hors de son corps je ne sais, Dieu le sait). Et je sais que cet homme (si ce fut dans son corps ou sans son corps je ne sais, Dieu le sait) fut enlevé dans le paradis, et qu’il entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer . 34CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE Conclusion Rassembler les esprits au centre , c’est-à-dire dans le cœur (car c’est de là qu’ils émanent, selon le point de vue strictement physiologique que suit ici Ficin), permettrait donc à l’individu de se de détacher des impresssions sensorielles, étrangères à la pointe de l’âme, et ferait en sorte que celle-ci se tourne vers Dieu. Ramassée en elle-même, concentrée dans le milieu du microcosme, l’âme atteint alors facilement le centre du macrocosme. Compte tenu de ces prémisses, on pourrait s’attendre à ce que Ficin considère que de tels états intérieurs, où le centre de l’homme et le centre de l’univers finissent par coïncider, peuvent être induits par des pratiques contemplatives. On s’attendrait, autrement dit, à voir paraître une mystique du cœur, au sens que nous avons donné à cette expression. Or, il ne semble pas qu’il en soit ainsi. Dans son échelle mystique, Ficin ne renonce pas à la symbolique solaire dont il s’était servi pour illustrer les concepts fondamentaux de sa cosmosophie. On ne retrouve pas, cependant, d’allusions au cœur ou à l’esprit sidéral, deux notions qui, dans la physiologie subtile de Ficin, sont étroitement associés. On peut conclure que le cœur comme siège de l’esprit, voire de l’âme, ne joue aucun rôle dans l’expérience contemplative décrite par Ficin: il ne joue aucun rôle ni dans la partie du processus contemplatif dans laquelle la conscience parvient à se dégager des impressions sensibles, ni dans l’acte suprême de la conscience qui permet à celle-ci de s’élever jusqu’à Dieu. Il en est ainsi parce que la théologie ficinienne garde les traces (encore que pas toujours de manière fidèle) du Dieu néoplatonicien, inatteignable par la pensée: Dieu n’est que Dieu, il ne peut-être connu par l’homme, mais uniquement communié par voie unitive: L’âme se retourne vers Dieu sans intermédiaire quand elle voit Dieu, non dans une créature ni par l’image du sens et de la fantaisie, mais au-dessus de toutes les créatures dans sa perfection pure et simple. Or elle le voit tel, quand elle démontre que Dieu est tellement infini qu’il dépasse tout ce qui peut être objet de pensée d’une distance illimitée, là où rien de créé ne s’interpose entre Dieu et l’âme. Mais comment le regard de l’âme serait-il fixé sur Dieu sans intermédiaire si le pouvoir de regarder ne procédait de lui sans intermédiare?64 . La souche néoplatonicienne est évidente. Cette dernière question rhétorique de Ficin rappelle Eckhart: L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me TP, X, VIII (Marcel, Vol. II, p. 85). Anima sine medio in Deum reflectitur, quando Deum neque in aliqua creatura, neque imagine sensus et phantasiae, sed super omnia creata absolutum nudumque suspicit. Suspicit vero talem, quando argumentatur Deum esse adeo infinitum ut omnia, quae cadere in cogitationem possunt, infinito superemineat intervallo, ubi nihil creatura inter Deum et animam interponitur. Quo autem modo intuitus animae in Deum absque medio figeretur, nisi etiam intuendi virtus ab illo absque medio processisset? . 64 2.1. MARSILE FICIN: LE CENTRE ET LE CŒUR 35 voit . Il n’y a qu’un seul regard réel dans l’univers: celui du Dieu-Un, seule réalité et réalité, qui contemple ses créatures et, qui à travers ses créatures, se contemple et se retrouve. Entre la contemplation et l’union, il y a un saut sinon ontologique, qualitatif essentiel65 . L’abstractio ultime qui aboutit à la contemplation de la divinité résulte donc d’une concentration totale de la conscience qui, délaissant tout le reste, se tourne vers le Bien. À cet effet, l’esprit doit être évacué de tout contenu sensoriel, imaginatif et mental (TP., X, VI); la mens et la phantasia doivent se trouver dans un état de vide, de pureté et de repos absolus pour que l’âme puisse atteindre la contemplation des choses divines: L’abstraction de l’âme hors su corps, qui augmente davantage lorsque l’effort de spéculation augmente, est complète lorsque cet effort lui aussi est complet. Et cet effort est complet lorsque, tout le reste étant relegué au second plan, seuls la vérité suprême et le bien suprême sont aimés et pensés avec toute l’ardeur de l’intelligence66 . Par conséquent, Ficin adresse à l’âme qui cherche à atteindre le divin cette exhortation: O âme, aime Dieu seul, seule lumière! Aime infiniment l’infinie lumière de Dieu, bienfaisant. Tu brilleras désormais et seras infiniment heureuse. Cherche donc, je t’en conjure, sa face et tu seras heureuse pour l’éternité. Mais ne bouge pas, je t’en supplie, pour l’atteindre, car elle est la stabilité même; ne te disperse pas parmi la variété des choses pour la saisir, car elle est l’unité même. Arrête le mouvement, réduis le nombre, à l’instant tu atteindras Dieu qui, depuis longtemps, t’a saisie tout entière67 . La fortune connue par l’œuvre de Marsile - et notamment par son De vita - à la fin du XVe et au début du XVIe siècle est considérable. En témoigne un passage du Recueil des plus celebres astrologs de Simon de Phares, publié en 1494, soit seulement cinq après la publication du De vita. Ficin y est qualifié de grant philosophe, medicin et astrologien , tres insigne docteur : selon Simon de Phares, cestui a bien monstré Il faut dire toutefois que, par rapports aux auteurs néoplatoniciens païens, cette coupure s’atténue sensiblement chez Ficin - du moins en ce qui concerne la Theologia Platonica -, du fait de son adhésion aux schémas théologiques chrétiens. Cf. Kristeller, p. 266 et suivantes. 66 TP, X, VI, éd. Marcel vol. II, p. 79. Ipsa igitur animi a corpore abstractio, quae invalescente speculationis intentione vehementius invalescit, illa quoque intentione impleta prorsus impletur. Impletur illa, quando caeteris omnino posthabitis solum primum verum bonumque summa mentis flagrantia amatur et cogitatur . 67 TP, IX, III, éd. Marcel, vol. II, p. 14. Ama Deum solum, solam, o anima, lucem. Infinitam benefici Dei lumen infinite ama. Fulgebis iam et oblectaberis infinite. Quaere igitur, obsecro, faciem eius et gaudebis in aevum. Sed ne movearis, precor, ut eam tangas, quia stabilitas ipsa est; ne distraharis per varia ut apprehendas, quia unitas ipsa est. Siste motum, collige multitudinem. Deum protinus assequeris, iamdiu te penitus assecutum . 65 36CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE en ses euvres qu’il estoit souverain astrologien, par especial en ung traicté qu’il a composé et intitullé De vita sana, de vita longa et de vita celesti 68 . Mais Ficin sera surtout connu, au début du XVIe siècle, de deux personnages qui joueront un rôle de maîtres-à-penser dans les courants ésotériques postérieurs: Henri Corneille Agrippa, auteur du très célèbre De occulta philosophia, et surtout Philippus Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim, dit Paracelse. 2.2 Agrippa et Paracelse lecteurs de Marsile 2.2.1 L’influence: attestations et remarques L’influence de la pensée de Marsile, et notamment de la magie du De vita, sur Cornelius Agrippa (1486-1535) est nette69 . De Ficin Agrippa - qui avait approfondi sa connaissance du néoplatonisme florentin pendant son séjour en Italie, entre 1511 et 151870 - reprend tels quels, dans son De occulta philosophia (1533), la théorie de l’âme, celle du spiritus mundi, les bases de la magie astrologique, et en arrive même à reproposer les règles de la musique planétaire71 . Au sujet de cette influence, on peut lire les remarques de Charles Nauert: Agrippa ne cite jamais comme autorité une œuvre de Ficin, quelle qu’elle fût. La seule indication permettant d’évaluer à quel point était redevable au maître florentin fut sa lettre de 1533 au Sénat de la ville de Cologne, une défense acerbe de son De occulta philosophia, au cours de laquelle il souligna, afin de discréditer ses contempteurs de la Faculté théologique de Cologne, que non seulement lui mais tous les hommes doctes et vertueux de l’époque avaient été victimes de dénonciations venant de ladite Faculté. Ficin était l’un des auteurs récents considérés par Agrippa comme ayant été impliqués dans les attaques diffamatoires contre sa propre personne. En réalité, Agrippa s’est servi librement des idées et même des expressions exactes de Ficin. Sa doctrine de l’âme humaine montre des fortes ressemblances avec celle de Ficin; celui-ci fut un des principaux auteurs chez qui il puisa sa croyance en cette tradition de la Prisca Theologia, qui était censée s’étendre de Moïse, Hermès, Zoroastre, Orphée et Pythagore jusqu’à Platon et aux néoplatoniciens. Les autres textes platoniciens cités par Agrippa ne lui étaient généralement accessibles qu’à travers les traductions de Ficin. La pleine mesure de ce qu’il doit à Ficin apparaît cependant dans le De occulta philosophia où, sur certains points, il recopie abondamment et pratiquement mot pour mot le De vita de Ficin, sans le nommer, une pratique littéraire presque généralisée chez les auteurs de la Renaissance. Agrippa reprit en fait le concept ficinien d’une magie non démoniaque, spirituelle, et en fit, un peu n’importe comment et sans trop réfléchir, une partie intégrante de ses Cité dans Jean-Patrice Boudet, Entre science et nigromance: astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval, XIIe -XVe siècle, Paris: Publications de la Sorbonne, 2006, p. 509. 69 Cf. Michaela Valente, Agrippa, Heinrich Cornelius , DGWE, p. 7. 70 Ibidem, p. 4. 71 Cf. D. P. Walker, Spiritual and demonic magic, p. 90-96. 68 2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE 37 efforts visant à purifier la magie et à rétablir sa bonne réputation. Agrippa transforma le caractère de ce qu’il prit à Ficin, laissant tomber les garde-fous que Ficin avait érigés afin de préserver au moins cette variante particulière de ses discussions sur la magie libre de tout recours aux démons. Mais bien qu’il transformât, Agrippa n’emprunta pas moins. Ficin fut l’une de ses sources principales. La connaissance qu’avait Agrippa des écrits originaux de Ficin ne se limitait pas au De triplici vita. Sa conférence Oratio in prealectione convivii Platonis, par exemple, montre que non seulement le texte original du Banquet (sans doute dans la traduction de Ficin), mais aussi le commentaire de Ficin sur ce dialogue, aidèrent Agrippa à formuler son propre traité sans pour autant que cette influence ait été absolument déterminante 72 . Quant à Paracelse (1494-1541), si avare de louanges à l’égard de ses prédécesseurs selon Ernst Cassirer73 , il connaît la traduction allemande du De vita 74 et nomme Ficin le meilleur médecin d’Italie 75 . En ce qui concerne lestraces d’une éventuelle influence de Ficin sur Paracelse, le titre d’un des ouvrages de ce dernier, le De vita longa, est assez révélateur. Au sujet de cet ouvrage, Walker affirme: Some of the contents of the De Vita Longa do seem to be a nightmarish fragmentation of themes in the De Triplici Vita 76 . On sait également que Jacques Gohory (Leo Suavius), principal commentateur français de Paracelse77 et relais de la médecine paracelsienne à Paris, pharmacien, mage et alchimiste, est un lecteur assidu de Ficin78 . Non seulement: il insiste sur la dérivation de la magie paracelsienne de celle de Ficin. Selon Gohory, Ficin aurait donc anticipé les spéculations paracelsiennes, sans toutefois réussir à les traduire en opérations thérapeutiques ou magiques concrètes, de par ses craintes religieuses79 . Et Gérard Dorn, qui comme Gohory traduit et commente abondamment Paracelse, a été aussi, selon la critique, fortement influencé par Ficin80 . 72 Charles Nauert, Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance [1965], trad. de l’anglais par Véronique Liard, Paris: Éd. Dervy, 2002, p. 117-118. Ernst Cassirer, p. 145. Urs-Leo Gantenbein, Paracelsus , DGWE, p. 927. 75 Lettre à Cristoph Clauser, éd. Huser, t. VII. Cassirer, ibidem. 76 D. P. Walker, Spiritual and demonic magic, p. 102. 77 Theophrasti Paracelsi... universale compendium, 1567. 78 Cf. D. P. Walker, Spiritual and demonic magic, p. 100-106; Frank Greiner, Gohory, Jacques , DGWE, p. 435 et surtout l’important ouvrage Paracelse 79 Ibidem, p. 104. 80 Frank Greiner, , Gérard , DGWE, p. 320. 73 74 38CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE 2.2.2 Le cœur chez Agrippa, Paracelse et Weigel Agrippa et le cœur Tournons-nous donc vers l’héritage ficinien tel qu’il se présente chez Henri Corneille Agrippa (1486-±1535). Selon Nauert, dans l’œuvre d’Agrippa le [aethereum] vehiculum animae [. . . ] est [. . . ] une chose aérienne et céleste qui porte l’âme; par son intermédiaire, Dieu diffuse l’âme à partir du milieu du cœur dans toutes les parties du corps 81 . En effet, voici ce que dit Agrippa à ce sujet dans le troisième livre du De occulta philosophia (1533): Dès sa descente du ciel, [l’âme humaine] revêt un corps d’air que l’on appelle le véhicule éthéré de l’âme ou le char de l’âme. Cet intermédiaire, sur l’ordre de Dieu qui est le centre du monde, se trouve placé au milieu du corps, au centre du cœur humain 82 . Greffé au centre du centre du corps humain, l’âme s’étend de là à la périphérie de l’être: Elle descend là et, à partir de ce point, se répand dans tout le corps humain, dans toutes ses parties, dans tous ses membres. Lorsqu’elle joint son char à la chaleur naturelle, elle fait cette jonction par l’intermédiaire de la chaleur de l’esprit venue du cœur 83 . Encore: L’esprit [est] une vapeur pure, luisante, subtile, provenante du plus pur sans engendré par la chaleur du cœur, lequel renvoie continuellement par les yeux des rayons qui sont semblables, et ces rayons portent avec eux une vapeur spiritale; cette vapeur porte le sang, comme nous le voyons dans les yeux chassieux et rouges, dont le rayon envoyé aux yeux de ceux qui le regardent porte avec soi la vapeur du sang corrompu, et leur fait contracter la même maladie. Ainsi un œil étendu ou ouvert jette ses rayons sur quelqu’un avec une forte imagination, suivant la pointe de ces rayons qui sont les porteurs de l’esprit, cet esprit flexible battant les yeux de l’ensorcelé, étant excité par le cœur de celui qui le bat et s’en étant rendu maître comme d’un pays qui lui appartient, cet esprit étranger blesse son cœur et infecte son esprit84 . C. G. Nauert, Agrippa et la crise de la pensée à la Renaissance, trad. de l’anglais par V. Liard, Paris: Éd. Dervy, 2002, p. 264. 82 De occulta philosophia, III, 37 (La magie cérémonielle, traduit, présenté et annoté par J. Servier, Paris: Berg International, p. 136). C’est nous qui soulignons. 83 Ibidem. 84 De occulta philosophia, I, 50; trad. Jean Servier, vol. I, p. 128. Tum spiritus est, scilicet vapor quidam purus, lucidus, subtilis, a cordis calore ex puriori sanguine generatus. Hic similes sibi radios per oculos semper emittit; radii isti emissi vaporem spiritalem secum ferunt, vapor ille sanguinem, sicut apparet in lippis ac rubentibus oculis, cuius radius usque ad obvios spectantis oculos emissus vaporem una secum corrupti sanguinis trahit, cuius contagione cogit spectantis oculos morbo simili laborare. Sic patefactus et in aliquem intentus oculus cum forti imaginatione pro suorum radiorum aculeis, qui spiritus vehicula sunt, ipsos in adversos oculos iaculatur; qui quidem lentus spiritus fascinati diverberans oculos, cum a percutientis corde incitatur, percussi praecordia tanquam regionem propriam sortitus, cor vulnerat et spiritum inficit peregrinus hic spiritus . 81 2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE 39 Encore sur le char de l’âme : Une telle âme humaine, selon la doctrine des platoniciens procédant immédiatement de dieu, se joint par des Milieux convenables à ce corps matériel; à cet effet, dès sa descente même, elle se trouve revêtue d’un petit corps céleste et aérien, qu’on appelle le véhicule de l’âme, ou encore le char de l’âme; moyennant ce petit corps, par ordre de dieu qui est le centre du monde, elle est infusée d’abord au point médian du cœur qui est le centre du corps humain, et de là se répand par toutes les parties et tous les membres de son corps; ce qu’elle fait en joignant son char à la chaleur naturelle par la chaleur de l’esprit qu’engendre le cœur, par celle-ci s’immerge dans les humeurs, par lesquelles elle s’attache aux membres, et s’avoisine également à tous, tout en se transfusant de l’un à l’autre, de même que la chaleur du feu s’unit à l’air et à l’eau, tout en se portant vers l’eau au travers de l’air85 . L’importance du background ficinien dans le De occulta philosophia est flagrante. La description qu’Agrippa fait du processus de séparation de l’âme du corps, par exemple, ne peut que rappeler le passage que Ficin avait consacré au même sujet dans sa Thologia platonica. Les esprits se recueillent d’abord dans le cœur: Quand par maladie ou mal, ces milieux se détachent ou se détruisent, alors cette même âme fait un retour sur chacun d’eux et reflue au cœur qui avait été le premier réceptacle de l’âme, et l’esprit du cœur venant à manquer et sa chaleur à s’éteindre, elle l’abandonne, et l’homme meurt; l’âme s’envole avec ce véhicule éthéré, et sortie du corps, les génies et les daïmons gardiens la suivent et la mènent devant son son juge, où après la sentence prononcée, dieu conduit tranquillement les bonnes âmes à la gloire, et le violent daïmon entraîne les mauvaises au châtiment86 . En témoigne l’héliosophie d’Agrippa, qui reprend verbatim Marsile dans le passage suivant: C’est pourquoi les anciens naturalistes ont appelé le soleil, le cœur même du ciel; et les Chaldéens l’ont placé au milieu des planètes. Les Égyptiens l’ont De occulta philosophia, III, 37, trad. Servier, vol. III, p. 164. Talis itaque humana anima, iuxta Platonicorum sententiam, immediate procedens a Deo per media competentia corpori huic iungitur crassiori; unde primo quidem in ipso descensu coelesti aëreoque involvitur corpusculo, quod aethereum animae vehiculum vocant, alii currum animae appellant. Hoc medio iussu Dei, qui mundi centrum est, in punctum cordis medium, quod est centrum corporis humani, primum infunditur et exinde per universas corporis sui partes membraque diffunditur, quando currum suum naturali iungit calori, per calorem spiritui ex corde genito; per hunc se immergit humoribus, per illos inhaeret membris atque his omnibus aeque fit proxima, licet per aliud in aliud transfundatur, quemadmodum calor ignis aëri et aquae haeret proxime licet per aërem tollatur ad aquam . 86 Ibidem. Quando vero per morbum malumve solvuntur vel deficiunt haec media, tunc anima ipsa per singula media sese recolligit refluitque in cor, quod primum erat animae susceptaculum; cordis vero deficiente spiritu extinctoque calore, ipsum deserit et moritur homo et evolat anima cum aethereo hoc vehiculo illam que egressam genii custodes daemonesque sequuntur et ducunt ad iudicem, ubi lata sententia bonas animas Deus tranquille perducit ad gloriam, malas violentus daemon trahit ad poenam . 85 40CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE aussi mis au milieu du monde, comme entre les deux quinaires du monde; c’està-dire, qu’ils mettent cinq planètes au-dessus du soleil, la lune et les quatre éléments. Ce même soleil, entre les autres astres, est l’image et la statue du principe suprême, comme la véritable lumière de l’un et de l’autre monde, le terrestre, le céleste, et un très parfait simulacre de dieu même, dont l’essence nous marque le père, la splendeur le fils, la chaleur l’esprit saint: tellement que les Académiciens n’ont rien dont ils se puissent se servir pour démontrer plus au vif l’essence divine87 . Paracelse Quant à Paracelse, dans son œuvre médicale il accorde une place du choix au cœur en tant que siège de l’âme et centre de la vie. La critique n’a pas manqué de le relever, mais sans en saisir toutes les implications. Dans un ouvrage classique sur la médecine de la Renaissance, Walter Pagel affirmait en effet: Paracelsus, the boisterous critic of Aristotle and Avicenna, states quite definitely that the seat and chair of the soul is the heart. The heart is the centre of life 88 . Selon Pagel, dans cette localisation de l’âme dans le cœur Paracelse est influencé à la fois par la Bible, et par la tradition aristotélicienne89 . Il ne faut pas négliger pour autant, parmi les sources paracelsiennes, la pensée médicale de Galien: pour Paracelse comme pour Galien, en efffet, l’esprit est produit dans le cœur, mais s’élève de là - en vertu de sa légèreté vers le cerveau, ou il se transforme en pensée rationnelle90 . Ce constat, dont on n’a pas a encore mesuré l’importance, ressort avec netteté des pages paracelsiennes. On lit en effet dans la Philosophia Sagax (1571) : L’âme (Seel ) est la réalité qui subsiste par elle-même. Le siège de l’âme est le cœur, centre de l’homme. Elle est la maison de tous les esprits et elle entend tous leurs avis, en bien et en mal. Elle est la source où jaillit la vie que la mort cherche à détruire. Elle est le cœur de l’homme dont l’Écriture dit: “Tu aimerais Dieu de tout ton cœur” 91 . De occulta philosophia, II, 32, trad. Jean Servier, p. 139-140. Hinc veteres physici Solem ipsum cor coeli appellaverunt et Chaldaei illum medium planetarum posuerunt; Aegyptii etiam illum in medio mundi collocarunt, puta inter duos mundi quinarios, nempe supra Solem planetas quinque collocant, sub Sole autem Lunam et quatuor elementa. Ipse inter reliqua sydera est imago et statua summi principis, utriusque mundi terrestris et coelestis vera lux atque ipsius Dei exactissimum simulachrum, cuius essentia Patrem, splendor Filium, calor Spiritum Sanctum resignant adeo ut non habeant Academici aliquid per quod divinam essentiam expressius monstrare possint . 