Université de Montréal
Ève, du manque au sujet-femme.
Une relecture discursive du désir de la femme dans Gn 3
à partir de ses réceptions
Par Lydwine Olivier
Institut d’études religieuses
Faculté des arts et des sciences
Thèse présentée en vue de l’obtention
du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.) en théologie
Avril 2020
©Lydwine Olivier, 2020
1
2
Membres du jury
Université de Montréal
Institut d’études religieuses, Faculté des arts et des sciences
Cette thèse intitulée :
Ève, du manque au sujet-femme.
Une relecture discursive du désir de la femme dans Gn 3 à partir de ses réceptions
Présentée par
Lydwine Olivier
A été évaluée par un jury composé des personnes suivantes :
Alain Gignac
Président-rapporteur
Guy-Robert St-Arnaud
Directeur de recherche
Anne Létourneau
Membre du jury
Raymond Lemieux
Examinateur externe
1
Résumé
L’objectif de cette thèse est de montrer qu’Ève, en tant que métaphore du manque et
sujet-femme désirante, n’est pas étrangère au désir de Dieu. Pour cela, nous commencerons par
repérer que ce que nous connaissons du personnage d’Ève dans le texte de Gn 3 est le fruit de la
perception de ce que nous définirons comme « la Tradition » et de son interprétation de ce texte.
Cette perception, sur le versant de « la femme-objet », est une réalité fondée par le regard
d’hommes croyant que la femme est par nature plus faible, parce qu’incomplète, manquée, et donc
manquante. En explorant comment les interprétations du récit de Gn 3 mettent en scène les figures
d’une Ève tantôt dangereuse, tantôt inférieure, tantôt gommée par la figure idéalisée de la Vierge
Marie, nous verrons comment les a priori culturels propres à une lecture androcentrique ont
profondément marqué la façon même de relire le texte, de l’entendre et de le comprendre. En
prenant acte de la manière dont cette Tradition a entendu et masqué tout à la fois la différence
sexuelle homme-femme, notre propre analyse discursive du récit de Gn 3 déroule comment la
figure d’Ève peut aussi devenir la représentante du manque désiré par Dieu lui-même. Le manque
voulu par Dieu, dont Ève est la métaphore, apparait à la fois comme l’ingrédient nécessaire à la
vie, à la parole et au désir, et comme le fardeau que doit porter Ève pour marcher sur les chemins
de son propre destin de femme qui ne peut pas plus échapper à la question de la maternité. Notre
axe de relecture, qui tient compte de la dimension du sujet parlant, nous conduit à cerner le rôle
actif d’Ève. De sa posture de « pas-toute », elle prend place dans la création de l’adam comme celle
à qui s’adresse le serpent venu d’ailleurs. C’est avec le serpent que le premier dialogue s’instaure
et qu’Ève s’éprouve comme sujet parlant et désirant. Par la parole, Ève déborde. Une fois l’interdit
parlé, il devient lieu de l’inter-dit, là où, entre les lignes, quelque chose du désir singulier d’Ève
devient transmissible à l’adam. La transgression en acte rend alors possible le regard porté sur la
différence sexuelle, en rendant aussi possible la transmission de la vie humaine comme acte de
création. À ce moment du récit, Ève devient un sujet, sujet de désir, femme-sujet, en écart de ce
que l’homme la veut, une femme intrinsèquement et expérientiellement habitée par la question du
maternel et de la maternité. Si pour les hommes comme pour les femmes, le maternel est le premier
accès à la femme, le récit montre que la parole d’une femme est dépendante de cette structure
subjective, qui rend chaque femme singulière. Sa subjectivité d’être-femme dont le corps est troué
3
vient nécessairement orienter son être au monde, à l’Autre et aux autres, en mettant en jeu autant
sa responsabilité que son éthique, dont Ève est la figure qui les représentent toutes. Cette thèse vise
donc à participer à une réflexion et une discussion sur l’être femme, non plus considéré comme
objet à soumettre, posséder, ou dont le corps pourrait être réduit à procréer, mais comme
l’expérience d’un sujet singulier, un sujet de désir, un parlêtre de chair et de sang dont le dire et le
désir sont à prendre en compte en écart du discours universel. Nous espérons que notre thèse
apportera une contribution significative à ce que les femmes soient reconnues dans leur énonciation
singulière et subjective comme participant à l’à-venir du monde, qu’elles soient reconnues comme
souffle qui émerge du manque et qui fait brèche dans le fantasme de l’Un.
Mots clefs : Relecture discursive, Après-coup, Bible, Genèse 3, Femme, Féminin, Ève,
Manque, Désir, Sujet, Maternité, Effet-mère, Théologie, Psychanalyse, Exégèse.
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Résumé anglais
The objective of this dissertation is to show that Eve, as a metaphor of the lack and as a desiring
subject-woman, is related to the desire for God. To do this, we will begin by pointing out that what
we know of the character of Eve in the story of Genesis 3 is the result of the perception of what we
will define as “The Tradition” and of her interpretation of this text. This perception, on the side of
the “woman-as-an-objet”, is a reality based on the gaze of men who believe that the woman is
weaker by nature, because she is incomplete, a miss, and therefore missing. By exploring how the
interpretations of the Gn 3 narrative stage the figures of an Eve, sometimes dangerous, sometimes
inferior, sometimes erased by the idealized figure of the Virgin Mary, we will see how the cultural
a priori of an androcentric reading have deeply marked the very way of rereading the text, of
hearing and understanding it. By taking in account the way this Tradition has both heard and
masked the sexual difference between man and woman, our own discursive analysis of the story of
Gn 3 unfolds how the figure of Eve can also become the representative of the lack that God himself
desires. The lack that God desires, of which Eve is the metaphor, appears both as the necessary
ingredient for life, word and desire, and as the burden that Eve must bear in order to walk the paths
of her own destiny, as a woman who cannot escape the question of motherhood either. Our axis of
rereading, which takes into account the dimension of the speaking subject, leads us to identify
Eve’s active role. From her “not-all” posture, she takes her place in the creation of the adam as the
one to whom the snake from elsewhere talks. It is with the serpent that the first dialogue is
established and that Eve experiences herself as a speaking and desiring subject. Because she speaks,
Eve overflows. Once the forbidden has been spoken, it becomes the place of the "inter-dit", where,
between the lines, something of Eve's singular desire becomes transmissible to the adam. The
transgression in act then makes it possible to look at sexual difference, making also possible the
transmission of human life as an act of creation. At this point in the narration, Eve becomes a
subject, a subject of desire, a woman-as-a-subject, at bay from what man wants her to be, a woman
intrinsically and experientially inhabited by the question of the maternal and the motherhood. If for
both men and women, motherhood is the first access to the woman, the narrative shows that a
woman’s speech is dependent on this subjective structure, which makes each woman singular. Her
subjectivity of being a woman with a hole in her body necessarily tends her being to the world, to
the Other and to others, bringing into play both her responsibility and her ethics, of which Eve is
5
the figure that represents them all. This dissertation therefore aims to participate in a reflection and
a discussion on being a woman, no longer considered as an object to be submitted, possessed, or
whose body could be reduced to procreate, but as the experience of a singular subject, a subject of
desire, a being of flesh and blood whose words and desire are to be taken into account at bay from
the universal discourse. We hope that our thesis will make a significant contribution to the
recognition of women in their singular and subjective enunciation as participants in the becoming
of the world, and that they are recognized as the breath that emerges from the lack and which breaks
through the fantasy of the One.
Key words : Discursive rereading, “Après-coup”, Bible, Genesis 3, Woman, The Feminine,
Eve, Lack, Desire, Subject, Motherhood, “Effet-mère”, Theology, Psychoanalysis, Exegesis.
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Tables des matières
Résumé............................................................................................................................................ 3
Résumé anglais............................................................................................................................... 5
Liste des illustrations et schémas ............................................................................................... 11
Liste des abréviations .................................................................................................................. 13
Prononciation de certains sons translittérés ............................................................................. 13
Remerciements ............................................................................................................................. 17
Introduction ........................................................................................................................ 21
0.1. Actualité d’une réflexion sur le désir de la femme ............................................................ 21
0.1.1 De la création d’Ève à une lecture du désir de la femme dans Gn 3............................................... 21
0.1.2 Actualité d’une approche fondée sur le désir d’Ève dans Gn 3 ...................................................... 24
0.1.3 L’importance du discours sur les femmes dans la relecture du désir d’Ève ................................... 29
0.2. L’approche discursive : une méthodologie au service d’une relecture du désir
de la femme dans Gn 3 ................................................................................................................ 31
0.2.1 L’après-coup comme mouvement de relecture qui prend en compte l’inconscient........................ 32
0.2.2 L’Autre comme lieu discursif de l’origine ...................................................................................... 34
0.2.3 Le désir du sujet et son rapport à la chaîne discursive .................................................................... 37
0.2.4 Place de cette méthodologie en regard des méthodes herméneutiques bibliques habituelles ......... 39
0.3. Orientation précise de la recherche .................................................................................... 41
0.3.1 Actualité de la recherche ................................................................................................................. 43
0.3.2 Question de recherche et hypothèses de travail .............................................................................. 43
0.4. Organisation et structure de la thèse .................................................................................. 44
Première partie À la recherche de la femme dans la Tradition .................................... 47
1. Au commencement était le malentendu ............................................................................................... 48
2. Misogynie ou androcentrisme .............................................................................................................. 51
3. Organisation de la première partie ....................................................................................................... 53
1 La femme à l’époque intertestamentaire : une histoire d’hommes ............................ 55
1.0. Introduction .......................................................................................................................... 55
1.1. La première femme face à la Bible : comme une rivière souterraine. ............................. 56
1.1.1 Un texte sans écho dans le reste du corpus hébraïque .................................................................... 57
1.1.2 La Septante : une influence qui perdure .......................................................................................... 58
1.1.3 La destinée d’Ève dans la Bible : comme on enfouit une rivière.................................................... 61
1.2. La femme à l’époque intertestamentaire : entre sorcière et absence............................... 68
1.2.1 Femme absente ou irresponsable .................................................................................................... 70
1.2.2 La femme intime avec le mal .......................................................................................................... 71
1.2.3 La femme cause de la perte de l’homme ......................................................................................... 74
1.2.4 La femme, synonyme de la convoitise dont l’homme doit se garder.............................................. 77
1.2.5 Le paradoxe du christianisme primitif dans son rapport à la femme .............................................. 79
1.3. Conclusion ............................................................................................................................. 81
2 D’Ève à Marie : de la femme qui inquiète à la femme impossible ............................. 85
2.0. Introduction .......................................................................................................................... 85
2.1. Augustin et la femme : l’à-côté qui dérange...................................................................... 89
2.1.1 Le paradoxe de la femme « équivalente », mais « subordonnée » .................................................. 89
2.1.2 La responsabilité de la femme dans l’économie du péché des origines .......................................... 91
2.1.3 Le récit de la chute : du sens allégorique au sens littéral ................................................................ 93
2.1.4 La fonction allégorique de la femme et de la mère ......................................................................... 96
7
2.1.5 La femme : un mystère d’(in)subordination.................................................................................... 98
2.2. Thomas d’Aquin : une théologie de la femme manquée ? ................................................ 99
2.2.1 La femme, un homme manqué ...................................................................................................... 100
2.2.2 La femme : un instrument de la tentation...................................................................................... 103
2.2.3 La Vierge Marie comme idéal humain.......................................................................................... 106
2.3. L’écart entre Augustin et Thomas : de la Mère à la Vierge-mère ................................. 108
2.4. Calvin : de la Vierge Marie à « La mère » ........................................................................ 110
2.4.1 La femme : un bien à récupérer..................................................................................................... 111
2.4.2 Le désir de la femme comme source de l’infidélité à Dieu........................................................... 113
2.4.3 La femme, métonymie de la faiblesse de l’homme....................................................................... 115
2.5. Conclusion ........................................................................................................................... 118
3 Tradition, quand tu nous tiens ! Une histoire qui se répète ....................................... 121
3.0. Introduction ........................................................................................................................ 121
3.1. De la mère à… la mère, en passant par le service ........................................................... 123
3.1.1 Quand la dignité de la femme passe par le service ....................................................................... 123
3.1.2 De la servante volontaire à la Vierge Mère comme lieu de la dignité .......................................... 126
3.2. La femme pour Vatican II : une égalité pas-toute............................................................ 128
3.2.1 La femme en tant que La mère ...................................................................................................... 129
3.2.2 Quand la Vierge Marie supplante Ève .......................................................................................... 131
3.3. La Femme chez Jean-Paul II : entre fille-vierge et mère ................................................ 133
3.4. Conclusion ........................................................................................................................... 137
4 Le féminin comme lieu d'ouvertures .......................................................................... 141
4.0. Introduction ........................................................................................................................ 141
4.1. La voix du féminin comme lieu d-énonciation.................................................................. 142
4.1.1 Dénoncer la femme comme inférieure, sous-mise ........................................................................ 144
4.1.2 La femme perçue comme objet sexuel : la dimension du corps comme danger ........................... 147
4.1.3 La femme comme objet de désir, ou objet cause du désir ? .......................................................... 151
4.2. Des femmes pour que la femme passe d’objet à un être-femme .................................... 153
4.3. L’effet de la mère sur la femme ......................................................................................... 156
4.3.1 L’effet-mère de Gn 3:16 sur les femmes....................................................................................... 156
4.3.2 L’effet-mère comme trace de ce qui ne s’efface pas..................................................................... 158
4.3.3 La trace de la mère et de l’interdit de l’inceste ............................................................................. 160
4.4. La perte pour masquer l’effet-mère et le manque ........................................................... 162
4.5. Quand le féminin se conjugue à la marge......................................................................... 164
4.5.1 La femme : comme un écart dans l’universel ............................................................................... 164
4.5.2 La femme, en tant que frontière, y compris comme tiers monstrueux .......................................... 166
4.5.3 L’inscription du féminin comme en-plus qui empêche la fermeture ............................................ 168
4.6. La femme comme faille entre perte, manque et désir ..................................................... 169
4.7. La femme, du manque au désir ......................................................................................... 172
4.7.1 De la perte au manque ................................................................................................................... 172
4.7.2 Milton : la femme comme ouverture au manque, creuset du désir du sujet.................................. 175
4.8. Conclusion ........................................................................................................................... 177
Deuxième Partie La faille ................................................................................................. 181
5 La première femme : dévoiler la faille ......................................................................... 185
5.0. Introduction ........................................................................................................................ 185
5.1. Le récit d’Ève ...................................................................................................................... 186
5.1.1 Prologue : de la création de la femme comme manque (Gn 2:8-9 et 16-23) ................................ 187
8
5.1.2 Ève : une femme-sujet de désir (Gn 3).......................................................................................... 189
5.1.3 Épilogue : une femme-sujet mère (Gn 4 : 1-2 et 25)..................................................................... 193
5.1.4 Éléments d’analyse textuelle ......................................................................................................... 194
5.2. Pré-texte : la femme comme métaphore du manque ....................................................... 199
5.2.1 De la perte au manque ................................................................................................................... 199
5.2.2 Le manque, creuset du subjectif et du singulier ............................................................................ 201
5.3. La femme : sujet de son désir ............................................................................................ 203
5.3.1 Désir ou jouissance ? ..................................................................................................................... 204
5.3.2 Désir d’être ou désir d’avoir ? ....................................................................................................... 207
5.3.3 Le désir agité par le savoir ............................................................................................................ 208
5.3.4 Le désir en tant que sexuel ............................................................................................................ 211
5.4. La honte comme trace du sujet singulier.......................................................................... 214
5.4.1 La découverte de la honte et son recouvrement ............................................................................ 214
5.4.2 De la honte à la culpabilité, ou à la responsabilité ? ..................................................................... 218
5.4.3 De la honte à la haine .................................................................................................................... 220
5.5. De l’effet mère comme lieu de la vie ................................................................................. 223
5.5.1 L’effet-mère comme marque du féminin-singulier ....................................................................... 224
5.5.2 Le maternel comme lieu de la vie bordée par la mort ................................................................... 226
5.5.3 Ève, creuset de la vie ..................................................................................................................... 228
5.5.4 La femme effet-mère : quand parler c’est créer ............................................................................ 231
5.6. Épilogue : quand la femme se fait faille ............................................................................ 232
5.7. Conclusion ........................................................................................................................... 235
6 Sur la trace du désir ...................................................................................................... 239
6.0. Introduction ........................................................................................................................ 239
6.1. Du rêve comme méthodologie de relecture du désir de la femme .................................. 241
6.2. L’Autre, ce lieu du trésor des signifiants qui instaure le sujet ....................................... 246
6.2.1 Le sujet parlant : un sujet divisé .................................................................................................... 246
6.2.2 Le désir dans Gn 3 : un mouvement plus qu’un mot .................................................................... 250
6.3. De l’objet désiré au sujet désirant ..................................................................................... 251
6.3.1 Perte et manque, un rivage commun ............................................................................................. 251
6.3.2 De l’objet-cause du désir au sujet, femme désirante ..................................................................... 253
6.4. Le désir : du manque au sujet pour la vie ........................................................................ 256
6.4.1 Le manque irréductible comme condition du désir ....................................................................... 256
6.4.2 La femme : sujet-cause du désir.................................................................................................... 257
6.5. Conclusion ........................................................................................................................... 259
7 La femme-sujet désirante : une question de failles..................................................... 263
7.0. Introduction ........................................................................................................................ 263
7.1. La femme : du manque à l’Autre manquant ................................................................... 265
7.2. La femme comme structure du pas-tout homme.............................................................. 267
7.1.1 La femme en tant que pas-toute : une boite de Pandore ............................................................... 269
7.1.2 De la femme pas-toute à une femme, sujet singulier marqué par la faille .................................... 272
7.3. La faille faite femme ........................................................................................................... 274
7.3.1 Ève : le manque comme désir de Dieu .......................................................................................... 276
7.3.2 Le corps féminin comme faille : entre fascination et horreur ....................................................... 278
7.3.3 L’effet de la faille sur le sujet femme ........................................................................................... 284
7.4. Le trou de la honte : son effet sur la femme ..................................................................... 285
7.4.1 La honte : un effet de trou sans fond ............................................................................................. 285
7.4.2 La pudeur dans le texte comme révélateur que du sexuel est en jeu............................................. 289
7.4.3 La culpabilité : la réponse de la Tradition face au ravage de la honte .......................................... 290
9
7.4.4 La responsabilité comme réponse au réel de la honte ................................................................... 293
7.5. Conclusion ........................................................................................................................... 295
8 Ève : de l’effet-mère sur le sujet femme ...................................................................... 299
8.0. Introduction ........................................................................................................................ 299
8.1. De la béance comme vie a-bordée par l’Autre et la mort ............................................... 303
8.2 Féminin et maternité : sur les traces de l’Autre jouissance ? .......................................... 306
8.3. L’effet de La Mère : de l’inquiétante familiarité à l’insoutenable étrangeté ................ 310
8.4. L’effet de la mère sur une femme...................................................................................... 317
8.5. Ève, femme éphémère......................................................................................................... 320
8.6. L’effet-mère comme expérience subjective sur le sujet femme ...................................... 325
8.6.1 Ève, sujet femme et mère .............................................................................................................. 325
8.6.2 Le nom des fils d’Ève comme expression d’un désir réalisé ........................................................ 327
8.6.3 Ève sujet désirant et mère ............................................................................................................. 331
8.7. De la morale religieuse à l’éthique du sujet femme ......................................................... 333
8.8. Conclusion ........................................................................................................................... 335
9 Conclusion ...................................................................................................................... 339
9.1. La relecture discursive pour mettre en évidence la force de la Tradition sur
la relecture d’Ève ....................................................................................................................... 340
9.2. Des voix en écart pour dévoiler l’insoutenable du féminin............................................. 342
9.3. Ève : la brèche dans l’histoire du péché originel ............................................................. 343
9.4. De l’Autre manquant comme source de vie, lieu du désir .............................................. 347
9.5. Ève : le trajet d’un sujet habité par le manque ............................................................... 349
9.6. Ève : la figure du féminin singulier qu’on veut faire taire ............................................. 351
Bibliographie ..................................................................................................................... 355
Articles et monographies avec auteurs .................................................................................... 355
Textes du Vatican ...................................................................................................................... 378
Revues, journaux et sites internet sans auteurs ...................................................................... 379
Bibles ........................................................................................................................................... 380
Dictionnaires et grammaires..................................................................................................... 380
Illustrations ................................................................................................................................ 381
Films et chansons ....................................................................................................................... 381
10
Liste des illustrations et schémas
Adam et Ève, tableau de Lucas Granach le Vieux
p. 23
Adam et Ève, tableau de Giuseppe Cades
p. 23
Schéma de l’après-coup
p. 33
La Madone au serpent, tableau du Caravage
p. 50
Vierge à l’enfant, Statut de Cascastel des Corbières – détail
p. 50
Tableau de la traduction de Gn 2-4
p. 187
L’Immaculée Conception, tableau de Paul Rubens
p. 221
Le serpent et le fruit défendu, Association de la médaille miraculeuse – détail p. 221
Schéma « L »
p. 248
11
12
Liste des abréviations
AT
BDB
BHS
BJ
BNT
BW
TOB
Ancien Testament
The Brown-Driver-Briggs Hebrew and English Lexicon
Biblia Hebraica Stuttgartensia :
Bible de Jérusalem 1990
Bible nouvelle traduction 2001
Logiciel Bible Works
Traduction Œcuménique de la Bible 2004
CEDT
CDCH
Cohort.
EDTC
Ex
Ez
BJ
GKC
Gn
Is
J
JAAR
JSOT
LXX
NAB
Nb
nbp.
P
PNS
Ps
R
Sam
Way
Collins’ English Dictionary & Thesaurus 2003
The Concise Dictionary of Classical Hebrew
Cohortatif
English Dictionary & Thesaurus Collins
Livre de l’Exode
Ezéchiel
Bible de Jérusalem en français
Gesenius’ Hebrew Grammar – enrichie par Krautzsch & Cowley
Livre de la Genèse
Livre d’Isaïe
Source yahviste
Journal of the American Academy of Religion
Journal of study of old testament
La Septante, Bible grecque
New American Bible
Livre des Nombres
Notes de bas de page
Source P : source pristique (ou sacerdotale)
Phrase nominale simple
Psaumes
Livre des Rois
Livre de Samuel
Wayyiqtol
Prononciation de certains sons translittérés
x
kh :
V
t
[
h
ss :
th :
‘:
’:
se prononce comme le mot « Bach » en allemand
(plus proche du « r » en fond de gorge)
se prononce che
comme le th anglais
claquement de la glotte, un son qui n’existe pas en français, mais en arabe
ne se prononce pas
13
Aux femmes qui ont bâti la femme que je suis,
Aux femmes qui sont mortes d’être femmes,
À celle qui veulent être entendues comme femme
Aux hommes qui aiment ces femmes,
À mes enfants,
À mes petites filles,
et mes petits-enfants à-venir.
15
16
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier les membres de ce jury : ils ont accepté de lire une thèse qui
les a sortis de leur lieu premier d’expertise. Ils ont su répondre à cette invitation au voyage. Merci
pour leur lecture attentive et curieuse, leur appréciation de ce travail, leurs remarques éclairantes
et incisives qui m’ont ouverte à de nouvelles pistes de recherches.
Ensuite, je voudrais remercier deux personnes qui ont été moteur et courroie d’entrainement,
souffle vital qui m’a permis de réaliser cette thèse.
Je commence par Guy-Robert Saint-Arnaud, mon directeur, parce qu’il a su soutenir mon
désir discrètement, de ce mot « discret » dont il a le secret. Un mot qui dit l’intervalle, qui dit
l’espace plus que le plein – l’évidement évidemment. Un espace qu’il m’offrait à chacune de nos
rencontres, à chacune de ses relectures, les rendant inspirantes, me relançant dans ce travail pour
lui donner consistance. Cette direction, au sens fort, a été un point d’ancrage indispensable qui a
porté fruit.
Je tiens aussi à souligner la contribution de mon amie Marie-Ève Garand, qui a su, avec une
rigueur exemplaire et une merveilleuse bienveillance, nourrir et éclairer, grâce à nos discussions et
ses relectures, ce qui, si souvent, m’a paru une terre aride sans étoiles. Elle a eu envers moi une
confiance inébranlable, un désir de me voir aboutir, et a cru en moi plus que moi. Elle a été la
colonne vertébrale de ce parcours exigeant, et souvent aride.
Mes remerciements s’adressent aussi à celles qui ont relu cette thèse à divers moments, pour
le soin qu’elles ont mis à ce travail méticuleux et leurs remarques judicieuses : Rachel
de Villeneuve, Kessie de Labarthe, Xénia Reinach, Florence Ollivry, Adélaïde Dousseau.
Je tiens aussi à adresser ma reconnaissance posthume à Michel Campbell, professeur retraité
de la Faculté de théologie et de sciences des religions devenue Institut de sciences religieuses, qui
s’est éteint trop tôt. C’est lui qui m’a ouvert les portes de la Faculté. C’est à cause de lui que je suis
devenue étudiante en théologie. Passionné par les avancées de mes recherches, fier de sa recrue, il
aurait été heureux de lire cette thèse.
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Cette réussite n’aurait pas non plus été possible sans mes enfants et leurs conjoints, mon frère
et ma mère. Et que dire de mes amies et amis du Québec, de France et d’ailleurs, amis récents ou
de longue date, sans oublier les collègues et professeurs de l’Université qui se reconnaîtront.
Tout au long de ce long parcours, chacun m’a, à sa façon et en tout temps, témoigné qu’elle
et qu’il y croyait. Sans eux, j’aurais eu trop souvent l’impression de courir après l’inutile. Ils ont
été mon filet de sécurité, ma source quand l’aridité devenait trop intense, mon îlot de joie et de paix
quand cela grondait trop fort, un havre dans la tempête qui a si souvent malmené mon esprit.
Chaque moment en famille, chaque moment entre amis, en personne ou par téléphone, en tête-àtête ou ensemble, a compté.
Enfin, ce parcours m’a fait découvrir l’importance d’une relecture qui prend en compte
l’après-coup comme lieu de création, dont le temps n’est pas celui de l’académique, mais bien celui
du sujet et de son désir. L’écriture est une création dont le processus est lent. La créativité ne peut
se déployer que dans ces apparentes pertes de temps qui n’en sont pas. Ces moments, qui semblent
vides et stériles, sont nécessaires pour que le travail d’association, de synthèse, de compréhension,
se fasse, y compris – nécessairement ? – de façon in-sue. Ces moments de flottement,
indispensables au processus de création, expliquent aussi que ma thèse ait pris plus de temps que
ce que je prévoyais.
Et, sans toutes ces personnes, jamais je n’aurais osé commencer cette thèse ni pu la mener à
bon port. Elles ont su me soutenir, m’inciter, m’épauler à poursuivre une route dont je ne pouvais
rien savoir sans l’avoir tracée. Certes, dix ans pour une thèse, c’est long. Mais ce temps-là n’est
pas un temps académique ni un temps imparti. Cette thèse est fondée sur le temps du désir, de
l’amour, de l’écoute, de la confiance, autrement dit du temps qui passe et qu’on ne peut presser –
juste vivre.
18
Avec la féminité, on ne peut
qu’apprendre : répondre sans doute,
mais pour relancer la question qui
laissera toujours la réponse dans sa
dimension de pas-toute.
Christian Fierens1
1
Christian Fierens, « Plus que de raison. Le féminin et la psychanalyse », La clinique lacanienne 11/1, 2006, 27-42,
p. 42.
19
20
Introduction
Vous imaginez ce que cela veut dire
pour les filles qui sont maltraitées,
violées ? Vous imaginez à quelle place
on les situe, y compris à quelle place
symbolique ? C’est de la merde. Vous
êtes de la merde ! Ça ne nous intéresse
pas ce que vous êtes. Ni votre désir, ni
votre récit, tout cela ne compte
absolument pas.
Dominique Sigaud2
0.1. Actualité d’une réflexion sur le désir de la femme
0.1.1 De la création d’Ève à une lecture du désir de la femme dans Gn 3
Notre mémoire de maîtrise portait sur Genèse 2, la création d’Adam et Ève. Ce travail nous
a permis de réfléchir à la question d’un Dieu processuel3, ce qui nous a conduite à présenter l’idée
d’un Dieu ouvert, qui ne sait pas d’avance et qui ne crée pas seul. Le principe de co-création nous
a amenée à considérer la création de la femme comme émergeant du désir de Dieu afin que la
femme soit l’altérité radicale de l’homme, altérité radicale et nécessaire pour que du désir puisse
surgir.
2
Radio-Canada, « Être née fille est toujours une malédiction dans le monde », Entretien avec Dominique Sigaud, Ici
Première, 11 octobre 2011, mn 9:42, https://ici.radiocanada.ca/premiere/emissions/penelope/segments/entrevue/137765/violences-filles-droits-egalite-monde
(20/11/2019), à propos de son livre : Dominique Sigaud, La malédiction d’être fille, Albin Michel, 2019.
3
Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b -25. Incidences herméneutiques et théologiques,
Mémoire, Université de Montréal, 2009. La théologie processuelle estime que Dieu est toujours en devenir, qu’il ne
sait pas d’avance, et qu’il n’est pas tout-puissant. Son devenir n’est pas étranger à celui de l’humain : Dieu crée avec
l’humain, avec l’autre. Cette théologie est issue de la pensée de Whitehead, métaphysicien et mathématicien qui a
voulu penser le monde sans en exclure Dieu. Sur la théologie processuelle, on peut lire André Gounelle, Le
dynamisme créateur de Dieu : essai sur la théologie du process, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris,
Van Dieren, 2010 ; et sur une lecture processuelle des textes bibliques, on peut lire Robert David, Déli_l'Écriture.
Paramètres théoriques et pratiques d’herméneutique du procès, Montréal, Médiaspaul, 2006.
21
La sexualité est le creuset dans lequel et par lequel cette identité se forme. […] Dieu n’a pas
créé l’homme ; il n’a pas non plus créé la femme. Car ce qu’il a créé, c’est d’abord et avant
tout l’altérité. La femme est dans ce récit d’abord et avant tout l’extraordinaire symbole de
l’Altérité qui nous permet de nous constituer comme individu. Cet Autre, inconnaissable, si
proche et si différent, si fascinant et si déroutant.4
Mais, si notre travail de maîtrise nous avait mise sur la piste de la création de la femme
comme figure de l’altérité radicale, notre recherche nous permet de considérer que la différence de
« l’être femme », son altérité radicale vient du fait que c’est en tant que « pas-toute » qu’elle entre
dans la création. C’est en tant que « pas-toute » qu’elle représente l’Autre de l’homme et qu’elle
doit se construire comme sujet à la fois semblable et différent. Si, comme nous en avons fait
l’hypothèse dans notre mémoire de maîtrise, il faut de l’Autre pour désirer, créer et exister, Gn 3
montre que c’est aussi par l’Autre que nous, humains parlants, accédons à notre identité. Or, dans
Gn 3, le désir est intimement lié à la femme. Non seulement le texte met-il la femme en lien avec
le désir, mais il parle du désir d’un sujet femme, en tant que sujet singulier. Comme sujet, elle se
construit en interrelation avec l’Autre masculin dans un mouvement où la différence la révèle et la
recèle à la fois. Suivre ce mouvement nous a conduite à nous questionner : si, dans Gn 2, la femme
représente l’Autre de l’homme, quel est son rôle dans Gn 3 ? Comment sa différence en acte a-telle été relue, interprétée et portée dans et par les discours dominants ? Prendre en compte les
discours qui ont marqué les interprétations théologiques, ecclésiales, féministes et
psychanalytiques du texte de Gn 3 nous amène à nous demander ce que révèlent et recèlent leurs
interprétations concernant la perception qu’ont des hommes et des femmes d’un sujet femme : en
l’occurrence ici Ève.
La figure d’Ève occupe une place centrale dans le récit de Gn 3, et de nombreuses
représentations s’en sont fait l’écho, en mettant l’accent sur la scène principale de ce texte, comme
les deux tableaux ci-après le montrent. L’illustration de gauche est une toile de Lucas Granach le
Vieux, et celle de droite de Giuseppe Cades.
4
Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b -25, p. 109.
22
Giuseppe Cades, Adam et Ève,
1750-1799, Royal Academy Collection
Lucas Granach le Vieux, Adam et Ève,
1526, The Courtault Gallery, London
Dans les représentations picturales, Ève est le plus souvent placée à la gauche de l’arbre, et ces
deux tableaux ne font pas exception. Cette place ne lui est pas attitrée par hasard : la place de
gauche a longtemps été considérée comme la mauvaise place5. Si Ève occupe la mauvaise place
dans les deux images, on peut observer quelques variantes. Ainsi, la première illustration montre
Ève se tenant à côté de l’arbre autour duquel le serpent est enroulé. De l’autre côté de l’arbre se
tient Adam, et Ève lui tend une pomme. Dans la seconde, Ève ne tend pas de pomme, et plus
grand-chose ne vient cacher son sexe. Surtout, Adam ne la regarde pas. Il est tourné vers le serpent
5
Depuis longtemps, la gauche est perçue comme ce qui est maladroit, ce qui fait trébucher, ce qui fait prendre un
détour. C’est ce qui est sinistre (gauche en latin), funeste. Voir Odon Vallet, « Note philologique : la gauche est-elle
sinistre ? », Mots. Les langages du politique, 1990/22, 95-97, https://www.persee.fr/doc/mots_02436450_1990_num_22_1_1577 (10/9/2019). Enfin, comment oublier que, dans le christianisme, la bonne place est
d’être assis à la droite de Dieu, comme le Credo le rappelle : « Le troisième jour est ressuscité des morts, est monté
aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant » ; ou Jésus sur la croix, quand il promet le paradis au
vilain placé à sa droite ; ou encore Étienne, qui rappelle à son auditoire : « Tout rempli de l’Esprit Saint, il fixa son
regard vers le ciel ; il vit alors la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu. "Ah ! dit-il, je vois les cieux
ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu" », Act. 7:55-56 (BJ).
23
qui, cette fois, a des traits de femme6. Cette illustration n’est donc pas sans laisser entendre que
c’est bien de la femme tentatrice dont il est question dans ce texte. Or, cette image d’une femme
tentatrice capable de provoquer la chute de l’homme est largement répandue dans l’imaginaire
populaire jusque dans les représentations picturales. Pourtant, elle vient en contradiction avec une
autre affirmation, tout aussi présente dans notre savoir chrétien du récit : le Christ est le nouvel
Adam, venu racheter le péché du premier Adam. Si la bible parle du péché d’Adam, comment
expliquer que la culture populaire ait retenu que c’est Ève la tentatrice, celle qui cause la chute de
l’Homme ?
0.1.2 Actualité d’une approche fondée sur le désir d’Ève dans Gn 3
On pourrait se demander pourquoi poser la question d’Ève et de son désir dans la chute
d’Adam en 2020, dans un Québec qui se dit laïc et affranchi de la religion. On pourrait aussi se
demander en quoi cette question serait pertinente : l’histoire d’Adam et Ève n’est-elle pas un vieux
mythe poussiéreux d’une autre époque ? Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à un texte qui a
longtemps permis aux humains de croire qu’ils ont été créés directement des mains de Dieu ?
Pourquoi s’intéresser à un texte réputé pour avoir contribué à l’assujettissement des femmes ? En
effet, si ce récit est souvent associé à la doctrine du péché originel, il a aussi été abondamment
utilisé pour justifier le fait d’avoir à contrôler les femmes, leur corps et leur devenir.
Cette question n’est pas que générale. Je me la suis posée comme femme, comme sujet, donc
en « je », d’où cette brève escapade au « je » : si tel était le cas, n’aurais-je pas dû refermer ce texte
aussitôt après l’avoir ouvert, et le laisser ainsi enseveli sous sa poussière, plutôt que de le ressortir
pour en faire l’objet d’une thèse de doctorat ? Ces questions ont suffisamment entravé mon écriture
pour que je les mette en jeu dès le départ. Porter ces questions et les prendre suffisamment au
6
À ce sujet, notons, comme le signale Monique Alexandre, que « Le Moyen-Âge attribue au serpent un visage de
jeune femme, et rappelle la légende juive d’Ève-Lilith à ce propos. L’iconographie de Moyen-Âge, puis de la
renaissance, représentera le serpent avec une visage, une chevelure, des seins féminins ». Monique Alexandre, Le
commencement du Livre. Genèse I-V : la version grecque de la Septante et sa réception, Paris Beauchesne, 1988,
p. 347.
24
sérieux pour les mettre à l’épreuve de la présente thèse m’a amenée à réaliser à quel point le texte
de Gn 3, y compris Ève, est encore présent dans le discours dominant7.
Et, en effet, quelque chose du texte circule encore abondamment à travers les réseaux sociaux
et autres médias sous forme de vidéos8, de films9, de chansons10, de noms de boutiques, de noms
de personnage de film d’animation11 , de marque de cannabis 12 pour ne citer que ces quelques
exemples13. Ces représentations sont parlantes. Non seulement ces images et inscriptions montrent
que ce texte fait encore partie de notre imaginaire collectif, mais, comme les représentations
picturales produites au fil des siècles, elles témoignent de la manière dont le mythe a servi et sert
encore à illustrer et à dire quelque chose des rapports hommes-femmes, et plus particulièrement du
rôle que la sexualité y joue. Quel est l’effet, dans notre monde d’aujourd’hui, que la femme puisse
être vue comme la séductrice ? Plus largement, qu’est-ce que cela change que l’homme et la femme
se soient vus nus et aient vu l’autre nu ? Et qu’à la suite de cet événement, la femme soit devenue
mère ? Quel effet produit encore aujourd’hui sur les femmes cette différence sexuelle dans notre
monde moderne ?
Comme le montrera notre revue de littérature, le regard que des hommes portent sur la
femme, comme leur méfiance vis-à-vis d’elles, et le désir qu’ils éprouvent pour elles les ont plutôt
conduits à interpréter le récit, quitte à le surinterpréter pour le faire correspondre à leur vision de
la femme. Mais est-ce la même qu’Ève ? S’ils le font, c’est parce qu’ils considèrent que la femme
est « sous-mise » à l’homme, qu’elle est seconde : c’est à ce titre que son corps peut être contrôlé
et asservi. Cet a priori masculin va loin, puisqu’il arrive même à justifier que la femme disparaisse
7
Katie Edwards, Sex And The Garden : Representations of Eve in Postfeminist Popular Culture, PhD thesis,
Sheffield, University of Sheffield, 2008.
8
https://www.youtube.com/watch?v=WhbnU30Hl8o, https://www.youtube.com/watch?v=gooTfE55nrw et
https://www.facebook.com/Boutiqueadameteve/ (15/09/2019).
9
Voir par exemple, Adam et Ève, la première histoire d’amour, film italien réalisé par Enzo Doria en 1983. Ou la
série Dark, réalisée par Baran bo Odar et écrits par Jantje Friese, Netflix, 2017.
10
Il y a bien sûr la chanson d’Anne Sylvestre, La faute à Ève, 1979, mais aussi celle de Julie Pietri, Éve lève-toi,
1992, entre autres.
11
Eva, nom du robot féminin dans Wall-E, film d’animation d’Andrew Stanton (Pixar), 2008.
12
evecannabis, un site qui se dit la première marque canadienne pour toutes les femmes,
https://www.evecannabis.ca/ (15/09/2019).
13
On pourrait aussi rappeler les nombreuses plaisanteries circulant sur les rapports hommes-femmes construites à
partir du récit d’Adam et Ève.
25
sous le générique Homme. Et pourtant, l’effacement n’est pas complet. Nous montrerons que la
femme fait retour dans le discours de manière déplacée : en tant que mère. Ce déplacement est
révélateur du fait que pour chaque homme, une femme c’est d’abord une mère, sa mère. Cela peut-il
expliquer le fait que la dimension sexuelle de la femme soit continuellement gommée pour ne
pouvoir réapparaitre dans le discours que sous le titre de mère, voire de mère vierge ? Une telle
orientation est-elle exclusivement le fait d’un passé lointain qui ne concernerait plus les
hypermodernes que nous sommes devenus ?
Nous ne le pensons pas. Nous constatons plutôt que le discours dominant moderne emprunte
des trajectoires discursives qui ne sont pas sans lien avec les interprétations et les réinterprétations
de ce récit depuis l’époque biblique à nos jours. Par exemple, nous vivons dans un environnement
socio-politique où le discours dominant tend à masquer la question de la différence homme-femme
derrière un idéal d’égalité et de parité souvent plus comptable que réel. Un discours socio-politique
qui va même jusqu’à effacer, gommer la différence homme-femme, y compris au profit d’un genre
humain asexué. Le fait que, dans ce contexte, le texte de Gn 3 et son imagerie fassent retour dans
cette chaine discursive hypermoderne ne nous semble pas relever du simple hasard, et mérite d’être
interrogé. Ceci d’autant plus que nos recherches nous ont alertée sur le fait qu’à chaque fois que le
récit d’Adam et Ève est repris, c’est pour insister sur quelque chose de la différence sexuelle et de
l’écart trop souvent stéréotypé entre l’homme et la femme. Comme si le récit d’Adam et Ève venait
nous rappeler que nos idéaux pourraient bien recouvrir des enjeux majeurs qui concernent
directement la vie des femmes.
Suivre cette piste nous a permis de relire une certaine actualité. Alors qu’on affirme que
l’égalité des sexes peut être atteinte par les règles de parité et la pleine reconnaissance en droit et
en fait des femmes, comment expliquer qu’encore aujourd’hui des hommes en arrivent à croire
qu’ils peuvent posséder une femme, leur femme, comme on possède un objet ? Aujourd’hui, en
2020, dans notre monde dit évolué et laïc, la question du féminicide et celle du droit des femmes à
l’avortement font retour avec tant de violence et de fracas qu’elles ébranlent même cette croyance
moderne selon laquelle les « sciences humaines » permettraient de parvenir à une égalité
homme-femme. L’actualité nous raconte plutôt combien il peut être difficile pour une femme de
faire valoir ses droits, combien il peut être difficile pour elle de quitter un homme qui croit qu’elle
26
lui appartient. C’est en fait extrêmement dangereux si l’on considère que certains sont prêts à les
tuer, ou tuer leurs enfants lorsqu’ils se sentent dépossédés de leur femme. Une infirmière
témoignait des motivations de Guy Turcotte à tuer ses deux enfants lors de son procès : « Il a dit
qu’il voulait la faire chier et que la façon de la faire chier était de lui enlever ce qu’elle avait de
plus précieux au monde, ses enfants »14. Lorsque « tu es ma femme » s’écrit « tuer ma femme »,
l’homme hypermoderne ne cherche-t-il pas à atteindre « sa femme » au plus vif de sa chair, soit
dans son corps ou ses entrailles, parce qu’il la considère comme sa chose, une possession qui ne
devrait pas lui échapper ?
Tel est le danger qui guette une femme quand un homme confond amour et possession, quand
le désir de la femme devient un désir de mort, un désir meurtrier. Pourquoi les femmes sont-elles
plus à risque d’être assassinées lorsqu’elles veulent se séparer ? Comment expliquer que, selon
l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation, « pas moins de
148 femmes et filles ont été tuées en 2018 au Canada, soit une victime tous les deux jours et
demi »15 ? On commence à peine à prendre conscience de la tragédie d’une histoire, chaque fois
singulière et intime, que révèle et recèle chacun de ces meurtres de femmes. La question de notre
thèse nous semble, dans ce contexte, résonner avec une acuité particulière. Qu’est-ce que cela
implique d’exister comme femme16 ? D’exister comme femme dans un univers où chacune peut
être en danger au titre même d’être femme ? Comment se construit le devenir femme quand son
14
Michaël Nguyen, « Les enfants tués pour "faire chier" leur mère », TVA Nouvelles, 06 octobre 2015,
https://www.tvanouvelles.ca/2015/10/06/les-enfants-tues-pour-faire-chier-leur-mere (10/09/2019).
15
Radio Canada, « Une femme ou une fillette tuée tous les deux jours et demi au Canada », 30 janvier2019,
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1149971/meurtre-femmes-feminicide-canada-2018-etude (10-09-2019).
En France, au 7 septembre 2019, on compterait 102 féminicides depuis le début de l’année, et 121 en 2018. Voir le
Journal de Québec, « En France, 121 femmes tuées en 2018 par leur conjoint ou ex-compagnon », 20 juillet 2019,
https://www.journaldequebec.com/2019/07/10/en-france-121-femmes-tuees-en-2018-par-leur-conjoint-ou-excompagnon (10/09/2019). En Grande-Bretagne, 173 femmes sont mortes de violences conjugales en 2018. Voir Le
Blog, « La violence domestique tue plus de femmes que le cancer », 19 septembre 2019,
https://www.blogsanteplus.com/psycho-sexualite/la-violence-domestique-tue-plus-de-femmes-que-lecancer/?fbclid=IwAR36Fl7x3Ig0KkLxT0SraDkdS3Q15Pl2MarbqJUoo3iY1zPGGyojr_m0gE0 (12/10/2019). On
peut enfin lire l’article de Laura-Julie Perrault, qui dresse un portrait actualisé de la question au niveau mondial.
Laura-Julie Perrault, « Violence contre les femmes : l’autre épidémie », La Presse, 10 mars 2020,
https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/202003/09/01-5263931-violence-contre-les-femmes-lautre-epidemie.php
(10/4/2020).
16
Sur la question du filliacide, qui définit le meurtre des filles, voir l’entretien avec Dominique Sigaud, « Être née
fille est toujours une malédiction dans le monde ».
27
être femme est à ce point à risque d’être ravagé sous l’emprise des hommes, de leur convoitise ou
de leur haine ? Quel effet a, pour une femme, d’être encore considérée, comme Ève, la sous-mise
de l’homme, voire son objet ?
Une des pistes que permet de pointer cette thèse, c’est que l’histoire humaine, de l’époque
biblique à aujourd’hui, a eu tendance à contourner l’épineuse question de la différence sexuelle et
de l’altérité radicale que représente la femme. En fait, il aura fallu Freud et la découverte de
l’inconscient pour que la question « Que veut une femme »17 puisse trouver explicitement place et
sens, comme question nécessaire et majeure qui concerne spécifiquement le désir féminin et son
difficile arrimage à la question de la différence des sexes18 . Cette question, à laquelle il a osé
rechercher une réponse en écoutant des femmes qui venaient lui parler, a ouvert la voie à ce que
quelque chose de la question du sexuel et du désir de la femme puisse s’articuler dans une logique
différente, une logique qui relève de l’inconscient.
C’est en tant qu’homme que Freud a découvert ce que l’effet mère et l’effet femme ont sur
les hommes. De sa posture d’homme interrogatif, Freud a montré que les hommes, de leur point de
vue d’hommes, sont concernés depuis leur naissance jusqu’à leur mort par la question du désir
féminin, autant sur le versant de la femme/mère que sur celui de la femme/amante. Si Freud a
ouvert la voie, le travail de Lacan a poursuivi cette question en formalisant le régime spécifique de
la jouissance féminine comme étant radicalement « Autre » dans sa différence avec la jouissance
mâle. Par le biais des femmes et de leur jouissance, Lacan a dégagé la structure de ce qu’il a appelé
la femme « pas-toute », en la disant capable d’éprouver une « Autre jouissance », qu’il a situé
comme une jouissance supplémentaire. En cela, la femme est hétérogène à l’homme dans le sens
où, dans son rapport au langage, un indicible reste. C’est pourquoi Lacan désigne cette jouissance
17
Formule à l’origine de Freud « Was will das Weib », que Lacan a reprise en substituant l’article « la » par « une »,
en lien avec le fait que, pour lui, « la femme n’existe pas », sinon en tant que pas-toute, et une à la fois.
Cf. Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, Paris, Seuil, Coll. Points, 1999 [1975], p. 18, 94 et 102.
18
Freud a trouvé essentiel d’écouter des femmes et leurs symptômes définis comme hystériques. N’a-t-il pas été le
premier à considérer essentiel d’écouter ce que les femmes avaient à dire de l’inscription hystérique sur le corps
comme signe d’un désir et d’une jouissance à entendre, comme il a été le premier à écouter quelque chose de leur
désir ? En posant la question à partir de la singularité de la femme, et non à partir de l’homme, Freud a ouvert le
champ de l’importance du discours d’une femme pour entendre la singularité de son désir.
28
Autre sous le terme de jouissance supplémentaire et invite les femmes à dire quelque chose de cette
jouissance singulière qui est la leur, qui échappe aux hommes, et dont il nous dit qu’elles
« l’éprouvent », mais qu’elles n’en disent rien19. Pour notre part, nous ne sommes pas certaine que
les femmes ne disent rien de cette Autre jouissance, de leur désir, ou de ce qui les anime chacune,
intimement et singulièrement. Nous montrerons par exemple que le mouvement féministe a été
l’occasion, pour de nombreuses femmes qui ont retravaillé le texte de Gn 3 et ses réceptions, d’y
investir leurs désirs et de leurs aspirations de femmes. Elles ont analysé et discuté de la manière
dont elles ont pu être, dans le temps, assujetties et « sous-mises » aux hommes, en soulignant ce
que cela pouvait avoir de violent et de douloureux pour elles. Elles ont aussi montré comment
l’Église a souvent réglé la vie des gens, d’une façon binaire qui tranchait entre bien et mal, entre
pureté et souillure, entre chasteté et luxure, laissant peu de place à cette zone grise auquel le corps
sexué qui nous constitue ne peut échapper. Cette posture particulière de l’Église face à la sexualité,
aux femmes, nous la nommerons « morale religieuse ». Par « morale religieuse », nous ne parlons
pas de la morale comme absolu, mais bien de cette vision moralisante qui existe, qui a parcouru les
siècles, et que, précisément, des femmes ont dénoncée. Leur critique du texte et des réceptions
patriarcales de Gn 3 a participé au fil du temps à ce mouvement de femmes qui se sont levées, ont
pris la parole pour dire quelque chose de leur propre rapport de filles d’Ève à cette mère originaire
et mythique. Mais veut-on entendre ce qu’elles ont à dire ? L’entendre et le prendre en compte
pourrait-il nous permettre d’ouvrir une place pour que du sujet-femme désirant puisse être mis au
profit de l’analyse du texte de Gn 3 ?
0.1.3 L’importance du discours sur les femmes dans la relecture du désir d’Ève
La première étape de notre travail de recherche nous a amenée à lire un grand nombre de
récits, textes et traductions qui parlaient du récit d’Adam et Ève. Nous avons été interpellée par la
façon dont les réceptions se servaient de leurs présupposés sur les femmes pour relire le rôle d’Ève
dans le texte pour donner poids à ces a priori. Prendre en compte cette tension permet de percevoir
que les hommes ne sont pas d’abord misogynes : ils vivent la différence sexuelle de la femme
comme un lieu d’inquiétude, en raison du désir qu’ils éprouvent vis-à-vis d’elle. C’est aussi en
19
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 75.
29
raison de sa différence sexuelle, appréhendée comme un corps auquel il manque un petit bout, que
des hommes se sont autorisés à considérer la femme comme inférieure à eux. Au nom de cette
perception, ils ont établi un système juridique et culturel qui légitime de réduire le sujet femme à
une fonction d’épouse et de mère. De nombreux théologiens ont travaillé le texte avec cette même
perception, avec ce même regard chargé de craintes et de recherche de légitimation de leurs
traitements de l’être de la femme. C’est fort de ces a priori qu’ils ont pu aborder la figure d’Ève,
« la mère du vivant » comme le dit Genèse 3, comme celle qui a fait entrer la mort, mais aussi la
convoitise et le péché dans le monde. Dès lors, la participation active de la femme à la perte de
l’homme est venue justifier, à leurs yeux, d’avoir à la sous-mettre à l’homme.
Le nouage nous a semblé si fort, si serré, qu’il nous est apparu difficile de séparer ce qui, du
regard des hommes sur la femme, avait influencé la lecture du texte, de ce que ce texte avait eu
comme influence sur leur vision des femmes. À ce point, il nous fallait rendre compte de la trame,
tressée par le regard des hommes, qui a organisé pendant des siècles le sort d’Ève, et par ricochet,
celui des femmes. C’est la prise en compte de cet effet de relecture après-coup sur ce texte, organisé
à partir de la vision des hommes sur le féminin, qui nous a amenée à choisir notre méthodologie. Il
nous fallait une méthodologie qui fasse ressortir le mouvement entre le texte et son passage à
l’ordre normatif culturel androcentrique, pour faire ressortir cet ensemble discursif tressé
suffisamment serré pour qu’Ève représente la femme, et la femme, Ève. Il nous semblait essentiel
de montrer la façon très systématique dont le texte et le discours des hommes le relisant avaient
interagi mutuellement. Cette orientation nous a permis de cerner l’effet d’empilement discursif que
ces boucles d’interprétations et de rétroactions produisent à la fois sur les femmes et sur Ève, et
dont les hommes se sont servis pour justifier leurs positions vis-à-vis des unes et de l’autre. Enfin,
il nous a aussi semblé important de mettre en évidence la méconnaissance que ces auteurs avaient
de leur propre subjectivité à l’œuvre dans ce travail herméneutique mettant en jeu la femme.
Fort de cette direction, nous avons commencé à lire le texte dans la langue qui nous était la
plus accessible, le français. Mais, au fil de ce travail préliminaire de défrichage, le récit venait
troubler ce que nous savions de ce texte. De nouvelles compréhensions émergeaient qui rendaient
moins certaine la connaissance du texte que nous en avions, ou plutôt des a priori que nous portions.
Mais en perdant son unicité de sens, le texte gagnait en ouvertures. De nouvelles pistes de lectures
30
émergeaient, qui ouvraient à leur tour à de nouvelles questions sur le maniement de ce texte par les
auteurs, et le maniement des auteurs qui travaillaient à leur tour les commentaires faits avant eux.
Nous étions à notre tour emportée, prise dans ce mouvement discursif. Au fil de nos lectures, le
discours sur le texte devenait au moins aussi important, sinon plus, que le récit lui-même, au point
que nous ne pouvions plus considérer le texte sans les autres textes. C’est donc dans un mouvement
d’après-coup que nous avons considéré que le récit, loin d’être isolé, faisait partie intégrante d’un
texte plus large sur la femme et le traitement qui lui a été réservé.
0.2. L’approche discursive : une méthodologie au service d’une relecture du
désir de la femme dans Gn 3
Si nous avons pu mesurer l’effet d’après-coup et de boucle de rétroaction, tant sur nous que
sur le texte, c’est parce que nous avons pu nous familiariser avec une méthode de relecture
discursive présentée dans le microprogramme « Expérience du croire et praxis d’écoute »20. Cette
approche méthodologique nous a paru la plus appropriée à prendre en compte et rendre compte de
l’effet après-coup de l’interprétation d’un texte, avec le projet de cerner l’effet des boucles de
rétroactions que cet effet d’après-coup produit. Mais surtout, compte tenu de notre découverte, la
qualité principale de cette approche réside dans le fait qu’elle repose sur la prise en compte du désir
inconscient, qui se forge sur le manque et l’effet de différence absolue qu’il provoque.
La logique discursive repose sur un certain nombre de concepts issus du champ de la
psychanalyse lacanienne, dont l’inconscient, l’Autre, le sujet et l’après-coup. Selon cette logique,
il ne s’agit pas de plaquer ces concepts sur le texte pour en extraire un sens ou une signification,
mais de suivre le mouvement de relecture que cette approche discursive induit, selon une logique
qui prend en compte le rapport au désir inconscient. Dans une approche discursive, le chercheur
est interpellé là où il ne s’y attend pas, précisément parce que la lecture de l’autre est un acte de
sujet singulier qui met en jeu son désir de chercheur autant que celui de l’auteur dont il lit le texte.
Passer par une analyse discursive devient alors le premier pas pour saisir autrement le rôle d’Ève
20
Guy-Robert St-Arnaud, Marie-Ève Garand et Jean-Paul Gilson, Expérience du croire et praxis d’écoute,
2009/2010, séminaire donné à la Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal.
31
dans le texte. Nous partons donc du principe que notre champ de recherche se soutient d’un discours
qui fait tenir le désir de la femme dans une chaîne discursive particulière.
0.2.1 L’après-coup comme mouvement de relecture qui prend en compte l’inconscient
L’approche discursive permet de considérer l’interprétation comme un acte de relecture
subjectif qui repose sur la logique de « l’inconscient […] structuré comme un langage » 21 . La
conséquence directe de cette structure, c’est que « le signifiant représente le sujet pour un autre
signifiant »22. L’un ne va pas sans l’autre. On aura donc affaire, dans une logique discursive, à une
logique qui implique l’écart entre le signifié et le signifiant, entre le conscient et l’inconscient, entre
le désir et la jouissance, entre le sujet et l’être. Seulement, cet écart ne s’articule pas en termes
d’opposition, mais dans une logique dialectique. Selon cette logique, il n’y a de sujet que comme
effet de discours, et le sujet articule un discours qui ne saurait tenir lieu que de semblant, eu égard
à la vérité de son désir. C’est-à-dire que le « je » de l’énoncé tend à occulter la vérité du désir, qui
appartient au « je » de l’énonciation ; et cette vérité ne peut qu’être « mi-dite ».
Ainsi, l’approche discursive pose l’interprétation sur le versant du singulier et du subjectif.
De cette interprétation, un sujet doit répondre, et cela l’engage subjectivement selon un mouvement
après-coup, soit un temps où le sujet se construit au futur antérieur, comme le souligne Lacan :
Ce qui se réalise dans mon histoire n’est pas le passé défini par ce qui fut puisqu’il n’est plus,
ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai
été pour ce que je suis en train de devenir.23
Choisir cette méthodologie a pour objectif de permettre une relecture du texte et de ses
réceptions dans les effets de leur nouage particulier. Ce mouvement pris en compte sera celui de
l’après-coup tel que Guy-Robert St-Arnaud le définit :
L’après-coup n’est pas seulement un après coup. L’après-coup forme un concept
psychanalytique non réductible à ce qui vient après comme une simple succession. […]. La
perspective freudienne de l’après-coup [...] consiste à introduire un matériel [dans le cas
présent ce sera le récit et ses réceptions] dans différents parcours de sens. L’après-coup
21
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 72
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 179.
23
Jacques Lacan, « Fonction et champs de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1971, p. 300 (ou Écrits I,
Paris, Seuil, Coll. Points, 1966, p. 298).
22
32
permet de faire émerger des éléments qui ont été ignorés, ou encore de les inscrire dans un
parcours signifiant où ils reçoivent une valeur différente de celle à laquelle on penserait
spontanément.24
Ce mouvement repose sur une double trajectoire. La première, chronologique, suit le temps qui
passe, vers l’avant, quand la seconde vient la couper dans un mouvement rétroactif, comme le
montre le schéma ci-dessous :
On ne s’étonnera guère que, dans sa forme la plus complexe, Lacan nomme ce schéma le graphe
du désir25. Car c’est dans cette coupure organisée par le désir que le parlêtre trouve une signification
à ce qu’il vient de dire, lire, entendre. Lire le désir et le récit selon ce même mouvement fait ressortir
la subjectivité à l’œuvre dans l’acte d’interprétation et ses effets sur la première femme. On
comprendra alors que le concept d’après-coup est central, dans la mesure où il permet de relire de
près les réceptions dans leurs relectures du texte. Ici, le mot relecture est pratiquement à prendre
dans le sens de rétro-lecture, d’une part, et dans les effets de rétroactions que les réceptions ont eus
sur la femme. Ainsi, cette méthodologie ne cherche pas tant à (re)trouver au récit une signification
nouvelle ; elle vise plutôt à montrer les effets de la façon dont les auteurs ont posé leur regard sur
Ève, et, par extension, sur la femme et sur le désir d’une femme-sujet.
24
Guy-Robert St-Arnaud, « Après-coup. Théologie et psychanalyse : que dit l’une au sujet de l’autre ? », A. Gignac
et G.R. St-Arnaud (dir.), Théologiques 10/2, 2002, 5-11, p. 159, nbp. Voir aussi : Jean Laplanche, et Jean-Bertrand
Pontalis, « Après-coup », D. Lagache, (dir), Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, PUF, [1967] 1981, p. 33-36.
25
Jacques Lacan, Séminaire VI. Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013.
33
0.2.2 L’Autre comme lieu discursif de l’origine
La Bible, comme le souligne Pamela Milne, n’échappe pas à cette règle de la rétroaction.
Lieu discursif par excellence, c’est un livre tellement lu qu’il fait partie du paysage culturel
occidental. Impossible dès lors d’empêcher ce qu’elle appelle des « retrospective fallacies »26, soit
des sophismes rétrospectifs qui arrivent quand le lecteur utilise des informations connues à la fin
d’un texte pour les projeter sur le texte. C’est précisément pour cette raison que Claude Geffré
estime qu’il ne peut y avoir de lecture de la Bible sans une théorie herméneutique acceptant de
répondre des présupposés, conscients ou inconscients, qui en sont les ressorts27. Dans le travail de
réappropriation de ce qui s’est transmis par ce que nous avons appelé « les réceptions », nous nous
devions de mettre en jeu l’organisation que sous-tend la relecture d’Ève, en assurant la subjectivité
et le désir à l’œuvre, mais en refusant de considérer que les pré-textes soient confinés au rang de
présupposés « dans la tête du lecteur ». Vu la façon dont les hommes ont pendant des siècles
considéré les femmes, il nous a semblé que le phénomène de culture dépassait la notion de
présupposé de lecture. La remarque d’André Wénin à propos des premiers chapitres de la Genèse
nous a confortée dans notre approche :
Les premiers chapitres de la Genèse : texte redoutable s’il en est ! Comme d’autres pages
archi-connues, il traîne dans nos mémoires, couvert de la poussière qu’ont déposée sur lui
des siècles de lectures théologiques ou catéchétiques rarement pertinentes au regard du récit
biblique.28
Avancer que ce texte traîne, couvert de poussière, dans nos mémoires opère un déplacement
qui est venu appuyer notre choix méthodologique. Nous avons par conséquent considéré les
traductions, récits et commentaires ayant trait au texte de la Genèse comme un ensemble que nous
définissons comme « les réceptions ». Cette définition est fonction même de notre logique
26
Pamela Milne estime en effet que « retrospective fallacy occurs when readers project information gained only at
the end of the story back onto early elements of the story. The problem, of course, is that the Bible is the kind of text,
which is read many times, and stories like Adam/Eve story are part of the Western cultural landscape. Preventing all
or most readers from making common-sens inferences or "retrospective fallacies" seems like a daunting, if not
hopeless, task », Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture : The Implications of Structural Analysis for
Feminist Hermeneutics », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, Sheffield, Sheffield Academic Press,
1997 [1993], 146-172, p. 169.
27
Claude Geffré, « Préface », W. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, Cerf, Paris, 1995, p. II-III.
28
André Wénin, D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain, Lecture de Genèse 1:1-12:4, Paris, Cerf, 2007,
p. 9.
34
méthodologique. Le terme nous permet de mettre dans un ensemble un choix déterminé de récits,
traductions, commentaires qui se sont inspirés, qui ont traduit ou ont commenté le texte, en nous
concentrant plus spécifiquement sur ceux ayant trait à la femme. Compte tenu de l’abondante
littérature autour de ce texte, et compte tenu également de notre trajectoire, il ne peut s’agir que de
« morceaux choisis » destinés à nourrir notre trajectoire, nécessairement subjective, afin de former
un ensemble cohérent et significatif dont Gn 3 ne peut être exclu. Ce concept de « réceptions » est
d’autant plus important que nous postulons qu’il fait corps avec le texte, sous la forme d’un
pré-texte qui en oriente rétrospectivement la saisie. Si l’on reprend la théorie des trois mondes,
auteur-texte-lecteur, cette posture revient à considérer que ces trois mondes baignent dans un
monde plus large qui les englobe : l’Autre, le monde du langage, et la façon dont un sujet s’y inscrit,
que Lacan met en lien avec le Nom-du-père. Une telle appellation n’est pas étrangère à
l’affirmation des féministes selon laquelle le texte et ses réceptions baignent dans une culture
patriarcale. La poussière qui recouvre le texte relève précisément de l’Autre, du sujet, du désir et
de l’inconscient, ce qui nous permet de prendre en compte la « dit-mention » du discours qui circule
dans les réceptions, et qui a servi à comprendre et à se saisir de la femme – à la fois Ève et les
femmes.
Le concept de l’Autre, comme nous le disions, est propre à une approche discursive et joue
un rôle essentiel. Selon Lacan, le langage implique que de l’Autre soit à l’œuvre : « Le sujet reçoit
son message de l’Autre sous une forme inversée »29. Chaque discours, chaque parole est habité par
un langage « déjà-là ». Ce langage déjà-là, dont l’origine est inconnue et qui est toujours insuffisant
à cerner le réel, structure et détermine à la fois le discours et le sujet, parfois même à son insu.
C’est pour cela que Lacan définit l’Autre du langage comme « lieu du trésor des signifiants »30. Sur
ce versant, c’est bien au lieu de l’Autre que le désir du sujet peut advenir sous forme d’une parole
actuelle. Mais ce dire, actuel, intervient dans la chaine signifiante au futur antérieur, c’est-à-dire de
façon rétroactive : « Le vouloir-dire, ce qui se déroulera du discours ne s’achèvera que de [façon]
rétroactive »31. On le voit, dans ce mouvement d’un discours qui se saisit de l’Autre, il se produit
29
Jacques Lacan, Séminaire III. Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 47.
Jacques Lacan, Séminaire XVI. D’un Autre à l’Autre, Paris, Seuil, 2006, p. 57.
31
Jacques Lacan, Séminaire XVI. D’un Autre à l’Autre, p. 51.
30
35
une aliénation du sujet, un écart entre l’intention et le dire qui ouvre à la question : « que veut
l’Autre ? »32. S’il y a sujet, ce ne peut être que le sujet parlant, soit un sujet aliéné à l’Autre du
langage.
Avec cette logique méthodologique, il devient possible de construire une logique
interprétative qui admet le fait que les lecteurs sont influencés par l’Autre, et qu’à leur tour, ils
relisent le texte en y imprimant, parfois même à leur insu, le langage de l’Autre. C’est à partir de
ce qu’il est, de là où il est, fort de sa connaissance, de son désir et du langage dominant que le
lecteur s’empare du texte. Il remonte alors le temps tout autant que le texte pour lui donner
rétroactivement et vie et sens. Prendre l’Autre comme dénominateur commun sous lequel le texte
et ses réceptions font corps, en tenant nécessairement compte du mouvement rétroactif qui se joue
dans les réceptions, a ainsi décidé de notre méthodologie : travailler le texte biblique à partir de ses
réceptions. Les textes choisis pour former ce que nous avons appelé « les réceptions » sont à
prendre comme autant de repères sur ce qui s’est dit de la première femme à travers des siècles
d’herméneutique chrétienne du récit. Les réceptions sont organisées selon un ordre chronologique,
de l’intertestamentaire33 à nos jours, pour permettre de relever les éléments les plus marquants
concernant la femme du récit. Mais, si cette approche est chronologique dans le temps, elle ne l’est
pas dans notre démarche, puisque celle-ci prend en compte l’effet de boucle rétroactive contenue
dans les réceptions.
Cette démarche de relecture nous permettra de lire de près à la fois la façon dont les hommes
qui ont relu le texte s’en sont servi pour décider du sort des femmes, mais aussi la façon dont les
femmes qui se sont intéressées à ces réceptions ont elles-mêmes relu les textes. Nous verrons que
leur rapport subjectif aux textes n’est pas sans effet sur leurs interprétations. Nous serons
particulièrement attentive aux répétitions, aux déplacements, aux discontinuités et aux renvois
32
Jacques Lacan, Séminaire XVI. D’un Autre à l’Autre, p. 53.
En fait, parler d’intertestamentaire réfère plus à un corpus de textes qu’à une période au sens historique du terme,
si l’on en croit la littérature. Mais pour des raison propre notre approche, il nous a paru plus pratique de parler de
période intertestamentaire. En effet, André Paul précise à ce sujet que, si le mot est « familier aux biblistes de toutes
confessions chrétiennes […], d’aucuns cependant l’utilisent avec réserves. Il est en effet utile mais volontiers
ambigu. » (André Paul, La littérature intertestamentaire, septembre 2003,
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/la_litterature_intertestamentaire.asp (15/2/2021).
33
36
incessants d’Ève aux femmes et des femmes à Ève, en vue d’en dégager une convergence
discursive qui pourra étonner, mais qui pourtant révèle quelque chose d’important pour les femmes.