88 Walter Pagel, From Paracelsus to Van Helmont. Studies in Reinassance Medicine and Science, Londres: Variorum Reprints, 1986, V, p. 107. 89 Walter Pagel, Paracelsus. An Introduction to Philosophical Medicine in the Era of Renaissance, 2nde édition, Bâle: New York: Karger, 1982, p. 120. 90 Ibidem. 91 Paracelse, La grande astronomie ou la philosophie des vrais sages, Philosophia Sagax, présentation et traduction par P. Deghaye, Paris: Dervy, 2000, p. 273. Die Seel steht für sich selbst. 87 2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE 41 Il semble donc hors de doute que l’âme fasse l’objet, dans l’anthropologie spirituelle de Paracelse, d’une localisation exacte: elle réside dans le cœur, centre du corps de de l’homme, qui est, dit Paracelse, son siège et son trône (Sitz und Stuhl der Seel 92 ) . Plus loin dans le même texte, on retrouve une affirmation tout aussi nette: L’âme est établie dans le cœur de l’homme et la vie dont elle est la source ne se divise pas 93 . Paracelse continue, en faisant allusion au procès de purification par lequel doit passer l’âme - et donc le cœur - , afin de retrouver Dieu, dont elle provient. Comme les choix lexicaux du traducteur s’écartent souvent de l’original allemand, nous préféerons préciser, dans le corps du texte, les notions paracelsiennes que traduisent, tour à tour, les mots français âme et cœur : Pour que l’homme aime Dieu de tout son cœur (von ganzem Herzen), il faut que tout ce qui est ennemi de Dieu, ait disparu. L’âme (Seel ) doit être purgée de tout ce qui n’est pas Dieu. Elle doit être pure, sans la moindre tache. Quand le cœur (Seel ) est entièrement purifié en son fond et dans ses forces actives, l’homme est ce qu’il doit être. Son âme est débarrassée de tout ce qui n’est pas elle. Son corps nouveau est épanoui par la vie en Dieu. Il est roi et son cœur (Herz ) est dans la main de Dieu. En vérité, c’est ce cœur (Herz ) qui est roi. L’homme qui le possède, est devenu parfait comme notre Père céleste est parfait. Les cœurs impurs (befleckte Herzen) ne sont pas dans la main de Dieu94 . Dans la Philosophia sagax, comme on le voit d’après ce dernier passage, le discours de Paracelse s’infléchit souvent vers la mystique. Mais en développant cet aspect de sa pensée - un aspect qui a été sans doute de par trop négligée par la critique Paracelse n’en raisonne pas moins en médecin: notions d’ordre physiologique, considérations d’ordre religieux, échos scripturaires se mélangent ainsi dans un langage qui fait fusionner les savoirs de son époque, et qui fait souvent recours à l’expression Nach diesem merket nun vom Sitz und Stuhl der Seel, nämlich, dass sie mitten im Menschen, im Herzen, sitzt unde verzehert die in ihn gegebenen Geiste, die Gutes und Böses wissen, und sitzt in Menschen an der Statt, da das Leben ist, von dem die Schrift sagt: aus ganzen deinem Herzen sollst du Gott lieben. Ursach: die Seel sittz im Menschen und hat ihren Sitz im Herzen (318). 92 318. 93 Ibidem. So also sitzt die Seel im Herzen, dass ihr da keine Hand noch Fuss abgehauen wird, sondern allein das ganze Leben genommen werden müste (319). 94 Ibidem. Wenn nun die Liebe zu Gott von ganzem Herzen gehen soll, so muss da alle Widerwärtigkeit zu Gott von der Seel weichen, und was nicht göttlich ist, das muss hinweg, damit die Seel gar rein sei und von anderem allen unbefleckt, auch von allen andern gar gesondert, pur und lauter, ganz rein an sich selbst. Das ist jetz ein Mensch, wie er sein soll, wenn die Seel in ihm ohn Makel ist; die ist in allen ihren Kräften und in allem ihren Gemüt rein. Denn ist die Seel ganz allein, der Leib neu in Gott, wie ein König, dess’ Herz in Gottes Hand steht. Das ist aber der König: ein solch reines Herz, das eisen vollkommenen Menschen gibt, und ist wie unser Vater, der im Himmel ist. Was aber befleckte Herzen sind, die sind nicht König; das ist, die selbigen stehen nicht in der Hand gottes (318-319). 42CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE symbolique95 . L’âme immaculée, purgée , est habitée par Dieu; le cœur de l’homme qui aime son Créateur, purifié en son fond et dans ses forces actives , devient le roi du microcosme, reflet ontologique du Seigneur de l’univers. Retenons ces images, que nous allons retrouver dans les textes postérieurs. Le cœur est donc, pour Paracelse, le siège de l’âme. Cela n’épuise guère, néanmoins, l’importance de cet organe spirituel aux yeux du médecin suisse, car c’est dans le cœur que réside pour lui également le siderische Leib, le corps sidéral ou astral , autrement dit l’enveloppe subtile, de nature ignée, assurant la jonction entre le corps et l’âme96 . Paracelse consacre plusieurs passages de sa Philosophia Sagax aux rapports entre le corps sidéral et le cœur: Die Eigenschaften, so er an sich hat, sind die : was das Herz, das das Gemüt ist, in sich hat und vermag, das ist dieser siderische Leib 97 . Deghaye traduit simplement: Le corps sidéral représente le cœur de l’homme terrestre et ses attachements98 . Dans un autre passage, Paracelse affirme: So bald das geschehen ist, fleugt der siderische Leib zu dem Gestirn in sein Begräbnis; wo aber nit, so bleibt er beim Kadaver und an dem Ort, da des selbigen Gemüt hingestanden ist, denn das Herz, das regiert ihn99 . Traduction de Deghaye: C’est seulement l’âme mortelle de l’homme qui devient visible après sa mort. Elle le restera aussi longtemps qu’elle n’aura pas été emportée dans la terre astrale. Elle apparaîtra à proximité du corps terrestre qu’elle aura animé et dans les lieux que les pensées du défunt auront hantés, car c’est le cœur de l’homme qui commande son corps sidéral100 . Voici comment l’auteur du Liber Paramirum (1575), traité qui développe les grandes lignes de la médecine paracelsienne, décrit le corps sidéral: Sur le croisement de ces différentes perspectives dans l’œuvre de Paracelse, cf. l’ouvrage de Jean-Michel Rietsch, Théorie du langage et exégèse biblique chez Paracelse (1493-1541), Bern: Peter Lang, 2002. 96 Sur la notion de corps astral chez Paracelse, cf. Walter Pagel, Paracelsus. An Introduction to Philosophical Medicine in the Era of Renaissance, éd. cit., p. 117-125. 97 Philosophia Sagax, dans Teophrastus Paracelsus Werke, Band III, Philosophische Schriften, (éd. W.-E. Peuckert, Basel-Stuttgart: Schwabe & Co. Verlag, 1967, p. 168). 98 179. 99 Philosophia Sagax, éd. cit., p. 169. 100 180. 95 2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE 43 Il est une certaine chose que l’on ne voit pas, et qui entretient et conserve en vie, non seulement nous-mêmes, mais toutes les choses universellement, qui vivent et qui sont douées de sentiment. Et cette chose provient (profluit) des astres101 . L’entité astrale (ens astrale) est donc l’odeur, le souffle ou la vapeur, et la sueur des étoiles, mêlés avec l’air 102 , qui maintient en vie le corps humain. Paracelse compare le corps sidéral au combustile, indispensable pour que le feu puisse brûler: la vie, d’origine divine, est le feu; le corps physique, d’origine terrestre, lui, est le bois: le corps astral est la propriété du bois qui permet au feu de continuer à brûler103 . Il faut retenir l’imagerie ignée utilisée par Paracelse; elle sera souvent reprise dans la littérature alchimique postérieure. Corps sidéral et divination Notons - car c’est là un thème sur lequel nous serons obligé de revenir - que l’esprit sidéral se trouve être, chez Paracelse, également l’organe de la divination, de la prophétie et de la connaissance au sens large. Ces thèmes sont tous, notons-le d’emblée, d’ascendance ficinienne. Les deux notions de spiritus et d’imaginatio étaient en effet étroiement liés, comme le fait remarquer Garin, déjà dans l’œuvre de Ficin, qui s’appuyait lui-même sur les thèses des néoplatoniciens, et notamment de Synésios, qu’il traduisait en latin. L’imagination est che Ficin l’instrument du spiritus, et c’est à elle que sont reconduits en dernière analyse toutes les sciences, ainsi que toutes les techniques et tous les arts - y compris de l’art médical104 . Paracelse systématise ces vouts de spéculations ficiniennes et les agence à l’intérieure de sa doctrine. L’esprit sidéral est l’intermédiare entre l’homme et les astres, le réceptable que les devins savent rendre disponible pour accueillir l’influence céleste qui répond à leur constellation 105 . Voici alors que Paracelse peut renommer cette enveloppe subtile, où s’impriment les forces et les connaissances émanant des astres, corps de la divination , dans lequel se dévoilent les mystères du ciel106 . Il faut prendre garde, cependant, à ne pas interpréter ces affirmations selon les catégories de l’expérience religieuse ou mystique. La divination n’est pas un phénomène surnaturel chez Paracelse, et l’expression mystères du ciel ne renvoie pas pour lui à la connaissance des choses divines: celle-ci provient de l’Esprit de Dieu (l’âme), Paracelse, Œuvres médico-chimiques ou Paradoxes. Liber Paramirum I-II, traduction de Gillot de Givry, Milan: Arché Sebastiani, reproduction de l’édition de Paris de 1913, 1975, partie I, p. 42. 102 Ibidem, p. 46. 103 Ibidem, p.42. 104 Eugenio Garin, Phantasia et imaginatio fra Ficino e Pomponazzi , p. 13-14. 105 Philosophia Sagax, éd. cit., p. 222 et suivantes. 106 Ibidem, p. 225. 101 44CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE non pas de l’esprit sidéral107 . L’esprit sidéral, lui, relève du domaine de la nature, et nous permet, par conséquent, d’accéder aux savoirs naturels: nous connaissons la nature par la lumière que l’Esprit sidéral répand dans notre esprit 108 . Paracelse insiste sur ce point qui pour lui, qui se veut médecin et naturaliste et non pas théologien109 , est manifestement de la plus haute importance: L’Esprit sidéral dispense la connaissance dans l’ordre du temporel. La lumière de la nature ne fait connaître que ce qui est l’œuvre de la nature. Elle ne saurait révéler ce qui est le propre de l’image de Dieu. Seul l’Esprit qui habite cette partie la plus noble de l’homme en est capable. C’est l’Esprit qui instruit l’homme dans l’ordre du surnaturel et qui le fait accéder à l’éternité110 . D’un certain point de vue, donc Paracelse naturalise la divination. D’ailleurs, celleci n’est pas un privilège de l’homme: tous les êtres vivants - hommes, animaux et végétaux - sont dotés d’un corps sidéral, et tous peuvent donc prophétiser. Si un paon crie de manière inhabituelle , dit Paracelse, cela présage un malheur. Lorsque le bois saigne [...], c’est parce que le germe de ce présage a été déposé en lui 111 . Par conséquent: Ne soyons pas incrédules envers les présages que nous transmettent les animaux et les plante. Ne nous en moquons pas, car c’est bien le firmament que nous les envoie, et non pas le diable ou quelque démon ou une ombre. C’est la nature qui nous dévoile l’avenir112 . Il nous reste à mentionner un dernier élément de l’anthropologie paracelsienne, étroitement lié à notre propos. Nous avons pu affirmer, textes à l’appui, que pour Paracelse le cœur est à la fois le siège de l’âme et de l’esprit sidéral, dont nous venons de décrire les caractéristiques essentielles. Ainsi, Paracelse en vient tout naturellement, dans son Opus paramirum, à rétablir l’ancien parallélisme entre le Soleil et le cœur, sur lequel nous nous sommes déjà attardé. Le cœur correspond au soleil ou, pour mieux dire, il est le soleil du microcosme. Dans la pensée analogique de Paracelse, encore plus que dans celle de Ficin, ces correspondances n’ont rien de purement allégorique, elles relevent bien au contraire de l’ontologie des choses: Ibidem, p. 90Ibidem, p. 91. 109 Cf. le passage suivant: La connaissance totale de l’homme, c’est-à-dire à la fois de l’homme animal, de l’homme astral et del’ homme image de Dieu, n’est donnée qu’à ceux qui vivent déjà en Dieu. Aucun signe ne peut en donner la clé aux autres. Pour ma part, je ne décrirai pas cette vie en Dieu. Je suis astronome, instruit par la nature. Il ne m’est donc pas permis de parler de l’Esprit de Dieu et de l’image qui l’habite. Je me bornerai à montrer comment dans l’ordre de la nature, les corps sont soumis aux astres. Je m’y appliquerai selon la lumière que j’ai reçue de la nature (ibidem, p. 89). 110 Ibidem, p. 90. 111 Ibidem, p. 227. 112 Ibidem, p. 228. 107 108 2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE 45 Le Cœur est le Soleil. Et de même que le Soleil opère dans la terre et dans lui-même, le cœur, pareillement, opère dans le corps, et lui-même aussi. Et si toutefois il n’y a pas de splendeur du Soleil, la splendeur du corps existe cependant, et c’est le cœur qui la manifeste. Car, du cœur, assez de splendeur découle vers le corps113 . Et encore: Le cœur répand (diffundit, gibt) son esprit dans tout le corps, non autrement que le soleil répand le sien parmi tous les astres et sur la terre elle-même114 . Or ce qu’il faut noter ici, c’est que Paracelse n’est pas en train de parler, sic et simpliciter, du corps (ou de l’esprit) sidéral. Ce dernier en effet se spécifie pour ainsi dire dans les principaux organes du corps humain, qui sont chacun le producteur d’un esprit sidéral particulier, distinct des autres, et contribuant . Et selon une conception qui s’apparente à celle de la mélothésie planétaire, typique de l’astrologie ancienne et médiévale, à chaque organe du corps est lié un astre particulier: Le Cœur est le Soleil [...]. De même la Lune équivaut au cerveau [...]. La rate accomplit son mouvement à la manière de Saturne [...]. Le Fiel est Mars [...]. La nature de Vénus se retrouve dans les reins [...]. Mercure est la planète semblable aux poumons [...]. La planète Jupiter est semblable au foie115 . Il s’agit là, comme on le disait, d’une reformulation de l’idée ancienne de la mélothésie planétaire, mais entraînant des changements profonds: si avant on associait les planètes à des parties du corps, selon une distribution anatomique, ici c’est la physiologie du corps humain, représentée selon le modèle des sept membres et de l’esprit que chacun de ceux-ci dégage, qui fait l’objet d’un rapprochement analogique avec les astres du systèmes solaire. Ce qu’il faut retenir, c’est que le cœur, chez Paracelse, n’est pas seulement le siège de l’esprit sidéral, mais aussi de sa spécification cardiaque et solaire . De même, l’esprit sidéral est véhiculé par d’autres organes, chacun desquels est en correspondance avec une planète donnée. La Lune, par exemple, correspond à l’esprit sidéral tel qu’il est reçu et répandu par le cerveau; autrement dit, si l’on suit les principes de la médecine de Galien, elle est le symbole de l’esprit psychique ( ˜ ), en˜ ) provenant, lui, du cœur116 . gendré dans le cerveau par l’esprit vital ( ˜ Ainsi, le binôme galénien esprit vital/esprit psychique trouve une correspondance presque exacte, au sein de la physiologie paracelsienne, dans la polarité Solei/Lune. Liber paramirum, éd. cit., partie I, p. 87. Ibidem, p. 89. 115 Ibidem, p. 87-88. 116 Cf. p. 9. 113 114 46CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE Valentin Weigel, Philippe Melanchthon, Michel Servet Le courant paracelsien va s’emparer des notions que nous venons de passer en revue concerant l’esprit sidéral et ses rapports avec le cœur. C’est à ce moment que la notion en question, envisagée dans un premier temps uniquement sous l’angle anthropologique et médical, s’allie aux préoccupations religieuses propres aux protestantisme et donne lieu à un paradigme mystique destiné à durer des siècles durant. L’idée d’une localisation du siderische Leib dans le cœur va être bientôt reprise par Valent Weigel (1533-1588), pasteur luthérien, mystique et théosophe contemporain de Dorn117 . Lui aussi, tout comme Dorn, était féru de paracelsisme. Selon Bernard Gorceix, Weigel décalque avec minutie le tableau paracelsien de l’homme 118 . On est par conséquent pas étonné de voir que le pasteur reprend de Paracelse le motif anthropologique que l’on est en train d’examiner: Weigel, dit Kämmerer, établit [. . . ] une corrélation entre les planètes et les organes du corps humain; dans ce contexte, le cœur apparaît comme le siège du spiritus syderei 119 . Jusqu’ici, rien de bien étonnant. Weigel est lecteur de Paracelse, et décalque , selon Gorceix, la théorie anthropologique de ce dernier. Mais en plus d’être lecteur de Paracelse, Weigel est profondément engagé dans l’esprit de la réforme protestante, et connaît bien les œuvres fondatrices de celle-ci. Il est donc aussi, manifestement, lecteur de Philippe Melanchthon (1497-1560), disciple de Martin Luther et théologien de la Réforme, et de et de Michel Servet (1511-1553). Au sein de la littérature prostestante de l’époque, comme nous allons le voir, on avait déjà assisté à l’utilisation de catégories médicales provenant de la tradition de Galien et de Ficin dans un contexte théologique. Voici un premier exemple de ce phénomène. Dans son Commentarius de Anima (1540-1553), à l’intérieur d’une courte section intitulée L’esprit est une vapeur subtile produite par la puissance du cœur à partir du sang , Melanchthon commente les remarques de Galien au sujet du ˜ , et dit: Galien dit, au sujet de l’âme de l’homme, que soit ces esprits sont l’âme, soit ils Sur Weigel, le lecteur peut consulter Bernard Gorceix, La mystique de Valentin Weigel (15331588) et les origines de la théosophie allemande, thèse présentée devant l’Université de Paris IV le 30 janvier 1971, Lille: Service de reproduction de thèses; Andrew Weeks, Valentin Weigel (1533-1588): German, Religious Dissenter, Speculative Theorist, and Advocate of Tolerance, Ner York, SUNY, 2000; Alexandre Koyré, Mystiques, spirituels et alchimistes du XVIIe siècle allemand, Paris: Gallimard, 1971, p. 131-184; Antoine Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, Paris: Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1996, vol. II, p. 102-115. 118 Bernard Gorceix, La mystique de Valentin Weigel, p. 179. 119 E. W. Kämmerer, « Problèmes du corps, de l’âme et de l’esprit chez Paracelse et chez quelques auteurs du XVIIe siècle, dans Paracelse, Paris: Albin Michel, collection « Les Cahiers de l’Hermétisme », 1980, p. 171. 