0.2.3 Le désir du sujet et son rapport à la chaîne discursive
La place du désir est centrale dans l’approche discursive. Ici, il n’est pas question du désir
tel qu’il est compris dans le langage courant, qui supporte d’être mis au pluriel, mais bien ce que
Lacan définit quand il affirme que le désir est inconscient 34 . C’est un signifiant qui fonde la
trajectoire même de cette thèse. Le désir surgit de l’écart entre le besoin et la demande. Il surgit du
fait que la demande est « parlée ». Du fait d’être parlée, de se faire dans une énonciation, la
demande est fabriquée de mots insuffisants à la dire toute, à tout dire. La demande est faite de mots
insuffisants à rendre exactement compte du besoin, en raison du « en plus » qui la compose. Le
désir, on n’y a donc pas accès directement : il est pris dans les mailles, pris entre l’énoncé et
l’énonciation. À la différence d’un énoncé, qui peut avoir des sens très différents, l’énonciation
met en jeu l’articulation signifiante des mots entre eux dans une logique discursive subjective et
désirante. Ici, ce sont les associations de mots qui en disent un peu plus que ce que l’on veut. Même
si elles sont masquées pour maintenir une apparence de continuité. Suivant cette orientation, il
devient possible d’articuler comment la « dit-mention » de la femme révèle quelque chose de la
vulnérabilité des sujets hommes qui en parlent.
En intégrant le sujet de l’inconscient et sa trajectoire désirante, notre démarche discursive
considère les différents textes comme autant de lieux d’expression d’un désir inconscient à prendre
en compte dans l’acte herméneutique. Il s’agit donc de se mettre à l’écoute des mots et des
associations, non pas dans leur sens commun, mais dans leur entrelacement discursif avec d’autres,
y compris dans leur polyphonie et dans l’effet qu’ils suscitent. Les effets, nous les retrouverons
sous la forme d’écarts entre le texte et ses traductions, ou entre le texte et les récits qui s’en sont
inspirés, mais aussi sous la forme de déplacements, de tournures de phrase ambigües, de
contradictions entre le texte et les positions des auteurs. Ce n’est donc pas tant le discours bien
établi qui est pris en compte, mais davantage ce qui, dans le fil bien construit du discours, résiste à
34
Jacques Lacan, Séminaire XIV. La logique du fantasme, 1966-1967, inédit, p. 105.
37
la fluidité de son contenu, comme autant d’aspérités qui le jalonnent et deviennent autant de
cailloux qui balisent une relecture différentielle. Il s’agit alors de faire parler ces traces qui viennent
confronter le sens.
Cette thèse relève donc, comme le souligne Guy-Robert St-Arnaud, d’un travail subjectif :
L’écriture et la lecture [de ces textes] sont appelées à produire un réseau d’effet de sens où
les traces d’un sujet se laissent découvrir. En fait, la personne qui lit ou écrit est amenée à
donner les principaux éléments sur lesquels reposent les rapports de signification qu’elle a
lus. Si cette perspective semble évoquer un subjectivisme poussé à outrance, la contrainte de
lecture s’avère d’une exigence proportionnelle. En effet, elle oblige à construire une
interprétation possible, et non pas l’interprétation ou l’intentionnalité du texte, à partir du
caractère littéral des expressions et du mot à mot utilisés. La possibilité d’une interprétation
repose ainsi sur les traces concrètes, voire matérielles des signifiants du texte.35
Et c’est donc en cohérence avec cet acte d’écriture subjectif et désirant que l’écriture de cette thèse
prend quelques libertés dans les jeux de mots qui seront utilisés. Cette écriture subjective sera aussi
l’occasion de couper les mots à l’écrit pour en montrer le tranchant, d’avoir une écriture qui saisisse
les boucles de rétroactions afin de construire une interprétation qui repose sur des traces historiques
concrètes qui concernent le vécu des femmes. Cette interprétation se fera donc à partir de notre
posture subjective, posture dont nous estimons qu’elle peut devenir le creuset d’une ouverture.
Dans ce cas, le désir de la femme dans Gn 3, à partir de son être-femme. Elle représente ici celle
qui a tenté quelque chose en posant un acte interprété et réinterprété selon des interprétations qui
en disent autant sinon autre chose ou davantage que ce qu’elle en recèle.
Sur ce versant, notre approche méthodologique prend en compte les préoccupations de
recherche d’André Wénin, bibliste réputé et spécialiste de la Genèse, qui a travaillé avec des
psychanalystes et qui cherche à ouvrir le champ interprétatif d’un récit au subjectif36. En effet, pour
lui, la vertu d’un récit n’est pas de délivrer une vérité unique et figée, mais bien d’éveiller le lecteur
au fait que le sens d’un texte déborde toujours ce que l’on en saisit. Selon notre hypothèse, c’est
35
Guy-Robert St Arnaud, « La bordure de l’espace du désir en psychanalyse. Expérience et écoute du croire », Revue
Ouvertures 1, 2013, p. 11, https://ceinr.squarespace.com/revue-ouverture/2017/7/2/la-bordure-de-lespace-du-dsir-enpsychanalyse-exprience-et-coute-du-croire (16/12/2018).
36
André Wénin prend soin de souligner, dans l’introduction de son livre d’Adam à Abraham, sa « participation à un
séminaire réunissant une bonne dizaine de psychanalystes autour des chapitres 1 à 4 », p. 11.
38
même précisément parce que le sens d’un texte déborde, qu’il révèle autant qu’il recèle, qu’il
devient possible d’inscrire une voix de femme dans une recherche rigoureuse qui se pose, non pas
comme un savoir de plus, mais comme une voix de femme cherchant une voie subjective pour faire
advenir au savoir des préoccupations de femmes. Ces préoccupations sont là, entre les lignes, entre
les traits, entre les coupures. Elles passent en se faufilant et en étant relues au plus près du texte,
comme autant d’« inter-dits », de « mi-dits » qui disent une vérité subjective. Cette vérité subjective
ne pourra à son tour se relire que dans l’après-coup, par les effets de sujets et de savoirs qu’elle
produira – ou non – par notre proposition en forme de différence, que nous inscrivons en acte.
0.2.4 Place de cette méthodologie en regard des méthodes herméneutiques bibliques
habituelles
Selon nous, notre recherche s’inscrit dans le champ de l’herméneutique théologique, dans la
mesure où cette thèse s’intéresse à la première femme telle qu’elle est présentée dans le récit
biblique. De plus, c’est en tant que femme théologienne et non en tant que psychanalyste que nous
écrivons : si nous prenons en compte l’inconscient, nous ne nous intéressons pas à la signification
psychanalytique que pourrait avoir ce texte. Si c’est comme femme théologienne que nous
proposons une herméneutique moderne et non confessionnelle, c’est d’abord comme femme, et
ensuite comme théologienne que nous proposons de réinterpréter le texte de Gn 3. Sur ce versant,
nous nous inscrivons en droite ligne de Claude Geffré, pour qui l’herméneutique fait partie de la
théologie : « la théologie est herméneutique par nature puisqu’elle étudie une tradition qui est
transmise essentiellement par des textes et leur interprétation »37. Il estime aussi que la théologie a
connu un tournant qui lui a fait prendre ses distances par rapport à la philosophie en se concentrant
sur « l’être dans sa réalité langagière »38. Pour lui, cette réalité langagière, d’une part, n’est plus
compatible avec une herméneutique du sens qui postulerait que le texte parle en lui-même et,
d’autre part, nécessite de faire appel à d’autres champs. Delphine Horvilleur ajoute quant à elle
que : « le lecteur doit toujours, d’une manière ou d’une autre, faire avec ce qu’on a fait dire au texte
37
38
Claude Geffré, « Préface », W. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, p. I.
Claude Geffré, « Préface », W. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, p. I.
39
avant lui, il doit construire de "l’inouï", au sens littéral du terme, du "jamais entendu", à partir de
l’écoute de ceux qui ont précédé »39.
Il nous semble que nous nous situons dans ce mouvement et que notre approche de relecture
et d’analyse discursive, qui s’appuie sur la logique de l’inconscient structuré comme un langage,
parait appropriée pour explorer nos questions de recherches. D’autant que notre méthode est
cohérente avec la théorie de l’interprétation, qui postule qu’on lit toujours un texte à travers des
présupposés : « jamais nous ne lisons un texte de façon objective ou neutre »40. Notre méthodologie
part en effet du principe que le texte n’existe pas sans un lecteur pour s’en emparer, qu’il ne s’en
empare pas sans désir ni sans le lire à partir de l’Autre, et que cela se fait à son insu. Ainsi, notre
méthodologie dépasse le simple énoncé du présupposé : nous postulons qu’un texte vivant n’existe
pas sans sujet, sans désir, sans sa part d’inconscient. Néanmoins, si notre approche n’est pas
étrangère au travail d’exégèse et d’herméneutique tel que le champ biblique l’implique
habituellement, il s’en distingue. En effet, ce type de lecture demande d’appréhender le texte
biblique en synchronie, soit en tant que texte qui se suffit à lui-même, ou en diachronie, un
mouvement qui prend en compte le contexte de rédaction du texte. Étant donné nos préoccupations
et nos questions de recherches, ces méthodes ne nous convenaient pas, puisqu’elles ne nous
permettaient pas de cerner le mouvement d’interprétations comme une dimension faisant partie du
texte en tant que tel. Nous voulions pouvoir prendre en compte ce mouvement de boucle de
rétroactions, et montrer qu’il révèle le désir des personnes qui en ont parlé. Considérer ce texte
comme l’expression d’un rêve nous a permis de sortir du temps chronologique pour aborder le
texte et ses réceptions selon un autre rapport au temps : celui de l’inconscient. Cela nous a aussi
permis de situer l’Autre comme un lieu qui ne peut être réduit – ni à Dieu, ni au serpent, ni à la
femme.
Il nous apparait tout aussi important de préciser que notre approche théologique, notre
méthode de recherche discursive et notre approche herméneutique se font à partir de notre voix de
femme singulière qui cherche à porter au savoir un axe interprétatif possible du texte de Gn 3.
39
40
Delphine Horvilleur, Le rabbin et le psychanalyste, Paris, Hermann, 2020, p. 25-26.
Werner Jeanrond, Introduction à l’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 1991, p. 8.
40
Pourtant, notre recherche ne se situe pas dans le courant des relectures féministes. Bien sûr, comme
les féministes, nous nous intéressons de près au rôle de la femme, à sa place dans l’univers
patriarcal et aux questions que ces femmes soulèvent, chacune subjectivement. Mais nous ne le
faisons pas d’abord sous l’axe de la dénonciation et d’une sainte colère absolument nécessaire pour
ouvrir un espace qui n’existait pas. Pourtant, c’est bien à la suite de ce que des féministes ont écrit
et dénoncé, à la fois du récit et/ou de ses réceptions, qu’il nous est possible de nous inscrire à leur
suite et en différence.
Notre différence se situe dans le lien qui relie notre approche au mouvement d’analyse et
d’interprétation fait selon des perspectives psychanalytiques. Mais encore là, notre perspective de
recherche ne vise pas d’abord à donner une signification psychanalytique au texte de Gn 3. Si notre
méthode discursive partage avec les analyses psychanalytiques des concepts communs, elle s’en
écarte dans la mesure où elle ne vise pas à faire d’abord un commentaire psychanalytique du récit
ou de la femme du récit qui en démontrerait la signification. Notre thèse ne vise pas tant à proposer
une exégèse que de participer au savoir sur la femme, en contribuant à ouvrir un espace grâce à
une analyse et une interprétation en écart de ce qui se dit habituellement sur Ève, et permettre un
lieu de relecture moins pernicieux et souffrant pour des femmes. Nous souhaitons ainsi apporter
une pierre à l’édifice de la réflexion sur la signification d’un texte des origines nécessairement relu
au futur antérieur, puisque, par définition, il est impossible de remonter à ses origines, pas plus
qu’il n’est possible de revenir raconter la fin de sa propre histoire.
0.3. Orientation précise de la recherche
Cette thèse est écrite autant qu’elle s’inscrit dans ce mouvement de recherche de femmes
hypermodernes qui travaillent à comprendre, à analyser, mais aussi à cerner les effets, pour une
femme, d’avoir été contrainte pendant des siècles à un rôle social et culturel de subalterne. Mais
pas uniquement. Car notre visée est aussi théologique. Il s’agit de nous inscrire dans cette quête
qui tente de cerner quelque chose du désir de Dieu, tel que des théologiens comme Jean-Baptiste
41
Lecuit ou Guilhen Antier en parlent41 : quel Dieu est encore vivant dans notre monde séculier ?
Notre visée est donc aussi de voir en quoi Ève n’est pas étrangère au désir de Dieu. Pour parvenir
à saisir le singulier de la femme dans le projet de Dieu, l’écriture de cette thèse situe le mouvement
même de notre approche méthodologique : notre travail suit une logique discursive qui s’appuie
sur le temps de l’après-coup, et donc nécessairement du désir inconscient, pour prendre en compte
des effets de rétroactions révélant la façon dont le texte a été relu.
En suivant de près le parcours interprétatif qui a entouré la figure d’Ève d’hier à aujourd’hui,
nous allons repérer des effets de la non-reconnaissance de l’altérité et de la différence sexuelle en
tant que structure fondamentale du genre humain. Cela nous permettra de repérer les effets des
lectures qui ont construit la figure d’Ève sur les femmes, leur rôle et leur place sociale. Cette
trajectoire de relecture constitue une voix de femme moderne, à la fois particulière et singulière. Et
c’est de ce point de vue de femme que nous allons, tout au long de cette thèse, essayer de cerner
d’un peu plus près le malaise entourant la figure d’Ève, sa différence sexuelle et son désir en tant
que femme. La lecture des réceptions montre que ce malaise, qui s’inscrit comme une constante, a
provoqué une dimension de hors-sens qui se répète dans les tragédies modernes. Tenir compte de
la manière dont le texte et ses réceptions ont été entendus au fil des siècles permettra de dessiner
les contours de ce destin de la figure d’Ève, « mère de toutes les femmes », qui a scellé dans le
temps celui des femmes. Cette représentation de la figure d’Ève pourrait-elle permettre de réfléchir
à ce que cela implique, aujourd’hui, d’être fille d’Ève, d’être née dans un corps sexué qui suscite
le désir ? Quels sont les effets, d’être une femme – une Ève – interprétée, analysée et jugée selon
des trajectoires discursives qui n’hésitent pas à réduire son être à un objet de possession ou à une
fonction de reproduction ? Enfin, aborder la question de celle que l’on « dit femme »42 comme sujet
désirant ayant sa propre existence singulière nouée intimement aux autres du monde, pourrait-il
41
Jean-Baptiste Lecuit, Le désir de Dieu pour l’homme. Une réponse au problème de l’indifférence, Paris, Cerf,
2007 ; ou Guilhen Antier, à travers la question qu’il travaille d’un Dieu-faille, de la dimension du manque en Dieu.
Voir par exemple Guilhen Antier, L’origine qui vient. Une eschatologie chrétienne pour le XXIe siècle, Genève,
Labor et Fides, 2010, ou encore son article : « Violences de l’un », Études théologiques et religieuses, 93/1, 2018,
97-112, https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2018-1-page-97.htm (5/11/2019).
42
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 108.
42
apporter un éclairage différent sur la difficile question des rapports hommes-femmes ? Ce qui induit
la question : quelle est la place si singulière d’Ève dans le désir de création de Dieu ?
0.3.1 Actualité de la recherche
Ce qui s’est dit pendant des siècles sur le texte et sur Ève montre que le désir de la femme ne
va pas de soi. Il dérange. Il dérange des hommes qui l’expérimentent, au point que, de ce que les
femmes pourraient avoir à en dire, ils n’en veulent rien savoir. Quant aux femmes, ne serait-il pas
temps qu’elles puissent dire elles aussi quelque chose de leur désir de sujet-femme ? Cela implique
un lieu suffisamment ouvert qui le permette. Le texte de Gn 3 nous est apparu un lieu privilégié
pour travailler ces questions. D’abord parce que le désir d’Ève est au cœur de ce texte, mais aussi
parce que cette question est l’angle mort des réceptions. Il ne s’agit alors pas tant de considérer
Ève comme une femme, mais comme la métaphore du sujet-femme, lieu du désir subjectif féminin,
que des hommes ont barré en tant que sujet désirant, et confiné à un rôle d’épouse ou de mère.
Considérer Ève comme femme-sujet désirante permet d’aborder l’incontournable, mais délicate
question du rapport d’une femme à l’effet-mère expérientiel qui la traverse nécessairement, et ainsi
contribuer à donner à des femmes un « pouvoir se dire » sur ce qui les traverse.
0.3.2 Question de recherche et hypothèses de travail
Cela nous amène à préciser notre question de recherche et notre hypothèse de travail, qui se
veulent toutes les deux une trajectoire et une proposition en forme d’ouverture. Si des hommes ne
veulent rien savoir du désir des femmes, qu’en est-il des femmes, et incidemment de Dieu ? À partir
d’Ève, peut-on donner une place au désir d’une femme – être sexué, charnel, désirant ? Nous
postulons que notre démarche, parce qu’elle se fonde sur une relecture discursive qui prend en
compte le désir inconscient, permet de faire ressortir la figure d’Ève comme lieu du manque, en
tant qu’elle n’est « pas-toute », mais aussi sujet de désir, un sujet-femme désirant. En reconnaissant
à Ève sa place de sujet de désir, et en l’inscrivant dans le désir de Dieu, cette trajectoire pourraitelle permettre que des femmes puissent, en tant que filles d’Ève et à sa suite, se dire et se vivre
sujet de désir, y compris dans le regard des hommes ?
43
0.4. Organisation et structure de la thèse
Nous avons découpé notre travail en deux parties et huit chapitres. Nous avons choisi de faire
deux parties pour organiser une coupure visant à marquer la séparation entre la relecture des
réceptions et notre propre travail de relecture discursive. Cependant, la deuxième partie s’articule
en continuité de la première : pour marquer cette continuité, nous avons numéroté les quatre
derniers chapitres à la suite des quatre premiers. Les chapitres sont donc numérotés de 1 à 8. Cette
organisation structurelle permet de mettre l’accent à la fois sur la séparation de ces deux parties et
sur la continuité de notre trajectoire.
La première partie, intitulée « À la recherche de la femme dans la Tradition », se déploie sur
quatre chapitres, dont les trois premiers forment un triptyque. Cette partie est consacrée à une revue
de littérature circonscrite, ciblée, destinée à faire ressortir la façon dont les femmes et Ève ont été
considérées et relues par des hommes pendant des siècles, dans ce que nous avons appelé « la
Tradition ». Le terme n’est pas à prendre au sens où on l’entend généralement. Il ne correspond pas
à un contenu théologique balisé par un référent institutionnel, comme par exemple le Magistère
ecclésial dans le catholicisme. Par « Tradition », nous entendons un choix déterminé d’auteurs,
récits, traductions et commentaires qui parlent du texte et/ou de la première femme depuis la
« période intertestamentaire »43 jusqu’au XIXe, en y ajoutant la position de l’Église catholique de
la fin du XIXe à nos jours44. Il s’agit donc de textes qui se sont servi du récit de la Genèse pour en
faire une traduction ou un commentaire, soit qui ont créé un récit s’inspirant du texte biblique. Mais
pas seulement. Selon la logique de notre méthodologie discursive, nous avons travaillé ces textes
en lien, voire dans certains cas à partir des commentaires qui en ont été faits. C’est par exemple
vrai pour les récits apocryphes, mais aussi pour les commentaires d’Augustin et de Thomas. Cette
logique de boucles de rétroactions, qui peut avoir quatre couches parfois, permet de mettre en
évidence la trajectoire que peut prendre une thèse, ici qui concerne la femme, à travers les effets
que produit l’empilement des commentaires qui en sont faits. Or, comme nous nous intéressons à
43
Ici encore, le terme est à entendre dans le cadre de notre démarche, pour définir un cadre aux textes qui y sont
regroupés. Voir la note 33.
44
Le concept de ce que nous avons défini comme la « Tradition » apparait ainsi comme un sous-ensemble des
réceptions, constitué d’exemples particuliers capables d’illustrer la façon dont la femme y est perçue.
44
la femme et au désir, notre travail vise à nous concentrer sur cette question. Les auteurs choisis et
la façon de les travailler devaient par conséquent suivre cette logique chaque fois que des auteurs
nous ouvraient la voie. Ainsi, notre première partie reflète de très près cette approche : nous allons
aborder ce qui s’est dit de la femme au cours des siècles sous la forme de morceaux choisis. Mais
nous n’hésiterons pas à lire certains écrits et commentaires produits sur ce texte à partir et à la
lumière des commentatrices et commentateurs qui les ont relus, quand cela sera nécessaire.
L’organisation de cette partie se compose en trois chapitres plus un. Comme nous l’avons
dit, les trois premiers forment un triptyque qui vise à faire ressortir la manière dont a été considérée
Ève, la femme du récit, en lien étroit avec les positions et a priori patriarcaux de cette époque. Le
premier chapitre, intitulé « La femme à l’époque intertestamentaire : une histoire d’hommes »,
permettra de faire ressortir le lien entre la façon dont des hommes ont considéré les femmes et leur
défiance vis-à-vis de la première femme : nous montrerons que ce nouage n’est pas étranger à la
question du désir et à l’inquiétude qu’il suscite. Le second chapitre, intitulé « D’Ève à Marie », se
concentrera sur trois grandes figures de l’époque que nous avons appelée « classique », Augustin,
Thomas d’Aquin et Calvin, parce que ce sont des figures marquantes du christianisme. Mais aussi,
pour Augustin et Calvin, parce qu’ils ont directement travaillé le texte de Gn 3 (Augustin et
Calvin), alors que, pour Thomas d’Aquin, c’est parce qu’il s’y est intéressé plus indirectement, à
travers la question de la femme. Mais ils seront aussi, voire d’abord, relus à partir des auteurs qui
les ont étudiés sous l’angle de la femme et du féminin. Nous verrons que, s’ils relisent le texte et
Ève partir du postulat chrétien selon lequel l’homme et la femme sont égaux, cette construction ne
semble pas tenir face à leur propre résistance subjective à cette égalité, sauf à introduire la notion
d’un idéal féminin pour apaiser ce qui reste une source d’inquiétude. Le troisième chapitre, intitulé
« Tradition, quand tu nous tiens ! Une histoire qui se répète », analyse la position de l’Église
catholique sur la femme, en s’attachant plus particulièrement la période pré et post-Vatican II. Ce
chapitre, qui ferme le triptyque de la Tradition, permettra de montrer comment la Nouvelle Ève
devient un idéal chrétien que l’Église du XXe a repris à son compte.
Le quatrième chapitre, intitulé « Le féminin comme lieu d’ouvertures », fait office à la fois
d’ouverture par rapport à la Tradition concernant le rapport à la femme, mais il constitue aussi ce
qui ouvre à la seconde partie. Le chapitre est donc un chapitre charnière qui dénonce le traitement
45
de la femme, à la fois d’Ève et des femmes au vu à la fois du récit et des textes émis sur le récit.
Mais c’est aussi un chapitre qui énonce de nouvelles approches, de nouvelles perspectives qui sont
autant de pistes que notre seconde partie empruntera, pour y tracer notre propre perspective
subjective.
La seconde partie, intitulée : « La faille », s’organise aussi en quatre chapitres qui prolongent
cependant les quatre premiers, en se concentrant, dans le premier chapitre, sur l’analyse discursive
du récit de la Genèse, pour ensuite s’attarder, dans les trois chapitres suivants, sur les deux grands
thèmes qui fondent notre recherche : le désir et le sujet femme. Ainsi le chapitre cinq, intitulé « La
première femme : dévoiler la faille », va mettre en relief la manière dont la femme émerge du désir,
en montrant qu’elle est elle-même un sujet désirant aux prises avec ce désir et ses effets. Le chapitre
six, intitulé « Sur la trace du désir », va approfondir les effets d’une relecture discursive qui prend
en compte le désir, non plus à partir de l’objet, mais à partir du sujet, en montrant l’effet du désir
quand il est pris subjectivement. Le chapitre sept, « La femme-sujet : une question de failles »,
abordera l’inquiétante familiarité que la femme suscite en raison de son être pas-tout, ce qui nous
conduira à cerner la question d’une femme-sujet face à son désir. Enfin, le chapitre huit, intitulé
« De l’effet-mère sur le sujet femme », sera l’occasion de faire une relecture discursive de notre
propre travail d’analyse. Nous serons alors en mesure de montrer que la femme du récit organise
la faille, soit l’ouverture nécessaire à la vie, une vie qui ne peut se conjuguer sans le rapport à
l’effet-mère, soit le rapport subjectif et expérientiel qu’une femme entretient à son rapport à la
maternité, ce lieu de vie qui lui échappe. Ici, contrairement au destin auquel la Tradition a confiné
les femmes, « le mot "destinée" n’est pas […] à prendre dans le sens de pré-destination, comme
destination prévue d’avance, mais bien dans le sens d’un à-venir qui se construit dans une
interrelation constante entre son désir, l’Autre et les autres »45.
45
Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b -25…, p. 94.
46
Première partie
À la recherche de la femme dans la Tradition
Pour que l’âme trouve à être, on l’en
différencie, elle, la femme, et ça
d’origine. On la dit-femme, on la
diffâme. Ce qui de plus fameux dans
l’histoire est resté des femmes, c’est à
proprement parler ce qu’on peut en dire
d’infamant.
Jacques Lacan46
La première partie de cette thèse est une revue de littérature. Mais pas uniquement, en ce sens
qu’elle sert de soubassement à notre propre relecture discursive de la première femme dans le texte
de la Genèse. Cette partie se compose de quatre chapitres. Nous considérons les trois premiers
comme suffisamment indissociables pour former un triptyque que nous appelons « la Tradition »,
alors que le chapitre 4 sera un lieu d’ouvertures à de nouvelles lectures en écart de cette Tradition.
Ces lectures autres viennent empêcher de clore l’espace occupé par la Tradition en ouvrant une
brèche propice à introduire notre seconde partie. Mais avant, nous souhaitons insister sur deux
points. Le premier a provoqué le choix de notre méthodologie : c’est le poids des relectures de la
Tradition dans la saisie du texte. Le second permettra de faire le point sur le vocabulaire qui entoure
la façon dont les hommes parlent des femmes dans la Tradition. Faut-il parler de misogynie, de
46
Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 108.
47
patriarcat ou d’androcentrisme ? Une fois ces deux points abordés, nous présenterons la structure
et ce que nous cherchons à démontrer au fil des quatre chapitres de cette première partie.
1. Au commencement était le malentendu
Si nous estimons que les trois premiers chapitres de cette première partie peuvent se lire
comme un triptyque, c’est qu’ils constituent un miroir de cette Tradition. Nous montrerons qu’ils
donnent une idée assez précise de la façon dont les textes qui constitue cette Tradition a considéré
la femme du récit, en lien étroit avec leur vision de la femme. Nous postulons que le texte est relu
sous l’influence des relectures qui l’ont précédé. C’est-à-dire que nous n’avons pas accès
directement au réel de la signification du texte. Il est interdépendant de ces relectures, que ce soit
ses traductions ou les commentaires qui ont marqué sa réception. Il est déjà le produit des relectures
faites avant.
Pour mieux cerner ce qui est en jeu, il importe de faire encore une escapade au « je », et partir
de mon expérience, sous la forme d’une anecdote qui me parait symptomatique du poids de cette
Tradition. La méthode de recherche exégétique demande de faire une traduction personnelle du
texte. J’ai donc commencé par réaliser ma propre traduction, seule. Ensuite, comme le demande la
méthode exégétique, j’ai confronté ma propre traduction à celle de la BJ ainsi que de plusieurs
autres Bibles. Lors de ce travail de vérification, j’ai eu la surprise de constater que j’avais fait une
erreur de traduction en Gn 3:15. Plutôt que de considérer ce déplacement comme une simple erreur
de parcours et de l’écarter comme un détail insignifiant, je me suis demandé comment j’avais pu
faire cette erreur, pour comprendre ce qui avait pu, inconsciemment, interférer au point de produire
un lapsus calami47 dans ma traduction. Voici le lapsus en question. Dans le texte hébreu, Dieu dit
au serpent :
Je mettrai l’inimitié entre toi et la femme, entre ton lignage et son lignage ;
il [son lignage] te broiera la tête, tu lui broieras le talon.48
Malgré tout, j’ai d’abord traduit :
47
Le terme de lapsus calami est réservé aux lapsus écrits.
Toute référence au récit est, sauf indication contraire, notre traduction personnelle. Nous verrons au chapitre 5 que
le mot lignage n’a finalement pas été retenu pour traduire le mot zar’akha.
48
48
Je mettrai l’inimitié entre toi et la femme, entre ton lignage et son lignage ;
elle te broiera la tête, tu lui broieras le talon.
J’ai mis un pronom féminin là où le texte met un pronom masculin en référence au lignage. D’où
vient ce déplacement ? Certes, le texte est délicat. Mais logiquement, en suivant pas à pas la syntaxe
hébraïque, je n’aurais pas dû faire cette erreur, car le texte est clair : c’est bien un pronom masculin
qui est inscrit, et non un pronom féminin. Il a donc fallu que quelque chose vienne suffisamment
encombrer ma connaissance pour en venir à ne plus pouvoir suivre la syntaxe. Quel pouvait être ce
savoir inconscient qui concernerait un serpent se faisant écraser la tête par une femme ?
Rapidement, je me suis rappelée que le christianisme associe cette image à Marie écrasant le
serpent49. Monique Alexandre rappelle à ce sujet que la période intertestamentaire affectionnait les
lectures allégoriques, avec une tendance à relire ce verset en lui accordant une saveur messianique,
que le christianisme primitif a reprise. Alexandre cite par exemple Justin :
Ève était vierge, sans corruption : en concevant la parole du serpent, elle enfantait
désobéissance et mort. Or la vierge Marie conçut foi et joie, lorsque l’Ange Gabriel lui
annonça la bonne nouvelle [Le fils de Dieu] fut donc enfanté par elle… celui par qui Dieu
détruit le serpent […].50
Ce mouvement s’amplifie avec le temps, puisque, selon Alexandre, le verset a systématiquement
été appliqué à Marie à partir du Haut Moyen Âge51. Résultat : dans l’imaginaire chrétien comme
dans l’imagerie populaire, c’est Marie, en tant que Nouvelle Ève et Fille d’Ève, qui écrase le
serpent, comme ces deux illustrations le montrent :
49
On pense par exemple à des peintures comme L’Immaculée Conception de Paul Rubens, ou à la Madonna dei
Palafrenieri, du Caravage, mais aussi à des sculptures comme celle de la Vierge à Arromanches, ou celle du
sanctuaire de Notre-Dame de Valfleury, ou encore au verso de la médaille de Notre-Dame de la Bonne Garde, qui
sont autant de traces de cette représentation.
50
Monique Alexandre précise qu’il existait un autre courant à cette époque, repris par Procope de Gaza par exemple :
« les Fils de la Femme-Église sont en lutte contre le diable », laissant entendre qu’ici, Ève n’est autre que la
représente de l’humanité chrétienne. Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 315).
51
Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 315.
49
La Madone au serpent,
Le Caravage, 1605-1606,
Rome, Galerie Borghèse.
Vierge à l’enfant,
Statut de Cascastel des Corbières - détail
Cette anecdote montre que, si ma traduction était erronée au sens littéral de la traduction, le
lapsus calami qu’elle a généré révèle quelque chose d’un savoir qui n’est pas inscrit dans le texte
biblique, mais qui court dans l’imaginaire chrétien. Cette représentation, inscrite à mon insu dans
mon propre imaginaire chrétien, est venue, toujours à mon insu, teinter ma traduction, au point
même de me faire « rater » ma traduction. Mais c’est un ratage réussi dans la mesure où mon lapsus
révèle une vérité en acte, à savoir que la Tradition a donné aux descendantes d’Ève, par Marie, la
même place et le même rôle qu’Ève. Du même souffle, Ève devient la représentante de toutes les
femmes. Ainsi, ce qui pourrait passer pour une simple erreur à corriger, recèle pourtant ce qui sert
de trajectoire à cette thèse. Cette anecdote montre que j’ai lu ce que le texte ne disait pas, mais que
la Tradition racontait. Le déplacement issu de l’imaginaire chrétien me donnait raison, car Marie
est bien une fille d’Ève, mais tort, car j’ai mis Ève en lieu et place de sa descendance. C’est donc
bien selon un mouvement de relecture discursive que ma traduction a produit ce lapsus calami
consistant à donner à Ève le rôle que le récit réserve aux descendants d’Ève.
Cette échappée au « je », qui pourrait passer pour anecdotique, montre par conséquent la force
de la Tradition dans la relecture du texte. Ainsi, notre trajectoire devait tenir compte de cette réalité.
50
C’est pourquoi, de la même façon que nous avons porté une attention toute particulière au
déplacement opéré à notre insu, nous allons être attentive, dans les pages d’analyses qui suivent, à
la manière dont les traductions et les commentateurs ont, chacun à leur façon et dans des contextes
historiques et culturels différents, fait glisser le texte. Nous verrons que leurs propres présupposés
les ont conduits à saisir le texte à partir d’une justification androcentrique qui a contribué, des
siècles durant, à maintenir Ève, et avec elle toutes les femmes, dans une posture de femme « sousmise » à l’homme.
2. Misogynie ou androcentrisme
La question de l’androcentrisme est importante et mérite qu’on s’y arrête. Nombreux sont les
auteurs qui se sont demandé si la Tradition était misogyne, patriarcale ou androcentrique. Selon
nous, dire que la Tradition était misogyne est une orientation soutenable dans une logique
féministe. Les courants féministes ont en effet eu légitimement besoin de s’opposer aux courants
de relecture qui se servaient du texte de Gn 2-3 pour mieux asservir les femmes et les maintenir
dans une posture de domination masculine et patriarcale. Mais dans notre propre perspective de
recherche, parler de misogynie pose trois problèmes. Premièrement, le mot misogyne vient de deux
mots grecs : misos/haine, et gunê/femme : « Qui éprouve du mépris, voire de la haine, pour les
femmes ; qui témoigne de ce mépris »52. Si cela semble le cas pour un Tertullien53, comme nous le
verrons, cela est moins certain pour un Paul54 ou un Augustin par exemple55. Deuxièmement, le
terme relève d’un anachronisme quand il est utilisé dans un contexte de relecture postérieur au
climat de l’époque étudiée56. Troisièmement, le terme comporte un jugement de valeur négatif à
52
Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/misogyne/51773 (13/19/2015).
Voir Werner Van Laer (dir.), Léon-Joseph Suenens, Mémoires sur le Concile Vatican II, Leuven, Peeters, coll.
Instrumenta Theologica, 2014.
54
Romano Penna, « Le féminisme de Saint Paul », L’Osservatore Romano, 1er décembre 2018,
http://www.osservatoreromano.va/fr/news/le-feminisme-de-saint-paul (5/08/2019).
55
Voir Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence, nature et rôle de la femme d’après Augustin et Thomas
d’Aquin, Paris, Mame, 1968 ; Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, Paris, Librairie philosophique
J. Vrin, 1982 ; ou André Perrin : « Thomas d’Aquin féministe ? À propos d’un livre de Catherine Capelle », Cahiers
philosophiques 49, 1991, p. 1, http://philo.pourtous.free.fr/Articles/A.Perrin/stthomasfemme.htm (6/09/2014).
56
Même si selon Sandra Boehringer, « toutes nos questions au passé sont anachroniques […], lestées qu’elles sont
des connotations actuelles et des strates de discours qui se sont accumulées » (Sandra Boehringer, L’Homosexualité
féminine dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 26.
53
51
l’égard des femmes, mais aussi vis-à-vis des hommes et de leurs sentiments subjectifs envers les
femmes. À la lumière de notre relecture et de notre analyse du second récit de création et des
interprétations de celui-ci, notre analyse mettra en évidence qu’il n’est pas si certain que ce qui
motivait la dureté des hommes envers les femmes puisse se réduire à un sentiment de haine à leur
égard. À suivre de près les différents déplacements produits par la Tradition dans la relecture du
texte, nous postulons que c’est plutôt parce que la femme est perçue comme tentatrice, désirante et
désirable, qu’elle suscite chez les hommes une inquiétante étrangeté, nécessitant, comme certains
le disent très bien, un difficile contrôle pour ne pas succomber.
Pour éviter de diriger le regard sur les femmes, nous allons donc privilégier au mot misogynie
le néologisme de Børrensen, qui parle d’androcentrisme. Le terme a l’avantage de déplacer le
regard en ramenant la problématique sur l’homme en tant qu’homme et en tant que représentant de
l’humanité :
Nous risquons ce néologisme [androcentrisme] pour signifier que la doctrine est élaborée du
point de vue de l’homme. La femme est référée à l’homme qui est considéré comme le sexe
exemplaire : il y a une certaine identification entre vir et homo.57
Ce choix est aussi motivé par le fait que notre propre travail de recherche ne se situe pas dans une
perspective de recherche féministe, dont l’objectif se situe d’abord dans une logique d’opposition
au patriarcat, qui n’est pas notre perspective 58 . Aussi, le choix du terme androcentrisme,
nécessairement partial et partiel, nous semble plus approprié pour mettre en valeur les fondements
de la représentation de la femme qui émerge de la Tradition. Le terme permet de désigner un mode
de pensée, conscient ou non, qui consiste à envisager le monde à partir du point de vue des êtres
humains de sexe masculin. Choisir ce mot nous permet de postuler que le discours de la Tradition
inscrit la supériorité naturelle du mâle à partir de considérations autant naturelles que juridiques,
sociales ou religieuses. Il nous permet aussi de ne pas aller jusqu’à faire reposer le dire des hommes
sur une haine qui chercherait à anéantir la femme en tant que telle. Nos recherches montrent plutôt
57
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 8.
Pour rester sur la logique de notre trajectoire, nous avons choisi de nous restreindre à des lectures féministes très
ciblées, ce qui peut sembler en donner une image réductrice.
58
52
que le poids de l’androcentrisme traverse l’histoire de l’Occident (pour ne s’arrêter qu’à cette partie
du monde), de l’antiquité à aujourd’hui, en teintant de manière radicale la place de la femme dans
la Tradition. Opter pour ce terme permet de reconnaitre la réalité historique des femmes, à partir
du regard des hommes. En ce sens, il ne s’agit pas seulement de choisir un mot, mais aussi d’opter
pour une posture de recherche. Le terme d’androcentrisme permet de reconnaitre que l’apparente
« misogynie » des auteurs dont nous allons parler – et peut-être réelle parfois –, n’est pas tant
d’abord une histoire de haine viscérale qu’une histoire de désir, de tentation désirante et de
convoitise face à une étrangeté qui inquiète.
La logique discursive de cette thèse, qui en a organisé la structure, permet de lire non
seulement les effets de ces boucles de rétroactions sur la femme, et donc les femmes, mais aussi le
lien étroit que la femme entretient avec le sexuel. Le choix de cette méthodologie nous permettra
de mettre en lumière comment a pu être lu le refoulé « femme » et le refoulé « sexuel » à travers
les effets de relecture produits par ces boucles de rétroactions, pour en travailler les effets dans la
seconde partie.
3. Organisation de la première partie
Dans cette première partie, les trois premiers chapitres constituent un triptyque qui nous
permettra de travailler trois périodes du christianisme. Le chapitre 1 travaille des textes de ce que
nous avons arbitrairement nommé « période intertestamentaire ». Ces textes révèlent l’inquiétude
que les femmes suscitent auprès des hommes, et le faible capital de sympathie qu’ils ont pour Ève,
un double sentiment qui a façonné les esprits, et qui rampe encore de nos jours.
Le chapitre 2 couvrira ce que nous avons appelé la période « classique », à travers trois
grandes figures du christianisme : Augustin, Thomas d’Aquin et Calvin. Pour deux raisons. Non
seulement ils ont marqué la pensée et la théologie chrétiennes, mais ils se sont tous les trois
intéressés de près au texte de la Genèse, et leurs travaux ont durablement marqué l’histoire et la
pensée chrétienne. Leur position sur la femme du récit et les femmes en général est construite à
travers le triple prisme que constituent leur foi chrétienne et leur vision de la femme nouées à celui
de la doctrine du péché originel. C’est cette complexité qui permet de mesurer la difficulté qu’ils
ont éprouvée face au postulat chrétien que l’homme et la femme sont égaux.
53
Le chapitre 3 s’intéressera à la position de l’Église catholique, en nous concentrant sur la
période pré et post Vatican II. Ce chapitre permettra de voir que la position de la Tradition se
retrouve intacte, avec quelques nuances, dans la position de l’Église actuelle. Ce qui se dessinait
dans la période classique se confirme en s’amplifiant : la Nouvelle Ève devient l’idéal chrétien
auquel les hommes d’Église exhortent les femmes à s’identifier.
Au terme de ce triptyque, nous serons en mesure de montrer la difficulté de la Tradition,
dominée par un androcentrisme très présent, à donner à la femme une place d’égale de l’homme,
sinon dans l’ordre du salut, et dans une moindre mesure, en tant que mère. C’est dans ce contexte
qu’un modèle de femme a pu émerger, sous la forme d’une femme idéale – impossible. Cela nous
permettra de cerner comment la Tradition a pu façonner sa vision de la femme, en cherchant à y
soumettre les femmes, ces filles d’Ève.
Le chapitre 4 fait office de coupure et d’ouvertures. Il fait coupure parce que les auteurs que
nous présenterons se situent en écart par rapport à la Tradition. Leur discours s’inscrit dans le
mouvement de réappropriation par des laïcs des textes bibliques. Ces relectures laïques ont donné
un nouveau souffle au texte. Nous nous concentrerons sur les féministes d’une part, en raison de
leur inestimable travail de dévoilement du présupposé androcentrique à l’œuvre dans la relecture
du texte, mais aussi de leur travail rigoureux pour saisir, de la femme, autre chose qu’un objet à
soumettre. Elles ont pu y voir un individu autonome, responsable, qui prend des décisions. Nous
aborderons aussi des commentaires qui se servent de la psychanalyse, et qui ont travaillé, dans le
texte, la question du désir ainsi que l’effet du maternel sur la lecture que les hommes ont faite de
ce texte. Nous verrons que cela n’est pas sans incidence sur la place de la femme, et que ces lectures
sont autant d’ouvertures qui nous serviront à introduire notre seconde partie.
Ainsi, cette première partie permettra de montrer que la question de la femme ne rentre
« pas-toute » dans la lecture des hommes, y compris à leur insu. En lisant au plus près ces
commentaires, nous serons en mesure de lire un certain nombre de déplacements qui permettent de
faire passer la femme de la perte au manque. La métaphore du manque conduit à ne plus lire la
femme en tant qu’objet, dans la mesure où elle devient le creuset du désir.
54
1
La femme à l’époque intertestamentaire :
une histoire d’hommes
Oui, c’est elle [la femme] le principe de
toutes les voies de perversion ; hélas !
malheur à tous ceux qui la possèdent et
ruine à tous ceux qui la saisissent ! Car
ses voies sont des voies de mort et ses
chemins, des sentiers de péché ; ses
routes égarent dans la perversion, et ses
pistes sont coulpe de rébellion. Ses
portes sont portes de mort, à l’entrée de
sa maison elle marche : au Shéol s’en
retournent tous ceux qui entrent chez
elle, et tous ceux qui la possèdent
descendent dans la fosse.
Pièges de la femme59
1.0. Introduction
Les textes et auteurs que nous avons regroupés sous le terme « intertestamentaire » se
retrouvent à une période charnière pour le christianisme dans sa vision de la femme. Le
christianisme naissant est à la fois marqué par la culture grecque environnante et par des relectures
de Gn 2-3 imbibées de la vision anthropologique que cette époque a de l’homme et de la femme.
Nous montrerons que c’est dans un mouvement de relecture que cette période a relu la femme du
récit en lien avec la vision de la femme que cette époque en avait. Mais c’est aussi à partir de cette
relecture que la période intertestamentaire a pu marquer durablement la façon de considérer la place
de la femme, dont la figure d’Ève devient l’(in)digne représentante. Nous verrons que le texte n’a
59
Ce texte provient de la grotte IV de Qumran (4Q184, v. 8-11), André Dupont-Sommer et Marc Philonenko (dir.),
La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987, p. 448-449.
55
pas eu d’écho dans la Bible hébraïque. Il faut ce que nous avons appelé là encore de façon partielle
et partielle « l’époque intertestamentaire » pour voir émerger des relectures de ce texte. Or, il
apparait que cette époque relit le récit à partir de deux présupposés. Le premier est que la femme
est inférieure à l’homme. Le second découle du premier : en tant que créature inférieure, sa
principale fonction est d’être au service de l’homme, en tant qu’épouse comme en tant que mère.
Cette double prémisse oriente une vision qui soumet doublement la femme, soutenue par une
lecture métaphorique du corps dans le récit biblique : la première femme est issue du corps de
l’homme, elle en est l’extension. De ce fait, la femme en vient à apparaitre comme le maillon faible
de l’homme, ce qui la rend plus vulnérable à la tentation et, pour certains, le lieu même de la
convoitise. En retour, la première femme sert à justifier que la femme soit subordonnée, en raison
même de son inquiétante étrangeté qui demande de la garder sous contrôle.
1.1. La première femme face à la Bible : comme une rivière souterraine.
Le texte qui nous occupe appartient au Livre de la Genèse, une collection de récits bibliques
qui racontent la genèse de l’humanité60. Ces onze premiers chapitres forment ce qu’on a appelé
l’Histoire primitive, ou histoire des origines. Hermann Gunkel souligne que ces textes se présentent
sous la forme d’une narration poétique propice à convoyer des idées religieuses61. Ces histoires de
patriarches, poursuit-il, ont d’abord été des histoires orales, dont l’intention première n’était pas
qu’elles soient écrites. Ceci mène à trois considérations. Premièrement, l’ordre de présentation des
récits dans la Bible est une organisation a posteriori. Cela ne saurait donc dire qu’un texte placé au
début de la Bible a nécessairement été écrit en premier. Deuxièmement, cette Histoire s’est racontée
et écrite sur une longue période. Cela implique que les récits qui la constituent ont subi l’influence
des époques qu’ils ont traversées, et la vision des individus qui les ont retravaillés. Cela indique
aussi que ce texte n’est pas un tout, mais davantage le fruit d’une mosaïque de textes, avec une
visée à la fois théologique et anthropologique. Troisièmement, le fait que ces textes racontent des
60
Pour plus de détails sur les différences entre les canons bibliques juif, chrétien et protestant, voir par exemple le
site de la Conférence des évêques de France : http://www.eglise.catholique.fr/foi-et-vie-chretienne/la-viespirituelle/la-bible/la-bible-chretienne.html (9/03/2014).
61
Hermann Gunkel, The Stories of Genesis, Oakland, Biblical Press, 1994, p. 2.
56
histoires ne veut pas dire qu’ils racontent des mensonges62. Si, comme le souligne Walter Vogels,
ces textes ne sont pas historiques à proprement parler, ni scientifiques au sens où notre modernité
l’entend, ils racontent cependant quelque chose de notre humanité et de son rapport à Dieu63. À ce
titre, ils sont porteurs d’une vérité existentielle.
Le texte qui nous occupe fait partie d’un canon judéo-chrétien qui, s’il a été écrit en hébreu
et en grec par des juifs, a marqué profondément notre Occident et son regard à la fois sur le péché
dit originel et sur la femme. Ce premier chapitre permettra de voir que ce n’est pas tant le texte
lui-même que les récits et commentaires de cette période intertestamentaire qui ont influencé une
certaine vision de la femme du récit. Dans la première partie de ce chapitre, nous montrerons la
place que ce texte a eue dans la Bible, alors que la seconde partie s’attachera à développer la
manière dont la période intertestamentaire a imprimé sa marque dans la relecture de la première
femme. Une marque qui a fait sa trace, mais de façon souterraine, telle une rivière enfouie.
1.1.1 Un texte sans écho dans le reste du corpus hébraïque
Disons-le tout de suite, le texte de Genèse 3 est peu repris dans les textes de l’Ancien
Testament64. La seule occurrence qui parle explicitement du récit se trouve dans Ézéchiel 2865. Les
autres occurrences se contentent de parler de l’adam en tant que représentant de la race humaine,
ou comme le père de l’humanité. Ainsi, dans la version hébraïque, l’adam se présente comme la
métonymie de l’humanité, le nom générique de l’humain. À ce titre, il est le représentant d’une
humanité mortelle : façonné à partir de la terre, il est destiné à y retourner. En revanche, dans la
62
« Because "stories" was misunderstood and interchanged with "lie", one had reservations about accepting it on the
Old Testament. But story is not lie ; it is rather a particular type of poetical writing ». (Hermann Gunkel, The Stories
of Genesis, p. 2).
63
Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, Québec, Bellarmin, 2000, pp. 22-28 et 34.
64
Plusieurs auteurs relèvent cette particularité. À noter cependant que, pour Robert Moberly, le fait que le reste du
corpus biblique ne s’y réfère pas ne permet pas d’en déduire que, théologiquement, le récit n’a pas eu d’importance.
Sa place, au début du premier livre, suffit à lui donner toute sa valeur. Que la Bible n’y réfère pas ou ne s’y intéresse
pas n’enlève ainsi rien à sa valeur théologique. (Cf. Robert Moberly, « Story in the Old Testament », Themelios 11/3,
1986, 77-82).
65
Selon plusieurs auteurs, le récit tel qu’Ézéchiel le présente démontre l’existence d’un texte plus ancien, laissant
entendre que la femme et le serpent seraient des ajouts postérieurs (Voir Beverly, J. Stratton, Out of Eden : Reading,
Rhetoric and Ideology in Genesis 2-3, Journal for the Study of the Old Testament Supplement Series, Sheffield,
Sheffield Academic Press, 1995, p. 56 ; ou Claus Westermann, Genesis 1-11 : A Commentary, Minneapolis, Fortress
Press, 1994 [1984], pp. 194-195).
57
Septante comme dans la Vulgate, le terme est rapidement translittéré en Adam. Cette translittération
lui donne une réalité d’individu masculin, certes. Mais il n’en reste pas moins qu’en arrière-plan,
l’adam représente à la fois le premier homme et le premier Homme. Cet effet de redoublement
discursif n’est pas sans incidence sur la place de la femme : quelle place lui reste-t-il pour sa propre
posture de femme, à la fois semblable et différente ? Ainsi, la Bible hébraïque ne s’intéresse guère
au second récit de création, et encore moins à la première femme. Il n’en est pas de même du côté
des textes du judaïsme grec puis du christianisme naissant. Au cours de la période
intertestamentaire, le texte refait surface : le sujet de la première femme, peu perceptible dans la
Bible, resurgit.
1.1.2 La Septante : une influence qui perdure
Le rôle de la Septante dans la réception du texte est fondamental, pour deux raisons au moins.
Premièrement, c’est dans les textes ajoutés à la Vieille Septante que l’on trouve le plus de textes se
référant au texte et/ou à la femme du texte. Deuxièmement, c’est à la source de la Septante que la
chrétienté a creusé son herméneutique et sa théologie66. Or, la Septante présente des écarts de
traduction par rapport au texte hébreu 67 . Relire le texte en gardant cette remarque en tête est
important car, comme le notent Gilles Dorival, Marguerite Harl et Olivier Munnich, le texte de la
Septante est un « grec de traduction où, plus d’une fois, les mots sont employés en des sens
particuliers »68. Il nous a donc semblé important d’en relever certains.
Le premier concerne le mot adam. Dès le verset 2:19, le terme hébreu l’adam, jusque-là
traduit par anthropos, devient Adam69. Ce choix de traduction vient souligner l’idée que, pour les
rédacteurs de la Septante, il n’est plus question à cet endroit de l’humain, mais d’une personne, ce
qui justifie le fait de lui attribuer un nom propre qui lui donne une identité. La Vulgate, version
66
Voir Marguerite Harl, La Bible d’Alexandrie, t.1 La Genèse, Paris, Cerf, 1986, pp. 27 et 123.
Gilles Dorival, Marguerite Harl et Olivier Munnich, La Bible grecques des Septante, Cerf, Paris, 1988, p. 206s.
68
Gilles Dorival et al, La bible grecque des Septante, p. 224.
69
2:18 Καὶ εἶπεν Κύριος ὁ θεός Οὐ καλὸν εἶναι τὸν ἄνθρωπον μόνον· ποιήσωμεν αὐτῷ βοηθὸν κατ᾽ αὐτόν.
2:19 καὶ ἔπλασεν ὁ θεὸς ἔτι ἐκ τῆς γῆς πάντα τὰ θηρία τοῦ ἀγροῦ καὶ πάντα τὰ πετεινὰ τοῦ οὐρανοῦ, καὶ ἤγαγεν
αὐτὰ πρὸς τὸν Ἀδὰμ ἰδεῖν τί καλέσει αὐτά· καὶ πᾶν ὃ ἐὰν ἐκάλεσεν αὐτὸ Ἀδὰμ ψυχὴν ζῶσαν, τοῦτο ὄνομα αὐτοῦ.
67
58
latine de la Bible pourtant écrite à partir du texte hébreu70, suit le texte de la Septante. En 2:19,
homo devient Adam. Pour ces traducteurs, le point de bascule se situe quand l’humain nomme les
animaux : c’est à ce moment qu’il parle pour la première fois. Ce choix a largement influencé la
réception. Il suffit pour s’en convaincre de regarder ne serait-ce que les versions anglaises et
françaises, qui traduisent assez systématiquement adam par homme en français, et man en anglais.
Cela n’est pas sans conséquence. Premièrement, ce choix vient signaler le fait que, pour ces
traducteurs, le mot homme devient synonyme d’humain. Mais alors, comment penser la singularité
de la femme si elle est engloutie dans un mot, homme, qui la détermine à son insu et bien malgré
elle ? Deuxièmement, ce choix rend difficile de faire la distinction entre adam et ish/homme. Et
quand cette distinction est faite, le terme ish/homme est traduit par mari, époux71, soit un terme
qualifiant un type de relation de l’homme envers la femme. On voit que ceux qui relisent le texte
y mettent leur vision des rapports hommes/femmes : en parlant de mari, les traductions
reconnaissent implicitement le statut que leur époque accorde à la femme : une relation d’autorité,
qui implique que la femme soit « sous-mise » à son mari.
Mais cela ne s’arrête pas là. Si, dans la Vulgate, le terme mari est traduit par vir, soit
homme/mâle/époux, la Septante utilise le mot kurios, qui veut dire seigneur. Or c’est aussi ce mot
qui est utilisé pour parler de Dieu. Ce rapprochement entre l’homme et Dieu, la Vulgate le fait
aussi. En effet, en latin, le terme seigneur, utilisé pour désigner Dieu, se dit dominus. Le
rapprochement entre l’homme et Dieu, comme étant ceux qui sont l’autorité, se confirme avec la
traduction de Gn 3:16.
Gn 3:16 À la femme, il dit : Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu
enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi.72
70
C’est en effet Saint Jérôme qui a commencé la traduction de ce qui est devenu la Vulgate, à partir du texte hébreu.
https://www.universalis.fr/encyclopedie/vulgate-de-saint-jerome/ (2/02/2017).
71
Voir par exemple la BJ : Gn 3:6 : « elle en donna aussi à son mari », ou 3:16 : « Ta convoitise te poussera vers ton
mari ».
72
BJ.
59
Dans ce verset, la Septante et la Vulgate utilisent le champ sémantique du Seigneur, en traduisant
le verbe hébreu gouverner par kurieuô 73 et dominare 74 . Ce choix de traduction a pour effet
d’orienter une lecture qui semble justifier un rapport de domination de l’homme sur la femme75.
Notons encore la façon dont le rapport à la maternité de la femme est vu. En traduisant
λύπας/peine/labeur par tristesse, et στεναγμους/grossesses par gémissements, la Septante vient
souligner la vision que des hommes ont du rapport qu’une femme peut entretenir à sa maternité76.
Signaler ces différents traitements du texte est important, car leur effet n’est pas anodin quand on
sait l’influence qu’a eue la Septante sur la théologie chrétienne.
Mais ces écarts ne touchent pas que la relation homme/femme. Cela concerne aussi la
question du désir. Le texte hébreu cerne ce thème en utilisant trois mots : tawah/hw"a]t;(,
wenekhmad/dm'Ûx.n<w teshouqatèh/%teêq'WvåT.. Or, pour traduire ces trois mots, la Septante s’écarte de la
référence au désir. Au v. 6, le mot tawah/hw"a]t;( est traduit par ὰρεστός (arestos/plaisant/agréable),
alors que, dans les 33 autres occurrences, la Septante traduit ce mot par ἐπιθυμἱα (epitumia/désir)77.
Au même verset, le mot wenekhmad/dm'Ûx.n<w, encore un mot qui parle de désir, est traduit par ὡραῖoν
(ôraion/beau78). Ainsi, sous l’influence de la traduction grecque, deux des trois termes qui pointent
vers le désir sont masqués sous le plaisir et la beauté, ce qui concerne davantage l’objet sur lequel
porte le désir, que le mouvement lui-même. IL faut attendre la troisième référence au désir (au v.16
avec le mot teshouqatèh/%teêq'WvåT.) pour entendre dans la traduction ἀποστροφή (apostrosphè/
mouvement79) quelque chose du désir pour ce qu’il est, un mouvement. Si le troisième terme grec
73
Gn 3:16 : « καὶ τῇ γυναικὶ εἶπεν Πληθύνων πληθυνῶ τὰς λύπας σου καὶ τὸν στεναγμόν σου· ἐν λύπαις τέξῃ τέκνα,
καὶ πρὸς τὸν ἄνδρα σου ἡ ἀποστροφή σου, καὶ αὐτός σου κυριεύσει » (Septante).
74
« mulieri quoque dixit multiplicabo aerumnas tuas et conceptus tuos in dolore paries filios et sub viri potestate eris
et ipse dominabitur tui » (Vulgate).
75
Monique Alexandre (Le commencement du Livre…, p. 319), note que le terme kurios renvoie au concept juridique
qui désigne le mari comme le maitre et gardien de la femme.
76
Traduction par Cécile Dogniez et Marguerite Harl, Le pentateuque. La Bible d’Alexandrie, Paris, Gallimard, 2001,
p. 141.
77
Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 301.
78
Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 301.
79
Selon la traduction de Monique Alexandre, qui suite le texte de très près, le mot réfère au détournement (Deut.
31:18) ou au retournement (Deut. 22:1) : « Compte tenu de ces sens différents, et des interprétations plurielles du
mot, on a choisi ici une traduction neutre, comme en 4:7 » Monique Alexandre, Le commencement du Livre…,
p. 318.
60
se rapproche du désir comme mouvement, il reste que la traduction cerne plutôt le désir à partir de
son objet, ce qui vient détourner le lecteur de la question du désir de la femme à partir d’elle, en
refermant l’espace qui permettrait de la penser comme être féminin de désir. À moins que cela ne
détourne le lecteur du désir de la femme, enfermant déjà celle-ci comme objet du désir de
l’homme ?
1.1.3 La destinée d’Ève dans la Bible : comme on enfouit une rivière
Notre analyse permet de souligner le rôle de la Septante comme premier lieu de réception du
texte. Écrite dans une logique androcentrique, cette traduction de la Bible hébraïque fait de
l’homme à la fois le seigneur de la femme, et la métonymie de l’humanité, laissant peu ou pas de
place pour la femme. En faisant de l’homme la figure centrale de Genèse 3, la Septante met la
femme dans un rôle subalterne. On pourrait nous objecter que c’est faux, dans la mesure où, même
si elle fait de l’homme la figure centrale dominante, la Septante réserve cependant à la femme une
place plus singulière encore que ne le fait le texte hébreu. En effet, le nom de la première femme a
une étrange destinée dans la version grecque. Dans le texte hébreu, le mot Vivante (hW"+x;/khawa), ne
se retrouve qu’une seule autre fois, en Gn 4:1 :
L’homme connut Ève sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn et elle dit :
« j’ai acquis un homme de par Yahvé ».80
En revanche, dans la Septante, le mot Vivante/Ζωή/Zoè un véritable hapax 81 : le mot
n’apparait que dans Gn 3:20. Les autres références à Ève ne se font pas sous le nom de Ζωή/Zoè
mais sous le nom d’Ευαν/Èva. Et, même sous la forme Ευαν/Èva, le mot n’apparait que quatre
fois : en Gn 4:1, 4:25 et 8:6 et en 2Co 11:3. Ainsi, le nom donné par l’adam à la première femme,
Hawa/Zoè, n’est jamais repris dans le canon juif, et pour ainsi dire pas dans le canon grec. Au
mieux, de Zoè elle devient Ève. D’un nom qui, parce qu’il est rare, devrait être considéré comme
hautement important, les traductions ont littéralement évacué tout pouvoir d’évocation. Si, comme
le notent Gilles Dorival et al., ce choix de translittérer les noms propres hébreux avait l’avantage
80
BJ.
Le mot est un néologisme bâti sur le grec : « "ἅπαξ/hapaks λεγόμενον/legomenon", chose dite une seule fois »
(dictionnaire Larousse).
81
61
de conserver aux noms leur sonorité hébraïque, il a eu comme inconvénient de faire perdre au mot
Hawa/Zoè/Vie son pouvoir d’évocation polysémique : que la femme soit la Vivante, la Vie82. Or,
cette perte n’est pas sans effet sur la femme du texte, et incidemment sur les femmes. En enfouissant
la Vivante sous un terme qui a perdu son pouvoir d’évocation, les traductions ont contribué à
enfouir ce qui, de la femme, relevait de la vie. Nous verrons que ce qui a été perdu et refoulé
continue cependant d’agir et d’agiter la Tradition, au point que cela ressurgit et fait retour dans le
discours ecclésial sous forme d’un étrange idéal métaphorique de la femme réduite à donner la vie
sans sexualité.
1.1.3.1 Dans l’Ancien Testament
Cette posture d’enfouissement, on la retrouve à travers les différentes occurrences relatives
à la première femme dans la Bible. Dans la suite du texte, en Gn 4:1 et 25, on parle de la femme
comme possession de l’homme (« sa femme »), mais aussi et en tant que celle qui conçoit et qui
s’énonce mère, ce qui ouvre le texte à un paradoxe : en tant que femme, elle est la propriété de
l’homme, mais en tant que mère, elle s’en échappe. Le Livre de Tobie, qui n’appartient pas au
canon chrétien83, fait aussi clairement référence à la première femme, mais uniquement à Gn 2 :
« C’est toi qui as créé Adam, c’est toi qui as créé Ève/Ευαν sa femme, pour être son secours et son
appui, et la race humaine est née de ces deux-là. C’est toi qui as dit, il ne faut pas que l’homme
reste seul, faisons-lui une aide semblable à lui »84. Ici, la femme est perçue dans son rôle d’aide et
de semblable, mais non comme vis-à-vis, ni comme personne singulière. Ce qu’elle gagne en étant
reconnue comme secours, indispensable, elle le perd en tant que potentiel à se dresser en face,
comme humaine à part entière. Elle est considérée comme possession – « sa » femme – et non
comme femme. Elle est aussi perçue indirectement comme mère, puisque, comme l’adam, « c’est
de ces deux-là » qu’est née la race humaine. Dès lors, si son existence comme femme est reconnue,
c’est en tant qu’épouse, soutien de l’homme, et comme mère. Mais d’elle en tant que femme, rien
n’est dit, ce que semble renforcer l’explication : « parce qu’elle est devenue la mère du vivant ».
82
Gilles Dorival et al., La bible grecque des Septante, p. 66.
Selon la BJ, le texte est probablement antérieur à la période intertestamentaire (BJ p. 533s.).
84
Tobie 8:6 (BJ).
83
62
Est-ce que le refoulement se situe dans le fait que le texte de Gn 3 et le rôle qu’y joue la première
femme n’ont pas retenu l’attention des rédacteurs qui y réfèrent ? Car le texte pose ici la question
de la femme, être singulier, lieu de la vie, comme son nom nous le dit, Ève/Vivante ?
Ce point est confirmé par le livre de Ben Sira, aussi appelé le Siracide, ou l’Ecclésiastique85.
Ce livre, daté du 2eme siècle avant notre ère, ne fait pas non plus partie du canon juif. Pourtant, il
appartient à une période de la réception du texte qui a durablement influencé la représentation des
femmes. En Si 25:24, le livre fait expressément référence à la femme de Gn 3 en la rendant seule
et entièrement coupable du malheur du monde : « c’est par la femme que le péché a commencé et
c’est à cause d’elle que tous nous mourons »86. Or, ce verset est inséré dans une section consacrée
aux femmes : les versets 13-26. Cette section affiche ouvertement ce que le rédacteur pense des
femmes, avec six occurrences occupant le champ sémantique de la méchanceté des femmes. On
trouve aussi les mot « malice », « malheur ». La dramatique responsabilité de la femme y est
clairement affichée : elle est reconnue comme un être méchant, coupable du malheur de l’humanité
et de sa condition mortelle. Ben Sira met ainsi en garde les hommes. Mais contre quoi ? Ben Sira
ne voit de la femme, appelée la Vivante, que celle qui apporte la mort. Ce déplacement de la vie à
la mort est révélateur : de la femme, en tant que Vie, on ne veut rien savoir. Mais pourquoi ? Estce parce qu’elle est désirable ? ou précisément parce qu’elle désire ? Quel insoutenable cache ce
texte qui la condamne ?
1.1.3.2 Dans le Nouveau Testament
Si l’on regarde maintenant le Nouveau Testament, c’est dans les épîtres de Paul qu’on trouve
le plus grand nombre d’allusions à Gn 3 87 . Nous les avons classées dans un ordre qui permet
85
La rédaction de ce livre est datée entre 180-190 (BJ, p. 987).
Ben Sira 25:24 (BJ).
87
À propos de ces épîtres, Michel Berder précise ceci : « une distinction apparaît communément dans les travaux sur
Paul : la répartition entre les lettres dites "authentiques" (certains auteurs recourent au terme grec homologoumena),
et les autres. La première catégorie, qui regroupe les écrits dont on estime qu’ils remontent directement à l’Apôtre,
qui les aurait dictés et envoyés personnellement, comporte une liste de sept lettres faisant l’objet d’un assez large
accord entre exégètes : Rm ; 1Co ; 2Co ; Ga ; Ph ; 1Th ; Phm ». Mais, ajoute-t-il, certains biblistes préfèrent renoncer
à ce terme (d’authentique) : « C’est le cas de François Vouga, qui opte pour une division tripartite : lettres protopauliniennes (les sept écrits énumérés ci-dessus) ; lettres deutéro-pauliniennes (2 Th, Ep et Col), œuvre des disciples
les plus proches de l’Apôtre ; et lettres trito-pauliniennes (1Tm ; 2Tm ; Tt : épîtres dites "pastorales"). Voir Michel
86
63
d’observer une progression dans la façon de traiter la question du péché et de la femme. Les deux
premiers textes réfèrent spécifiquement à l’adam comme seul responsable du péché.
1- Rm 5:12. Voilà pourquoi, de même que par un seul homme (ἀνθρώπου/anthropou) le
péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé en tous les
hommes, du fait que tous ont péché.
2- 1Co 15:21-22. 21 Car, la mort étant venue par un homme (ἀνθρώπου/anthropou), c’est
par un homme aussi que vient la résurrection des morts. 22 De même en effet que tous
meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ.88
Le troisième marque une transition, en considérant clairement la femme comme inférieure à
l’homme. Elle a un rôle de valorisation qui peut donner de la fierté à l’homme ou le couvrir de
honte. La notion de sujétion à l’homme est présente, en raison de la place de la femme comme
subordonnée.
3- 1Co 11:6-15. 6 Si donc une femme ne met pas de voile, alors, qu’elle se coupe les
cheveux ! Mais si c’est une honte pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou tondus,
qu’elle mette un voile. 7 L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image
et la gloire de Dieu ; quant à la femme, elle est la gloire de l’homme. 8 Ce n’est pas
l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme ; 9 et ce n’est pas
l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. 10 Voilà
pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion, à cause des anges. 11 Aussi
bien, dans le Seigneur, ni la femme ne va sans l’homme, ni l’homme sans la femme ; 12
car, de même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît par la femme, et tout
vient de Dieu. 13 Jugez-en par vous-mêmes. Est-il convenable que la femme prie Dieu la
tête découverte ? 14 La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas que c’est une honte
pour l’homme de porter les cheveux longs, 15 tandis que c’est une gloire pour la femme de
les porter ainsi ? Car la chevelure lui a été donnée en guise de voile.
Le quatrième texte insinue que la femme est la partie faible de l’homme, ce lieu où siègent
les pensées mauvaises qui peuvent causer la perte de l’homme.
4- 2Co 11:3. Mais j’ai bien peur qu’à l’exemple d’Ève (Evae), que le serpent a dupée par
son astuce, vos pensées ne se corrompent en s’écartant de la simplicité envers le Christ.
Berder, « Chantiers exégétiques actuels sur saint Paul », Transversalités 114/2, 2010, 13-30 ; et François Vouga,
« Le corpus paulinien », Daniel Marguerat (dir.), Introduction au Nouveau Testament, Son histoire, son écriture, sa
théologie, Genève, Labor et Fides, 4e édition, 2008, 161-178.
88
Les références au texte de Paul sont toutes tirées de la BJ.
64
Le cinquième texte démontre un effort majeur pour proposer une réciprocité dans les rapports
hommes/femmes. Mais la femme est encore associée au corps : elle est encore vue comme la partie
la plus faible de l’homme, qui, par opposition est nécessairement considéré comme son supérieur.
Cette dialectique maitre/servante est directement liée au rapport Christ/Église, dans la mesure où
le christianisme reconnait le Christ comme le maitre de l’Église.
5- Éph. 5:21-33. 21 Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ. 22 Que les
femmes le soient à leurs maris comme au Seigneur : 23 en effet, le mari est le chef de sa
femme, comme le Christ est le chef de l’Église, lui le sauveur du Corps ; 24 Or l’Église se
soumet au Christ ; les femmes doivent donc, et de la même manière, se soumettre en tout à
leurs maris. 25 Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église : il s’est livré
pour elle, 26 afin de la sanctifier en la purifiant par le bain de l’eau qu’une parole
accompagne ; 27 Car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache
ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée. 28 De la même façon, les maris doivent
aimer leur femme comme leurs propres corps. Aimer sa femme, c’est s’aimer soi-même.
29 Car nul n’a jamais haï sa propre chair ; on la nourrit au contraire et on en prend bien
soin. C’est justement ce que le Christ fait pour l’Église : 30 ne sommes-nous pas les
membres de son corps ? 31 Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour
s’attacher à sa femme, et tous deux ne feront qu’une seule chair : 32 ce mystère est de
grande portée ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église. 33 Bref, en ce qui vous
concerne, que chacun aime sa femme comme soi-même, et que la femme révère son mari.
Enfin, le dernier texte se situe dans la même veine que les textes intertestamentaires qui
estiment que la femme est la grande coupable de la perte de l’homme, et que son salut réside dans
la maternité.
6- 1Tm 2:12-15. Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de faire la loi à l’homme.
Qu’elle garde le silence. 13 C’est Adam en effet qui fut formé le premier, Evae (Eva)
ensuite. 14 Et ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit
coupable de transgression. 15 Néanmoins elle sera sauvée en devenant mère, à condition de
persévérer avec modestie dans la foi, la charité et la sainteté.
Dans ces différents textes, Paul et les rédacteurs qui écrivent en son nom se servent du second
récit de création, soit de Gn 2 et 3, pour traiter de trois sujets. Le premier concerne le péché et le
salut, le deuxième s’intéresse à la place de la femme dans la société et dans la hiérarchie des
humains, alors que le troisième lui permet de traiter des qualités de la femme. Dans un premier
temps, c’est l’adam qui porte toute la responsabilité, pour des raisons théologiques : l’adam se lit
65
à la lumière du Christ, nouvel Adam, source du salut89. C’est cette relecture après-coup qui en
organise l’interprétation. Si c’est par le Christ, nouvel Adam, que le monde sera sauvé et que la
faute du premier adam est réparée, alors il faut bien que ce soit Adam qui porte, ultimement, la
responsabilité du péché des origines. Selon cette lecture, la femme ne peut qu’être seconde dans la
responsabilité.
À cela s’ajoutent deux autres raisons qui confirment la femme en tant que seconde. La
première raison est due au fait que, pour Paul, l’homme est supérieur parce qu’il a été créé en
premier, et que c’est à partir de lui que la femme a ensuite été créée (1Tm 2:12-15 ou 1Co 11:8).
Selon cette hiérarchie, la femme est inférieure parce que l’homme est premier dans l’ordre de la
création. La seconde raison est culturelle. Elle vient de la culture hellénique et de son rapport
particulier au corps. Le corps est ce dont il faut prendre soin parce que c’est le lieu des sensations,
un lieu de vulnérabilité. À ce titre, le corps doit obéir à la tête, la partie noble du corps où siège la
raison. De la même façon que le corps est vulnérable, la femme l’est aussi par extension, dans la
mesure où elle est issue du corps de l’adam. Cette affirmation permet à l’apôtre de soutenir que la
femme est coupable, non pas du péché originel, mais de s’être laissé séduire, à cause de son
penchant à se laisser entraîner par les sensations de son corps. Elle est la proie privilégiée du serpent
parce que ses sens la rendent plus vulnérable. C’est cette vulnérabilité qui, pour Paul, justifie la
supériorité de l’homme sur la femme et son devoir de la protéger, y compris d’elle-même.
Cette association de la femme comme lieu issu du corps de l’homme ne s’arrête pas là. Tout
comme on doit prendre soin de son corps, chaque homme doit prendre soin de sa femme. Ici,
l’affirmation paulinienne propose une nouveauté dans une culture ambiante qui prône la nécessaire
soumission de la femme à son mari90. Paul propose une réciprocité dans les rapports hommes-
89
Rm 5 et 1Cor 15. Voir aussi Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, Beauchesne, Paris, 2000, p. 249-250.
C’est aussi le cas dans les évangiles. Quand, en Lc 3, le nom d’adam est avancé, c’est aussi en tant que représentant
de l’humanité. En ce qui concerne l’Apocalypse de Jean, on trouve une allusion claire à la femme et au serpent en
12:9 « Il fut précipité, l’antique serpent, le séducteur du monde entier », et relativement reconnaissable en 12:17 :
« Dans sa fureur contre la femme, le dragon porta le combat contre le reste de sa descendance », une référence directe
à Gn 3:15.
90
« Paul a concilié un attachement sans réserve à la résurrection, avec un certain relativisme culturel. En cela, il nous
a véritablement ouvert la voie ». Pierre-Yves Ruff, « Paul et les catégories culturelles de son temps », Théolib 32,
2012, http://www.theolib.com/paul.html (8/07/2014).
66
femmes, en droite ligne avec le message christique. Selon ce principe, chacun doit se soumettre à
l’autre. Mais cette apparente réciprocité se fonde sur une dynamique qui implique que le plus faible
respecte le plus fort, et que le plus fort prenne soin du plus vulnérable. C’est donc bien au nom
même d’une non-équivalence entre l’homme/tête et la femme/corps que cette réciprocité est
proposée. L’effort de réciprocité, qui verse dans la complétude, ne fait cependant que révéler la
place de « sous-mise » que cette époque accorde aux femmes, comme 1Co 11:6-16 le met en
évidence. Cette comparaison est redoublée par celle de l’Église. Pour Paul, l’Église est l’Épouse et
le Corps du Christ, comme l’épouse est soumise à son mari, et le corps à la tête. En comparant la
femme à l’Église, Paul donne une place majeure à la femme. Mais cette place la confine dans un
rôle de subalterne au service de l’homme qui lui est supérieur. Par ailleurs, associer la femme à
l’image idéalisée d’une Église sainte, immaculée, au service du Christ, la fait aussi disparaitre en
tant que femme. En effet, en quoi cette image idéale reflète-t-elle ce qu’est la femme, sinon dans
le regard des hommes et de l’Église qui la voudraient sainte et immaculée ? On pourrait même
ajouter : immaculée de quoi ? Que doit-elle dé-tacher ?
Cette image de la femme métaphore de l’Épouse du Christ n’a pas été retenue par la période
intertestamentaire. En fait, c’est la femme en tant que corps livré aux sens, et donc vulnérable à la
tentation, qui a laissé sa trace, comme le montre 1Tm 2:12-15. Cette lettre pseudo-paulinienne
reprend le thème de la femme en tant que seconde, précisément en lien avec Gn 2, mais en
amplifiant son infériorité en raison même de la faute d’Ève en Gn 3. Dans cette lettre à Timothée,
la femme est inférieure parce que seconde dans l’ordre de la création, mais première dans l’ordre
de la tentation91. L’aspect tentation, qui découle du fait d’avoir cédé à la tentation, justifie son
inégalité originelle vis-à-vis de l’homme, tout en essayant – bien mal – de camoufler l’objet de
tentation qu’elle est pour les hommes. Ainsi, la tentation devient le seul lot de la femme,
augmentant du même coup le poids de sa culpabilité. Selon cette construction, la femme est
inférieure par nature, mais aussi en raison de la « tentation » qui l’habite, et dont elle doit se sentir
coupable, en tant que femme, pour que son rachat soit possible en disparaissant sous la fonction
91
Voir aussi Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3 : The History and
Reception of the Texts Reconsidered », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, Sheffield Academic
Press, Sheffield, 1997 [1993], 53-76, p. 60.
67
maternelle. Car aux yeux de ce rédacteur pseudo-paulinien, la seule façon pour la femme d’être
sauvée est de devenir mère. La maternité devient ainsi le seul lieu capable de donner à la femme
ses lettres de noblesse. À ce stade, on peut déjà observer ce qui, dès cette époque, a pu contribuer
à déterminer la femme en la réduisant à ses deux fonctions d’épouse et de mère. De l’être de la
femme en tant que tel, il n’est jamais question, sinon comme sous-mise à l’homme. De son désir,
il n’est pas plus question, hormis sous l’angle de la tentation, à laquelle elle succombe. Ainsi, on
voit que c’est davantage sous forme de traces que la première femme circule dans la Bible, c’està-dire sous la forme d’une rivière souterraine que l’on voit resurgir de temps en temps. Les écrits
pauliniens et la suite de ce chapitre montrent qu’au fond, Ève reste présente dans l’imaginaire des
hommes, un imaginaire nourri par leur vision de la femme.
1.2. La femme à l’époque intertestamentaire : entre sorcière et absence
Avant d’aller plus loin, il nous parait important de rappeler trois points concernant cette
période intertestamentaire. D’abord, elle correspond à un moment où la question des origines et du
salut est retravaillée92. Ensuite, c’est un temps qui donne une grande place au diable et à Satan
comme grand opposant au Christ. Enfin, c’est un temps marqué par un fort androcentrisme, qu’on
pourrait même parfois qualifier de machiste et de misogyne. C’est donc à partir de ces trois
prémisses que le second récit de création est devenu une source d’inspiration pour une grande partie
de la littérature de cette époque 93 . Ces interprétations se sont poursuivies pour les textes du
Nouveau Testament 94 . On en trouve la trace sous forme de récits apocryphes, mais aussi de
commentaires et traductions. Relire la façon dont cette époque a lu et interprété le texte permet de
92
En effet, cette période correspond à une période millénariste, propice à un questionnement sur la fin du monde.
Pamela Milne note aussi que, si la tradition biblique hébraïque s’est peu souciée du récit, la période
intertestamentaire, elle, y a trouvé un intérêt marqué. Pamela Milne « The Patriarchal Stamp of Scripture… »,
p. 146-172.
94
Baudry signale aussi que, si les évangiles ou les actes des apôtres ne font pas explicitement référence au récit ou à
la femme de Genèse 3, c’est précisément parce que, pour eux, c’est Satan le grand coupable de la chute de l’homme
(Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel p. 42-43 et 309-310). De plus, Lyn Bechtel ajoute : « It is only from the
second century BCE inward (beginning with the wisdom of Ben Sira) that the "sin and fall " interpretation begins to
emerge » (Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », A. Brenner (dir.), A Feminist
Companion to Genesis, Sheffield Academic Press, Sheffield, 1997 [1993], 77-117, p. 78). On peut également
consulter Élisabeth Parmentier, L’écriture vive. Interprétation chrétienne de la Bible, Genève, Labor et Fides, 2004,
p. 236 ; ou encore Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 53, pour
n’en citer que quelques-unes.
93
68
mesurer, dans l’après-coup, l’impact de la réception intertestamentaire sur une certaine vision de
la femme. Car ces textes ont durablement influencé la façon de considérer la femme dans le monde
chrétien, au point que, pour certains auteurs (et de nombreuses femmes), c’est cette période qui
devient le problème95.
Comme notre recherche s’intéresse davantage aux relectures des textes, nous avons restreint
notre recherche au livre de Gérard-Henry Baudry, dont le travail fouillé, et néanmoins synthétique,
sur les textes apocryphes qui ont repris le récit permet de cerner la façon dont la question de la
première femme a été abordée. Le choix de travailler ces textes à partir de Beaudry tient en deux
raisons. La première est que citer tous les textes concernés dans leur ensemble aurait
considérablement alourdi ce travail. La seconde tient à notre méthodologie, qui assume que la
lecture et les commentaires qui entourent le second récit de création forment des boucles de
rétroactions sous forme de couches successives d’auteurs travaillant le texte. Cette analyse prend
précisément en charge ce mouvement, en partant d’un auteur qui cite des textes qui font référence
au récit. Les textes dont il sera question sont les suivants : le Quatrième livre d’Esdras,
l’Apocalypse grecque de Baruch, le Livre des antiquités bibliques, l’Apocalypse syriaque de
Baruch, le Livre d’Hénoch, le Testament des douze patriarches, le Livre des Jubilés, l’Apocalypse
d’Abraham et la Vie grecque d’Adam et Ève96.
Il se dégage de cet ensemble deux orientations. D’un côté, on trouve des récits qui font
abstraction de la femme, et d’autres qui en dramatisent le rôle. Selon cette tendance, Adam est
idéalisé au détriment d’Ève, pendant qu’elle devient la source du mal97. L’effet, plus insidieux,
95
Le choix de travailler ces textes à partir de Beaudry, tient en deux raisons. La première est que citer tous les textes
concernés dans leur ensemble aurait considérablement alourdi ce travail. La seconde tient à notre méthodologie, qui
assume que la lecture et les commentaires qui entourent le second récit de création forment des boucles de
rétroactions, avec des couches successives d’auteurs travaillant le texte. Cette analyse prend en charge précisément
ce mouvement en partant d’un auteur qui cite des textes qui font références au récit.
96
Pour lire ces textes, voir André Dupont-Sommer et Marc Philonenko (dir.), La Bible. Écrits intertestamentaires : le
Quatrième Livre d’Esdras, voir pp. 1399-1470 ; l’Apocalypse grecque de Baruch, pp. 1147-1164 ; l’Apocalypse
syriaque de Baruch, pp. 1479-1557 ; le Livre d’Hénoch, voir pp. 468-629 ; le Livre des Jubilés, voir pp. 635-812 ; le
Livre des antiquités bibliques, pp. 1227-1392 ; le Testament des douze patriarches, pp. 811-944 ; l’Apocalypse
d’Abraham, pp.1691-1730. Pour la Vie grecque d’Adam et Ève, voir Daniel A. Bertrand, La vie grecque d’Adam et
Eve, Coll. Recherches intertestamentaires, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1987. Pour les besoins de cette thèse, nous
nous référons au commentaire de Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel.
97
Voir aussi Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 149.
69
n’en a pas moins été tout aussi déterminant concernant la question du désir, qui en vient à être lui
aussi associé au mal. Si la femme est la source du mal, que dire du désir qui l’anime ?
1.2.1 Femme absente ou irresponsable
Commençons par les textes qui font disparaitre la femme du texte. Beaudry remarque que
ceux qui ne mentionnent pas la femme sont aussi ceux qui ont participé à l’élaboration de la
doctrine du péché originel. Ainsi, le Quatrième livre d’Esdras 98 et l’Apocalypse grecque de
Baruch99 ont en commun de travailler le texte à partir de la question du mal et de ses origines dans
l’humanité. Ils partagent aussi le fait de placer l’adam en position d’homme représentant
l’humanité. C’est d’ailleurs pour cette raison que le personnage de la femme n’est pas essentiel au
récit, voire inutile. Selon ces textes, c’est par l’arbre et l’ange mauvais que le malheur arrive100.
C’est l’Adam qui, séduit par le serpent, est le seul coupable. Selon cette vision, on pourrait croire
que faire abstraction de la femme lui permet d’échapper à l’odieux de « porter […] la responsabilité
principale du péché »101. Mais Baudry pose autrement le problème, en questionnant la place de la
femme. Si elle n’est pas coupable, elle devient inexistante, sans portée, sans poids. C’est alors
précisément parce qu’elle est sans consistance qu’on lui accorde une certaine place dans l’ordre de
l’humanité.
Dans le Livre des antiquités bibliques 102 , la question est traitée différemment. Beaudry
souligne que le Livre ne s’intéresse à l’origine du péché que pour expliquer d’où vient le mal. C’est
donc dans ce but qu’il est dit que le péché et la faute des hommes existent par la « perversité des
œuvres mauvaises », dont l’origine se trouve chez les anges mauvais, soit le Satan, le mal. Fort de
cette trajectoire, la joue un rôle, mais qui n’est que secondaire : « il (Adam) a transgressé mes voies,
il a été persuadé par sa femme et elle a été séduite par le serpent. C’est alors qu’a été établie la mort
98
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 70 et notre note n° 95.
Ou III Baruch, Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 63, et notre note n° 95.
100
« "Le Seigneur fut irrité" […], "Et il le maudit, lui et sa plante" (la vigne). C’est pourquoi "Dieu ne permit pas à
Adam d’y toucher". Alors "le diable, jaloux de l’homme" […] "le séduisit par sa vigne", ce qui entraina "la
malédiction divine et la perdition du premier homme" » (IV, 8-10). Beaudry ajoute : dans ce récit, « l’arbre interdit
représente le principe du mal, tandis que l’arbre de vie représente le principe du bien », Gérard-Henry Baudry, Le
péché dit originel, p. 63-64.
101
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 71.
102
Aussi appelé Pseudo-Philon, Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 69, et notre note n° 95.
99
70
pour les générations d’hommes »103. Certes, la femme est séduite par le serpent, associé aux anges
déchus104. Mais elle n’a qu’un rôle de courroie de transmission. Son rôle est secondaire dans la
mesure précisément où, pour Beaudry, ce qui importe aux rédacteurs, c’est de répondre à la
question du mal, et non de s’inquiéter de la place de la femme dans l’histoire.
Les choses bougent dans l’Apocalypse syriaque de Baruch105, qui fait porter à l’adam la
responsabilité du péché des humains. Cette interprétation pousse cette idée au point que même la
femme pourrait en vouloir à Adam pour sa faiblesse : « qu’as-tu fait, Adam, à tous ceux qui sont
nés de toi ? Et que dira-t-on à la première femme Ève qui a obéi au serpent ? »106 . Comme le
souligne Baudry, la femme est disculpée parce qu’elle a obéi au serpent. Ce n’est pas la séduction
de la femme qui est en cause, mais son obéissance. Une telle interprétation n’est pas sans poser la
question du libre arbitre de la femme. L’obéissance a pour effet d’enlever à la femme tout pouvoir,
en plaçant sa responsabilité sous un autre joug, celui de l’homme qui a la charge et la responsabilité
de son être « faible ».
1.2.2 La femme intime avec le mal
Le Livre d’Hénoch107 vient déployer la vision de la femme liée au mal qui avait commencé
à poindre sans s’affirmer encore comme tel. Alors que, dans les perspectives précédentes, la femme
a pu être la grande absente, en raison de la faiblesse de son être, elle devient dans ce texte la grande
coupable. Elle passe pour ainsi dire d’insignifiante à l’incarnation du mal. Il faut noter que ce livre
ne parle pas en tant que tel du récit d’Adam et Ève. Il contient cependant des allusions qu’il
convient de relever car elles parlent du désir que les femmes suscitent. Comme le souligne Baudry,
on apprend au chapitre 6 du Livre d’Hénoch que les anges ont regardé et désiré les filles des
humains, qui étaient « fraîches et jolies » :
103
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 69, l’Apocalypse syriaque de Baruch XIII, 8.
Appelés « la perversité des œuvres mauvaises », Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 69.
105
Aussi appelé II Baruch, Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 241 et et notre note n° 95.
106
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 75 et 241.
107
Texte appartenant au Papyrus de Gizeh, aussi appelé 1 Hénoc, ou I Hénoch, Gérard-Henry Baudry, Le péché dit
originel, p. 48, et notre note n° 95.
104
71
Il arriva que lorsque les humains se furent multipliés, il leur naquît des filles fraîches et jolies.
Les anges, fils du ciel, les regardèrent et les désirèrent.108
Ces jolies jeunes femmes désirables font référence à Gn 6:1-2 :
Lorsque les hommes commencèrent d’être nombreux sur la face de la terre, et que des filles
leur furent nées, les fils de Dieu trouvèrent que les filles des hommes leur convenaient et ils
prirent pour femmes toutes celles qu’il leur plut. 109
Mais le chapitre 31:3-6 de ce même Livre110 fait aussi allusion à Gn 3:6, quand la femme regarde
l’arbre, le trouve beau et le désire. Ainsi, ce que le Livre d’Énoch met en avant, n’est pas la femme
en tant que tentation, mais la place de la femme dans la tentation et le désir.
Continuons. Au chapitre 7 du Livre d’Hénoch, le drame se noue. Le récit nous dit que les
anges « se mirent à approcher [les femmes] et à se souiller à leur contact »111. Le récit ne dit pas
que les anges souillent les femmes, mais bien qu’en s’approchant d’elles ils se sont souillés. Ce
rapprochement est d’ordre sexuel, puisque le texte précise que les géants qui naquirent de ces
unions ont ensuite propagé la débauche et la violence parmi les hommes. Le mal se propage des
femmes aux anges : leur union produit un effet de contamination intersubjectif. Réciproquement,
les anges apprennent aux femmes leur savoir, en leur enseignant leurs charmes, leurs secrets et
l’usage médicinal des herbes. Ainsi, d’un côté, ce sont les femmes tentatrices qui souillent les
anges. En retour, elles sont contaminées au point de devenir des sorcières maîtrisant le pouvoir des
anges déchus. C’est à ce titre que les femmes deviennent doublement dangereuses pour le monde
108
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 52, reprenant le texte d’André Caquot, « I Hénoch », La Bible,
Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, Coll. La Pléiade, 1987, 468-629, p. 476.
109
BJ.
110
I Hénoch 31:3-5 : « 3. […] J’ai vu de loin de grands arbres plus nombreux que ceux-ci. Il y avait là deux arbres
très grands, beaux, magnifiques et majestueux, ainsi que l’Arbre de la connaissance – dont les saints mangent le fruit
pour acquérir une grande connaissance. 4. Cet arbre ressemblait au pin par la hauteur, ses feuilles ressemblaient à
celles du caroubier, son fruit aux grappes de la vigne, si joyeuse, et son parfum se répandait au loin. 5. J’ai dit : "quel
bel arbre ! Qu’il est plaisant à voir ! " 6. Raphaël, le saint ange qui m’accompagnait, m’a répondu alors : "C’est
l’arbre de la connaissance, et ton aïeul et ton aïeule, qui étaient avant toi, en ont mangé, Ils ont acquis la
connaissance, et leurs yeux se sont ouverts, ils ont su qu’ils étaient nus et ils ont été chassés du paradis" » (GérardHenry Baudry, Le péché dit originel, p. 49, ou André Caquot, « I Hénoch », p. 503).
111
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 53, ou André Caquot, « I Hénoch », p. 478. Voir aussi François
Martin, Documents pour l’étude de la Bible, Les apocryphes de l’Ancien Testament, Paris, Létouzey et Ané, 1906,
p. 14, nbp a, traduction du papyrus de Giseh, https://livresmystiques.com/partieTEXTES/Apocryphes/Henoch_Ethiopien.pdf (20/9/2014).
72
des hommes. D’ici à dire que c’est par elles que le monde s’est perdu, il n’y a qu’un pas.
Remarquons qu’en trois allusions le Livre d’Hénoch insinue quatre choses. Premièrement, ce texte
associe la première femme du récit aux anges mauvais, par le biais du désir : les deux regardent ce
qui est beau et le désirent. Deuxièmement, le texte permet de considérer les femmes comme des
objets qui causent le désir. Troisièmement, c’est en tant que cause du désir qu’elles sont associées
au mal112. Quatrièmement, les femmes deviennent des sorcières parce qu’elles se sont associées
avec les anges déchus, qu’elles sont devenues les partenaires du mal, mal duquel elles tirent leur
pouvoir.
Ce n’est pas tout. Le chapitre 85 du Livre d’Énoch fait référence à Gn 3-5 en se servant d’une
allégorie. Dans ce chapitre, Adam est représenté par un taureau blanc et Ève par une génisse qui
engendre trois veaux. Le veau noir représente Caïn, le veau roux, Abel, et le veau blanc, Seth.
Ensuite le livre raconte qu’elle engendre encore des veaux noirs, alors que son fils Seth engendre
un troupeau de taureaux blancs. Cette allégorie associe insidieusement Ève à la noirceur, aux
ténèbres, au mal, aux anges mauvais, mettant la femme dans une posture paradoxale. En effet, en
mettant l’accent sur le péché des anges, les humains sont considérés comme étant d’une nature
inférieure. Mais en associant la femme au côté obscur du mal, on la renvoie à celle qui s’est
accouplée aux anges déchus. Cette opposition est renforcée par les deux sortes de descendances.
La lignée de Seth, qui vient d’Adam, est associée à la descendance juste et pure, à la ressemblance
de Dieu. L’autre, celle de la femme, est noire, sombre et mauvaise, ce qui renforce l’association
entre la femme et les anges mauvais. Une association dramatique pour les hommes, si l’on en croit
le récit.
Ce texte amène un certain nombre d’observations. La première concerne la façon dont le récit
est construit. En commençant par raconter le lien entre la souillure et les femmes, au chapitre 7, le
Livre d’Hénoch les présente comme toujours déjà souillées et, par défaut, du côté sombre, le mal.
112
Voir aussi I Hénoch 68:5-7 : « 5. Le nom du deuxième est Asbe’el. C’est lui qui a indiqué aux saints êtres
angéliques le dessein funeste : il les a induits à souiller leur chair au contact des filles des humains. 6. Le nom du
troisième est Gadre’el ; c’est lui qui a fait voir aux humains tous les coups mortels ; c’est lui qui a séduit Ève, et qui a
montré aux humains le bouclier, la cuirasse, l’épée meurtrière, et tous les instruments de mort » (André Caquot,
« I Hénoch », p. 545).
73
C’est à partir de ce récit qu’entre en scène l’épisode des taureaux. L’allégorie vient tout
naturellement confirmer ce qui a été annoncé. Les femmes, Ève comprise, sont bien du côté du
mal, de ce qui est noir. La seconde observation concerne la sexualité. Les femmes sont prises par
les anges, ce qui les fait basculer du côté du mal. Mais en retour, elles souillent les anges par contact
sexuel. Il y a comme une contamination mutuelle, il y a quelque chose qui salit et rend mauvais, et
qui implique directement les femmes. Troisièmement, le texte parle de l’intimité qui existe, et ce
depuis la nuit des temps, entre les femmes et le mal. Une intimité telle que c’est bien par le sexe
des femmes, sorcières dangereuses et inquiétantes, que le mal, la violence et la débauche sont entrés
dans le monde.
Enfin, il faut relever le fait que ce récit inverse la chronologie du livre de la Genèse. En
mettant en premier ce qui, dans la Bible, se passe en Gn 6, le rédacteur d’Hénoch cherche à montrer
que la femme subit une forme de contamination du mal, mais qu’elle y est aussi prédisposée.
L’allégorie du taureau noir et l’intimité des femmes avec les anges déchus viennent renforcer l’idée
que la femme a le pouvoir de transmettre le mal, qui passe par la sexualité. Pour les rédacteurs du
Livre d’Hénoch, la femme est à la fois quelque chose d’étrange, au sens d’étranger, et d’inquiétant,
par connivence avec les forces maléfiques. De là à la considérer comme la mauvaise, il n’y a qu’un
pas.
1.2.3 La femme cause de la perte de l’homme
Dans les récits qui mettent en avant le rôle mauvais de la femme, celle-ci est explicitement
associée au mal, à Satan, au démon. Cette vision va perdurer dans le christianisme. Il importe
toutefois de souligner que l’association avec Satan n’a pas le même sens selon les traditions. Pour
les juifs, le satan est celui qui met à l’épreuve, alors que pour les chrétiens Satan est perçu comme
le tentateur113. Par tentateur, la période intertestamentaire entend celui qui tente sexuellement, selon
113
Selon Abecassis, le serpent tentateur est plutôt une conception chrétienne du satan, alors que, pour les juifs, il ne
serait pas tant celui qui tente que celui qui met à l’épreuve et qui sert de révélateur. Le satan n’est pas le principe du
mal, mais l’obstacle, le scandale. C’est un procureur, celui qui accuse, qui « dénonce ce qu’il y peut y avoir de fragile
ou d’imparfait dans l’homme. Il provoque des situations où l’homme va devoir faire ses preuves. […] Il sert de
révélateur des véritables croyants et des véritables fidèles » (Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la
femme. A Bible ouverte II, Paris, Albin Michel, 1979, p. 195-196).
74
un courant qui tend à « interpréter le péché primordial comme un péché sexuel et à en faire porter
la première responsabilité à la femme » 114 , comme le met en scène le Testament des douze
patriarches115. Et c’est parce que le péché est sexuel que la femme en devient la principale cause.
Pour Baudry, « cette interprétation provient d’une conception curieuse, mais fréquente dans
l’antiquité, à savoir que la masculinité appartient au monde d’en haut, tandis que la féminité à celui
d’en bas »116. La femme est associée à ce qui est inférieur, le corps, mais aussi à la beauté117. On
retrouve ici l’idée que la femme représente le corps, le sensible, et l’homme la tête, la raison. D’où
l’accentuation de la figure de la femme tentatrice. Cette vision est partagée par le Livre des
Jubilés118, qui donne par ailleurs une indication précise de la condition subalterne de la femme. En
effet, si l’on suit Baudry, « Ève doit attendre quatre-vingt-dix jours pour entrer au paradis, tandis
qu’Adam n’attend que quarante jours »119.
Le récit de l’Apocalypse d’Abraham120 va nettement plus loin en affirmant qu’Ève est le lieu
même de la convoitise : « Ceci est le penchant des hommes, c’est Adam ; ceci est leur convoitise,
c’est Ève »121. Pour Baudry, cette formulation vient de Philon :
Ève est identifiée à la convoitise. Cette identification apparait pour la première fois dans notre
enquête. C’est la formulation même de Philon. Mais la signification rejoint une tradition
[helléniste] que nous avons déjà rencontrée. Ève, c’est la convoitise, c’est-à-dire la convoitise
sexuelle qu’elle exerce sur l’homme.122
114
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 62.
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 62.
116
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 62, nbp. 3.
117
« Women are evil, my children, as they have no power over men, they lure them with their beauty » (Helen
Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 59).
118
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 57
119
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 58. Cependant, Baudry note que, dans ce texte apocryphe, le
péché originel n’est pas attribué à la sexualité puisqu’Adam et Eve n’ont pas de rapport pendant le premier jubilé,
c’est-à-dire au moment de la chute.
120
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 78.
121
L’Apocalypse d’Abraham XII, 7-8 ; Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 79.
122
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 79. À noter que Baudry cite Philon dans Hypothetica, 7,3, en
montrant le rapport que l’Alexandrin entretient avec le féminin : « Les femmes doivent servir leur mari dans une
relation de servitude qui n’est imposée ni par la violence ni par les mauvais traitements, mais qui conduit à
l’obéissance en tout » (Philon, Hypothetica, 7,3). Mais il est en cela en accord avec son temps, si l’on en croit
Plutarque : « Lorsque les femmes sont soumises à leur mari, on les loue ; au contraire, lorsqu’elles veulent
commander, elles deviennent un sujet de déshonneur pour ceux qu’elles commandent » (Plutarque, Praec. Coni, 33),
ou Sénèque : « Une partie est née pour obéir (la femme), l’autre pour commander (le mari) (const. Sap.) ». (Gérard115
75
Ainsi, le « mal antécédent à l’homme, et qui le pousse à pécher »123, c’est la convoitise, clairement
associée à cette époque au désir sexuel, un désir par définition mauvais qui souille l’homme de
bien. Il faut dire que, face au désir sexuel, la tête raisonnable est faible, et que le monde de la
sensation tentatrice est exaltant. Pour cette raison, parce que la femme est tentation, l’homme risque
de succomber à son désir et de la convoiter. La convoitise apparait comme quelque chose
d’extérieur et d’antécédent à l’homme. Selon cette interprétation, le rôle de la femme n’est plus
secondaire, inférieur, ou subordonné, mais exacerbé comme ce qui conduit l’homme à sa perte.
Beaudry avance que c’est avec Philon qu’on atteint le sommet de la culpabilité de la femme
dans l’histoire du péché originel. Le philosophe juif helléniste présente Adam comme un être
merveilleux, dont la femme vient gâcher la vie : « L’origine de sa vie coupable fut pour lui la
femme »124. Selon Beaudry, Philon chercherait à contrer une vision trop optimiste que la Genèse
présenterait. Il estime que, pour Philon, la sexualité est la cause du péché des origines :
Le scénario de la chute selon Philon se déroule donc ainsi : Ève (la sensation ou sensibilité)
se laisse facilement séduire par le Serpent (le plaisir). Puis, à son tour Adam (l’intellect ou
rationalité) s’éprend d’Ève, se laissant séduire par la sensation, et apprend d’elle le plaisir.
Ils s’unissent, et c’est le commencement du péché et de tous les maux qu’il entraîne, à
commencer par la mort ».125
Le péché devient dans le monde grec « un asservissement de l’intellect aux passions »126, une
idée à laquelle adhèrent des auteurs comme Origène, Ambroise, ou Didyme l’Aveugle par exemple.
Rappelons que ce terme de « passions » a longtemps été le mot désigné pour parler de ce qui agit
et agite les hommes, à leur corps souvent défendant. Le parallèle fait entre les passions, vues
comme témoins de la faiblesse de l’homme – mais encore plus de la femme du fait de sa
constitution naturellement faible parce qu’elle appartient au royaume du corps et des sensations –,
a permis de trouver logique qu’elle ait pu succomber, « la sensation suspendant l’exercice de la
Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 237 citant Rinaldo Fabris, La femme dans l’Église primitive, Paris, Nouvelle
Cité, 1987, p. 151.
123
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 79.
124
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 128, citant Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, Traduction
Roger Arnaldez, Paris, Cerf, 1961, p. 151.
125
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 130.
126
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 133.
76
raison chez la femme »127. Ainsi, pour Baudry, si le texte de Genèse 3 considérait déjà la femme
comme la première responsable, ce courant intertestamentaire en fait la grande coupable : « Adam
n’a pas eu comme intention principale de pécher : il n’a fait que suivre la femme ; c’est elle la cause
de ce qui est dit : maudit soit la terre »128. Pour Didyme, la femme est bien « la cause de la chute
pour l’homme » 129 . Cette affirmation est sous-tendue par le fait qu’étant faible, elle est la
possession maline du diable, dont il se sert pour corrompre l’homme. Une assertion qui, comme le
souligne Baudry, ne fait que reprendre les présupposés anthropologiques de cette époque, rendant
caduques les théologies pour lesquelles c’était l’humanité et le serpent qui étaient responsables des
origines du mal130. Le représentant de l’humanité pécheresse, ce n’est plus l’homme mais la femme.
À partir de cette veine androcentrique, il devient évident que : « c’est la faute à Ève »131.
1.2.4 La femme, synonyme de la convoitise dont l’homme doit se garder
Le texte de la Vie grecque d’Adam et Ève132 part lui aussi de la prémisse que « c’est la faute
à Ève », en faisant dialoguer Adam et Ève. Baudry vient relever que, dans ce récit,
Adam en rajoute même par rapport au récit canonique de la Genèse, puisqu’il laisse entendre
qu’Ève n’a aucune capacité de résister au mal. Elle a même besoin d’anges gardiens qui sont
présentés comme de vrais gardes du corps.133
Le récit met en scène une « faible femme », qui « succombe » à la tentation, « fascinée » par le
serpent, au point que, selon Baudry, « Ève n’est pas (n’est plus) à l’image de Dieu »134. Ce serait
donc sa fragilité, due à sa nature inférieure, qui rendrait nécessaire la protection de l’homme, plus
127
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 149, citant Didyme l’Aveugle, Sur la Genèse 83, 1.
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 150, citant Didyme l’Aveugle, Sur la Genèse 103, 12-14.
129
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 150, citant Didyme l’Aveugle Sur la Genèse 95, 2.
130
« L’infériorité de la femme est un présupposé commun à toutes les théologies anciennes du péché originel, ce qui
les rend en partie caduques » ; Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 151, (nbp). Notons aussi David
M. Scholer qui cite Cato, Livy History Livre 34:1-3 : « The moment women begin to be our equals, they will be our
superiors » (David, M. Scholer, « Feminist Hermeneutics and Evangelical Biblical Interpretations », JETS 30/4,
Décembre 1987, p. 418).
131
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 234.
132
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 81-88.
133
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 82,
134
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 82.
128
77
viril, donc plus fort, plus solide, au point que le récit s’achève sur la punition violente d’Adam,
sans qu’Ève soit même mentionnée.
Dans ce récit, celle par qui le mal est entré dans le monde n’est pas celle sur qui la punition
tombe, alors que le texte fait dire à Ève : « je suis à l’origine de tout péché dans la création »
(XXXII,2). Ce texte soulève quelque chose de la prise en charge même de cette culpabilité, qui
reposerait cependant sur le serpent :
Le Serpent […] falsifie le fruit (défendu) en y déposant « le venin de sa malice, c’est-à-dire
la convoitise ». Le fruit n’est plus seulement le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et
du mal, mais le fruit de la convoitise, c’est-à-dire la concupiscence, « le principe de tout
péché ».135
Le vrai coupable derrière tout cela resterait le diable : « J’ouvris la bouche, raconte Ève, mais c’est
le Diable qui parlait » (XXXI,1). Ce qui impliquerait que la femme est faible au point d’être habitée
par le diable. Officiellement, elle semble dédouanée, puisque c’est le diable qui la fait agir. Cela
n’empêche pas qu’elle devienne le bouc émissaire, en tant que la créature du diable. C’est d’ailleurs
à ce titre qu’elle porte le péché du monde : la convoitise. Elle serait coupable d’avoir été choisie
par le diable, ce qui fait d’elle la « Femme mauvaise » (XXXI,5), puisqu’en entraînant Adam à
manger, elle prive l’Adam de la gloire de Dieu. Coupable par procuration, elle devient synonyme,
voire la métaphore, de la convoitise. L’analyse de Baudry permet de montrer comment un tel récit
a pu contaminer la relecture du texte de Gn 3. Dans la Vie grecque d’Adam et Ève, c’est le Diable
le grand responsable du péché des origines. Pourtant, c’est la femme qui est mise au cœur de ce qui
est considéré comme de la convoitise. Subrepticement, se construit dans les récits un lien de plus
en plus fort entre la femme et le diable, au point que la convoitise, apanage du diable, passe chez
la femme. Ainsi, dans l’intertestamentaire puis dans la chrétienté, la femme devient naturellement
celle qui est possédée par le diable, même si ce n’est pas ce que le texte de Gn 3 permet d’emblée
de retenir. Mais c’est comme si le mal était fait : le ver est dans le fruit, comme le diable est dans
la femme. Pour confirmer ce déplacement, il suffit de rappeler les histoires de sorcières qui
jalonnent l’histoire de l’Occident, pour se restreindre à ce lieu-dit de la chrétienté.
135
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 84.
78
Un tel déplacement permet de montrer comment la femme devient le lieu de la convoitise,
alors même que le mal est antérieur à l’homme. Cela n’est pas sans poser de questions. D’un côté,
si la femme vient de l’homme, et qu’elle est le lieu de la convoitise, alors la convoitise est inhérente
à l’homme. Mais d’un autre côté, la convoitise est le « désir de posséder et de jouir d’une chose
qui, le plus souvent, appartient à autrui ou est plus ou moins interdite » 136 . Mais alors, que
représente la femme, sinon à la fois la convoitise et la convoitée, celle que l’homme n’aurait de
cesse de récupérer, encore et en-corps137 ? Si on ajoute que cupere138, qui est dans le même champ
sémantique que Cupidon, veut aussi dire désirer, on peut se demander quel est le lien entre la
femme, l’amour, la convoitise et le désir, dans le regard des hommes tentés.
1.2.5 Le paradoxe du christianisme primitif dans son rapport à la femme
1.2.5.1 La haine des femmes
L’étude de la réception de la période intertestamentaire montre que certains liens, certaines chaînes
signifiantes se nouent à cette époque139. Comme le souligne Baudry à propos du récit de la Vie
grecque d’Adam et Ève :
L’image de la première femme ne ressort pas grandie de ce récit légendaire. Cette remarque
prend toute sa gravité quand on sait que cet apocryphe obtiendra un succès considérable
parmi les chrétiens. Un best-seller qui sera traduit dans les principales langues de l’Antiquité
chrétienne. Et c’est sa représentation d’Ève qui passera dans l’imaginaire chrétien,
alimentant le vieux courant misogyne.140
136
Centre national de ressources textuelles et lexicales, http://www.cnrtl.fr/definition/convoitise (16/1/2016), ou
« désir immodéré pour les biens terrestres », quand « l’accent est mis sous l’angle psychologique, lié à l’idée de
péché ». Quand il y a une connotation sexuelle, c’est un « fort désir sexuel pour quelqu’un » : il est alors « synonyme
de concupiscence ». Selon Auguste Scheler, « convoiter, conveiter, cuveiter, […] se rattachent à un type latin
cupirate, de cupere, désirer ». (Auguste Scheler, Dictionnaire d’étymologie française d’après les résultats de la
science moderne, Bruxelles, Mucquart, 1873, p. 108).
137
On retrouve cette expression chez Lacan. Jacques Lacan, Séminaire XX Encore, p. 12-13.
138
Notons que Cupidon vient du latin classique, Cupido, le Dieu de l’amour. Or, le mot n’est pas étranger à
cupidus qui veut dire désireux. Ces deux mots, comme la convoitise, viennent du même verbe cupere, qui veut
dire désirer, https://www.littre.org/definition/cupidon et https://www.littre.org/definition/convoitise (20/10/2-14).
139
On pourrait d’ailleurs approfondir la question en s’intéressant à l’art pictural de l’époque sur le sujet. Baudry
souligne que la fresque de la catacombe de Priscille à Rome (milieu du 3ème siècle) montre une Ève, un serpent, mais
pas d’Adam, ce qui selon lui pousse à son paroxysme la culpabilité de la première femme (Gérard-Henry Baudry, Le
péché dit originel, p. 168).
140
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 244 (c’est Baudry qui souligne).
79
Cela amène Baudry à affirmer qu’avec le temps, Ève, celle qui a été séduite par le serpent, devient
le paradigme de la femme. Or, pour Helen Schüngel-Straumann, ce glissement a été rendu possible
par le fait même que les traductions grecques et latines ont fait de deux mots génériques, homme
et femme, deux noms propres, Adam et Ève141. Ce déplacement discursif a permis de passer d’un
mythe qui raconte les origines de l’humanité à une personnification des protagonistes qui permet
de faire porter à toutes les femmes la faute d’Ève, puisqu’elle les représente toutes. C’est aussi ce
que Baudry montre quand il prend pour exemple l’évangile de Thomas, dans lequel il est affirmé
que « les femmes ne sont pas dignes de la Vie », à moins de devenir mâle142. Cela tendrait à dire
qu’une femme est par nature mauvaise. Mais n’est-ce pas aussi ce que dit Origène : « à cause de la
malédiction d’Ève, la malédiction est transmise à toutes les femmes »143.
Tertullien n’est pas en reste. Il base sa théologie du péché sur le rapprochement entre les
femmes et Ève qui détient « la honte de la première faute et le reproche d’avoir perdu le genre
humain »144. Très virulent, il n’hésite pas à marteler à l’attention de toutes les femmes :
Ne sais-tu pas que tu es une Ève ? Tu es la porte du diable. C’est toi qui as profané l’arbre de
vie, c’est toi qui as entraîné celui que le démon n’osait pas attaquer en face. C’est toi qui as
ainsi défiguré l’image de Dieu qu’est l’homme.145
Malheureusement pour les femmes, la vision que Tertullien a des femmes a fortement influencé la
théologie latine, comme le confirme Baudry.
Ainsi, Gn 3 a inspiré plusieurs récits composés à l’époque intertestamentaire. Or, c’est dans
ce contexte culturel que le christianisme est né et s’est développé, posant les bases d’une relecture
du texte qui a perduré au cours des siècles. Cet état des lieux montre le poids que la réception a mis
sur les épaules d’Ève, et donc des femmes, un poids nourri, entretenu et amplifié par une culture
141
Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 59.
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 252, citant Antoine Guillaumont et al., l’Évangile selon Thomas,
Paris, PUF, 1959, p. 57.
143
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 255, et Origène, Homélie sur St Luc, Paris, Cerf, Coll. Sources
chrétiennes 87, 1962, p. 473.
144
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 258, citant Tertullien, La toilette des femmes, I, 1-2, Paris, Cerf,
Coll. Sources chrétiennes 173, 1971, p. 43-45.
145
Werner Van Laer (dir.), Léon-Joseph Suenens, Mémoires sur le Concile Vatican II, Leuven, Peeters, coll.
Instrumenta Theologica, 2014, p. 64.
142
80
que certains ont qualifiée de misogyne. Pourtant, nous avons montré que l’intertestamentaire parle,
sur une autre scène et entre les lignes, du rapport au désir, à la tentation et à la convoitise.
Décidément, elles sont bien jolies, ces femmes que les hommes désirent146 !
1.2.5.2 L’insoutenable message christique
En travaillant la question de la misogynie des débuts du christianisme, tout en essayant de ne
pas tomber dans le piège de l’anachronisme, plusieurs auteurs ont pu souligner l’aspect proprement
subversif du message christique, et le fait qu’il ne pouvait qu’occasionner de grandes résistances.
Beaudry rappelle par exemple que le christianisme prône l’égalité des sexes. Il souligne qu’Origène
et Didyme, son disciple, estiment que la femme, dans le sens littéral des récits de création, est
« anthropos », soit aussi créée à l’image de Dieu147. Ainsi, paradoxalement, la femme mauvaise
par nature est aussi l’égale de l’homme. Comme si le message d’égalité, lancé comme un pavé dans
la mare de la hiérarchie humaine, ne passait pas dans le regard des hommes. Est-ce parce qu’ils
étaient trop éblouis par ces jolies femmes dont parle le Livre d’Énoch ? Ils peuvent le dire, y croire,
mais sans pouvoir aller jusqu’à le mettre en acte, en raison même de la tentation et de la convoitise
dont ils ne cessent de parler, et auxquelles, semble-t-il, les femmes les confrontent.
1.3. Conclusion
Ce chapitre permet de montrer l’influence de la période intertestamentaire sur la relecture
d’un texte qui n’a pourtant pas laissé de traces dans la Bible hébraïque. Comme toute période
concernée par la fin des temps, elle retravaille aussi ses origines, d’où le regain d’intérêt pour un
récit qui raconte l’histoire des origines de l’humanité. Cela explique que le texte refasse surface,
avec des textes qui se mettent à le revisiter et à le réinterpréter en fonction des questions et des
repères du discours dominant de l’époque. Ces textes et commentaires, écrits par des hommes,
reprennent alors le texte biblique, mais non sans y imprimer leur vision du monde. Une vision qui
met en premier l’homme, comme universel, et la femme comme seconde, mise en dessous :
146
Cf plus haut 1.2.2 : le Livre d’Hénoch ; « il leur naquit des filles fraîches et jolies », Gérard-Henry Baudry, Le
péché dit originel, p. 52.
147
Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 256. Mais, pour Baudry, cette position, certes révolutionnaire pour
l’époque, reste purement formelle, ou spirituelle, et non culturelle.
81
« sous-mise ». Notre trajectoire montre que cette époque avait déjà comme présupposé que la
femme est un être inférieur, subordonné, qui doit rester sous la tutelle de l’homme en raison de son
rapport particulier au corps148. Le christianisme naissant, qui prône des valeurs d’égalité, n’est pas
parvenu à imposer dans les faits l’égalité des sexes, sinon dans l’ordre du salut. La femme est donc
perçue par les hommes comme liée à la mort : c’est elle qui a introduit la mort dans le monde. Pour
cette raison, la femme continue à n’avoir de réelle place que comme organe de reproduction, pour
contrer la mort. Mais elle est aussi celle par qui la convoitise existe, ce qui impose qu’elle soit
contrôlée, en la maintenant sous le joug de l’homme. Ainsi, sa place est organisée par l’homme : il
lui demande de rester irréprochable, y compris métaphoriquement, sous l’image de l’immaculée.
Est-ce pour apaiser l’inquiétude qu’elle suscite ?
Ce premier chapitre montre la méfiance des hommes de l’intertestamentaire vis-à-vis de la
femme tentation, convoitée et convoitise. Leur méfiance vient du fait qu’ils considèrent Ève, qui
représente toutes les femmes, comme celle par qui le péché sexuel, et par conséquent aussi la Vie,
est entré dans le monde. Parce que la vie est sexuelle, empreinte de désir, de tentation et de
convoitise, Ève est associée, dans le discours moral androcentrique dominant, au mal. Elle est celle
qui a fait chuter l’homme, qui l’a empêché de rester sur le droit chemin de l’élévation de son âme.
148
Même si des approches féministes ont pu montrer que l’on ne saurait généraliser trop vite et qu’on peut trouver
des courants en écart. Voir par exemple, Elisabeth Castelli à propos de la virginité comme moyen pour une femme
d’échapper à sa condition de femme : « The decision to remain a virgin and to renounce marriage and the world did
provide some virgins with an opportunity to pursue intellectual and spiritual activities which would otherwise have
been unavailable to them » ; Elisabeth Castelli, « Virginity and Its Meaning for Women's Sexuality in Early
Christianity », Journal of Feminist Studies in Religion 2/1, 1986, 61-88, p. 82, http://www.jstor.org/stable/25002030
(15/2/2021). On peut aussi s’intéresser à la thèse de Sara Parks, qui montre que « the Q sayings have what might in
some ways be described as an anomalously positive attitude toward the women in their audience » ; Sara Parks,
Spiritual Equals: Women in the Q Gender Pairs, Thèse, Université McGill, 2016, p. 54. Enfin, on peut noter ses
propos dans une entrevue à Présence Magasine : « En ce qui concerne le regard sur les femmes, les apocryphes,
comme tout autre texte de l’Antiquité, se situaient dans une vaste gamme d’opinions sur les femmes et le genre.
Qu’ils soient juifs, paléochrétiens ou païens, tous les groupes ont des exemples où les femmes sont traitées d’une
manière ou d’une autre comme des êtres égaux et où il est prouvé qu’elles agissent en tant qu’êtres humains, ainsi
que des exemples dans lesquels les femmes sont traitées comme des biens, ou même comme un groupe auquel il ne
faut pas faire confiance, qui est à blâmer pour tout ce qui ne va pas avec la Terre, et qui est essentiellement
incorrigible et à éviter si possible » ; Philippe Vaillancourt, « La Vierge et Marie Madeleine, une hypersexualisation
aux antipodes », Présence, 2 mai 2019, http://presence-info.ca/article/academique/la-vierge-et-marie-madeleine-unehypersexualisation-aux-antipodes?fbclid=IwAR0TXoAZbKymdvr61EjKClELNkxMnU6U2nfS8dTCIJQJdMVXfSIEBc0npU (10/7/2019).
82
En ayant succombé à la tentation, elle devient celle qui a contribué à laisser aller l’homme à ses
penchants sexuels. Elle devient la tentation, donc la convoitise, dont le siège est le corps. Par cette
torsion, le signifiant Ève devient le synonyme de la femme comme lieu du corps, du sexuel, du
sensuel, lieu inquiétant qui justifie de l’associer au diable, à la convoitise. En retour, cela légitime
qu’elle soit vue comme la perte de l’homme. Se méfier de ses passions, c’est se méfier de la femme.
Or, nous postulons que c’est à partir de ces présupposés que ce que nous allons appeler la Tradition
a forgé sa propre vision de la femme. La femme est un objet dont l’homme doit se méfier, entre
serpent et diable.
83
84
2
D’Ève à Marie :
de la femme qui inquiète à la femme impossible
Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont
blessées, et cela fait venir de coupables
pensées.
Molière, Le Tartuffe149
2.0. Introduction
Le deuxième chapitre de ce triptyque a pour objectif de montrer comment la doctrine du
péché originel est venue influencer durablement la façon de lire la femme du texte de Gn 3 dans ce
que nous appellerons la période classique. Nous définissons cette période comme l’époque au cours
de laquelle le christianisme a gouverné le monde occidental. Nous la faisons commencer après la
période intertestamentaire. Si, pour les besoins de notre thèse, nous la faisons se terminer au
XXe siècle, nous estimons que l’Église chrétienne occidentale n’en est pas vraiment sortie, comme
le chapitre 3 le montrera. Notre intention dans le présent chapitre n’est pas de faire une revue de
littérature exhaustive de ce qui s’est dit de la femme du récit au cours de cette longue période. Nous
cherchons à cerner comment la théologie qui émerge de cette période, et qui sera déterminante dans
la construction de la vision officielle de l’Église concernant les femmes, réinterprète à son tour le
texte de Gn 3 pour en dégager une représentation pour le moins ambigüe de l’être de la femme.
Nous avons choisi de porter notre attention à trois grandes figures du christianisme : Augustin,
149
Molière : Le Tartuffe, ou l’Imposteur, Acte III, scène 2, 1669.
85
Thomas d’Aquin et Calvin150. Nous avons choisi ces trois grandes figures pour deux raisons. La
première réside dans le fait que ce sont des figures marquantes dont la théologie a contribué à
construire le christianisme. L’autre est que ces trois théologiens ont spécifiquement travaillé le
texte de la Genèse, et donc la femme du récit, ou ont travaillé spécifiquement la question de la
femme dans leur œuvre. Mais, fidèle à notre méthodologie, il nous est apparu utile et justifié de
travailler aussi ces auteurs majeurs à partir de leurs propres réceptions, parce que nous nous
attachons aux boucles de rétroactions. Nous intéresser à des auteurs qui ont travaillé la position
d’Augustin et de Thomas vis-à-vis de la femme nous a permis de cerner d’encore plus près ce qui
en ressort. Leur regard vient donc nourrir notre recherche.
Augustin est une figure incontournable, ne serait-ce que parce qu’il est à l’origine de la
doctrine du péché originel, qui a rendu non seulement le récit célèbre, mais aussi ses personnages.
À cet effet, nous nous servirons de trois textes : « De la Genèse », « De la Genèse contre les
manichéens », et « La cité de Dieu ». Mais à cause de notre logique discursive, et du fait que cet
auteur a donné lieu à une abondance de commentaires, il était nécessaire de rassembler ce que des
auteurs avaient compris de la position d’Augustin concernant la femme. C’est donc sous la forme
de boucles de rétroactions que nous allons aussi relire Augustin.
Thomas d’Aquin est tout aussi incontournable, sa théologie ayant marqué l’Occident. Mais
comme il n’a produit de commentaire sur le récit ou sur la femme du récit en tant que tel, c’est à
travers son œuvre, de façon incidente, qu’on peut cerner sa vision de la femme, en lien avec son
temps. En raison même de cette particularité, lire sa position à partir de ses commentateurs nous a
paru encore plus nécessaire. Nous étudierons ainsi la position de Thomas en prenant appui sur des
auteurs qui ont travaillé, dans l’œuvre de Thomas, sa vision de la femme. Ici encore, notre
trajectoire se fera sous la forme de boucles de rétroactions.
Nous n’avons pas opté pour la même approche pour Calvin. D’une part parce que Calvin ne
se situe pas dans la mouvance catholique qui va nous conduire au chapitre 3 de cette recherche.
D’autre part, il a produit un commentaire de la Genèse fouillé, sous la forme d’un exercice
150
Augustin (354-450) ; Thomas (1225-1274), Calvin (1509-1564).
86
d’exégèse soigné. La question de la femme et de sa place n’y est pas éludée, et ses propositions
diffèrent quelque peu de celles d’Augustin ou Thomas, en droite ligne du fait que le protestantisme
ne reconnait pas à Marie les mêmes prérogatives que le catholicisme. Ainsi, son commentaire
exégétique permet de saisir quelque chose d’une anthropologie théologique en prise avec son
époque qui nous a paru pertinente pour notre recherche.
Ce chapitre est donc le fruit d’un parti pris subjectif d’une logique discursive, avec l’objectif
de cerner ce que ces figures et leurs réceptions ont dit du désir de la femme. Pour cela, nous
cantonnerons notre propos à trois axes de relectures spécifiques. Le premier consiste à cerner le
traitement que les interprétations de Gn 3 de cette époque réservent à Ève, et donc par extension
aux femmes. Le deuxième axe cherche à montrer comment le message christique de leur époque a
influencé ce qu’ils en ont perçu. Le troisième, issu d’un choix méthodologique, se sert des
relectures qui en ont été faites par certains auteurs. Ce chapitre est donc le résultat d’une trajectoire
qui permet de cerner ce qui, de la femme, du sexuel, reste refoulé, inaudible, dérangeant.
Il apparait donc important de préciser que le but de ce chapitre n’est pas tant de savoir
comment chacun des grands auteurs a compris le récit de la chute. Nous cherchons plutôt à cerner
la manière dont leur herméneutique théologique du texte de la Genèse les a conduits à parler de la
femme, c’est-à-dire autant Ève que les femmes, et ce peut-être même à leur insu. Nous sommes
consciente, en faisant ce travail, que, si notre recherche nous amène à dégager une vision, c’est une
relecture de femme occidentale vivant en 2020 relisant des auteurs d’une époque qualifiée de
« classique » pour les besoins de notre thèse. Il ne saurait donc être question de plaquer leur vision
des femmes sur notre vision contemporaine des femmes, laquelle se situe nécessairement en écart.
Ce qui est recherché dans cette partie, c’est la façon dont leur théologie a structuré leur vision de
la femme.
Comme le commande notre approche discursive, nous allons prendre en compte, pour chacun
de ces axes, la place réservée à la question du désir. Cette question est importante en ce qu’elle
touche, comme nous l’avons déjà montré, au sexuel, et qu’elle concerne de près la femme quand
on la place sur l’axe de la tentation et de la convoitise.
87
Nous commencerons par Augustin, puisqu’il est considéré comme le père de la doctrine du
péché originel151. Or, une fois que la doctrine du péché originel s’est implantée, c’est à l’aune du
péché que le texte a ensuite été relu. Or ce présupposé de lecture a orienté à la fois la compréhension
du texte et la perception de la première femme. À partir du moment où le péché originel s’est
introduit dans le monde chrétien, c’est à la lumière de ce regard que la femme a été relue, non sans
conséquence pour les femmes.
Nous poursuivrons avec Thomas d’Aquin, pour nous intéresser ensuite à Calvin. Nous
verrons que, dans leur lecture, la question de la femme y est traitée de façon secondaire, ce qui, en
soi, est un indice de la place que ces auteurs lui donnent dans l’économie du péché, mais aussi par
extension, dans la société, ce qui nous permettra de voir à quel point ces deux lieux sont imbriqués.
Nous verrons aussi que, si Augustin et Thomas partent de la même prémisse chrétienne, ils n’ont
pas la même prémisse anthropologique de la femme, pas plus que Calvin d’ailleurs, dont le propos
suppose encore une autre anthropologie. Malgré ces différences, il ressort de notre analyse que la
femme reste encore une source d’inquiétude. En effet, étant perçue comme la faiblesse de l’homme,
elle est celle par qui les débordements peuvent arriver. Il semble que ce soit pour éviter ces
débordements que l’époque classique tente de contenir la femme en la confinant à son rôle de mère,
ou, avec Thomas, en la bordant sous l’idéal de la Vierge Marie, rejoignant ainsi la figure de
l’immaculée dont la période intertestamentaire a tracé les jalons. La période classique ne dit plus
ouvertement qu’Ève est le péché incarné, voire le diable en personne, mais elle reste pour ces
théologiens la représentation de ce qu’il ne faudrait pas laisser aller librement, de ce qui doit être
bordé. Un peu comme si la femme et l’éclat de son désir étaient étroitement imbriqués au point que
l’une pourrait bien passer pour être la métaphore de l’autre.
151
Jean-Michel Maldamé mentionne que « l’expression péché originel apparaît pour la première fois explicitement
sous la plume de saint Augustin dans les Confessions » ; Jean-Michel Maldamé, Le péché originel. Foi chrétienne,
mythe et métaphysique, Coll. Cogitatio fidei n° 262, Paris, Cerf, 2008, p. 25-26, citant Augustin, Confessions, Livre
V, IX, §16.
88
2.1. Augustin et la femme : l’à-côté qui dérange
2.1.1 Le paradoxe de la femme « équivalente », mais « subordonnée »
Comme de nombreux auteurs de l’époque intertestamentaire, une des questions qui occupe
Augustin concerne le salut. Par extension, c’est la question du mal dans le monde et le penchant
des hommes pour les mauvaises actions qui sont visés. Or, parce que la question du péché est une
question qui met en jeu l’humanité, donc l’homme, on ne peut s’étonner que, pour cet homme de
Dieu, la question de la femme, quoique secondaire, ne le laisse pas indifférent. En tant que chrétien,
ses écrits montrent qu’il n’est pas sans connaitre la place octroyée à la femme dans le christianisme
primitif ainsi que dans le milieu manichéen qu’il a côtoyé plus de dix ans. En tant qu’homme, on
sait par ses écrits la place qu’il donnait aux femmes de, et dans, sa vie152. La question du féminin
est donc une question importante qu’il n’aborde pas de façon uniforme. En tant que théologien,
deux questions l’intéressent plus particulièrement. La première concerne la place de la femme dans
l’ordre du monde et du salut ; la seconde concerne son rôle dans le péché originel. Ces questions le
mènent tout droit au texte de Genèse 2 et 3, et aux origines de cette question, qu’on retrouve
explicitement dans trois de ses écrits : le second livre de De la Genèse contre les manichéens153, le
livre IX de De la Genèse au sens littéral154, et les chapitres 13 et 14 de De civitate Dei155.
La théorie du péché originel d’Augustin a traversé les siècles. Elle repose sur sa relecture des
récits de création, textes relus à la lumière du christianisme de son époque et de ses enjeux
particuliers. Car si Augustin est un chrétien convaincu, c’est aussi un homme de son époque, ce
qui est venu influencer sa vision de la femme. Parce que sa vision, que notre analyse dégage, est
représentative du paradoxe auquel conduit l’influence d’une culture androcentrique confrontée au
message sotériologique d’égalité prôné par le Christ, son anthropologie varie selon qu’elle est
ontologique ou politique. En effet, pour Augustin, la femme est, par définition, à l’image de Dieu
152
Voir à ce sujet l’article de Johannes van Oort, « Manicaean Women in Augustine’s Life and Works », Vigiliae
Christianae 69, 2015, 312-326.
153
Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Bibliotheque-monastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/polemiques/manicheens/index.htm.
154
Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, Bibliotheque-monastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/genese/gen2.htm
155
Augustin, La cité de Dieu, R.2, Coll. Point, Paris, Seuil, 1994.
89
en tant qu’« âme rationnelle ». De ce point de vue, elle est équivalente à l’homme conformément
au message du Christ. Mais d’un point de vue politique, Augustin, homme de son temps, soutient
que la femme est seconde par rapport à l’homme, et de dignité inférieure156.
Or, c’est dans les textes de création qu’il trouve la justification de sa double posture. Gn 1
lui fournit la justification du message du Christ qui postule l’égalité homme/femme. Dieu a créé
l’humain, homme et femme, mâle et femelle. Ainsi, comme le relève Børrensen, l’homme et la
femme sont équivalents dans l’ordre de la création (creatio) 157 . Ce sont des êtres humains
(homo)158 : « la différence sexuelle n’atteint pas l’être humain dans sa relation avec Dieu, en tant
que créature s’exprimant dans l’homo interior »159. En cela, Augustin tient de façon très ferme à
cette égalité devant Dieu. Mais si, pour lui, les humains sont égaux devant le salut, cette
équivalence de la femme s’arrête aux portes de la vie éternelle, et ne saurait concerner sa place
dans l’ordre du monde, qui est d’être subordonnée et auxiliaire :
Peut-être, comme je le pense et comme je l’ai déjà dit en parlant de la nature de l’âme
humaine, la femme avec son mari est-elle l’image de Dieu en ce sens que la substance
humaine tout entière n’est qu’une seule image de Dieu, mais que quand la femme est
considérée comme aide – qualification qui n’appartient qu’à elle – elle cesse d’être image de
Dieu ; tandis que le mari, même pris isolément est l’image de Dieu, aussi pleine, aussi entière,
que quand la femme ne fait qu’un avec lui. C’est l’explication que nous avons donnée sur la
nature de l’âme humaine. Nous avons dit que quand elle est tout entière appliquée à la
contemplation de la vérité, elle est l’image de Dieu ; mais que, lorsqu’une partie d’elle-même
est comme déléguée et détachée par la volonté pour agir dans le monde matériel, elle n’en
reste pas moins l’image de Dieu dans la partie qui se porte vers la vérité entrevue, tandis
qu’elle cesse de l’être dans la partie chargée de traiter des choses inférieures.160
Aussi, dans l’ordre de la fabrication corporelle (confectio)161, la femme est seconde, pour
trois raisons qu’il trouve dans Gn 2. La première est chronologique : la femme est créée en second,
156
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 258.
Rappelons qu’Augustin lit vraisemblablement la Bible en latin. Pour en savoir plus, Pierre-Maurice Bogaert,
« Les bibles d’Augustin », Revue Théologique de Louvain, 37/4, 2006, 513-531.
158
Augustin lit la création en référence à Gn 1:27 : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa,
homme et femme il les créa » (BJ).
159
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 36-39.
160
Augustin, De la Trinité, Livre XII, Chapitre 7, § 10, Bibliothèque-monastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/trinite/livre12.htm#_Toc512833981 (15/2/2021).
161
Ici, Augustin réfère à Gn 2:21 : « Puis, de la côte qu’il avait tiré de l’homme, Yahvé Dieu façonna une femme et
l’amena à l’homme » (BJ).
157
90
après l’homme. La deuxième est matérielle, et résulte du fait que la femme est un produit de
l’homme. Parce que tirée de la côte d’Adam, donc de l’homme, elle est naturellement subordonnée
à celui à partir duquel elle prend vie. La troisième raison tient au fait que la femme est
spécifiquement destinée à être l’« aide » de l’homme. Il faut ajouter que, pour Augustin, cette
notion semble se réduire à faire de la femme celle qui permet à l’homme de se reproduire. Car,
pour lui, le semblable, tel que Dieu l’a prévu, c’est l’autre homme, celui qui est « similaire » à
l’homme, le frère, l’ami, qui est le mieux à même de remplir la fonction d’aide. Il laisse donc à la
femme la seule fonction que le semblable ne peut remplir : la reproduction.
Pour Børrensen, cela montre qu’Augustin ne semble pas se résoudre à une égalité. C’est pour
cela qu’elle parle d’équivalence plutôt que d’égalité. En effet, pour elle, l’équivalence permet de
« désigner une valeur identique de l’homme et de la femme en tant que personnes humaines », alors
que « les mots égalité ou parité sont équivoques, parce qu’ils semblent supposer une similitude
comme fondement du rapport ainsi désigné »162. Et, précisément, il ne semble y avoir de similitude
possible qu’entre hommes : pour Augustin, l’homme et la femme sont équivalents par leur âme,
mais non dans leur corps. Il reconnait implicitement à la femme sa différence, en tant que corps
sexué qui dérange, parce que précisément autre. Mais reconnaitre cette différence ne lui permet pas
de reconnaitre la singularité de l’être femme, mais plutôt de justifier la supériorité de l’homme sur
la femme. Ainsi, dès avant la chute, l’homme dirige, la femme obéit. Tel est en quelque sorte l’ordre
du monde, avant même que le mal ne le souille, ce qui explique pourquoi Augustin peut dire :
« L’homme donna donc un nom à sa femme comme un supérieur à son inférieur »163.
2.1.2 La responsabilité de la femme dans l’économie du péché des origines
Mettre l’homme en avant comme supérieur implique pour Augustin que la femme ne peut
être responsable du péché et ce, malgré la gravité de son geste. En effet, Augustin conserve une
logique implacable. Si la femme est subordonnée, l’homme doit assumer jusqu’au bout sa position
de supérieur, en déchargeant la femme du fardeau de sa faute. Ainsi, parce que l’homme prend en
charge « la faute », la femme ne peut plus « engendrer » la faute, puisque ce n’est pas elle qui porte
162
163
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 8.
Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 12 § 18.