117 2.2. AGRIPPA ET PARACELSE LECTEURS DE MARSILE 47 sont l’instrument immédiat de l’âme. Ceci est assurément vrai. Et [les esprits vitaux et animaux] dépassent la lumière du soleil et de toutes les étoiles de par leur lumière; et - ce qui est encore plus admirable- chez les hommes pieux l’esprit divin lui-même est mêlé à ces mêmes esprits, et il les rend encore plus brillants de lumière divine, de sorte que leur connaissance de Dieu puisse être plus claire, leur ascension vers Lui plus résolue, leurs sentiments envers Lui plus ardents. Inversément, lorsque les démons occupent le cœur, ils troublent l’esprit dans le cœur et dans le cerveau, ils empêchent le jugement et provoquent la folie manifeste, et guident le cœur et les autres membres aux mouvements les plus cruels; comme quand Médée tua ses enfants, ou lorsque Judas se tua. Considérons donc notre nature et dirigeons-la de manière diligente; et prions le Fils de Dieu afin qu’Il détourne de nous les démons, et pour qu’il verse l’esprit divin dans notre esprit120 . Ici Melanchthon s’appuie manifestement sur la polysémie du latin spiritus pour établir un parallèle entre la dimension anthropologique et la dimension spirituelle de l’être humain. Après tout, comme le fait remarquer Walker, le spiritus de l’anthropologie galenico-ficinienne et le Spiritus Sanctus de la théologie catholique, bien qu’ils appartiennent à des domaines ontologiques bien éloignés entre eux, ont ceci en commun de jouer un rôle de médiateur: le premier entre l’âme et le corps, le deuxième entre Dieu et l’homme121 . Quant à Michel Servet (1511-1553), l’année même de la deuxième édition du traité de Melanchthon, publie son De Mysterio Trinitatis, où il expose des conceptions très semblables à celles dont témoigne le passage que nous venons de lrie: les esprits vitaux sont le produit de l’union entre le sang provevant du cœur et l’air que l’on respire, mais ils sont tout aussi bien le spiraculum vitae insufflé par Dieu en Adam122 . De même que le régénéré inhale le souffle du Christ (halitus Christi), qui rend ses esprit animaux lumineux, il peut respirer le Diable (spiritus nequam), qui occupe alors ses ventricules et permet aux mauvais esprits d’occuper son âme123 . Servetus fut brûlé vif pour hérésie cette année même, le 27 octobre, sur ordre du Grand Conseil de Genève. Sa vision de la Trinité, décrite comme « chien des Enfers à trois têtes, signe de l’Antéchrist », n’était en effet pas pour plaire à son ennemi Jean Calvin. Il faut remarquer que Servet, avant de devenir le grand théologien - et hérétique, pour sa malchance - que l’on connaît, avait fait des études poussées de médecine à Paris et à Vienne. Il a donc une connaissance détaillée des sources médicales grecques, et derrière ses paroles il est aisé de reconnaître un intertexte galénien. Revenons maintant à notre pasteur de Hayn. Au sujet de la conception weigelienne du spiritus syderei, Gorceix dit: Cité in Daniel P. Walker, art. cit., p. 228. Ibidem, p. 229. 122 Ibidem, p. 232. 123 Ibidem. 120 121 48CAPITOLO 2. LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DU CŒUR À LA RENAISSANCE [Weigel] ne manque pas l’occasion de célébrer cette science astrale qu’il appelle, comme son maître [Paracelse], l’astronomie. Cet esprit qui constitue le seconde moitié de l’homme mortel et qui lui apporte toutes les connaissances et tous les arts dont il a beson ici-bas porte plusieurs noms: il est l’esprit sidéral, Spiritus Sydereus (parce qu’il nous provient des astres), le génie dont la naissance accompagne la nôtre (genius quod nobiscum nascitur ), l’Esprit cabalistique (Spiritus gabalis), parce qu’il est la source du noble art cabalistique, d’une sagesse qui “peut tout accomplir sans l’aide d’instruments ou de membres extérieurs. Il possède en effet, en lui, dans son “corps insivible et étoilé” tous les astres, le firmament tout entier. Il est uni à l’astre comme la blancheur à la neige, au corps élémentaire comme homme à femme124 . Mais Weigel ne fait pas que reprendre Paracelse. Contrairement à son maître, en effet, il est d’abord théologien - et théologien protestant. En tant que tel il introduit, au sein de l’anthropologie paracelsienne, une dimension éthique et spiritualisante qui était absente de son modèle, et il le fait en s’appuyant sur les sources que l’on vient d’examiner. Ainsi, c’est sans doute pour la première fois chez Weigel que l’esprit sidéral, auparavant considéré, chez Ficin et Paracelse, comme un simple donné anthropologicomédical, commence à se teinter de connotations sinon ouvertement négatives, au moins éthiquement ambivalentes. Gorceix continue, en se référant toujours à la notion de spiritus syderei telle qu’on la retrouve chez Weigel: Cependant nous devons en connaître les limites. Dieu ne l’a pas donné à l’homme que parce que parce qu’Adam n’a pu respecter au Paradis le commandement divin. Adam dut se soumettre aux astres, alors qu’il vivait de manière angélique avant la chute. Ceux qui vivent dans la nouvelle naissance ne sont plus soumis aux injonctions de l’esprit astral125 . 124 125 Bernard Gorceix, La mystique de Valentin Weigel, p. 179. Ibidem, p 180. Capitolo 3 Alchimie spirituelle et proto-théosophie Les notions de spiritus siderei franchit bientôt le seuil de la philosophie néoplatonisante de Ficin, de la magie spéculative d’Agrippa et de la médecine paracelsienne pour entrer dans l’univers de l’alchimie spirituelle de la Renaissance et des premiers théosophes de langue allemande. À l’intérieur de ces deux domaines - tous les deux, il faut souligner, profondément imprégnés de paracelsisme - se déploie un discours à la fois spéculatif et mystique, axé sur les notions fondamentales d’analogie, de chute et de transmutation: l’univers naturel est affecté par une processus de corruption qui se manifeste à chacun de ses niveaux: minéral, végétal, humain. En s’adonnant dans son cabinet - de même que dans son for intérieur - à sa tâche transmutatrice, l’alchimiste imite un processus tout aussi naturel, tout aussi inscrit dans l’ontologie de l’univers sensible: celui qui mène la nature de cet état de corruption vers une perfection autonome, indépendante, vers une fantastique glorification 1 . Dans ce système conceptuel, la notion de corps spirituel est de la plus haute importance. Bernard Gorceix dit, en parlant des textes alchimiques allemands qu’il présente à ses lecteurs: Nous avons perdu la notion de corps spirituel, que Paul connaissait et que Bonaventure illustrait. Elle est fondamentale dans toute l’histoire de l’alchimie. Plus affirmé est le souci, dans les textes que nous présentons, plus net que dans le discours religieux traditionnel, de décrire, de célébrer, de préciser mois la spiritualisation du matériel qu’au contraire la matérialisation du spirituel. Ce qui importe en effet à nos labourants, c’est moins [...] la pénétration entière du monde par l’esprit, la totale transparence du réel, que l’assimilation d’un corps par ce même esprit vivificateur, que la réalité corporelle, matérielle de l’énergie spirituelle. Le grand mouvement qui anime la création ne conduit 1 Bernard Gorceix, Alchimie. Textes alchimiques allemands, Paris: Fayard, 1980, p. 37. 49 50 CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE plus tellement [...] d’une nature matérielle et coupable à un univers pur et ethéré, exclusivement spirituel [...]. Ce qui les préoccupe éminemment, c’est la concentration dudit mouvement en une substance aérienne, à la fois corporelle et spirituelle, en une union du corps et de l’esprit, qui forme la substance de la pierre2 . 3.1 Gérard Dorn et l’échelle des éléments C’est le médecin belge Gérard Dorn (environ 1530-1535 - après 1584), dont les œuvres éveillèrent l’intérêt de Jung et ensuite de son élève Marie-Louise von Franz3 , et que l’on considère comme l’un des pères de la théosophie alchimisante chrétienne 4 , qui nous offre une des premières attestations d’une symbolique cardiaque élaborée, en passe de se métamorphoser en mystique du cœur. Dans son De natura lucis philosophicae ex Genesi desumpta, publié en 1583, Dorn affirme : Tout d’abord il faut transmuer la terre de ton corps en eau; cela signifie qu’il faut que ton cœur, qui est dur comme la pierre, matériel et paresseux, soit rendu souple et vigilant pour arriver plus tôt à la connaissance de son Dieu, et à la connaissance de soi-même. De cette manière, les images de l’esprit et les visions s’imprimeront en lui comme s’impriment les caractères d’un sceau sur la cire. Ensuite, il faut que cette liquéfaction, se transforme en air, ce qui veut dire, qu’il faut que ton cœur contrit et humilié, s’élève vers le Créateur, comme la vapeur qui tend toujours à monter vers le ciel; ensuite, il faut demander enfin dans tes prières, que ton esprit soit ouvert aux clartés célestes, afin de mieux comprendre les desseins de Dieu. Puis, que de cet air soit fait un feu, c’est-à-dire que tout désir de ton cœur, maintenant sublimé, soit converti en amour [. . . ]. Tu possèdes maintenant, ami lecteur, la clef de la philosophie méditative5 . Passage manifestement influcé par le De vita de Ficin (cf. supra). Dans le développement de son discours alchimique, Dorn résume ainsi les étapes essentielles de sa « Philosophie méditative » : Le premier degré de l’ascension vers les choses célestes est le zèle ardent de la foi, car ce zèle dispose le cœur de l’homme à la dissolution en eau. Le second degré est la connaissance de Dieu par la foi, grâce à laquelle un cœur contrit est élevé en vue de la montée vers l’air, c’est-à-dire vers l’espérance d’une vie meilleure. Le troisième degré est l’amour provenant de la connaissance de Dieu Ibidem. Marie-Louise von Franz, Active Imagination and Alchemy, Zurich, 1978. 4 Voir L. Thorndike, HMES, vol. V, p. 630-635; Jean-François Marque, Philosophie et alchimie chez Gerhard Dorn , dans Alchimie et philosophie à la Renaissance, Actes du colloque international de Tours, 4-7 décembre 1991 réunis sous la dir. de Jean-Claude Margolin et Sylvain Matton Publication Paris: J. Vrin, 1993, p. 215-221; et l’entrée Dorn, Gérard de Frank Greiner in DGWE, p. 320-321. 5 Cit. in Paul Chacornac, Grandeur et adversité de Jean Trithème, Paris: Éditions Traditionnelles, 1963, p. 125-126. 2 3 3.2. LA KABBALE CHIMIQUE (1606) DE FRANCISCUS KIESER 51 par la foi et par l’espérance, en disposant à l’amour et à la charité notre cœur devenu aérien, le disposant aussi à un embrasement igné du désir par le moyen de la similitude de l’union avec Dieu. Le quatrième degré est la répétition de différents exercices spirituels, au moyen desquels l’amour conçu, grâce à un soin assidu et continuel, grâce à des contemplations fréquentes, à des oraisons, cet amour est réchauffé en vue d’augmenter la foi l’espérance l’amour déjà conçu, tandis que le cœur, occupé des choses célestes, est pour ainsi dire en union avec elles6 . On voit que dans l’échelle mystique proposée par Dorn, l’alchimiste doit faire passer son cœur à travers le quaternaire des éléments. Le cœur, de terrien qu’il était, moyennant une série d’opérations transmutatrices, devient d’abord aquatique, puis aérien, ensuite igné, pour atteindre enfin à l’union avec les choses éternelles. Il est important de souligner que cette transmutation élémentale n’a rien de purement symbolique. Il y a là au contraire une dimension opérationnelle bien précise, car Dorn fait explicitement allusions à des exercices spirituels visant à permettre l’union du cœur avec les réalités célestes et surnaturelles. Mais que signifie au juste le mot cœur , dans ce contexte ? S’il est certes possible de ne voir là qu’une simple variante terminologique, courante en latin, du mot « esprit », nous proposons cependant une autre interprétation: nous suggérons en effet que cette insistance sur le cœur trouve sa raison d’être dans l’arrière-plan scientifique paracelsien qui sous-tend l’œuvre de Dorn. On sait que ce dernier, pendant son séjour à Bâle entre 1568 et 1578, avait traduit plusieurs écrits paracelsiens en latin. L’année même de la rédaction de son De natura lucis, il avait écrit un commentaire au De vita longa de Paracelse (1583), et son Dictionarium Théophrasti Paracelsi date de l’année suivante (1584). 3.2 La Kabbale chimique (1606) de Franciscus Kieser Des notions tout aussi paracelsiennes se retrouvent sans peine dans un texte publié à Mulhouse en 1606 par un auteur peu connu: la Kabbale chimique (Cabala Chymica) de Franciscus Kieser, se proposant d’exposer au lecteur l’arcane suprême de l’art alchimique ainsi que le fondement de toutes choses, naturelles et surnaturelles 7 . Notons que selon Kieser cette révélation est devenue possible grâce au travail de Paracelse, car avant sa venue l’alchimie était plongée dans les ténèbres de l’incompréhension: malgré l’existence dans ce domaine de quelques ouvrages, personne en effet ne pouvait tirer profit de ce qui était pour ainsi dire un trésor enfoui, et personne ne 6 7 Ibidem, p. 129-130. Bernard Gorceix, Alchimie, p. 185. 52 CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE pouvait le comprendre. Jusqu’aux temps de l’excellent Paracelse, on n’en connaissait pas plus l’usage: c’est Paracelse qui le premier en fit une application médicinale, afin de remédier aux faiblesses humaines 8 . Dans l’introduction de son court ouvrage, Kieser fait l’éloge de l’homme, microcosme résumant l’univers et la trame des puissances que ce dernier renferme: L’homme est le petit monde, non seulement de par sa forme et sa substance corporelle, mais aussi de par l’ensemble de ses énergies et de ses capacités, au même titre que le grand monde. Voilà pourquoi il prend le nom de microcosme . Cela signifie qu’il abrite toutes les révolutions célestes, la nature terrestre, les qualités acqueuses, l’essence aérienne, qu’il contient la nature de tous les fruits de la terre, de tous les minerais, la nature des eaux, toutes les constellations et les quatre vents de ce monde. Il n’est donc rien sur terre dont l’homme ne possède la nature et l’énergie9 . Le traité de Kieser est un abrégé de cosmogonie, de cosmologie et d’anthopologie hermético-paracelsiennes aux vastes ambitions. L’auteur y décrit entre autres, de manière succinte mais efficace, le processus de la création du monde. Celle-ci s’est effectuée grâce à la lumière de la kabbale , c’est-à-dire de la nature, comme l’appelle Théophraste Paracelse , à savoir à l’esprit sidéral qui se propage dans toutes les créatures: Croissez et multipliez-vous! . Ces paroles aussitôt prononcées, le feu invisible se mit à dominer, à régner [...]. Ce feu incita la nature à accomplir les opérations implantées en elle [...]. Dès que ces paroles élevées eurent été prononcées, ce feu indestructible et vivifiant pénétra la cœur de la nature, pour y exercer une impression [...]. Alors le mouvement se déclencha, une force attractive fut incorporée au ciel, au firmament, à l’astre sidéral, et l’énergie vivifiante qui permet la reproduction s’avança réellement en toutes créatures10 . Ayant d’abord pénétré dans les astres, cette lumière, ce feu primordial donneur de vie y engendre des forces que Kieser appelle semences du firmament . Celles-ci pénétrent à leur tour dans la terre, en se déposant dans les êtres vivants: Lorsque de tels rayons se projettent sur la terre, les esprits grossiers qui proviennent de la semence du firmament restent en terre et sur la terre, et toutes sortes de plantes en jaillissent. Une partie tombe sur les animaux, et elle est la source de toutes sortes de maladies. Mais elle se purge en traversant la terre, comme un esprit corporel traverse les murs. Alors elle parvient au but et au centre, entendons au cœur de la terre, qui s’en trouve maintenue et renforcée. C’est que le centre est supérieur à la circonférence, la circonférence, elle, provient du cercle, toute son énergie se concentre en ce centre, et l’énergie de ce centre se distribue ensuite dans la circonférence. Regarde l’homme: c’est en son milieu que reposent l’âme, l’esprit, l’être mental, l’énergie et le mouvement. De Ibidem, p. 194. Ibidem, p. 186. 10 Ibidem, p. 196. 8 9 3.2. LA KABBALE CHIMIQUE (1606) DE FRANCISCUS KIESER 53 même, c’est au milieu de la semence de la plante que se trouvent le feu secret et le nombre qui permet la reproduction11 . Kieser en vient enfin à traiter la question, fondamentale pour son propos, de la nature de la pierre philosophale et de la technique permettant de la réaliser. Ce qu’il dit à ce sujet ne peut être compris qu’en tenant compte des passages cités précédemment. Tout d’abord, sa définition de la pierre des philosophes rappelle de près celle qu’il avait donnée de l’être humain au début de son ouvrage: La pierre philosophale est un microcosme, le fruit de la régénération, dans lequel l’être parfait de l’astre supérieur et inférieur s’est déposé en un centre, en un milieu. D’une part en effet, la pierre est extraite du centre suprême et vivifiant du ciel, qui est sa lumière supra-céleste et son feu intangible [...]. D’autre part, elle est extraite du centre inférieur de la terre, le plus transparent qui soit, d’une pureté parfaite12 . On est en droit de se demander si la pierre philosophale dont il est question ici, l’arcane suprême 13 autour duquel tourne élusivement le texte de Kieser, n’est pas tout simplement l’homme, envisagé, selon une perspective hermétisante et paracelsienne, comme la synthèse de puissances cosmiques, le nœud où se réunissent les forces d’en haut et d’en bas, le fidèle miroir du cosmos. La suite du texte n’infirme pas cette hypothèse: De ces deux centres extrêmement distants l’un de l’autre, et desquels sourdent toutes les énergies du monde, de ces centres assemblés et reliés par les moyens de l’art, par l’hermaphrodite spirituel et par le diamètre céleste, finit par être composée la pierre des Sages, qui est âme, esprit et corps14 . Âme - esprit - corps: c’est là le ternaire classique, fondamental, de l’anthropologie renaissante et baroque. L’hermaphrodite spirituel est l’homme qui a dépassé la condition mortelle et retrouvé son unité androgynique: c’est lui qui doit réunir les deux centres du monde, le supérieur et l’inférieur, le cœur du macrocosme et le cœur du microcosme, en parachevant l’œuvre de la nature et en obtenant la pierre philosophale. Ce travail, que Kieser détaille, se fait en trois phases. Il le fait d’abord que l’alchimiste résolve la matière ultime de la pierre en sa première matière: il faut que le corps apprenne à végéter , privé de l’âme et de l’esprit. Ensuite, il devra purifier le corps, l’âme et l’esprit; dégager ces trois niveaux de l’être de leurs scories et leurs ramener à leurs sources invisibles et célestes. Enfin, il devra réinsérer l’âme et l’esprit, dûment purifier, dans le corps, qui sera alors un corps régénéré, spiritualisé, divin. Ibidem, Ibidem, 13 Ibidem, 14 Ibidem, 11 12 p. p. p. p. 203. 210. 209. 210. 54 CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE Dans cette hiérarchie de l’être l’esprit, qui n’est pas le niveau supérieur, garde un rôle de la plus haute importance en tant que lien, médiateur entre l’âme et le corps. C’est la variante alchimique du thème ficien du spiritus-char de l’âme. Mais c’est aussi le legs de la notion du siderische lieb paracelsien. Dans le langage de Kieser, l’esprit correspond à l’eau intermédiaire , située entre l’eau supérieure ou ignée (l’âme en tant que reflet de la lumière divine) et l’eau inférieure, le corps, décrit poétiquement comme un centre que lorgne la forme, centre que désire la forme, centre dans lequel s’épanchent comme en une mer les effluves invisibles de toutes les eaux supérieures, pour y accéder à la constance et à la fixité 15 . De ce fait, il a un rôle providentiel de chaînon: Sans esprit, en effet, l’âme ne peut jamais harmoniser avec le corps. Aussi les impressions créatrices de vie dans la lumière et les eaux supérieures rejoignentelles d’abord les eaux intermédiaires, dont la nature est à la fois corporelle et spirituelle. Dans ces eaux est enfoui un corps spirituel [...]. Cette eau, c’est l’esprit qui la régit, l’esprit dont l’être, dont la vie et dont les puissances s’apparentent au monde supérieur et inférieur, esprit qui revêt la nature et les propriétés autant de la lumière et des eaux supérieures que des eaux élémentaires inférieures, en qualité de médiateur, d’intermédiaire et d’arbitre, esprit qui est impartial, penche de tous les côtés, peut harmoniser avec toutes les natures et endosser l’être parfait de chaque nature16 . L’âme a besoin de l’esprit, et ce dernier du corps, pour que l’œuvre divine puisse s’accomplir dans la nature. C’est tout le travail de la création qui se résume dans la structuration de l’être humain. Il ne s’agit pas, dans la perspective de l’alchimie de Kieser, de délaisser les niveaux inférieurs de l’être au profit des niveaux supérieurs, mais bien plutôt de purifier l’être dans sa totalité hierarchisée, d’écarter l’impureté des trois parties, de l’âme, de l’esprit et du corps, afin que ces trois parties recouvrent leur premier état de pureté et d’énergie 17 . 3.3 Oswal Croll et la Basilica Chymica (1609) Oswald Croll (1560 environ-1609), lui aussi disciple de Paracelse et professeur de médecine à l’Université de Marburg, auteur d’un ouvrage intitulé Basilica Chymica (1609)18 , semble s’insérer dans le même sillage lorsqu’il dit: « Le cœur de l’homme Ibidem, p. 218. Ibidem, p. 215-217. 17 Ibidem, p. 218. 18 Sur Croll et sa Basilica Chymica, cf. Allen G. Debus, The Chemical Philosophy: Paracelsian Science and Medicine in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, New York: Science History Publications, 1977, vol. 1, p. 117-126; et Chemistry, Alchemy and the New Philosophy. 1550-1770, Londres: Variorum Reprints, 1987, II, p. 188-190. 