91
la semence. Mais en retour, rendre cohérent la supériorité de l’homme sur la femme est le prix de
l’indignité à payer pour l’être femme, qui ne peut être reconnue ni comme être responsable, encore
moins comme être coupable. La logique augustinienne recèle un enjeu théologique important. Il
s’agit de déterminer si l’homme aurait pu, comme la femme, être trompé par le serpent. Pour
Augustin cette idée apparait impossible, parce que l’Adam savait que le serpent mentait. Le péché
est donc consommé quand l’homme mange du fruit. Augustin le martèle : en mangeant, c’est bien
l’homme qui contrevient, et par deux fois, aux ordres de Dieu. D’abord en désobéissant à Dieu,
mais aussi et surtout, parce qu’en acceptant le fruit, l’homme contrevient au principe qui veut que
l’homme soit supérieur à la femme. Accepter le fruit est une preuve de faiblesse indigne de ce que
Dieu veut pour l’homme. Mais, plus gravement, la faute qui est reprochée à Adam est de s’être
soumis à la femme, même si c’était par affection conjugale : « il est séduit non parce qu’il croit à
la vérité des paroles de sa compagne, mais parce qu’il obéit à l’affection conjugale »164. James
Wetzel relève donc que, pour Augustin, c’est l’amour qui conduit Adam à ne pas abandonner sa
femme seule à son nouveau sort de pécheresse :
Eve’s transgression separates her not only from God but also from her human partner, and
Adam feels his separation from her as a loss. He disobeys God and risks death in order to be
with her again.165
Le péché d’Adam, c’est sa faiblesse, et la femme devient le maillon faible, celle qui a fait faillir
l’homme : elle devient la preuve que l’homme est pécheur, la tentation à laquelle l’homme cède.
Sans entrer dans un débat sur la façon dont Augustin traite les questions du mal, de Satan et
de la dialectique entre Dieu et le mal, son effort même de traiter la femme sur deux plans
d’équivalence a des conséquences sur son herméneutique du récit de la tentation d’Adam et Ève.
Au niveau allégorique, la femme représente pour Augustin plusieurs choses. Elle est la métaphore
de ce qui est subordonné, et l’homme, la métaphore de ce qui est supérieur. À ce titre, la femme
représente la partie inférieure de l’âme, précisément ce qui agit hors de la raison et dont il se désole :
164
Augustin. La cité de Dieu, T.2, Livre XIV, §XI, p. 168.
James Wetzel, Augustine’s City of God. A Critical Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 187.
https://www.cambridge.org/core/books/augustines-city-of-god/augustine-on-the-origin-of-evil-myth-andmetaphysics/1BC22849CC1F97438B8AFBE8A4E98E66 (20/5/2015).
165
92
Ce n’est pas seulement à la volonté légitime, mais encore aux impudiques émotions de la
concupiscence que la concupiscence refuse d’obéir. Ainsi elle déploie d’ordinaire toutes ses
forces contre l’intervention répressive de l’esprit, et souvent elle se divise contre soi ; elle
remue toute l’âme, et, se trahissant elle-même, laisse le corps insensible.166
Or, c’est bien la partie animale, plus vulnérable, que le serpent peut mieux séduire. Mais la femme
tient aussi le rôle de celle qui entraîne, qui séduit, puisque, sans elle, Adam n’aurait pas péché.
Enfin, elle reste avant tout un instrument au service de l’homme et de la procréation. Ne retrouvet-on pas, en filigrane, la femme telle qu’elle est située dans l’intertestamentaire : celle qui disparait
sous l’homme, et celle par qui la mort est entrée dans le monde ? Occultée parce que sous-mise,
mais quand même grain de sable par qui tout arrive ? Si la femme n’est pas celle qui est responsable
du péché, ni de sa transmission, elle est la cause de la perte de l’homme.
Lors de nos recherches, nous n’avons pas manqué d’être étonnée devant l’énergie
qu’Augustin met à penser le rôle politique de la femme et de le faire coïncider avec la vision
théologique qui se dégage du texte de la chute. On voit bien que, pour Augustin, la question de la
femme est un véritable casse-tête. Nous ne pensons pas, comme Børrensen le fait, que, pour
Augustin, « [la subordination] n’a pas besoin d’être expliquée ni justifiée. Parce qu’il la voit comme
faisant partie de la création, il la considère comme bonne et voulue par Dieu »167. Certes, pour le
théologien, cette subordination est voulue par Dieu, parce que nécessaire. L’homme en tant qu’être
rationnel, conscient, doit gouverner la femme en tant que « partie inférieure » de l’âme, pour éviter
de plonger le monde « dans le désordre et la misère »168. L’homme, c’est la « puissance virile de la
raison »169. Mais il nous semble qu’Augustin ne se contente pas de dire cela.
2.1.3 Le récit de la chute : du sens allégorique au sens littéral
La théologie augustinienne de la femme varie selon la théologie du corps qu’Augustin
développe. Selon sa première interprétation du récit de la création, Augustin voit le couple et la
fécondité selon un ordre spirituel. C’est à la fois une lecture allégorique du couple, et un idéal. Les
166
Augustin, La cité de Dieu T.2, Livre XIV, § XVI, p. 176.
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 43.
168
Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 11 §15, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/polemiques/manicheens/index.htm (15/1/2020).
169
Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 11 §15.
167
93
corps, avant le péché, sont purs, chastes : telle est la condition de l’humanité avant le péché. Cette
perspective correspond à une théologie qui comprend la sexualité comme la conséquence du péché.
La femme est pure tant qu’elle est exempte du péché. Selon cette théologie, avant le péché,
l’homme et la femme vivent dans une union chaste de corps, purement spirituelle.
[…] on a raison de demander de quelle manière il faut comprendre l’union de l’homme et de
la femme avant le péché et dans quel sens, charnel ou spirituel, doit être entendue cette
bénédiction : "Croissez et multipliez-vous, engendrez et remplissez la terre". Rien n’empêche
que nous la prenions dans un sens spirituel, en pensant que pour son objet elle a été changée
en fécondité charnelle après le péché. C’était donc d’abord entre l’homme et la femme une
union toute chaste, assortie au commandement de l’un et à l’obéissance de l’autre, et le fruit
de cette union était un fruit spirituel de joies invisibles et immortelles, qui remplissait la terre,
c’est-à-dire vivifiait et dominait le corps.170
Cette assertion est corroborée par cette autre affirmation :
Il est dit que le premier couple humain ne s’unit qu’après son expulsion du Paradis ;
cependant je ne vois pas à quel titre il n’y aurait pas eu dans l’Eden "un mariage saint, un lit
nuptial exempt de souillure" ni pourquoi Dieu n’aurait pas accordé à leur foi et à leur
innocence, à leur sainte et pieuse soumission, le privilège de se reproduire sans éprouver les
ardeurs inquiètes de la concupiscence ni le pénible travail de l’enfantement. Les fils
n’auraient point été destinés à remplacer les pères morts ; pendant que ceux-ci auraient gardé
intactes les formes de leur organisation et puisé la vigueur corporelle dans l’arbre de vie, leur
postérité aurait acquis le même développement, jusqu’au moment où le genre humain se
serait élevé au nombre fixé par Dieu. Alors aurait eu lieu, s’ils avaient tous vécu dans la
sainteté et l’obéissance, leur transformation sans passer par la mort, et le corps animal se
serait changé en un corps spirituel, parce qu’il aurait eu le don d’obéir au moindre signal à
l’esprit qui le gouverne, et qu’il aurait été vivifié par l’âme sans avoir besoin pour se soutenir
d’aliments matériels.171
Ici, il nous parait important de souligner, comme nous l’avons fait dans cette citation, les
expressions qui, du sexuel et de la sexualité en tant qu’œuvre de chair corrompue par le péché,
souillent l’homme : ce sont « les ardeurs inquiètes de la concupiscence », « le pénible travail de
l’enfantement », le fait d’avoir à se nourrir, et enfin, de ne pas pouvoir échapper à la mort.
Au fil du temps, Augustin envisage que le don de la fertilité ne soit finalement pas un mal en
soi, car la reproduction est une bénédiction voulue par Dieu. Cette évolution l’incite à penser que,
170
171
Augustin, De la Genèse contre les Manichéens, Livre I, chapitre XIX.
Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, chapitre III.
94
tant que l’union charnelle se fait sous « la domination de la volonté rationnelle »172, elle est exempte
du péché, de la concupiscence. Selon cette théologie, c’est uniquement quand la passion domine la
raison qu’elle entraîne le péché en pervertissant l’union charnelle. Mais, comme dans la période
intertestamentaire, ce raisonnement continue à placer le mari, donc l’homme, au niveau de la raison
et de Dieu, et le corps de la femme au niveau du lieu de la passion, une dimension qu’il faut garder
sous contrôle. Alors que l’homme est la métaphore de cette âme forte, la « volonté rationnelle », la
femme devient la métaphore de la partie inférieure de l’âme, capable de déchainer la passion de la
concupiscence. Au point que James Wetzel affirme que : « In her difference from the man, she
represents […] the flesh that a holy will must overcome ; in her likeness, she represents nothing at
all, for Augustine leaves her with no will of her own »173. Ultimement, la femme représente le corps
séparé de la raison. C’est à ce titre qu’il faut la dominer, la diriger, pour tenir l’homme à distance
de ses passions174. C’est dire que le danger est grand : la femme serait l’expression d’une sensualité
incarnée, la personnification de l’appétit animal qui peut faire courir l’homme à sa perte.
Cet appétit, ce penchant pour les passions intéresse Augustin au plus haut point. Il évalue le
désir en fonction de sa visée : si le désir est « pour Dieu » (le fructum), c’est un « bon » désir. S’il
est pour la chair, au service du corps, pour soi, c’est de la convoitise ou de la concupiscence (la
concupiscentia) 175 . Dans un premier temps, Augustin classe en trois catégories les types de
convoitise. La libido sentiendi correspond au besoin de satisfaire ses sens. La libido
dominendi correspond à la volonté de dominer l’autre. Enfin, il associe la libido sciendi à la vanité
de vouloir savoir par sa seule raison, sans Dieu. Mais il finit par réunir toutes les catégories comme
étant « le résidu du péché »176, ce qui aboutit à faire du péché la cause de la convoitise : le péché,
172
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 45.
James Wetzel, « Augustine’s Mythology of Sin », Cornell Colloquium in Medieval Philosophy, 2003, p. 13,
https://www.academia.edu/7046919/Augustines_Mythology_of_Sin (19/12//2016).
174
Derrière la question de la faiblesse de l’homme, Augustin reprend à son compte, et de façon très personnelle,
voire très intime, l’assertion de Paul, en Rm 7:19 : « je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne
veux pas ». Il se désole de la faiblesse, la partie inférieure de l’âme qui agit hors de la raison : « Ce n’est pas
seulement à la volonté légitime, mais encore aux impudiques émotions de la concupiscence que la concupiscence
refuse d’obéir. Ainsi elle déploie l’ordinaire toutes ses forces contre l’intervention répressive de l’esprit, et souvent
elle divise contre soi ; elle remue toute l’âme, et, se trahissant elle-même, laisse le corps insensible ». Augustin, La
cité de Dieu, T.2, Livre XIV, §XVI, p. 176.
175
Mathieu Scraire, Amour, utilité et dignité humaine…, p. 20.
176
Fabrice Coupechoux, La concupiscence chez Saint Augustin, Mémoire, Université de Rennes-1, 2007, p. 14.
173
95
c’est la tentation. Pour échapper au péché, la raison doit dominer l’élan du corps. Si la raison peut
annuler les passions, cela indique aussi que, pour Augustin, ce n’est pas tant la relation sexuelle en
tant que telle qui est visée, mais la passion sexuelle quand elle vient déranger la raison et la
dominer, quand elle vient agiter le corps hors de la raison. Le sexuel, et donc la sexualité, ne saurait
donc être blâmé tant qu’ils s’accompagnent d’une maîtrise de soi – signe de proximité avec Dieu.
Ce qui est vrai pour l’homme est-il vrai pour la femme ? Pour Augustin, « la femme était
destinée à être mère lors même que le péché n’eut pas entraîné la mort »177. La femme-mère serait
ainsi inscrite dans le projet de Dieu en tant qu’aide et soutien de l’homme. Cela veut-il dire
qu’Augustin reconnait la « femme-en-tant-que-mère » comme l’égale de l’homme ? Pas vraiment.
D’abord parce que le discours de la science de l’époque postulait que la femme n’avait aucune
participation active à l’ensemencement. Mais surtout, Augustin estime que la femme reste pure tant
qu’elle ne subit ni « les ardeurs inquiètes de la concupiscence ni le pénible travail de
l’enfantement »178. Cela laisse entendre que les sensations liées au sexuel, dont la concupiscence
et la douleur de l’enfantement, sont bien des expressions qui traduisent le péché. Mais cela semble
aussi indiquer qu’Augustin éprouve une certaine difficulté à considérer la femme autrement que
comme le lieu des passions et de concupiscence. On comprend alors qu’Augustin puisse aussi
affirmer : « je ne saurai comprendre dans quel but la femme a été donnée à l’homme, si l’on
supprime sa fonction de mère »179. Elle n’a de véritable utilité que dans la procréation précisément
parce qu’elle ne peut être pure. Ainsi, pour Augustin, la femme/passion est un danger, et la
femme/mère un réceptacle dont l’utilité se restreint à rendre possible la génération180.
2.1.4 La fonction allégorique de la femme et de la mère
La perspective d’Augustin concernant la maternité n’échappe pas à la dualité structurelle de
sa théologie du corps, ce qui l’amène à séparer la maternité physiologique de sa fonction
177
Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, chapitre 9, §14, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/genese/gen2.htm (19/12/2016)
178
Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, chapitre 3, §6.
179
Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, chapitre 7, §12.
180
Voir par exemple Augustin, dans La cité de Dieu, T.2, Livre XIV, chapitre 24 : « L’homme eût semé, la femme
eût recueilli ».
96
allégorique. D’un point de vue matériel, la condition de mère souffrante est la preuve de la
condition humaine, pécheresse. C’est un rappel de la faute associée à la concupiscence, cette
passion qui a causé la perte de l’homme. Si ce péché justifie la domination de la femme par
l’homme, Augustin estime en plus que la souffrance attachée aux gestations est précisément ce qui
donne à la maternité sa noblesse sans orgueil, pour éviter que les femmes puissent « à cause de leur
maternité, s’attribuer une orgueilleuse dignité » 181 . Mais, sous sa forme allégorique, Augustin
donne à la souffrance une dimension salvatrice : elle devient le prix à payer pour rester dans le droit
chemin, une fois que le tentateur a fait son chemin. Alors que la peine de l’homme concerne
l’humanité entière, la subordination de la femme apparait chez Augustin comme une peine
« spéciale et supplémentaire ». La maternité, nécessairement souffrante, semble comme l’allégorie
du prix à payer de s’être laissé dominer par ses passions. La maternité est donc un lieu de
rédemption par la souffrance. Mais pas uniquement. Car, une fois que la vie est souillée, chacun
peut et doit passer sa vie à mettre sa raison et sa volonté à lutter contre la pente mauvaise. C’est ici
que, pour Augustin, la figure allégorique de la « mère des vivants » joue un rôle particulier : Ève/vie
représente les « vivants », les justes, ceux qui vivent une vie de droiture :
Pourquoi donc cette partie animale de notre âme qui doit obéir à la raison, comme la femme
à son mari, ne serait-elle pas appelée vie, quand par la raison elle-même elle aura conçu de
la parole de vie une bonne règle de conduite ? et quand se retenant sur la pente du vice
quoiqu’avec peine et gémissement, elle aura par sa résistance à une mauvaise habitude,
produit une habitude louable pour le bien, pourquoi ne serait-elle pas appelée mère des
vivants, c’est-à-dire des actes dont la droiture et la bonté font le caractère ?182
On retrouve ce même goût d’Augustin pour le rôle allégorique de la femme, qui démontre
que cette question de la femme n’est pas secondaire pour lui. D’une part, il n’ignore pas qu’il vient
d’une femme, ce qui fait dire à Weztel qu’Augustin relit les origines de l’humanité à la lumière de
sa propre humanité, donc de sa propre origine, une origine intimement liée au sexe et à la mort183.
La femme représente la chair, la volupté, la passion, et sa maternité représente la sexualité comme
181
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 61.
Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 21, § 31.
183
James Wetzel, Augustine on the Origin of Evil : Myth and Metaphysics Augustine's City of God. A Critical Guide,
Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 167.
http://ebooks.cambridge.org/chapter.jsf?bid=CBO9781139014144&cid=CBO9781139014144A017 (15/06/2016).
182
97
lieu de vie et de mort. Autrement dit, la femme est le lien qui relie la vie à la mort : elle représente
le sexuel dont la maternité est la trace. Augustin ne reconnait-il pas là que la connaissance de son
origine est indissociable de la sexualité, de l’altérité, soit d’une forme de radicalité qui met à nu, et
qui, donc, rend vulnérable ? Sa mère, qui est pour lui source d’amour et de respect, est aussi la
preuve vivante qu’il est né de cette sexualité charnelle, preuve qu’on ne peut être pur esprit. Alors,
comment résoudre la question de la sexualité, si elle est à la fois d’où l’homme tire son origine et
ce qui le perd ? On dit que la conversion d’Augustin serait passée par l’abstinence sexuelle, ce qui
se serait traduit par une certaine mise en retrait vis-à-vis des femmes en général184. Serait-ce là leur
reconnaitre une certaine dangerosité185 ? Un danger qui cacherait un mystère ?
2.1.5 La femme : un mystère d’(in)subordination
Le fait d’avoir à contrôler la femme est le signe, pour Augustin que, même inférieure, elle
n’est pas si facile à subordonner. Tout comme les passions : Adam n’a pas su, malgré toute sa
« volonté rationnelle », résister à ses passions, ni, par conséquent, à la femme. Cette analyse fait
ressortir la difficulté qu’éprouve Augustin à cerner la place de la femme dans le plan de Dieu. La
part de mystère qu’elle occupe dans le texte, comme dans la vie, le dérange et le déroute, au point
qu’il en vient à penser qu’elle représente « l’invisible partie de nous-mêmes »186. L’invisible partie
de l’homme, ce qui reste caché, c’est son intériorité. Qui, mieux que la femme représente cette
intériorité cachée ? Or, pour l’évêque d’Hippone, ce qui est invisible est mystérieux, doit s’entendre
selon un sens allégorique ou prophétique. Ainsi, s’il estime que, matériellement, la création de la
femme ne sert à rien en dehors de la reproduction, il admet qu’elle n’a peut-être pas été créée
uniquement pour cela. En tant que femme, elle doit avoir une fonction plus mystérieuse, donc
allégorique187. Cette reconnaissance de la fonction allégorique de la femme dans le récit jette un
pavé dans la mare du monde occidental, car c’est aussi reconnaitre la part incontournable de la
184
On dit qu’Augustin, une fois devenu évêque, ne se tenait jamais seul en présence d’une femme.
« Qu’elle soit épouse ou mère, peu importe, il y a toujours une Ève à craindre en toute femme ! » (Épître 243
d’Augustin à Laetus, p. 10), pris dans Serge Lancel, « Augustin et la société féminine de son temps », S. Lancel et
al. (dir.), Saint Augustin. La Numidie et la société de son temps, Ausonius Éditions, 2005, 45-54, p. 54.
186
Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 19, §29.
187
Augustin, De la Genèse au sens Littéral, Livres IX, chapitre 15, §26.
185
98
sexualité, qui à la fois perd l’homme, mais lui offre aussi l’occasion de se dominer, et donc de se
racheter.
La figure allégorique d’Ève semble permettre à Augustin de gérer le paradoxe douloureux,
mais absolument mystérieux du rapport de l’homme à ses passions. Pour lui, le corps est le lieu par
excellence des passions, soit le lieu d’origine de la convoitise à laquelle on ne peut échapper, et qui
cause la perte de l’homme. Or, si la femme représente ce corps, elle devient à son tour ce lieu à la
fois familier et inconnu, donc inquiétant. La fonction maternelle serait alors la métaphore du seul
lieu qui lui conférerait une dignité, comme si cette fonction prémunissait la femme de ses passions.
On voit bien le déplacement, des passions à la femme, rendu possible par le corps, à la fois lieu
réel, symbolique et imaginaire, qui permet de faire porter à la femme l’infâme de la trivialité du
corps qui échappe à la maîtrise totale par la raison et la volonté. C’est à ce titre qu’on ne saurait
prendre le rôle métaphorique de la femme à la légère : précisément parce qu’il ne peut être si
facilement détaché de la question du corps ou de la convoitise. Si l’homme doit contrôler ses
passions, il faut alors contenir les débordements possibles de la femme par des lieux capables de
leur donner leur dignité : le mariage et la maternité188.
2.2. Thomas d’Aquin : une théologie de la femme manquée ?
Regardons maintenant comment Thomas traite la question de la femme. Si l’on en croit
Børrensen, « contrairement à Augustin, chez qui la présence de la femme est si forte qu’avant sa
conversion elle rivalise avec celle de Dieu, la femme est absente de la vie de Thomas »189. Sa
réflexion sur la femme est donc plus abstraite, plus distante, moins expérientielle que celle
d’Augustin. Nous verrons que, d’une part, il ne s’intéresse à la question du féminin que de façon
incidente. D’autre part, contrairement à Augustin ou Calvin, Thomas n’a pas produit un
commentaire sur la Genèse190. Ainsi ses écrits concernant la femme sont éparpillés, incidents, et
188
Augustin, Le bonheur conjugal, traduit du latin par Jean Hamon, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2001, p. 50-53,
repris par Maël Goarzin, « Saint Augustin et le bonheur conjugal : recherche du plaisir et sanctification », Comment
vivre au quotidien ?, 15 janvier 2019, https://biospraktikos.hypotheses.org/4335 (8/09/2019).
189
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 119.
190
À ce sujet, Sylvain Piron note que, « depuis le début du XVIIe siècle, un commentaire sur la Genèse a
régulièrement figuré dans les collections d’œuvres complètes de Thomas d’Aquin. Ce texte, dont le caractère
apocryphe ne fait aucun doute depuis bien longtemps, n’en a pas moins été reproduit au XIXe siècle dans les éditions
99
donc plus difficiles à repérer. Notre approche discursive prend ici un relief particulier : nous
procéderons pour cet auteur essentiellement à partir d’auteurs choisis pour avoir travaillé son
rapport aux femmes : principalement Catherine Capelle, André Perrin et Kari Børrensen. Ainsi, ce
qui suit est d’abord le reflet d’une certaine compréhension que ces auteurs ont eu de ce que Thomas
disait des femmes. Bien que nécessairement incomplète et construite à partir de leurs a priori de
lecteur, la perception de ces auteurs nous permettra d’avancer sur notre propre travail d’enquête
concernant la théologie de Thomas sur les femmes.
2.2.1 La femme, un homme manqué191
André Perrin, qui relit le travail de Catherine Capelle, commence par relever le double
héritage auquel Thomas est confronté :
Saint Thomas est l’héritier d’une double tradition, celle de la raison grecque et celle de la
révélation chrétienne, dont il a réalisé la monumentale synthèse. Philosophe et théologien,
aristotélicien et chrétien, il a assumé le poids de ces deux traditions en s’efforçant de les
concilier dans l’unité d’un système. Si son effort n’a pas pleinement abouti, c’est que ces
deux traditions n’étaient pas toujours compatibles et que sur certains points elles étaient
même franchement contradictoires. […] Car en Saint Thomas, le chrétien ne tient pas au sujet
de [la femme] le même discours que l’aristotélicien, le métaphysicien ne parle pas comme le
physicien, le théologien et l’exégète contredisent l’héritier de la philosophie de la nature du
Stagirite.192
Cela explique, selon Capelle et Perrin, que l’époque de Thomas continue à ne voir la femme que
comme le sexe faible193, et que comme « l’Ève par qui l’homme avait été égaré »194. Ils nous disent
de Parme/Fiaccadori) et Paris/Vivès. Voir Sylvain Piron, « Note sur le commentaire sur la Genèse publié dans les
œuvres de Thomas d’Aquin », Oliviana, 1, 2003, https://journals.openedition.org/oliviana/22 (16/2/2020).
191
Comme on entend aussi l’expression qu’une fille est un « garçon manqué ».
192
André Perrin : « Thomas d’Aquin féministe ? … », p. 1.
193
Capelle relève qu’on trouve à cette époque en droit pénal « un privilège », à savoir, « le principe du favor sexus
qui atténue la responsabilité féminine, évidemment en raison de l’imbecilitas », référant à Guido Rossi, « Statut
juridique de la femme dans l’histoire du droit italien », La femme, Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire
comparative des institutions, XII, Bruxelles, Société Jean Bodin, 1959, p. 116. (Catherine Capelle, Thomas d’Aquin
féministe ?, p. 19-21).
194
Gustave Schnurer, L’Église et la civilisation du moyen âge, T.2, Paris, Payot, 1935, p. 708.
100
que c’est à partir de cet arrière-plan que Thomas parle de la femme195. Capelle rappelle la position
de l’homme de Dieu :
Thomas d’Aquin semble être pris, dans sa considération de la femme, entre deux thèses
apparemment contradictoires : l’infériorité de sa nature et son rôle primordial dans le péché
donnent d’elle ce caractère si nettement marqué. Pourtant l’égalité dans le salut apporté par
le Christ, et l’attitude de celui-ci à l’égard des femmes que révèle l’Évangile donnent
l’impression du contraire.196
Car Thomas estime qu’on trouve entre l’homme et la femme la même égalité qu’« entre les
Personnes de la Trinité »197. Pourtant, sa position vis-à-vis de la femme reste conforme à la pensée
aristotélicienne. Selon cette position, la femme est égale à l’homme selon la forme, soit en tant
qu’appartenant à la race humaine. Mais, au niveau de la matière, la femme est un humain
secondaire, dans le sens de dérivé, au même titre que la couleur ou les traits d’une personne
dérivent de sa nature humaine. Sa matière en fait un réceptacle et un être passif. Cette distinction
permet à Thomas de résoudre la question de cette égalité que nous pourrions qualifier de pas-toute,
pas entière : « ne différant pas de l’homme par la forme, la femme est un être humain à part entière.
Il n’y a pas de nature féminine, si ce n’est au plan accidentel »198. Pour rendre inattaquable son
anthropologie, il affirme que cette subordination est une volonté de Dieu 199 . Sa condition
d’inférieure est alors présentée comme un fait de nature et non comme un élément de culture. En
tant que fait de nature, l’infériorité de la femme est nécessairement antérieure au péché, et non une
conséquence de celui-ci. Étayer sa théologie d’une anthropologie aristotélicienne lui permet de
195
« S’il n’avait pas été convaincu que la femme est plus faible que l’homme, il n’aurait pas interprété ainsi la
Bible » (Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 61). Capelle relève par ailleurs que Thomas traite cette
question plus spécifiquement dans deux textes : dans le Livre II du commentaire sur les sentences de Pierre
Lombard, Distinction 18, question 1 ; et à la question 92 de la Somme théologique I-a. (Catherine Capelle, Thomas
d’Aquin féministe ?, p. 51-52).
196
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 131. Cette égalité dans le salut est aussi relevée par Prudence
Allen, dans The Concept of Woman I : The Aristotelian Revolution, 750 BC-AD 1250, Grand Rapids/Cambridge,
Eerdmanns, 1997.
197
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 65.
198
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 3.
199
Perrin ajoute : « saint Thomas considère que la femme doit être subordonnée à l’homme et gouvernée par lui, non
certes comme le serf est soumis au seigneur ou l’esclave au maître, mais comme le citoyen l’est à la loi ou le
gouverné au gouvernant : domination politique par conséquent, et non servile, puisqu’elle se fait au bénéfice des
premiers et non des seconds, mais domination tout de même ». (André Perrin : « Thomas d’Aquin féministe ?... »,
p. 3).
101
soutenir que « l’homme est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute
création »200.
C’est donc par sa matière que la femme se retrouve chez Thomas à avoir « quelque chose de
défectueux et de manqué »201. En effet, pour Thomas qui suit Aristote, la femelle est un mâle ayant
quelque chose d’occasionatus, que les commentaires traduisent par « avorté », « manqué »,
« diminué », voire, selon certains traducteurs, « mutilé »202. Le mot est le reflet de la science de
l’époque pour qui la semence mâle se suffit à elle-même pour engendrer, la femelle n’étant qu’un
réceptacle. Si le mâle ne reproduit pas un mâle, soit son semblable, c’est en raison d’une erreur,
d’un ratage, ce que, selon Blais, veut dire, le mot « occasionatus » : un hasard, une imperfection,
un processus qui a dérapé. Si l’on suit cette piste, elle est un mâle entravé dans son développement.
Produite par génération, la femme est entièrement due au hasard, alors que, en tant que telle, voulue
par Dieu, elle est parfaite comme l’homme, ce que le mot « occasion » rappelle, puisque, en latin
classique, le mot désigne une occasion favorable. Cela lui permet d’affirmer que « la femme restera
toujours un être humain à part entière, doté d’une nature féminine accidentelle »203. S’il n’est pas
sûr que Thomas aille jusqu’à percevoir la femme comme l’occasion qui permette à du nouveau
d’advenir dans un monde qui, autrement, ne pourrait se renouveler, elle est certainement là ce qui
dé-range204.
200
Thomas d’Aquin Somme théologique, I, Q92, art.3., Paris, Edition numérique du Cerf, 1984,
http://www.documentacatholicaomnia.eu/03d/12251274,_Thomas_Aquinas,_Summa_Theologiae_(Frere_Reginald),_FR.pdf (23/1/2019).
201
« aliquid deficiens et occasionatum » : quelque chose de défectueux et d’occasionnel (Thomas d’Aquin Somme
théologique, I, Q92, a1), Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 262.
202
Martin Blais affirme que le latin ne laisse que deux choix au mot occasionatus : soit « causé occasionnellement »,
soit « imparfait, manqué », ce qui ne laisse aucune place à la traduction « mutilé ». Il ajoute que la version latine a
escamoté le mot « comme », ce qui aurait dû donner : La femelle est un mâle comme imparfait. Et, comme Thomas
n’aurait pas pratiqué couramment le grec, cela expliquerait que sa traduction omette le « comme », lisible dans la
version grecque. (Martin Blais, « Thomas d’Aquin… subversif ! », Texte inédit, Les Classiques des sciences
sociales, Chicoutimi, Édition électronique de l’UQAC, 2014,
http://classiques.uqac.ca/contemporains/blais_martin/thomas_dAquin_subversif/thomas_dAquin_subversif_texte.ht
ml (15/2/2019).
203
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 44.
204
En deux mots : parce qu’elle dérange, certes. Mais n’est-ce pas aussi parce que Thomas laisse entendre que la
femme vient troubler l’ordre de Dieu tel que voulu par les hommes : un monde d’hommes est un monde sans chaos,
autrement dit un monde parfait, sans ratage ni accident.
102
Il semble donc que les considérations scientifiques de l’époque soutenues par le contexte
culturel ont permis à Thomas de saisir la différence entre l’homme et la femme à partir de l’homme
pris comme étalon, comme mesure de comparaison, y compris devant Dieu. Si c’est à partir de
l’homme qu’on mesure le reste, il apparait logique que l’homme serve d’intermédiaire à la femme
pour rejoindre la perfection205. Ainsi, comme le souligne Børrensen, il y a bien une « différence de
perfection » 206 entre l’homme et la femme. Cette théologie à saveur scientifique aboutit à enfermer
la femme dans une condition qui justifie le fait de l’y confiner. En effet, comme le note Perrin, son
infériorité la rend naturellement plus vulnérable : « Plus faible doit être sa constitution physique,
moins vives ses perceptions sensibles, moins intense par conséquent son activité intellectuelle
puisque cette dernière, en bon aristotélisme, dépend de la qualité des sensations » 207 . Cette
infériorité intellectuelle justifie par exemple le fait que la femme ne puisse enseigner. Mais,
ironiquement, c’est précisément parce que les femmes ne sont pas assez instruites qu’elles ne
peuvent le faire. Thomas peut donc aisément affirmer que c’est au nom de cette faiblesse
constitutive que les femmes doivent être « sous-mises » à l’homme, selon un raisonnement qui
enferme les femmes dans un cercle vicieux dont elles ne peuvent sortir.
2.2.2 La femme : un instrument de la tentation
Les mots « faible », « dérivée », « occasion », permettent à Thomas de justifier l’idée que la
femme soit réduite à un instrument, à la fois pour assurer la génération, l’éducation des enfants et
la vie domestique, mais aussi face à la tentation. Si le serpent a choisi la femme, c’est sciemment,
« pour faire tomber l’homme, parce que la femme était plus faible »208. La femme est l’instrument
du serpent pour atteindre l’homme. Elle est la cause par laquelle le péché va être consommé. Cela
a deux conséquences. La première, c’est qu’en raison même de sa spécificité d’homme manqué, la
femme ne peut être celle par qui la mort est entrée dans le monde en tant que telle, et pour cause :
n’ayant pas le pouvoir de la transmission de la race, elle n’a pas plus le pouvoir de transmettre le
205
Il s’appuie sur 1Co 11:7-8 : « l’homme est l’image et le reflet de Dieu, tandis que la femme est le reflet de
l’homme » (BJ).
206
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 137.
207
André Perrin : « Thomas d’Aquin féministe ?... », p. 3.
208
Thomas d’Aquin Somme théologique, II.II, Q165, art.2.
103
péché. Seul Adam peut le transmettre, en transmettant la vie. La seconde relève du fait que, ce qui
est cause du péché n’est pas l’homme, ni la femme, mais le mal, qui introduit à la concupiscence.
Ainsi la concupiscence est-elle, pour Thomas, à la fois signe et effet de la chute.
Pourtant, si la femme n’est pas responsable en tant que telle du péché des origines, elle n’en
demeure pas moins, aux yeux de Thomas, celle par qui tout a pu arriver. En effet, sa « faiblesse
naturelle est à l’origine de deux choses. Non seulement « elle a jugé le serpent capable de parler
– erreur dans laquelle Adam n’est pas tombé »209, mais il l’estime intellectuellement incapable de
raison. N’étant pas doté de la raison, l’orgueil a libre champ. Si l’orgueil est ainsi un effet de sa
faiblesse, il en est aussi la cause. En fait, Camus estime même que la cause l’emporte sur l’effet210.
En cherchant une expérience de similitude avec Dieu – ce que le mot « comme » suggère – qui
dépasse sa mesure, la femme assouvit un désir de perfection divine qui la sépare de l’ordre voulu
par Dieu. Elle incarne l’orgueil, reconnu par la morale chrétienne comme le pire des péchés. Son
péché est d’avoir poursuivi « une perfection personnelle en dehors de la règle divine », dont Capelle
rappelle que, pour Thomas, c’est le propre d’une « démarche athée, c’est-à-dire une négation
pratique de l’autorité de Dieu, […] un orgueil intellectuel »211.
C’est précisément en raison de cette faiblesse naturelle que, pour Thomas, la honte qui résulte
de la faute doit être non pas associée à la culpabilité, mais à la pénalité. En effet, Børrensen rappelle
que, pour Thomas, la subordination de la femme est redoublée, cette fois sous la forme d’une
punition, en raison de son péché d’orgueil : « la soumission de la femme à l’homme doit donc être
considérée comme un châtiment […] dans la mesure où la femme maintenant est obligée de se plier
à la volonté de l’homme, même contre sa volonté propre »212. Autrement dit, le prix de son orgueil,
c’est sa liberté. Là où, avant, elle était soumise par la volonté de Dieu, elle le devient par la force
des choses, en raison de son péché. Il en est de même pour la maternité. Là où, avant, la fécondité
était bénédiction et plaisir, elle devient peine et souffrance. En voulant sortir de la place que Dieu
209
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 56.
Pierre Camus, « Le mythe de la femme chez Saint Thomas », Revue Thomiste Tome LXXVI, 1976, 243-265,
p. 251.
211
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 58.
212
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 169.
210
104
lui avait assignée, la femme désobéit. Et, avec la désobéissance de la femme puis de l’homme, c’est
l’orgueil qui fait son entrée, et qui mène à la concupiscence. Ce qui entre avec, c’est la jouissance
par et dans l’acte sexuel, acte sexuel qui ne pouvait pas être mauvais avant le péché, puisque cela
aurait laissé sous-entendre que Dieu est mauvais. Ainsi, ajoute-t-elle, l’acte sexuel devient mauvais,
désormais empreint de concupiscence, ce penchant qui aboutit à posséder ce qui ne doit pas
l’être213.
En voulant s’élever contre l’ordre de Dieu, la femme a entraîné dans son péché l’homme, qui
devient coupable de s’être laissé entraîner par amour. C’est pour cela que le châtiment d’Ève est
plus grave : il la fait passer de la domination naturelle (entendons agréable) à une domination
douloureuse. Mais comment la femme peut-elle être davantage coupable, si elle n’est qu’un
instrument ? D’un côté, Thomas la déresponsabilise de son acte, lui barrant l’accès à la possibilité
d’être pleinement sujet de son acte. De l’autre, il semble la considérer comme la métaphore de la
concupiscence qu’il faut contrôler pour ne pas la laisser gouverner la raison. Mais Thomas a aussi
une vision paradoxale de l’homme. En effet, si l’homme est le premier responsable du péché
originel, c’est tout de même la femme qui en est « la principale instigatrice »214, sa « nature » la
rendant plus sujette à l’orgueil, donc à la tentation. C’est donc par la tentation, dont elle deviendrait
la métaphore215, que Thomas arrive à lier la femme et la concupiscence. C’est parce que la femme
n’a pas de raison qu’elle est habitée par ce qui ne se raisonne pas, l’orgueil ou la concupiscence, et
qu’il faut impérativement contrôler. Ultimement, en devenant la métaphore de la tentation, la
femme est bien l’objet qui cause le malheur de l’homme, et qui justifie de la mettre sous contrôle.
213
C’est donc en tant que lieu de la possession, jugée « mauvaise » que la concupiscence vient s’opposer à la vertu.
Concernant la position de Thomas sur la question du plaisir sexuel, Martin Blais note que, pour Thomas, « le juste
milieu de la vertu n’est pas affaire de quantité de plaisir mais de conformité à la raison : un petit plaisir peut être
contraire à la raison ; un grand, y être conforme. Il a alors cette phrase rarement citée : "Il n’est pas contraire à la
vertu que l’usage de la raison soit parfois suspendu en faisant quelque chose de conforme à la raison", comme l’est le
coït en vue de la propagation de l’espèce ». Martin Blais, « Thomas d’Aquin… subversif ! », p. 27, citant Thomas
d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, chap. 122. Autrement dit, Thomas ne condamne pas le plaisir sexuel, mais
seulement ce qui, du plaisir sexuel, détourne la raison.
214
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 60-62.
215
Rappelons que, pour Thomas, « les entretiens des femmes sont comme un feu dévorant » (Thomas d’Aquin,
Somme théologique, II. II, Q77, art.2).
105
Or, pour Thomas, le remède par excellence à la concupiscence, c’est le mariage, qui la
désamorce : « le mal de la concupiscence est rendu inoffensif [quand] ordonné au bien du
mariage »216. Ainsi, pour lui comme pour Augustin, le mariage reste le meilleur moyen de s’assurer
que la femme et, incidemment, la sexualité soient réduites aux fins de procréation. La maternité
devient le lieu de l’ordre que la femme met en désordre, en contrôlant ce qui, chez elle, risque de
déborder. Capelle note que Thomas en conclut que la génération est bel et bien la seule utilité de
l’acte sexuel, si tant est que cet acte soit nécessaire dans un monde qui connait la surpopulation.
Ainsi le mariage est-il un moindre mal, dans la mesure où il permet de contrôler la concupiscence
et d’assurer la survie et l’éducation de l’espèce. Mais il semble néanmoins que, dans l’acte – soit-il
conjugal –, l’homme se trouve sous le pouvoir de la femme, qui donc le détournerait de la raison.
La conséquence, non moins fâcheuse de cet acte, est que son fruit impose ensuite à l’homme de
travailler à nourrir femme et enfants, ce qui nuit à la contemplation217.
2.2.3 La Vierge Marie comme idéal humain
Ainsi, le mariage devient, dans la théologie de Thomas, un pis-aller, car, selon Capelle,
Thomas privilégie l’absence de vie sexuelle218. Son interprétation permet de soulever les effets de
cette perception sur la femme. Cela ne revient-il pas à énoncer que, pour la femme, le haut lieu du
salut ne serait pas la maternité, mais bien la continence ? Or, celle qui correspond le mieux à cette
continence comme absolu de vie, c’est la Vierge Marie.
Il y a au moins deux façons de percevoir cette image de la Vierge Marie. D’un côté, elle
représente le seul modèle valable, métaphore parfaite en lien avec le fait que certains voient la
femme comme faible « par nature », ce qui peut avoir pour effet de la considérer comme un être
216
Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 221.
Il est intéressant de noter que la fin du Commentaire de la lettre aux Corinthiens de Thomas, qui traite de la
question des femmes, n’est pas de Thomas, mais d’un « moine dominicain appelé Nicolas, lequel a commenté avec
clarté et avec assez de savoir toutes les Épîtres de Saint Paul. D’ailleurs la tournure de la phrase et la méthode
d’exposition ne laissent aucun doute à ce sujet » (note de l’Éditeur, Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la
1ère Lettre aux Corinthiens, Edition Louis Vivès, 1870, Édition numérique, 2004, http://docteurangelique.free.fr
(2/3/2020). Or, dans cette partie, il est dit, comme le relève Capelle, que c’est « l’union [sexuelle] à la femme qui
produit la souillure. La femme est donc un être essentiellement impur, puisque son contact produit la souillure et
l’absence de contact préserve la pureté » (Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 70). On voit ici encore
l’influence de la morale religieuse dans la relecture des textes.
218
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 97.
217
106
passif qui se laisserait entièrement guider par le Tout-Puissant, le père, l’homme219. C’est ce que
repère Camus. Pour lui, cette passivité est reprise par des penseurs aussi différents qu’Aristote,
Rousseau et Freud, entre autres, comme caractéristique de la femme220. Sur son versant positif –
pour les hommes encore une fois – cette propriété renvoie à une incomplétude utilisée par l’homme
pour son propre bien : soumission, réceptivité, accueil, altruisme, dévouement, souci de l’autre. Ce
serait donc à ce titre que la femme peut réparer la faute d’Ève : « la femme a été au commencement
de la faute, comme la Vierge Marie à l’origine de la rédemption »221. Cette représentation d’une
femme vierge, mère sans l’avoir voulu, sans sexualité, sans orgueil, dans une passivité extatique,
devient pour les hommes le lieu idéalisé de la seule condition de femme acceptable. L’intelligence
de la femme serait-elle donc de savoir se faire sublime offrande ?
De l’autre côté, il faut noter que ce qui rend la Vierge Marie spéciale n’est pas son
exceptionnelle destinée. Elle est bien femme comme toutes les femmes. La grâce qu’elle a reçue
n’en fait pas, en soi, une femme à part, encore moins un humain à part. C’est le fait d’avoir
librement accepté la volonté de Dieu qui signe sa spécificité, que Thomas lit comme le signe
d’égalité entre elle et les hommes. Or, il lui parait impossible qu’elle ait pu avoir un consentement
libre sans savoir. Elle a donc dû être enseignée pour donner un consentement éclairé. Ainsi, c’est
au nom même de son infériorité passive que Marie peut se hisser au rang des hommes :
l’intelligence et le savoir qui sont reconnus à la Mère de Dieu ne relèvent pas d’un agir libre, mais
de Dieu. C’est la virginité, ou la chasteté, qui permettent ainsi aux femmes, via la figure de Marie,
de trouver une place digne de ce nom au côté des hommes. Cette liberté est idéalisée dans la parole
qu’il trouve chez Paul : « je vous ai fiancés, telle une vierge chaste, à un homme, le Christ »222.
La Vierge Marie, en tant qu’épouse du Christ, devient la métaphore des chrétiens, et sa
continence est le modèle à suivre pour refréner la concupiscence et rendre libre de suivre le Christ :
219
Pourtant, c’est bien Thomas qui affirme : « À l’Annonciation, on attendait le consentement de la Vierge à la place
de la nature humaine tout entière ». Gervais Dumais, p. 231 citant Thomas, Somme théologique, Ill, q. 30, a. J. Ici,
Thomas semble en défaut : d’un côté la femme est faible, passive, alors que Marie, la Mère Vierge tient, en
consentant, une posture active.
220
Pierre Camus, « Le mythe de la femme chez Saint Thomas », p. 247.
221
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 56.
222
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 101 référant à IICor. 11:2.
107
être l’épouse du Christ dispense de facto tout chrétien, et par conséquent toute femme, de tout
rapport sexuel. La virginité est à l’honneur, comme voie privilégiée de salut une fois l’humanité
devenue pécheresse, car « si Adam n’avait pas péché, la virginité n’aurait eu, par rapport à la
continence conjugale, aucune supériorité »223. Ainsi, sur le plan de la sexualité, l’égalité parfaite
est de rigueur : la continence et la virginité sont un appel fait à chaque homme ou femme destiné à
pallier la chute due à la concupiscence. Quant à Marie, femme parmi les femmes, elle conditionne
l’idéal féminin de Thomas : hors du modèle de la Vierge, point de réel salut, du moins terrestre,
pour les femmes.
La conséquence de cette réalité montre deux choses pour Capelle. Tout d’abord,
Thomas « est enserré dans son temps ; sa théologie est incarnée dans une société donnée, dans des
circonstances concrètes, et un enracinement précis »224. Ensuite, il est sous l’influence d’Aristote,
ce qui a grandement contribué à l’élaboration d’une théologie contradictoire concernant le féminin.
Mais ce n’est pas tout. Thomas estime en effet qu’on ne peut s’étonner « de trouver en toute
mauvaise conduite d’une femme le reflet du péché d’Ève »225. Le résultat de cette construction
thomiste est que la femme est dévalorisée, exception faite du modèle de la Vierge Marie, seul
modèle ayant grâce à ses yeux. Mais il ne faudrait pas s’y tromper : sous la virginité de Marie, il y
a « La Mère ».
2.3. L’écart entre Augustin et Thomas : de la Mère à la Vierge-mère
À travers la relecture d’auteurs tels que Børrensen, Capelle, Camus ou Perrin par exemple,
on voit qu’Augustin comme Thomas ont en commun de prôner le message christique tel que Paul
le transmet, en soutenant théologiquement et spirituellement l’égalité de la femme et de l’homme.
Mais cette égalité est avant tout, voire exclusivement, sotériologique. Car anthropologiquement et
socialement, les commentateurs d’Augustin et Thomas montrent que tous les deux trouvent normal
que la femme reste sous l’autorité de l’homme. Ce postulat est soutenu par une explication
scientifique culturelle de l’époque qui permet d’interpréter la femme comme l’aide de l’homme
223
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 104.
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 80.
225
Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 61.
224
108
pour qu’il se reproduise. Suivant cette idée, la femme prend sa dignité dans sa fonction maternelle.
Or, c’est sur ces fondements que le texte est relu. La première femme a été séduite parce que sa
constitution inférieure est trop faible, et elle a entraîné l’homme dans sa chute. Ainsi,
allégoriquement, elle devient la métaphore de la passion de concupiscence, ce qui justifie que
l’homme la gouverne comme il doit gouverner ses passions. En retour, cette lecture vient donner
aux hommes la légitimité de considérer la femme comme devant être la sous-mise à l’homme.
Pour Augustin, reconnaitre la nécessité de contrôler la femme est justifié par la tendance de
cette dernière à l’insubordination. Ce postulat contient aussi l’aveu qu’elle possède une part de
mystère, qui conforte le fait de la garder soumise. Il reconnait que, si Dieu a créé la femme, ce ne
peut être uniquement pour la reproduction, ce qui l’amère à entendre qu’elle a un rôle à jouer dans
le libre arbitre de l’homme. Elle serait comme ce qui oblige un homme à rester vigilant pour rester
un homme de Dieu. Mais n’est-ce pas aussi reconnaitre la part de désir et de jouissance, autrement
dit de passions, qui habite chaque être humain ? En acceptant la douloureuse réalité humaine,
Augustin nous ramène à l’incarnation charnelle de l’homme, un être de chair et d’os, aux prises
avec ses propres passions, qu’il ne cherche pas à nier : il les situe comme faisant partie du chemin
de vie de chacun.
Avec Thomas, la part de mystère disparait, pour réapparaitre sous la forme d’un idéal, celui
de la Vierge Marie, ce qui implique que la femme doive ordonner sa vie sur le mode de la virginité
ou de la continence, autrement dit nier sa sexualité, nier son être de chair. Que cache cette volonté
de chercher à couvrir la femme sous la maternité ou de lui demander de nier sa sexualité, sinon une
certaine inquiétude face à l’effet que la femme produit sur l’homme, mais aussi à l’effet que cette
passion aussi appelée convoitise produit sur lui, en tant qu’homme ? La femme est inquiétante au
même titre que les passions qui agitent l’homme le sont.
Les deux théologiens semblent suivre une démarche qui s’apparente à un « je sais bien, mais
quand même »226. Ils savent que la femme n’est pas le moins de l’homme, mais quand même, il ne
226
Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même », Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Seuil, 1969,
p. 9-35.
109
faudrait pas qu’il en soit autrement. Car, dans cette vie, elle représente deux choses : un danger,
via la passion de la concupiscence, et un devenir, via la maternité, soit, ultimement, ce qui dérange
l’ordre de l’homme qui se suffirait à lui-même. En retour, ils interrogent le texte à partir de cette
orientation, pour justifier leur vision de la femme, ce qui leur permet de s’arrêter au « je sais bien »
et enfouir le « mais quand même », qui laisse la femme du côté de la tentatrice dont ils ne savent
trop quoi faire. Comme si la femme était ce qui déborde, l’incontrôlable, à la marge de l’homme.
Mais l’idéal de la Vierge Marie ne finit-il pas de faire basculer la femme au-delà de la marge ? La
virginité serait-elle un moyen d’empêcher la femme de se croire une divinité, une déesse qui
pourrait prendre Dieu comme partenaire, et constituer de ce fait une atteinte directe à la place de
l’homme ? À moins que la Vierge Marie ne représente l’idéal ascétique masculin, un idéal tout
aussi impossible, pour assurer la reproduction de l’homme, mais sans le sexe, et surtout sans le
sexe de la femme ?
2.4. Calvin : de la Vierge Marie à « La mère »
En apparence, Calvin ne se situe pas dans cette négation du sexe de la femme. Avec lui, le
compagnon idéal de l’homme n’est plus l’homme, mais la femme. De plus, Calvin, comme le
mouvement protestant, n’a pas besoin de travailler la question de la virginité comme idéal227. En
évacuant cette question, le mariage devient le lieu par excellence de l’aboutissement relationnel de
l’humain. La femme est « le compagnon […] qui lui convient le mieux, […] en raison justement
de son rôle dans la procréation : "l’homme a été créé par Dieu pour être une créature de compagnie.
Or le genre humain ne pouvait subsister sans femme" » 228 . Sa posture opère un véritable
retournement par rapport à un Thomas, car avec Calvin, c’est le refus du mariage qui devient
contraire à la volonté de Dieu.
227
Cette question théologique est écartée au point que, dans la Confession de Foi des églises réformées, issue de la
confession de Calvin, les mots « mère de Dieu », « vierge » ou « Marie » n’apparaissent pas. La question théologique
de Marie n’en est pas une. Voir La confession de foi des églises réformées (protestantes) de France dite confession
de foi de la Rochelle - 1559, http://www.info-bible.org/histoire/reforme/confession-rochelle.htm (15/2/2020).
228
Calvin, « Le livre de la Genèse », Commentaires vol. 1, Genève, Labor et Fides, 1960, p. 55.
110
2.4.1 La femme : un bien à récupérer
Pourtant, même si on lui confère une place fondamentale dans le rapport homme/femme, la
femme reste ici encore seconde. Pour Calvin, elle est un « complément de l’homme, créé à l’image
de Dieu, bien que ce soit en second degré »229. En effet, c’est sa finalité qui lui confère sa place,
car sa création contient sa finalité : une épouse-mère, que l’Adam a reçue de Dieu. À partir de cette
prémisse, le texte ne peut se lire que sur le mode du mariage, lien sacré en dehors duquel la relation
homme-femme n’a pas de sens. Pour Calvin, la femme ne sert qu’à « édifier » le mariage comme
la voute suprême du genre humain. Elle n’existe et ne trouve sa place qu’à cette fin. Elle est une
partie de l’homme, créée aux fins du succès du mariage, érigée au rang du sacré pour cette même
raison : « le plus sacré, [c’est] que l’homme soit adhérant à sa femme »230. Le mariage permet de
reproduire la situation de félicité originelle voulue par Dieu : l’un avec l’autre, sans honte, tout en
permettant le déploiement de sa vocation à être une aide, un « très bon secours »231 dans la vie de
l’homme. Ainsi, pour l’Adam, tout serait parfait sans la chute, car « la femme lui serait une aide
fidèle » avec, comme contrepartie, que l’homme « se montre son chef et son conducteur »232. En
effet, pour Calvin, la sujétion diffère. Avant la chute, elle est naturelle. Il s’agit d’une « sujétion
franche », une sujétion librement acceptée, naturelle, que l’expression « devant lui » confirme en
montrant l’étendue du rôle de la femme qui ne saurait se limiter à obéir233 . Après la chute, la
sujétion devient nécessaire, imposée par Dieu sous la forme d’une privation de liberté, un servage.
La femme devient un objet, un bien que l’homme possède.
Calvin a un autre argument en faveur de la sujétion par défaut de la femme, intrinsèquement
liée à son origine. Il estime que, se sachant une partie de l’homme, elle se reconnait nécessairement
comme lui appartenant, et se définit comme dérivée. En contrepartie, l’homme la sait issue de lui,
et est enclin à lui porter une plus grande affection. Autrement dit, il ne peut qu’aimer ce bout de
lui-même, au point de penser la femme comme un « loyer », c’est-à-dire un bien dont il tire
229
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 56.
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 60.
231
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 56.
232
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 57.
233
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 57.
230
111
jouissance, usage : « il perdit une côte pour laquelle lui fut rendu un plus ample loyer, quand il a
obtenu une loyale compagne de sa vie, ou plutôt quand il s’est vu entier en sa femme »234. Le
mariage serait donc la seule façon de retrouver ce qui est perdu : retrouver son bien. Ici, c’est donc
la notion de propriété, en tant que « bien », qui apparait. Pour Calvin, Adam n’a certes pas souffert
physiquement de la perte, pourtant il a su que quelque chose – un objet, un morceau – lui manquait.
Pourtant, Calvin parle de la création de la femme comme ce qui rend la création de l’humanité
parfaite : « le genre humain, qui était semblable à un édifice commencé, a été parfait et accompli
en la personne de la femme » 235 . Mais en précisant que la femme n’est pas l’édifice, mais la
représentation du temple humain, Calvin affirme encore qu’elle reste un morceau de l’homme et
non une créature à part entière. Pour lui, Adam ne voit dans la femme ni l’altérité ni son alter ego,
mais bien son miroir :
Comme s’il disait : « Maintenant je suis droitement apparié, j’ai une vraie compagne, qui est
une partie de ma chair et de ma substance et en laquelle je me contemple comme en ma
seconde personne »236.
Ce constat l’emmène très logiquement à traduire le mot ishsha par hommace : « la femme de
l’homme »237. Elle lui appartient. Corps et âme. Ceci explique qu’il puisse affirmer dans la foulée
que, comme Gn 2:24 le dit, « l’homme doit préférer sa femme à son propre père »238, en passant
sous silence la mère, pourtant nommée dans le texte biblique. Ainsi, la femme serait alors ce qui
permet à l’humain de trouver sa plénitude, de combler son manque... À moins qu’elle ne souligne
par son existence ce que les hommes ne cessent, depuis toujours, de vouloir récupérer pour combler
leur manque – leur bien –, ce qui place la femme en position d’objet.
234
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 59.
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 59.
236
« Comme s’il disait : maintenant je suis droitement apparié, j’ai une vraie compagne, qui est une partie de ma
chair et de ma substance et en laquelle je me contemple comme en ma seconde personne ». Calvin, « Le livre de la
Genèse », p. 60.
237
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 60.
238
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 60.
235
112
2.4.2 Le désir de la femme comme source de l’infidélité à Dieu
Reste la question de la concupiscence. Calvin prend soin de développer ce point sous l’angle
spécifique d’Ève, sans rabattre trop vite son acte sous celui d’Adam. À l’instar d’Augustin et
Thomas, Calvin estime que ce n’est pas par hasard que le serpent s’attaque à la femme. Celle-ci
représente ce qui est le plus à risque chez l’homme, puisqu’elle est l’endroit le plus faible de
l’homme, tant au sens figuré qu’au sens propre. Pourtant, Calvin estime que la femme commence
par défendre vaillamment Dieu et son commandement. Il souligne sa capacité à souscrire au dire
de Dieu. En cela, il est précurseur des biblistes féministes qui montrent l’intelligence de la femme
et sa capacité à argumenter, au point d’estimer qu’en ajoutant le verbe toucher, Ève ne fait que
confirmer qu’elle trouve le commandement de Dieu juste :
Quand elle dit que Dieu a défendu qu’ils mangent et touchent, d’aucuns pensent qu’elle a
ajouté ce second mot toucher, comme si elle voulait accuser Dieu de trop grande sévérité
d’avoir même défendu l’attouchement. Mais j’interprète plutôt que, persistant encore en
obéissance, elle exprimait une sainte affection, qu’elle avait d’observer étroitement le
commandement de Dieu.239
Pour Calvin, le moment où tout bascule se situe dans la façon dont elle reformule
l’interdit posé par Dieu. Au lieu de répéter « certainement vous mourrez », elle utilise la locution
« de peur », qui signale le doute. C’est à cet instant qu’elle signe sa désobéissance. Elle vient de se
perdre en perdant la foi. Car la foi aurait été de croire Dieu, ce qui l’aurait empêché de laisser entrer
le doute. L’expression « de peur » indique pour lui que la parole de Dieu devient un possible qui
vient en quelque sorte annihiler le caractère certain et absolu de la mort, donc de la Parole :
Seulement elle fléchit en la menace, en entrelaçant ce mot par aventure là où Dieu avait
prononcé : Certainement vous mourrez de mort. Bien que le mot hébreu ne signifie pas
toujours un doute, toutefois, parce qu’il se prend souvent en ce sens, je le reçois volontiers :
c’est que la femme a ici douté.240
Calvin estime que c’est le doute, le manque de foi, qui fait entrer la mort dans le monde, car
si elle avait cru et mangé, elle serait morte. En doutant, c’est la parole de Dieu qui devient vaine :
« de fait elle n’a point eu la mort devant les yeux, comme il appartenait si elle eût été obéissante à
239
240
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69. C’est l’auteur qui souligne.
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69. C’est l’auteur qui souligne.
113
Dieu, mais elle montre qu’elle n’a point senti le danger de la mort, sinon froidement et de loin »241.
Le serpent, la personnification de la perte de la foi, a pour effet de magnifier le désir de la femme.
Calvin « ne doute point qu’Ève ait senti que c’était une chose extraordinaire et que, pour cette
raison, elle n’ait reçu avec un plus grand désir ce dont elle s’est émerveillée »242. La cause de la
concupiscence, c’est la perte de la foi, le refus d’obéissance à la Parole qui change le regard parce
qu’elle change le cœur. La faute d’Ève est d’abord et uniquement d’avoir douté de la parole de
Dieu.
2.4.2.1 Le regard comme objet cause du désir
En disant cela, Calvin estime que la concupiscence est à la fois cause et effet, et c’est le
regard qui en est le déclencheur : « ce regard infect et empoisonné de venin de la concupiscence a
été le messager et le témoin de son cœur impur ». La cause du désir, il la situe dans le regard, cause
et effet du désir. Mais sur quoi porte le désir ? Pour Calvin, il semble que ce soit d’avoir voulu
savoir plus que ce qu’il lui était permis de savoir et de ça-voir. En effet, Calvin relève avec justesse
que le mot utilisé en hébreu a deux sens : « désirable pour le regard, ou pour donner la science »243.
Pour Calvin, la foi est autant la gardienne des sens que la garante du savoir. Placée avant le savoir,
la foi en détermine le chemin, alors que, désiré sans la grâce de Dieu, le savoir est maudit.
L’argument de Calvin montre que, d’une part, le désir est étroitement attaché au fait de croire en
Dieu, et que, d’autre part, le désir est antérieur au libre arbitre, et le contient. Calvin peut alors
affirmer qu’en désirant, la femme perd son libre arbitre, ce qui l’oblige à se conformer à la loi de
son mari, ce que, d’après lui, Gn 3:16 confirme. Elle n’aura aucune volonté de décision ni de
vouloir pour elle-même. Son désir est dès ce moment entièrement (dé)tourné à servir son mari :
Calvin states that Genesis 3:16b means that the woman will desire only what her husband
desires and that she will have no command over herself. The woman’s desires are wholly
sub-servient to her husband’s, as a result of God’s judgment.244
241
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 67.
243
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70.
244
Susan T. Foe, « What is the Woman’s Desire », The Westminster Theological Journal 37, 1974/75, 376-83,
p. 377.
242
114
Calvin prend le temps de déployer la dimension du regard accolé au savoir. Pour lui, les yeux
d’Ève « sont bandés jusqu’à ce que son mari fût trompé »245. Mais dans le même temps, c’est ce
même aveuglement qui leur ouvre les yeux sur leur nudité en les mettant face à leur turpitude.
Ainsi, il y a un mouvement d’aveuglement qui se referme sur Adam par l’acte d’Ève, et, plus loin,
sur Ève elle-même. Ce mouvement semble appuyer l’idée que la femme, au moment de son acte,
devient la métaphore de la concupiscence, tout comme la honte est le résultat de la culpabilité, une
fois que la concupiscence a envahi les cœurs.
2.4.2.2 La voix comme lieu du jugement
L’autre organe que Calvin met en jeu une fois le péché consommé, c’est la voix, comme lieu
du jugement qui devient insupportable au coupable, comme si cette voix venait fouailler là où ça
fait déjà mal. Cela explique, selon lui, pourquoi Adam se cache de la voix de Dieu : il savait
l’interdit, et a agi en sachant ce qu’il faisait. Le désir de l’un est devenu volonté de l’autre. C’est
envahi d’orgueil qu’Adam, devenu infidèle, refuse de répondre de son acte. En perdant la foi, il
perd la raison, c’est-à-dire la capacité à répondre de ses actes : « l’infidélité est au-dedans qui nous
retire de l’obéissance à Dieu, l’orgueil est au-dedans qui engendre le mépris »246. Et ce mépris
résulte de n’avoir été « rebelle que de sa propre science et de sa propre volonté »247, dont il ne peut
se défausser sur la femme, puisque que, rappelons-le, elle n’est que le maillon faible. Ainsi, c’est
bien à cause du maillon faible qu’est la femme que l’homme perd la foi.
2.4.3 La femme, métonymie de la faiblesse de l’homme
Comment Calvin en arrive-t-il à dire que l’homme est seul responsable du péché, alors que
c’est par la femme que tout arrive ? Nous arrivons au même nœud qui a gêné les autres auteurs qui
veulent faire porter la responsabilité du péché sur l’homme. Mais à la différence d’Augustin ou de
Thomas, Calvin estime qu’Adam est responsable, non pas pour avoir voulu plaire à sa femme, ni
même par amour, mais plutôt « tiré par elle en une ambition mortelle »248. Ici, le crime suprême
245
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 74.
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 78.
247
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 78
248
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 71.
246
115
d’Adam est d’avoir obéi à la voix de la femme. Son péché, c’est le péché de soumission à la femme :
« il n’avait point d’excuse d’avoir plutôt obéi à sa femme qu’à Dieu, bien plus (que) d’avoir méprisé
Dieu pour l’amour de sa femme »249. Pour Calvin, Dieu n’en revient pas qu’elle ait été capable
d’inciter son homme à manger de l’arbre interdit, et faire de lui un infidèle, au point qu’il décrit
ainsi la réaction de Dieu quand il s’adresse à la femme : « il s’émerveille d’un cas étrange et
prodigieux »250. Mais qui est le plus surpris : Dieu, ou l’homme qui relit le récit ? Sous couvert de
relire Dieu, ce qui consterne Calvin n’est pas d’abord l’infidélité d’Adam, mais le pouvoir d’Ève
sur son homme : « Comment s’est-il pu faire que tu aies mis en ton cœur de donner un conseil si
pervers à ton mari ? » 251 . Donc d’un côté, elle a un pouvoir qui ne la rend pas pour autant
responsable, mais de l’autre, il n’est pas question que ce soit de la faute du serpent… qui pourtant
est maudit. En effet, ce serait « folie » de charger le serpent. La femme s’est mis cela dans son cœur
toute seule. Son crime est donc d’avoir désiré, et d’avoir été au bout de son désir. Le tentateur n’est
pas une excuse. Le crime est de céder à la tentation. C’est de cela qu’il faut répondre. C’est donc
par le biais du désir d’Ève, qui a eu pour effet qu’« elle se retire de la Parole de Dieu »252, que le
péché est entré dans le monde. En suivant son désir, elle devient une infidèle. Or, pour Calvin
l’infidélité est la racine de la révolte qui engendre l’orgueil et l’ambition, et fait perdre jugement et
raison. Le péché de l’homme est d’avoir volontairement été « compagnon de la même révolte »253.
Mais comment entendre ce terme de compagnon ? Compagnon dans l’infidélité, dans le péché,
mais pas dans la responsabilité.
Si l’on suit le raisonnement de Calvin, la femme n’est pas responsable, mais coupable d’avoir
désiré : « nous avons été corrompus en Adam », mais la révolte a commencé par la femme254. Il y
a comme une difficulté à admettre aussi pour Calvin la pleine responsabilité de la femme, sauf dans
la mesure où, première à s’être détournée de Dieu, elle représente non pas l’humanité pécheresse,
qui reste l’apanage de l’Adam, mais la convoitise humaine, ce qui permet de conserver à l’homme
249
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 83.
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 79.
251
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 79.
252
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 71.
253
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 83.
254
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 71-73.
250
116
sa supériorité : la femme représente ce qui succombe, par faiblesse. À cause de cela, la femme ne
peut aucunement représenter l’humanité pécheresse, ce qu’il confirme quand il parle des « premiers
pères »255 pour parler du couple des origines. Même le fait que la descendance soit, dans le récit,
attribuée à la femme est récupéré chez Calvin pour le remettre à l’homme. En effet, pour lui, Adam
appelle la femme vivifiante, parce qu’il se sent redressé par ce que Dieu a dit : sa postérité va tenir
tête au serpent. C’est là sa source d’espérance, que Calvin juge très sévèrement. En effet, il juge
« débile » qu’Adam ait « baillé un nom si orgueilleux à la femme »256. En effet, si « la source du
mal est la femme »257, comment pourrait-elle être la vie ?
Mais alors, que représente la femme sinon le désir et la faille par laquelle le désir peut surgir ?
Cette brèche, c’est celle dont Satan profite, « fente par laquelle il peut entrer »258. La femme est
bien celle par qui Satan peut entrer. Pourtant cela ne doit pas être si facile puisque le vocabulaire
que Calvin utilise pour parler du mode opératoire de Satan est pris dans le registre de la force, qui
relève autant de la lutte que du rapport sexuel : il assaille, se rue de toutes ses forces, combat, se
glisse au-dedans, donne l’assaut. La proie n’est pas équipée pour se défendre de cet adversaire qui
s’en prend à la brèche, la fente, au fait d’être désarmé, ou nu :
Satan s’élève plus hardiment et parce qu’il voit quelque brèche ou fente par laquelle il peut
entrer, il donne ouvertement l’assaut et se rue de toutes ses forces. Car jamais il n’entre en
plein combat, sinon quand nous présentons à lui tout nus et désarmés. Il nous assaille en
premier lieu subtilement et par flatteries, mais après qu’il s’est glissé au-dedans, il s’élève de
tout son orgueil et outrecuidance contre Dieu […].259
Encore plus étrange : Satan, selon Calvin agit subtilement, à l’insu de l’autre, mais pas auprès
de n’importe qui. Uniquement auprès de ce qui est vulnérable. Qui représente cette vulnérabilité
sinon la femme ? Que représente-t-elle sinon la brèche en l’homme qui le rend vulnérable, une
brèche insupportable ? Ève devient la métaphore de la vulnérabilité, cette ouverture par où tout
peut entrer, y compris le doute, qui s’insinue, et qui met ainsi à nu. Selon cet argument, la femme
255
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 74
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 88.
257
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70-73.
258
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69.
259
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69 ; C’est nous qui soulignons.
256
117
est vue comme un lieu dangereux parce que vulnérable, dont le remède, si l’on suit Calvin, réside
dans la maternité. D’une part, parce que, ayant agi avant d’être mère, elle est dans la vulnérabilité
absolue, la carapace/auréole de la maternité ne la recouvrant pas encore. D’autre part, parce que,
une fois prise dans les filets de Satan, elle ne peut plus être qu’une « pauvre femme »260, et ce pour
trois raisons : c’est une infidèle, elle n’est pas encore mère, et elle n’a pas encore de mari pour la
protéger d’elle-même. La maternité devient le remède apte à lui offrir l’armure dont elle a besoin
contre le mal, le viatique qui la protège de son corps et de son âme, rendus « dissolus et sans
règles »261.
Selon cette trajectoire, la femme, au fil du temps et des constructions, en arrive à représenter
la source de tous les maux de l’homme. Elle doit porter la responsabilité de la passion de
concupiscence qu’elle porte en elle, mais sa responsabilité a du mal à être située. Un peu comme
si elle était coupable, mais non responsable. Coupable d’avoir entraîné l’homme, mais non
responsable du péché de l’homme. N’est-ce pas la définition de la tentatrice, voire du diable
personnifié, mais sans que ce soit dit tout-à-fait ? N’est-elle pas l’hommace, cet homme fendu, le
sexe qu’il ne faudrait pas, capable d’entraîner l’autre dans sa perte ? En devant impérativement
laisser à l’homme l’entière responsabilité du péché, Calvin prend le risque de laisser inachevée la
responsabilité de la première femme. Il y a une échappatoire dans le discours. Est-ce parce que, si
on reconnaissait à cette femme cette responsabilité, l’adam perdrait son pouvoir, ou plutôt sa
supériorité, ou encore, son objet ? Ou est-ce qu’il faudrait reconnaitre à la femme le fait qu’elle ne
cède pas sur son désir ?
2.5. Conclusion
Ce chapitre met en valeur la difficulté que des hommes ont eu à situer la femme et la question
de sa responsabilité dans le texte. Cette difficulté reflète la place qu’ils lui accordent dans
l’humanité. C’est pourtant elle qui fonde leur interprétation de la femme de Gn 3, qui, par effet de
retour, les conforte dans leur vision de la femme dont Ève devient la représentation. Mais il y a
260
261
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70.
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70.
118
plus, car ils reconnaissent en elle leur faiblesse, leur vulnérabilité, et y réagissent en homme. Elle
est comme une mise à l’extérieur de ce que l’homme ne devrait ni vivre, ni être : faible et imparfait,
donc susceptible d’être entraîné par ses passions. Or, c’est exactement ce que la femme, par son
sexe fendu, ne cesse de leur rappeler. L’ouverture qu’elle représente devient un lieu d’inquiétude
qui, en soi, représente un danger potentiel pour la raison supérieure. Pour Augustin, la femme est
inquiétante parce qu’elle représente ce qui reste caché, ce qui la rend mystérieuse. Un mystère qu’il
gère en lui donnant une place allégorique, du côté de ce qui est à risque, soit de déborder, soit de
rester hors champ, là encore source d’inquiétude. Ce qui, par conséquent, donne à la femme une
place singulière, alors que Thomas la voit davantage comme ce qui ne devrait pas être. Pour lui, la
faiblesse est le danger qui ouvre la voie au péché. Selon cette analyse, la femme du récit nous met
sur la piste de la force d’un désir qui se rit de la mort, au risque de désobéir à Dieu, d’une pulsion
de vie qui fait peur. Cette capacité à déborder et déranger l’ordre de l’homme est l’insoutenable
dont il faut se protéger. C’est aussi ce à quoi aboutit Calvin, sous le couvert d’une plus grande
sympathie pour la femme. Car, en la confinant au rôle d’épouse parce que mère, il nous dit que, de
la femme en tant qu’être singulier, il ne veut rien savoir. Pourquoi ? Parce qu’elle représente cette
voie d’ouverture qui pourrait bien être une boite de Pandore, suprême danger : elle est le rappel de
ce qui représente la faiblesse de l’homme, son insoutenable imperfection. Sitôt énoncé, le jugement
négatif associé à cette faiblesse permet à ces trois théologiens de ne pas la questionner.
Il n’est donc pas étonnant que la femme soit également perçue comme un bien que les
hommes n’ont de cesse de vouloir récupérer. Car, quand on entrevoit qu’elle pourrait être sujet,
elle est instantanément condamnée à être contrôlée par l’homme. Pour ne pas être sujet, il faut la
sous-mettre, comme si, être sujet, c’est ce qu’il ne faudrait pas qu’elle soit. Il faut donc la considérer
comme un objet de possession ou de convoitise, ce qui fait d’elle par conséquent l’objet ayant causé
la perte de l’homme. Ultimement, la femme est vue et contrainte par ces hommes à rester au rang
d’objet : objet à sous-mettre, objet de possession, objet qui suscite les passions, objet qui cause la
perte, objet de reproduction. C’est à cause de cette fonction d’objet que, dans le discours des
hommes, la femme doit rester sous le joug d’un homme, ou dans le rôle de la mère. Et quand ce
n’est pas sous la figure maternelle, c’est sous celle de la vierge, dont Marie devient le modèle idéal :
objet maternel ou objet idéal. Que ce soit en tant que vierge éternelle ou mère perpétuelle, ce
recouvrement laisse entière la question de la place d’Ève en tant que femme, d’une part, et la
119
question d’une femme qui désire, d’autre part. En voulant recouvrir ou étouffer la femme, il est
certain que ce sont les femmes qu’on cherche à atteindre. Mais ne cherche-t-on pas aussi à recouvrir
ce qu’elle n’en finit pas de dévoiler, à savoir l’insoutenable vulnérabilité de l’homme, telle une
trace qui prend la forme d’une dangereuse ouverture ? Car c’est bien à cet endroit que ces trois
auteurs achoppent. L’espace ouvert par le texte, ils n’en veulent rien savoir, sauf à le condamner262.
Peut-on alors avancer que, sous couvert de faire rentrer la femme dans l’ordre des hommes, les
hommes nous racontent en fait l’insoutenable espace que le réel féminin représente pour eux, qui
nécessite de la réduire au rang d’objet. Pire : un objet qui cause leur désir ?
Si la période intertestamentaire a forgé une certaine vision de la femme, entre serpent et
diable, la période classique est devenue le lieu de la doctrine du péché originel. Cette doctrine a
orienté la lecture du texte de Gn 3 sous l’angle de la faute, dans une logique où le récit devient le
lieu d’un kaïros qui a fait basculer le monde humain dans un nouveau chaos : celui du péché, de la
séparation d’avec Dieu, et de la perte de l’immortalité. Dans cette logique chrétienne, le désir est
reçu et interprété comme un péché de convoitise et le désir devient, par ce déplacement, associé à
un mouvement jugé mauvais par la morale religieuse, et la femme, un objet qui cause la perte de
l’homme. Car, à la lumière du péché originel, ce qui devient le plus important c’est la perte dont la
femme devient la cause. Elle est à la fois celle qui cause la perte, et celle qui cause ce qui cause la
perte : elle se fait tentation, la cause qui fait basculer l’homme dans la concupiscence, et qui cause
sa perte.
262
Condamner : comme on condamne une porte ou une pièce, mais aussi comme on condamne un coupable, ou un
bouc émissaire.
120
3
Tradition, quand tu nous tiens !
Une histoire qui se répète
Elle nous a collé un péché
Qu’on se repasse et puis qui dure
Elle a vraiment tout fait rater.
Nous, les filles, on est dégueulasse.
Paraît qu’ça nous est naturel.
Anne Sylvestre263
3.0. Introduction
Nous l’avons dit, les trois premiers chapitres de cette thèse forment un triptyque qui couvre
ce que nous avons appelé la Tradition. Les deux premiers chapitres ont permis de montrer que la
femme du récit pose un sérieux problème au christianisme, que l’on pourrait résumer à la façon de
Molière : mais que diable vient faire la femme dans cette galère264 ? En effet, si dans le premier
chapitre, elle est associée à quelque chose de dangereux, dans le second on a pu mesurer le poids
de la doctrine du péché originel sur la perception de la femme. En devenant l’objet qui cause la
perte de l’homme, elle est encore réduite au rang d’objet. Et pourtant, même là, la femme continue
de déranger. L’objectif de ce troisième chapitre sera de faire ressortir à quel point l’Église, en tant
que détentrice de cette Tradition, est restée conservatrice dans la relecture du texte,
particulièrement dans sa lecture de la place de la femme dans la société. Nous verrons que
263
Anne Sylvestre, Chanson « La Faute à Ève », Album J’ai de bonnes nouvelles, 1979,
https://www.youtube.com/watch?v=8ZyhLqbTmOs (19/2/2017).
264
En référence à Molière, Les Fourberies de Scapin, Acte II, Scène 7, 1671 : « Mais que diable allait-il faire dans
cette galère ? ».
121
l’irruption de la modernité et des féminismes n’a pas apporté grand changement dans la doctrine
théologique, exégétique et anthropologique de l’Église sur la femme. Ce chapitre se lit comme une
répétition du chapitre précédent. Mais, comme toute répétition, celle-ci demande du nouveau. On
le trouve dans le discours ecclésial qui apporte une inflexion encore plus insistante d’Ève à Marie
comme idéal féminin. Nous allons montrer d’une part que, pour l’Église, Marie devient le modèle
de femme idéale qui permet d’encenser la femme lorsque celle-ci est placée en posture de Mère
et/ou en tant que Vierge. D’autre part, nous mettrons en évidence comment, dans ce mouvement
de relecture, la figure d’Ève en arrive à être totalement évincée.
Ève redevient en quelque sorte la grande absente. Mais cette fois, son absence s’explique. Si
Ève s’absente, c’est bien parce que la femme du récit met en scène une femme faite chair, une chair
vivante, dotée d’un corps sexué, désirant et jouissant : précisément ce qu’il ne faudrait pas qu’elle
soit selon l’ordre de la raison, qui n’est autre que l’ordre moral et religieux de l’époque. Dans ce
chapitre, nous postulons que l’Église actuelle, en nous restreignant à l’Église catholique, en est
venue à faire de Marie l’idéal féminin par l’évincement d’Ève. Marie, en tant que nouvelle Ève,
vient occuper le lieu et la place d’Ève. Prendre en compte ce déplacement nous met sur la piste de
la femme comme objet-cause du désir de l’homme. Ici encore, il est question de sous-mettre l’être
de la femme, mais cette fois, en idéalisant une figure impossible : une mère-vierge. La figure de
Marie n’est pas sans poser de question aux femmes : comment être une femme sexuée, mère et
vierge ? Si la question a agité le catholicisme, elle prend ici une saveur nouvelle. Idéaliser une
figure impossible permet encore une fois à l’homme de la mettre dessous, mais pour encore mieux
contrôler le désir qu’elle suscite, et le monde de jouissance qui risque de s’ouvrir à celui qui serait
tenté de pénétrer le « saint des seins » en s’adonnant au plaisir de la chair. D’Ève à Marie, la
trajectoire suivie par la Tradition, qui trouve une forme d’aboutissement dans le discours de
l’Église catholique actuelle, garde la trace des écritures passées en ouvrant une voie nouvelle : celle
de la femme comme impossible.
122
3.1. De la mère à… la mère, en passant par le service
3.1.1 Quand la dignité de la femme passe par le service
La vision de l’Église – Dans ce chapitre, et plus largement, quand nous ferons référence à
l’Église, il sera toujours question de l’Église catholique – dont nous allons maintenant discuter est
celle qui émerge du discours écrit et parlé par ses papes qui en ont été la voix officielle au fil des
conciles et des guerres qui ont marqué l’histoire de l’humanité. Bien sûr, la position et le discours
de l’Église se sont modifiés avec le temps, en fonction des événements qui ont ébranlé le discours
théologique et la doctrine de la foi. Mais notre analyse montre qu’il est loin d’être si évident que
ces changements aient été dans le sens d’une ouverture face à l’être femme. Un peu comme si, à
force de répéter, sans l’analyser, les discours des pères et des traductions bibliques, le discours
ecclésial s’enfonçait dans une recherche du même dont il ne parvenait pas à s’extraire.
Même avec l’irruption du discours féministe sur l’égalité homme-femme à la fin du
XIXe siècle265, même devant la quête de liberté des femmes, le discours ecclésial ne bouge pas d’un
iota. Par exemple, en 1870, il est clair que, pour Léon XIII, le patriarcat, et l’économie qui en
découle selon un ordre naturel voulu par Dieu, ne passent pas par l’égalité : « il y a une inégalité
de droit et de pouvoir qui émane de l’Auteur même de la nature, "en vertu de qui toute paternité
prend son nom au ciel et sur la terre" »266. Ce discours est important car, selon cette vision, la
société est vue comme un corps social construit autour de cet ordre hiérarchique. C’est un corps
« composé d’un grand nombre de membres, les uns plus nobles que les autres, mais tous nécessaires
les uns aux autres et soucieux du bien commun »267. Une fois ceci affirmé, aucune égalité n’est
possible entre hommes et femmes, entre mari et femme, car l’enjeu sera toujours de déterminer ce
qui est noble et ce qui ne l’est pas. Or, puisque la femme appartient à la catégorie des assujettis, en
tant que corps, c’est son corps qui est jugé comme moins noble.
265
Voir Thierry Delessert, « Christine Bard (dir.) : Les féministes de la première vague », Nouvelles Questions
Féministes, 36/1, 2017, 118-121.
266
La citation s’appuie sur Paul, Eph. 3:15. Léon XIII, Quod apostolici muneris, Rome, Vatican, 1878,
http://www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_28121878_quod-apostolicimuneris.html (6/12/2014).
267
Léon XIII, Quod apostolici muneris...
123
L’assujettissement développé par Léon XIII est directement lié à la question de l’aide et du
service. Cet ordre dit naturel a fondé l’autorité de l’homme dans le couple, et s’enracine dans une
représentation issue du second récit de la création. Pour Léon XIII, la femme est la compagne
voulue par Dieu. Elle a été tirée de l’homme268, ce qui signe l’autorité de l’homme sur la femme.
Ici encore, le devoir de l’homme est de protéger la femme, mais cette fois, il faut la protéger d’une
certaine tendance païenne à vouloir avilir la femme en faisant d’elle un bien, un objet propriété de
l’homme. Pour cette raison, Léon XIII insiste : l’autorité du mari sert la femme, comme la
soumission de la femme au mari sert la société, le tout à l’image de l’Église. Chez ce pape, on le
voit, la soumission de la femme est nécessairement légitimée, naturelle, acceptée, et doit se faire
dans la dignité, comme l’Église est soumise à son Christ :
L’homme est le prince de la famille et le chef de la femme. Celle-ci cependant est la chair de
sa chair et l’os de ses os. Comme telle, elle doit être soumise à son mari et lui obéir, non à la
manière d’une esclave, mais d’une compagne. Ainsi l’obéissance qu’elle lui rend ne sera pas
sans dignité ni sans honneur. Dans celui qui commande, ainsi que dans celle qui obéit,
puisque tous deux sont l’image, l’un du Christ, l’autre de l’Église, il faut que la charité divine
soit la règle perpétuelle du devoir, car le mari est le chef de la femme comme le Christ est le
chef de l’Église.269
Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la femme continue, dans le discours de Léon XIII, à apparaitre
comme une « égale subordonnée », un sous-homme, et c’est à ce titre qu’elle mérite d’être incluse
dans la race humaine. Cette sous-catégorie lui donne la même dignité que l’homme, celle d’être
humain, mais en gardant le même rang hiérarchique. Elle est soumise à une autorité conférée par
la puissance paternelle, pris à partir du modèle divin 270 . Cette doctrine repose à la fois sur la
relecture du second récit de création telle que la Tradition l’a relu en lien avec la façon dont a été
relue la Lettre aux Éphésiens de Paul271. L’homme est à l’image de Dieu le Père, et la femme
possède la fonction naturelle. Cette logique théologique est aussi culturelle, dans la mesure où elle
détermine le rôle et la fonction de la femme, rôle qui reste confiné à ce qui est entendu comme
268
« Dieu voulut lui adjoindre une compagne, qu’il tira merveilleusement du flanc de l’homme endormi ».
Léon XIII, Arcanum divinae, Lettre encyclique de sa sainteté le pape Léon XIII, sur le mariage chrétien, 1880,
Rome, Vatican. http://www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_lxiii_enc_10021880_arcanum.html (5/12/2014).
269
Léon XIII, Arcanum divinae..., c’est nous qui soulignons.
270
Léon XIII, Arcanum divinae...
271
Voir chapitre 1, p.61.
124
étant sa sphère naturelle : la famille. La femme est la reine du foyer, avec le père comme autorité
suprême. Elle conserve son statut de subordonnée tout en étant encouragée à déployer ses talents,
tant dans son foyer qu’en se mettant au service des autres dans la société272.
Avec la Première Guerre mondiale, le rôle des femmes dans la société bouge. Le discours de
Benoit XV sur la mission de la femme dans la société, le 21 octobre 1919, en témoigne. Il reconnait
qu’elle a acquis des prérogatives nouvelles 273 . Dans ce contexte, la réponse de Benoit XV se
présente comme une réponse ecclésiale à la question que les femmes ont posée à l’Église
concernant leur place en tant que femmes dans la société. En ce sens, on peut dire que la demande
des femmes a été entendue par l’Église. À sa manière, qui peut sembler certes insuffisante
aujourd’hui, ce pape a reconnu le rôle social des femmes et la place qu’elles occupaient à cette
époque dans la société de ce temps. Mais le discours ecclésial confine encore leur rôle à celui
d’aider et de prendre soin. Qu’il soit présenté comme un privilège ne change pas ou peu l’idée que
le rôle de la femme est encore restreint à soulager la souffrance d’autrui274, et que cette propension
à prendre soin, à aider et à servir s’origine du fait qu’elle est associée à la fonction naturelle de la
femme, son rôle maternel. Ainsi, c’est en se devant d’occuper l’espace du service de l’autre que la
femme gagne sa dignité et son salut. La nouveauté réside dans le fait que l’on reconnait que la
femme peut occuper cette place d’aide en tant que femme et non plus exclusivement comme mère.
On le voit ici, les réinterprétations du texte, en raison du lieu, du temps, de l’époque et des
sensibilités de la culture où elles émergent, sont faites de répétitions, mais de répétitions qui ne
sont pas que du même. Le discours ecclésial, produit à partir d’une question importante posée par
des femmes pour des femmes, s’est répété, mais en apportant une différence : la femme, à la
condition expresse qu’elle reste dans son rôle d’aidante, soit un rôle maternel, peut être sauvée en
272
Snyder relève que Pie X, lors de l’inauguration officielle de l’Union des femmes catholiques italiennes, le 21 avril
1909, souligne que la mission de la femme est d’adoucir la souffrance humaine de son prochain », mais aussi
« d’assurer la défense de l’Église et des valeurs chrétiennes » (Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II,
Montréal, Fides, 1999, p. 61).
273
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 61, à propos de l’allocution de Benoit XV (« Allocution sur la
mission de la femme dans la société », Actes de Benoit XVI, T. II, 1919-1920, Paris, Maison de la Bonne Presse,
p. 68).
274
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 60.
125
tant que femme. Il n’en reste cependant pas moins que le salut de la femme passe encore par la
figure de la mère, représentation dont elle peine à extraire son être-femme. Mais cela, n’est-ce pas
l’éternelle histoire des filles et des mères ?
Cependant, ce discours a créé une ouverture. Une ouverture dans laquelle des femmes se sont
engouffrées. Car, comme nous allons le voir dans le chapitre qui suivra, les femmes, un jour, en
ont eu assez de ce refrain des « fonctions naturelles » de la femme qui lui viendraient de sa position
de sous-mise et de mère, au point qu’elles se sont mises, elles aussi, à relire le texte de Gn 3, avec
en tête l’idée d’extraire la femme de sa condition maternelle « naturelle », autrement dit de sa
fonction de reproduction. Nous y reviendrons.
3.1.2 De la servante volontaire à la Vierge Mère comme lieu de la dignité
Restons pour l’instant dans la trajectoire du discours ecclésial, et sa réaction face aux
bouleversements du XXe siècle. Avec la tourmente de la Seconde Guerre Mondiale, qui a amené
une implication de plus en plus grande des femmes dans la société, et la révolution scientifique,
qui a rendu possible le contrôle des naissances et donc la quête de liberté des femmes, on pourrait
être tenté de croire que le discours ecclésial officiel aurait bougé. Si c’est effectivement le cas sur
la forme, cela ne l’est pas autant sur le fond, comme le montre l’exemple suivant. Pie XII comme
Jean XXIII refusent tous deux d’affirmer que la femme est la subordonnée de l’homme275, comme
ils ont tous les deux affirmé leur soutien à la revendication des femmes à ne plus « être
instrumentalisées, objectivées, au foyer comme dans la vie publique »276. Leur appui suit la même
trajectoire que celle de Saint Augustin, que Pie XI – après Léon XIII – résumera en ces mots :
Si la femme descend de ce siège royal où elle a été élevée par l’évangile dans l’intérieur des
murs domestiques, elle sera bien vite réduite à l’ancienne servitude […] et deviendra – ce
qu’elle était chez les païens – un pur instrument de son mari.277
275
Pie XII, « Allocution sur la mission de la femme », Actes de SS. Pie XII, T.I, Paris, Maison de la Bonne
Presse 1949, p. 449, repris dans Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 68.
276
Mais il ne perd pas pour autant de vue l’ordre naturel voulu par Dieu, « la fin à laquelle le Créateur a voulu
ordonner tout l’être de la femme, la maternité », cité par Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 72.
277
Pie XI, « L’émancipation des femmes », Casti connubii, Rome, Vatican, 1930,
https://www.vatican.va/content/pius-xi/fr/encyclicals/documents/hf_p-xi_enc_19301231_casti-connubii.html.
(9/09/2019).
126
Cette revendication, déjà abordée par Léon XIII comme un risque païen dont la femme pouvait se
prémunir en restant à la place dévolue par ses fonctions naturelles, se retrouve avec Pie XII. Il
souscrit à la participation active des femmes à la vie de la société, mais en les exhortant à le faire
dans le cadre de leur finalité naturelle d’aide, de service, et de maternité278.
Ainsi, ici encore, c’est parce que l’être de la femme est élevé à cette dignité de Maternité que
la femme-mère peut être l’égale de l’homme. Pour cette raison, Pie XII ajoute que « l’instinct
maternel » de la femme doit être éduqué, ce qui ne saurait se faire en dehors de l’Église. Ici, l’Église
est placée comme la gardienne du salut de la femme, qui organise ce qu’est la femme à partir d’une
triade qui lui confère toute sa dignité279 : 1/ dans sa relation à Dieu, 2/ dans son appartenance au
Christ, et 3/ dans sa dépendance envers l’Église, comme le relève Snyder280. Ainsi peut-on observer
un déplacement : il est certes question d’égalité, mais cette égalité est associée, dans le discours
ecclésial, à une égalité de « fonction naturelle », fonction dont l’Église se pose désormais en
gardienne. De ce fait, la femme n’est plus placée sous la gouverne exclusive de l’homme, mais
aussi de l’Église.
De plus, parce qu’elle apparait dans le discours ecclésial sous l’axe de la fonction naturelle
et de la maternité, l’égalité est revendiquée et posée en idéal, non pas à partir d’Ève, Mère de tous
les vivants, mais à partir de la Vierge-Mère, celle qui est immaculée de corps. Et, en effet, pour
Pie XII, il n’y pas de doute, la Vierge Marie devient la figure de la femme parfaite : « L’union du
Christ et de la femme a trouvé son plus grand éclat et son parfait accomplissement dans la vierge
278
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 71.
« […] dignité qu’elle ne tient que de Dieu et qu’elle ne conserve qu’en Dieu ». Pie XII, « Discours aux
dirigeantes… », p. 251. La position de Paul VI n’est guère différente. Pour lui, la primauté de la femme est aussi
reconnue dans les domaines qui touchent à l’assistance dans la vie et la souffrance, autrement dit, en lien avec la
maternité, avec Marie comme modèle de salut. Pour mieux connaitre sa position, on peut se référer à ses
encycliques : « La place de la femme dans la société d’aujourd’hui (7 décembre 1974) », DC n°1668, 19-1-1975,
p. 55 ; « Allocution aux congressistes du Centre italien féminin. Les problèmes du mariage et de la famille (12 février
1966) », DC, n°1462, col 411 ; « Allocution à l’union européenne féminine…, p. 1025 ; « Allocution aux
congressistes de l’union internationale des ligues féminines catholiques », 1947,
https://w2.vatican.va/content/pius-xii/fr/speeches/1947/documents/hf_p-xii_spe_19470912_leghe-femmcattoliche.html (3/1/2017).
280
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 67.
279
127
Marie »281. L’égalité ne se fait donc pas entre l’homme et la femme, mais bien entre l’homme et la
figure d’une femme impossible : une femme mère et vierge.
Sous le couvert de cette figure impossible, le discours ecclésial prend acte de la nouvelle
organisation sociale qui se met en place après-guerre. Les femmes peuvent donc légitimement se
déployer dans le monde, comme le souligne Snyder résumant la position de Jean XXIII : « la nature
de la femme inscrite dans son corps la destine avant tout aux rôles d’épouse et de mère, sans exclure
la possibilité d’exploiter la richesse de son instinct maternel dans un travail public tout en respectant
la grandeur de sa personne, sa non-instrumentalisation » 282 . Mais comment parler de noninstrumentalisation, si la femme est définie par son ventre, et en dehors de tout rapport sexuel ?
Qu’est-ce qui n’est pas pris en compte dans son être-femme ? Comment peut-on dire que sa nature
est déterminée et associée à sa fonction naturelle, si de son corps, lieu de passion, on ne veut pas
parler, au point même de le camoufler derrière l’idéal de virginité maternelle ? N’est-ce pas encore
pour voiler la question de son corps, de son désir, de sa sexualité, de sa convoitise, qu’on la réduit
à ne pouvoir gagner sa dignité aux yeux de l’Église que par l’attribut d’une maternité « biologique,
culturelle et spirituelle »283 ? On peut questionner la légitimité de chercher à réduire la femme à la
mère, avec pour seul modèle acceptable une vierge mère de Dieu : que cache cette difficulté de
n’accepter la différence que représente la femme qu’en la réduisant à une mère sans sexualité ?
3.2. La femme pour Vatican II : une égalité pas-toute
Le concile Vatican II s’est déroulé du 11 octobre 1962 au 8 décembre 1965. Si Jean XXIII a
convoqué et ouvert ce concile, c’est sous le pontificat de Paul VI qu’il va se terminer. De plus, le
cardinal Wojtyla, avant d’être Jean-Paul II, fait partie de ceux qui ont été au cœur de la réflexion
de ce concile. C’est donc un concile qui porte la marque de ces trois papes. C’est aussi un concile
charnière : il arrive au moment où les féminismes et les théories psychanalytiques ont largement
commencé à se déployer au cœur d’un monde en pleins changements. Enfin, la réflexion des pères
281
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 68, citant Pie XII, « Allocution sur la mission de la femme »,
p. 451-452.
282
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 75.
283
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 74.
128
conciliaires aborde de nombreuses questions touchant à la condition humaine, en prenant appui sur
l’anthropologie chrétienne, soit « l’homme dans son ensemble, corps et âme, cœur et conscience,
pensée et volonté »284. Ici, l’homme est bien sûr à entendre comme métonymie de l’humain. Quant
à nous, nous nous arrêterons à deux thèmes qui concernent précisément cette thèse : premièrement
la question du péché originel, et deuxièmement la spécificité de la femme. Et nous verrons que le
second thème dépend entièrement du premier.
3.2.1 La femme en tant que La mère
Le concile démontre là aussi, en apparence tout du moins, une volonté marquée de
reconnaitre l’égalité fondamentale homme-femme, que les textes préparatoires fondent
spécifiquement sur les textes de la Genèse, « inscrite dans l’ordre de la création et dans l’ordre du
salut »285. Ici, c’est encore en termes politiques qu’on travaille la question de la femme. Il n’est
donc plus question ici d’une primauté de l’homme sur la femme, sous quelque motif que ce soit.
Ce constat d’une égalité sexuelle implique le rejet d’une discrimination fondée sur le sexe, au même
titre que toute autre forme de discrimination. La complémentarité des sexes devient une
composante de la relation, et non plus une composante de la subordination. On semble assister ici
à une reconnaissance de la dignité de la femme en tant que telle, en tant qu’humain, autrement dit
en tant qu’« homme » selon la terminologie conciliaire française. On pourrait ainsi dire que la
femme est reconnue comme un homme à part entière : « Dieu n’a pas créé l’homme solitaire dès
l’origine, il les créa homme et femme. Cette société de l’homme et de la femme est l’expression
première de la communion des personnes »286.
Le fait d’être la compagne de l’homme ne semble pourtant pas donner à la femme les mêmes
attributs de droit et de dignité que l’homme, tant dans le couple que dans la vie sociale et
professionnelle. Officiellement, donc, la femme serait l’égale de l’homme. Pourtant, Vatican II
reprend la Tradition. D’une part, quand les travaux de Vatican II s’intéressent à la question
284
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 81, et Paul VI, « Constitution pastorale Gaudium et spes », P-A.
Martin (dir.), Vatican II, les seize documents conciliaires, Montréal/Paris Fides, 1967, §3, p. 174.
285
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 82.
286
Paul VI, « Constitution pastorale Gaudium et spes », P-A. Martin (dir.), Vatican II, les seize documents
conciliaires, §78, p. 12.
129
humaine du péché originel, les textes ne font pas de différence entre l’Adam et l’homme287. D’autre
part, c’est toujours dans une logique christique que l’adam porte le poids du péché, en tant que
représentation de l’humain. Enfin, la question spécifique de la place de la femme, tel que le texte
en parle, n’est aucunement posée de façon spécifique, encore moins celle concernant la question
de l’être singulier de la femme. Ainsi, là où Augustin, Thomas et Calvin avaient encore à cœur de
poser au texte la question de la spécificité de l’être de la femme, corps et âme, l’Église de Vatican II
ne se pose plus la question.
De plus, Snyder souligne que le concile traite de l’homme en tant que tout, alors que la femme
est présentée comme une catégorie, au même titre que les jeunes, les travailleurs, les pauvres. Cela
revient à considérer l’homme comme l’universel, le Un à partir duquel les catégories existent. Cela
dispense les textes de parler du rôle des hommes, puisqu’ils sont, par défaut, visés dans les textes
de Vatican II. Alors que, quand ces textes parlent de la femme, c’est à partir de son rôle, de sa
fonction, et selon « leurs aptitudes propres »288. Ses aptitudes sont celles reliées au compagnonnage
originel, pur et chaste, et à la maternité, comme le Synode de 1987 le réaffirme : « la promotion de
la femme est étroitement liée à la valeur qui lui est conférée comme épouse et comme mère »289.
Doit-on entendre dans le mot aptitude le fait d’être Pure Mère, autrement dit sans sexualité, sans
désir, sans jouissance ?
Par ce biais de l’aptitude, on retourne, l’air de rien, à une vocation qui n’est pas un spécifique
de la femme en tant que telle, mais un spécifique qui la réduit à la place de la compagne de l’homme,
d’une part, et à La-mère, d’autre part290. En fait, sa fonction de femme-de-l’homme est contenue
dans La-mère, qui lui donne sa véritable place dans la société : « le rôle complémentaire de la
287
Pour Baudry, Vatican II prend le péché d’Adam à la lettre. En effet, il soulève que, pour le Concile, le péché
d’Adam est originant. L’utilisation de ce mot permet de saisir qu’il est compris par les autorités conciliaires comme
un événement historique, reléguant de facto la femme et le couple sous le signifiant du nom propre Adam en tant que
premier homme, et non premier humain. (Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 188).
288
Paul VI, « Constitution pastorale Gaudium et spes », P-A. Martin (dir.), Vatican II, les seize documents
conciliaires, §60 et 67.
289
Synode de 1987 « Deuxième rapport de synthèse du cardinal Thiandoum », DC n° 1950, p. 1039 ; voir aussi
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 87.
290
Paul VI, « Clôture du Concile Vatican II, Message aux femmes », Vatican, 8 décembre 1965.
http://www.vatican.va/content/paul-vi/fr/speeches/1965/documents/hf_p-vi_spe_19651208_epilogo-conciliodonne.html (9/10/2019).
130
femme, lié à une détermination sexuelle spécifique, c’est d’être mère »291. Cette détermination la
marque dans son être tout entier, puisque, pour le concile, « l’être humain est une unité, "corps et
âme, mais vraiment un" »292. Pour les hommes d’Église, il va donc de soi que la femme n’existe
qu’en tant que mère, idéalement une mère sans sexualité, ou à tout le moins une mère dont la
sexualité est pure, vécue selon une chasteté spirituelle. C’est donc bien à partir de ce rôle et de cette
fonction érigée en vocation que Vatican II donne à la femme ses lettres de noblesse, au point que,
dans le dernier message du concile, Message aux femmes en décembre 1965, celles qui sont perçues
comme les gardiennes du foyer, enfants compris293, sont explicitement chargées de protéger les
hommes d’eux-mêmes : « Femmes de tout l’univers […], vous à qui la vie est confiée en ce moment
si grave de l’histoire, à vous de sauver la paix du monde ! »294.
3.2.2 Quand la Vierge Marie supplante Ève
Ainsi, après avoir été à l’origine de la ruine de l’homme, la femme en devient la rédemption.
Mais pas n’importe quelle femme : La mère idéale, représentée par la figure de Marie. Il nous parait
important de noter ce qu’en dit Lumen Gentium, pour mesurer comment, de la femme source de
perdition, on en arrive à la femme rédemptrice. Le renversement se fait par le biais du texte de la
Genèse. La relecture au futur antérieur du texte en fait le lieu du salut grâce à Marie qui, parce
qu’elle est à la fois la Mère de Dieu et fille d’Adam, devient incidemment « la Mère des vivants »
en lieu et place d’Ève. Le retournement est double. Avant, la femme était considérée pour beaucoup
comme la perdition de l’homme. Ici, l’obéissance de Marie, en tant qu’Épouse pure, vierge
obéissante, et surtout Mère, rachète les hommes295.
291
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 85.
Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 85, et Gaudium et Spes §14.
293
Paul VI, « Clôture du Concile Vatican II… » dans Paul-Aimé Martin (dir), Vatican II. Les 16 documents
conciliaires, p. 693.
294
Paul VI, « Clôture du Concile Vatican II… » dans Paul-Aimé Martin, Vatican II. Les 16 documents conciliaires,
p. 694.
295
Il importe de préciser le rôle théologique de la Mère de Dieu dans le catholicisme. Nous reprenons à cet effet les
propos de Gervais Dumeige. Sans rentrer dans les différents dogmes et querelles entourant la Mère de Dieu, on peut
cependant souligner que c’est bien au titre de Mère de Dieu, comme Theotokos, mais plus exactement
comme « accoucheuse de Dieu » que la question théologique du rôle et de la place de Marie se pose dans le
christianisme, et plus encore dans le catholicisme, ce qu’il confirme : « devenir mère du Verbe incarné ne consiste
pas simplement pour Marie à être l’intermédiaire matériel qui assurerait au Christ une existence dans un corps. Marie
fut mère du Sauveur dans toute la force spirituelle du terme : elle l’aida dans l’œuvre du salut. C’est pour pouvoir
292
131
Ainsi Marie, fille d’Adam, donnant à la Parole de Dieu son consentement, devint Mère de
Jésus et, épousant à plein cœur, sans que nul péché ne la retienne, la volonté divine de salut,
se livra elle-même intégralement, comme la servante du Seigneur, à la personne et à l’œuvre
de son Fils, pour servir, dans sa dépendance et avec lui, par la grâce du Dieu tout-puissant,
au mystère de la Rédemption. C’est donc à juste titre que les Saints Pères considèrent Marie
non pas simplement comme un instrument passif aux mains de Dieu, mais comme apportant
au salut des hommes la coopération de sa libre foi et de son obéissance. En effet, comme dit
saint Irénée, « par son obéissance elle est devenue, pour elle-même et pour tout le genre
humain, cause du salut ». Aussi avec lui, un bon nombre d’anciens Pères disent volontiers
dans leurs prédications : « Le nœud dû à la désobéissance d’Ève s’est dénoué par l’obéissance
de Marie ; ce qu’Ève la vierge avait noué par son incrédulité, la Vierge Marie l’a dénoué par
sa foi » ; comparant Marie avec Ève, ils appellent Marie « la Mère des vivants » et déclarent
souvent : « Par Ève la mort, par Marie la vie ».296
collaborer dignement à cette œuvre qu’il lui fallut recevoir d’avance, fruits anticipés de la Rédemption, sa pureté et
sa plénitude de grâce » (Gervais Dumeige, Texte doctrinaux du Magistère de l’Église sur la foi catholique, Paris,
édition de l’Orante, 1982, p. 223). C’est donc au titre de la Mère, médiatrice souveraine, « que découle le rôle
maternel très particulier de Marie » (p. 224). Ainsi, si Marie est élevée à la plus haute place, ce n’est pas d’abord en
tant que femme, mais bien en tant que Theotokos, celle qui a mis Dieu au monde. Dumeige précise enfin que, pour
que cette place soit parfaite, les « fruits anticipés » sont à lire en lien étroit avec la notion de pureté, soit sans la tache
du péché originel, celle de corps intouché, avant comme après, soit une virginité perpétuelle : « ce n’est nullement
l’union conjugale en tant que telle qui est ici considérée comme une "souillure" ; l’affirmation porte sur le fait que le
corps virginal d’où naitrait le Seigneur lui serait exclusivement réservé », rappelle-t-il (p. 225). C’est aussi ce
qu’affirme Léon Le Grand en 449 dans son exposé à Flavien de Constantinople sur le dogme de l’Incarnation :
« Marie resta vierge dans l’enfantement comme elle l’avait été dans la conception » (p. 226).
D’autre part, en affirmant que la Theotokos a consenti tout au long de sa vie avec le Christ, l’Église permet
d’organiser un écart entre le pur accueil christologique et la passivité aristotélicienne, mais aussi entre la femme et la
mère. Car c’est bien au titre de la mère qu’il est dit : « Associée indissolublement au Rédempteur à un titre unique,
Marie a été activement présente à tous les mystères du salut, du consentement initial de l’Annonciation au
consentement final qu’exprime son inébranlable fidélité pendant la Passion » (p. 223, c’est nous qui soulignons).
Cette distinction entre femme et mère nous parait confirmée par l’Encyclique Octobri Mense de Léon XIII, en 1891 :
« Lorsque le Fils éternel de Dieu voulut, pour le rachat et l’honneur de l’homme, prendre une nature humaine et
réaliser comme une union mystique avec le genre humain tout entier, il ne le fit pas avant que la mère qu’il s’était
choisie n’ait donné son très libre consentement » (p. 130, là encore, c’est nous qui soulignons).
296
Paul VI, Lumen Gentium, Vatican, 21 novembre 1964, §56,
http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_const_19641121_lumengentium_fr.html#_ftnref176 (14/12/2014). Il est intéressant de voir que la note 176 renvoie à Irénée, Épiphane,
Jérôme, Augustin, Cyrille de Jérusalem, Jean Chrysostome, Jean Damascène, montrant s’il en est besoin, la place de
la Tradition dans l’Église moderne. On peut aussi voir Stephen Greenblatt, qui rappelle que « la violente
condamnation d’Ève est souvent liée à une fervente célébration de Marie ». Il énumère ensuite l’antithèse qu’Ève
représente face à Marie : « Ève a été tirée du corps d’Adam, le nouvel Adam a pris chair dans le corps de Marie.
Dans le jardin, les mots du serpent sont entrés dans l’oreille d’Ève, encore vierge ; à l’Annonciation, les mots de
l’ange sont entrés dans l’oreille de Marie, toujours vierge. Par Ève, la parole du serpent avait construit un édifice de
mort : par Marie, le verbe de Dieu a redonné la vie. Le nœud de désobéissance noué par l’infidélité d’Ève est dénoué
par la foi de Marie et son obéissance. Ève a donné naissance au péché, Marie à la grâce. Eva se transforme en Ave »
(Stephen Greenblatt, Adam et Ève. L’Histoire sans fin de nos origines, Paris, Flammarion, p. 15). Voir aussi Miri
Rubin, Mother of God : A History of the Virgin Mary, Yale University Press, 2009, p. 201-2-3 et 311-312.
132
Selon cette relecture, Ève disparait, supplantée définitivement par Marie. Et à trois titres : en
tant que Mère, en tant qu’Épouse, et en tant que Vierge. C’est Marie qui devient, en lieu et place
d’Ève, la Mère des Vivants, la Vivante297 ! Mais ce passage, comme nous l’avons déjà souligné,
ne s’est pas fait sans un coût pour la femme. Car, en barrant Ève, et en la remplaçant par Marie, la
femme récupère peut-être par la maternité ce qui était refoulé, à savoir qu’elle est la vie, qu’elle
représente ce qui est vivant. Mais le tour de passe-passe lui fait assurément perdre ce qu’elle
représente du côté de la mort, de la passion, de la sexualité que, pourtant, la Tradition avait mis en
exergue via la figure d’Ève. En barrant Ève, en abolissant son être au point de la jeter dans les
limbes de l’oubli, comme a cherché à le faire l’Église catholique, que reste-t-il de l’être de la femme
sexuée et sexuelle, de celle qui fait figure d’objet de convoitise, de passion et de tentation ? Si l’on
suit la logique conciliaire, les femmes devraient se réjouir de ne plus être assimilées à la séductrice,
la sorcière, celle par qui le malheur est entré dans le monde. Mais est-ce bien sûr ? Car, à y regarder
de plus près, on charge leurs épaules du fardeau de l’inconstance des hommes, comme on peut
encore le lire dans le discours de clôture du Concile :
Femmes dans l’épreuve, vous qui tenez toutes droites sous la croix à l’image de Marie, vous
qui, si souvent dans l’histoire, avez donné aux hommes la force de lutter […], aidez-les
encore une fois à garder l’audace des grandes entreprises, en même temps que la patience et
le sens des humbles commencements.298
3.3. La Femme chez Jean-Paul II : entre fille-vierge et mère
C’est avec Jean-Paul II qu’on trouve l’image de la Vierge Marie comme lieu d’idéation de la
femme – et d’oxymore. N’oublions pas que la théologie du corps de ce pape se déploie en pleine
expansion du mouvement féministe, autrement dit à une période charnière des rapports hommesfemmes en Occident299. Ce pape se situe au cœur de ce mouvement, en invitant les femmes, dans
297
Le prénom Marie-Ève serait-il un rappel de Marie qui n’arriverait cependant pas tout-à-fait à supplanter Ève, en
énonçant quelque chose du fait qu’on ne peut si facilement exclure Ève, femme sexuée, de chair et d’os, de Marie,
idéal féminin des hommes, au moins d’Église ?
298
Paul VI, « Clôture du Concile Vatican II… » (Paul-Aimé Martin, Vatican II. Les 16 documents conciliaires,
p. 694).
299
Jean-Paul II, La théologie du corps, l’amour humain dans le plan divin, introduction, traduction, index, tables et
notes par Yves Semen, Cerf, Paris, 2014.
133
son encyclique Evangelium vitae300, à « promouvoir un "nouveau féminisme" »301. Loin de vouloir
ignorer les femmes, Jean-Paul II veut tenir compte de leurs voix, au nom même de leur dignité.
Aussi, dans l’élaboration de sa théologie du corps, il prend le temps de s’arrêter à la question du
féminin, tant dans son « ontologie » que sans sa relation à Dieu et à l’homme. C’est donc pour ainsi
dire tout naturellement qu’il retourne au texte d’Adam et Ève.
Comme d’autres avant lui, Jean-Paul II part lucidement d’un contexte social. Celui de son
époque ne peut plus faire abstraction de l’existence des femmes ni des avancées de la psychanalyse
et de la psychologie, notamment. Cependant, même si ces écrits prennent le temps de parler des
femmes, de leur nature et leur rôle spécifique, une étude attentive montre que sa théologie part des
mêmes prémisses et s’organise autour des mêmes aspects que ses prédécesseurs. Comme le relève
Denise Couture, quand Jean-Paul II parle d’égalité, il ne s’agit pas d’une égalité sociale, mais
encore d’une égalité en dignité humaine302. Or, selon elle, ce type d’égalité occulte le fait qu’elle
se fonde en réalité sur la hiérarchie sexuelle et la domination masculine303. Or les mots qu’il utilise
en portent la marque.
Comme d’autres avant lui, Jean-Paul II utilise dans son texte commentaire sur la Genèse304
le terme « homme » pour parler autant de l’homme sexué que de l’humain, tout en étant
parfaitement conscient de l’effet de confusion induit par ce choix :
Le texte hébreu appelle constamment le premier homme ha’adam tandis que le terme ’is
(mâle) est introduit seulement quand émerge la confrontation avec ’issa (femelle) […] Dans
la traduction en quelques langues européennes, il est toutefois difficile d’exprimer cette idée
300
Jean-Paul II, Evangelium vitae, Lettre encyclique sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine, Vatican,
25 mars 1995.
301
Denis Couture, « L’antiféminisme du "nouveau féminisme" préconisé par le Saint-Siège », Recherches féministes,
25/1, 2012, 15-35, p. 15. Sans rentrer dans le débat, tout à fait nécessaire et important, concernant la théologie de
Jean-Paul II, il nous suffit de mentionner que, dans cet article, Couture reprend méthodiquement les arguments de
Jean-Paul II et démontre en quoi on ne saurait parler de féminisme, même nouveau. En fait, selon elle, « ce nouveau
féminisme correspond à ce que le féminisme tente de déconstruire » (p. 15). Notre recherche se restreint à lire ce qui,
dans la relecture que le pontife fait d’Ève, vient nourrir notre recherche.
302
Denis Couture, « L’antiféminisme du "nouveau féminise"… », p. 18.
303
Voir aussi Michèle Perrot, « Préface », C. Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme. Paris, Fayard, 1999, p. 9-20, ou
l’article de Catherine Golliau, qui a recueilli les propos de Christine Pedotti, directrice de Témoignage chrétien, sur
ce pape (Catherine Golliau, « La part d’ombre de Jean-Paul II », Le Point, 2 avril 2020
https://www.lepoint.fr/culture/la-part-d-ombre-de-jean-paul-ii-02-04-2020-2369911_3.php (3/4/2020).
304
Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3, Paris, Cerf, 1980.
134
de la Genèse, car « homme » et « mâle » sont définis généralement par le même terme
« homo », « uomo », « homme », « hombre », « man ».305
Choix qu’il réitère plus loin en rappelant à nouveau que le terme peut vouloir signifier à la fois
l’humain et l’homme mâle, comme ici, à propos de la solitude de l’homme : « il s’agit ici de la
solitude de l’"homme" (homme et femme) et pas seulement de la solitude de l’"homme" homme,
parce qu’il lui manque la femme », en précisant aussitôt qu’ainsi, cette solitude « découle de la
nature même de l’homme, c’est à dire de son humanité […] et l’autre […] découle de la relation
homme-femme »306.
Autrement dit, l’homme est, à l’instar que ce qui a été dit plus haut, l’étalon, le référent, la
métonymie de l’humanité, au point que, pour le pontife, la femme est « formée avec la côte
enlevée… à l’homme (mâle) »307. Le pape prend le temps de spécifier que l’humain, c’est l’homme,
et l’homme est le mâle, alors que, dans le même temps, il affirme que la femme est l’égale de
l’homme, en tant qu’humain, parce que créée à partir du même corps. Pour le pontife, la différence
sexuelle fait partie de la ressemblance avec Dieu, si l’on en croit Stéphanie Ançay, à propos du
livre d’Yves Semen, La sexualité selon Jean-Paul II308. Ainsi, pour Jean-Paul II, « la femme est
[…], en un certain sens, créée sur la base de la même humanité », selon une « homogénéité
somatique »309.
Cependant, la confusion délibérée du choix lexical lui permet de résoudre une des difficultés
du texte. Considérer l’Adam comme mâle permet d’une part de justifier l’amalgame langagier
humain/homme sous le dénominateur commun homme. Surtout, cela permet de justifier qu’Adam,
une fois Ève créée, devienne le père de l’humanité. Ainsi, pour Jean-Paul II, « l’homme » est tout
305
Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p, 42 (nbp).
Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p. 43.
307
Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p. 73. Pour Denise Couture, il s’agit d’un antiféminisme
voilé, car pour elle, le Saint Siège, et Jean-Paul II à sa suite, ont une « théologie anthropologique androcentrique »
qui les rend plus antiféministes que misogynes : « Le discours du Saint-Siège correspond bien à un antiféminisme,
mais il se distingue de la misogynie : celle-ci est liée "aux représentations sociales" ; celui-là se construit sur la base
d’une opposition au féminisme », (Couture, « L’antiféminisme du "nouveau féminisme"… », p. 16).
308
Stéphanie Ançay, la sexualité selon Jean-Paul II, 2005, http://www.missa.org/theologie_du_corps_jp_ii-1.pdf
(30/1/2015), à propos du livre d’Yves Semen, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance,
2004.
309
Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p. 72.
306
135
à la fois l’humain, le mâle et le père de l’humanité310, une forme de trinité qu’on ne retrouve pas
pour la femme. En cela Jean-Paul II ne dévie pas de Vatican II, ni de la Tradition ; si l’homme a
une essence ontologique, la femme prend son origine et n’existe que par rapport à son organisation
et sa visée biologique : devenir mère. Elle est d’abord une essence biologique, avec une visée
fonctionnelle induite par un déterminisme corporel. C’est en tant que mère que la femme est
définie, par défaut, et non sous l’effet d’une conséquence, comme c’est le cas lorsque l’homme
devient père. Jean-Paul II ne déroge pas non plus à la Tradition quand il dit que c’est « en se
donnant aux autres dans la vie de tous les jours que la femme réalise la vocation profonde de la
vie » 311 , une autre façon de parler de la vocation maternelle des femmes, appelées à
« inlassablement "materner" l’humanité »312.
On retrouve chez Benoit XVI la même volonté renouvelée de redonner à la femme, « dans le
droit et dans la réalité des faits, la dignité qui lui revient »313, de reconnaitre la violence qui leur est
faite, et la nécessité de valoriser le « génie féminin »314 caractéristique des femmes. Mais cette
reconnaissance opère encore sur le mode de la complémentarité : « le dessein de Dieu […] a créé
l’être humain homme et femme, avec une unité et dans le même temps une différence originelle et
complémentaire » 315 . Quant à la question de la place des femmes en tant qu’être de parole,
Benoit XVI la laisse aux mains des exégètes : « Nous laissons aux exégètes le problème, très
débattu, qui en découle, de la relation apparemment contradictoire, entre la première affirmation –
310
Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p. 66.
Marie Gratton, « Préface », P. Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 11.
312
Marie Gratton, « Préface », P. Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 11.
313
Benoit XVI, Discours du pape, Congrès international "femme et homme, l’humanum dans son intégralité",
Samedi 9 février 2008, http://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2008/february/documents/hf_benxvi_spe_20080209_donna-uomo.html. (19/2/2021).
314
Benoit XVI, « Les femmes au service de l’Évangile », Audience générale, 14 février 2007,
http://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/audiences/2007/documents/hf_ben-xvi_aud_20070214.html
(19/2/2021).
315
Benoit XVI, Discours du pape, Congrès international "femme et homme, l’humanum dans son intégralité",
Samedi 9 février 2008.
311
136
les femmes peuvent prophétiser dans l’assemblée – et la seconde – les femmes ne peuvent pas
parler316 »317.
3.4. Conclusion
Quand, en 2015, le pape François affirme : « La femme tentatrice ? Voilà une idée
blessante ! »318, on pourrait penser que l’Église vient enfin de reconnaitre qu’Ève ne saurait se
résumer à être le diable en personne. D’autant que, pour lui, elle est marquée par Dieu d’une
bénédiction spéciale, qui en fait une protégée de Dieu. Certes. Mais alors, pourquoi est-ce Marie
qui regroupe toutes les qualités voulues de la femme, au point qu’il la définit comme « Mère et
Reine de toute la création »319 ? En revêtant Marie de toutes les qualités que les hommes veulent
chez la femme, n’est-il pas à risque de mettre en relief que la figure de la femme séductrice et
maléfique est encore bien présente dans l’imaginaire populaire et ecclésial, sous la forme de ce qui
est honni, ou dénié ? Dans ce déplacement, c’est Marie qui prend la place de la Vivante : elle est
bien la nouvelle Ève, le modèle de perfection voulu par des hommes, mais aussi par des femmes,
en lieu et place d’Ève, la première femme. Actuellement, Ève reste encore, à bien des égards, le
bouc émissaire de l’objet perdu, mais aussi de l’objet-cause du désir. C’est donc à ces deux titres
qu’Ève est source de tentation, bien que rachetée par la nouvelle Ève, la Vierge Marie, Mère de
Dieu et reine de la création. En présentant Marie comme la nouvelle mère des vivants, l’Église
montre que la Tradition a la vie dure. La femme dérange encore, c’est certain. Mais cela ne montret-il pas aussi un mouvement qui déplace une certaine vision de la femme : de femme honnie, elle
devient celle dont on ne veut rien savoir – comme Tartuffe – mais n’est-ce pas précisément parce
qu’elle suscite le désir ? De plus, si Ève, comme femme, est inquiétante, cela veut-il dire que Marie,
Mère parfaite parce que vierge, le serait moins ? Le déplacement que l’Église opère ne fait-il pas
316
Benoit XVI réfère ici à 1Co 14:34 : « les femmes gardent le silence dans les assemblées ».
Benoit XVI, « Les femmes au service de l’Évangile », Audience générale.
317
Benoit XVI, « Les femmes au service de l’Évangile », Audience générale.
318
Huffington Post, « Le pape François a pris la défense d’Ève par rapport à Adam », 17/09/2015.
https://www.huffingtonpost.fr/2015/09/17/pape-francois-eve-adam-bible_n_8152988.html (16/03/2019).
319
Pape François, Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, §241,
https://eglise.catholique.fr/vatican/les-ecrits/395463-encyclique-laudato-si/ (15/03/2019).
137
de la femme un objet idéal, loin de la femme de chair et d’os que chaque femme est ? Car, qu’est-ce
qu’une femme désincarnée, sinon un objet idéalisé, fût-il sacré ?
Les trois premiers chapitres de cette recherche ont permis de faire ressortir que la Tradition
et ses réceptions ont relu Ève selon le regard que les hommes portaient sur les femmes. Leur lecture
est teintée de ce regard particulier d’homme posé sur ces si jolies femmes envoûtantes qui suscitent
les passions. On a pu voir que des hommes se sont sentis légitimes à poser la femme du récit comme
un être de second rang, à la considérer comme inférieure et de seconde valeur en masquant de
manière à peine voilée leur peur de la tentatrice. Cette peur les a conduits à lire Ève comme support
(voire suppôt) du serpent/satan parce que la femme est, selon cette Tradition, perçue comme
séduisante, donc dangereuse pour le salut de l’homme. De ce fait, il leur est apparu prudent que la
femme soit mise sous leur contrôle, quitte à en faire un objet. Objet de possession païen, objet de
séduction, mais aussi objet de reproduction. Ultimement, la femme ne prend sa place au milieu des
hommes que sous une forme idéalisée : comme mère-vierge, du côté de l’impossible. Et pourtant,
si la femme y perd son être-femme, y compris même sa sexualité, cette perte ne la fait pas moins
paraitre inquiétante et étrange dans le regard des hommes.
On le voit, depuis longtemps déjà, la femme dé-range. Les hommes n’arrivent pas à la ranger
dans un cadre fixe, bien déterminé, ni à contrôler la tentante tentation qui émane d’elle, sinon en la
reléguant au rang d’objet. Mais cela ne suffit pas, car elle continue d’inquiéter tellement que, pour
certains, il faut la mettre à la marge. Par exemple, en faisant d’elle la sorcière qui permet d’en faire
un bouc émissaire qu’on peut laisser pour compte, ou qui peut être chargé de tous les maux, surtout
de la perte du paradis. Sous ces figures, l’être de la femme serait comme autant de métaphores qui
révéleraient en fait ce que la femme recèle de mystérieux et d’inquiétant pour les hommes. Comme
le serpent, elle vient déranger l’ordre de Dieu, mais aussi l’ordre des hommes. Est-ce pour cela
que, de la femme, les hommes ne veulent rien savoir, sinon en tant que mère ? La figure de la mère
serait-elle moins inquiétante parce que plus familière ?
Cela nous incite à relire Gn 3 en prenant acte du fait que c’est en barrant Ève, en l’abolissant,
ou en la reléguant au rang d’objet, que la Tradition a pu élever la femme à la dignité de l’homme.
Mais que cette élévation ait été rendue possible au prix de cette perte n’est pas sans incidence. Dans
138
le discours de la Tradition, la femme vit, elle est vivante, mais c’est en tant qu’objet, en tant que
barrée à sa sexualité et à son effet tentateur, réduite à n’être que comme mère, qui plus est, comme
mère vierge. Quel effet produit ce qui est perdu et qui fait retour, dans le discours ecclésial, sous la
forme d’un idéal de virginité ? Surtout, comment le discours sur Ève et sur les femmes compose-til avec cette part manquante de l’être de la femme si, de la femme, autrement que comme objet, on
ne veut rien savoir ?
139
140
4
Le féminin comme lieu d'ouvertures
L’enthousiasme d’une femme se
ressource bien dans la promesse de
salut, mais peut-être plus profondément
dans l’insolente certitude […] que Dieu
repose sur elle.
Julia Kristeva320
4.0. Introduction
Nous avons vu comment, pour la Tradition, Ève en vient à représenter ce qu’il ne faudrait
pas que la femme soit, par opposition à la Vierge Marie, qui a été élevée au rang d’idéal féminin
dans le regard des hommes. Si cet idéal de Mère vierge proposé par le catholicisme peut permettre
à des hommes d’articuler quelque chose de « l’effet mère » qu’une femme peut produire sur eux,
on peut se demander s’il permet aux femmes de s’y reconnaitre, en raison précisément de
l’impossible que cet oxymore – vierge et mère – contient. D’autant que, et c’est le point qui nous
intéresse davantage, l’idéal de Mère vierge a pour effet de dénier ce que Ève représente en tant que
femme, soit sa différence sexuelle désirée et désirable. Mais, pendant que l’Église tentait de faire
tenir la position de la Tradition, les femmes continuaient de vivre et d’exister, en se mettant,
lentement mais sûrement, à revendiquer une place de femme à parts égales. Grâce à ce courant,
mais aussi en parallèle, la fin du XIXe et le XXe ont été propices à l’essor de trois disciplines de
recherche : la recherche biblique, le déploiement des études féministes et la psychanalyse321. Même
320
Julia Kristeva, Seule une femme, La Tour d’Aigue, Éditions de L’Aube, 2007, p. 161.
Soulignons aussi que les débuts du freudisme ont aussi été propices au travail de femmes dans ce domaine,
notamment sur la sexualité féminine. Nous pensons par exemple à Sabina Spielrein, Lou-Andréas Salomé, Marie
Bonaparte, Helen Deutsch. Voir à ce sujet l’entretien d’Albane Penaranda, « Nuit – Les Femmes et la
Psychanalyse », Entretien 1/3 avec Sarah Chiche et Catherine Millot, France Culture, 21 avril 2019,
321
141
s’il y en a d’autres, ce sont ces trois champs qui ont retenu notre attention, parce que chacun a été
propice à l’éclosion de nombreuses études qui ont en commun de s’intéresser à la femme du récit,
et de ne pas se situer en continuité de la Tradition.
Ce chapitre va nous permettre de montrer en quoi les positions féministes et féminines ont
ouvert une première brèche dans les lectures traditionnelles de la femme du texte de Gn 3. Nous
verrons aussi que ces nouvelles lectures, analyses et recherches font passer la femme du récit d’une
métaphore de la perte, qui était associée à la logique du péché originel, à la métaphore du manque
et de l’altérité. Avec les approches féministes, Ève devient le lieu de l’altérité radicale qui produit
une béance. Cette béance vient faire coupure dans l’homme comme lieu de l’universel en
permettant à du singulier de surgir. Cette lecture de la femme comme manque ouvre à son tour à
une éthique qui ne relève plus d’une morale religieuse, mais d’une éthique du sujet régie par les
lois de l’inconscient tel que la psychanalyse en parle. C’est ce que nous démontrerons en suivant
de très près l’élaboration des discours féministes et la manière dont ils permettent de passer de la
femme-objet à la femme-sujet, de passer de la perte au manque.
4.1. La voix du féminin comme lieu d-énonciation
Nos recherches montrent que, dans l’ensemble, les voix de femmes n’ont pas uniquement
servi à donner un sens théologique, religieux ou herméneutique à Ève ou au texte de Gn 3. Il
apparait qu’elles ne parlent plus exclusivement à partir du lieu théologique de la Tradition, ni en
tant qu’homme, mais bien d’abord en tant que femmes, au lieu même de leur différence sexuelle.
Cette parole de femme, ancrée dans un corps de femme, dans une réalité de femmes est, comme le
souligne Marie Balmary, salutaire quand il s’agit de parler de la différence sexuelle :
Comment aujourd’hui avancer dans cette recherche [de la différence des sexes] sans la situer
entre hommes et femmes ? Parler de l’altérité sans l’autre est, sinon une imposture, du moins
une injustice, une de ces injustices qui tiennent la vérité captive… Alors, finalement, peut-
https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/nuit-les-femmes-et-la-psychanalyse-12-entretien13-avec-sarah-chiche-et-catherine-millot-1ere (3/05/2019).
142
être est-ce un bien que les hommes n’aient pas vraiment réfléchi à la différence des sexes tant
que les femmes n’avaient pas droit à la parole.322
En sortant du silence sur la différence sexuelle et en osant essayer d’en dire quelque chose,
des femmes se sont permis de relire le texte et de le sortir des cadres de la Tradition où on croyait
le tenir323. Elles ont pris la parole tout en assumant leur différence, leur individualité de femme au
cœur d’une société patriarcale. Dans ce mouvement, ces femmes ont ouvert le texte à la dimension
de l’altérité. Nous allons montrer que cette altérité ne pouvait pas s’énoncer autrement qu’à partir
d’une logique critique qui leur permette de se situer en écart du biais patriarcal qui les a réduites et
enfermées des siècles durant. Aussi, nous avons choisi de présenter un certain nombre de voix de
femmes en prenant soin de montrer, non seulement leur critique, mais aussi la manière dont cette
critique leur permet de regagner du pouvoir en tant qu’être-femme.
La première critique des féministes a été de dénoncer la manière dont le patriarcat a teinté le
texte biblique et ses relectures324. Mais, comme nous allons tenter de le faire entendre, quand les
femmes ont pris la parole sur le texte et ses relectures pour le dénoncer, elles ne se sont pas
uniquement contentées de critiquer le patriarcat et de dénoncer les limites de ce système. Elles ont
aussi énoncé, de leur voix de femme, leur propre relecture de la femme du récit. Parler
d-énonciation avec cette écriture permet d’insister sur le double mouvement en jeu : une
dénonciation et une énonciation, une parole qui assume la part subjective qui a animé les féministes.
Car on doit reconnaitre le rôle essentiel des féministes dans l’ouverture du texte que leur
322
Marie Balmary, « Lire la différence des sexes », Revue Projets, 2005/4, 2005, https://www.revueprojet.com/articles/2005-4-lire-la-difference-des-sexes/ (25/10/2018).
323
En effet, comme le remarque Pamela Milne, si, pendant longtemps, les biblistes féminines ont voulu travailler le
texte à l’intérieur de la Tradition, elles sont de plus en plus nombreuses à considérer qu’il faut l’analyser et le
critiquer depuis l’extérieur. C’est donc une posture qui remet en question l’autorité des Écritures. Pamela Milne,
« The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 146-147.
324
Barbara Brown Zikmund note en effet à quel point les femmes, leur expérience de femmes, leur parole, étaient
absentes du monde des hommes : « There was no conscious awareness that women’s experience, as women’s
experience, was relevant to intellectual work. It was a man’s world. Women were part of the male story. As women
they remained invisible. This prefeminist consciousness acknowledged that women’s lives did have some unique
aspects, but the differences were unimportant ». Barbara Brown Zikmund, « Feminist Consciousness in Historical
Perspective », L. Russel (dir.), Feminist Interpretation of the Bible, Philadelphia, Westminster Press, 1985, p. 21.
143
dénonciation du biais patriarcal a permis325. Mais leur dénonciation a aussi permis à des femmes
qui ne portent pas nécessairement l’étiquette de féministes d’énoncer quelque chose de leur êtrefemme. Pour cette raison, nous préférons privilégier le terme de relectures féminines à celui de
perspectives féministes. Ce choix de mots est soutenu par la définition que Louise Melançon donne
de ce « mouvement des femmes » dont ce chapitre se restreindra à une tribune sélective.
J’entends par « mouvement des femmes » ce phénomène sociopolitique qui, depuis les
années 1970, a pris forme du moins dans notre société occidentale. Il s’agit en somme, d’une
prise de parole généralisée des femmes à partir de leurs expériences, de leur vécu, et de leur
avènement dans la vie publique par l’exercice de fonctions et de tâches habituellement
réservées aux hommes. Ce phénomène sociopolitique est en réalité un mouvement culturel
en ce qu’il s’accompagne, de la part des femmes elles-mêmes, d’une prise de conscience de
leur rôle dans la société et dans l’humanité.326
4.1.1 Dénoncer la femme comme inférieure, sous-mise
La première tâche des auteures femmes a été de d-énoncer le biais patriarcal du récit et de
ses relectures327. Leur travail a révélé comment les relectures patriarcales ont façonné la vision que
325
Parmi ces femmes, citons : Lyn Bechtel, Mary Daly, Jean Higgins, Judith McKinley, Pamela Milne, Ilona
Rashkow, Rosemary Radford-Ruether, Deborah W. Rooke, Elisabeth Stanton, Beverly, J. Stratton, Helen SchüngelStraumann, Gale A. Yee, pour ne citer que celles-là, mais la liste est beaucoup plus longue.
326
Louise Melançon, L’avortement dans une société pluraliste, Montréal, Éditions Paulines, 1993, p. 60-61.
Børrensen estime que le féminisme moderne organise même une révolution épistémologique la plus importante de
l’humanité : « Étant donné cet androcentrisme global, le féminisme moderne constitue la révolution épistémologique
la plus fondamentale de l’histoire de l’humanité. Lorsque les hommes ne sont plus définis comme des êtres humains
de sexe primaire, l’affirmation théorique et la réalisation pratique de l’autonomie bio-socio-culturelle des femmes
représentent un défi posé à toutes les grandes religions, un défi plus subversif que ne le furent les effondrements
antérieurs du géocentrisme (Copernic) et de l’anthropocentrisme (Darwin) ». Kari E. Børrensen, Subordination et
équivalence..., p. 326.
327
La question de savoir si c’est le texte ou ses relectures qui sont patriarcales a fait l’objet de longues discussions de
la part des femmes qui y ont travaillé. La plupart s’accordent à dire que le biais se retrouve dans les deux. Parmi les
auteures qui ont été consultées, citons Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », p. 98 ;
Mary Daly, Le deuxième sexe. Contexte, Tours, Mame, 1969, p. 39 ; Marylin French, Beyond Power : On Women,
Men, and Morals, New York, Ballantine Books, 1985, p. 267 ; Christine Froula, « Rewriting Genesis : Gender and
Culture in 20th Century Texts », Tilsa Studies in Women’s Literature 7/2, 1988, p. 199 ; Pamela Milne « Eve and
Adam : Is a Feminist Reading Possible ? », BibRev 4 1988, 121-139, et « The Patriarchal Stamp of Scripture : The
Implications of Structural Analyses for Feminist Hermeneutics », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to
Genesis, …, 146-172 ; Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament : Why Bother ? », Feminist
Theology, 15/2, 2007, 160-174, ; Katharine Doob Sakenfeld, « Feminist Uses of Biblical Materials », Feminist
Interpretation of the Bible, Feminist Interpretation of the Bible ; Elisabeth Cady Stanton, The Woman’s Bible,
Seattle, Pacific publishing Studio, 2010, p. 20 ; Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman
in Genesis 1-3… » p. 55s ; Beverly, J. Stratton, Out of Eden… ; Arie Troots, « Reading for the Author’s Signature :
Genesis 21.1-21 and Luke 15.11-32 as Intertexts », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, p. 251-259.
144
le monde occidental a de la femme du récit, vision qui, en retour, a façonné la vision que les
hommes ont des femmes. En décriant le biais patriarcal, ces femmes ont dévoilé comment la
Tradition a pu lire la femme en l’enfermant dans une position sous-mises à l’homme, au point d’en
faire un objet. Mais plus encore : elles ont démasqué les raisons sous-jacentes qui ont permis aux
hommes de les enfermer dans cette représentation d’un être sous-mis.
Des femmes comme Beverly Stratton ont commencé par relever le fait que la Tradition
s’appuie sur Gn 2:21-22, versets selon lesquels la femme est créée seconde, d’une part, et tirée de
l’homme, d’autre part, pour justifier qu’elle est inférieure328. D’autres, comme Suzanne Scholz,
ont ensuite noté que la Tradition profite du fait que la femme est créée dans le but d’être une aide
pour la décréter la servante de l’homme329. Elles ont noté que sa capacité à porter des enfants a
renforcé ce statut, en permettant aux hommes d’assurer la survie de leur espèce. En troisième point,
elles soulignent que la Tradition utilise le fait que l’homme nomme aussi bien les animaux que la
femme pour la rabaisser au rang des animaux330. Ces trois points ont permis aux femmes de montrer
que le texte est patriarcal précisément parce qu’il place la femme en dessous de l’homme.