15 16 3.3. OSWAL CROLL ET LA BASILICA CHYMICA (1609) 55 est le vray Eden, & jardin de volupté du Tout-puissant 19 . Comme chez Dorn, le cœur représente le véritable temple de Dieu, qu’il faut libérer de l’emprise des quatre éléments: Dieu a creé le monde, & l’homme, afin qu’ils fussent son domicile, & qu’il habitast en eux comme en sa propre maison, ou temple, quoy que maintenant il ne puisse estre regardé, à cause de l’obscurité du poinct quaternaire: mais apres la consommation de ce siecle, qui doit estre renouvellé, du ternnaire de l’homme selon l’âme, l’esprit et le corps; alors la regeneration [...] n’aura pas moins de splendeur, que la rayonnante couleur du feu, brillant à travers un rubin ou escarboucle20 . Dans son traité, Croll traite abondamment la question du corps astral, ou sidérique . Pour lui, l’homme interne, sydérique, incorporel, & olympique n’a aucune différence d’avec le firmament, ou maison des astres, et [...] il est autant inséparable d’eux, que la rougeur du vin, la blancheur de la neige & la splendeur du soleil 21 . Nous avions déjà trouvé cette formule chez Weigel: cela correspond donc, manifestement, à un legs paracelsien. Cette substance aérienne a une vaste série de synonymes, que Croll ne dédaigne pas de révéler au lecteur: c’est le Genie de l’homme, [...] ombre visible, esprit domestique, homme ombrageux, petit homme familier des philosophes, Demon ou bon Genie, Adech interne de Paracelse, spectre lumiere de nature, Evstre prophétique en l’homme 22 . Il est évident que Croll suit les préceptes de la médecine paracelsienne; et cela est lorsque il rattache la notion dee corps sidéral à cette d’imagination, commne l’avait déjà fait son maître-à-penser23 : Outre ces noms, il s’appelle encor imagination, qu’il enclost tous les astres en soy 24 . Or l’importance du corps sidérique dans le travail de l’alchimie est évidente: l’imagination en effet, dit Croll en suivant un des préceptes fondamentaux de la magie naturelle médiévale et renaissante, est comme la porte, la fontaine, & le commencement de toutes les operations magiques 25 . Elle engendre des corps visibles, est à l’origine des maladies, et peut être employée comme remède, selon une approche thérapeutique qui ne dénie pas l’importance de la foi et des prières - en tant que Oswald Croll, La royalle chymie de Crollius, partie 2, traduitte en françois, par J. Marcel de Boulen, Lyon: Drobet, 1624, p. 149. 20 Ibidem. 21 Ibidem, p. 74. 22 Ibidem, p. 75. 23 Sur les rapports entre corps astral et imagination chez Paracelse, cf. Walter Pagel, Paracelsus. An Introduction to Philosophical Medicine in the Era of Renaissance, éd. cit., p. 121 et suivantes 24 Ibidem. 25 Ibidem, p. 76. 19 56 CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE précisément véhicules de l’imagination, et par conséquent de l’esprit sidéral, dans le traitement des pathologies 26 . Comme l’esprit sidéral est fait de la mêmte substance astrale que les étoiles et les planètes, l’homme peut avoir par son biais une connaissance de toutes les connaissances cachées dans les astres du firmament , à savoir des connaissances universelles. L’organe qui lui permet d’accéder à cette connaissance est précisément l’imagination, ou vraye Gabalie (cabale)27 . L’imagination, faculté maîtrisse dans la pensée magique de la Renaissance où elle était étroitement associée, depuis Ficin, à la doctrine du spiritus 28 , est capable de mettre en contact l’humain avec le divin: cela se fait à travers l’oraison mentale, la foi et la force de l’imagination, capable de transmuer toute chose: En fin tout l’affaire ne consiste qu’à la vraye & religieuse adoration divine, accompagnée de douceur et saincteté, comme sçavent fort bien les sages: car à la verité je ne fais point de doubte que l’intellect, ou ame intellectuelle ne soit conjoincte aux intelligences par la faveur de son intention, estant dressée avec une craint e filiale accompagnée de ferveur et de devotion: d’autant que l’oraison intrne ou mentale, sortie d’un cœur sincere & net, elle est continuée par une saincte ardeur, unit & conjoinct l’âme avec Dieu, par le moyen duquel il void & cognoist toutes choses29 . Plus loin dans son traité, Croll revient sur l’efficace thérapeutique de la foi, de la prière et de l’imagination et affirme: En fin, la force de l’esprit sidérique est si grande, & si puissante au corps, que tout ce qu’il s’imagine, ou songe, est incontinent elevé par le corps; ce que nous voyons à ceux qui marchent la nuict [i.e. les somnambules]. N’est-il pas vray qu’il n’y a rien d’impossible aux fidelles? parce que la foy asseure tout ce qui est incertain, & Dieu ne peut estre vaincu que par la foi: donques celuy qui croid en Dieu, opere par le moyen de Dieu, d’autant qu’en Dieu toutes choses sont possibles; de rechercher comme cela se fait, il ne se peut: car la foy est l’ouvrage, mais l’ouvrage de celuy auquel on croid. Les pensées surmontent les operations des astres, & des elemens: car quand nous pensons, & adioustons foy à nos pensées, alors la foy donne la derniere polissure à l’ouvrage, & ne se peut rien faire sans la foy; d’autant que la foy donne l’imagination, l’imagination donne l’astre, & l’astre (à raison du mariage qu’il a avec l’imagination) donne l’effect, ou l’ouvrage. Ajouter foy à la médecine, c’est donner l’esprit à la medecine, l’esprit donne la cognoissance de la medicine [sic], & la medecine donne la santé: de là s’ensuit que le Medecin sort de la foy, & en tant qu’il croid, l’esprit de la medecine, ou astre naturel de l’advance, & luy preste faveur; d’où arrive que souvent par la foy de l’imagination l’homme fait des choses que les meilleurs Medecins avec leurs medicamens ne peuvent faire (ibidem, p. 174-175. C’est nous qui soulignons). Croll détaille les rapports entre imagination et inlfuence des astres dans les pages suivantes (cf. p. 175-176). 27 Ibidem, p. 81. 28 Cf. D.P Walker, Spiritual and demonic magic from Ficino to Campanella, Londres: Warburg Institute : University of London Leiden : E. J. Brill, 1958; Phantasia-imaginatio, V colloquio internazionale del Lessico Internazionale Europeo, Roma 9-11 gennaio 1986, atti a cura di Marta Fattori e Massimo Bianchi, Rome: Edizioni dell’Ateneo, 1988 (en particulier l’article d’Eugenio Garin Phantasia e imaginatio fra Marsilio Ficino e Pietro Pomponazzi ); Guido Giglioni, Immaginazione e malattia. Saggio du Jan Baptiste van Helmont, Milan: Franco Angeli, 2000. 29 Ibidem, p. 82 26 3.3. OSWAL CROLL ET LA BASILICA CHYMICA (1609) 57 Dans cette perspective, la localisation de l’esprit sidérique devient de la plus haute importance. Croll en parle dans le chapitre consacré au lieu où se trouve cachée la vraie médecine : En tous les ordres de choses contenuës & entretenuës au sein des elements, c’est à dire aux trois familles vegetables, animales & minerales, [....] se treuve cachée cette vraye et specifique medecine, propre pour contrecarrer les maladies materielles, laquelle [...] ne consiste pas aux nuës externes, & superficielles, qualitez [...] veu que c’est une certaine vertue specifique et propre, enclose dans les semences, entrée neantmoins par le souverain createur, & mise dans le centre de toutes les choses30 . Le but de l’art chimique, on ne s’en étonnera pas, est pour Croll précisément la délivrance de cette vertue . Cette délivrane est la condition sine qua non à toute opération médicale, mais sa nature foncièrement religiueuse peut difficilement passer inaperçue: elle se révèle lorsque Croll affirme, en célébrant les louanges de son maître, Paracelse: L’unique Paracelse [...] a escrit des secrets de la nature, & des miracles de Dieu, c’est à dire de la maniere de treuver le Verbe de Dieu incarné aux creatures, lequel est la vraye medecine & seul baston de nostre vie31 Paracelse est magnifié par Croll en tant que premier médecin ayant décrit de manière exacte l’homme astral et son fonctionnement: Paracelse, digne d’eternelle memoire, la science duqeul personne n’a encor peu surmonter, voie mesme atteindre, c’est pourquoy il merite d’estre qualifié vray monarque des medecins & premier des Philosophes naturels, se pouvant seul venter d’avoir mieux escrit de l’homme astral, & de ses offices creés par la main divine, que personne d’autre depuis le temps de Noël32 . Il est important de comprendre que s’il y a une mystique du centre, chez Croll, elle se fonde sur un postulat hermétique et paracelsien qui est sous-jacent à toute philosophie médicale et chimique : l’idée d’une analogie structurelle reliant les différents ordres de la réalité naturelle. L’homme n’est pas dissemblable des animaux, certes, mais il est tout aussi bien apparanté avec les végétaux, et même avec les minéraux. L’esprit de l’homme n’est autre chose que l’énergie qui engendre l’or: [Les alchimistes] sont asseurés, que le mesme esprit mineral qui produit l’or dans les entrailles de la terre, se retreuve encor en l’homme, si bien que cest esprit en l’or est de mesme avec l’esprit generant de toutes les creatures, & est la mesme & unique nature generative diffuse & dilatée en toutes choses33 . Ibidem, Ibidem, 32 Ibidem, 33 Ibidem, 30 31 p. p. p. p. 85. 96. 140. 116. 58 CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE Ce qui permet à Croll de renouer avec les devises d’un des grands classiques de l’alchimie médiévale, le Testament de Morien, où l’identité de la pierre et de l’homme est affirmé sans équivoque: Ainsi ce grand philosophe Chymique Morienes interrogé par le Roy Calid, touchant la matiere de l’Elixir, respondit, c’est toy-mesme qui es la matiere, & miniere de cest Elixir, ô Roy 34 . Voici donc que son alchimie spirituelle, établie sur les fondements solides de l’anthropologie médicale de Paracelse, aboutit à une véritable mystique du cœur. Dans des pages consacrées à l’indissociabilité de philosophie naturelle et théologie, de savoir opérationnel - d’ordre alchimico-médical - et sagesse, le discours de Croll atteint des sommets remarquables d’intensité religieuse: Ces grands personnages [les apôtres et les prophètes] ont tous butté là, que (suivant la volonté divine) l’esprit des lecteurs assisté de la grace celeste, garrotté neantmoins encor au ioug de l’enfer de cette miserable vie, apres une serieuse cognoissance & deploration de nostre cheute, par la frequente contemplation des choses divines, & par l’abnegation de soy-mesme pour l’amour de JesusChrist, ayant jetté & mis derriere soy la vanité des ombres) peut descouvrir ce grand thresor, qui est ensevely en soy-mesme: de peut que se negligeans, & toutes choses avec le reste des miserables mortels (ne prenant pas mesme garde, que Dieu est dans eux-mesmes) ils cherchassent ailleurs ce qu’ils treuvent enclos dans leur interieur, mandiant parmy les livres, & chez les mortels, precepteurs, avec une peine & travail indicible, le thresor qu’ils treuveroient chez eux, si avecle royal Psalmiste psl. 40 ils vouloient mourir en eux-mesmes, ayant supprimé l’appetit brutal de l’homme, lequel n’est autre chose que terre, et parmy leur loisir, ils vouloient attendre leur Seigneur dans son sainct temple, qui est l’abyme de nostre cœur, ou le lieu plus secret de nostre ame au pseaume 5 parlant neantmoins en nous par son saint Esprit, lequel ne dedaigne pas de faire toutes choses en nous, iusques à illuminer nostre entendement, d’où depend le salut de tous les hommes, seul object & fin de la philosophie cabalystique35 . L’élan mystique de Croll, se déployant dans une prose fondée sur la coordination, débouche sur une exaltation du cœur comme point de rencontre entre le divin et l’humain. Le passage est celui que nous avons déjà cité: Le cœur de l’homme est le vray Eden, & jardin de volupté du Tout-puissant, parce que Dieu a creé le monde, & l’homme, afin qu’ils fussent son domicile, & qu’il habitast en eux comme en sa propre maison, ou temple, quoy que maintenant il ne puisse estre regardé, à cause de l’obscurité du poinct quaternaire: mais apres la consommation de ce siecle, qui doit estre renouvellé, du ternnaire de l’homme selon l’âme, l’esprit et le corps; alors la regeneration [...] n’aura pas moins de splendeur, que la rayonnante couleur du feu, brillant à travers un rubin ou escarboucle36 . Enfin, Croll en vient à la question de la pierre philosophale, qui coïncide, dans son langage avec la médecine universelle . Ce médicament est une quintessence , nous dit Ibidem, p. 117. Ibidem, p. 147-148. 36 Ibidem, p. 149. 34 35 3.3. OSWAL CROLL ET LA BASILICA CHYMICA (1609) 59 Croll, qui le qualifie également de vraye fontaine de Medecine , laquelle permettrait d’obtenir la conservation de la vie, la restauration de la santé, avec la renovation de la jeunesse ja perduë 37 . Que celle de Croll soit une médecine de l’esprit , au sens que Ficin aurait donné à ce terme, à savoir une médecine qui considère la manipulation du corps sidéral comme le pivot de son art thérapeutique, cela ressort de manière évidente du texte même de la Basylica Chymica. Quoique Croll, dans le chapitre consacré à l’ Unique & très-grande Medecine des anciens Philosophes , use d’un langage élusif et accumule des déclarations sur l’ineffabilité de la médecine, le sens de ses propos se laisse assez clairement cerner: Cette chose est de mesme eu esgard aux quatre qualitez [sec, humide, chaleur, froid] que l’incorruptibilité du Ciel: quant aux quatre elements, le tres-haut a creé cette quint’essence, racine de la vie, en la nature pour la conservation des quatre qualitez du corps humain, de mesme que le Ciel pour la conservation de tout l’univers: le feu celeste qui ne brule point est l’ame et la vie de toutes le creatures, & le subjet auquel [...] est en ce lieu icy concentrée en ce seul feu Theatre de tous les secrets de la lumiere naturelle, miroir des mystes divins, miracle de toute la nature universelle: la quint’essence de cette vaste machine: tout le monde regeneré, auquel tout le thresor de la nature est caché; subjst & instrument de toutes les vertus tant naturelles que surnaturelles: fils du Soleil & de la Lune, lequel a acquis toutes les vertus superieures & inferieures par son ascendant en la terre: [...] voyre le vray esprit de vie penetrant tous les autres esprits, qui n’est point differant de l’esprit de nostre corps, le lien entre le corps & l’ame, auquel se dejecte l’esprit superceleste, & par lequel il est retenu afin qu’il ne sorte pas de la prison corporelle38 . Croll ne néglige pas d’expliquer à ses lecteurs l’importance de cet esprit, intermédiaire entre l’âme et le corps. En faisant cela, il leur livre les secrets suprêmes de sa médecine alchimique, sans oublier au passage de railler les médecins non-paracelsiens de son temps, ignorant les notions les plus fondementales de l’art thérapeutique, et entrés dans le temple d’Apollon, Dieu-guérisseur, comme des larrons : Car afin que la paix soit faite entre ces deux ennemis l’ame & le corps il faut necessairement avoir le baume de vie prins par le dehors, par le moyen duquel l’interne est restauré pour la retention & sustentation du feu de la longue vie, sans lequel aliment il se retire dans le corps, ne plus ne moins que la flamme de la lampe au deffaut de l’huile: la matiere tres-simple engendrée par la puissance divine de l’esprit du monde pour la restauration & conservation de l’humaine nature, incongneuë presqu’a tous les Medecins de nostre temps: car elle ne parvient pas jusques à leur escolle, d’autant qu’ils sont entrez au temple d’Apollon comme des larrons39 . C’est l’esprit, quintessence , humeur radical , baume vital , précieux nectar de nostre vie qui restitue la santé aux malades et la jeunesse aux vieillards. Enfin, dit Croll, il Ibidem, p. 204. Ibidem, p. 202. 39 Ibidem. 37 38 60 CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE tient l’homme grandement dispos pourveu qu’il en use convenablement, apres avoir de bon cœur invoqué le nom de Dieu 40 . L’allusion au bon cœur n’est sans doute pas anodine, car c’est précisément dans le cœur, selon Croll, que réside l’esprit vital: Que si l’on veut conserver cet esprit vital aux jeunes gens, (lequel n’est autre chose que l’humide, & chaleur naturelle, ou radical, ayant son siege au milieu du cœur de l’homme, comme vray soustien de nostre vie) ou le restaurer aux vieux languissants, & le remettre comme en jeunesse, quant aux forces: & par ce moyen ramener la vie de l’homme au feste de la santé: il ne faut pas avoir recours à la chaleur elementaire [à savoir à la chaleur physique], ains à cette chaleur celeste du Soleil, & de la Lune, demeurant en une substance incorruptible (laquelle neantmoins peut estre treuvée en ce globe inferieur) & la rendre semblable à nostre chaleur naturelle, ou esprit naturel41 . Autrement dit, comme le voulait Ficin, il faut savoir capter le spiritus des astres et le convertir en spiritus corporel, substance vivifiante qui s’engendre dans le cœur et qui se répand de là à toutes les parties du corps. Il s’ensuit que la médecine de Croll est de nature spirituelle; elle agit en en servant de cette vertu cachée dans l’esprit de l’homme, laquelle peut changer, attirer, & lier, principalement si par un excès d’imagination, d’esprit, & de volonté, elle est bandée à ce qu’elle veut attirer, changer, lier ou empescher42 . On voit donc que le principe de l’anthropologie finicienne et paracelsienne selon lequel l’esprit sidéral, résidant dans le cœur, est à la fois le réceptacle de l’âme et le pivot du fonctionnement physiologique de l’organisme humain, permet au discours alchimique de Croll de se déployer selon les deux axes fondamentaux que nous avons vus à l’œuvre: l’axe médical et l’axe mystique. Si dans le premier de ces sousdiscours Croll fonde une médecine de l’esprit sidéral, ayant recours aux procédés de l’imagination et de la foi, dans le deuxième ont voit bien pointr une mystique du cœur, ce dernier étant considéré comme le jardin de Volupté de Dieu qui l’habite, et comme point de rencontre privilégié entre le divin et l’humain. La présence simultanée de ces deux perspectives, qui s’alternent et se chevauchent à l’intérieur d’un même discours, ne doit pas étonner le lecteur, vu le caractère tout-englobant de la science alchimique de Croll. Il va sans dire que chez des auteurs partageant le même arrièreplan spéculatif que Croll, mais moins concernés par des questions de médecine, la dimension mystique va prendre le devant, et la mystique du cœur évoluer dans ses concepts et ses figurations. Ibidem, p. 204. Ibidem, p. 208. 42 Ibidem, p. 216. 40 41 3.4. HEINRICH KHUNRATH ET L’AMPHITHÉÂTRE (1595-1609) 3.4 61 Heinrich Khunrath et l’Amphithéâtre (1595-1609) La quête d’une mystique du cœur dans un texte comme l’Amphitheatrum Sapientiae Æternae de l’allemand Heinrich Khunrath (1560-1605) est passionnante, outre pour l’importance que revêtira cet ouvrage fort énigmatique aux yeux des théosophes postérieures43 , pour la complexité sémiotique du texte, où les versets de la Bible, les commentaires de l’auteur et le maniement raffiné d’un certain nombre dispositifs graphiques textuels et para-textuels (l’utilisation de types différents de caractères, de majuscules, d’italique, mais surtout les quatre magnifiques planches qui ornent le traité dans l’édition 1595) s’interpellent sans cesse, en se faisant l’un l’écho des contenus de l’autre. Une telle complexité est à l’origine de l’élusivité du monument de Kircher, dont l’élucidation est rendue plus difficile par le style de l’auteur, caractérisé, selon Jean-Pierre Brach, par une verbosité torrentielle et autosatisfaite qui est aussi une marque de l’époque 44 . L’Amphitheatrum est donc un texte obscur. De ce point de vue, la recherche ayant eu cours entre 1989 et 2009 n’ôte pas sa pertinence au commentaire d’Umberto Eco: Tout le ton de l’ouvrage est extrêmement hermétique. Il s’agit d’un discours d’un haut degré mystique, accompagné d’invocations, d’exhortations, d’interjections exorcistiques, souvent exprimées et disposées selon une composition typographique très élaborée qui décrit sept degrés d’ascèse et de découverte de la sagesse45 . Notons tout d’abord - car dans notre propos c’est un constat de grande importance - que le paracelsisme est un élément fondamental de la vision du monde de Khunrath46 . Ce dernier est promu docteur de médecine à Bâle en 1588, vingt ans après la parution, dans cette même ville, du Compendium paracelsien de Gérard Dorn (lequel meurt vers la même période, après avoir publié, en 1584, à Francfort cette fois-ci, son dictionnaire paracelsien). Par la suite, Khunrath exercera cette profession en différents États du nord et du centre de l’Allemagne, rencontrera John Dee en Angleterre, et publiera une dissertation doctorale dont le titre même - De signatura rerum - laisse apercevoir l’importance du legs de Paracelse. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le genre littéraire auquel appartient l’Amphithéâtre (1595 - 2ème édition 1609) est celui du commentaire biblique: Cf. Antoine Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, Paris: Gallimard, 1996, vol. II. Jean Pierre Brach, entrée Khunrath Heinrich , Dictionnaire critique de l’ésotérisme, sous la direction de Jean Servier, Paris, PUF, 1998, p. 715. Sur les jugements émis par les auteurs du XVIIème et XVIIIème siècles au sujet du style de K., cf. Eco L’énigme de la Hanau 1609, Paris: Bailly, 1990, p. 14. 45 Umberto Eco, op. cit., p.13. 46 Jean Pierre Brach, entrée citée, p. 715. 43 44 62 CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE Le texte procède en commentant 365 vers bibliques (des Proverbes et de la Sagesse ), un pour chaque jour de l’année, donnés en deux versions parallèles (Vulgate et nouvelle traduction du grec et de l’hébreu), et il s’achève sur quatre isagoge [sic] ou commentaires sur les quatre planches circulaires47 . On peut dire aussi que le texte glose de versets des Proverbes et de la Sagesse de Salomon, dont il s’attèle à extraire le sens mystique à partir d’une grille cosmologicoanthropologique inspirée des catégories de la médecine paracelsienne, mais qui ne néglige pas (bien au contraire) les apports de la magie naturelle pré-paracelsienne et de la kabbale. En d’autres termes, c’est de la théosophie. Regardons de près l’arrière-plan paracelsien de l’œuvre. La machine du monde , selon K., est régie par un Esprit de Sapience qui occupe, pénètre, emplit toutes choses 48 . Bientôt ce terme se décline au pluriel, ce qui ne peut que nous induire à faire le lien avec les esprits de la médecine paracelsienne de l’époque: ces Esprits , dit en effet K., sont les auteurs et les origines des générations et des corruptions, des vertus spécifiques, de toutes choses, et c’est d’eux que dépend la cognition de la Nature 49 . Nous avons là l’écho (très fidèle) des considérations de Paracelse sur l’esprit en tant que source ultime de connaissances sur le monde naturel (cf. supra). Ailleurs, cet Esprit est qualifié explicitement d’éthéré , et nommé Ciel ou, suivant l’hébreu, Shamaim 50 . Dans la description que K. fait du Ciel , on retrouve un langage familier: Dans le principe créa Elohim, le Ciel. [...]; feu aqueux ou Eau Ignée, en grec aithèr [en grec]; Esprit ardent: Une eau igni-spiritiforme; une Eau-Esprit igniforme [...]. Un latex æhéréen51 . Ce Ciel éthéré est, Khunrath l’affirme assez nettement, l’intermédiaire entre Dieu et la nature, l’âme et le corps, la forme et la matière: [L’Esprit] s’infusa dans la Terre et l’Eau, de sorte que ce fût non seulement le siège et le véhicule de l’âme du Monde (Anima MundiCC), mais encore le Médium qui conjoint et le Lien qui fait copuler et unit les deux extrêmes qui sont: la Matière première et la Forme, c’est-à-dire Hylè et l’Anima Mundi, la Nature, Ruach Elohim [...]. Tout le globe inférieur est plein de Schamaim, Ciel pu Esprit Æthéréen; car il pénètre toute chose de la masse sublunaire; il est diffus par et en toutes choses par la volonté de Dieu52 . Umberto Eco, op. cit., p. 13. Heinrich Khunrath, Amphitéâtre de l’éternelle sapience, Milan: Arché, 1990, p. 50. 49 Ibidem. 50 Ibidem, p. 101 et 159. 51 Ibidem, p. 101. 47 48 52 Ibidem, p. 101. 3.4. HEINRICH KHUNRATH ET L’AMPHITHÉÂTRE (1595-1609) 63 Point besoin de s’étendre outre-mesure sur les caractéristiques de ce Ciel éthérique, qui n’est manifestement qu’un avatar de du Gestirn paracelsien. Disons seulement cela: Khunrath précise que cet éther est le siège de Dieu dans l’homme, (105) et qu’il peut donc être appelé Esprit saint 53 . Ce qui témoigne d’un infléchissement du discours de K. vers la mysticisation des catégories médicales de Paracelse - c’est une des premiers témoignages de cette métamorphose après Weigel et Dorn -, lesquelles sont filtrées et réélaborées au sein d’une théosopohie qui fait la part belle au thème de la régénération: Notez ceci, vous qui cherchez la Pierre des Philosophes, et qui aspirez Kabbalistiquement, Magiquement, Chimiquement, Théosophiquement, etc., à comprendre, savoir posséder et accomplir les choses décrites dans la quatrième figure de cet Amphithéâtre [...]. L’Homme est la Matière qui doit être purifiée, le Corps à l’état de sujetion; Dieu est l’âme qui vivifie; et l’Esprit Saint est le lien qui par sa vertu produit l’Union qui conduit et donne entrée au Royaume perpétuel54 . C’est dans le ciel interne , autrement dit dans le fragment d’esprit sidéral qui habite en lui (et qui n’est autre, si l’on appelle les choses selon leur nom, que son corps sidéral) que l’homme est illuminé par Dieu. Ceci se fait notamment moyennant la prière: Le Ciel est quelquefois interne dans l’Homme, qui est illuminé alors par l’Esprit Saint ou par des dons singuliers de l’Esprit Saint, acquis par la Foi et l’Oraison55 . K. semble attacher une importance particulière à une telle révélation, car il dit immédiatement après: Ici est caché l’Esprit kabbalistique et l’école de la subtile philosophie Théophrastique 56 . Résumons-nous. Le Ciel éthéré/Esprit, pour Khunrath comme pour Paracelse, est la source de la vie, l’intermédiaire entre Dieu et le monde naturel, entre la Forme et la Matière, l’âme et le corps. Chez l’homme, l’Esprit constitue le lien subtil qui relie la chair à la divinité, et peut être le réceptacle des révélations de cette dernière. Cela se produit à travers la prière et la foi. Or, quel est le rôle du cœur dans ce processus? Les occurrences du mot cœur dans le discours de K. sont très nombreuses. Etant donné les rapports de contiguïté sémantique que ce vocable entretient avec d’autres termes tels âme , esprit , il faudra cependant distinguer les cas où il désigne le cœur en tant qu’organe à la fois physiologique et méta-physiologique, et ceux où il fait Ibidem, p. 45. Ibidem, p. 45. 55 Ibidem, p. 113. 56 Ibidem. 53 54 64 CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE simplement allusion, de manière générale, à la dimension intérieure ou spirituelle de l’être humain. En commentant le verset 23 du quatrième livre des Proverbes (Applique-toi en tout à la garde de ton cœur, parce que de lui procède la vie ), K. dit: La SAPIENCE a son siège dans le Cœur; prends donc garde que la vaine Sapience n’occupe et n’emplisse ce siège [...]. Que ton CŒUR soit l’officine de l’oraison et de la prière, l’instruments des plus saints gémissements, et le domicile de la piété57 . Le thème du cœur - mot qui est souvent écrit en caractères majuscules dans le texte de K. - en tant que siège de la Sagesse, voire du Christ qui en est une incarnation, et en tant qu’ officine de la prière , revient sans cesse dans l’Amphitheatrum. C’est dans cette officine que le théosophe doit trouver la lumière divine: Elle doit être cherchée auprès de IEHOVAH, THÉOSOPHIQUEMENT, c’est-àdire Christiano-Kabballistiquement, Divino-Magiquement et Physico-Chimiquement, dans l’Oratoire et le Laboratoire, Micro-Macrocosmiquement58 . Voici comment cela se passe: Lorsque tu te sentiras mû d’un bon mouvement par l’impulsion de l’Esprit du bien en toi, quand ton cœur s’enflammera, se dilatera et s’accroîtra afin d’accompagner cet œuvre; alors, pour entrer Micro et Macro-Cosmiquement dans l’Oratoire, ore et exerce-toi Théosophiquement à méditer par le soliloque chrétien [...]; écoute, vois, observe selon les Lois et la Doctrine de cet Amphithéâtre ce que IEHOVAH en TOI-MÊME, dans la NATURE et dans la SACRO-SAINTE ÉCRITURE te suggérera et te répondra; puis enfin d’entrer dans le Laboratoire, Labore sapientement (it) suivant la Divine institution susdite, Kabbalistique, c’est-à-dire cachée [...]; et, par ce moyen, DIEU te donnera cette grâce sans retard59 . Dans ce passage comme ailleurs, K. a l’air jaloux des secrets que son traité se propose pourtant de divulguer. Quelle est en effet la Divine institution qui est à la fois susdite (et donc déjà expliquée par l’auteur) et cachée ? K. se réfère probablement à un passage qui précède de quelques lignes celui que nous venons de citer. Le voici. De même que la Manne [...] devait être recueillie avant le lever du Soleil afin qu’elle ne soit pas liquéfiée par les rayons du Soleil, de même la manne de la Divine Sapience doit être recueillie dans les vases de la prière du matin, et en veillant dès le matin aux portes de la Sapience. Notre Soleil, qui est en nous, précède le Soleil Macro-Cosmique; qu’il se lève donc préférablement dans le ciel interne Micro, plutôt que dans le ciel externe Macro-Cosmique; car les célestes veilleuses qui sont les véhicules de la Lumière et de la Sapience aident à repousser les ténèbres intérieures60 . Ibidem, Ibidem, 59 Ibidem, 60 Ibidem, 57 58 p. p. p. p. 43. 63. 65. 64-65. 3.4. HEINRICH KHUNRATH ET L’AMPHITHÉÂTRE (1595-1609) 65 Cela a l’air bien compliqué. Cependant, K. ajoute: C’est le Soleil se levant en nous que décrit le Cantique des cantiques: Je dors et mon cœur veille . Donc, la manne de la Divine Sapience doit être recueillie dans les vases de la prière du matin , lorsque notre soleil se lève en nous . Qu’est-ce ce soleil microcosmique qui doit se lever dans le ciel interne de l’homme? K. l’explique avec la référence au Cantique: c’est le cœur qui veille . C’est ainsi que le Christ se lève dans le cœur de l’homme: Car IHSVH, la Sapience du Père faite chair, est la Fleur du Miel Divin, la Manne de la Rosée Supercéleste, le Miel dans la bouche, le Miel dans le cœur 61 . Les planches de l’Amphitheatrum 61 Ibidem, p. 62. 66 CAPITOLO 3. ALCHIMIE SPIRITUELLE ET PROTO-THÉOSOPHIE Capitolo 4 La deuxième vague de l’alchimie spirituelle 4.1 Michael Sendivogius et le Traité du soufre (1616) Après cette exploration des méandres théosophiques de l’Amphithéâtre de la sagesse éternelle, au centre desquels se dessine une mystique du cœur de dérivation paracelsienne, revenons maintenant à des textes d’inspiration alchimique. Chez un auteur contemporain de Khunrath, Michael Sendivogius (1566-1636), philosophe, alchimiste et médecin polonais, nous retrouvons des schéma de pensée analogue à ceux déjà observés chez Croll. Dans le Traité du soufre, publié en latin en 1616, l’auteur décrit les rapports entre le corps, l’esprit et l’âme. Cette dernière, nous dit Sendivogius, étant séparée du corps conçoit des choses très profondes et très hautes 1 . On a là l’écho des considérations de Ficin (cf. supra), et plus généralement du néoplatonisme, sur les pouvoirs prophétiques dont dispose l’âme lorsqu’elle est détachée du corps. Elle « distingue l’homme des autres animaux, & le rend semblable à Dieu »2 . Or cette âme est faite de la plus pure partie du feu élémentaire 3 . Dans sa Lettre philosophique, Sendivogius spécifie quel est son siège: L’esprit de feu ou céleste réside dans le cœur et anime les autres par son activité 4 . Dans le Traité du soufre on trouve d’autres références à ce feu central : Au lieu de la terre, tu as le cœur, dans lequel est le feu central qu’opère continuellement & conserve en Michael Sendivogius, Traité du soufre , dans Cosmopolite ou La nouvelle lumière chymique, introduction de C. J. Faust, Paris: Bailly, 1992, p. 169. 2 Ibidem, p. 163. 3 Ibidem. 4 « Lettre philosophique », ibidem, p. 59. 1 67 68 CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE son être la machine de ce microcosme 5 . L’équivalence entre l’âme, le feu et le soufre philosophique est explicitement posée par Sendivogius lui-même: Le corps, c’est la terre; l’esprit, c’est l’eau; l’âme, c’est le feu, ou le soufre de l’or 6 . L’âme ou soufre, feu spirituel d’origine divine, demeure donc, tant pour Böhme que pour Sendivogius, dans le cœur humain, et maintient en vie le corps. De même que Böhme, Sendivogius fait allusion à une méthode visant à exciter ce feu spirituel. Cet éveil est de la plus haute importance alchimique, car c’est précisément en cela que consiste, selon notre auteur, le procédé du Grand Œuvre : En l’œuvre philosophique, la nature doit exciter le feu que Dieu a enfermé dans le centre de chaque chose. L’excitation de ce feu se fait par la volonté de la nature, & quelquefois aussi elle se fait par la volonté d’un subtil Artiste qui dispose la nature. Car naturellement le feu purifie toute espèce d’impureté 7 . Plus loin, Sendivogius reprend l’imagerie édénique que nous avons déjà rencontrée chez Croll: [L’homme] avoit été destiné pour l’immortalité, parce que Dieu sans doute n’avait créé ce Paradis que pour la demeure des hommes seulement. Nous en parlerons plus amplement dans notre Traité de l’Harmonie, où nos décrirons le lieu où il est situé 8 . Le Traité du soufre de Sendivogius contient également un intéressant dialogue entre l’Alchimiste et une Voix. L’alchimiste, qui se promène hors de la ville à la recherche de la clef de l’œuvre philosophale, entend une voix qui lui dévoile les arcanes de la nature du soufre et de sa préparation. Il s’agit dans cette opération, selon la Voix, de « délivrer le soufre de sa prison ». À la question de l’Alchimiste, « Ditesmoi, quelle est la matière de laquelle les Philosophes extraient leur Soufre? , la Voix répond de manière élusive: « Le Soufre est partout, & en tout sujet 9 . Le dialogue se termine sur l’échange suivant, dont le sens nous paraît maintenant plus évident: L’ALCHYMISTE : Seigneur, je ferais bien de bon cœur la Pierre Philosophale? LA VOIX: Voilà un bon souhait, le Soufre voudrait bien ainsi être délivré. – Et ainsi Saturne s’en alla 10 . Le soufre, élément de nature ignée renvoyant au principe divin dans l’homme, ne peut être extrait par l’alchimiste que moyennant un travail de purification du cœur. Malgré la diversité des formulations, nous avons donc retrouvé, chez Böhme et chez Sendivogius, des idées communes, que l’on peut résumer ainsi : 1) il existe dans le cœur de l’homme un « feu intérieur » d’origine divine; 2) ce feu peut être éveillé « Traité du soufre », ibidem, p. 167. Ibidem, p. 185. 7 Ibidem, p. 171-172. C’est nous qui soulignons. 8 Ibidem, p. 175. 9 Ibidem, p. 222-223. 10 Ibidem, p. 223. 5 6 4.2. THOMAS VAUGHAN 69 moyennant certaines techniques (« par la volonté d’un subtil Artiste qui dispose la nature » selon l’expression de Sendivogius) ; 3) et, lorsqu’il est éveillé, il est doté d’un pouvoir purificateur. Dans le langage de l’alchimie spirituelle, structuré désormais selon le paradigme paracelsien des tria prima, ce feu intérieur sera souvent identifié avec le soufre, que l’alchimiste doit apprendre à délivrer de la matière (sel), à travers un contact préalable avec l’âme sidérale (mercure). 4.2 Thomas Vaughan Le schéma que nous venons de retracer nous le retrouvons sans peine chez Thomas Vaughan (1621-1666). Thomas Vaughan, alias Eugène Philalèthe, philosophe et théosophe gallois, était de son propre aveu disciple de Cornelius Agrippa, dont il entend réduire au silence les détracteurs. Parmi ses maîtres, nous retrouvons d’autres personnages connus: Vaughan affiche en effet une grande admiration pour Gérard Dorn, qu’il cite abondamment, et pour Sendivogius, dont il dit: Évitez la multitude des passions comme des personnes. Quant aux auteurs, je vous invite à n’avoir confiance en aucun moderne, sauf Michel Sendivogius 11 . 4.2.1 Lumen de Lumine Vaughan semble donc s’insérer parfaitement dans le sillage culturel que nous avons retracé. On peut dès lors s’attendre à voir apparaître, dans son discours alchimique, les éléments que l’on vient de lister. Dans son œuvre, en effet, Vaughan fait souvent allusion au feu résidant dans le cœur et procédant directement de Dieu: Ce feu se trouve à la racine et autour de la racine, je veux dire autour du centre, de toutes les choses visibles et invisibles [. . . ]. Il se trouve dans l’homme, les astres et les anges. Mais à l’origine, il se trouve en Dieu lui-même, car il est la Fontaine de la chaleur et du Feu 12 . Selon Vaughan, il faut savoir « entrer dans le centre » pour comprendre la nature de ce feu, dont la source ultime ne peut être autre que Dieu: À nouveau, celui qui entre dans le centre saura pourquoi tout influx du feu descend – contrairement à la nature du feu – et parvient du ciel en descendant 13 . Thomas Vaughan, Œuvres complètes, présentation d’Emmanuel d’Hooghvorst, préface, traduction, notes, bibliographie et index de Clément Rosereau, Saint-Leu-La-Forêt: La Table d’Émeraude, 1999, p. 12. 12 Lumen de Lumine , ibidem, p. 326. 13 Ibidem, p. 345. 11 70 CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE 4.2.2 L’Âme magique cachée (1650) Voici enfin ce que dit Vaughan au sujet du cœur dans ce passage du traité L’Âme magique cachée (1650), d’où transparaît sans peine une dimension mystique et opérationnelle: « Je ne parle pas en cet endroit de l’Esprit Divin, mais d’un certain art par lequel un esprit particulier peut-être uni à l’universel et par conséquent, la Nature peut être étrangement exaltée et multipliée. Désormais vous qui avez vos yeux dans vos cœurs, et non pas vos cœurs dans vos yeux, vaquez à ce qui vous est dit, et je vous exhorte ainsi à pratiquer la magie selon l’expression des magiciens: Écoutez l’intelligence du cœur 14 . Sans l’intertexte ésotérique que nous avons pris soin de décrire dans les pages précédentes, ces allusions de Vaughan (de même que celles de Sendivogius, de Böhme, de Croll ou de Dorn) ne seraient peut-être pas trop parlantes. Lorsqu’on sait, cependant, qu’à partir de la fin du XVIe siècle, suite à la diffusion des travaux d’Agrippa, de Paracelse et de ses épigones, la théorie identifiant dans le cœur le siège de l’esprit sidéral (voire de l’âme tout entière) était monnaie courante, on a des éléments qui nous aident à mieux comprendre le langage sibyllin des auteurs hermétiques de cette époque et leur visée authentique. Une symbolique du « centre de l’être » se laisse alors cerner qui, reposant sur des spéculations médicales et ésotériques fort anciennes, semble également indiquer une voie possible de régénération spirituelle, et favorise donc, par là même, l’infléchissement du discours ésotérique vers les catégories du discours mystique. 4.3 La nature à découvert (1669) du Chevalier Inconnu C’est dans le sillage de la Basilica Chymica de Croll qu’il convient de situer, nous semble-t-il un texte comme La nature à découvert, par le Chevalier Inconnu. Corps, esprit, âme: Il faut distinguer en l’Elixir trois choses : l’Âme, le corps et l’esprit. L’âme est le ferment ou la forme de l’Elixir, n’étant qu’une moitié de l’esprit vivifique, corporifié avec le sujet philosophique que l’on sépare pour dissoudre; le corps en est la pâte ou la matière, et c’est l’autre partie que l’on garde pour fixer la partie dissoute; et l’esprit est le siège, le médiateur et le chariot de l’âme, lequel la doit dissoudre pour servir à nourrir son corps, lequel médiateur ou Esprit 14 Ibidem, p. 93. 4.3. LA NATURE À DÉCOUVERT (1669) DU CHEVALIER INCONNU universel étant osté, il n’y peut plus y avoir d’alliance entre le corps et l’âme, puisque ce sont deux extrêmes15 Esprit=corps sidéral Cet esprit n’est autre chose que cette liqueur vivifique qui atténue la forme et la matière, qui est appelé quelquefois Ciel, Mercure Dissolvant, Menstrue et Quintessence. Et l’âme est l’union de ces deux estres, esprit et corps, dans leur pure nature, qui doivent être altérés également ensemble pour se pouvoir unir: et le troisième qui est l’âme est très secret16 . Esprit universel dans le corps=corps sidéral=ciel interne (Paracelse) Il y a un ciel externe que les Astrologues connaissent, et un autre interne connu des Philosophes. L’un est en haut et l’autre en bas; le ciel qui est en bas est l’Esprit universel corporifié; mais la liqueur qui a engendré la première vie, autrement l’humeur radicale ou la Lune microcosmique, est en haut17 . Le Soleil microcosmique= cœur du corps humain Ce ciel inférieur agit en quelque façon spirituellement par une chaleur vitale que les Philosophes appellent chaleur naturelle ou le Soleil microcosmique, qui est nourri par le soleil supérieur, comme notre Lune l’est de la lune céleste; d’où il est assuré que toutes les parties principales de notre corps humain ou Sujet philosophique, et toutes les parties qui leur servent ont leur ciel, leurs étoiles et leurs firmament18 . La Vraye médecine universelle Il y a dans le corps humain, autrement dit Sujet philosophique, une substance d’une nature céleste que plusieurs ignorent, laquelle n’a besoin d’aucune médecine, parce qu’elle est médecine soy-mesme...19 . La médecine universelle, l’élixir de la vie, s’extrait de l’intérieur du corps humain 15 Eugène Canseliet, Trois anciens traités d’alchimie, Jean-Jacques Pauvert, 1975, p. 10-11 16 Ibidem, p. 11 17 Ibidem, p. 20-21. 18 . 