Selon ce premier mouvement de relecture, la Tradition aurait perpétué une lecture instituant
l’infériorité de la femme, d’une part, et sa place d’objet, d’autre part. En mettant au jour les
présupposés anthropologies, sociaux et théologiques du système patriarcal à l’œuvre, des voix de
femmes ont révélé une circularité entre le texte et sa relecture. Elles notent que le texte est écrit par
des hommes déjà imprégnés par leur système patriarcal, ce qui se retrouve dans l’écriture même
du récit. Mais le texte, nécessairement patriarcal, sert aux hommes à justifier leur posture vis-à-vis
des femmes, en imprimant au texte leur façon patriarcale de le relire. C’est par exemple ce que
relève Schüngel-Straumann, quand elle dit que la relecture paulinienne relève d’une nécessité
328
« Contemporary feminists recognize, in the woman’s derivative status and her depiction as an objet, aspects of
patriarchy in the man/woman relationship », Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 105. Voir aussi Deborah W.
Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament … », p. 162 ; Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of
Scripture… », p. 150 ; Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », p. 77.
329
Susanne Scholz, « A Third Kind of Feminist Reading: Toward a Feminist Sociology of Biblical Hermeneutics »,
Currents in Biblical Research 9/1, 2010 9-32, http://cbi.sagepub.com/content/9/1/9 (15/1/2020). Voir aussi Beverly,
J. Stratton, Out of Eden… p. 96 ; Phillis Trible, « Depatriarchalizing in Biblical Interpretation », JAAR 41, 1973,
p. 36 ; Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 39.
330
Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 100 ; Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 133.
145
théologique. Elle montre que le texte paulinien, à vouloir faire correspondre le récit à sa théologie
du Christ nouvel Adam, nécessitait de faire de la femme une créature de second rang331.
Dans un second mouvement de relecture, des auteures comme Schüngel-Straumann, Mary
Daly, Élisabeth Parmentier, Jean Higgins, Beverly Stratton, ont souligné la manière dont la
Tradition s’est servie du texte pour conforter le pouvoir masculin sur les femmes332. SchüngelStraumann relève même ce que l’utilisation du texte par la Tradition peut avoir de violent pour les
femmes333, en citant le cas de Max Funke qui, en 1910, qui a pu en arriver à dire qu’Ève est moins
qu’un être humain : « If God had regarded Eve as a human being, he certainly would have asked
her this question as well »334. Ainsi, soulever le biais patriarcal a permis de montrer comment il
s’organise, et l’effet qu’il produit sur les femmes.
Revenons sur le moment où Ève est nommée. Les voix de femmes consultées estiment que
le fait d’être nommée par l’Adam place Ève au même niveau, hiérarchiquement inférieur, que les
animaux335. Stratton va jusqu’à affirmer qu’appeler Ève « mère du vivant » (Gn 3:20) revient à
contrôler la sexualité de la femme en la confinant exclusivement à une fonction de reproduction336,
et lui dénier tout pouvoir sur son corps, donc sur sa propre vie. Ici, nommer est lu comme le
privilège de l’homme. Cet acte instaure sa supériorité en légitimant en retour sa domination sur la
femme. À partir de là, rien n’empêche alors l’homme de la traiter comme sa possession, ce qui
permet en retour de faire de la femme un corps-objet, et de lire le texte comme racontant cet état
de fait. Stratton, par exemple, montre que la femme est bien considérée comme un objet qui
331
Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 54-55 (nbp) citant Max
Funke, Sind Weiber Menschen ? Mulieres homines non sunt. Studien und Darlegungen auf Grund wissenschaftlicher
Quellen, Halle, Marhold, 1910, p. 56.
332
Voir à ce sujet les commentaires de Jean M. Higgins, « The Myth of Eve : The Temptress », JAAR 44, 1976, et
Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 86. Mais aussi : Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and
Woman in Genesis 1-3… », p. 59 ; Élisabeth Parmentier, L’écriture vive…, p. 237 ; Mary Daly, Le deuxième sexe
contexte, p. 39.
333
Voir aussi Beverly, J. Stratton, Out of Eden, Out of Eden…, p. 11 qui précise : « interpretations of this text have
legitimated men’s domination of women, even to the point of sanctioning physical abuse ».
334
Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 55, traduisant l’essai de
Max Funke : Sind Weiber Menschen ? Mulieres homines non sunt. Studien und Darlegungen auf Grund
wissenschaftlicher Quellen, p. 56.
335
Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 100, citant Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 133.
336
Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 100.
146
appartiendrait à l’homme par le fait qu’elle est sa chair et ses os, tout en étant définie trois fois en
Gn 2:23 par un démonstratif, « this » (celle-là), propre aux objets 337 . Ces relectures féminines
d-énoncent ainsi le traitement que le patriarcat fait d’Ève, un corps-objet à posséder, à soumettre,
à contrôler. On lui fait tellement mauvaise presse que porter son nom a pu être vécu comme une
honte338. Mais la honte vient de quoi, sinon d’être femme ?
4.1.2 La femme perçue comme objet sexuel : la dimension du corps comme danger
Après avoir abondamment dénoncé le biais patriarcal du texte, des femmes ont osé
questionner les raisons qui ont bien pu conduire les hommes à vouloir contrôler les femmes. À cet
égard, la dimension du corps de la femme, et plus encore la volonté des hommes à vouloir contrôler
leur corps, leur est apparue centrale. Elles en sont venues à montrer que le corps de la femme
dérange au motif qu’elle représente un risque de subversion de l’ordre, y compris
métaphoriquement. Ainsi, Susan Foh et Gale Yee estiment que l’homme doit gouverner la femme
(en Gn 3:16) parce qu’elle veut posséder l’homme339. Elles en viennent à cette affirmation parce
que, pour elles, le texte serait un récit idéologique qui met en scène l’autorité monarchique,
représentée par Dieu, en situation de contrôler les risques de subversions 340 . Selon cette
perspective, la femme représenterait un risque de subversion, de rébellion, et le mari le lieu du
contrôle répressif nécessaire341. Gn 3:16 serait alors l’illustration parfaite de la soumission que
337
Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 98.
Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 150 ; Judith McKinley raconte qu’une femme a
reconnu qu’elle avait longtemps vécu avec un sentiment de honte de porter le nom d’Ève… Judith McKinley,
« Bothering to Enter the Garden of Eden Once Again », Feminist Theology 19/2, 2011, p. 143-153.
339
Susan T. Foh « What is the Woman’s Desire ? », The Westminster Theological Journal 37, 1974/75, 376-83 ;
Gale A. Yee, Poor Banished Children of Eve: Woman as Evil in the Hebrew Bible, Minneapolis, Augsburg Fortress
Publishing, 2003, p. 75.
340
Yee estime que les femmes de l’ancien Israël avaient comme armes celles de la faiblesse (weapons of the weak),
soit un pouvoir informel, mais réel, capable de subvertir l’autorité masculine. Parmi les exemples de ce pouvoir,
notons par exemple, tiré d’une plus longue liste : « women can use secrets and silence to their advantage… gossip
about their husbands… skillfully manipulate their husbands… practice sorcery, […] exploit their men sexually
[…] », en rappelant un peu plus loin que la Bible met en scène ces tactiques. Elle justifie ce pouvoir par le fait qu’à
cette époque, le monde des femmes était séparé du monde des hommes. Ce monde organisait la ségrégation des
femmes au motif qu’elles sont inférieures. Encapsulé dans le monde masculin, mais séparé, le texte biblique rend
silencieux le monde des femmes, parce que, selon Yee, il existe sous la forme d’une double absence. D’une part,
parce qu’il est encodé dans le genre masculin, et d’autre part parce que biaisé par la symbolique de la femme « evil »
que le texte biblique véhicule. Gale A. Yee, Poor Banished Children of Eve…, p. 49-58.
341
Gale A. Yee, Poor Banished Children of Eve, p. 75.
338
147
recherche le patriarcat quand son autorité est défiée342. Mais si le corps de la femme est associé à
une capacité de subversion dangereuse pour l’homme, elles notent que cela indique aussi aux
femmes que leur corps est précisément le lieu à partir duquel elles peuvent reprendre du pouvoir,
en se posant comme lieu d’altérité subversif.
On voit ainsi émerger l’idée selon laquelle c’est précisément parce qu’elle est différente que
la femme est présentée comme étant sans cesse à risque de dé-ranger. En tant que différente, la
femme dé-range non seulement l’ordre masculin, mais aussi l’ordre que Dieu a mis dans la
création, y compris en posant l’interdit. Ainsi, en réduisant la femme au rang d’objet sous la garde
de l’homme, le patriarcat camouflerait le fait qu’on ne peut parler du corps de la femme qu’en tant
que dimension à contrôler. Mais en levant le voile du poids subversif que la femme représente pour
les hommes, ces femmes dévoilent aussi qu’ils ne peuvent parler autrement du corps de la femme
en raison même du fait que ce corps est sexué et désirable, donc dangereux pour l’homme, qui
pourrait s’y perdre. Autrement dit, comment concilier le fait que la femme puisse être un objet, si,
dans le même temps, elle pourrait être un humain à part entière ? En cela, la femme est inter-dite :
on la dit dangereuse, et on la traite comme telle, comme si c’était une évidence. La domination des
hommes sur les femmes aurait donc ici pour but d’en circonscrire le pouvoir. Cela impliquerait
alors qu’elle en aurait un, dont les hommes se méfient. Peut-on en déduire que, pour les hommes,
l’être-objet-femme ne garantirait aucunement son innocuité ?
Cette question de la femme dont le corps dérange est reprise par Schüngel-Straumann. En
s’intéressant à l’influence de la culture helléniste sur les textes intertestamentaires, elle souligne le
rapport de cette culture au beau. Selon ses recherches, on trouve deux courants. Si le premier
courant a eu tendance à érotiser les textes, l’autre a eu tendance à démoniser Éros et la beauté343.
Seulement, alors que, dans le judaïsme ancien, la beauté était considérée comme une qualité de
Yahvé, elle serait devenue quelque chose de dangereux à l’époque hellénistique. Au même
342
« The narrative illustrates the knee-Jerk of patriarchy when its authority is challenged ». Deborah W. Rooke,
« Feminist Criticism of the Old Testament … », p. 170.
343
« the first eroticizes the old texts, the second demonizes eros and beauty ». Helen Schüngel-Straumann, « On the
Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 53-76. Milne, de son côté, relève une idéalisation de l’Adam
(homme) et Ève comme étant la source du mal. Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 150.
148
moment, la culture hellénique s’est mise à identifier le corps des femmes à Éros, et donc à la
beauté344, provoquant un amalgame entre la beauté et le corps des femmes qui aurait permis de
diaboliser Ève et, par conséquent, le corps de toutes les femmes.
Schüngel-Straumann ajoute que c’est dans cette mouvance que les textes intertestamentaires,
très focalisés sur les questions du mal et de son origine, n’ont pas hésité à faire d’Ève la grande
tentatrice, la grande responsable du péché345 : la première femme devient celle qui a fait entrer la
mort dans le monde. Schüngel-Straumann montre aussi que le rôle diabolique de la femme est
renforcé par le christianisme naissant. Quand, dans sa lettre à Timothée, Paul dit qu’Ève sera sauvée
par ses enfants, elle estime qu’il donne une connotation sexuelle à la transgression. En faisant
référence à la loi du talion, Paul laisserait entendre qu’elle est punie par là où elle a péché : en ayant
eu une relation sexuelle avec le serpent 346 . Pour Rashkow, cette orientation a conduit à faire
d’Adam la victime d’Ève : « sinless Adam is tempted and seduced by temptress Eve (perhaps she
was wearing a black "negligée" at the time ?) »347. Si Adam devient une victime, ce n’est pas sans
lien avec le fait que les femmes ont été présentées par la Tradition comme des personnes
venimeuses, allant même dans certains cas jusqu’à les comparer au serpent. Mais comment s’en
étonner, si, comme le rappelle Higgins, certains commentaires n’hésitent pas à faire de la femme
un serpent : « The process in the man’s case was no doubt the same […] the woman taking the
place of the serpent »348. Pour elle, il est évident que les pères de l’Église ont surchargé le sens du
texte, au point que le récit est sorti de son lit349.
344
« Woman is always assigned to the side of body/matter and regularly identify with Eros ». Helen SchüngelStraumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 56-59,
345
Voir aussi Jean M. Higgins, « The Myth of Eve : The Temptress », JAAR 44/4, 1976, 639-647, p. 60.
346
Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 60.
347
Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo: Sexuality and Family in the Hebrew Bible, Minneapolis, Augsburg Fortress,
2000, p. 62.
348
Jean M. Higgins, « The Myth of Eve : The Temptress », p. 641.
349
« The popular image of Eve, the temptress, has grown out of the story of Genesis », Higgins, « The Myth of
Eve… », p. 639. Elle prend le temps de donner plusieurs exemples : « Substituting "tempts" and "temptress" for the
literal "also gave some to her husband" is a relatively restrained way of interpreting. According to Tertullian, in the
early third century, Eve "persuaded" Adam. Gregory Nazianzen says she "beguiled her husband by pleasures." He
judges her severely, for she "[…] proved to be an enemy rather than a helpmate". And John Chrysostom uses Gen
3:6 to justify the later prohibition against women teaching : "The woman taught [the man] once . . . and ruined all".
Heloise in the twelfth century supposedly repented of having been born a woman since It was the first woman in the
beginning who lured man from Paradise". Aquinas says Eve "suggested to the man that he sin" (thus doubling her
149
We have seen that Eve tempted, beguiled, lured, corrupted, persuaded, taught, counselled,
suggested, urged used wicked persuasion, led into wrongdoing, proved herself an enemy,
used guile and cozening, tears and lamentations, to prevail upon Adam, had no rest until she
got her husband banished, and thus became "the first temptress".350
Ces femmes chercheuses soulignent à quel point Ève, en tant que corps féminin, perturbe
l’ordre masculin. Pour ces auteures, ce portrait de femme pécheresse, désobéissante, incapable de
résister à la tentation, source du malheur de l’humanité, séductrice invétérée, a contribué à organiser
pendant des siècles le sort des femmes351 : de façon à peine voilée, la femme est perçue comme un
danger, qu’on doit par conséquent contrôler. Pour Radford-Ruether, cela a eu comme conséquence
de rendre leur parole absente au point que les femmes sont devenues elles-mêmes absentes,
entraînant une absence peu ou prou endémique des femmes dans la relecture du texte – jusqu’à
l’arrivée des féministes qui ont pris la parole. Autrement dit, à force d’être perçues comme des
objets, les femmes se comporteraient en objet.
It is precisely women’s experience that has been shut out of hermeneutics and theological
reflection in the past. […] Not only have the women been excluded from shaping and
interpreting the tradition from their own experience, but the tradition has been shaped and
interpreted against them. The tradition has been shaped to justify their exclusion. […] The
androcentric bias of male interpreters of the tradition, who regards maleness as normative
humanity, not only erase women’s presence in the past history of the community but silence
even the questions about their absence. One is not even able to remark upon or notice
women’s absence, since women’s silence and absence is the norm.352
Mais ce n’est pas tout. Leurs travaux de recherche ont aussi permis de montrer que si les
hommes ont été capables de croire durant des siècles que les femmes sont inférieures parce que
guilt). Bonaventura knows she exercised "wicked persuasion" and "corrupted her husband". A fourteenth century
author has it that "she prayed and counselled him to eat of it as she did", and "deceived her husband by wicked
counsel". Jacques de Vitry told that "she had no rest until she got her husband banished from the Garden of Eden and
Christ condemned to the agony of the Cross" », p. 640.
350
« Nous avons vu que Ève a tenté, séduit, attiré, corrompu, persuadé, enseigné, conseillé, suggéré, exhorté, utilisé
la manipulation, provoqué des actes répréhensibles, s’est révélé un ennemi, a utilisé la ruse et a trompé par les larmes
et lamentations pour persuader Adam, n’a eu de cesse d’obtenir le bannissement de son mari, au point de devenir "la
première tentatrice" » (Notre traduction). Jean M. Higgings, « The Myth of Eve : The Temptress », p. 641.
351
Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 150.
352
Rosemary Radford-Ruether, « Feminist Interpretation of the Bible : a Method of Correlation », L. Russel. (dir.),
Feminist Interpretation of the Bible…, p. 113. Voir aussi Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 71-72, se référant à
Peggy McIntosh qui parle de « womenless history », ou des femmes comme « problem, absence, or anomaly in
history », Peggy McIntosh « Interactive Phases of Curriculum Re-vision ; a Feminist Perspective », Wellesley
College, Center for Research on Women 124, 1983, 131-150.
150
secondes dans l’ordre de la création, c’est parce que la structure sociale et culturelle supportait cette
idée. Car, comme le soutient Rosemary Radford-Ruether, c’est le fait que les femmes ont
longtemps été absentes de la vie sociale, politique et culturelle qui a permis aux hommes d’adhérer
à cette croyance. Les hommes auraient déduit de cette absence leur ignorance, et leur ignorance
supposée aurait permis aux hommes de les maintenir dans un rapport d’exclusion à la vie collective.
Cette conception du féminin et de la femme a eu pour conséquence de justifier leur exclusion du
monde des opportunités et des décisions. Pour ces femmes, les hommes ont cru à ce qu’ils avaient
eux-mêmes mis en place, ce qui permet à Marie Cardinal de dire :
Est-ce qu’on n’a jamais parlé [du désir] au féminin ? Peut-être qu’il n’y pas de désir féminin.
[…] Est-ce que nous sommes capables d’un désir, d’un plaisir, d’un jeu qui soit différent de
ceux des hommes ? […] Y-a-t-il dans tout ça quelque chose qui nous soit vraiment propre ?
Ça n’a jamais été exprimé. Est-ce que les conduites féminines de la séduction sont telles
parce que c’est notre nature de jouer comme ça ou bien est-ce qu’elles sont comme ça parce
que les hommes ont voulu que nous jouions comme ça pour leur plaire ?353
4.1.3 La femme comme objet de désir, ou objet cause du désir ?
Cette idée selon laquelle il faut contrôler la femme pour la soumettre et qu’elle ne fasse pas
déborder leur cadre patriarcal n’a pas seulement permis aux hommes d’avoir le contrôle sur les
femmes durant des siècles. Cette idée a ricoché sur les femmes elles-mêmes. En effet RadfordRuether estime que les femmes en sont venues elles-mêmes à considérer cet état de fait comme
normal, naturel, voire voulu par Dieu354. Cet effet ricochet s’expliquerait par le fait que durant des
siècles, le sexe féminin a été interdit de connaissance précisément parce que le discours masculin
cherchait à le laisser sans connaissance. Il est important de lire cette boucle de rétroaction imposée
par l’ordre patriarcal, car elle permet de montrer à quel point le discours sur Ève est intimement et
intrinsèquement noué à la relecture et à l’interprétation qui sont faites du rôle d’Ève face au désir
de méconnaissance des hommes, ne serait-ce que ceux de la Tradition.
Plutôt que de chercher à connaître l’autre féminin, des hommes ont préféré ramener au rang
d’objet ce qui leur apparaissait dangereux, continuant ainsi à perpétuer un système patriarcal qui a
353
354
Marie Cardinal, Autrement dit, Paris, Grasset, 1977, p. 48.
Radford-Ruether, « Feminist Interpretation of the Bible … », p. 114.
151
fait taire les femmes, y compris en les tenant à distance de ce qui leur appartient : leur corps, leur
sexualité, leur parole, et, incidemment, leur jouissance et leur désir. Radford-Ruether s’est efforcée
de démontrer l’effet de la subordination systématique des femmes sur leur être-femme. Elle
souligne à quel point les femmes ont trop souvent été réduites à une somme biologique. À partir de
là, on a pu les appréhender à partir de leur constitution morphologique : leur cycle féminin ou leur
maternité, décliné sur le mode de l’impur, les rend impures. Pour Radford-Ruether, cette réalité
leur colle tant et si bien au corps qu’on en vient à considérer les femmes comme cause du drame
qu’elles sont les premières à subir :
[…] women experience even their biological differences in ways filtered and biased by male
dominance and by their own marginalization and inferiorization. Menstruation and childbirth
are interpreted to them as pollution, over against a male-controlled sacred sphere. […]
Women in patriarchal culture are surrounded by messages that negate or trivialize their
existence. Their bodily sexual presence is regarded as a dangerous threat to male purity and,
at the same time, as a justification for constant verbal and physical abuse. They experience
their bodies as constantly vulnerable to assault and are told, at the same time, that they
deserve such assault because they « cause » it by their sexual presence.355
En soulignant l’impureté, Radford-Ruether permet de mieux faire ressortir ce qui, chez
l’être-femme, est perçu comme dangereux par des hommes. C’est parce que le corps féminin est
regardé comme un corps désiré que la femme est associée à un lieu de perdition, donc de danger.
Pour faire ressortir cette redoutable spirale, Bledstein a opté pour une traduction pour le moins
inhabituelle de Gn 3:16 : « You are powerfully attractive to your husband, but he can rule over
you »356. Autrement dit, « tu es puissamment attirante pour ton mari, mais il peut te dominer ».
Rappelons que le verset est habituellement traduit ainsi : « Ta convoitise te poussera vers ton mari,
et lui dominera sur toi »357. Sa traduction inverse les pôles d’action, en laissant entendre que c’est
à titre d’objet qu’elle est attirante, au point que l’homme ne peut résister358. Elle justifie son choix
de traduction par le fait que le mot Techuqateh a la même origine que le mot akkadien kuzbu, qui
355
Radford-Ruether « Feminist Interpretation of the Bible… », p. 113-114.
Adrien Janis Bledstein, « Are Women cursed ? », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, p. 144
citée par Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 93.
357
BJ.
358
« It indicates not the woman’s active desire for her husband, but that the man finds her desirable ». Beverly, J.
Stratton, Out of Eden…, p. 93, résumant la position de Adrien Janis Bledstein, « Are Women cursed ? », 142-145,
p. 143s.
356
152
veut dire attraction, charme, vigueur sexuelle. Sa traduction permet de faire ressortir ce que la
femme représenterait pour l’homme : un objet de désir. Ces éléments sont la preuve, pour RadfordRuether ou Bledstein, que la femme est vue comme un objet passif, certes, mais irrésistible. Si
l’objet est attirant, comment éviter de le convoiter ? Autrement dit, si la notion d’objet est redoublée
par la notion de passivité, comment expliquer le désir ? Est-il réductible à une dimension purement
sexuelle ? En tel cas, les femmes seraient-elles irrémédiablement réduites à être appréhendées
comme objet sexuel, objet de désir sexuel ?
4.2. Des femmes pour que la femme passe d’objet à un être-femme
Avoir formulé l’hypothèse qu’elles ont été traitées comme des objets a permis à des femmes
d’avancer qu’elles ont été coupées de leur être-femme et réduites à n’être que des corps passifs.
Or, leurs énonciations subjectives, dont on a la trace à travers des recherches reconnues, montrent
au contraire qu’elles refusent de se situer uniquement dans une logique de passivité, y compris de
résistance passive aux hommes. Bien au contraire : nos propres recherches nous conduisent à
postuler que ces femmes, par leur d-énonciation, se sont positionnées comme autant de voix qui
ont osé braver l’inter-dit patriarcal. Un peu comme Ève, elles ont bravé l’interdit, en accédant à la
connaissance qui leur était refusée : elles ont parlé pour énoncer et dénoncer les tentatives répétées
du patriarcat à les couper de leur corps et de leur être singulier. Autrement dit, en osant faire
entendre leur voix pour résister encore et en corps aux assauts des regards, et ce, depuis l’origine,
qui réduisent la femme à n’être qu’un objet sexuel passif, ces femmes ont fait comme Ève. C’est
avec elles que, pour la première fois, la figure d’Ève a pris une nouvelle dit-mention, en devenant
source de libération et de créativité.
En relisant le texte de manière active, en effectuant un travail exégétique de qualité sur Ève,
chacune des auteures étudiées a pu montrer que, comme elles, la première femme est loin de
pouvoir être restreinte à n’être qu’un objet passif, ignorant ou faible, comme des hommes se sont
plu à le croire. Par exemple, Bechtel montre qu’Ève pose des questions et réfléchit à ses actions359.
De son côté, Stratton estime que la femme est un être autonome, responsable qui évalue, interprète
359
Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », p. 79.
153
et discerne360, démontrant qu’elle a agi après avoir soupesé le pour et le contre, qu’elle a donc fait
un choix raisonné à partir des nouvelles perspectives fournies par le serpent361. Pour sa part, Trible
note que la capacité de discernement d’Ève l’amène à trouver que l’arbre peut lui apporter plus que
l’intelligence : la sagesse 362 . Ainsi, les lectures de ces femmes donnent à la femme sa place
d’individu doté d’une parole singulière et autonome, qui fait des choix, qui agit et qui assume ses
actes363. Ce préjugé favorable des femmes pour la femme les a conduites à reconnaitre chez Ève
une attitude digne, courageuse et responsable, puisqu’elle reconnait son erreur et assume son acte,
là où l’homme choisit de remettre à la femme et à Dieu la responsabilité de son nouvel état364.
Stratton va même jusqu’à affirmer qu’Ève est un décideur éthique 365 et une « connected
knower »366, un être qui sait utiliser son savoir pour entrer en relation367, un être doué d’une faculté
particulière de compréhension qui, comme le souligne Judith McKinley, se traduit dans sa capacité
de discernement et de jugement368.
Il est important de relever que la capacité de discernement que les femmes reconnaissent à
Ève est directement reliée à la façon qu’ont les femmes de lire le récit. Ainsi, pour Lytta Basset, le
texte doit être compris comme le récit du mal déjà là. Selon elle, le récit refuserait de rendre compte
360
Beverly J. Stratton, Out of Eden…, p. 88, mais aussi Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old
Testament … », p. 171.
361
Beverly J. Stratton, Out of Eden…, p. 90-91.
362
Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 112 ; pour Stratton, « the woman seems to understand the
phrase "knowing good and evil" positively, as insight », Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 89. Ici, insight est
interprété au sens de sagesse.
363
Beverly J. Stratton, Out of Eden…, p. 259.
364
Voir sur ce sujet : Beverly J. Stratton, Out of Eden, p. 86, 88 et 91 ; Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation
of Genesis 2,4b-3,24 », p. 91-110 ; Evelyn et James Whitehead, Method in Ministry : Theological Reflection and
Christian Ministry, Seabury, Seabury Press, 1980 ; Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 120.
365
Selon la définition de Evelyn et James Whitehead, Method in Ministry : Theological Reflection and Christian
Ministry, Seabury, 1980.
366
Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 87, qui reprend à son compte l’expression de Mary Belenky à propos des
femmes, Mary Belenky et Al, Women’s Ways of Knowing. The Development of Self, Voice, and Mind, New York,
Basic Books, 1986.
367
Elle voit cette capacité relationnelle dans le fait qu’Ève trouve naturel de partager ses découvertes avec l’homme,
avant et après la transgression: la nourriture, la beauté et la sagesse, un goût du partage qui perdure après la
sentence : le désir qui la porte vers son homme, raconte encore sa capacité à être en relation. Beverly, J. Stratton, Out
of Eden…, p. 88.
368
Voir aussi « The more significant reality is that we have entered this world as people with the potential for
discerning right from wrong, good from evil, and that is a very good story truth. And according to the narrative,
when read in this way, it is Eve who gained us this gift. » Judith McKinley, « Bothering to Enter the Garden of Eden
Once Again », p. 144.
154
de l’origine du mal, et viserait plutôt à confirmer que chercher l’origine du mal est interdite. Cela
conduit Basset à postuler que la femme « comprend cette interdiction de manière si radicale qu’elle
ajoutera : "vous ne toucherez pas à lui" »369. Le fait d’ajouter le verbe toucher serait la preuve que
la femme a parfaitement compris ce que le récit chercherait à raconter, à savoir que la recherche
des origines du mal est impossible et interdite. Pour sa part, Rooke estime que manger l’arbre de
la connaissance ne peut pas être synonyme de mort, mais plutôt d’une brèche dans la limite
humaine370. Selon elle, la mort en tant que limite ne tient pas pour la femme : Ève veut savoir ce
que le hors limite offrirait371. C’est donc en sujet que son désir la pousse au-delà des limites posées
par Dieu.
Le travail de ces femmes, tant sur le texte que sur ce qui l’entoure, s’est fait en même temps
qu’un mouvement de libération de la femme. Leurs recherches rigoureuses, leurs paroles
singulières, tantôt dénonciatrices, tantôt résistantes, ont fait basculer la femme de femme-objet à
être-femme. Pendant qu’elles portaient leur attention à l’interdit franchi par Ève au jardin d’Éden,
elles ont aussi commencé à se dire, à se raconter comme femme, en reliant leurs propres questions
de femme à la situation de la femme du récit. À partir de la dénonciation, l’interdit s’est fait
inter-dit, une parole qui se dit, qui circule entre les lignes : de l’interdit est né une parole. Leurs
analyses de femmes ont permis à ces chercheuses d’en venir à l’idée qu’Ève puisse être sujet de
son désir, sujet de sa relation avec l’autre, et non pas un simple objet passif de la volonté masculine.
On peut alors voir que ce qui a été lu par les hommes comme un récit de faiblesse et de
culpabilité a été relu par des femmes comme un texte sur la recherche d’indépendance et d’initiative
d’une femme face à la limite et la vulnérabilité d’un système patriarcal, fût-il divin372. Ce faisant,
les recherches féminines ont déplacé le rôle que la Tradition avait donné à Ève. Là où l’homme
détenait le pouvoir en raison de sa force et son intelligence, les voix féminines ont montré qu’en
369
Lytta Basset, Le pardon originel. De l’abîme du mal au pouvoir de pardonner, Genève, Labor et Fides,1995,
p. 208.
370
Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 112.
371
« She wants to know what else there is to life », Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old
Testament … », p. 66-167.
372
Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament… », p. 71-172.
155
tant que corps sexué, en tant que différence à fort potentiel subversif, la femme s’avère aussi un
lieu de pouvoir. Pouvoir terrifiant s’il en est, puisque ce serait cette dimension sexuée que les
hommes auraient voulu – voudraient ? – garder passive.
4.3. L’effet de la mère sur la femme
Cette passivité est intrinsèquement liée au rôle auquel des hommes ont longtemps voulu
confiner les femmes, souvent réduit par la Tradition à trois qualificatifs : la mère, l’épouse ou la
putain. Seule, la Vierge Marie échappe à ce trio enfermant, précisément parce qu’elle est vierge.
Vierge et mère, serait-il le fantasme masculin par excellence373 ? Le fait même que la virginité de
la mère de Dieu ait été un enjeu doctrinal au sein du christianisme374 indique que c’est bien en tant
que femme sexuée que l’être de la femme dérange – au point d’être associé à la figure de la
« putain », une figure qui relègue la femme à un objet à contrôler. Le fait que la Tradition ait avancé
l’idée que la femme pouvait échapper à cette place d’objet sexuel passif, en occupant la place de
la mère – rôle que des hommes ont vu comme un rôle actif dans la sphère domestique –, n’a pas
convaincu les féministes consultées. Elles ont vite dénoncé cette place de mère comme une vision
réductrice ayant des effets dévastateurs, qui ne permettaient pas aux femmes de sortir de leur rôle
d’objets.
4.3.1 L’effet-mère de Gn 3:16 sur les femmes
Les féministes sont nombreuses à dire que dénoncer le biais patriarcal, qui réduirait la femme
à n’être qu’un lieu de reproduction destiné à assurer la survie de l’espèce, permet aussi de dévoiler
l’enjeu que représente le maternel dans la différence des sexes. Et, pour nombre d’entre elles,
373
« "Là où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer..." Freud désignait ainsi, dans une
formulation percutante, une modalité fréquente de la vie amoureuse des hommes pour qui les femmes ne sauraient
être que maman ou putain. Une des variantes en serait "toutes des putes, sauf ma mère", et "nique ta mère" reste
l’injure la plus brutale, celle qui, en l’associant à la violence incestueuse, vient attaquer cette image idéalisée. La
mère ne saurait être que pure, idéale, asexuée, ma mère ne peut avoir commis de tels actes ». Hélène Parat,
« Préface », H. Parat (dir), Sein de femme, sein de mère, Paris, PUF, 2011, pp. 11-20. https://www.cairn.info/sein-defemme-sein-de-mere--9782130585695-page-11.htm (15/1/2020). Elle cite Sigmund Freud, « Sur le plus général des
rabaissements de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, PUF, [1912] 1969, p. 55. Voir aussi Ilona Rashkow,
Taboo or Not Taboo, p. 36 : elle note que, si la sexualité active de l’homme est acceptée, il n’en est pas de même
pour celle des femmes : leur activité sexuelle est perçue comme immorale, et nécessairement en opposition avec la
reproduction.
374
Rappelons que le protestantisme rejette le dogme de la virginité perpétuelle de Marie.
156
Gn 3:16 joue un rôle de pivot dans cette question. Pour certaines, ce verset ne fait qu’entériner que
la maternité est un lieu d’asservissement patriarcal, à la fois posé dans le texte et dans sa relecture,
quand, pour d’autres, le verset ne ferait que refléter le statut de la femme à l’époque de rédaction
du texte375 . Si leurs analyses leur permettent de dénoncer le traitement patriarcal de la femme
comme lieu de reproduction, cela ne dit encore rien de l’effet du maternel sur l’être-femme du récit,
ni sur les femmes qui ont relu le texte. Ce double effet, sur la femme du récit et sur les femmes qui
ont relu le texte, nous l’avons nommé l’effet-mère.
Cet effet-mère n’a rien d’éphémère, bien au contraire : l’effet mère pèse lourd sur les femmes.
Ainsi, pour Rooke par exemple, les douleurs de l’enfantement seraient bien une punition, sans pour
autant que Dieu remette en cause sa capacité à devenir mère376. Elle note que Dieu et l’homme
soulignent, chacun à leur façon, la spécificité de la femme de porter la vie. En Gn 3:20, l’homme
la nomme Vie parce qu’elle va devenir mère du vivant, et, en Gn 3:15, Dieu relie explicitement la
descendance humaine à la femme377. Ainsi donc, pour Rooke, Dieu reconnaîtrait tellement bien la
puissance créatrice de la femme que les douleurs seraient un rappel qu’il ne faudrait (quand même)
pas qu’elle se croie une déesse. Autrement dit, pour Rooke, c’est précisément la maternité qui place
la femme en écart par rapport à l’homme, en lui conférant un pouvoir qui la rapproche de Dieu. Et
pour elle, cette raison aurait justifié que les hommes mettent les femmes sous contrôle, mais aussi
qu’ils aient essayé de faire disparaitre les traces du maternel dans le récit.
375
Pour un point de vue des différentes positions féministes, voir : Mary Daly, Le deuxième sexe contexte, Tours,
Mame, 1969 (éd. Françoise), p. 39 ; Pamela Milne, [1993] 1997, « The Patriarchal Stamp of Scripture : The
Implications of Structural Analysis for Feminist Hermeneutics », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to
Genesis, pp. 146-172 ; Elga Sorge, Religion und Frau. Weibliche Spiritualität im Christentum, Stuttgart,
Kohlhammer, 1885, p. 101-117 et 62-69 ; Beverly Stratton, 2009, Out of Eden: Reading, Rhetoric and Ideology in
Genesis 2-3 ; Jean M. Higgings, « The Myth of Eve : The Temptress » ; Helen Schüngel-Straumann, 1997
(1993), « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3 : The History and Reception of the Texts
Reconsidered », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, pp. 53-76) ; Lyn Bechtel, 1997 (1993),
« Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », 77-117 ; Phyllis Trible, God and the Rhetoric of Sexuality,
Philadelphia, Fortress, 1978.
376
Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament… », p. 167.
377
Rooke note à ce sujet que le lien entre femme et descendance n’apparait que deux fois dans la bible, ce qui en
montre l’importance, En effet, le reste du temps, la lignée se fait toujours à partir de l’homme. Deborah W. Rooke,
« Feminist Criticism of the Old Testament : Why Bother ? », p. 167. Voir aussi Ellen van Wolde, A Semiotic
Analysis of Genesis 2-3, Assen, Van Gorcum, 1989, p. 142s.
157
4.3.2 L’effet-mère comme trace de ce qui ne s’efface pas
Pour cerner comment le récit a cherché à faire disparaitre la mère dans le récit, Ilona Rashkow
est partie du fait que le second récit de la Genèse a été souvent relu en tant que mythe de la
maturation de l’humain qui raconterait de façon métaphorique le développement de l’enfant378.
Selon cette lecture, le paradis représenterait l’illusion de l’harmonie de l’enfant avec sa mère
comme lieu de plénitude et de plaisir. L’expulsion du paradis serait alors le fait nécessaire et
douloureux de la séparation, pour que l’enfant/Adam grandisse, séparation dont il garderait un désir
sexuel inconscient379. Seulement, cette lecture implique d’y retrouver la cellule familiale, dont le
récit devrait garder la trace, sous la forme d’au minimum trois figures pouvant faire office du père,
de la mère et de l’enfant. Or si, selon cette perspective, Dieu tient le rôle du père et l’Adam celui
de l’enfant380, Rashkow se demande qui occupe le rôle de la mère381. Pour certains, dont Sawyer,
ce rôle serait tenu par Dieu au motif que c’est lui qui donne la vie en créant – et qui occupe la
378
Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo. Sur cette lecture du récit comme mythe de maturation de l’humain, on peut
consulter Hermann Gunkel, Genesis. Göttinger Handkommentar zum Alten Testamenten, I.1, Göttingen, Vandenhoek
& Ruprecht, 1910, p. 11- 25 ; Samuel R. Driver, The Book of Genesis. Westminster Commentaries, London,
Metheum, 1911, p. 41-46 ; John Skinner, Genesis, Edinburgh, T&T Clark, 1930, p. 96 ; A. Fodor « The fall of Man
in the Book of Genesis », American Imago 11/2, 1954, Periodicals Archive Online, 203-31 ; Umberto Cassuto, A
Commentary on the Book of Genesis, Jerusalem, Magna Press, 1961, p. 113-14 ; Mieke Bal, « Sexuality, Sin and
Sorrow : the emergence of the Female character », M. Bal (dir.), Lethal Love : Feminist Literary Readings of
Biblical Love Stories, Bloomington, University Press, 1987, 104-30 ; Ilana Pardes, The Biography of Ancient
Israel… ; Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 » ; Ellen van Wolde, A Semiotic
Analysis of Genesis 2-3 ; Anna Piskorowski, « In Search of the Father : a Lacanian Approach to Genesis 2-3 »,
P. Morris et al. (dir.), A Walk in the Garden : Biblical, Iconographical and literary Images of Eden, Sheffield,
Sheffield Academic Press, 1992, 310-318, p. 314. Ces lectures se sont développées en empruntant à la psychologie
ou à la psychanalyse certains concepts. Mais le procédé n’est pas totalement nouveau. Par exemple, Rabbi Akiba
estime que la création des humains n’est terminée qu’une fois que la liberté de choix a pu s’exercer, et qu’ils font
face aux réalités de la vie (Mishnah Avoth 3.25, noté par Deborah Sawyer, God, gender, and the Bible, London,
Routledge 2002, p. 20-21).
379
Voir aussi Kim Ian Parker « Mirror, mirror on the wall, Must We Leave Eden, Once and For All ? A Lacanian
Pleasure Trip Through the Garden », JSOT 83, 1999, 19-29, p. 21.
380
Dans son article, Piskorowski estime que l’enfant est aussi joué par Ève (Piskorowski, « In Search of the
Father… », p. 310).
381
« Apparent lack of primal mother notwithstanding, is it possible that Mom is lurking somewhere in the garden ? »
p. 10. Cette affirmation en forme de question est liée à deux observations formulées par Rashkow, à savoir tout ce
qui concerne la femme est problématique dans la Bible. Non seulement sa sexualité, mais aussi la maternité, d’où sa
question : « Who/Where is the Mother ? » dans le récit de la Genèse. Si pour elle, Maman rôde dans le jardin, c’est
parce que : « What makes the seemingly absent Mother so central in this otherwise emphatically masculine epic is
her potential to threaten patriarchal power and rule ». Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo…, p. 46.
158
fonction nourricière en fournissant de quoi manger aux humains382. Pour d’autres comme A. Fodor
ou Anna Piskorowski, ce serait Ève qui représenterait la déesse mère qui ne serait autre que la mère
terre, lieu de la fertilité383. Mais pour Rashkow, le fait même d’avoir à chercher qui est la mère
démontrerait son absence, qu’elle juge fondée sur une considération historico-critique : à l’époque
de la rédaction du récit, l’instauration du monothéisme mosaïque avait pour objectif de combattre
la déesse de la fertilité. Il fallait donc la faire disparaitre des récits de création.
Mais, selon Rashkow, la tentative n’a pas tout-à-fait réussi : non seulement l’implantation du
Dieu des juifs n’a pas réussi à effacer les traces des cultes de fertilité païens, mais elle rappelle que
les cultes de la fertilité au féminin ont continué à être pratiqués, y compris par les Hébreux. Selon
elle, le serpent/phallus de Gn 3 renverrait au corps reptilien de Tiamat, un rappel du culte de cette
déesse païenne, représentée sous la métaphore des eaux du chaos qui enfantent le monde384. Enfin,
elle mentionne que le nom donné à la première femme, Ève/Khawa/Vie est aussi le titre de la déesse
Aaru, une autre figure païenne de la maternité385 dont le jeu phonétique Khawa garderait la trace.
De son côté, Sorge note que l’expression « mère du vivant », en Gn 3:20, devrait être lue comme
un titre honorifique révélateur du pouvoir – y compris occulte – et du statut de la femme dans les
religions païennes, en tant que la mère primitive386. Ce serait donc sous forme de trace que le
maternel s’inscrirait au cœur du texte, autant de traces que le patriarcat n’aurait pas réussi à effacer,
une inscription à lire comme la trace d’un autre texte qu’il faut mettre au jour.
382
Sawyer réfère à Georges Aichele et al., pour qui la façon dont Lacan parle des rôles respectifs du père et de la
mère est à mettre en lien avec Dieu et son rapport à la terre/mère la Genèse : « The created order emerges from the
inseminating word of the Father. God’s word imparts structure to the formless female earth » (G. Aichele et al. (dir.)
The Postmodern Bible, The Bible and Culture Collective, New Haven & London, Yale University Press, 1995,
p. 203). Cette idée d’un Dieu qui donne forme à la terre montre une figure maternelle de Dieu (Sawyer p. 24). Quant
à Piskorowski, « God represents both the mother and the father in the Genesis text », Anna Piskorowski, « In Search
of the Father… », p. 314.
383
Anna Piskorowski, « In Search of the Father… », p 317 ; A. Fodor « The fall of Man in the Book of Genesis ».
384
Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo…, p. 47 et 58. Driver rappelle que « Tiamat, or the deep, represents a
popular attempt to picture the chaotic condition that prevailed before the great gods obtained control, and established
the order of heavenly and terrestrial phaenomena ». Samuel. R. Driver, The Book of Genesis p. 28.
385
Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo, p. 58-59.
386
Élisabeth Parmentier, L’écriture vive…, p. 243, se référant à Elga Sorge, Religion und Frau. Weibliche
Spiritualität im Christentum, Stuttgart, Kohlhammer, 1985, Chapitre IV, et p. 62-69.
159
Ainsi, selon ces commentaires, dont nous avons fait un portrait succinct, il y aurait deux
façons d’aborder le lieu de la mère, selon le lieu à partir duquel il est parlé. D’un côté, il y aurait la
maternité en tant que fonction reproductive, ce à quoi les hommes et les féministes référeraient. De
l’autre, il y aurait le lieu du maternel, en tant que pouvoir créateur de vie qui implique l’être-femme.
Comme le souligne Sorge, ce paradoxe situe bien le maternel comme paradigme ultime du féminin
que les hommes n’auraient de cesse de faire disparaitre 387 . Mais, même en tentant de le faire
disparaitre, le lieu de la maternité reste quand même le lieu de la Mère, qui concerne autant les
hommes et les femmes que son effet sur les hommes et les femmes, et ce, autant sous l’angle de
l’objet que du sujet.
4.3.3 La trace de la mère et de l’interdit de l’inceste
L’effet-mère concerne le pouvoir de donner la vie, et ce pouvoir c’est la femme qui l’a. Pour
Sorge, c’est précisément à cause de ce pouvoir que la société patriarcale a perçu la femme comme
dangereuse388. C’est donc bien au titre de l’autre féminin, en tant qu’autre sexe hors de la norme
de l’humain/mâle, et en tant qu’elle détient le pouvoir créateur de la vie, que la femme serait perçue
comme dangereuse, justifiant aux yeux des hommes de l’évincer. Pour Rashkow, le récit a évincé
le féminin en faisant en sorte que la création soit un faire originaire masculin : le faire de Dieu le
Père389. Ce recouvrement de la Mère par Dieu le Père permet à Roland Boer de reprendre l’idée de
Rashkow, en soutenant que le récit chercherait en fait à cacher l’horreur irreprésentable, le
vide/vertige que les hommes n’osent pas affronter : « a deft effort to camouflage or conceal […]
the unrepresentable horror or void that we dare not and cannot face » 390 . Et cette vérité
insoutenable, que le texte laisserait échapper en espérant que le lecteur n’y verrait que du feu, c’est
précisément d’être nés d’une femme, et non d’une mère : « men cannot face the fact that they are
387
Élisabeth Parmentier, L’écriture vive…, p. 243, se référant à Elga Sorge, Religion und Frau…, Chapitre IV, et p.
62-69.
388
Élisabeth Parmentier, L’écriture vive…, p. 243, se référant à Elga Sorge, Religion und Frau…, Chapitre IV, et
p. 62-69. Voir aussi la position d’IIona Rashkow : (Ilona Rashkow, Taboo or not Taboo…, p. 43-73 ; ou Roland
Boer, pour qui « the banished mother continues to threaten patriarchal power and rule » Roland Boer, « The Fantasy
of Genesis », Biblical Interpretation, 14/4, 2006, 309-331, p. 314).
389
Ilona Rashkow parle d’un « male fiat », (Taboo or Not Taboo p. 58). Élisabeth Parmentier note que Sorge associe
ce faire masculin à la chute du matriarcat, qui met la terre-mère sous la domination du Dieu masculin Yahvé. Élisabeth
Parmentier, L’écriture vive…, p. 243, se référant à Elga Sorge, Religion und Frau…, p. 101-117.
390
Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 317.
160
born of woman » 391 . L’insoutenable serait alors qu’une femme soit la source de l’origine de
l’homme392. Cette assertion est partagée par Évelyne Tysebaert. Dans son article, « Où fuir les
mains des mères ? », elle met en jeu l’épouvante que représente le pouvoir créateur des femmes.
Et si les constructions théoriques sur le traitement psychique de la différence des sexes
montraient et cachaient en même temps, si elles disaient la vérité d’un côté, et, de l’autre,
servaient à voiler l’épouvante devant le stupéfiant pouvoir de création de la maternité ? Ce
pouvoir créateur – et sa contrepartie sur le versant de la destruction, perçue ou fantasmée
dans sa démesure sauvage ou dans sa violence hors des mots - pourrait bien être alors un
modèle d’impensé, avec toutes les conséquences que cela suppose pour le sujet et pour les
groupes humains.393
Dire cela revient pour Tysebaert à dévoiler ce qu’elle appelle la confiscation de l’apanage maternel.
Cette confiscation aurait lieu quand, par exemple, les pères ont eu (et ont encore en certains lieux)
droit de vie ou de mort sur les enfants394. Selon elle, cet acte serait le signe de ce qu’on ne veut pas
leur laisser comme pouvoir.
On revient donc à la question : qu’est-ce qui, dans la maternité, dérange, sinon le maternel,
soit ce qui, dans la mère, implique la femme ? Ce dont il est question, est-ce la mère, la femme, ou
la femme en tant que lieu du maternel indissociable de son sexe, de son être-femme ? Selon cet
argument, la femme représente ce lieu marqué du double sceau d’une sexualité autre et de
l’effet-mère. Ce serait à ce double titre que la femme représenterait un lieu étranger mais familier,
donc inquiétant, comme le souligne Rashkow : pour elle, la femme ne peut que déranger,
puisqu’elle représente à la fois le lieu de la sexualité féminine et celui de la mère, autrement dit, le
391
« The text begins to betray its own secret ; unable to hold back, it blurts out the truth, hoping we will not notice :
the only ones who do in fact create, who do give life, are women » (Roland Boer, « The Fantasy of Genesis »,
p. 319).
392
Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 319.
393
Évelyne Tysebaert, « Où fuir les mains des mères ? », La double vie des mères, Penser/Rêver 9, 2006, p. 108.
394
Ajoutons que la pression sociale patriarcale finit par avoir raison de l’effet-mère chez des femmes mères. Dans
son livre-enquête sur les violences faites aux filles, Dominique Sigaud rappelle que cette pression sociale, encore si
présente dans de nombreux pays, est d’une violence extrême pour les femmes qui ont des filles, car, dit-elle : « ce
n’est pas la mère qui décide mais elle sait que si elle choisit de garder cette fille elle va être bannie de la famille, je
parle de familles très pauvres, mais aussi de lieux dans lesquels la fille ne vaut rien, on choisit de s’en débarrasser »,
dans Isabelle Mourgère, « Journée internationale des filles : naître fille, la malédiction qui perdure », TV5Monde,
Série Terriennes, 11 octobre 2019, https://information.tv5monde.com/terriennes/journee-internationale-des-fillesnaitre-fille-la-malediction-qui-perdure-32083 (12/10/2019).
161
lieu par essence de la relation incestueuse395. C’est pour cela que la femme serait la dangereuse
représentation de l’inceste, et le récit celui de l’interdit de l’inceste comme loi fondamentale de
l’humain. Ainsi, les auteurs consultés montrent que la question de l’effet-mère n’est pas sans lien
avec la question de l’inceste et de son interdit.
4.4. La perte pour masquer l’effet-mère et le manque
Repérer que la femme est liée à la question de l’inceste et de son interdit comme loi
fondamentale montre que le texte de Gn 3 n’est pas étranger au mythe. Or, si l’on en croit Boer, le
mythe aurait comme intérêt d’être une construction narrative susceptible de raconter sur un mode
chronologique quelque chose qui relèverait d’une synchronie, qui ne pourrait être lu que dans
l’après-coup. Autrement dit, la narration offrirait un lieu qui permettrait, dans l’après-coup, de
rendre compte du surgissement d’événements. Il estime donc que le mythe aurait la même structure
que le fantasme. Et, pour lui, le récit serait la narration du fantasme de la perte396, puisque, ajoutet-il, on ne peut savoir ce que l’on perd qu’au moment où l’on énonce cette perte, dans le mouvement
que la relecture suscite397. Cette observation l’amène à postuler deux choses. La première est que,
si le récit relève de la structure du fantasme, on ne peut plus le relire comme racontant des
événements chronologiques. Par conséquent, il ne serait plus possible de lire un avant et un après
la chute, car alors la narration ne serait plus qu’un moyen nécessairement chronologique auquel le
langage nous contraint pour raconter des événements qui auraient surgi de façon synchronique.
Deuxièmement, relire le récit comme fantasme aboutit nécessairement à lire le paradis avant la
chute comme le lieu d’une époque merveilleuse qui n’est plus, mais qu’on aspire à retrouver dans
une relecture après coup. La relecture du récit deviendrait ainsi, pour Boer, le lieu de l’illusion d’un
passé qui n’a jamais existé, mais dont l’homme garderait cependant une éternelle nostalgie. Là
encore, il est question d’une perte, et les lectures consultées permettent de saisir que la perte est
indissociable de ce qui est à retrouver. Le manque ne peut alors être lu que comme ce qui doit être
395
Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo, p. 65.
« One of the features of fantasy is that it attempts to put in narrative, diachronic format what is in fact a
synchronous antagonism » (Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 322).
397
« In fact, the garden in many respects stands for the sum total of the paradox of loss: rather than a state given and
then squandered, the garden is possible only at the moment one postulates its loss » (Roland Boer, « The Fantasy of
Genesis », p. 322).
396
162
impérativement comblé. Cette orientation explique donc que la femme ait été perçue comme la
perte de l’homme : comme celle qui a perdu les hommes, qui leur a fait perdre le paradis, mais
aussi comme représentant la perte d’un bout de l’homme. Si la Tradition a pu relire la femme et le
paradis comme perte, c’est précisément parce que, dans l’homme, une coupure a été perçue.
Nous avons vu que cette coupure n’est pas sans lien avec la loi de l’interdit de l’inceste et
ceci doublement, puisque la femme est aussi relue par la Tradition comme le lieu de la perte, et
donc, par conséquent, comme le lieu de la mère interdite. Ainsi, c’est bien en tant que femme et en
tant que la Mère que la Tradition a lu la femme comme la perte de l’homme. À ce titre, la Tradition
estime qu’elle n’est jamais très loin non plus de la problématique de la recherche des origines. Pour
preuve : si l’on suit A. Fodor, le paradis serait comparable à un gigantesque utérus dont les humains
doivent s’expulser pour vivre, qu’il appelle « the maternal womb »398. Dire cela, c’est situer ce lieu
comme celui de l’impossible retour, ressenti comme une perte dont les hommes garderaient une
éternelle nostalgie. Cette façon de lire le féminin dans le récit se rapproche des commentaires qui
lisent le récit comme le mythe de la maturation de l’humain. Selon cette interprétation, le fait même
que l’enfant doive accéder à une autonomie implique une séparation nécessaire d’avec la mère,
voire une séparation posée comme loi qui occasionnerait un sentiment de perte. Cela rejoint Parker,
qui estime qu’en Gn 2:23, l’homme aurait eu en face de lui la vision de la plénitude qui lui
manquerait – la femme –, justifiant qu’il ne cesse ensuite – ou depuis – de la revendiquer comme
sienne : pour retrouver ce qu’il aurait perdu399. C’est pour cette raison que ces auteurs en viennent
à soutenir que, dans le récit, c’est précisément la mère qui est absente, celle qui est à jamais perdue,
qu’on ne possédera jamais, mais dont le texte garderait la trace. L’Éden devient la métaphore du
ventre de la mère, dont par définition on doit sortir, un lieu ensuite à jamais interdit400.
398
A. Fodor, « The Fall of Man in the Book of Genesis », American Imago; a Psychoanalytic, Journal for the Arts
and Sciences 11/2, 1954, 203-231, p. 228.
399
Kim Ian Parker « Mirror, mirror on the wall… », p. 26.
400
Certains auteurs ont proposé cette analogie, au point d’estimer par conséquent nécessaire la sortie du paradis,
comme il est nécessaire à l’enfant de sortir du ventre de sa mère. On retrouve ce thème chez Hermann Gunkel,
Genesis, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1910, p. 11-25 ; S. R. Driver The Book of Genesis. Westminster
Commentaries. London, Metheum, 1911, p. 41-46 ; A. Fodor « The fall of Man in the Book of Genesis », American
Imago 11 (1954) p 203-31 ; Alain Houziaux, « La gestation et expulsion d’Adam et Ève », Le mythe d’Adam et Ève,
Paris, Cerf, 2013, p. 53.
163
4.5. Quand le féminin se conjugue à la marge
En considérant la blessure de l’homme autrement que comme perte, les lectures féministes
sur le versant de la psychanalyse rendent possible l’écriture du fait que la femme puisse être lue du
côté du manque « incomblable »401, constitutif de l’être, soit sur ce qui, dans l’être, ne se referme
pas. Sur ce versant, elle devient frontière : pas-tout homme. Au cours de nos recherches, nous
avons repéré trois modalités qui permettent aux auteurs consultés de dire que la femme n’est
pas-tout homme. Le premier mode met la femme à l’écart de la norme mâle/universel. Le deuxième
place la femme du côté du tiers médiateur entre deux couples d’opposés, ce qui la place dans la
position d’être le tiers monstrueux, l’anomalie. Enfin, le troisième mode inscrit la femme du côté
de celle qui n’est pas-tout-homme, autrement dit, qui empêche la fermeture de l’universel : elle
constitue une négation qui inscrit une ouverture, à lire du côté du en-plus.
4.5.1 La femme : comme un écart dans l’universel
Le premier mode apparait comme une mise à l’écart de la norme homme/mâle. La question,
reprise par plusieurs biblistes féministes, est de savoir si les traductions ont eu raison de traduire
Adam par homme. Schüngel-Straumann montre que si cette traduction est impropre au sens littéral,
elle ne l’est pas dans la mesure où le patriarcat ne fait pas de différence entre l’homme et l’espèce
humaine : le patriarcat fait de l’homme la référence402. Dans la Grèce antique, que l’humain soit
anthropos ou andhros/Άνδρος/homme était indifférent, note-t-elle, dans la mesure où la philosophie
grecque ne reconnaissait qu’au mâle l’appellation d’anthropos 403. Pour Trible, cette lecture de
l’Adam comme représentant de l’espèce humaine a été renforcée par le fait que la relecture du
401
Nous avons opté pour ce néologisme qui nous semble le plus adéquat pour rendre compte de ce comblement
impossible.
402
Voir par exemple Wendy Martyna, « Beyond the "He/Man" Approach: The Case for Nonsexist Language »,
Signs 5/3, 1980, 482-493, p. 25-37, https://www.jstor.org/stable/3173588?seq=1#metadata_info_tab_contents
(15/1/20120) ; Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 112-113. Quant à Milne, « What a feminist post-structuralist
approach can establish is a change in the way we relate to and understand the Bible but it cannot rescue the Bible
itself from patriarchy », Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of … », p. 146-172, p. 164. Voir aussi David J.A.
Clines, What Does Eve Do To Help ? And Other Readerly Questions to the Old Testament, Sheffield, Sheffield
Academic Press, 1994, p. 40-41 ; Susan Lanser « Feminist criticism in the Garden », Semeia 41, 1988, p. 72 ;
Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 98 et 102-104, en réference à Phyllis Trible, God and the Rhetoric of
sexuality, p. 134-135.
403
Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 61.
164
premier récit de création s’est faite à partir du second récit de création, qui a légitimé la Tradition
à faire de l’homme le représentant de l’humain fait à l’image de Dieu404. Cette relecture n’a fait,
selon Schüngel-Straumann, que conforter les hommes à considérer la femme comme ne faisant pas
partie du générique homme405.
Lytta Basset, pour sa part, complète ce tableau en rappelant que la femme est mise à l’écart
de la naissance du langage qui sert à « devenir maitre et possesseur du monde406 ». Pour elle, cela
revient à lui refuser une existence à part entière 407 : la femme n’existerait qu’en fonction de
l’homme, mais surtout, elle et sa parole n’auraient que peu de valeur pour le texte ou son rédacteur.
Or, Basset remarque que c’est quand même bien sur la femme que la faute retombe, au point qu’elle
a pu être accusée d’être le mal personnifié. Pour la théologienne, cette contradiction qu’on trouve
dans les relectures tient au fait que la femme représente le lieu nécessaire de la relation et de
l’altérité. Ce serait précisément en ce qu’elle est l’autre qu’elle dérangerait, ce qui amènerait les
hommes à la dépeindre comme celle qui voit des mirages, comme une sensuelle et une jalouse qui
ose prétendre à l’intelligence. C’est parce qu’elle ne correspondrait pas à ce qui en ferait un homme
idéal, ajoute-t-elle, qu’elle ne rentrerait pas complètement dans « his-story »408.
Selon cet axe de lecture, la femme n’est ni totalement étrangère à l’homme, ni totalement
équivalente, ce qui fait écho à ce que Casay Miller et Kate Swift signalent. Au XIXe, des femmes
404
« God’s [image] is apparently only a human being in a full sense, namely a man », Helen Schüngel-Straumann,
« On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 61 ; mais aussi Beverly, J. Stratton, Out of Eden…,
p. 98-102-104, ou Gale A. Yee, Poor Banished Children of Eve…, p. 69 par exemple.
405
Schüngel-Strauman rappelle que certaines interprétations rabbiniques confirment cette herméneutique en refusant
à la femme d’être à l’image de Dieu, sinon avec ou à partir de l’homme, contrairement à l’homme qui l’est
intrinsèquement. Elle ajoute que l’exégèse du Néotestamentaire a entretenu la même confusion, ce qui a pu nourrir
une discrimination envers les femmes qui existait déjà dans le judaïsme ancien. Helen Schüngel-Straumann, « On the
Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 61-64.
406
Lytta Basset, Le pardon originel, p. 211. Cf. aussi Adrienne Muniche va dans le même sens. En la nommant,
l’homme la domine, puisque, pour elle comme pour d’autres, la nomination est le propre de la domination. (Adrienne
Muniche, « Notorious signs, feminist criticism and literary tradition», G. Green et C. Kahn (dir.), Making a
Difference, London, Routledge, 1985).
407
« Elle a le passé d’un autre (la côte), le présent d’un autre (de celui qui domine en elle, v.16), elle n’a aucun
avenir propre. Même devant la mort, elle n’est pas une personne à part entière : sa mort est sous entendue ! ». Lytta
Basset, Le pardon originel, p. 210. Pour Basset, c’est dû au fait que le rédacteur estime les femmes trop impures pour
avoir une telle intimité avec le sacré.
408
« Son histoire », celle de l’homme. Lytta Basset, Le pardon originel, p. 210.
165
ont essayé de faire valoir aux États-Unis que le terme men/hommes était générique, donc incluant
les femmes. Elles se sont fait dire par la Cour suprême que « "men" (in some case) did not include
women »409. Et dans le cas précis qu’elles rapportent, la cour locale avait stipulé que « "woman"
was not a "person" ». En cela, ajoutent-elles, la cour rejoignait la Constitution des États-Unis, qui,
à l’origine, excluait les femmes et certains hommes. Mais, ce faisant, ne mettent-elles pas en
évidence un non-dit, qui pourtant fait consensus : l’homme serait troué, et c’est la femme qui
représenterait ce qui manque ? C’est-à-dire que l’homme, en tant que métonymie de l’universel,
est marqué d’une exception dont la femme est la représentante : la femme apparait comme
différente, ce que le récit met aussi sur le versant de « l’autre ».
4.5.2 La femme, en tant que frontière, y compris comme tiers monstrueux
Le deuxième mode de mise à la marge est lu en lien avec ce que deux sémioticiens, Edmond
Leach et David Jobling, appellent des notions de couple d’opposés et de tiers médiateur410. C’est à
partir de leur perspective et en s’appuyant sur leurs travaux que Pamela Milne estime que la femme
occuperait dans le récit la place de l’anomalie 411 . Pour Leach, le mythe permet de visiter les
problématiques humaines fondamentales, au nombre de deux. La première concerne la question de
la vie et de la mort, la seconde, la régulation des relations sexuelles. À cet effet, le mythe serait
organisé selon un système binaire qui fonctionnerait en opposition : « Myth is constantly setting
up opposing categories » 412 . Milne explique brièvement que, pour fonctionner, ces couples
d’oppositions nécessitent un tiers dont le rôle est de tenir une fonction de médiation entre les deux
termes d’opposés.
Selon Leach, l’opposition se produit entre inceste et exogamie. Pour lui, l’inceste est un
produit de la sexualité et plus particulièrement de la loi de l’interdit de l’inceste : pour lui, cela
s’explique parce que la loi de l’interdit de l’inceste a pour corollaire la loi de l’exogamie. Les deux
409
Casey Miller et Kate Swift, Words and Women, New York/Garden City, Doubleday/Anchor Press, 1976, p. 675.
Edmund Leach, Genesis as Myth, and Other Essay Cape Edition, [1961] 1971; David Jobling, « The Myth
Semantic of Genesis 2:4b-3:24 », Semeia 18, 1980. 41-59.
411
Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 153-155 ; Edmund Leach, Genesis as Myth, and
Other Essay Cape Edition, 1971 [1961] ; David Jobling, « The Myth Semantic of Genesis 2:4b-3:24 », Semeia 18,
1980. 41-59.
412
Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 154, citant Edmund Leach, Genesis as Myth..., p. 8-9.
410
166
lois servent à réguler la sexualité des humains tout en assurant leur survie du point de vue de
l’espèce. Or Leach estime qu’exogamie et inceste ne seraient pas régis par le couple d’opposés
homme/femme, mais par ce qu’il appelle le couple nous/eux (our kind/different kind)413. Selon
cette distinction, seules les relations sexuelles avec les femmes du type/our kind sont frappées
d’interdit d’inceste. Selon cette logique, la femme occuperait à la fois la place du lieu interdit (dans
le groupe) et la place de ce qui est autorisé (hors du groupe). Ici, il faut noter que ce qui rend
possible le principe de permission/interdiction, c’est le couple fondamental eux/nous, qui placerait
la femme en situation « d’être », ou « de n’être pas ». Cette orientation ne permet cependant pas à
Leach de sortir de l’opposition homme/femme414.
Cela n’est pas le cas de la position d’un autre sémioticien, David Joblings415 . Selon son
hypothèse, c’est seulement une fois hors du jardin que l’humanité devient deux sexes et mortelle.
Par conséquent, dans le jardin, le couple d’opposés homme/femme n’existerait pas, pas plus que
n’existerait la femme en tant que l’autre sexe, et c’est sur cette méconnaissance que se fonderait le
paradis perdu. Cet argument conduit Joblings à postuler que la femme occupe la place du tiers
médiateur dans le couple d’opposés homme/animaux. Pour Milne, cette approche est importante :
donner à la femme la place du tiers dans le couple d’opposés homme/animaux permettrait d’extraire
le genre humain de cette dualité ravageuse. De plus, cette perspective mettrait en avant ce que la
femme a de différent, à savoir qu’elle n’est pas « complètement humaine de la même manière »
que les hommes le sont : « Genesis 2-3 serves precisely to make it possible to believe that women
are not fully human in the same way that men are human »416. Est-ce à dire que, dans l’opposition
homme-femme, la femme en vient à être associée à la fois au monstrueux, au sacré et au fabuleux,
413
Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 154, citant Edmund Leach, Genesis as Myth..., p. 10.
En effet, comme le souligne Leach, le tiers monstrueux, sacré, autrement dit ce qui déborde du rationnel, prend
dans le mythe la forme d’animaux fabuleux ou de dieux incarnés. Dans le mythe des origines, Leach estime donc
qu’il y a bien un couple d’opposés homme/femme, car, si les premiers parents étaient du même type, alors leurs
relations sexuelles seraient incestueuses, et il faudrait se demander qui serait l’autre type. Ici, on revient donc au
couple d’opposés homme/femme dont le tiers médiateur est nécessairement le serpent qui occuperait la place des
« creeping things » dont parle Gn 1:21 : « Dieu créa les grands serpents de mer et tous les êtres vivants qui glissent et
qui grouillent dans les eaux selon leur espèce… » (BJ).
415
Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 161, reprenant David Jobling, « The Myth Semantic
of Genesis 2:4b-3:24 », p. 26-29.
416
Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 165.
414
167
devenant du même coup un personnage mythique fabuleux417 ? Cela viendrait donner du poids à la
remarque de Delphine Horvilleur, qui rappelle que « la sacralisation du féminin est toujours un
prélude élégant à sa marginalisation sociale »418. Selon cette orientation, la femme n’occuperaitelle pas alors la place de l’élément monstrueux, sacré, qui serait comme la trace de ce que le texte
essaye de cacher, et que la Vierge Marie ne ferait que réintroduire, si l’on suit Leach, pour qui
introduire une « mère vierge » fait partie des éléments fabuleux du mythe ? Ainsi, Milne reprend
les positions de Leach et Joblings en proposant de porter sur Ève un regard qui la déplace du rôle
que la Tradition lui a attribué. Sa nouvelle place ne la situerait plus comme opposé, mais comme
ce qui fait frontière, ce qui est à la marge.
4.5.3 L’inscription du féminin comme en-plus qui empêche la fermeture
Le troisième mode concerne ce que la femme aurait en plus de l’homme. Cet axe a été
développé notamment par deux psychanalystes, Balmary et Boer. Pour Balmary, la femme est la
marque de l’incréé. Elle articule sa position en soutenant que Dieu a créé l’Adam à son image, en
devenir comme lui, donc incréé, en tant qu’indistinct : il est « mâle et femelle » tant que la femme
n’est pas créée 419 . Selon cette perspective, la femme représente la marque de cette création
in-finie420. Elle est ce qui permet à l’homme d’être à l’image de Dieu, sur le mode d’une nécessaire
incomplétude. Mais, en même temps, Balmary avance que la différence physique des sexes se lit
en termes de « il y a ou il n’y a pas »421 un sexe visible. Pour elle, le sexe masculin ou féminin se
détermine par l’affirmation ou la négation de l’attribut masculin. La négation est ce qui distingue
la femme de l’homme : la femme est celle qui « ne l’a pas ». Mais, si c’est la négation qui sert de
marqueur de la différence physique des sexes422, on peut se demander comment lire cette négation.