21 19 Ibidem, p. 23 71 72 CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE Cet Elixir de la vie est d’une telle vertu que, par son odeur, les âmes des moribonds sont arrestées; ainsy pour le trouver, il ne faut point s’arrester dans les élémens externes ny universalissimes, mais dans les internes et dans la nature des corps, dans lesquels se trouve l’esprit interne qui est le fondement de la vie et de la Médecine20 . De tous les membres du corps humain... La Pierre philosophale n’est autre chose qu’une certaine quintessence [...]prenant son origine quelquefois de Saturne, de Mars, du Soleil, de Vénus et de la Lune21 . Mais de préférence du Soleil et de la Lune, cœur et cerveau... Vous devez prendre ce qui est et qui ne se voit pas: cela s’appelle l’eau de la Rosée philosophique [esprit sidéral], de laquelle se tire le salpètre philosophique [âme], par laquelle toutes choses se connoissent et croissent. La matrice est le centre du Soleil et de la Lune, tant céleste que terrestre22 . L’esprit sidéral, qu’il faut sortir des entrailles de la matière corporelle afin de parvenir à l’âme qui y est cachée, est appelé fils du Soleil et de la Lune , car c’est dans le Soleil et dans la Lune du microcosme, à savoir - selon la doctrine paracelsienne - dans le cœur et dans le cerveau, qu’il est produit23 . L’âme, lorsqu’elle veut s’incarner, attire à soi cet esprit sidéral, afin de se joindre à un corps: Ce sel alcali appelé Sel armoniac et végétable (âme) caché dans le ventre de la Magnésie (esprit sidéral), elle [sic] attire à soy le fils du Soleil (esprit sidéral) dans le mesme moment qu’elle veut revenir et reprendre son existence naturelle24 . Tout le magistère alchimique, dit l’auteur, consiste en l’extraction de cette Magnésie, qui a légion de synonymes: terre adamique, eau visqueuse, nature naturante, quintessence, Mercure des Philosophes, ruisseau, onde vive, menstrue âme du monde, 20 Ibidem, p. 24. 21 Ibidem, p. 25. 22 Ibidem, p. 26. 23 Ibidem, p. 26. 24 Ibidem, p. 26-27. 4.3. LA NATURE À DÉCOUVERT (1669) DU CHEVALIER INCONNU 73 bain de Diane, Eau hiléale, Esprit universel du monde, eau de vie (26-31). L’auteur insiste sur le ridicule dont se couvrent tous ceux qui travaillent sur les éléments du monde extérieur, au lieu de se tourner vers soi-même (35). L’œuvre alchimique doit s’effectuer dans la solitude: le Philosophe doit être seul comme Diogène caché dans son tonneau (ibidem). L’extraction se fait à travers les instruments de l’art: leu feu et le vaisseau. Après avoir établi une distinction entre deux types de feu, l’auteur affirme: Voilà le gouvernement du feu si vous entendez la nature dudis feu. qui est l’ardeur centrale de l’Esprit universel concentré25 . Quant au vaisseau, sa description est au prime abord assez vague: Il doit y avoir un vaisseau de nature qui est l’Esprit universel fixe, et le mesme non fixe. Le vaisseau du premier œuvre doit être rond, et le second doit être un peu plus petit à la façon d’un œuf26 . Mais ensuite on lit: Cet esprit du monde est une Emanation externe spirituelle et une vertu divine [...] que le Philosophe rend corporelle, condense et fige dans l’or commun qui est le centre et le noyau de chaque estre, afin qu’il soit plus parfait et plus multipliant27 . Et encore: Dans cette œuvre, il faut exciter le feu que Dieu a enfermé dans le centre de chaque chose, ce que la Nature fait quelquefois de soy-mesme, et quelquefois aidée de l’industrie d’un bon artiste, en purifiant par le feu toute l’impureté28 . Encore, à travers le schéma symbolique du centre et du cercle, et aussi à travers celui - plus proche du niveau de signification visé - de la lumière et du Soleil: 25 Ibidem, p. 32. 26 Ibidem. 27 Ibidem, p. 34. 28 Ibidem, p. 37-38. 74 CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE Tout ce qui est contraire dans la circonférence du cercle, se trouve aussi dans le centre du mesme cercle ramassé en puissance; par exemple la Lumière, qui est étendu partout, est unie dans le Soleil [...]. La séparation du pur avec l’impur est la séparation de l’esprit avec le corps; il est certain que Dieu n’a rien créé qui soit visible, qui ne soit invisiblement ramassé dans quelque créature, afin que, par ce qui est ramassé en un, nous parvenions à ce qui est séparé infiniment en plusieurs. Voilà d’où l’on appelle l’or le soleil, parce que les rayons du soleil, qu sont comme étendus à l’infiny, sont rassemblés en un dans le corps de l’or29 . C’est ainsi qu’un passage comme le suivant, résumant les conceptions cosmologiques et anthropologiques qui sous-tendent le texte, et en les reliant à des notions et à des symboles de la tradition chrétienne, prend tout son sens: Le monde est plein de l’Esprit vital qui s’appelle la Force énergique de toute la nature, et la semence du ciel et des astres et des Elémens [esprit sidéral]; et néanmoins il se revêt de la forme des corps élémentaires. Toutesfois la lumière du ciel et des astres [esprit sidéral] ne perd point l’espèce, afin qu’elle agisse; mais elle descend du Soleil en terre, à l’idée du Fils de Dieu dans le sein de Marie, pour prendre un corps élémentaire sans quitter la compagnie du chaud [Dieu], qui est son père, ny l’esprit du monde qu’il remplit; il reçoit seulement une nature inférieure dans le centre du sel, comme dans sein d’une terre vierge, et après avoir enfanté, il ne perd pas sa virginité30 . 4.4 Esprit de Gobineau et son Explication (1640) L’explication très curieuse des énigmes et figures hiérogliphiques, physiques, qui sont au grand portail de l’Église cathédrale et métropolitaine de Notre-Dame de Paris est un texte publié en 1640 par le Sieur Esprit Gobineau de Montluisant , gentilhomme chartrain, dont déjà Eugène Canseliet, dans son introduction à ce texte original et captivant, faisait un précurseur de son maître Fulcanelli. La semence universelle et spirituelle [âme] descend de Dieu, traverse le monde astral où elle se charge des vertus des étoiles et des planètes. Dans l’homme, elle revêt une enveloppe qui la voile et la cache aux yeux des ignorants et des vulgaires . Dans la cosmologie de l’auteur, il y a donc trois cieux: un premier ciel dit archétypique , dont les émanations s’appellent âmes un deuxième ciel, ou astral , dont 29 Ibidem, p. 56 30 Ibidem, p. 66-67. 4.4. ESPRIT DE GOBINEAU ET SON EXPLICATION (1640) 75 les émanations sont les esprits ; un troisième ciel, élémentaire ou typique , qui est le domaine des quatre éléments empédocléens, et qui reçoit les influences des deux premiers31 . Le Soufre ou feu céleste [âme] et le Mercure ou humide radical [esprit] se retrouvent unis, dans l’homme, grâce au Sel [corps]. C’est en ce dernier que consiste la seule et unique matière dont se fait la Pierre des Philosophes 32 . Paradigme du centre et du cercle. Rôle du soleil dans la propagation de l’Esprit universel: Le Globe de l’Eau et de la Terre nous désigne les Eléments inférieurs, tels que l’Eau et la Terre, dans lesquels le Feu céleste et l’humide radical [...] s’insinuent jusqu’au profond, et y circulent incessamment [...] sous la forme invisible d’un esprit surcéleste et de vie, qui, selon David, Pseaume 18, v. 6-7-8. a son Tabernacle dans le Soleil [...]. La vapeur [de la semence universelle] s’épaissit au centre de toutes choses33 . Mais c’est dans l’interprétation de la figure suivante que le discours alchimique notre auteur commencer à laisser transparaître les traces d’une cardiosophie: Au-dessous de ces deux animaux, on voit un corps, comme endormi et couché sur son dos, sur lequel descendent de l’air deux ampoules, le col en bas, l’une adressante vers le cerveau, l’autre vers le cœur de cet homme endormi. Ce corps ainsi figuré n’est autre chose que le Sel radical et séminal de toutes choses, lequel par sa vertu magnétique attire à soi l’Ame est l’Esprit catholiques, qui lui sont homogènes, et qui sans cesse s’insinuent et se corporifient dans le sel, ce qui est représenté par les deux ampoules, ou phioles, contenans la chaleeur et l’humidité naturelle et radicale; et ce sel ayant ainsi attiré et corporifié ces deux substances en lui, leur union spirituelle lui ayant acquis de prodigieux degrés de force, il se pousse et pénètre dans le point central des individus, et d’universel que ce Sel étoit, il se particularise, se corporifie, se détermine et devient rose dans le rosier, mercure dans l’argent vif minéral, or dans l’or, plante dans le végétal, rosée dans la rosée, homme dans l’homme, dont le cerveau représente l’humide radical lunaire et le cœur signifie la chaleur naturelle solaire, véhiculée dans le premier comme sa matrice34 . La description qui suit celle que nous venons de citer est tout aussi intéressante pour notre propos. L’image décrite est celle d’un homme qui monte sur un escalier à genoux, les mains jointes; à côté de lui, est suspendue une ampoule, qui descend du ciel; en haut de l’escalier, se trouve une table recouverte d’un tapis, sur lequel est posée une coupe. Gobineau commente: 31 32 Ibidem, p. 103-104. Ibidem, p. 109. 33 Ibidem, p. 111-112. 34 Ibidem, p. 113-114. 76 CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE L’escalier nous apprend qu’il faut s’élever à Dieu, le prier à genoux, de cœur, d’esprit et d’âme, pour avoir ce don, qui est le Magistère des Sages [...]; l’ampoule qui descend signifie la liqueur ou rosée céleste, qui découle premièrement de l’influence surcéleste [et] se mêle ensuite avec la propriété des astres [...]. Pour la coupe qui est sur la table, elle représente le vase avec lequel on doit recevoir la liqueur céleste35 . Le terme vase se retrouve plus loin dans le texte36 , de même que des allusions au Soleil et à la Lune , desquels il faut tirer la Lumière de la vie 37 . Mais c’est la description des six figures du portail du milieu, côté droit, qui contiennent selon l’auteur le résumé le plus efficace de la doctrine exposée dans les reliefs de pierre de la cathédrale. Dans la cinquième, un homme tient un Calice; dans lequel il reçoit quelque chose de l’air (128); dans la sixième, une larme et un Calice se trouvent respectivement à gauche et à droit, séparés du bras vertical d’une croix et reposant sur le bras horizontal de celle-ci. Au sujet de ces deux figures, Gobineau donne des explications d’où ressortent des allusions cryptées - et néanmoins assez transparentes - au cœur comme centre de l’être et réceptacle des deux substances spirituelles, l’âme et l’esprit: L’homme qui tient un calice, dans lequel il reçoit quelque chose de l’air, nous démontre qu’il faut sçavoir ce que c’est l’Aymant fait par l’homme, qui a la puissance d’attirer du Ciel, du Soleil et de la Lune, par sa vertu magnétique, l’Esprit catholique invisible [âme], revêtu de la pure substance humide éthérée [esprit sidéral], influence quintessencifiée, pour de ces deux en faire une troisième substance participante des deux autres individuellement, et qui chacune contienne en soi indivisiblement le Sel, le Soufre et le Mercure universels, lesquels tous trois se congèlent et s’unissent au centre de toutes choses38 . Quant à la signification de la croix, de la larme et du calice, Gobineau relie la première aux quatre éléments, qui reçoivent les effluves spirituels d’en haut; la deuxième à l’humide de l’air, pleine de son feu vital , qui doit être reçue dans le Calice [...] et non pas dans les basses vallées ; le calice renvoyant enfin au récipient où seuls recevront l’esprit les vrais alchimistes, contrairement à ceux qui n’ont pas connoissance de l’aimant Physique et philosophique 39 . Dans les reliefs du portail, les premiers sont 35 Ibidem, p. 114-115. 36 37 Ibidem, p. 119. Ibidem, p. 124. 38 Ibidem, p. 133. 39 Ibidem, p. 133-134. 4.4. ESPRIT DE GOBINEAU ET SON EXPLICATION (1640) 77 représentés par les Vierges sages de l’Evangile, tendant leurs calice vers le ciel, les deuxièmes par les Vierges folles, qui tiennent leur coupe renversée contre terre 40 . Et voici la conclusion de notre auteur, qui en bon alchimiste nous laisse un peu sur notre faim: Tout ce que j’ai remarqué en ce triple Portail est, à la vérité, beau et ravissant; mais ce sont lettres closes, énigmes et hiérogliphs pleins de mistères pour les ignorans, et choses mistiques pour les Sçavans, pour lesquels j’ai donné cette Explication, qu’ils doivent, comme Curieux, considérer exactement, en levant les voiles qui leur cachent l’entrée aux secrets Cabinets de la chaste Diane hermétique41 . 40 Ibidem, p. 135. 41 Ibidem, p. 137. 78 CAPITOLO 4. LA DEUXIÈME VAGUE DE L’ALCHIMIE SPIRITUELLE Capitolo 5 Fludd et le cœur 5.1 Deux découvertes scientifiques sensationnelles Les auteurs que nous venons d’étudier, sauf Thomas Vaughan, se situent tous en amont d’un tournant capital dans l’évolution de la science occidentale moderne. Ce tournant, caractérisé par l’émergence et de la méthode expérimentale dans les différentes branches du savoir scientifique, produit deux événements scientifiques majeurs, marquant forement le début du XVIIème siècle. C’est grâce à ces deux événements que la mystique du cœur propre aux courants ésotériques post-paracelsiens, dont nous avons retracé les origines dans les chapitres précédents, va recevoir une nouvelle impulsion. Nous faisons allusion d’un côté à l’affirmation progressive, au sein de la communauté scientifique, du modèle héliocentrique, qui fit l’objet d’un nombre croissant d’études à la suite de la publication, en 1543, du De revolutionibus Orbium Coelestium de Copernic (1473-1543), et de l’autre à la découverte des lois de la circulation sanguine par le médecin anglais William Harvey (1658-1657). 1616 semble constituer l’annus mirabilis pour les deux découvertes en question: si la deuxième est exposée pour la première fois par écrit dans l’ouvrage Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus, publié en 1628, c’est en effet en 1616 que Harvey la révéla à ses chèvres du Royal College of Physicians1 . En ce qui concerne le débat autour de l’héliocentrisme, c’est toujours en 1616 que l’Inquisition et le Pape ratifient leur censure de la théorie copernicienne, en sommant au pasSur Harvey, cf. Walter Pagel, New light on William Harvey, Bâle, Münich, Paris: S. Karger, 1976; Andrew Gregory, Harvey’s Heart, The Discovery of Blood Circulation, Cambridge, England: Icon Books, 2001; Antonio Lepschy (éd.), William Harvey (1578-1657) e la scoperta della circolazione sanguigna, Venise: Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, 2004. 1 79 80 CAPITOLO 5. FLUDD ET LE CŒUR sage Galilée d’enseigner sa théorie en la présentant comme une simple hypothèse2 . Toujours en 1616, Tommaso Campanella (1568-1639) rédige une Apologie de Galilée, destinée à paraître en 1622. C’est également pendant cette période que Kepler formule ses lois sur la révolution des planètes: les deux premières sont décrites dans l’Astronomia Nova (1609), la troisième dans les Harmonice Mundi (1619). On voit bien pourquoi ces deux découvertes, entérinées par la communauté scientifique pratiquement au même moment, ont pu retenir l’attention des érudits paracelsiens et hermétisants postérieurs: chacune de son côté, elles contribuaient à asseoir sur des bases scientifiques, avec le langage de la médecine et de l’astronomie moderne, un axiome fondamental de la pensée hermétique et néoplatonicienne qui avait suscité tant d’intérêt à la Renaissance. Le soleil était non seulement allégoriquement, comme le voulait Ficin à la suite de Pléthon et du néoplatonisme grec, le centre de l’univers (et par conséquent le réceptacle de l’anima mundi); il l’était ontologiquement. Le cœur, de son côté, n’était pas seulement le centre du corps de par sa position anatomique: il devenait le moteur de la physiologie humaine, le foyer d’où la vie se transmettait - comme dans les théories galéniennes et ficiniennes sur la circulation du spiritus/ ˜ - à toutes les parties de l’organisme humain. Les pressentiments hermétiques semblaient donc confirmés par la science. Le soleil était réellement le cœur de l’univers, comme l’affirmait poétiquement une tradition immémoriale; le cœur était réellement le soleil du petit monde, comme les médecins médiévaux l’avaient répété à souhaits pendant des siècles. Notre thèse va à l’encontre d’une opinion répandue dans la production scientifique récente, selon laquelle la découverte de Harvey, dans laquelle le cœur ne semble plus être qu’une pompe mécanique servant à faire circuler le sang, provoqua [...] la crise et ensuite le décès de la topique littéraire du cœur , et constitua même le premier [...] pas pour évider le cœur de ses suggestions symboliques 3 . C’est même l’inverse, comme nous allons le voir. Le cœur se voit réinvesti de son rôle d’organe psychophysiologique primordial, centre du corps, siège de l’âme et souvent des esprits, soleil du petit monde dont l’équivalent cosmique est - cette équivalence est maintenant inéluctable - le grand soleil des astronomes. Cf. Ludovico Geymonat, Galileo Galilei, Turin: Einaudi, 1969, p. 94-118. Massimo Peri, La tradizione cardiocentrica tra medicina e letteratura , in Antonio Lepschy (éd.), William Harvey (1578-1657) e la scoperta della circolazione sanguigna, éd. cit, p. 71. 2 3 5.2. ROBERT FLUDD ET LA CARDIOLOGIE MYSTIQUE 5.2 81 Robert Fludd et la cardiologie mystique Parmi les collègues de Harvey auxquels ce dernier, en 1616, fit part de sa découverte, se trouvait un personnage fort haut en couleurs: le médecin paracelsien Robert Fludd (1574-1637)4 . Fils d’un officier gouvernemental haut placé Fludd, après des voyages en Espagne, France, l’Italie et Allemagne (où il s’intéressa au mouvement rosicrucien), accomplit des études médicales à Oxford et à Londres. Il pratiquait la médecine paracelsienne, sans négliger l’alchimie ni l’astrologie, dont il se servait pour le diagnostic et la thérapie des maladies de ses patients5 . Fludd accueillit très favorablement les travaux de Harvey, dont il chercha à asseoir les théories physiologiques sur des bases métaphysiques. Ce fut, comme le rappelle Debus, en 1623 que Fludd en arriva à proposer une doctrine mystique de la circulation [sanguine] 6 , ce qui lui valut les critiques de Gassendi7 . Les considérations de Fludd sur les fonctions mystiques du cœur et du sang se trouvent, en effet, notamment dans l’ouvrage Anatomiae Amphitheatrum effigie triplici more et conditione varia, publié à Francort, en 1623, et dont la rédaction fut achevée - selon la datation qu’offre le texte lui-même - le 9 décembre 16218 . Selon Fludd, qui reprend les notions de physiologie galénienne véhiculées par l’œuvre de Ficin, c’est dans le cœur que le sang, entré en contact avec l’air dans le ventricule gauche, se charge de l’esprit vital, et c’est à partir du cœur qu’il le transporte dans le reste du corps9 . Les phases de la circulation du sang sont décrit selon le langage de l’alchimie: le foi est l’athanor qui produit le sang et qui l’envoie au cœur; le cœur est l’alambic où se déroule la distillation, grâce à laquelle le sang se charge d’esprit vital, et ce notamment dans le ventricule gauche; le ventricule droit est un deuxième athanor, qui fait circuler le sang et le soumet à une nouvelle distilSur Fludd, cf. J.B. Craven, Doctor Fludd (Robertus de Fluctibus), the English Rosicrucian: Life and Writings, Kirkwall: William Peace & Son, 1902; Allen G. Debus, The English Paracelsians, New York: Watts, 1965; Serge Hutin, Robert Fludd (1574-1637) - Alchimiste et philosophe rosicrucien, Paris: Omnium Littéraire, 1971; Joscelyn Godwin, Robert Fludd: Hermetic Philosopher and Surveyor of Two Worlds, Londres: Thames and Hudson, 1979; William H. Huffman, ed., Robert Fludd: Essential Readings, Londres: Aquarian/Thorsons, 1992; Sylvie Edighoffer, entrée Fludd, Robert , DGWE, p. 370-375. 5 Sylvie Edighoffer, entrée Fludd, Robert , DGWE, p. 372. 6 Allen G. Debus, Chemistry, Alchemy and the New Philosophy. 1550-1770, éd. cit., XI, p. 375. 7 Sur la controverse entre Fludd et Gassendi, cf. J.B. Craven, Dr. Robert Fludd, Mersenne and Gassendi, Kessinger Publishing, 2006. 8 Ibidem, p. 376. 9 Robert Fludd, Anatomiae Amphitheatrum effigie triplici more et conditione varia, Francort, 1623, p. 130. 4 82 CAPITOLO 5. FLUDD ET LE CŒUR lation, après l’avoir fait passer par les poumons10 . Dans cette description, comme le fait remarquer Debus, Fludd s’inspire du traité Ad Veritatem Hermeticae Medicinae (1604) du médecin paracelsien Joseph Duchesne, qui s’était déjà servi du langage alchimique pour décrire la formation et la circulation de la quintessence dans le système artériel11 . Dans la deuxième partie de son ouvrage, Fludd laisse de côté les considérations purement physiologiques sur la circulation sanguine, pour proposer un modèle cosmosophique et anthroposophique complexe, fondé sur les thèses de l’hermétisme et du néplatonisme de la Renaissance, et réélaborant l’ancienne notion de la spécularité entre le microcosme et la macrocosme. Les Écritures affirmant que Dieu plaça le tabernacle du cosmos dans le Soleil; de même, il plaça le tabernacle de l’homme dans le cœur. Fludd n’accueille pourtant pas la thèse héliocentrique: pour lui le soleil tourne autour de la terre, et c’est précisément ce mouvement qu’il transmet au vents cardinaux , chargés transporter l’esprit sidéral provenant des astres. L’air est donc respiré par l’homme, qui s’approprie cet esprit, lequel est à son tour véhiculé dans l’organisme humain selon un mouvement circulaire12 . De même que le soleil se lève à l’est, de même le cœur est l’ orient du corps , à savoir - dans un langage astrologique - son ascendant (horoscopus). Voici les affirmations de Fludd à ce sujet: Cum igitur cor sit in microcosmo plaga orientalis non aliter quam locus ortus solis, angulus orientalis, horoscopus dictus, sequitur, quod ventus similis ab huiusmodi cardine in homine spiret: atque hic venus spirat vitae animam universo spiritui humano, non aliter quam ille macrocosmicus vitam dicitur dare & motum spiritui, seu aeri, seu vento humano. Unde dicit Sapiens, quod postquam occideret Sol, iterum ad locum suum aspiret, ubi oriatur, properet ad meridiem, & circumeat Aquilonem: Ex quibus verbis liquet, quod Sol, in quo, (iuxta Platonicos) est mundi anima sita (ac etiam Psalmist, dicit, quod Deus posuerit Tabernaculum suum in Sole) sit principalis ventorum motor atque incitator, atque hinc pergit Sapiens subnectendo istiusmodi sermonem paecedenti; conversione sua circumiens properet aer, (vel, ut Hieronym. interpretatur, spiritus) & secundum circuitus suos revertatur aer [...]. Pari ratione videmus spiritum vita ab oriente microcosmi hoc est a cordis Thalamo tanquam Aeoli microcosmici, capsula spirare, atque afflatu omnem sanquinis spiritum aereum secum in gyrum quasi rapere [...]. Atque hinc erat quod Mercurius Trismegistus hominem mundi filium, & per consequens eius cor Solis filium, ut cordis calore lucis internae Solis, seu mundi anime filium dictitaverit. Unde ut a Solis mundani centro eiaculantur vitae & lucis vivificae spermata in spiritum mundanum (quae etiam a corde hauriuntur, mediante inspiratione) sic etiam a solis microcosmi centro seu cordis anima calor vitalis undique in spiritu microcosmico (qui etiam ab aere mundano derivatur) disseminatur atque dispergitur13 . Et Fludd de conclure par une éloquente citation évangélique: Allen G. Debus, Chemistry, Alchemy and the New Philosophy. 1550-1770, éd. cit., XI, p. 377. Ibidem, p. 378. 12 Ibidem, p. 378-379. 13 Robert Fludd, Anatomiae, p. 266 (cité in Debus, p. 379). 10 11 5.2. ROBERT FLUDD ET LA CARDIOLOGIE MYSTIQUE 83 Quod etiam verbis expressis fatetur propheta regius hoc modo: Cor tuum custodi supra omnem observationem, quia ab eo prodeunt actiones vitae14 . En 1631, sans une réponse adressée à Parson William Foster, qui l’avait accusé de pratiquer la magie, Fludd reprend le sujet de manière similaire: It is apparent, then, that the incorruptible Spirit is in all things, but most abundantly (next unto the great world) in the little world called man: For as in the great world, God is said rightly by Ierome [...] to have put, his Tabernacle in the Sunne, from whence a perpetuall, a never dying motion, hee sendeth forth life and multiplication, to every member and creature of the great world [...]. So also, and in the very like manner, the same incorruptible spirit filleth the little world [...] and hath put his Tabernacle ine the heart of man, in which it moveth, as in this proper macrocosmicall Sunne in Systole, and Diastole namely, by contraction and dilation without ceasing, and sendeth his beams of life over all the whole frame of man, to illuminate, give life, and circular motion unto his spirit15 . Des notions analogues se retrouvent chez l’alchimiste paracelsien et rosicrucien Michael Maier (1568-1622). Dans l’ouvrage De Circulo Phyico Quadrato (1616), publié la même année que la découverte de Harvey. Médecine hermétique et philosophie naturelle orthodoxe Il est important de souligner que certaines des conceptions que nous sommes en train d’évoquer, relatives à l’esprit sidéral, à ses relations avec l’âme et à sa localisation dans le cœur, loin d’être l’apanage exclusif d’érudits hermétisants et néoplatonisants comme Ficin, Paracelse et ses épigones alchimistes et rosicruciens, furent partagés à de degrés différents - par les tenants de la médecine officielle, et par des philosophes s’intéressant aux fonctionnement physiologique du corps humain. Il est notoire, en effet, que Descartes reprit à son tour, dans son traité Sur l’homme (De homine, 1664) la notion d’ esprits animaux 16 . Cette dernière dans l’œuvre de Descartes est naturellement épurée de toute connotation astrologique ainsi que de toute attache avec la dimension spirituelle et religieuse. Elle est, tout simplement, l’héritage de la médecine de Galien. Pour Descartes, le cœur pousse les esprits animaux dans le cerveau tel un soufflet d’orgues. À travers Descartes, la notion d’ esprits animaux , consistant en la partie la plus subtile du sang et coulant dans les Ibidem. Robert Fludd, Doctor Fludds answer unto M. Foster or, the squeesing of Parson Fosters sponge, ordained by him for the wiping away of the weapon-salve, Londres, 1631, p. 65 et suivantes. Cité in Debus, p. 380. 16 Voir M. Di Marco, Spiriti animali e meccanicismo fisiologico in Descartes , Physis, XIII, 1971, p. 34 et suivantes. 14 15 84 CAPITOLO 5. FLUDD ET LE CŒUR nerfs comme dans des tuyaux, parviendra jusqu’au médecin matérialiste Guillaume Lamy, auteur des Discours anatomiques (1675) et de l’Explication méchanique et physique des fonctions de l’âme sensitive (1675)17 . Pareillement, la philosophie spéculative de Francis Bacon repose sur une conception de la nature qui fait la part belle à la notion de spiritus. Bacon distingue les spiritus mortuales des spiritus vitales: les premiers existent dans tous les corps, y compis les corps inanimés, les seconds uniquement dans les corps des plantes et des animaux18 . Ces derniers textes, comme on le voit, gardent bien des traces des spéculations de la médecine galénienne et des réélaborations ésotérisantes auxquelles celles-ci avaient été soumises par les érudits de la Renaissance. L’affinité entre les esprits animaux de Descartes et les spiritus vitales de Bacon d’un côté et le ˜ de Galien de l’autre (sidéralisé à souhait à l’époque de Ficin et de Paracelse) sautent en effet aux yeux; si bien que l’on peut se demander - ce que la critique n’a pas manqué de faire - si l’on n’est pas tout simplement en présence de la même notion, habillée autrement et mise au service de spéculations de philosophie naturelle ayant des buts propres19 . La question est complexe, et on ne peut la traiter de manière exhaustive. Remarquons seulement ce qui suit. Des textes que l’on vient de citer, manquent les éléments qui font la spécificité des auteurs que nous sommes en train d’étudier dans notre mémoire. Nous mentionnerons deux de ces éléments, fondamentaux: tout d’abord le lien, constamment affirmé par les alchimistes paracelsiens et les théosophes, avec la dimension du sacré; et ensuite la conviction, dérivant de la tradition des courants ésotériques anciens et médiévaux, que l’homme est relié à l’univers par une affinité ontologique sous-jacente, par une analogie, une homologie, une sympathie profonde. C’est cette dernière conviction qui oriente le discours de ces auters vers la mystique du cœur, dans laquelle la dimension physiologico-médicale est dépassée au profit de l’étude des liens entre la source de la vie humaine et celle de la vie universelle. Guillaume Lamy, Discours anatomiques - Explication méchanique et physique des fonctions de l’âme sensitive, édité par Anna Minerbi Belgrado, Paris: Universitas, 1999. Cf. Introduction, p. 21. 18 Cf. Graham Rees, Francis Bacon and spiritus vitalis , dans dans Spiritus, éd. cit., p. 265-281. 19 Cf. Graham Rees, Francis Bacon and spiritus vitalis , dans dans Spiritus, éd. cit., p. 280. 17 Capitolo 6 Böhme et la théosophie de langue allemande 6.1 Jakob Böhme Si donc le cœur est considéré par Ficin, Paracelse et Agrippa comme le siège de l’esprit sidéral , celui-ci étant à son tour envisagé comme un corps de nature ignée qui sert de support et de véhicule à l’âme, la présence d’une symbolique du cœur chez les alchimistes spirituels et les théosophes postérieurs n’a au fond rien de bien étonnant. Mais c’est chez Jakob Böhme (1577-1624), dont le langage mystique puise abondamment dans les catégories alchimiques et paracelsiennes de l’époque (filtrées, entre autres, par les écrits de Valentin Weigel1 ), que la thématique du cœur en tant que lieu de rencontre entre la conscience de l’homme et les énergies divines est le plus développé. Chez Böhme aussi, on retrouve l’acceptation du modèle cosmologique - et cosmosophique - d’ascendance néoplatonicienne et ficinienne selon lequel le soleil est Urs-Leo Gantenbein, Paracelsus , DGWE, p. 930. Cf. entrée Boehme, Jacob par Andrew Weeks, DGWE, p. 187-188: Although it is certain that Boehme knew of the writings of both Weigel and Paracelsus, it is not known when the acquaintance began or based on which writings. Boehme’s extensive contemplation of “the locus of the world” in Aurora suggests and early familiarity with Weigel’s Von Ort der Welt (On the Place of the World). Boehme’s sophiological speculation on the “Noble Virgin of Divine Wisdom” in the Three Principles echoes an epistolary exchange that took place between Weigel and the Görlitzer Abraham Behem, and older contemporary of Boehme [...]. Though initially reluctant to acknowledge sources other than nature and the Holy Spirit, Boehme admits having studied (without satisfaction!) the works of many “high scholars” . L’influence de Paracelse deviendra nette dans les Trois principes de la vie divine (1618). 1 85 86 CAPITOLO 6. BÖHME ET LA THÉOSOPHIE DE LANGUE ALLEMANDE placé au centre de l’univers2 . Par rapport à Ficin, Böhme peut toutefois compter sur les découvertes des astronomes de son temps: c’est l’époque de Kepler, dont l’Astronomia nova date de 1609 et l’Epitome Astronomiae Copernicanae de 161716213 . Pour Böhme le soleil est le cœur du monde, le point de rencontre entre le physique et le métaphysique4 . Et comme le fait remarquer Pierre Deghaye, pour Böhme notre monde est un corps analogue à un corps humain. Le centre de notre corps, c’est le cœur. Le soleil est le cœur du corps cosmique 5 . En effet, on lit dans le De triplici vita (1619-1620): Toute la profondeur entre la terre et les étoiles est comme l’esprit d’un homme... Et le soleil est le roi et le cœur de la profondeur, il brille et agit dans la profondeur et crée ainsi la vie dans la profondeur; le soleil est dans la profondeur comme le cœur est à l’intérieur du corps humain; et les six planètes créent les sens et l’entendement dans la profondeur, de sorte que tout cela ensemble est comme un esprit vivant6 . L’héliocentrisme symbolique de Böhme, comme on le voit, descend en droite ligne de celui du néoplatonisme florentin. Et de même que chez Ficin, chez Böhme - en fonction du même principe traditionnel des analogiques entre homme et cosmos le soleil trouve son équivalent microcosmique dans le cœur de l’homme. Ce dernier est, pour Böhme comme pour Ficin, Paracelse et Agrippa, le siège de l’esprit et de l’âme7 . Toutefois, comme le dit Deghaye: Ce cœur n’est pas celui d’où procède la vie dans notre corps mortel. Il se cache en profondeur sous ce dernier. Il est le vrai cœur de l’homme, son lieu naturel selon son élection, mais dans une intimité qui lui échappe s’il n’y est pas introduit. Il est aussi le cœur de Dieu. La créature qui s’ouvre en ce lieu priviliégié, devient la totalité du cœur de Dieu qui, loin d’être seulement un point géométrique, est la plénitude de la sphère divine. C’est dans cette sphère que Dieu et l’homme se rencontrent, chacun selon son désir d’amour. La Sagesse qui l’habite, personnifie cette rencontre. C’est en s’unissant à elle dans cet espace béni qui est le sanctuaire de l’âme, que l’homme vient à Dieu. Mais pour y accéder il doit mourir à lui-même8 . Tournons-nous maintenant vers les textes. L’importance du cœur dans l’anthropologie spirituelle de Böhme ressort de manière claire de certains passages de l’Aurore Ibidem, p. 188. L’Epitome est une présentation simplifiée de l’astronomie copernicienne sous forme de questionsréponses. 4 Pierre Deghaye, La naissance de Dieu ou la doctrine de Jacob Boehme, Paris: Albin Michel, 1985, p. 205-209 et 276-280. 5 Ibidem, p. 206. La référence est à Aurora, 25, 36. 6 Jakob Böhme, De triplici vita hominis (1619-1620), VII, 47 (trad. in Wehr, p. 63). 7 Ibidem, p. 286. 8 Ibidem, p. 286. 2 3 6.1. JAKOB BÖHME 87 Naissante (1612), que nous citons dans la traduction de Louis-Claude de SaintMartin. Le texte de Böhme nous donne la possibilité de saisir sur le vif la métamorphose - que nous avions vue à peine ébauchée chez Dorn - du thème du cœur/centre de l’esprit de motif anthropologique à motif mystique; un motif fortement teinté de christianisme. Lorsque [le démon] est subjugué, c’est alors que la porte du ciel s’ouvre dans mon esprit; car l’esprit voit l’être divin et céleste non pas hors du corps; mais l’éclair s’élève dans la source bouillonnante du cœur, dans la sensibilisation du cerveau, dans laquelle l’esprit contemple9 . L’expression source du feu , rapportée au cœur en tant que siège de l’âme, il faut le noter, avait déjà été employée par Marsile10 . . Cela confirme - au delà de tout doute possible - l’existence d’une filiation conceptuelle, de nature directe ou indirecte, entre le cardiocentrisme boehmien et celui de Ficin. Réunie dans le cœur, la force spirituelle que Böhme nomme Schrack peut de là s’élever aux autres centres composant la structure spirituelle de l’homme, pour atteindre enfin le cerveau, où elle s’éveille dans la connaissance: Mais lorsque l’éclair est enfermé dans la source bouillonnante du cœur, alors il monte des sept sources-esprits dans le cerveau, comme une aurore, et là se trouve le but et la connoissance. [. . . ]. C’est comme si l’universelle divinité s’élevoit là-dedans11 . Il est difficile d’établir si Böhme se situe ici à un niveau purement phénoménologique – s’il se borne à décrire, en d’autres termes, un processus spirituel dont il aurait fait l’expérience – ou si ses pages contiennent, fût-ce seulement de manière allusive et cryptée, des indications techniques pour une pratique contemplative12 . Quoi qu’il en soit, c’est dans le centre du cœur que la lumière divine se métamorphose en chaleur, c’est-à-dire en vie: Lorsqu’une source-esprit s’élève, elle touche et voit toutes les autres sources; car elle s’élève au milieu de la fontaine bouillonnante du cœur 13 , là où l’éclair de la lumière s’enflamme dans la chaleur. C’est là que l’esprit dans son ascension, dans ce même éclair, voit au travers de tous les esprits 14 . Pour une compréhension exacte du discours mystique de Böhme, il est selon nous indispensable de saisir le lien qui y est établi entre le cœur et le feu. Nous avons dit en effet plus haut que l’esprit sidéral, chez Paracelse, demeure dans le cœur, et qu’il Jakob Böhme, L’aurore naissante ou la racine de la philosophie de l’astrologie et de la théologie, traduit par L.C. de Saint-Martin, Milan: Archè, 1977, p. 181. 10 Cf. supra, p. 28. 11 Ibidem. 12 Cf. F. Cuniberto, Böhme, Brescia: Morcelliana, 2000, p. 191 et suivantes. 13 Nous avons déjà trouvé cette expression chez Ficin. Cf. plus haut. 14 Ibidem, p. 183. 9 88 CAPITOLO 6. BÖHME ET LA THÉOSOPHIE DE LANGUE ALLEMANDE a une nature ignée. Il en va pas autrement chez Böhme, selon lequel le cœur abrite un feu spirituel qui n’attend que d’être éveillé. C’est par l’attention que peut être éveillé, selon Böhme, ce feu spirituel demeurant dans le cœur. Une sorte d’incendie se propage alors aux autres centres de la structure spirituelle de l’homme : Si vous considérez quelque chose qui vous agrée, et que vous éveilliez l’esprit dans le cœur, alors vous allumez le feu dans le cœur; il brûle d’abord dans l’eau suave comme un charbon ardent; et comme il ne fait que luire, il n’y a en vous alors qu’un désir doux et qui ne vous consume point; mais si vous excitez trop fortement votre cœur, et que vous allumiez la source douce jusqu’à ce qu’elle devienne une flamme brûlante, alors vous enflammez toutes les sources-esprits; car tout le corps et dans l’embrasement qui se communique à vos paroles et à vos actes15 . Enfin, Böhme affirme de manière explicite l’immanence de Dieu dans le cœur de l’homme: « Dieu est si près de vous, que la génération de la trinité sainte se passe aussi dans votre cœur. Toutes les trois personnes, Dieu le père, le fils et l’esprit saint sont engendrées dans votre cœur 16 . Si le véritable siège de la présence divine est le cœur de l’homme, il s’ensuit que c’est là que le Chrétien doit effectuer le service divin, à savoir la prière. Selon Böhme c’est donc le cœur humain, et non pas l’église extérieure, le véritable temple de Dieu: Le saint a son temple partout avec son & en soi: car il marche & il s’arrete, il couche & il est assis dans son temple [. . . ]. Un vrai Chrétien apporte son temple dans l’assemblée: son cœur est le véritable temple, où on doit exercer le service divin 17 . Image classique, qui sera reprise telle quelle, entre autres, par Eckartshausen18 . Connotation négative du corps sidéral chez Böhme (alors qu’avant -chez Ficin et Paracelse - c’était juste une notion d’ordre anthropologique, voire physiologique). ... O corps céleste, toi qui as dévoré ma perle, que Dieu a donnée à mon père Adam au Paradis 19 . Cf. aussi les images du cœur dans les gravures des traités de Böhme Alchimie et mystique, p. 428 et 527. Ibidem, p. 160. Ibidem, p. 163. 17 Jakob Böhme, Le chemin pour aller à Christ, Milan: Archè, 2004, p. 233. 18 Faivre, 1969, p. 380. 19 Cité in Wehr, p. 87. 15 16 6.2. JOHANN GEORG GICHTEL 6.2 89 Johann Georg Gichtel Le cardiocentrisme mystique boehmien parviendra à Johann Georg Gichtel (16281710), qui nomme Einkehr le centre de l’âme20 . Selon Gichtel, nous dit B. Gorceix, au centre du cœur, nous trouverons la teinture divine, qui allumera le feu de la teinture d’amour 21 . Lieu de la rencontre avec le divin, ce centre de l’âme, dans le discours théosophique comme dans le discours alchimique, est le lieu de la transmutation, de la contemplation des choses métaphysique qui se fait identification, la cellule secrète, le foyer intime, où s’achève le grand mouvement qui ramène l’extérieur vers l’intérieur 22 . C’est dans ce centre microcosmique que l’âme retrouve le centre du macrocosme et atteint , selon les paroles mêmes de Gichtel, dans la contemplation le centre de la déité cachée 23 . Lisons à ce sujet le passage qui ouvre le deuxième chapitre du texte qui va sous le nom - erroné - de Theosophia practica 24 . Dans ce passage, qui décrit les caractéristiques spirituelles de l’homme naturel , à savoir non encore tourné vers Dieu, on trouve les assises de la philosophie mystique et de la cardiosophie chrétiennes de Gichtel: Quand le lecteur ami de la Sagesse recherche Dieu dans ses miracles et qu’il veut contempler en soi l’occulte Ternaire, il faut avant tout qu’il rentre en luimême et qu’il apprenne à se connaître jusqu’au fond dans sa genèse et sa vie triple, car il est en soi l’éternelle image de Dieu selon les mondes de ténèbre et de lumière [...]. La Vie extérieure, engendrée comme une semblance du monde intérieur ou éternel, a son Centre dans le cœur extérieur, dans la chair et le sang; elle est commune à tous les animaux qui ne cherchent qu’à se nourrir et à se reproduire [...]. La Vie de l’âme sort du Feu éternel intérieur, qui a aussi son Centre dans le cœur, mais plus profondément; il est représenté dans la figure suivante par un Globe sombre placé au-dessous du cœur. C’est le dragon ignée ou Esprit-de-ce-Monde [...]25 . Gichtel avait aussi fréquenté des auteurs alchimistes, dont Sendivogius. Il déclare avoir longuement médité sur les secrets contenus dans leurs écrits. Cf. Gorceix, p. 115. 21 B. Gorceix, Johann Georg Gichtel, Théosophe d’Amsterdam, Lausanne: L’Âge d’Homme, 1975, p. 118. 22 Ibidem. 23 Cité par Gorceix, ibidem. 24 Comme le fait remarquer Serge Hutin, l’ouvrage publié à Paris sous ce titre, en 1896, est en réalité la traduction française d’un traité écrit par Gichtel avec la collaboration de son ami Johann Georg Graber: Eine kurze Eröffnung und Anweisung von dreyen Principien und Welten in Menschen, in uterschlieden Figuren vorgestellt, Leyde, 1696 (rééd. en 1736) (Serge Hutin, Les disciples anglais de Jacob Bœhme, Paris: Denoël, 1960, p. 181, note 8). 