417
« Thus, myths are full of fabulous monsters, incarnate gods, virgin mother. This middle ground is abnormal, nonnatural, holy ». Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 154, citant Edmund Leach, Genesis as
Myth..., p. 11.
418
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, Paris, Grasset, 2013, p. 114.
419
Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, Paris, Grasset, 1993, p. 165.
420
C’est ce que nous soutenons dans notre mémoire de maîtrise (Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse
2:4b-25, p. 43s).
421
Marie Balmary, La différence des sexes - Lecture d’un point de vue psychanalytique du récit biblique,
Enseignement catholique.fr, 2005, https://enseignement-catholique.fr/wp-content/uploads/2016/09/marie-balmary-ladifference-des-sexes-lecture-d-un-point-de-vue-psychanalytique-du-recit-biblique.pdf (20/03/2019).
422
Pour elle, il y a d’abord un « il y a ou il n’y a pas » un sexe visible. Marie Balmary, La différence des sexes Lecture d’un point de vue psychanalytique du récit biblique.
168
Et, pour Balmary, loin d’être un signe de mépris/méprise envers les femmes, la négation est à lire
comme le creuset de l’humain, car, « sans ce "ne… pas", pas de langage, pas d’identité, pas
d’humanité »423. Boer va encore plus loin. Il note que le féminin est marqué par une lettre en plus,
le h/ha de ishsha : ce quelque chose en plus la différencie de l’homme/ish. Il estime que cette trace,
qui s’inscrit jusque dans le langage, démontre que la femme est l’exception constitutive de
l’homme : « she is the constitutive exception of man himself »424, ce que confirme Daniel Sibony
quand il note que le premier nom « humain » donné par l’homme est d’abord femme/ishsha, et non
homme/ish425. Il n’y a donc pas d’« homme/ish » sans « femme/ishsha »426.
Ici, l’exception semble se lire comme ce qui excède l’homme. Cette inscription ne serait pas
à lire comme ce qui n’est pas pas-du-tout-homme, mais plutôt comme pas-tout homme, à la marge,
et qui s’inscrit sur le mode du en-plus, du supplémentaire. Selon ces quatre caractéristiques –
in-finie, en-plus, pas-tout et à la marge – la femme se situe en écart, comme une inscription en
forme d’incomplétude qui ne peut se lire comme en-moins : sa caractéristique est de se situer sur
ce qui déborde, sur le versant du supplémentaire. Une femme qui ne serait plus réductible à n’être
qu’un objet ?
4.6. La femme comme faille entre perte, manque et désir
Ces trois modalités d’approche nous permettent d’avancer que la majorité des auteurs qui
cherchent à s’opposer à la Tradition et à sortir des sentiers battus abordent la femme comme l’autre
de l’homme427. Ces recherches vont donc dans le sens de celles que nous avions faites lors de notre
maîtrise428. Toutefois, les auteurs ne déploient pas de la même manière la question de la femme en
423
Marie Balmary, « Lire la différence des sexes ».
Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 324-325.
425
« celle-ci sera appelée femme/, car elle fut tirée de l’homme/ish, celle-ci ! » (BJ, Gn 2:23), Daniel Sibony, L’autre
incastrable : psychanalyse-écriture, Paris, Seuil. 1978, p. 124-125.
426
Merci à Bettina Bergo pour cette piste supplémentaire : « the retroaction (Nachträglichkeit) implicit in the heh by
which Isha, and thus also Ish are first uttered. From the moment it is spoken, this (new) name suggests that man
grasps himself firstly thanks to the "phenomenalization" of a being similar to, yet somehow different from, himself »
(Bettina Bergo, « On Emmanuel Levinas’s "And God Created Woman" : Some Reading Notes », Conférence
University of Chicago Divinity Scool, 28 fevrier 2017).
427
Par exemple, André Wénin, Marie Balmary, Walter Vogels, Phillis Trible.
428
Voir aussi Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 96.
424
169
tant qu’autre. Plusieurs, comme Walter Vogels, André Wénin ou Phillis Trible par exemple, notent
qu’elle est un véritable secours pour l’homme429. Ils soulignent que, dans la Bible, le terme est
surtout utilisé pour décrire la capacité de Dieu à venir en aide, à sauver. Rappelons qu’en Gn 2:18,
Dieu voit que l’homme est seul, et il juge que cela n’est pas bon ; c’est à ce moment qu’Il décide
de lui faire une aide. Pour Vogels, la femme jouerait le rôle d’un manque à combler 430 , que
l’expression « ils ne forment qu’une seule chair », en Gn 2:25, viendrait attester. Il estime
cependant que le manque est comblé, non pas comme on bouche un trou, mais plutôt comme ce
qui permet la relation : « à la différence du début du récit, où être seul est synonyme de solitude, à
la fin, être seul est relation. L’Humanité est complète quand elle forme communauté »431. Et même
si, pour Vogels, « le lien conjugal »432 semble rester la plus haute représentation de la relation, il
reste que la création de la femme permet la relation humaine et assure à l’homme de ne pas vivre
seul. Pour empêcher de réduire la femme comme étant au service de l’homme, Trible insiste sur
l’importance de l’expression « kénegdou/en face de ». Wénin appuie cette position : pour lui, cette
expression implique que « dans la relation telle que Dieu la voit, l’un ne pourra être défini à partir
de l’autre »433.
Ainsi, ce que les hommes de la Tradition ont lu sur le mode de la hiérarchie et de la servitude,
ces relectures le lisent en termes de relation et de différence. Selon ces lectures, la femme représente
l’altérité434, l’autre de l’homme435. Pour Anna Piskorowski, le récit met en scène, avec la femme,
la découverte du manque et de la différence, c’est-à-dire ce qui structure l’identité de l’individu en
429
Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, Québec, Bellarmin, 2000, p. 97 ; André Wénin, D’Adam à Abraham,
p. 72 ; Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 90.
430
« Pour combler le manque, Dieu passe à l’action » (Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 97).
431
Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 100 ; Voir aussi Lytta Basset. Mais pour elle, c’est en lien avec le
problème du mal que « la création d’un autre devient indispensable : il est impossible de faire face tout-e seul-e ».
Lytta Basset, Le pardon originel, p. 205. Elle ajoute p. 219 : «
432
Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 98. Lytta Basset n’adhère pas à cette idée, et elle suit en cela
Westermann : « […] le mot habituel est le féminin‘ezrah et non ‘ezer : "ici la forme neutre ‘ézèr est utilisée
délibérément", souligne C. Westermann, qui de ce fait refuse de donner la première place, dans ce texte, à la
procréation ou à l’institution du mariage » (Lytta Basset, Le pardon originel, p. 219 citant Claude Westermann,
Genesis, p. 227 et 234).
433
André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 72.
434
Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 74. Voir aussi notre mémoire de maîtrise, p. 105.
435
Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 117, traduisant la formule de Luce Irrigarray. Stratton ajoute qu’Irrigaray
va même jusqu’à associer la femme à l’absence, la négativité, à une représentation extérieure à toute représentation,
ce qui l’amène affirmer qu’elle échapperait au patriarcat.
170
lui permettant d’interagir avec le monde436. Basset suit aussi cette piste quand elle affirme que
l’origine de la femme relève de l’inconnu en forme de béance : « Ce qui restera […] inconnu, c’est
la blessure originelle, indispensable prélude à toute relation, à toute naissance d’altérité »437. La
psychanalyste note ainsi le lien entre la béance et le mystère nécessaires au surgissement de la
femme. Ainsi, selon ces commentaires, cette altérité ne saurait aboutir à une fusion de deux
êtres438 : le manque réside précisément dans le fait qu’il ne se comble pas. Si Basset poursuit ainsi
l’argument de Vogels, elle en montre la limite : la relation, et donc la femme, ne saurait combler le
manque, car le manque, par définition, ne se comble pas. Parker ajoute que, si la femme peut
représenter l’objet perdu, ce ne peut être qu’en tant qu’illusion, c’est-à-dire en tant qu’objet perdu
qu’on ne pourrait pas retrouver439.
Suivre cette idée d’une différence qui pose le manque comme incomblable permet de lire le
manque comme le lieu d’une ouverture irréductible, ce que relève Jean Calloud, quand il note qu’en
Gn 2:18, Dieu découvre qu’il n’est pas bon que l’homme soit « tout… seul »440. Basset complète
l’idée en soulignant que, derrière l’idée du terme seul, on devrait lire que l’homme « était comme
l’un »441, autrement dit, complet. Nous retenons de ces deux assertions l’idée que la femme se situe
radicalement sur l’autre versant, celui de l’incomplétude, de l’ouverture, du côté de la négation du
tout : « pas seul » « pas tout », ce que Paul Beauchamp résume sous cette expression lapidaire :
436
Anna Piskorowski, « In Search of the Father…», p. 318. Voir aussi Boer, pour qui cette maturité est symbolisée
par la loi du Nom-du-père, Dieu, et l’arbre/phallus comme lieu du sens, du langage de la société et de la loi, mais
aussi de l’absence, du manque (Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 310). Balmary ne tient pas exactement
la même posture. Pour elle, « au commencement était la difficulté de devenir humain et d’en être heureux » (Marie
Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 268).
437
Lytta Basset, Le pardon originel, p. 204.
438
André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 72-84.
439
Kim Ian Parker, « Mirror, mirror on the wall… », p. 23.
440
Jean Calloud, « Pour une analyse sémiotique de la Genèse 1 à 3 », L. Derousseaux (dir.), La création dans
l’ancien Orient, Congrès de l’ACFEB, Lilles 1985, Paris, Cerf 1987, p. 506. Calloud ajoute que la création ne
progresse pas « par production de réalités aptes à remplir un vide, selon laquelle ici la femme répondrait au titre
d’« objet » au manque diagnostiqué en l’homme ». Au contraire : « La femme vient neutraliser le risque de totalité et
de complétude. Elle déclare à l’homme son manque et l’accompagne pour qu’il en vive », p. 506-507. Voir aussi
Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 66.s et 96 ; ou Farid El Moujabber, « Posthumain, où
es-tu ? La condition humaine entre manque et totalité », Théologiques 19/2, 2011, 189-207,
https://id.erudit.org/iderudit/1024734ar.
441
Lytta Basset, Le pardon originel, p. 206 se référant au Midrach Rabba, Genèse Rabba, T.1, annoté par B.
Maruani, Verdier, Lagrasse, 1987, p. 241.
171
« pas tout, pas sans un autre, pas avec le même »442. La femme se situe comme une différence
irréductible : elle représente le manque comme condition fondamentale, en occupant une place à la
marge : « pas tout-seul ». Ici, la femme ne représente pas uniquement ce qui manque et qu’on
cherche à retrouver (donc quelque chose de perdu), mais bien le manque, en tant que ce qui ne se
referme pas.
Cette idée est aussi reprise par Christine Froula, mais cette fois à travers le poème de Milton
qui revisite le texte de la Genèse443. Pour elle, l’Adam ne supporte pas la différence sexuelle auquel
il est soumis, parce qu’elle marque le manque dont la femme est la représentante. Ainsi selon
Froula, la femme représenterait ce qui déborde du patriarcat. L’eau dont parle Milton444, et dans
laquelle Ève voit son image, serait un rappel des eaux maternelles, un rappel qui lui révélerait sa
nature profonde de n’appartenir pas-toute au patriarcat 445 . Le poème révèlerait alors ce qu’il
cherche à masquer, cette incomplétude de l’Adam, qui passe par le corps.
4.7. La femme, du manque au désir
4.7.1 De la perte au manque
Ces lectures nous mettent sur la voie d’une représentation de la femme qui battrait en brèche
l’illusion de complétude et le mythe de la partie manquante, en nous laissant entrevoir que la femme
comme perte dissimulerait le réel du manque comme constitutif de l’être parlant dont la femme
442
Paul Beauchamp « La création des vivants et de la femme. Lecture allégorique de Gn 2:15-24 », Institut
catholique de Paris Département des études bibliques (dir.), La vie de la Parole, de l’Ancien au Nouveau Testament.
Études offertes à Pierre Grelot, Paris, Desclée 1987, 107-120, p. 109. Voir aussi Lydwine Olivier, Analyse
processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 66.
443
Christine Froula, « When Eve Reads Milton : Undoing the Canonical Economy », Online Resources, Critical
Inquiry 1984, 143-161, http://www.hu.mtu.edu/~rlstrick/rsvtxt/froula1.htm [Critical Inquiry 10/2, 1983, 321-347,
https://www.jstor.org/stable/1343353] (12/05/2015).
; Milton, Paradise Lost Livre 4, Édition numérique New Art Library, http://www.paradiselost.org/ (19/11/2018).
444
« That day I oft remember, when from sleep / I first awak’t, and found my self repos’d / Under a shade of flours,
much wondring where / And what I was, whence thither brought, and how. / Not distant far from thence a
murmuring sound / Of waters issu’d from a Cave and spread / Into a liquid Plain, then stood unmov’d / Pure as th’
expanse of Heav’n; I thither went / With unexperienc’t thought, and laid me downe / On the green bank, to look into
the cleer / Smooth Lake, that to me seemd another Skie ». Milton, Paradise Lost Livre 4, v. 449-459,
http://www.paradiselost.org/ (19/11/2018).
445
Froula, « When Eve Reads Milton … », p. 148, en référence aux vers 451-459 de Milton.
172
serait la cause446. Elle en serait la cause à la fois comme objet et morceau du corps. Comme le
remarque Parker, c’est en lien avec un objet du corps que le désir d’Adam émerge. Il surgirait du
regard qu’il pose sur la femme : « Adam’s gaze at Eve, his mirror image, constitutes his desire »447.
Ainsi, le manque est lié au corps en tant que corps sexué, et au langage en tant que ce qui fait de
l’humain un corps parlant, ou comme le nomme Lacan, un parlêtre, un être parlant.
De son côté, Balmary relève que l’entrée en scène du serpent initie un dialogue avec la femme
tout en organisant le lieu de la relation qui permet une parole en je, qu’elle pose comme condition
nécessaire pour mettre en jeu la dit-mention de la loi et du désir. L’interdit se double ainsi d’un
dialogue qui fait circuler une parole : un « inter-dit ». Le dire du serpent vient inscrire entre
l’homme et la femme un inter-dit rendu possible par la présence de la femme. Elle poursuit en
affirmant que la relation ne peut exister qu’en tant que fondée par le manque : « La différence, c’est
la relation ; le manque, c’est la possibilité de parler »448. Ce qui nous permet d’entendre que, ce que
la sexualité vient diviser, la parole le redouble en posant l’inter-dit de l’arbre, à partir du manque
dont la femme serait la marque, en tant que parlêtre.
Or, lire le manque comme ce qui est et doit nécessairement rester comme incomblable
conduit à le situer comme cause qui institue le désir. C’est ce que postule Jean-Daniel Causse : en
partant de l’hypothèse lacanienne selon laquelle le manque est constitutif de l’humain, il montre
que c’est l’interdit qui vient nouer le désir : « Désigner ce qu’il ne faut pas convoiter, c’est ouvrir
la voie à un désir possible »449. En relisant Saint Paul, il montre le caractère « avènementiel » plus
qu’événementiel d’une loi – la loi de l’interdit tel que le récit de la Gn le met en scène – qui
« interdit ce qui est tout simplement impossible à l’humain »450. Autrement dit, selon lui, la fonction
de la loi « réalise [paradoxalement] l’opération symbolique de la castration qui prive l’individu de
446
Kim Ian Parker « Mirror, mirror on the wall… », p. 25.
Kim Ian Parker « Mirror, mirror on the wall… », p. 26.
448
Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 193.
449
Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort : où passe la frontière qui les distingue », Revue des sciences
religieuses, 82/3 2008, 361-370, p. 364.
450
Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort : où passe la frontière qui les distingue », p. 365.
447
173
la puissance qu’il n’a pas »451. Ainsi, le désir désignerait ce qui est inatteignable, et auquel pour
rien au monde on ne saurait renoncer tout à fait : l’interdit ferait surgir dans la parole le désir en
tant que « ce que l’être humain rêve d’avoir et qu’il suppose détenu par Dieu » 452 . L’interdit
viendrait par conséquent affirmer ainsi ce qui est impossible à l’humain, en renvoyant l’humain au
manque qui le constitue. Le manque et la loi en tant qu’inter-dite, une loi qui se parle et dont l’effet
est intimement lié au fait que l’humain parle, sont ainsi repérés comme les deux éléments qui
instituent le désir. Dès lors, l’interdit est intimement lié au désir en ce qu’il signifierait : « ne cède
pas sur le manque qui te constitue »453, ce qui, selon lui veut dire qu’il faut respecter le manque qui
fait être. Or, n’est-ce pas la femme qui représente la part manquante, l’exception constitutive de
l’homme ?
Pour Patrick Avrane, le manque est compris comme une coupure. Il relève que la création
d’Adam est le seul endroit dans la Bible où le mot façonner/wayitzer est écrit avec deux yod454.
Selon lui, cela renvoie à une division, une déchirure déjà comprise dans la création de l’Adam, que
la création d’Ève vient préciser en signifiant un impossible constitutif :
L’essentiel est qu’une égalité, à l’image de Dieu, est impossible à l’homme, entre deux
mêmes ce ne peut être que la guerre. La différence des sexes est donc une nécessité, mais
accessoire dans la mesure où elle n’est pas à la hauteur de l’esprit.455
Ce que le Talmud pointe ainsi, selon Avrane, est que l’important ne se situe pas dans une différence
qui permettrait la complémentarité, mais dans le fait qu’elle est la marque de « l’impossibilité d’une
expérience fondatrice ultime »456.
451
Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort … », p. 365, citant Denis Vasse, Le temps du désir. Essai sur le
corps et la parole, Paris, Seuil, 1969, p. 125.
452
Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort … », p. 365.
453
Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort… », p. 365, citant Jacques Lacan le Séminaire VII. L’Éthique de
la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 370.
454
Patrick Avrane souligne que le « y » de la translitération masque en fait un double yod en hébreu : way-yitzer.
Patrick Avrane, « Née ou Faite ? », p. 5, Cartels constituants de l’analyse freudienne, http://www.cartelsconstituants.fr/medias/documents/6451.pdf (3/2/2015).
455
Patrick Avrane, « Née ou Faite ? », p. 5.
456
Patrick Avrane, « Née ou Faite ? », p. 5.
174
Balmary poursuit cette idée de la femme comme représentant le manque, mais en apportant
un autre éclairage. Pour elle, la condition d’être parlant passe par le corps en tant que sexuel, et
c’est en tant que troué que le corps est au cœur de la création. Balmary estime en effet que respecter
l’interdit, c’est accepter de ne pas avoir tout. Et c’est la femme qui n’a pas tout, « puisque le
féminin, dans la logique de l’avoir, c’est le sexe qui manque de sexe […]. Elle est le sexe invisible,
le pôle négatif du phallus »457. Cela justifierait selon elle que le serpent s’adresse à elle, puisque,
par sa forme, il représenterait ce que seul l’homme détient. Ce serait donc en référence au sexe de
l’homme que Balmary comprendrait l’interdit, comme une loi qui priverait la femme de ce qu’elle
n’a pas : « si elle obéit à Dieu, elle n’aura rien et ne sera rien »458. Or, du côté de l’être, Balmary
avance que « lorsque la valeur n’est pas la relation mais le phallus, qu’est-ce que la femme ? Rien
ou à peu près, ou si peu »459. Mais que représente le rien ici, sinon le manque ? Car, si, sur le versant
imaginaire – le pénis – la femme, en effet, n’a rien, en est-il de même sur le versant symbolique
– le phallus460 ? Quelle valeur donner au rien sur le plan symbolique, sinon la valeur du manque ?
Autrement dit, non seulement a femme est la métaphore du manque, mais elle-même est
manquante.
4.7.2 Milton : la femme comme ouverture au manque, creuset du désir du sujet
L’hypothèse du manque comme dimension constitutive du féminin n’est cependant pas une
dimension complètement nouvelle, ni récente. En effet, nos recherches permettent de montrer que
nous retrouvons la trace de cette idée chez un homme du 17e siècle. Dans son poème Paradise Lost,
John Milton revisite le récit de la Genèse en lui imprimant un certain nombre des nuances. La
nouveauté, comme le souligne Stephen Greenblatt, est que Milton « ait reconnu qu’[Ève] posait un
problème fondamental et insoluble »461. Mais lequel ? de n’être pas objet, mais sujet de désir ?
457
Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 193.
Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 199.
459
Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 199.
460
Pour rappel, Freud fait une distinction entre le pénis et le phallus, que Lacan permet de cerner : le pénis est à
mettre en rapport avec l’organe physique de l’homme, alors que le phallus relève du symbolique, d’où la distinction
entre pénis et phallus dont les termes ne renvoient pas aux mêmes contenus.
461
Stephen Greenblatt, Adam et Ève, p. 250-251.
458
175
Nous nous sommes attardée sur le passage qui met Ève au premier plan, quand elle évalue si
elle devrait ou non manger de l’arbre, et le partager ou non avec son homme :
[…] But to Adam in what sort / Shall I appeer ? shall I to him make known / As yet my
change, and give him to partake / Full happiness with mee, or rather not, / But keep the odds
of Knowledge in my power / Without Copartner ? so to add what wants / In Femal Sex, the
more to draw his Love, / And render me more equal, and perhaps, / A thing not undesireable,
somtime / Superior : for inferior who is free? / This may be well : but what if God have seen /
And Death ensue ? then I shall be no more, / And Adam wedded to another Eve, / Shall live
with her enjoying, I extinct; / A death to think. Confirm’d then I resolve, / Adam shall share
with me in bliss or woe : / So dear I love him, that with him all deaths / I could endure,
without him live no life.462
Dans ce passage, Milton montre clairement que le désir d’Ève est soutenu par la question du
manque : la femme perçoit que son homme et elle y sont soumis. Sous la plume du poète, la femme
comprend bien que garder pour elle le fruit lui permettrait d’ajouter à son sexe ce qu’il désire,
autrement dit, d’ajouter ce qui lui manque : « so to add what wants in Femal Sex ». Chateaubriand,
au 19e, traduit très finement cela par « afin d’ajouter à la femme ce qui lui manque » :
Mais de quelle manière paraîtrai-je devant Adam ? Lui ferai-je connaître à présent mon
changement ? Lui donnerai-je en partage ma pleine félicité, ou plutôt non ? Garderai-je les
avantages de la science en mon pouvoir, sans copartenaire, afin d’ajouter à la femme ce qui
lui manque, pour attirer d’autant plus l’amour d’Adam, pour me rendre plus égale à lui, et
peut-être (chose désirable) quelquefois supérieure ? Car inférieur, qui est libre ? Ceci peut
bien être... Mais quoi ? si Dieu a vu ? si la mort doit s’ensuivre ? Alors je ne serai plus, et
Adam, marié à une autre Ève, vivra en joie avec elle, moi éteinte : le penser ; c’est mourir !
Confirmée dans ma résolution, je me décide : Adam partagera avec moi le bonheur ou la
misère. Je l’aime si tendrement qu’avec lui je puis souffrir toutes les morts : vivre sans lui
n’est pas la vie.463
Ce que la femme désire/wants 464 , chez Milton, devient ce qui lui manque sous la plume de
Chateaubriand. La traduction de Chateaubriand vient mettre à nu la question du manque dans la
dialectique du désir de la femme que Milton met en jeu. Le choix d’Ève pose la question de l’amour
462
Milton, Paradise Lost, Livre 9, v. 816-833 (texte en anglais de l’époque). C’est nous qui soulignons.
Milton, Le paradis perdu de Milton, traduction de François-René de Chateaubriand, Paris, Renault & Cie, 1861,
p. 173-174, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5452523p/f10.image (3/2/2015). C’est nous qui soulignons.
464
Le verbe want peut tout à la fois désigner le désir « What do you want » et le manque : « This shirt wants a
button », selon le Dictionnaire Roberts et Collins, 5ème ed., 2000, p. 2033.
463
176
dans son rapport au désir465, au manque et à l’autre, et donc en lien aussi avec la parole et le sexuel,
qui fait effet de coupure466. L’Ève de Milton est un sujet désirant, une femme sujet de son désir.
Or, cette Ève décide que cette relation sera fondée non pas sur le pouvoir, non pas sur ce qui
sépare, mais sur le partage et l’amour, ce que Dan Vogel relève aussi467 . Il note, comme des
féministes vont aussi le relever bien plus tard, que le poète, dans une écriture qui le rend
étrangement moderne, la dote d’une capacité de réflexion et de décision. Mais surtout, il met en
scène une Ève dont le désir n’est pas d’abord de s’accaparer la connaissance, mais bien de la
partager468. Au lieu de garder pour elle ce qu’elle pense que l’arbre est en mesure de combler chez
elle, elle veut que l’Adam aussi connaisse cette félicité. C’est à partir de cette décision que l’Ève
de Milton ira au bout de son désir, quels qu’en soient les risques et conséquences. Ici, la
connaissance a donc à voir avec une certaine forme de jouissance qui n’est pas du côté de l’objet,
mais du côté de l’autre et de l’amour. Or, comme le souligne Chateaubriand, il faut du manque
pour que cela advienne, parce que c’est le manque qui fait vivre. Ainsi, Milton et Chateaubriand
nous mettent sur la piste d’une Ève métaphore du manque469 , pas-toute du côté de l’universel
masculin, un parlêtre mû par le désir et l’amour, qui renvoie à la question d’une éthique du sujet
qui vient subvertir la morale religieuse.
4.8. Conclusion
Les commentaires étudiés ouvrent le récit à des lectures qui ne placeraient plus tant la femme
en sous-catégorie, ni en opposée, mais du côté de ce qui ne se réduit pas, de ce qui fait frontière,
de ce qui déborde. Leurs discours laissent entendre, y compris malgré eux, qu’elle se situe sur le
465
Cf aussi Stephen Greenblatt, Adam et Ève, p. 252.
Pour montrer à quel point parole et sexe sont indissociables chez l’humain en tant qu’être parlant, Sublon parle
même de la parole qui « sexionne et fait aller le monde » (Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 225).
467
Dan Vogel, Eve -The First Feminist : John Milton’s Midrash on Genesis 3:6, 2012,
https://www.semanticscholar.org/paper/Eve-The-First-Feminist%3A-John-Milton's-Midrash-onVogel/16950585774bf4835887343e918b0c4ad7cff090 (15/1/2020).
468
Ce désir du partage place la relecture de Milton à l’opposé de celle d’Augustin, par exemple, pour qui c’est
l’homme qui, par amour, prend l’initiative de manger du fruit pour ne pas laisser Ève seule dans le péché (Cf.
chapitre 2, point 2.1.2 de cette thèse.
469
Même si, d’après Greenblatt, cela échapperait à Milton : « Il imagine plutôt que la femme semble moins perturbée
que l’homme par le sentiment d’une imperfection innée, qu’elle ne ressent pas le même manque » (Stephen
Greenblatt, Adam et Ève, p. 253).
466
177
versant de ce qui reste voilé, de ce dont on ne fait jamais le tour, voire de ce qui ne se dit qu’à la
forme négative, du côté de l’apophatique, ou de l’impossible. Elle représente l’anomalie, ce qui ne
se représente pas, et qui n’est pas sans inquiéter. Cette question de l’inquiétante étrangeté peut être
rapprochée de l’argument que présente Mieke Bal, pour qui la séparation entre le corps et l’âme
est une invention de l’homme qui a pesé sur sa destinée470. Selon cette auteure, l’homme, insatisfait
de lui-même, dégoûté de lui et de son corps, a essayé de le séparer de lui-même. Mais comme cela
ne peut fonctionner, il a semblé plus facile de faire de la femme la métonymie de ce corps séduisant
et de l’âme corrompue, ce à quoi l’homme voudrait ne pas être confronté.
Ainsi, ce qui ressort avec encore plus d’acuité dans ce chapitre présentant un état de la
question, c’est que la femme dérange. Tant qu’on a préféré ne pas tenir compte de la femme en tant
que singularité dans le récit, on a pu croire qu’elle était la cause de la perte de l’homme, qu’elle
était ignorante et qu’il était possible de la contenir pour ne pas qu’elle dérange. Il a fallu de
nouveaux regards sur le texte pour entrouvrir la porte à des lectures capables d’entendre et de
prendre en compte les a priori de la Tradition. Les recherches, analyses, commentaire des auteurs
consultés, hommes et femmes, ont permis de montrer comment le récit, en voulant cacher ce qui,
de la femme, constituait une différence vitale, est devenu le lieu d’une insoutenable question
censurée par nombre d’auteurs de la Tradition. Il aura fallu les auteures féministes pour que la
femme soit valorisée et qu’une brèche puisse s’ouvrir. Il aura fallu des hommes et des femmes qui
lisent autrement le récit pour montrer qu’on peut lire le lieu du féminin comme un lieu associé au
tiers, à l’anomalie, ce qui vient souligner la part du manque constitutif que la femme représente, et
que c’est bien en tant qu’elle représente celle qui manque et qui est manquante que l’insoutenable
surgit.
L’insoutenable, c’est que la femme du récit n’en finisse pas de faire effet à la marge, à la fois
comme la séductrice, comme celle qui a fait entrer la mort dans le monde, comme l’autre de
l’homme, mais aussi comme sujet désirant qui dérange l’ordre patriarcal, autrement dit l’ordre de
Dieu. Les lectures montrent qu’Ève est aussi le lieu de ce qui déborde du maîtrisable, du connu, du
470
Mieke Bal, « Sexuality, Sin and Sorrow… », p. 112.
178
raisonnable, même du trivial, du vertige, ce qui en fait aussi un parfait bouc émissaire, ce que le
rôle de tiers permet, voire suscite. Est-ce parce qu’elle représente ce qui est familier, mais aussi
étranger ? Quelque chose de dérangeant, mais qui pourtant existe comme réel, qu’on sait différent,
mais dont ne veut cependant rien savoir ? Et cela se joue en lien avec son sexe. Son sexe dérange
tellement que les hommes n’en finissent pas de le contrôler, l’abîmer, l’écarter, l’ignorer, pour
mieux en jouir, comme le montre Diane Ducruet dans son livre La chair interdite471. Le titre est
bien choisi, car à qui ce sexe est-il interdit, si ce n’est à la femme elle-même ? Ce qui est interdit,
alors, est-ce la connaissance ? Cela n’indique-t-il pas que la Tradition a plutôt lu l’interdit de la
connaissance comme inter-dit de la connaissance du sexe de la femme, c’est-à-dire dont il ne
faudrait pas que la femme jouisse ? Si les voix féminines ont dénoncé cette insistance, les
commentaires étudiés montrent aussi que la femme se situe en tant que lieu d’ouvertures, comme
celle qu’on ne circonscrit pas : différence irréductible, béance inquiétante. Béance d’où du sujet
pourrait surgir ?
471
Diane Ducruet, La Chair interdite, Paris, Alban Michel, 2014.
179
180
Deuxième Partie
La faille
Chair interdite depuis la naissance de la
civilisation, le sexe des femmes […] a
dicté ses lois et ses désirs à l’histoire de
l’humanité, quand bien même certains
hommes, certaines politiques ou
religions tentaient de lui prescrire leurs
volontés, leurs fantasmes, leurs
interdits.
Diane Ducruet472
Notre première partie fait ressortir que, jusqu’au XXe siècle, c’est principalement en contexte
masculin et chrétien et à la lumière de la doctrine du péché originel que le texte de Gn 3 a été relu
et interprété. Et, selon cette logique, la femme y apparaissait principalement comme la grande
tentatrice dotée de cet étrange pouvoir de provoquer la perte de l’homme. Cet axe d’interprétation
était soutenu et soutenable par le biais d’une réalité culturelle, sociale empreinte de machisme qui
affirmait la sous-mission des femmes aux hommes. Il aura fallu que des femmes s’approprient le
texte de Gn 3, en le relisant, non plus seulement en regard d’une doctrine théologique, celle du
péché originel, mais en fonction de leurs propres réalités de femmes, pour que leurs recherches
montrent le féminin sous un autre angle. Grâce à leurs recherches, le récit peut apparaitre comme
faisant partie du mouvement de libération des femmes, sous la forme d’un lieu d’affirmation, qui
prend la forme de ce que nous avons appelé une « d-énonciation ». Leur d-énonciation s’est
articulée selon un double mouvement : un mouvement de dénonciation du patriarcat et de sa
structure ostracisante pour des femmes, et un mouvement d’énonciation, une parole de femme qui
assume sa part subjective. Mettre des mots sur leur condition de femme, sur leur « être-femme »,
472
Blog Parlons plaisir féminin, « La chair interdite », https://www.parlonsplaisirfeminin.com/la-chair-interdite/
(10/9/2019), reprenant un extrait du livre de Diane Ducruet, La Chair interdite.
181
sur leur propre question identitaire en lien avec le texte de Gn 3 leur a permis de mettre en relief le
lien qui les unit à celle qui apparait comme autre, comme altérité radicale. Elles ont pu repérer et
soutenir que c’est parce que cette différence structurelle est inscrite dans leur corps, qu’elles ont
longtemps pu être considérées de moindre valeur.
Suivre de près ce mouvement nous a permis de relever une première boucle de rétroaction
liée au postulat androcentrique. Les chercheuses issues des courants féministes ont souligné que le
discours dominant culturel androcentrique et le discours théologique du péché originel ont conduit
des hommes à relire et à interpréter le texte de Gn 3 en faisant tenir à la femme le rôle de la sorcière,
du serpent, de la « putain » à sous-mettre. Cette première boucle de rétroaction en a produit une
seconde. Le regard des hommes sur Ève, mais aussi les mots dits pour la diminuer, ont eu un effet
sur les femmes elles-mêmes : traitées comme secondes, elles ont longtemps été exclues de la vie
collective et politique, au point que des hommes ont pu les croire stupides en les maintenant
ignorantes. Mais peut-être est-ce que, contrairement au vouloir de ces messieurs, et comme
l’histoire le montre, « la femme », ça déborde, ça dé-range, ça ne se gère pas si bien que cela. C’est
tellement vrai que des femmes ont osé relire le récit de Gn 3 comme femmes, en dérangeant ce que
la Tradition en disait. Or, en dérangeant l’ordre herméneutique établi, elles ont apporté du nouveau,
alimenté par le travail de plusieurs psychanalystes, produisant une troisième boucle de rétroaction.
Leur relecture du récit fait ressortir le lien qui unit la femme au manque et à la négation, ce qui, en
retour, nous amène à postuler que la femme du récit représente ce qu’il ne faudrait pas qu’il soit :
la faiblesse, la tentation, la concupiscence, la perte, la sorcière. Elle est ce qui ne devrait pas être,
à la fois une faille dans le monde de l’universel masculin et une faille dans le récit. N’est-ce pas
précisément cette faille qui empêche qu’on puisse refermer le récit sur un sens qui viendrait en
clore la recherche d’articulation signifiante ?
Cette hypothèse va nous conduire, dans cette seconde partie, à continuer de porter attention
au texte de Gn 3, mais cette fois, en le situant dans son propre contexte de narration, qui inclut Gn 2
et Gn 4. Cette orientation permettra à notre relecture discursive de se recentrer sur la figure d’Ève
et de son parcours singulier dans une logique qui prendra en compte les avancées de la recherche.
Ainsi, le chapitre 5 présente une analyse discursive du récit d’Ève. Il a pour objectif de mettre en
exergue les différentes représentations que la femme occupe dans le récit. Cette analyse discursive
182
est supportée par une traduction personnelle du récit de Gn 3, dont Ève est le personnage principal,
bordé en amont par ce qui l’introduit, une partie de Gn 2, et en aval par ce qui raconte sa destinée,
que nous avons restreint à trois versets de Gn 4 (v. 1-2 et 25). Ce travail permettra de montrer que
le texte de Gn 3 peut ouvrir la voie à une éthique du sujet femme. Cette éthique ne peut se lire
uniquement sous le versant d’un universel. Elle ne peut pas plus s’exclure du maternel sous son
angle le plus intime : l’expérience de la maternité telle que chaque femme a à le vivre. Le maternel,
pour une femme-sujet, est un lieu de création avant d’être un lieu de reproduction. C’est à partir de
ce lieu de création, qui passe nécessairement par sa parole, qu’une femme peut se dire et se vivre
sujet femme effet-mère, soit une femme qui choisit d’être mère sans s’y réduire. Le récit montre
que, s’il a fallu une parole de Dieu pour créer l’homme et la femme, il faut une parole de femme
pour créer l’effet-mère, une maternité assumée qui reste sur le versant du pas-tout, du hors-champ
de l’universel masculin. Car l’effet-mère, c’est aussi quand on rend la femme éphémère, non sans
ravage. Il y a le ravage que provoque la maternité quand on veut y réduite la femme, comme le
ravage la touche quand on veut faire la disparaitre comme femme. Or, c’est bien ce qui arrive après
Gn 5 : la femme disparait. Sur ce versant, on peut dire qu’Ève aura été éphémère. Et pourtant : si
elle disparait du texte, elle ne disparait pas pour autant de la vie des hommes. Elle reste, telle une
rivière souterraine dont la Tradition a fait son lit, un lit ravageur pour les femmes.
Ce premier temps d’analyse nous conduira au chapitre 6. Nous montrerons que le fait de
relire Gn 2-5 « comme un rêve » est propice à suivre de près la chaine signifiante propre au récit et
aux associations qui le composent. Cela nous permettra aussi d’approfondir les effets d’une
relecture qui prend en compte le désir, non plus à partir de l’objet, mais du sujet. Ce sera l’occasion
de faire ressortir que, si « l’adam »473 a été chassé du paradis, ce n’est pas tant pour avoir désiré,
mais pour avoir consommé le fruit défendu. En effet, la doctrine du péché originel a produit une
boucle de rétroaction qui a orienté une lecture du désir comme un péché de convoitise, de
concupiscence, nécessairement mauvais aux yeux de la morale religieuse. En insistant sur l’objet,
473
Nous avons montré que l’adam est à la fois le terme générique pour dire l’humain, et le nom du premier homme.
Aussi, à moins d’avoir besoin de parler d’« Adam » comme homme, individu, nous laisserons le terme générique tel
que le récit l’emploie – l’adam –, contrairement à ce que nous avons fait dans la première partie, dans laquelle nous
avons davantage tenu compte de la façon dont les auteurs en parlaient.
183
qu’il soit convoité ou perdu, la Tradition a perdu de vue le rapport au manque, et à quel point il est
étroitement lié à la femme et au désir. De là, nous pourrons montrer qu’une fois sorti d’une logique
de convoitise et d’objet, on peut, en passant par la notion de sujet-cause du désir, prendre en compte
la place de la femme en tant que sujet parlant et désirant, un sujet de désir singulier, un sujet pris
dans son rapport au désir inconscient.
À partir de ce travail, nous pourrons montrer au chapitre 7 pourquoi la femme dérange. Nous
commencerons par voir comment elle ne rentre pas-toute dans l’universel masculin. Nous
montrerons ensuite en quoi le fait de la dire et la désirer « faille » lui permet d’accéder à sa
dimension de sujet de désir. Nous pourrons alors revisiter l’effet que la femme « dit-faille » suscite,
tant sur les hommes que sur l’être femme, dont la honte n’est pas le moindre, ce qui nous amènera
à voir comment la femme y répond, en tant que sujet.
Finalement, le chapitre 8 se présentera comme le fruit des trois précédents chapitres. Nous
serons en mesure de cerner que la femme, parce qu’elle est manquante, réalise le désir de Dieu, et
que c’est à partir de ce réel que la femme peut devenir sujet désirant : un sujet désirant qui, parce
qu’il est touché par une jouissance Autre, ne cesse de déborder de ce qui est attendu d’elle. Mais si
elle déborde de ce qui est attendu d’elle, qu’en est-il de son désir ? Gn 4 nous permettra de cerner
de près ce que cela fait, pour une femme, de se désirer mère, de vivre sa maternité de l’intérieur,
en sujet, en lien avec le fait que, pour un sujet femme, la limite, y compris la limite ultime de la
mort, ne tient pas, en raison même d’être manquante et organisée par la maternité.
184
5
La première femme : dévoiler la faille
« C’est Elle, Elle avec un grand E, Elle,
Ève, qui a parlé la première ».
Jacques Lacan474
5.0. Introduction
Nous allons proposer dans ce chapitre notre propre relecture discursive du récit à partir du
personnage femme : Ève. Ce travail émerge à la lumière de ce que nous avons lu et analysé dans
la première partie de cette thèse. Pour cette raison, une herméneutique qui reposerait sur une
exégèse ne suffirait pas pour rendre compte de l’effet qu’une relecture discursive permet de réaliser,
ni pour prendre en compte le fait que la femme dérange. Car la femme dérange le plan de Dieu en
mangeant du fruit défendu. Elle apparait comme ce qui, dans le récit, résiste à toute fermeture : elle
vient empêcher de refermer le texte sur un sens qui ferait le tour du récit comme de la femme, du
féminin.
C’est donc sur ce postulat que ce travail d’analyse discursive est construit, à partir de la
femme comme axe central. Gn 3 place en effet Ève comme le personnage principal, ce qu’un
certain nombre d’indices textuels confirment. Sur les vingt-quatre versets, dix-sept la concernent
directement, avant Dieu, l’adam et le serpent. Le champ lexical de la femme, si on y inclut la
maternité, est le second plus important, juste après celui du verbe manger. C’est à elle que le serpent
s’adresse, et elle est la première à transgresser. Elle est placée par Dieu au cœur de la filiation et
474
Jacques Lacan, « De James Joyce comme symptôme » conférence inédite du 6 janvier 1972 présentée par Henri
Brévière dans la revue Le croquant 28, 2000 (Version corrigée parue en 2012 sur le site de Patrick Vallas),
http://www.valas.fr/Jacques-Lacan-de-James-Joyce-comme-symptome%2c306 (20/06/2018).
185
de la relation homme-femme, au point d’être érigée mère du vivant par l’adam. C’est exclusivement
avec elle que se joue la question du désir. Mais Gn 3 n’existe pas tout seul. Le texte a un prologue
qui relate la création de la femme, et un épilogue qui raconte la suite de la vie d’Ève, comme femme
et comme mère. Le texte de Gn 3 sera donc encadré en amont de Gn 2, et de Gn 4 en aval. Mais,
parce que notre objectif est de nous concentrer sur la femme du récit, nous ne prendrons de ces
deux chapitres que ce qui la concerne directement. Ainsi, le prologue ne comprend que les
versets 8-9 et 16-23 de Gn 2, alors que l’épilogue se restreint aux versets 1-2 et 25 de Gn 4.
Notre analyse permettra de montrer que, si les hommes ont lu la béance comme perte
originelle, c’est pour cacher le manque incomblable que la femme représente, et qu’il ne faudrait
pas qu’elle soit. À partir de cette notion de manque, la femme du récit prend un relief singulier,
sous la forme de représentations qui ne s’emboitent pas, mais qui la situent sous différents angles.
Elle est le sexe impossible parce que manquant, source d’une inquiétante étrangeté, dont on peut
alors comprendre pourquoi la Tradition n’a eu de cesse de recouvrir Ève sous Marie, pur réceptacle
sans sexualité ni jouissance. Mais ce faisant, la Tradition n’a fait que remplacer un insoutenable
par un impossible, pour que précisément, du désir de la femme et de sa jouissance, on n’en veuille
rien savoir, sinon pour la condamner. En recouvrant Ève par Marie, la Tradition a aussi recouvert
ce qui, de la femme, ne s’appréhende pas comme un homme, ce qu’ont apporté les féministes et
des psychanalystes en ouvrant la femme à une dimension d’individu, mais aussi de sujet dont
l’éthique ne s’accorde pas avec la morale religieuse.
5.1. Le récit d’Ève
Pour être en mesure d’effectuer notre analyse discursive, nous commencerons par faire la
traduction du texte dont la femme est le centre. Cette traduction est faite à partir du texte
massorétique475, immédiatement suivie d’un certain nombre de précisions textuelles destinées à
éclairer certains choix de traduction.
475
Parler de texte massorétique renvoie au texte écrit par les massorètes, juifs du début de notre ère. Nous avons
repris le texte de Bible Works.
186
5.1.1 Prologue : de la création de la femme comme manque (Gn 2:8-9 et 16-23)
Sauf exception, les notes de traductions qui sont importantes pour la suite de cette thèse se
trouvent à la fin de cette section. En ce qui concerne les éléments de traduction de Gn 2 qui ne
concernent pas spécifiquement la femme, nous renvoyons à notre mémoire de maîtrise476.
2:8
~d<Q<+mi !d<[eÞB.-!G: ~yhi²l{a/ hw"ôhy> [J;úYIw
Yhwh Dieu plante un jardin en Eden, vers l’est.
il place là l’adam qu’il a modelé.
`rc")y" rv<ïa ~d"Þa'h'(-ta, ~v'ê ~f,Y"åw:
9
#[e²-lK hm'êd"a]h'ä-!mi ‘~yhil{a/ hw"Ühy> xm;úc.Y:w:
Yhwh Dieu fait en sorte que surgisse de la terre
tout arbre
Désirable/nekhmad1 à la vue et bon comme
nourriture,
lk'_a]m;l. bAjåw> ha,Þr>m;l. dm'îx.n<
et l’arbre de la vie au milieu du jardin,
!G"ëh; %AtåB. ‘~yYIx;h;( #[eÛw>
et l’arbre de la connaissance du bon et du
mauvais.
`[r"(w" bAjï t[;D:Þh; #[e§w
[…]
[…]
16
rmo=ale ~d"Þa'h'(-l[; ~yhiêl{a/ hw"åhy> ‘wc;y>w
Yhwh Dieu ordre-donne2 à l’adam en disant :
De tous les arbres du jardin, tu peux manger à
satiété
`lke(aTo lkoïa' !G"ßh;-#[e( lKoïmi
17
WNM,_mi lk;Þato al{ï [r"êw" bAjå ‘t[;D:’ #[eªmeW
WNM,Þmi ^ïl.k'a] ~Ay°B. yKiª
Mais de l’arbre de la connaissance du bon et du
mauvais tu n’en mangeras pas,
car du jour où tu en mangeras
tu mourras, mortellement marqué3.
`tWm)T' tAm
18
~yhiêl{a/ hw"åhy> ‘rm,aYO’w
AD+b;l. ~d"Þa'h'( tAyðh/ bAj±-al{
`AD*g>n<K. rz<[Eß ALï-Hf,[/a,(
Yhwh Dieu dit :
Il n’est pas bon que l’adam soit pour lui-même.
Il faut que je lui fasse477 une aide en face de lui4.
476
Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25.
Cette traduction permet de faire ressortir le cohortatif (En hébreu. Ce temps marque un ordre à la première
personne) et son implication dans l’engagement que Dieu se donne. À noter que c’est le seul cohortatif du chapitre,
ce qui permet de renforcer l’importance de revêt pour Dieu ce choix. (Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de
Genèse 2:4b-25.
477
187
// hm'ªd"a]h'(-!mi ~yhiøl{a/ hw"“hy> •rc,YIw:
19
Yhwh Dieu modèle avec le sol toutes les bêtes
sauvages et tout ce qui vole dans le ciel
~yIm;êV'h; @A[å-lK' ‘taew> ‘hd<F'h; tY:Üx;-lK'
~d"êa'h'ä-la, ‘abeY"w:;
et il fait en sorte qu’ils viennent vers l’adam
pour voir
tAaßr>li
comment il les appelera pour lui,
Al=-ar"q.YI-hm;
afin que tout ce que l’adam clame
~d"²a'h'( Alô-ar"q.yI rv,’a] lkow>
devienne le nom de chaque être vivant
`Am*v. aWhï hY"ßx; vp,n<
// ‘hm'heB.h;-lk'l tAmªve ~d"øa'h'( ar"’q.YIw:
20
hd<_F'h; tY:åx; lkoßl.W. ~yIm;êV'h; @A[ål.W
L’adam clame les noms de chaque animal volant
dans les cieux, et de chaque animal vivant dans
les champs.
Mais l’adam ne trouve aucune aide en face de
lui.
`AD*g>n<K. rz<[Eß ac'îm'-al{) ~d"§a'l.W
21
~d"Þa'h'-l[; hm'²DEr>T; Ÿ~yhiól{a/ hw"“hy> •lPeY:w:
!v"+yYIw:
Yhwh Dieu fait en sorte qu’un profond sommeil
tombe sur l’adam.
Il s’endort.
Il prend de son côté5
wyt'ê[ol.C;mi ‘tx;a; xQ;ªYIw:
et ferme la chair à la place de celle-ci.
`hN"T<)x.T; rf"ßB' rGOðs.YIw
22
[l'²Ceh;-ta,( Ÿ~yhiól{a/ hw"“hy> •!b,YIw:
Yhwh Dieu construit à partir du côté
– qu’il avait pris de l’adam –,
~d"Þa'h'(-!mi xq:ïl'-rv,a]
une femme6
hV'_ail.
et il fait en sorte qu’elle vienne vers l’adam.
`~d"(a'h'(-la, h'a,Þbiy>w:
23
è~d"a'h'¥ érm,aYOw
~[;P;ªh; tazOæ
ym;êc'[]me( ~c,[,
yrI+f'B.mi rf"ßb'W
hV'êai arEäQ'yI ‘tazOl.
L’adam dit :
celle-là, cette fois
os de mes os
et chair de ma chair.
Celle-là sera proclamée femme
parce que de l’homme celle-là a été tirée.
`taZO*-hx'q\lu( vyaiÞme yKiî
188
24
AM=ai-ta,w> wybiÞa'-ta vyaiê-bz"[]y:¥ ‘!Ke-l[
ATêv.aiB. qb;äd"w>
C’est pour cela qu’un homme quittera son père
et sa mère
et s’attachera à sa femme
pour qu’ils deviennent une seule chair
`dx'(a, rf"ïb'l. Wyàh'w>
25
AT=v.aiw> ~d"Þa'h'( ~yMiêWr[] ‘~h,ynEv. WyÝh.YI)w:
Tous les deux sont nus, l’adam et sa femme,
et ils n’ont pas honte l’un envers l’autre.
`Wvv'(Bot.yI al{ßw>
5.1.2 Ève : une femme-sujet de désir (Gn 3)
3.1
hd<êF'h; tY:åx; ‘lKomi ~Wrê[' hy"åh' ‘vx'N"h;w>
Cependant, le serpent était devenu rusé parmi
tout le vivant des champs
que Yhwh Dieu avait fait.
~yhi_l{a/ hw"åhy> hf'Þ[' rv,îa]
Il dit à la femme :
hV'êaih'ä-la, ‘rm,aYO“w:
Ainsi, dieu7 a dit :
~yhiêl{a/ rm;äa'-yKi( @a;…
« Vous ne mangerez pas de tous les arbres du
jardin ».
`!G")h; #[eî lKoßmi Wlêk.ato) al{å
2
vx'_N"h;-la hV'Þaih'( rm,aToïw:
La femme dit au serpent :
Du fruit de tous les arbres du jardin, nous
mangeons.
`lke(anO !G"ßh;-#[e( yrIïP.mi,
3
é#[eh' yrIåP.miW
Mais du fruit de l’arbre
è!G"h;-%AtB. rv,äa]
qui est au milieu du jardin,
dieu a dit :
~yhiªl{a/ rm;äa'
« Vous n’en mangerez pas
WNM,êmi ‘Wlk.ato) al{Ü
et vous n’y toucherez pas
AB+ W[ßG>ti al{ïw>
de crainte que vous mouriez ».
`!Wt)muT.-!P,
4
hV'_aih'(-la, vx'ÞN"h; rm,aYOðw:
Mais non, vous ne mourrez pas, mortellement
marqués3!
`!Wt)muT. tAmß-al{)
5
~yhiêl{a/ [;dEåyO yKi…
Le serpent dit à la femme :
Parce que dieu7 sait
189
que le jour où vous en mangerez,
WNM,êmi ~k,äl.k'a] ‘~AyB. yKiª
vos yeux s’ouvriront
~k,_ynEy[e( Wxßq.p.nIw>
et vous deviendrez comme dieu7,
~yhiêl{aKe( ‘~t,yyIh.wI
des connaissants8 du bon et du mauvais.
`[r")w" bAjï y[eÞd>yO
6
hV'‡aih'( ar<TEåw:
La femme voit
lk'øa]m;l. #[e’h' •bAj yKiä
que l’arbre est bon comme nourriture,
et qu’il (est) désirable/tawah9 au regard,
~yIn:©y[el' aWhå-hw"a]t;( ykiów>
désirable/nekhmad1 au point de susciter la
clairvoyance10.
lyKiêf.h;l. ‘#[eh' dm'Ûx.n<w>
Ayàr>Pimi xQ:ïTiw:
Elle prend de son fruit,
[en] mange,
lk;_aTow:
et [en] donne aussi à son homme [qui est] avec
elle,
HM'Þ[i Hv'²yail.-~G: !TeóTiw:
qui [en] mange.
`lk;(aYOw:
7
~h,êynEv. ynEåy[e ‘hn"x.“q;P'Tiw:
Leurs yeux à tous les deux s’ouvrent.
~he_ ~MiÞrUy[e( yKiî W[êd.YEåw:
Ils se connaissent11 alors nus.
hn"ëaet. leä[] ‘WrP.t.YIw:)
Ils cousent ensemble du feuillage de figuier
`tro)gOx] ~h,Þl' Wfï[]Y:w:
et ils s’[en] font des ceintures.
// %Leîh;t.mi ~yhi²l{a/ hw"ôhy> lAq’-ta,
8
Ils entendent la voix de Yhwh Dieu allant et
venant dans le jardin à la brise du jour.
W[úm.v.YIw:) ~AY=h; x:Wrål. !G"ßB;
L’adam et sa femme se cachent de la face de
Yhwh Dieu, au milieu de l’arbre du jardin.
// ~yhiêl{a/ hw"åhy> ‘ynEP.mi ATªv.aiw> ~d"øa'h'( aBe’x;t.YIw:
`!G")h; #[eî %AtßB
9
~d"+a'h'(-la, ~yhiÞl{a/ hw"ïhy> ar"±q.YIw:
Yhwh Dieu appelle l’adam.
Alß rm,aYOðw:
Il lui dit :
`hK'Y<)a;
où es-tu ?
10
rm,aYo¨w:
Il dit :
j’ai entendu ta voix dans le jardin,
190
!G"+B; yTi[.m;Þv' ^ïl.qo-ta,
Et j’ai eu peur
ar"±yaiw"
car je [suis] nu.
ykinOàa' ~roïy[e-yKi(
Alors, je me suis caché.
`abe(x'aew"
11
Il dit :
rm,aYo¨w:
Qui a fait en sorte que tu te découvres nu ?
hT'a'_ ~roßy[e yKiî ^êl. dyGIåhi ymi…
L’arbre
#[eªh'-!mih]
dont je t’avais ordre-donné2 de ne pas en
manger,
WNM,Þmi-lk'a] yTiîl.bil. ^yti²yWIci rv,óa]
en as-tu mangé ?
`T'l.k'(a'
12
~d"+a'h'( rm,aYOàw:
L’adam dit :
‘hV'aih'(
la femme
que tu as donnée à côté12 de moi,
ydIêM'[i hT't;än" rv,äa]
c’est elle qui m’a donné de l’arbre
#[eÞh'-!mi yLiî-hn"t.n") awhi²
et j’[en] ai mangé.
`lke(aow"
13
hV'Þail' ~yhi²l{a/ hw"ôhy> rm,aYo’w
Yhwh Dieu dit à la femme :
tyfi_[' taZOæ-hm;:
Qu’as-tu fait là ?
hV'êaih'( ‘rm,aTo’w:
La femme dit :
le serpent a fait en sorte que je me trompe13.
ynIa:ßyVihi vx'îN"h
et j’[en]ai mangé.
`lke(aow"
14
évx'N"h;-la,( Ÿ~yhiîl{a/ hw"’hoy> •rm,aYOw:
ètaZO t'yfiä[' yKi
hd<+F'h; tY:åx; lKoßmiW hm'êheB.h;-lK'mi ‘hT'a; rWrÜa'i
%leête ^ån>xoG>-l[;
`^yY<)x; ymeîy>-lK' lk;ÞaTo rp'î['w>
Yhwh Dieu dit au serpent :
À cause de ce que tu as fait,
maudit sois-tu parmi tous les animaux et parmi
tout le vivant des champs.
sur le ventre tu iras,
et de la poussière tu mangeras tous les jours
de ta vie.
191
15
// hV'êaih'( !ybeäW ‘^n>yBe( tyviªa' Ÿhb'äyaew> H['_r>z: !ybeäW
^ß[]r>z: !ybeîW
varoê ^åp.Wvy> aWh…
Je mettrai la haine14 entre toi et la femme,
entre ta semence et sa semence15.
Elle [sa semence] te broiera la tête,
tandis que toi, tu lui broieras le talon.
s `bqE)[' WNp,îWvT. hT'Þa;w>
16
rm;ªa' hV'äaih'-la,(
Mais à la femme, il dit :
Je ferai en sorte de décupler16 ta douleur17 et
tes gestations.
%nEërohe(w> %nEåAbC.[i ‘hB,r>a; hB'Ûr>h;
Dans la douleur tu enfanteras des fils,
~ynI+b' ydIål.Te( bc,[,ÞB.
tandis que vers ton homme [ira] ton
désir/teshukate18,
%teêq'WvåT. %veyai-la,w>
alors que lui, il te dominera.
s `%B'(-lv'm.yI aWhßw>.
17
rm;ªa' ~d"åa'l.W
Par contre, à Adam19, il dit :
è^T,v.ai lAqål. éT'[.m;v'-yKi(
Parce que tu as écouté la voix de ta femme,
#[eêh'-!mi ‘lk;aTo’w:
et que tu as mangé de l’arbre
à propos duquel je t’avais ordre-donné :
rmoêale ‘^y“tiyWIci rv,Ûa]
« tu n’en mangeras pas »,
WNM,_mi lk;Þato al{ï
maudite [soit] la terre à cause de toi.
^r<êWb[]B ‘hm'd"a]h'( hr"ÜWra]
Dans la douleur, tu t’en nourriras tous les
jours de ta vie.
`^yY<)x; ymeîy> lKoß hN"l,êk]aTo) ‘!AbC'[iB.;(
18
%l'_ x:(ymiäc.T; rD:ßr>d:w> #Aqïw>
Mais elle fera en sorte qu’épines et chardons
surgissent pour toi.
`hd<)F'h; bf,[eî-ta, T'Þl.k;a'w>
Tu te nourriras de l’herbe des champs.
19
~x,l,ê lk;aToå ‘^y“P,a; t[;ÛzEB
À la sueur de ta face tu mangeras ta nourriture
hm'êd"a]h'ä-la, ‘^b.Wv) d[;Û
jusqu’à ton retour en terre,
T'x.Q"+lu hN"M<ßmi yKiî
parce que [c’est] d’elle que tu as été extirpé,
hT'a;ê rp'ä['-yKi(
que poussière tu es,
et poussière tu retourneras.
`bWv)T' rp'Þ['-la,w>
20
hW"+x; ATßv.ai ~veî ~d"±a'h'( ar"ôq.YIw:
L’adam nomme sa femme (la) Vivante20
192
parce qu’elle est devenue mère de tous les
vivants.
`yx'(-lK' ~aeî ht'Þy>h'( awhiî yKi²
// ~d"ôa'l. ~yhiøl{a/ hw"’hy> •f[;Y:w:
21
Yhwh Dieu fait pour Adam19
et sa femme des vêtements de peau.
rA[ß tAnðt.K' AT±v.ail.W
et fait en sorte qu’ils [s’en] revêtent.
`~ve(Bil.Y:w:
22
x~yhiªl{a/ hw"åhy> Ÿrm,aYOæw:
Yhwh Dieu dit :
‘~d"a'h'( !heÛ [r"+w" bAjå t[;d:ßl' WNM,êmi dx;äa;K. ‘hy"h'
Ainsi l’adam est devenu comme l’un de nous,
avec la connaissance du bon et du mauvais.
Ÿh_T_'ä[_;w_>
Par conséquent,
Adªy" xl;äv.yI-!P,
il est à craindre qu’il étende sa main,
prenne aussi de l’arbre de la vie,
~yYIëx;h;( #[eäme ~G:… ‘xq;l'w>
en mange
lk;Þa'w>
et [soit] vivant pour l’éternité.
`~l'([ol. yx;îw"
// hm'êd"a]h'ä-ta, ‘dbo[]l;( !d<[E+-!G:mi ~yhiÞl{a/
23
hw"ïhy> Whxe²L.v;y>w:)
Yhwh Dieu le renvoie du jardin d’Éden servir
la terre
de laquelle il avait été extirpé.
`~V'(mi xQ:ßlu rv,îa]
24
~d"+a'h'(-ta, vr,g"ßy>w:
Il expulse l’adam
et fait en sorte que s’établissent les chérubins à
l’est du jardin d’Eden,
~ybiªrUK.h;-ta, !d<[e-ø !g:l. ~d<Q,’mi •!Kev.Y:w:
avec la flamme de l’épée tournoyante dans
toutes les directions,
tk,P,êh;t.Mih; ‘br<“x,h; jh;l;Û tae’w>
afin de garder le chemin de l’arbre de la vie.
~yYI)x;h;( #[eî %r<D<ß-ta, rmo§v.li
5.1.3 Épilogue : une femme-sujet mère (Gn 4 : 1-2 et 25)
4.1
ְוָ֣הָאָ֔דם ָי ַ֖דע ֶאת־ַח ָ֣וּה ִאְשֹׁ֑תּו
ַוַ֙תַּה֙ר ַוֵ֣תֶּלד ֶאת־ַ֔ק ִין
L’adam connut11 Ève/khawwah, sa femme.
Elle conçut et enfanta Caïn/Qaiin/Le Créé21,
193
en disant :
ַו ֕תּ ֹאֶמר
j’ai créé/qanah21 un homme/ish de par22 dieu7.
ָק ִ֥ניִתי ִ֖אישׁ ֶאת־ ְיה ָֽוה
ַוֹ֣תֶּסף ָלֶ֔לֶדת ֶאת־ָא ִ֖חיו ֶאת־ָ֑הֶבל ַֽו ְיִהי־ֶ֙הֶב֙ל
2
ַוֵ֨יַּדע ָא ָ֥דם ֹעו֙ד ֶאת־ִאְשֹׁ֔תּו
25
ַוֵ֣תֶּלד ֵ֔בּן
ַוִתְּק ָ֥רא ֶאת־ְשֹׁ֖מו ֵ֑שׁת
ִ֣כּי ָ ֽשׁת־ ִ֤לי ֱא"ִהי֙ם ֶ֣ז ַרע ַאֵ֔חר ַ֣תַּחת ֶ֔הֶבל
ִ֥כּי ֲהָר ֖גוֹ ָֽק ִין׃
Elle enfanta ensuite son frère Abel/Le Vain23.
Adam19 connut11 sa femme/issha6.
Elle enfanta un fils
et lui donna le nom de Sheth/L’Accordé24, car
[dit-elle]
Voilà ! dieu7 m’a accordé/sheth une autre
semence15 à la place d’Abel,
puisque Caïn l’a tué.
5.1.4 Éléments d’analyse textuelle
1- Nekhmad/désirable478 : nous avons choisi de traduire les mots du champ lexical du désir
(il y en a trois) par le mot désir, afin de souligner que, dans le texte, le désir est toujours en
lien avec la femme479. Ici, le mot sert à qualifier tous les arbres que Dieu a fait pousser,
accessible à l’homme avant même la création de la femme : c’est dire que tout humain y a
accès. C’est aussi ce même mot qu’on retrouve en Gn 3:6, ce qui permet de noter que, pour
Dieu, tous les arbres sont désirables, alors que, pour la femme, un seul prend une dimension
singulière, puisqu’il est tawah et nekhmad.
2- Ordre-donner : cette traduction du verbe ordonner suit notre travail de maîtrise480, qui
nous permettait de signaler que cet ordre implique des règles de vie qui limitent l’homme
en sortant le monde du chaos, comme cela se passe en Gn 1:1 : « Au commencement, Dieu
créa le ciel et la terre. Or la terre était un chaos, et il y avait les ténèbres au-dessus de
l’Abîme, et l’esprit de Dieu planait au-dessus des eaux »481. Cela permet aussi de mettre en
478
Westermann rappelle que nekhmad veut dire desiderandus (desiderabilis) selon Gesenius’ Hebrew Grammar,
§116e (Claus Westermann, « Genesis 2:4b-3:24-3 », 1987 (1974), p. 185).
479
Nous déploierons dans ce chapitre et le suivant les raisons qui nous ont amenée à faire ce choix pour le moins
contestable dans le champ de l’exégèse, au point 5.3.3 de ce chapitre.
480
Nous reprenons la même expression utilisée dans notre mémoire de maîtrise : Lydwine Olivier, Analyse
processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 27.
481
Bible Osty, Paris, Seuil, 1973. La version de la Bible Osty permet de faire un rapprochement entre le chaos qui
existe avant que Dieu mette de l’ordre en séparant les éléments. Le chaos, comme contraire de l’ordre, étant la
194
évidence que la femme vient dé-ranger ce monde rangé/organisé par Dieu (et par les
hommes ?).
3- Mortellement marqué : cette traduction de l’expression littérale hébraïque « de mort
vous mourrez » suit la proposition de Lynell Zogbo concernant ce type de construction
verbale482. Selon elle, cette construction n’est pas tant un marqueur qui vient appuyer un
moment dramatique – ici la mort des humains – qu’un marqueur de pertinence narratif
annonciateur de ce qui va se passer plus tard. La répétition du verbe mourir joue donc pour
elle le rôle d’une prédiction. Elle propose de faire ressortir le redoublement du verbe en
utilisant la formule « participe présent + verbe » : « dying you will die », pour mettre en
valeur le poids de cet avenir implacable. Nous avons choisi de nous rapprocher de ce mode
de traduction, qui vise également à faire ressortir que la marque de l’humain est d’être
mortel, sous la forme d’une inscription mortelle, comme limite absolue.
4- En face de lui : à noter que la nuance du face-à-face disparaît dans la Septante au profit
d’un semblable, ce qui pourrait expliquer que l’aide ne contienne pas, dans l’imaginaire
chrétien, sa notion d’opposition potentielle. Le grec a préféré s’attarder sur la notion de
conformité, d’égalité483, alors que, si l’on suit Monique Alexandre, certains targums ainsi
que Rachi relèvent la notion d’adversité, d’affrontement potentiel484.
5- Le côté : le mot hébreu tzela sert à parler du côté du tabernacle, par exemple485. À ce
sujet, Delphine Horvilleur précise : « la femme "côté" est une césure d’un être originel
androgyne dorénavant coupé en deux. Elle est un autre sujet, et non un objet, sorti de
l’organisme premier à deux genres, au même titre que l’homme. Dans cette version, les
genres sont tous deux retranchés, séparés de l’entité première et indivise qu’ils
constituaient »486.
6- Femme : à la lecture, ishsha/femme semble venir de ish/homme. Mais la proximité est
phonique. Car, comme le souligne le BDB, le mot ishsha ne vient pas de ish, mais du verbe
anash (être faible, fragile, malade), d’où vient aussi le mot enosh/humanité. L’étymologie
et la construction même du mot ishsha permet de savoir, mais très subtilement, que le mot
traduction du Tohou-Bohou (informe et vide), soit un lieu sans vie, puisque « sans séparation », comme le décrit le
texte hébreu.
482
Lynnel Zogbo, « "Walk the walk and talk the talk" : the Infinitive Absolute in Hebrew and its translation into
African languages », conférence donnée à la Society of Biblical Literature, New Orleans, 2009. Voir aussi
« L’infinitif absolu en hébreu : au croisement entre l’exégèse, la linguistique et la traduction de la Bible »,
International Symposium on Exegesis and Bible Translation, Université Concordia, Montréal, 2010.
483
Comme la traduction de Cecile Dogniez et Marguerite Harl le fait ressortir :
Gn 2:18 : « Καὶ εἶπεν Κύριος ὁ θεός Οὐ καλὸν εἶναι τὸν ἄνθρωπον μόνον· ποιήσωμεν αὐτῷ βοηθὸν κατ᾽ αὐτόν »
« Et le Seigneur dit : "Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Faisons-lui une aide qui lui corresponde" ».
(Cécile Dogniez et Marguerite Harl. Le pentateuque… p. 141.
484
Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 277, et notre mémoire de maîtrise, p. 10.
485
Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 34.
486
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 62-63.
195
renvoie à l’humanité, et donc bien à l’adam, tel que le récit le raconte aux versets 2:21-22,
et non à l’homme comme individu masculin, comme une lecture trop rapide du verset 23
pourrait le laisser croire487.