25 Gichtel christianise en effet l’esprit astral et en fait l’équivalent du diable (cf. Gorceix, p. 108109). D’où l’image de la lutte entre Michel et le dragon (110). 20 90 CAPITOLO 6. BÖHME ET LA THÉOSOPHIE DE LANGUE ALLEMANDE La troisième vie est la sainte Vie-de-Lumière; elle est cachée, inactive et insensible dans l’homme naturel, son Feu est celui de l’Amour divin où brûle la volonté du Régénéré. Ceci part encore du feu du cœur; mais à un degré plus profond 26 . Avant le début du chapitre suivant, consacré à l’homme régénéré , se trouve une planche illustrant les centres spirituels de ce dernier. L’avant-propos du chapitre, se rapportant à cette planche et aux phénomènes qu’elle illustre, affirme: Dans la figure ci-contre, qui est la seconde de notre Auteur, apparaît le résultat auquel arrive le fidèle à travers les Formes de la Nature extérieure [...] jusqu’au oint médian, dans le cœur. Jésus se lève dans le cœur, la matrice obscure éclate, et en notre cœur s’étend son royaume: le commencement et l’avenir de celui qui est désigné par Dieu comme le vainqueur du serpent, se développent à l’infini, en nous, avec la genèse sainte de la Lumière; il écrase sans cesse la tête du Satan, de l’antique serpent, et jette dans l’Abîme la bête venimeuse. Un nouveau monde se lève dans la volonté, l’enfant prodigue, l’âme, revient vers son Père; il est accepté dans le cœur de Dieu, dans cette teinture de lumière intérieure et divine, et Jésus l’habille d’un nouveau vêtement, l’innocence (Luc 15:22) 27 . Gichtel, qui est non seulement disciple de Böhme, mais théosophe et mystique luimême, fait allusion à ses propres expériences: Je vis dans mon cœur une lumière blanche, autour du cœur un gros serpent, entortillé trois fois sur lui-même comme une tresse; au milieu dans une clarté, apparut le Christ dans la forme décrite par Jean (Apoc. 1, 13, 14, 15). Chez Gichtel, l’anthropologie spirituelle de dérivation néoplatonico-ficinienne, filtrée sans doute par le paracelsisme et Agrippa (et certainement par Böhme), fournit la matière à une mystique chrétienne, voire christocentrique. Le cœur est toujours le siège du spiritus, mais ce dernier renvoie désormais, comme chez Böhme, au draco magnus de l’Écriture, le serpent, Satan, qui tient sous son emprise à l’âme et l’empêche de contempler Dieu28 . Lorsque la conscience se débarasse de son etreinte, elle peut atteindre le niveau supérieur de l’âme; dans celle-ci, cependant, l’homme ne retrouve pas l’image de l’Un asbstrait et désincarné du platonisme mais celle, vivante et aimante, du Christ rayonnant29 . Enfin, le parallèle établi entre le cœur et le soleil, symboles du centre, respectivement, du microcosme et du macrocosme, est encore valable et générateur de sens J.G. Gichtel, Theosophia Practica, Milan: Arché-Sebastiani, 1973, II, 1, 4, 6, 12, 13, p. 29-31. III, 1-3. Ibidem, p. 63. 28 II, 43. 29 Voire celle de la Sophia; cf. Gorceix, p. 96. 26 27 6.3. LE CŒUR DANS LA POÉSIE MYSTIQUE ALLEMANDE DU XVIIE SIÈCLE91 chez Gichtel, de même qu’il était chez Ficin. Mais la christianisation à laquelle sont soumis ces motifs symboliques d’origine néoplatonicienne n’épargne pas le Soleil. Celui-ci est en effet, dans ces pages, surtout l’image du Fils de Dieu, dont Gichtel nous dit: Il est le soleil, nous sommes ses étoiles, une même chair, un même être; plus nous imitons ses souffrances et sa vie, plus nous sommes lumineux 30 . 6.3 Le cœur dans la poésie mystique allemande du XVIIe siècle Silesius, Spee, Czepko, Chatarina von Greiffenberg, Kuhlmann: cf. Bernard Gorceix, Flambée et agonie: mystiques du XVIIe siècle allemand, Sisteron: Éd. Présence, 1977. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, Angelus Silesius (Johannes Scheffler, 1624-1677), médecin à la cour de Ferdinand III, produit une poésie mystique marquée par le néoplatonisme et par maître Eckhart. Nul doute alors que cette poésie se fasse l’écho de la mystique du centre émaillant la tradition néoplatonicienne. Dans un poème intitulé In der Mitten Sieht man alles (Du centre on voit toute choses), ces échos résonnent de manière extrêment limpide: Mets-toi au centre et tu verras tout à la fois, Ce qui est maintenant et sera, ici et dans le ciel31 . Le centre de l’amour est Dieu, comme son cercle; En lui l’amour repose, aime tout sans différence32 . De même, on retrouve chez Silesius l’éliocentrisme mystique de Plotin, Denys l’Aréopagite et Marsile Ficin: Que ton regard s’aveugle à fixer le soleil, En sont cause tes yeux et non son grand éclat33 . Et encore: Je dois être le soleil; peindre de mes rayons La pâle mer de la totale Déité34 . Mais cette poésie porte également les traces d’une véritable mystique du cœur: Ibidem, p. 66. Angelus Silesius, L’errant chérubinique, traduction de Roger Meunier, Paris: Arfuyen, 1993, p. 99. 32 Ibidem, p. 191. 33 Ibidem, p. 47. 34 Ibidem, p. 39. 30 31 92 CAPITOLO 6. BÖHME ET LA THÉOSOPHIE DE LANGUE ALLEMANDE Ton cœur recevra Dieu et tout son bien, S’il sait vers lui s’ouvrir comme une rose35 . Nulle sortie n’a lieu que pour une rentrée; Mon cœur se vide afin que Dieu le puisse emplir36 . 35 36 Ibidem, p. 113. Ibidem, p. 161. Capitolo 7 Le cœur dans les illustrations des traités alchimiques Si notre hypothèse est correcte, si donc une mystique du cœur existe bien au sein de l’alchimie spirituelle et de la théosophie du XVIIe siècle, cela peut sans doute nous aider à mieux cerner la raison d’être et les fonctions de l’imagerie cardiaque que l’on retrouve dans les manuscrits alchimiques de l’époque en question. Il n’est évidemment pas possible, dans les limites du présent article, d’épuiser un tel sujet, ce qui reviendrait à la fois à dresser un inventaire exhaustif des occurrences d’une telle imagerie, et à étudier celle-ci tant à un niveau iconographique qu’en relation avec les textes. De ce fait, nous nous bornerons à signaler au lecteur les cas qui nous paraissent les plus significatifs, en espérant que des études ultérieures viendront combler cette lacune. Il faut tout d’abord relever que les premières attestations d’une imagerie du cœur dans les manuscrits alchimiques sont très anciennes. Elles remontent, en effet, au moins à la fin du XIVe siècle. C’est de cette époque que date le manuscrit sans titre de Gratheus, où l’on trouve une image illustrant le primus puer debout sur un cœur1 . Le motif du cœur revient dans l’Aurora Consurgens, du début du XVe siècle, et surtout dans le Livre de la Sainte Trinité où, selon Barbara Obrist, les illustrations se distinguent de la plupart des autres par l’importance du motif du cœur 2 . Avant le tournant paracelsien, on retrouve encore ce motif dans Le Théâtre des bons engins J. Van Lennep, Alchimie. Contribution à l’histoire de l’art alchimique, Bruxelles: Crédit Communal, 1984, p. 52, fig. 9. 2 Barbara Obrist, Les débuts de l’imagerie alchimique (XIVe – XVe siècles), Paris : Le sycomore, 1982, p. 143. 1 93 94CAPITOLO 7. LE CŒUR DANS LES ILLUSTRATIONS DES TRAITÉS ALCHIMIQUES de G. De la Perrière (1539), où nous surprenons Cupidon préparant ses philtres dans un alambic qui contient un cœur3 . L’équivalence symbolique cœur/athanor est attestée par cette illustration, donc, bien avant l’émergence de l’alchimie spirituelle proprement dite. Dès que l’on prend la peine d’examiner celle-ci, on s’aperçoit que les images cardiaques y foisonnent. Dans les Douze clefs de la philosophie de Basile Valentin (1599), nous retrouvons deux planches présentant le motif du cœur: la table IX, où l’on voit une croix surmontant un globe qui contient trois cœurs, et la table XI, où deux personnages juchés sur deux lions tiennent chacun un cœur d’où jaillissent le soleil et la lune4 , symboles traditionnels du soufre et du mercure des philosophes (l’âme et l’esprit contenus dans le cœur). Dans le texte Emblemata saecularia de J. T. De Bry (1611), on retrouve encore une fois Cupidon aux prises avec l’athanor. En dessous de celui-ci, on trouve la phrase: Est cor amatoris plenum simul ignis et undae , le cœur de l’amant est plein à la fois de feu et d’onde 5 , ce qui confirme l’association cœur/athanor que l’on vient de signaler au sujet du Théâtre des bons engins, ainsi que l’idée du cœur comme siège des puissances animiques « masculines et féminines » (l’« esprit » et l’« âme »), symbolisées respectivement par le soufre et le mercure des philosophes. L’emblème 50 de l’Atalanta Fugiens de M. Maier (1617) montre un dragon qui serre le corps d’un homme. Ses anneaux forment très nettement, sur le corps de l’homme, l’image d’un cœur6 . Cela ne peut que rappeler les grandioses illustrations des traités boehmiens, où le serpent diabolique, représentant l’esprit sidéral de ce monde, serre un cœur enraciné dans la matière mais aspirant à la délivrance par la croix du Christ7 . Dans le frontispice du traité d’inspiration rosicrucienne Speculum Sophicum RhodoStauroticum (1618) de Theophilus Schweighart (pseudonyme de Daniel Mögling), on peut voir deux statues, Physiologia et Theologia, qui tiennent chacune un cœur dans la main. Le premier cœur, celui que tient Physiologia, est flamboyant, tandis que l’autre contient les symboles de l’alpha et de l’oméga, ainsi que des caractères de l’alphabet hébraïque8 . Enfin, l’imagerie du cœur se retrouve également dans certains monuments de l’art alchimique de l’époque baroque. Dans le vitrail alchimique des Cordeliers de Paris, Cf. Van Lennep, op. cit., p. 175, fig. 85. Ibidem, p. 201, fig. 166 et 168. 5 Ibidem, p. 175, fig. 86. 6 Ibidem, p. 182, fig. 101. 7 Cette image se trouve dans l’édition de 1730 du texte Der Weg zu Christ de Böhme (cf. A. Roob, Alchimie et mystique. Le cabinet hermétique, Köln: Taschen, 2005, p. 138). 8 Cf. Magia, alchimia, scienza dal ‘400 al ‘700. L’influsso di Ermete Trismegisto, sous la coordination de C. Gilly et C. van Heertum, Florence : Centro Di Edifimi, 2002, p. 168. 3 4 95 par exemple, on pouvait voir autrefois deux emblèmes illustrant un cœur qui saigne encerclé d’une couronne d’épines. Selon David Lagneau, auteur d’une Harmonie Chymique (1636), qui nous en a transmis le dessin, c’est là une image de la plus haute importance symbolique, contenant et demonstrant tout ce qui est nécessaire à l’opération de ce qu’on nomme pierre philosophale 9 . Si d’une part la présence d’une imagerie cardiaque, aussi répandue soit-elle, dans la littérature alchimique du XVIIe siècle ne saurait prouver à elle seule l’existence d’une mystique du cœur, il est d’autre part bien évident que l’étude que l’on a ébauchée dans les pages précédentes permet de situer la symbolique en question dans un univers spéculatif et conceptuel cohérent. Dans ce contexte, croyons-nous, nous sommes enfin en mesure d’expliquer la raison d’être et les fonctions fondamentales d’une telle imagerie. Le cœur dans la symbolique paratextuelle de la littérature jésuite du XVIIe siècle Le cœur apparaît tardivement dans l’héraldique médiévale. C’est au XVI siècle, avec la naissane de la littérature emblématique, que l’on commence à retrouver des cœurs partout. Des livres entiers sont consacrés à cette image (Sauvy, p. 49). Noter que le sceau de Luther présente un cercle, une rose, un cœur, et une croix (Sauvy, p. 50), celui de Calvin une main qui tend un cœur. La contre réforme s’appropria également le symbole du cœur, dont la forme convenant admirablement à l’art baroque (ibidem). Mais d’où vient cet engouement? S’agit-il uniquement de réminiscences évangéliques? Y a-t-il un influx des courants ésotériques? Cf. ce qu’on a dit plus haut sur Melanchthon. Sources: • Ralph Dekoninck, Ad imaginem : statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève: Droz, 2005, p. 361 ssg. • Anne Sauvy, Le miroir du cœur. Quatre siècles d’images savantes et populaires, Paris: CERF, 1989. Cf. aussi: • Jeffrey Hamburger, Peindre au couvent: la culture visuelle d’un couvent médiéval, trad. de l’anglais par Catherine Bédard et Daniel Arasse, Paris : G. Monfort, 2000, p. 101-124. 9 In Van Lennep, op. cit., p. 255. 96CAPITOLO 7. LE CŒUR DANS LES ILLUSTRATIONS DES TRAITÉS ALCHIMIQUES - Saint Martin => Ambelain - BIBLIOGRAPHIE 1) Microcosme et macrocosme Allers R., « Microcosmus. From Anaximandros to Paracelsus », Traditio n° 2, 1944. Brach J.-P., Hanegraaff W.J., Correspondences , dans Dictionary of Gnosis and Western Esotericism, edited by Wouter J. Hanegraaf, in collaboration with Antoine Faivre, Rudolf van den Broek and Jean-Pierre Brach, Leiden : Brill, 2005. Cassirer E. 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Scrivere e pensare il mondo nel Rinascimento tra Francia e Italia (Atti del Convegno di Verona), Fasano: Schena, 2004. 97 Moulinier-Brogi L., entrée « Microcosme et macrocosme » dans le Dictionnaire critique de l’ésotérisme, sous la direction de Jean Servier, Paris : PUF, 1999. Saxl F., Macrocosm and microcosm in Medieval Pictures , dans Lectures, London : The Warburg Institute, 1957, I, p. 57 ssq. 2) Ficin Textes: • Marsilio Ficino: The Philebus commentary, critical edition and translation by Michael J.B. Allen, Berkeley; Los Angeles; Londres: University of California Press, 1979. • Commentaire sur “Le Banquet” de Platon, “De l’amour”. Commentarium in Convivium Platonis, De amore, texte établi, présenté et annoté par Pierre Laurens, Paris: Les Belles Lettres, 2002. • Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, texte critique établi et traduit par Raymond Marcel, Paris: Les Belles Lettres, 1964-1970. • Les Trois livres de la vie, trad. de Guy Le Fèvre de la Boderie, parue en 1582, texte revu par Thierry Gontier, Paris: Fayard, 2000 (texte latin dans De Vita, a cura di Albano Biondi e Giuliano Pisani, Pordenone: Ed. Biblioteca dell’Immagine, 1991). • Scritti sull’astrologia, a cura di Ornella Pompeo Faracovi, Milan: Rizzoli, 1999 (texte latin dans Marsilii Ficini Opera, in duos tomos digesta, Basileae: ex officina Henricpetrina, 1576). • http://bivio.signum.sns.it (tous les textes latins + la correspondance). Études: Allen M., Ficino , in DGWE, p. 360-367. id., The Platonism of Marsilio Ficino. A study of his Phaedrus Commentary, Its Sources and Genesis, Berkeley; Los Angeles; Londres: University of California Press, 1979. Le cœur, Études Carmélitaines, Paris: Desclée de Brouwer, 1950. 98CAPITOLO 7. LE CŒUR DANS LES ILLUSTRATIONS DES TRAITÉS ALCHIMIQUES Garin E., Studi sul Platonismo medievale, Florence: F. Le Monnier, 1958. Klibansky R., Saturne et la mélancolie: études historiques et philosophiques: nature, religion, médecine et art, Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Paris: Gallimard, impr. 1989. Kristeller P. O., Il Pensiero filosofico di Marsilio Ficino [1953], Florence: Le Lettere, 1988. Marcel R., Marsile Ficin, Paris: Les Belles Lettres, 1958. Marsile Ficin: les platonismes à la Renaissance, Pierre Magnard, dir., Paris: J. Vrin, 2001. Rousse-Lacordaire J, Ésotérisme et christianisme: histoire et enjeux théologiques d’une expatriation, Paris : Les éditions du Cerf, 2007, p. 92-104. Saffrey H. D., Le néoplatonisme après Plotin, Paris: Vrin, 2000, p. 277-294. Le soleil à la Renaissance. Sciences et mythes, Colloque international tenu en avril 1963, Bruxelles: Presses universitaires de Bruxelles, Paris: P. U. F, 1965. Vasoli C. Quasi sit deus: studi su Marsilio Ficino, Lecce: Conte, 1999. Verbeke G., L’Évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à S. Augustin, Paris: Desclée De Brouwer, Louvain: Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, 1945. Walker D. P., Spiritual and demonic magic from Ficino to Campanella, Leiden: E. J. Brill, 1958. Weill-Parot, N. Les images astrologiques au Moyen Âge. Yates F. Giordano Bruno and the Hermetic Tradition. Zanier G. La Medicina astrologica e la sua teoria: Marsilio Ficino e i suoi critici contemporanei, Rome: Ed. dell’Ateneo e Bizzarri, 1977. Materiale scartato: Pour Ficin, l’homme peut se relier à l’âme du monde (et à son âme) à travers cet esprit? Il semblerait que oui. Ficin continue: 99 Or qu’il vous souvienne tousjours que tout ainsi que la vertu de nostre Ame est diffuse aux membres, ainsi la vertu de l’Ame du Monde par la quinte essence qui a par tout vigueur comme l’esprit dans le corps mondain, sous l’ame du Monde est dilatee par tou, et est infuse ceste vertu principalement en celles parties lesquelles ont beaucoup puisé et humé d’un tel esprit. Peut estre ceste quinte essence en plus grande abondance prinse de nous, si quelcun la sçait bien separer des autres Elements ausquels elle bien entremeslee, ou pour le moins user souvent des choses, qui abondent en icelle principalement plus pure, comme est le vin choisy et le succre, et le basme, et l’or 10 . Exemple d’interaction cœur physique/esprit/âme. L’air [...] nous reduit merveilleusement à sa qualité, principalement l’esprit le plus vital, qui a sa vigueur au cœur, aux cabinets duquel il influe et assideuellement, et soudainement, touchant incontinent l’esprit de pareille qualité qu’il est luy-mesme touché; et par l’esprit vital, qui est et la matière et l’origine de l’esprit animal, rendant l’animal pareillement affecté 11 . La médecine de Ficin est en bonne partie une médecine de l’esprit. L’homme doit absorber des étoiles l’esprit du monde pour alimenter son propre esprit, qui est de la même nature que le premier12 . Cela se fait en privilégiant les choses solaires : le Soleil est par nature bénéfique, et contient l’esprit du monde13 . Ibidem, p. 140-141. Semper vero memento sicut animae nostrae virtus per spiritum adhibetur membris, sic virtutem animae mundi per quintam essentiam, quae ubi que viget tanquam spiritus intra corpus mondanum, sub anima mundi dilatari per omnia, maxime vero, illis virtutem hanc infundi, quae eiusmodi spiritus plurimum hauserunt. Potest autem quinta haec essentia a nobis intus magis magisque assumi, si quis sciverit eam aliis elementis immixtam plurimum segregare, vel saltem his rebus frequenter uti, quae haec abundant, puriore praesertim, ceu electum vinum et saccharum, et balsamum atque aurum (texte Biondi-Pisani, p. 210). 11 De vita, II, 18 trad. Lefevre de la Boderie, p. 121. 12 De vita, III, 4, p. 199. 13 Ibidem, p. 200. 10 100CAPITOLO 7. LE CŒUR DANS LES ILLUSTRATIONS DES TRAITÉS ALCHIMIQUES Indice 1 Spiritus, corps sidéral et cœur: Antiquité et Moyen Âge 1.1 Spiritus et corps sidéral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Le cœur comme siège de l’âme dans l’Antiquité . . . . . . . . . . . . 1.2.1 La philosophie et la médecine anciennes . . . . . . . . . . . . 1.2.2 Le cœur en tant que siège de l’âme dans les religions de l’Antiquité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 9 12 12 2 Les origines de la mystique du cœur à la Renaissance 2.1 Marsile Ficin: le centre et le cœur . . . . . . . . . . . 2.1.1 Dieu est le soleil du macrocosme . . . . . . . . . 2.1.2 Dieu est le centre du monde . . . . . . . . . . . 2.1.3 L’analogie entre le soleil et le cœur . . . . . . . 2.1.4 Le cœur en tant que siège du spiritus . . . . . . 2.1.5 Une mystique du cœur? . . . . . . . . . . . . . 2.2 Agrippa et Paracelse lecteurs de Marsile . . . . . . . . 2.2.1 L’influence: attestations et remarques . . . . . . 2.2.2 Le cœur chez Agrippa, Paracelse et Weigel . . . . . . . . . . . . 17 17 18 20 23 25 30 36 36 38 . . . . 49 50 51 54 61 . . . . 67 67 69 69 70 3 Alchimie spirituelle et proto-théosophie 3.1 Gérard Dorn et l’échelle des éléments . . . . . . . 3.2 La Kabbale chimique (1606) de Franciscus Kieser 3.3 Oswal Croll et la Basilica Chymica (1609) . . . . 3.4 Heinrich Khunrath et l’Amphithéâtre (1595-1609) 4 La deuxième vague de l’alchimie spirituelle 4.1 Michael Sendivogius et le Traité du soufre (1616) 4.2 Thomas Vaughan . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.1 Lumen de Lumine . . . . . . . . . . . . . 4.2.2 L’Âme magique cachée (1650) . . . . . . . 101 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 102 INDICE 4.3 4.4 La nature à découvert (1669) du Chevalier Inconnu . . . . . . . . . . Esprit de Gobineau et son Explication (1640) . . . . . . . . . . . . . . 70 74 5 Fludd et le cœur 79 5.1 Deux découvertes scientifiques sensationnelles . . . . . . . . . . . . . 79 5.2 Robert Fludd et la cardiologie mystique . . . . . . . . . . . . . . . . 81 6 Böhme et la théosophie de langue allemande 85 6.1 Jakob Böhme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 6.2 Johann Georg Gichtel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 6.3 Le cœur dans la poésie mystique allemande du XVIIe siècle . . . . . . 91 7 Le cœur dans les illustrations des traités alchimiques 93