7- Dieu : nous avons choisi d’écrire « dieu » sans majuscule à cet endroit pour rendre l’effet
du texte hébreu. Elohim est un mot masculin pluriel, mais dans la bouche du serpent, il est
toujours suivi d’un verbe au singulier. Il ne peut donc s’agir ni de Dieu ni des dieux488.
Écrire dieu sans majuscule et au singulier permet de rendre le côté irrévérencieux qu’a le
serpent de nommer Dieu, en le reléguant au rang d’un dieu banal, quelconque,
indifférencié, choix repris par la femme. À noter aussi que, traduit ainsi, le terme permet de
distinguer ce dieu, banal, du pronom nous, Dieu de majesté employé par Dieu en 3:22.
8- des Connaissants / des sachants : du verbe Yada, ce néologisme permet de faire
ressortir le fait que le mot (au pluriel) se rattache aux humains et non à Dieu. Le mot
permet aussi de rester très proche de l’arbre de la connaissance/savoir.
9- Tawah/désirable : ce mot appartient aussi au champ lexical du désir. Nous avons donc
choisi expressément de rappeler cette proximité en le traduisant lui aussi par désir489. Il faut
de plus souligner la proximité phonique entre tawah et Khawwah/Ève/Vie, deux termes par
ailleurs très rares dans la Bible : le premier terme n’existe que 12 fois et l’autre 2 fois. Or,
les mots rares sont bien souvent dans la Bible des mots importants.
10- Clairvoyance : du verbe neged/révéler. Ce verbe n’existe pas à la forme simple, mais
au H/hiphil (ou au Hh/hophal), ce qui correspond à un verbe à deux sujets. Comme si celui
qui s’emparait de la connaissance devenait sujet de cet acte de connaitre ? À noter que la
racine du verbe est identique au mot « en face » (neged), qui qualifie l’aide que Dieu veut
que l’adam ait pour ne pas être « pour lui-même », en 2:16.
11- Yada´ : le verbe connaitre/savoir a la même racine que celui que le nom qui forme
l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais. Ce verbe indique la connaissance : il se
savent nus, ils se (re)connaissent nus. On pourrait aussi bien dire qu’ils se (dé)couvrent nus.
Car le verbe parle aussi d’un connaitre intime, sexuel. C’est pour cela qu’on retrouve le
même verbe en Gn 4:1 : « L’adam connut sa femme », et 4:25 : « Adam connut sa femme ».
12- À côté : traduction de la préposition « avec », qui marque un lien de proximité. En
traduisant par « à côté », nous permettons un jeu de mot qui raconte cette proximité sans
fusion.
487
Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 38. Sur cette question on peut aussi voir la
discussion de Claus Westermann, Genesis 1-11 : A Commentary, p. 232.
488
Voir aussi Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 300-301, ou John Skinner, A Critical and
Exegetical Commentary on Genesis, p. 75. Eisenberg, lui, traduit le mot par dieux (Josy Eisenberg & Armand
Abecassis, Et Dieu créa la femme…, p. 207).
489
Voir note 479 et point 5.3.3 de ce chapitre.
196
13- Faire en sorte de se tromper : la construction de ce verbe est au H/hiphil, une
construction verbale qui implique deux sujets. Notre traduction vise à faire ressortir que la
femme a une responsabilité dans l’acte : elle est sujet, au même titre que le serpent490.
14- La haine : Le mot hébreu est inimitié. Mais pour mieux faire ressortir l’effet qu’induit
cette inimitié, nous avons choisi le mot haine. Le psalmiste lui-même nous met sur cette
voie : pas de haine sans inimitié. La haine découle du fait que l’autre est déclaré ennemi :
« Ps. 139:21-22 Yahvé, n’ai-je pas en haine qui te hait, /en dégoût ceux qui se dressent
contre toi ? / Je les hais d’une haine parfaite, / ils sont pour moi des ennemis »491. Le saut
que nous faisons d’un adjectif qui a perdu de sa force pour un mot qui est plus proche de
nous permet de montrer ce qui se joue dans cette relation d’inimitié et la dynamique qu’elle
entraîne : une lutte sans merci.
15- Semence : ce mot pourrait aussi être traduit par descendance, lignage. On le retrouve
deux fois : en Gn 3:15 et en Gn 4:25. Dans les deux cas, Dieu reconnait expressément à la
femme le pouvoir de sa descendance/semence, alors qu’il n’est aucunement fait allusion à
celle de l’homme492.
16- Décupler. On retrouve ici pour la troisième fois une structure de redoublement du
verbe avec un infinitif, ici le verbe augmenter, qui donne littéralement : « j’augmenterai en
augmentant »493. Notre traduction vise à marquer cette intensité.
17- Douleur : le mot est repris trois fois en 3:16 et une fois en 3:17 quand Dieu prévient
l’adam de son sort. Les choix de traductions sont variés : douleur, peine, souffrance, labeur.
L’important selon nous est de garder la même traduction pour les trois occurrences pour
faire ressortir que les humains sont traversés pas le même ressenti, même si cela ne les
touche pas dans leur être de la même façon.
18- Teshukate/désir : On trouve ici un troisième terme qui réfère au champ lexical du
désir494. Nous avons donc, là encore, opté pour traduire ce mot en utilisant le même mot
« désir ». Celui-là a en plus une connotation sexuelle. Nous en reparlons plus loin dans ce
chapitre.
490
Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 15s.
BJ.
492
André Wénin signale lui aussi qu’il s’agit du même mot dans les deux occurrences (André Wénin, D’Adam à
Abraham, p. 165).
493
Voir plus haut note textuelle n° 2 - mortellement marqué.
494
Le BDB et le CDCH traduisent par longing for, ou desire (BDB p. 1003, CDCH p. 496). Voir aussi note 479 et
point 5.3.3 de ce chapitre.
491
197
19- Adam : en Gn 3:17 apparait la première occurrence du second récit de création dans
laquelle l’adam perd son article495. Les autres occurrences sont en Gn 3:21, puis en
Gn 4:25. Ces moments étant très rare en Gn 2-4, nous avons donc décidé de les relever. On
peut se demander si, dans ces rares moments l’adam générique ne devient pas une
personne, qui justifierait l’emploi de la majuscule en français. Les autres occurrences sont
en Gn 3:21 et 4:25. On notera cependant qu’en Gn 4 :1, il est question de « l’adam » qui
connait Ève, alors qu’en Gn 4:25, c’est bien « Adam » qui connait Ève. Comme si, au fil du
récit, l’adam devenait de plus en plus un individu masculin, un être marqué par sa
différence sexuelle. Il reste que le texte semble vouloir conserver une certaine ambiguïté,
au moins jusqu’en Gn 4:25, avec la naissance de Seth, reprise en Gn 5. Nous rappelons
cependant qu’en hébreu, le mot adam réfère d’abord à l’humain496.
20- Vivante/Khawwah : Nous avons choisi de traduire le mot par « Vivante », mais nous
aurions aussi pu dire « Vie », ou encore « Èvie », comme Lacan le fait497. Le nom provient
de la racine khawwah, vivre, et ne se retrouve que deux fois dans la Bible. L’autre
occurrence est en 4:1 et constitue un quasi hapax. Nous avons choisi « Vivante » (hW"+x)) pour
montrer l’aspect tout à fait unique et singulier du nom qui lui est donné, et qu’il ne soit pas
confondu avec les autres références à la vie : l’arbre de la vie (‘~yYIx;h;(), tout le vivant (tY:åx);,
tous les vivants (yx'('). Mais nous souhaitions cependant qu’il s’en approche suffisamment
pour montrer à quel point son nom la relie à la fois à l’arbre de la Vie et à tout ce qui vit.
21- Caïn/Le Créé - Créer/qanah : Le nom de Caïn vient du verbe qanah, qui est le plus
souvent traduit par « acquérir ». Or, exceptionnellement le verbe peut aussi avoir le sens de
495
Pour rappel, les deux toutes premières occurrences du mot « adam » se trouve en Gn 1. Au v. 26 adam ne prend
pas d’article alors qu’au v.27, cet article apparait :
Gn 1:26 : ַו ֣יּ ֹאֶמר ֱא"ִ֔הים ַֽנֲﬠ ֶ֥שׂה ָא ָ֛דם ְבּ ַצְלֵ֖מנוּ
Dieu dit : « Faisons l’homme [adam] à notre image, comme notre ressemblance ».
Gn 1:27 : ַו ִיְּב ָ ֨רא ֱא" ִ֤הים ׀ ֶאת־ ָ ֽהָאָד֙ם ְבּ ַצְלֹ֔מו ְבּ ֶ֥צֶלם ֱא" ִ֖הים ָבּ ָ֣רא ֹאֹ֑תו ָז ָ֥כר וּ ְנֵקָ֖בה ָבּ ָ֥רא ֹא ָ ֽתם׃
Dieu créa l’homme [l’adam] à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa.
Ces différences d’écritures viennent déployer comme le mot adam recouvre à la fois un terme générique d’humain,
mais aussi quelque chose de l’homme, en terme à la fois être sexué et comme signifiant du masculin.
496
Liliane Vana rappelle en effet ceci : « En hébreu biblique, le terme ’adam est un nom commun qui désigne l’être
humain, qu’il soit mâle ou femelle. Aussi serait-il erroné de le traduire par « homme » (qui serait ’ish en hébreu) ou
par « Homme ». Ce n’est qu’à partir de Gn 3:8 que ’adam désigne tantôt le personnage biblique Adam, tantôt
l’humain de manière générale. À l’exception des premiers chapitres de la Genèse, ’adam désigne toujours l’humain.
Ce point est particulièrement important, car les exégèses et théologies juives et chrétiennes s’emploient à démontrer
– au détriment des textes – que ’adam est un homme, qu’il fut créé en premier et que, de ce fait, il est supérieur à la
femme. Cette lecture fut et demeure à l’origine de nombreuses lois défavorables aux femmes, lois qui ont détérioré
leur statut dans la société juive et chrétienne », Vana Liliane, « Les lois noaẖides. Une mini-Torah pré-sinaïtique pour
l’humanité et pour Israël », Pardès 52/2, 2012, 211-236, nbp nº 30, https://www.cairn.info/revue-pardes-2012-2page-211.htm.
497
Jacques Lacan, Séminaire XIII. Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 13.
198
créer, dans le sens de forger, comme nous le verrons plus loin de façon plus détaillée498.
Aussi avons-nous choisi de traduire Caïn par « Le Créé ».
22- De par : je reprends ici la traduction de la BJ ou d’Alain Houziaux, qui permet de
mettre en valeur que, pour Ève, l’enfant vient directement de Dieu499.
23- Abel/Le Vain : Le mot indique en effet ce qui est vapeur, inexistant (ou la vanité,
comme dans Qohélet500).
24- Seth/L’Accordé : Le nom renvoie au verbe seth, qui veut dire accorder, donner, et
contient, comme le texte l’indique, une connotation de compensation.
5.2. Pré-texte : la femme comme métaphore du manque
5.2.1 De la perte au manque
Comme nous l’avons montré précédemment, la Tradition a relu le récit sous l’angle de la
perte. Delphine Horvilleur est du même avis : elle estime que cette perte, perçue comme
insoutenable par les hommes, est inscrite au cœur du masculin, ce qu’elle montre en rappelant
qu’en hébreu, le masculin/zakha veut aussi dire se souvenir. Autrement dit, l’homme est bien au
cœur de la perte que le mot lui rappelle. Au contraire, le féminin/nekeva signifie « percée, oblitérée,
et renvoie à l’existence d’un manque dans la chair »501. Horvilleur vient ainsi rappeler que les mots
ne relèvent pas du hasard. Le récit ne met-il pas en scène le souvenir de ce trou dans la mémoire,
en faisant d’Ève celle qui vient trouer la chair de l’homme qui n’aura plus de choix que de s’en
souvenir, y compris de façon insue ? À cette perte, les interprétations ont ajouté une autre perte,
celle du paradis perdu, causé par la chute de l’adam. Relue à partir de la perte, la femme est un
homme manqué en-corps et encore : quelque chose (lui) manque. Mais, à lire le récit « comme un
homme », ne manque-t-on pas le fait que la femme pourrait représenter autre chose dans le récit,
ce que Milton perçoit, soit le manque dont elle est la métaphore ?
498
André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 139.
Comme la BJ et Alain Houziaux, Le mythe d’Adam et Ève, Paris, Cerf, 2013, p. 43.
500
Qo 1:2 ֲהֵ֤בל ֲהָבִלי֙ם ָאַ֣מר ֹקֶ֔הֶלת ֲהֵ֥בל ֲהָב ִ֖לים ַהֹ֥כּל ָ ֽהֶבל׃/ « Vanité des vanités, dit Qohélet ; vanité des vanités, tout est
vanité » (JB).
501
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 141.
499
199
La question que nous posons au texte est donc de valider s’il est bien question de perte dans
le récit. Or, c’est du manque qu’il est question, dès Gn 2:18, quand on apprend que l’adam, une
fois installé dans le jardin, semble léthargique. Dieu se fait alors la réflexion suivante :
Gn 2:18 : « il n’est pas bon que l’adam soit pour lui-même. Il faut que je lui fasse une aide
en face de lui ».
C’est précisément quand le manque est perçu que la création de la femme se décide. Elle est d’abord
créée par la parole de Dieu, sous la forme d’un jeu de mots. Dieu découvre qu’il n’est pas bon que
l’homme soit « tout… seul »502. Ce qui manque, c’est le manque. Si rien n’est encore perdu, ça
manque déjà. Face à cette affirmation en forme de négation « il n’est pas bon », Dieu décide de
sortir l’adam de son état de tout-seul, assorti d’une autre particularité : le pas-tout doit être une aide
en face. Le mot aide, ici, est le même que celui utilisé pour parler du Dieu qui sauve503. Dieu ne
veut pas d’une aide servile, mais quelque chose qui sauve l’adam d’un tout-seul qui ferait de lui un
existant enfermé sur lui-même : c’est bien la crainte de Dieu, qui réagit à ce risque d’un pour soi
sans l’autre.
La femme correspond au « pas tout seul en face », puisque les animaux s’avèrent trop
dissemblables pour que l’adam s’y retrouve. Dieu la crée semblable, provenant de la même chair,
mais non identique. Elle n’est pas façonnée à partir de la terre, mais bâtie, construite à partir des os
et de la chair de l’adam. Non seulement le matériau n’est pas le même – c’est le corps de l’adam
qui sert de substrat et non la terre –, mais le mode de création aussi est différent : la femme est bâtie
quand l’adam est façonné504. Face au tout-seul de l’adam, Dieu crée un pas-tout seul, une ouverture
qui situe la femme du côté du manque : il faut du manque. Elle est la représentation du manque
502
Jean Calloud, « Pour une analyse sémiotique de la Genèse 1 à 3 », p. 506, Lydwine Olivier, Analyse processuelle
de Genèse 2:4b-25, p. 67, et Paul Beauchamp, « La création des vivants et de la femme. Lecture allégorique de Gn
2:15-24 » Institut catholique de Paris Département des études bibliques (dir.), La vie de la Parole, de l’Ancien au
Nouveau Testament. Études offertes à Pierre Grelot, Paris, Desclée 1987, 107-120, p. 109, et le chapitre 4.6 de cette
thèse.
503
Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 30-31, et Vogels qui rappelle que le mot « est
rarement appliqué à des humains, mais [...] réfère généralement à Dieu ; c’est lui qui est notre aide et notre secours
(Ps 33,20) » (Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 83). Voir aussi Gordon J. Wenham, Genesis 1-15, Waco,
Word Books, 1987, p. 68.
504
Le choix du verbe bâtir n’est pas anodin, car c’est le verbe utilisé quand Dieu bâtit le temple ou l’arche (voir
Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 77).
200
constitutif dans l’être qui met en-vie, qui sauve du tout sous la forme d’une faille dans ce tout. La
femme représente la métaphore de l’être pas-tout en-face de l’adam. Dieu la crée sous la forme
d’une différence radicale505. Ici, l’altérité ne se situe pas tant comme ce qui est totalement étranger,
mais bien à partir d’un semblant qui en accentue la différence, source aussi d’une inquiétante
étrangeté que les réceptions n’ont pas manqué de souligner dans leur tentative d’en amoindrir la
place, ou d’en faire le bouc émissaire. Autrement dit, le manque ça dérange, alors que c’est vital.
Ainsi, dès Gn 2, la première femme est déjà au cœur du récit, non pas comme personnage
principal, mais comme pierre angulaire, clef de vie pour l’adam, et même pour Dieu. L’exclamation
« os de mes os, chair de ma chair », au v. 23 vient révéler chez l’adam le manque dans l’être, et
chez la femme, le manque à être506 : ça manque. Relire le récit « comme un homme » a ainsi permis
que la femme du récit soit le signifiant de cette dangereuse béance perçue par la Tradition comme
le lieu de la perte originelle, et par conséquent comme ce qui fait surgir la convoitise et la
concupiscence. Mais relire le récit « comme une femme », autrement que sur le versant de
l’universel et de la perte, permet d’ouvrir cette même béance au manque, que les lectures
traditionnelles ont cherché à masquer.
5.2.2 Le manque, creuset du subjectif et du singulier
Mais il n’est pas surprenant que, dans le regard des hommes, quelque chose de la perte entre
en jeu dès que ça manque. Le récit montre que si l’adam et la femme sont marqués par la différence,
c’est précisément dans leur rapport même au manque, physique donc sexuel, mais aussi dans la
parole qui est dite sur eux. On a vu que, pour la Tradition, l’adam représente l’universel, autrement
dit l’homme, dont la femme est par opposition ce qui n’est pas tout-homme. Le manque alors est
lu comme ce qui est depuis toujours perdu, qui vient écorner l’universel « qui-a(vait)-tout ». C’est
donc à ce titre qu’elle est « parlée » comme une perte originelle. Perte et manque sont ainsi deux
façons de cerner la question de la béance, en la situant à partir d’où on en parle. Le manque devient
alors le lieu d’un écart irréductible dans la façon de lire cette béance. Du côté de l’homme,
505
Du latin radix : racine.
Et si l’on suit Lacan, c’est sur le terreau du manque à être que s’inscrit la fonction du désir (Jacques Lacan, Les
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, Coll. Points, 1973, p. 37).
506
201
universel, la perte renvoie à ce qui ne permet pas de faire le un, le tout, d’où une lecture sous l’angle
de la perte. De notre côté, nous postulons que le manque est le lieu du singulier, de l’écart, de la
différence qui permet à du sujet d’advenir, car c’est aussi le lieu de l’altérité507, ce qui crée l’écart.
La perte renvoie nécessairement à l’objet perdu, du côté de l’avoir, là où le manque ouvre à
l’expérience subjective, soit à l’être. Gn 3 est le lieu du basculement de l’objet perdu en manque
constitutif, permettant le surgissement du sujet du désir, dans un mouvement rétrospectif. Le
surgissement du serpent suivi de sa parole vient mettre en scène l’irruption de la puissance du
langage et la force de la tromperie qu’il recèle, qui se traduit par cette difficulté qu’a la femme de
dire ce qu’elle éprouve. Certes, on peut lire l’adam et la femme comme deux individus, comme
cela s’est fait. Nous les situons plutôt comme des parlêtres, des êtres de langage, aliénés à ce
langage qui les définit comme parlêtres. De plus, non seulement ils parlent, mais ils ont d’abord
été parlés par Dieu lui-même, dont l’effet a été d’instituer le manque, fondement du désir qui surgit
avec le dialogue entre le serpent et la femme.
Prendre acte que cette béance lue comme manque permet de lire la femme comme faille dans
l’universel, en tant qu’autre. Cette lecture vient l’extraire de sa fonction d’objet perdu, pour
entendre qu’elle cause le désir. C’est donc bien en tant que faille qu’elle agit dans le récit. Une
faille insoutenable, qui représente ce que Christian Fierens appelle l’inexistence, une existence
pas-toute : « le féminin ne se présente pas comme Autre d’un point de vue extérieur […]. Le
féminin se refuse à l’existence : il est plutôt dans l’inexistence. Il y a une brèche dans le barbelé,
une faille de la loi, une folie au-delà de la raison »508. C’est pour cela, ajoute-t-il, que : « La féminité
n’est pas un champ parce qu’elle suppose la négation du clôturé, mais aussi la négation du clôturant,
l’outrepassement de la clôture »509. Si le récit peut être lu comme le récit littéral de nos origines
humaines, il est aussi le récit du manque et de la perte comme marques constitutives de chaque
homme et chaque femme. On ne saurait alors limiter la lecture du récit à n’être que l’histoire du
507
Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 74.
Christian Fierens, « Plus que de raison. Le féminin et la psychanalyse », La clinique lacanienne 11/1, 2006, 27-42,
p. 42.
509
Christian Fierens, « Plus que de raison… », p. 42.
508
202
premier couple. Le récit parle aussi de la structure humaine. Avec la femme, on passe de l’avoir,
sous l’angle de la perte, à l’être-sujet, une lecture du sujet singulier aux prises avec son désir.
En Gn 3, sous l’impulsion de la parole du serpent, Ève devient sujet de ce que le manque fait
surgir dans la parole : le désir. Parce qu’elle est manquante, elle peut et va désirer. En fait, elle ne
peut que désirer, et prendre acte de son désir, ce que Gn 3 puis Gn 4 va démontrer. Elle ne cède
jamais sur son désir. Elle va au bout de son désir de connaissance qui la fait être comme Dieu, elle
assume les conséquences de son acte, qui n’est pas du côté de l’infaillibilité, et elle devient mère,
le lieu de création de son être-sujet femme, être singulier qui fait le choix de Dieu comme
co-créateur de ses enfants.
5.3. La femme : sujet de son désir
C’est sur le socle du manque que le serpent entre en scène, précisément quand le couple est
perçu comme un tout, sans honte : le couple idéal. À ce moment surgit le serpent, l’animal le plus
rusé de tout le vivant, le champion du tout. Le représentant de la toute-puissance s’adresse à celle
qui n’est pas tout : est-ce qu’il cherche à supprimer le manque ? Son procédé, c’est la division. Il
vient emmêler les choses, mais surtout il vient diviser ce couple parfait, qui fait un et qui est sans
honte, en faisant croire à la femme qu’elle peut tout avoir, elle qui est manquante. La Tradition a
aussi voulu croire et faire croire que, si le serpent s’est adressé à la femme, c’est parce qu’elle était
le maillon faible. Si faible veut dire manquant, la Tradition a raison. Mais nous penchons plutôt
pour le fait que le serpent veut annuler le manque, en cherchant à lui faire croire que l’on peut jouir
totalement de tout : il cherche à refermer le manque sur l’illusion du tout. La femme vient alors
jouer le rôle de la limite au tout, puisqu’elle représente ce qui n’est pas tout. On ne peut tout avoir,
ce que la femme vient représenter, en chair et en os. La parole du serpent a alors un effet de réel
sur la femme, qui se découvre manquante au moment même où elle fait limite au tout. Il y a un
effet de concomitance, qui fait émerger le désir au lieu même où le manque se fait morsure. Par sa
parole, le serpent introduit la femme au désir de connaissance, comme un tout à attraper : il introduit
le parlêtre à devenir sujet de désir.
203
5.3.1 Désir ou jouissance ?
Suivre la piste du manque et du sujet permet de montrer que la femme n’est plus tant l’objet
perdu impossible à retrouver, mais la métaphore du manque à partir duquel se constitue le sujet
parlant, sujet de désir. Précisément, le désir se situe du côté où ça parle et ça agit, à l’insu de la
femme, au lieu même du manque : à ce moment l’arbre de la connaissance devient pour elle la mise
à l’extérieur de ce qui la constitue à l’intérieur. L’arbre représente ce qui lui manque, condition
d’émergence du désir, un désir, faut-il le rappeler, que Dieu ne condamne pas. Tous les arbres sont
désirables/nekhmad à voir. L’interdit ne concerne que le fait de manger d’un arbre, ce qui en fait
un interdit d’en jouir.
Gn 2:9 Yhwh Dieu fait en sorte que surgisse de la terre tout arbre désirable/nekhmad à la
vue et bon comme nourriture, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la
connaissance du bon et du mauvais.
Gn 2:16-17 [Dieu] : « De tous les arbres du jardin, tu peux manger à satiété. Mais de l’arbre
de la connaissance du bon et du mauvais, tu n’en mangeras pas, car du jour où tu en
mangeras, tu mourras, mortellement marqué ».
L’écart que Dieu inscrit entre désir et jouissance est redoublé avec la création de la femme
en tant que ce qui manque. C’est précisément cet écart que le serpent cherche à annuler, en venant
rabattre la question du désir sous le fait d’en jouir. Le serpent vient mêler les cartes du désir et de
la jouissance, au risque de mêler la femme et le lecteur :
Gn 3:2 [Le serpent] : « Ainsi, dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du
jardin ».
Là où Dieu interdit de jouir de tout sauf un, le serpent fait croire que Dieu a tout interdit. Par son
insinuation : « vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin », le serpent passe outre le don de
Dieu – jouir du « tout sauf un » – pour ne mettre l’accent que sur l’interdit510. En glissant du « tout
sauf un » à « aucun », le serpent insinue que Dieu leur a interdit toute jouissance511. Avec Dieu, il
510
À noter que, dans les traductions, on passe aisément de « tous sauf un », à « aucun » ou « pas de tous » selon les
traductions (voir par exemple BJ : « Alors, Dieu a dit « vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin ? ».
511
Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme, p. 215.
204
était question non pas du désir, mais d’une jouissance limitée ; le serpent en fait une jouissance
interdite.
La femme réagit aussitôt en montrant comment elle a interprété le dire de Dieu, mais en
partant du dire du serpent, que nous soulignons pour les faire ressortir :
Gn 3:2-3 [La femme] : « Du fruit de tous les arbres du jardin, nous mangeons. Mais du fruit
de l’arbre qui est au milieu du jardin, dieu a dit : Vous n’en mangerez pas et vous n’y
toucherez pas, de crainte que vous mouriez ».
Alors que le dire de Dieu était :
Gn 2:9 : Yhwh Dieu fait en sorte que surgisse de la terre […] l’arbre de la vie au milieu du
jardin, et l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais.
Gn 2:16-17 : Yhwh Dieu ordre-donne à l’adam en disant : « De tous les arbres du jardin, tu
peux manger à satiété. Mais de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais tu n’en
mangeras pas, car du jour où tu en mangeras tu mourras, mortellement marqué.
Autrement dit, la femme est agitée à son insu par le dire du serpent, qui dit la vérité, mais pas-toute.
Elle entend bien que quelque chose cloche. Le serpent ne dit pas tout-à-fait la vérité : en effet Dieu
n’a pas permis de manger de tous les arbres. Mais il ne l’a pas dit comme cela. Dieu a parlé d’un
tous sauf un, là où le serpent laisse entendre que ce pourrait être tous les arbres qui sont concernés
par l’interdit. Là où Dieu introduit une exception dans l’universel, soit une ouverture, le serpent
laisse entendre que l’universel pourrait être sans exception, soit une fermeture absolue. La phrase
du serpent introduit un écart qui ouvre à une ambiguïté que la femme entend, une ambiguïté qui
laisse à désirer.
Elle entend cet écart, ce qui l’amène à reformuler le dire de Dieu. Mais son dire subit l’effet
du déplacement du dire du serpent, sous la forme de nouveaux déplacements qui organisent un
certain nombre d’écarts entre jouissance pas-toute et manque. Ainsi, à partir de ce qu’elle sait –
Dieu a bien prévu une jouissance pas-toute, pas totale –, et du dire en écart du serpent, elle en vient
à produire quatre déplacements. Elle commence par déplacer l’interdit de Dieu en le restreignant
au fruit de l’arbre. Ce faisant, elle déplace le dire de Dieu de l’arbre au fruit. Puis elle ajoute à
l’interdit de manger celui de toucher, organisant un écart entre le dire de Dieu et ce qu’elle en
comprend, du côté d’un en-plus. Cela se poursuit par un autre dé-placement qui met l’arbre interdit
au lieu même de l’arbre de la vie : au centre. Enfin, son rapport à la mort change. Là où Dieu parle
205
d’une implacable réalité, elle n’y réfère que comme une hypothèse à craindre. Si, en tant que
parlêtre, la femme ne peut que mi-dire la vérité, elle se situe aussi comme métaphore du manque
et du pas-tout, en n’entrant pas-toute dans une limite : elle se situe en ouverture, à la marge. La
limite en tant que fermeture ne fonctionne pas pour elle. Ce qui lui parle, c’est la marge, comme
limite pas-toute.
Le serpent, une fois que la femme lui a répondu, ne s’arrête pas là :
Gn 3:4 […] Mais non, vous ne mourrez pas, mortellement marqués,
Gn 3:4 […] dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous
deviendrez comme dieu, des connaissants du bon et du mauvais.
Autrement dit, non seulement vous ne mourrez pas, mais vous serez à l’égal de Dieu. Le serpent
vient donner un sens nouveau au connaitre bon et mauvais : l’avoir fait l’être. Et en effet, à ce
moment, la femme devient sujet désirant. L’interdit et le dire du serpent servent de révélateur à la
femme, qui voit qu’elle est manquante. En Gn 3:6, l’arbre devient d’abord bon à manger, puis
désirable/tawah pour le regard, alors que Dieu, en Gn 2:9 avait commencé par créer tous les arbres
désirable/nekhmad à voir, puis bons à manger. On note au passage que, dans le dire de la femme,
le terme utilisé pour nommer le désir change aussi, créant un nouvel écart : Là où, pour Dieu, le
désir de l’arbre est nekhmad :
Gn 2:9 Yhwh Dieu fait en sorte que surgisse de la terre tout arbre désirable/nekhmad à la
vue et bon comme nourriture.
La femme en parle comme étant tawah et nekhmad :
Gn 3:6 La femme voit que l’arbre est bon comme nourriture, et qu’il (est) désirable/tawah
au regard, désirable/nekhmad au point de susciter la clairvoyance.
Son regard porte sur l’arbre une subjectivité désirante redouble le désir qu’elle porte à l’arbre en le
modulant. Le désir se creuse. D’abord désir/tawah, marque du subjectif singulier, nouveauté que
le dire du serpent fait surgit, son désir peut ensuite rejoindre le désir dont Dieu parle, un
désir/nekhmad, le qualificatif de tous les arbres. Fort de ces deux modulations du désir qui en
marquent la subjectivité, elle en vient à juger que l’arbre peut lui apporter la clairvoyance, la
connaissance, l’intelligence, la sagesse – les mots varient selon les commentaires. Tout comme
206
Milton, des femmes rattachent ce terme à l’intelligence, un « savoir-sage » 512 , du côté d’une
jouissance Autre. Dans ce court laps de temps, instantané, on pourrait dire avènementiel, elle
devient sujet de désir, et se trouve aux prises avec un plus-de-jouir qui relève d’un incomblable en
matière de jouissance. Lire au plus près le récit permet de cerner la question que tant de
commentaires posent au texte : savait-elle ? En montrant la part de l’insu, soit ce qui agite le sujet
à son insu, un savoir auquel on n’a accès que dans l’après-coup, voire un savoir qui ne se présente
pas comme savoir, mais comme ce qui s’éprouve dans le corps, cette lecture permet de sortir d’une
lecture sur le versant de la morale religieuse pour s’inscrire dans une éthique de sujet. Ici, il s’agit
de lire la femme comme sujet de son désir, dont l’éthique est de « savoir y faire »513 avec son
manque.
5.3.2 Désir d’être ou désir d’avoir ?
Cette proposition rend la lecture du désir comme convoitise ou concupiscence inappropriée,
ou en tout cas insuffisante, dans la mesure où la Tradition a lu le désir comme la recherche d’un
manque à combler, une lecture qui relève de l’avoir, et non du rapport à l’être. Si le désir peut
combler le manque, alors il n’est plus désir, mais jouissance qui peut légitimement se lire dans un
rapport de domination, de possession, face à un objet qu’on voudrait faire sien – ou qu’on veut
récupérer pour se retrouver complet. Cela fait de la convoitise une lecture rabattue sur le versant
de la jouissance, mais aussi d’un j’ouïr du sens qui chercherait à en faire le tour, alors que le désir,
tel que Lacan le définit, est par définition incomblable : il ne peut être comblé une fois pour toutes.
Le désir de la femme ne porte pas sur l’objet arbre : du fait qu’elle signifie le manque, l’arbre lui
apparait comme pouvant lui apporter un plus-de-jouir qui ne s’éteint pas : être comme Dieu, comme
512
Sur la question de la traduction du mot, voir Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament… », p. 167.
Le verbe shaqal se retrouve au hiphil construit. Or, si au Qal (construction verbale de base en hébreu, comme
l’indicatif en français), le verbe veut dire : comprendre, regarder, considérer, rendre sage, au hiphil, cela donne :
désirable à considérer, rendre intéressant, donner la sagesse, donner la compréhension, la clairvoyance (cf. BDB
p. 968. Calvin relève aussi que le mot hébreu a deux sens : « désirable pour le regard, ou pour donner la science », ce
qui montre que l’hébreu fait un lien qu’on retrouve en français : le savoir n’est pas sans lien avec ce ça-voir (Cf.
Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70).
513
« Savoir y faire » est une expression souvent reprise par Lacan, qui ne signifie pas seulement un savoir-faire. Il ne
s’agit pas juste de savoir vivre avec, mais d’en faire quelque chose, de faire en sorte que le manque, dont il est
question ici, devienne un ressort de vie. Le « y » représente ce quelque chose que le sujet doit s’approprier : c’est de
son œuvre, de sa propre créativité dont il est question.
207
le lui annonce le serpent. Or, du côté de la jouissance, le récit dit bien à quel point manger de l’arbre
les laisse sur leur faim, parce que le désir, lui, reste intact, vivant, brûlant. La femme vit comme un
éveil de son être, un ça-voir nu, puisqu’elle se sait et se voit nue, et cet éveil se prolonge dans le
désir sexuel, passionnel, comme on le voit en Gn 3:16, dont le récit raconte qu’il rate aussi, puisque
l’homme règnera sur le désir qu’elle aura de lui. Selon notre trajectoire, le texte nous dit qu’accéder
au désir, c’est accéder au risque d’être sujet de son désir, sans pouvoir le circonscrire.
La lecture sur le versant du manque permet de découvrir que le désir de la femme concerne
à la fois l’avoir et l’être, grâce à l’expression « être comme ». Ève ne veut pas être Dieu, mais bien
« être comme Dieu ». Elle ne veut pas tout avoir, comme elle ne veut pas être tout. Ce qu’elle veut
se situe entre avoir et être, ce que le terme « comme » signifie. Ce qu’elle éprouve n’est pas tant de
l’envie ni de la convoitise, dans la mesure où elle ne veut pas le bien de Dieu. Ce qu’elle désire,
c’est avoir accès à ce à quoi Dieu a accès : elle veut être à la hauteur de Dieu, elle veut être son
égale. L’expression « être comme », qui englobe l’être et l’avoir, montre que ce n’est pas
uniquement dans un rapport d’avoir que se situe le désir de la femme du récit, mais aussi dans un
rapport d’être, sans que l’un ou l’autre suffise. Là encore, elle se situe à la marge de l’être et de
l’avoir, à la frontière des deux. Le récit, lu à partir de la femme, nous introduit à la béance, au
ratage, dont le récit va nous montrer qu’il mène à la création.
5.3.3 Le désir agité par le savoir
Le désir tel qu’il agite la femme est un champ lexical important dans ce récit. Trois mots sont
utilisés dans le récit pour aborder le désir de la femme : nekhmad (v. 3:6), tawah (v. 3:6),
teshukateh (v. 3:16). Choisir de traduire chacun de ces mots par désir nous permet d’insister et de
mettre en relief le champ lexical514 du désir auquel ces trois termes renvoient, et mettre le lecteur
sur la piste d’un désir qui cerne plus qu’il ne circonscrit, ce que les traductions ne permettent pas.
Les différentes traductions consultées ne montrent aucune cohérence entre les mots choisis. Chaque
514
Les deux dictionnaires hébreux qui font figure de référence, le BDB et le CDCH, traduisent les deux premiers
mots par les mêmes termes : wish, will, lust, appetite, longing for. BDB p. 16 et CDCH p. 326. Le troisième terme
connait pratiquement la même définition : longing for, desire. BDB p. 1003, CDCH p. 496.
208
mot est traduit indifféremment par un synonyme du mot désir, comme ces exemples le montrent.
Là où nous avons traduit les trois mots par désir, on trouve pêle-mêle :
Récit :
BJ :
TOB :
NTB :
Wénin515 :
Thériault516 :
Chouraqui517 :
Eisenberg518 :
Westermann519 :
Wenham520 :
Stratton521 :
nekhmad
séduisant,
séduisant,
appétissant,
désir,
appétissant,
appétissant,
attirant,
pleasant,
delight,
delight,
tawah,
désirable,
précieux,
désir,
convoité,
agréable,
convoitable,
désirable,
desirable,
desirable,
desirable,
teshukateh
convoitise
désir
désir
avidité
désir
passion
désir
longing
urge
longing
Cette profusion désordonnée de traductions a pour effet de masquer l’importance du désir, tout en
révélant la difficulté de cerner ce que recouvre le désir de la femme. Surtout, cette impossibilité de
faire correspondre chaque mot à une chose permet de montrer que de la subjectivité, tant celle de
la femme que des lecteurs du récit, est à l’œuvre dès qu’il s’agit du désir. Le désir, ça déborde de
ce qu’on en dit, et cela ne se cerne pas si facilement.
Notre choix de réunir les trois termes sous le signifiant désir permet de souligner qu’à chaque
fois qu’il est question du désir dans Genèse 3, c’est toujours en lien avec la femme, d’une part, et
que ce désir est cernable sans pouvoir être circonscrit dans un mot qui le dirait tout. Reprenons
chacun des versets où ces trois occurrences du champ du désir apparaissent dans le texte hébreu :
Gn 3:6 La femme voit que l’arbre est bon comme nourriture, et qu’il (est)
désirable/tawah au regard, désirable/nekhmad au point de susciter la clairvoyance.
Gn 3:16 Mais, à la femme, [Dieu] dit : « Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes
gestations. Dans la douleur tu enfanteras des fils, tandis que vers ton homme [ira] ton
désir/teshukateh, alors que lui, il te dominera ».
515
André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 88.
Jean-Yves Thériault, « Le parcours de l’adam dans le jardin », Sémiotique et Bible 67, 12-33, p. 15.
517
André Chouraqui, « Jardin en ‘Édèn », Lévangile, https://www.levangile.com/Bible-CHU-1-3-1-completContexte-oui.htm (15/1/2020).
518
Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme, p. 249 et 333.
519
Claus Westermann, Genesis 1-11 : A Commentary, p.185-186.
520
Gordon J. Wenham, Genesis 1-15, p. 45.
521
Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 27.
516
209
En se mettant à désirer ce qui ne se mange pas, elle désire là où il ne faudrait pas, doublement,
puisqu’elle confond l’emplacement de l’arbre interdit avec celui de l’arbre de vie. Comme si arbre
de vie et arbre de la connaissance ne faisaient qu’un. Mais en même temps : comment ne pas désirer
un arbre qui se trouve au lieu de la vie, un arbre qui met en-vie ?
L’enjeu du désir concerne le « connaitre bon et mauvais », révélé par la voix du serpent, puis
par le regard que la femme lui porte. Ce qui se joue dans le dialogue entre le serpent et la femme
relève du statut du savoir, du rapport à la vérité comme savoir-tout qui, dans la bouche du serpent,
équivaut à être comme Dieu. En hébreu, le verbe connaître ([dy/yada‘) a une double signification.
Selon Westermann, l’expression « connaitre bon et mauvais » réfère à un savoir fonctionnel
davantage qu’à une « référence morale »522, un savoir qui donnerait le pouvoir de tout embrasser523,
une forme de pouvoir qui permet de tout ça-voir. Adeline Landolt rappelle que,
En grec ancien, savoir, c’était avoir fini de voir. Patrick Martin-Mattera ajoute : « L’acte de
voir peut comporter l’idée de faire surgir, de faire naître du nouveau, tandis que la pulsion de
savoir connote l’idée d’une découverte, du dévoilement de quelque chose qui était déjà là ».
Quelque chose était déjà là avant et qui, dès lors que nous en prenons connaissance, en
modifiant notre monde interne, va altérer notre perception de la réalité du monde externe.524
Difficile aussi d’oublier qu’en hébreu le verbe connaitre signifie aussi connaitre intimement, ce
que les hébreux associent à la relation sexuelle. Comment s’étonner que le serpent s’adresse
précisément à celle qui représente le manque à être, en lui faisant miroiter qu’un savoir-tout
qui « ouvre les yeux » est possible, jusqu’au plus intime, jusqu’à l’insu ?
C’est précisément dans ce mouvement que du désir émerge, et que la femme devient sujet de
désir. Son désir ne se porte pas exactement sur un objet, il se dirige sur la connaissance. Désirer la
connaissance correspond au fait de désirer le mouvement même du désir, et non d’abord un objet
qui y serait accroché. Son désir l’ouvre à « désirer désirer, » soit quelque chose d’ouvert,
522
Claus Westermann, Genesis 1-11…, p. 242-243.
Vogels rappelle que les hébreux utilisent souvent les contraires pour exprimer le tout (Walter Vogels, Nos
origines, Genèse 1-11, p. 94).
524
Adeline Landolt, « De-psy de là », Blog De-psy de-là, http://www.landolt.fr/psychanalyse-paris6.fr/Le_blog_Depsy_de-la....html (15/1/2020), citant Patrick Martin-Mattera, Théorie et clinique de la création, Paris, Economica,
2005.
523
210
nécessairement incomblable, une connaissance sur le mode de la quête qui ne s’arrête sur aucun
objet en particulier, et sans que l’idée de la mort ne l’arrête. Le serpent ne lui montre-t-il pas la
force du savoir, face à l’impossible connaissance de la mort ? Son désir la porte à désirer : c’est un
désir qui la met en-vie, d’une vie sur laquelle, aux yeux du sujet femme, la mort n’a pas de prise.
Si limite il y a, ce ne peut être que sur la jouissance, dans la mesure où précisément, elle éprouve
une jouissance qui ne la comble pas, qui ne fait que souligner le manque constitutif qu’elle
représente. Que ce soit à partir d’elle que du désir surgisse ne parait alors plus surprenant, car ce
qui devient signifiant pour elle n’est pas la mort, mais la vie.
Le désir, tel que mis en scène à partir de la femme, n’aurait-il pas alors vocation de montrer
que le manque fait intrinsèquement partie de la vie, que la vie est par définition toujours écornée,
entachée par la mort, mais pas-toute prise dans la mort ni dans la jouissance. Autrement dit, c’est
par le manque qu’on a accès à la limite, et non à partir du tout, qui relève de l’illusion, du fantasme.
Cela est corroboré par Dieu en Gn 2:18, quand il dit que l’homme ne doit pas être tout seul, d’une
part, et quand il inscrit une limite au tout qu’il offre à l’adam, d’autre part. Ici Dieu vient dire que
c’est le manque qui fait vivre, ce qu’il cerne sous la forme d’une limite, mais que le désir de la
femme l’oblige à déplacer : en effet, aucun ne meurt tout de suite. La femme représente le manque
qui fait vivre précisément en tant qu’il empêche toute fermeture : il y a une vie à vivre. Le désir
inscrit la présence du manque comme lieu de la vie, dont la limite n’est plus inscrite dans l’interdit,
mais dans la mort.
5.3.4 Le désir en tant que sexuel
Le statut de l’arbre comme objet de désir est certainement au cœur de la question qui agite
les commentaires. Si la Tradition et plusieurs psychanalystes ont vu dans le texte de la convoitise,
c’est certainement qu’aux yeux des hommes, l’arbre représente plus qu’un arbre : le fait qu’il soit
qualifié d’arbre de la connaissance du bien et du mal permet, pour ceux qui lisent l’hébreu,
d’entendre que le mot renvoie à la fois à la connaissance et au sexuel, ce que confirme Gn 4 :
Gn 4:1 L’adam connut Ève
Gn 4:17 Et Caïn connut sa femme
Gn 4:25 Adam connut sa femme
211
L’arbre de la connaissance n’est pas étranger à la relation sexuelle525. La Bible sait que connaitre
l’autre passe par le sexuel, et par un inter-dit, autrement dit par une parole qui circule. La
consommation de l’arbre déplace la limite. D’extérieure, elle devient intérieure. La vie court, entre
désir et jouissance, comme la suite du récit le montre, car le désir ne peut se conjuguer hors de
toute jouissance. Par conséquent, Dieu peut leur annoncer ce qui va déferler, et le récit le mettre en
scène. Pour la femme cela donne ceci :
Gn 3:15 […] « Je mettrai la haine entre toi [le serpent] et la femme, entre ta semence et sa
semence. Elle [sa semence] te broiera [la] tête, tandis que toi tu lui broieras le talon ».
Gn 3:16 Mais à la femme, il dit : « Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes gestations.
Dans la douleur tu enfanteras des fils, tandis que vers ton homme [ira] ton désir526, alors
que lui, il te dominera ».
Gn 4:1 L’adam connut Ève/khawwah, sa femme/issha. Elle conçut et enfanta Caïn/Le
Créé en disant : « j’ai créé un homme de par dieu ».
Gn 4:2 Elle enfanta aussi son frère Abel/Le Vain
Gn 4:25 Adam connut sa femme/issha. Elle enfanta un fils et lui donna le nom de
Seth/L’Accordé, car, [dit-elle] « Voilà ! dieu m’a accordé une autre semence à la place
d’Abel, puisque Caïn l’a tué ».
Le verbe connaitre montre que l’attrait du sexuel gouverne les parlêtres, entre jouissance et
désir, comme le met en scène le choix du terme teshukateh en 3:16. Ce terme n’est utilisé sous cette
forme que trois fois dans la Bible527. Les commentaires s’accordent à dire que ce terme réfère au
désir sexuel, en tant que ce désir met le corps en jeu528. Mais si l’emploi de ce terme est rare, les
commentaires, eux, sont nombreux. Foh les a recensés en les regroupant en trois catégories529. La
première catégorie de commentaires considère que le terme correspond à la passion, une passion si
525
Alexander R. Pruss, « Sexual Ethics and Theology », The thomist 64/1, 71-100, p.75, ou Alain Houziaux, « La
découverte de la différence entre le bien et le mal », Le mythe d’Adam et Ève, Paris, Cerf, 2013.
526
Le mot hébreu est teshukateh.
527
L’utilisation de la rare expression teshukateh, qu’on ne retrouve que trois fois dans la Bible, en signe
l’importance, renforcée par le parallèle que ces versets comportent :
Gn 3:16
vers ton homme ton désir, mais lui, il dominera sur toi
Gn 4:7
vers toi
son désir, mais toi, tu la domineras
Cant 7:11 vers moi
son désir, moi
à mon amour
En ce qui concerne Cant 7:11, la traduction littérale donne ceci : « Moi à mon amour, vers moi son désir ». Nous
avons délibérément inversé l’ordre syntaxique pour mieux faire ressortir le parallèle.
528
Voir par exemple Carol Meyer, Discovering Eve. Ancient Israelite Women in Context, New York/Oxford, Oxford
University Press, 1988, p. 110, ou Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 92.
529
Susan T. Foh, « What is the Woman's Desire ? », p. 377-381.
212
dévorante que la femme est prête à affronter les souffrances occasionnées par les naissances. La
deuxième estime qu’elle accepte librement de devenir l’esclave de l’homme, au point de s’en rendre
totalement dépendante, pour bénéficier de sa protection ou comme le résultat de sa punition. Enfin,
la troisième catégorie affirme que la femme perd toute capacité de jugement ou de désir personnel,
en ne voulant plus que ce que veut son mari, subordonnée par le jugement de Dieu aux désirs530 de
son homme dont elle est l’inférieure. Pour Foh, ces trois catégories ne font que démontrer que les
commentaires situent cette forme de désir dans le champ de la possession sexuelle, redoublée par
la domination du mari. Ainsi, cette forme de désir a pu être évaluée comme un jeu de pouvoir et de
domination dont la femme sortirait assujettie à l’homme.
Il nous semble que cela montre surtout que le rapport sexuel ne cesse de rater, ce que Gn 4
montre de façon insistante, sous la forme de deux répétitions. Par deux fois, si l’adam/Adam
connait Ève, rien ne dit qu’Ève le reconnaisse comme père de ses enfants531. Cela ne montre-t-il
pas que l’harmonie dans les relations entre hommes et femmes n’existe pas, sinon sous la forme
d’une illusion ? Par contraste, il nous semble que le Cantique des Cantiques relève plus du chant
d’amour idéal, fantasmé. Ainsi, nous estimons que cette troisième modalité du désir, le
désir/teshukateh (Ct 7:11), vient souligner le rapport étroit qui se joue entre le corps, le sexuel et la
parole, dont le manque est le pivot, et dont le désir vient rappeler que c’est précisément dans un
certain ratage qu’il reste en-vie. Gn 4 vient montrer que ce ratage fait effet, puisque la femme va
faire quelque chose de son désir. Elle va créer, comme et avec Dieu, en parole et en acte : elle
conçoit et énonce qu’elle a créé un enfant « de par » Dieu. Sa parole est créatrice, à partir de l’Autre,
au lieu de l’Autre. Si cette parole peut être condamnée sur le versant de la morale religieuse, elle
n’en reste pas moins une parole qui met en scène l’éthique du sujet, ici d’un sujet femme.
530
Comme dans l’expression « vos désirs sont des ordres ».
C’est comme si elle concevait seule. Pour rappel, en Gn 4:1 c’est l’adam qui connait sa femme, alors qu’en
Gn 4:25, c’est Adam (sans article) qui connait à nouveau sa femme, et c’est ce même Adam qui engendre sans Ève
en Gn 5:3 (« Quand Adam eut cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, comme à son image, et il lui
donna le nom de Seth »). Il faut aussi noter qu’Abel n’est nommé ni par l’adam, ni par Ève (Gn 4:2 « Elle enfanta
ensuite son frère Abe/Le Vain ») ; la filiation est établie via sa mère (elle enfanta), et son frère (Caïn).
531
213
5.4. La honte comme trace du sujet singulier
5.4.1 La découverte de la honte et son recouvrement
Revenons au moment où la femme puis son homme mangent de l’arbre de la connaissance.
Le récit montre que manger ne leur donne pas ce qu’ils croyaient, mais aussi que le serpent a dit
vrai : ils ne meurent pas tout de suite, mais acquièrent un savoir nouveau. Ce savoir, qui passe ici
par l’Autre via la parole et le regard, les rend honteux. Pour être en mesure de parler de honte, et
dire ce c’est cet affect qui les submerge au moment où ils se découvrent nus, il faut mettre en
parallèle deux versets, puisqu’en Gn 3 le mot n’est jamais prononcé :
Gn 2:26 Tous les deux sont nus, l’adam et sa femme.
Ils n’ont pas honte l’un envers l’autre.
Gn 3:7 Leurs yeux à tous les deux s’ouvrent. Ils se connaissent alors nus.
C’est l’expression « se connaitre-nu » qui met sur la piste de la honte, définie en Gn 2 par son
absence, jumelée à l’absence du poids du regard qui sert de révélateur au « connaitre-nu ». Le récit
nous indique que la connaissance a un lien si étroit avec le rapport au corps que c’est précisément
à cet endroit du plus intime que de la honte peut surgir. Josy Eisenberg note que, pour les rabbins,
le serpent arrive parce qu’il est jaloux de la relation d’amour sans heurt que vivrait le couple. Pour
Armand Abecassis, cela signifie qu’au creux de tout amour existerait le potentiel de la discorde, de
la division qu’incarne le serpent, en tant que celui qui met à l’épreuve532. Mais le récit organise
aussi un parallèle avec l’intelligence, la ruse533. Le serpent est rusé (~Wrê['/‘arum), là où les humains
sont nus (~yMiêWr[]/‘arumim). Ce parallèle organise un contraste et une proximité entre l’ingénuité des
532
Ils rappellent que, pour les juifs, le serpent n’est pas le diable, mais le satan qui joue le rôle d’accusateur, de
révélateur (Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme…, p. 201-203).
533
Pour Moïse Maïmonide, cette connaissance ne veut pas dire qu’avant la chute l’adam n’avait pas l’intelligence. Il
possédait la raison qui lui permettait de savoir le vrai et le faux, qu’il appelle les choses intelligibles, ce qui
correspond au démonstratif d’Aristote dans les 4 syllogismes. En revanche, il ne connaissait pas encore le beau et le
laid, qui relèvent des opinions probables, soit de la dialectique selon les syllogismes d’Aristote. Il complète sa
démonstration par le fait que le beau et le laid sont en rapport avec les parties sexuelles : « […] ce qu’il y a de plus
manifestement laid par rapport aux opinions probables, c’est-à-dire de découvrir les parties honteuses, n’était point
laid pour lui, et il n’en comprenait même pas la laideur » (Moïse Maïmonide, Le guide des égarés, Lagrasse, Éditions
Verdier, 2012, p. 86-92).
214
uns et l’ingéniosité de l’autre, l’ignorance des uns face à la ruse du serpent534. Or, si arumin/nus
vient du verbe « רwע/‘ur », qui veut dire être exposé, être nu535, la racine forme aussi le mot peau,
qui est ce dont Dieu les revêt au verset 21 : « רwע/‘or ». Mais c’est aussi la racine de rendre aveugle,
être aveugle536, et du verbe s’élever, s’éveiller537. Ainsi, le terme vient mettre l’accent sur un double
mouvement : celui de la nudité/recouvrement, et celui de ce qui (se) montre face à ce qui aveugle538.
La honte colle au corps, comme la nudité que le couple découvre. Le savoir donne à la nudité son
poids, sa valeur, un savoir qui ne rime pas avec l’innocence, mais avec un éveil aveuglant qui,
quand il surgit, ne peut rester exposé au regard.
La Bible insiste sur le fait que, du sexuel, certaines choses doivent rester loin du regard, et
cela concerne l’inceste, dont l’interdit est posé comme loi humaine fondamentale. Le fils ne doit
pas voir son père nu539, ni sa mère, sa belle-sœur, ni la fille de sa fille540. Autrement dit, on ne peut
voir/toucher « tout ». Dans le Lévitique, le tout fait explicitement référence à toutes les
combinaisons d’incestes, repérables par l’expression « tu ne découvriras […] », ni par ton regard,
ni en le touchant, ton proche, car cela te rendrait incestueux. Pour Eisenberg, cela explique
pourquoi, en Gn 2, « l’homme quitte son père et sa mère » pour s’unir à sa femme : il faut quitter
le lieu de la relation sexuelle parentale et de l’Œdipe541. La mort et l’inceste s’inscrivent ainsi
comme les deux lois fondamentales de l’humain. Le désir a mis à nu le manque constitutif et
534
Wénin parle d’un « habile jeu de mots qui lie la nudité des humains à la ruse du serpent » (André Wénin, D’Adam
à Abraham, p. 87. Van Wolde souligne que ce jeu de mot est le pivot qui marque le passage de Gn 2 à Gn 3 (Ellen
van Wolde, Words become Worlds. Semantic studies of Genesis 1-11, Leiden, New York, Köln, Brill 1994, p. 7). De
son côté, Rooke note que le serpent est quand même le seul animal sur lequel l’homme n’exerce aucune domination ;
Voir Rooke, Feminism Criticism of the Od Testament…, p. 165.
535
BDB 735.
536
Awaram, signifie la formation d’une peau sur l’œil des aveugles, BDB p. 734 : quelque chose recouvre le regard.
537
BDB p. 735.
538
Pour Wénin : « en promettant aux humains de leur ouvrir les yeux, le serpent les a aveuglés. Est-il raisonnable
d’imaginer qu’Adonaï Élohim désire leur rendre la vue ? André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 117.
539
Gn 9:22-23 : « Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et avertit ses deux frères au dehors. Mais Sem et
Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leur épaule et, marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur
père ; leurs visages étaient tournés en arrière et ils ne virent pas la nudité de leur père » (BJ).
540
Lv 18:6-17, qui relie explicitement la nudité dénudée au regard, et l’inceste, qui commence avec cet interdit :
v. 6 : « aucun de vous ne s’approchera de sa proche parente pour en découvrir la nudité. Je suis Yahvé » (BJ). Le
Lévitique passe ensuite en revue toutes les combinaisons d’inceste, relations nécessairement interdites, en
commençant par l’interdit de découvrir.
541
Josy Eisenberg & Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme..., p. 157-160.
215
insoutenable dont la femme est la représentante. Il organise le passage d’un avoir impossible à celui
d’un « être » marqué par le manque et l’interdit.
Ce qui change avec la transgression est signifié par la honte, qui marque l’être de ce réel, un
réel qu’il faut alors nécessairement recouvrir. Ressentir la honte les oblige de cacher (et de se cacher
de) la vérité de leur nouvelle condition, comme si la vie mortelle impose qu’une vérité ne soit
désormais possible que mi-dite, voilée. Cacher leur sexe ne suffit pas, ils vont se cacher de Dieu.
Dieu sait que même cela ne suffit pas, ce qui l’amène à ce recouvrement de leur corps sous la forme
d’une peau. Que représente alors cette peau ? Pour Horvilleur, être sans peau signifie la
transparence, soit une absence de limite. Le « avant » devient synonyme d’un in-fini informe, du
côté de la fusion, du chaos. Selon cette interprétation, la peau donnée par Dieu n’est pas un
vêtement de peau de bête, mais notre peau humaine542. Il ne s’agit pas de dire qu’avant, ils auraient
été des écorchés, mais plutôt des êtres transparents, sans épaisseur, sans bords, sans frontière. La
peau devient alors le marqueur physique de cette limite qui les rend opaques, visibles, bordés. La
transgression met à nu la limite que la peau vient souligner, dans leur chair. La honte est le reste,
la trace du sujet « en train de se constituer » dans le regard de l’Autre, venant confirmer le rôle du
regard dans ce surgissement subjectif, qui produit un im-monde, la confrontation à un réel
insoutenable. Dans le récit, la honte devient la marque de l’existence du sujet désirant soumis au
regard de l’Autre, qui le soutient et le traverse543, et la femme, la trace du manque, cette inscription
dans le réel d’une limite et d’un sans limite.
C’est pour cela que nous soutenons que le fait de se cacher n’a pas tant à voir avec la
culpabilité d’avoir mangé, comme de nombreux commentaires le suggèrent, mais davantage au
542
Delphine Horvilleur rappelle la difficulté que la tradition juive (mais aussi chrétienne) a eu avec ce vêtement de
peau. Pour certains, l’adam, avant la chute, n’avait pas besoin de sa peau, cette membrane qui le sépare du monde. Il
était un être transparent, devenu opaque une fois recouvert (Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève p. 70-71). Voir
aussi notre mémoire de maîtrise, qui rappelle le rôle de la membrane comme nécessaire à la vie. La peau fait office
de limite, de séparation entre le tout et l’être (Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 62). À ce
propos, Horvilleur note que « la nudité exposée renvoie à la membrane qui […] sépare [le corps] de son
environnement, et menace son étanchéité » Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 130.
543
Jean-Richard Freymann & Guy Chouraqui, « 2. La honte et son historique », J.R. Freymann (dir), De la honte à la
culpabilité, Toulouse, Érès, 2010, 27-41, p. 35-39.
216
surgissement effrayant de se découvrir nu, vulnérable 544 , ce que Claude Janin appelle « honte
primaire »545. En effet, Horvilleur rappelle que la culpabilité concerne la faute qu’il faut racheter,
expier ou réparer, quand, dans la honte, le sujet cherche à « échapper au regard de l’autre »546. Pour
ne pas mourir, précisément. Pourquoi alors la Tradition a-t-elle plutôt préféré voir, dans le fait que
les humains se couvrent, une preuve de leur culpabilité ? Pour Freymann, c’est parce que
« l’individu ferait n’importe quoi pour avoir de la culpabilité, car là, on est dans un espace
phallique. Tandis que, dans l’angoisse comme dans la honte, on est face au réel »547. Voir de la
culpabilité là où il y a de la honte, n’est-ce pas une façon de reprendre du pouvoir là où on l’a
perdu ? Mais la femme montre que ce n’est qu’illusion, comme le confirme Scotto pour qui Gn 3
retrace cette relecture instantanée d’une impuissance que la transgression révèle 548 . Cela ne
suppose pas tant qu’un « avant la faute » ait été possible, lieu d’une toute-puissance sans limite. La
honte révèle plutôt l’impuissance constitutive de l’humain, quand la culpabilité cherche à s’en
défaire : les deux sentiments sont les deux faces de la médaille du désir, qui en révèle, dans l’aprèscoup, la force.
Face à cette honte potentiellement dévastatrice, Dieu les recouvre de peau, enveloppe
protectrice qui en même temps signe leur limite, et les préserve d’avoir honte de leur honte. Une
enveloppe qui ne saurait annuler le manque constitutif de l’humain : la peau, c’est tout ensemble
544
L’article de Freymann et Chouraqui rappelle que Chouraqui traduit le terme hébreu bush/avoir honte par le terme
blêmir, car selon lui, au motif que, selon lui, le mot réfère à la terreur qui fait blêmir, et non à l’humiliation qui
implique un rougissement/mum (Jean-Richard Freymann et Guy Chouraqui, « 2. La honte et son historique »,
p. 29-30.
545
En effet, pour Claude Janin, « la honte primaire est l’après-coup (sexualisé) d’un temps originaire de passivité »,
(Claude Janin, « Pour une théorie psychanalytique de la honte (honte originaire, honte des origines, origines de la
honte) », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1657-1742, https://www.cairn.info/revue-francaise-depsychanalyse-2003-5-page-1657.htm (15/1/2020). Delphine Scotto Di Vettimo rapproche cet affect de l’état de
l’Hilflosighkeit de Freud, qu’elle traduit par « désaide ». Delphine Scotto di Vettimo, « La honte comme affect à
l’origine de l’humanité et de la culture », non daté, conférence non datée, 1-9, p. 3,
http://www.psicopatologiafundamental.org.br/uploads/files/ii_congresso_internacional/simposios/ii_con._sp._la_hon
te_comme.pdf (10/09/2017).
546
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 73, faisant référence à l’entretien de Boris Cyrulnik (Émile Lanez,
« Boris Cyrulnik : J’ai connu la honte », Le Point, 2 septembre 2010, https://www.lepoint.fr/societe/boris-cyrulnik-jai-connu-la-honte-02-09-2010-1234044_23.php (15/1/2020), à propos de son livre Mourir de dire. La honte, Paris,
Odile Jacob, 2010.
547
Jean-Richard Freymann et Guy Chouraqui, « 2. La honte et son historique », p. 41.
548
Delphine Scotto di Vettimo, « La honte comme affect à l’origine de l’humanité et de la culture », p. 2.
217
la marque de la honte, de la nudité, de la première protection, autrement dit la marque de
l’appartenance au monde. Elle est la marque physique, visible de leur nouvelle condition : des êtres
limités, séparés, distincts, individualisés, marqués par le manque. La honte traduit la conscience
d’être limité, ultimement par la mort, que la peau souligne, ce qui peut être alors compris comme
le lieu de la perte, celle de l’illusion d’une vie sans limite. La peau est ce qui vient figurer
physiquement la limite, à la fois source de vie, mais aussi barrière radicale au-delà de laquelle on
rencontre la mort.
5.4.2 De la honte à la culpabilité, ou à la responsabilité ?
Si, physiquement, la peau est le lieu du recouvrement de la vulnérabilité, symboliquement
c’est la culpabilité qui semble recouvrir le mieux la honte. Mais la culpabilité n’est pas dans le
texte. Elle court en revanche dans les commentaires, comme effet d’une relecture faite à partir de
la question du péché originel. Le récit nous raconte la façon dont chacun répond (y compris à Dieu)
de son acte. Commençons par l’adam.
Gn 3:10 J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur car je [suis] nu. Alors, je me suis
caché.
Gn 3:12 L’adam dit : la femme que tu as donnée à côté de moi, c’est elle m’a donné de
l’arbre et j’[en]ai mangé.
Ces deux versets montrent la volonté de l’adam d’échapper à toute responsabilité. D’abord, il
affirme à Dieu qu’il s’est caché parce qu’il a entendu sa voix. Mais en omettant de reconnaitre que
c’est la honte qui l’a amené à se cacher, Dieu devient indirectement responsable de ce ça-voir nu
insoutenable. Ensuite, en faisant reposer sur la femme l’odieux d’avoir mangé, l’adam se défausse
encore de sa part de responsabilité, cette fois sur le registre d’un « c’est pas moi, c’est l’autre ».
D’abord sur la femme, mais en arrière-plan sur Dieu, puisqu’il ajoute « la femme que tu m’as
donnée ». Ce qui relie la femme et Dieu dans une même accusation qui annule sa responsabilité,
c’est le verbe donner : Tu m’as donné une femme qui m’a donné à manger. Au passage, il vient
aussi reconnaitre qu’il a réduit la femme – que Dieu a mis en face de lui pour qu’il ne soit pas
tout-seul – au rang d’un objet qui lui appartiendrait. Ce faisant, ne confond-il pas l’objet de son
désir (retrouver ce qu’il a perdu) et l’objet-cause du désir, que la femme, comme métaphore du
manque, représente ?
218
La femme n’a pas la même attitude. À la question que Dieu lui pose, elle reconnait avoir été
trompée, mais surtout, elle affirme aussi s’être trompée, bien que peu de traductions signalent que
le verbe tromper, ici, impose deux sujets pour une même action549. Traduire « le serpent a fait en
sorte que je me trompe » permet de faire ressortir que la femme assume sa part. Cela montre un
sujet responsable de ses actes : elle ne se défausse pas sur le serpent. Mais cela montre aussi qu’elle
a quelque chose à voir avec la tromperie, non pas uniquement du côté de la faute, mais aussi du
côté de la faille, comme le souligne Claude-Noëlle Pickmann, qui note que faute et faille viennent
de fallere, qui en latin veut dire tromper550. Le savoir, représenté par l’arbre de la connaissance du
bon et du mauvais, loin d’apporter la connaissance du tout, ouvre à un savoir qui se conjugue à la
faute, à la faille, à la tromperie : la connaissance est un savoir qui n’est pas infaillible. C’est un
savoir troué.
Par conséquent, une lecture sur le versant de la faute conduit tout droit à une lecture sur le
mode du péché originel, avec le risque de faire assez vite porter à la première femme le poids d’une
culpabilité nourrie par le fait qu’elle devient celle qui trompe l’adam. Mais suivre la piste de la
honte comme effet premier permet de révéler la force du désir comme force vitale, qui n’est pas
sans faille. Sur ce versant, la culpabilité n’est plus une malédiction, mais un effet d’enfouissement
pour savoir y faire avec la honte, la vulnérabilité, la faille. En recouvrant celle-ci par la culpabilité,
les commentaires ont essayé de masquer le désir sur son versant sexuel, ce qui, selon nous, constitue
la trace la plus intime du désir, au plus près de ce corps nécessairement limité. Il n’est donc pas
étonnant que les commentaires aient pu relire le désir du côté de la convoitise et de la
concupiscence, qui permettent de revisiter le désir sous le couvert de la culpabilité. Mais le récit
549
Les traductions ne prennent généralement pas en compte ce double sujet : la TOB traduit par exemple « le serpent
m’a trompée », et la BJ, « le serpent m’a séduite ». Ici, on laisse croire que la femme se dédouane, quitte à accentuer
la part de séduction du serpent. Or, le verbe tromper n’existe pas au Qal. Il nous semble donc important de faire
ressortir ce double sujet imposé par la forme verbale. De plus, notons que le verbe tromper (avn/nasha) a la même
racine que le verbe « prêter avec intérêt », « pratiquer l’usure », « faire crédit », à la forme simple (Qal), traduisant
l’importance de l’acte de croire l’autre qui intervient dans le fait de tromper et d’être trompé.
550
Claude-Noëlle Pickmann, « D’une féminité pas-toute », dans De la féminité, Revue lacanienne 11, p. 51 : « ce
terme de faille on peut l’entendre, sans doute, au sens de faute, car faille comme faute viennent du verbe latin
fallere ». Notons aussi que le BDB traduit le verbe tromper par beguile, qui veut aussi dire, selon l’EDTC, enjôler,
charmer, séduire (édition du XXIe siècle, 2003, p. 103).
219
montre une autre façon de s’arranger avec sa honte : en assumant sa responsabilité. Autrement dit,
en assumant son manque et sa limite.
5.4.3 De la honte à la haine
Dieu confirme la posture de sujet responsable de la femme, en faisant d’elle celle qui sera
l’adversaire du serpent, tout comme elle était désignée en Gn 2:18 pour être « en face » de l’adam.
De la confrontation potentielle de Gn 2:18, on passe à l’affrontement en Gn 3:15.
Gn 2:18 Il n’est pas bon que l’adam soit pour lui-même. Il faut que je lui fasse une aide en
face de lui.
Gn 3:15 Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence. Elle [sa
semence] te broiera la tête, tandis que toi, tu lui broieras le talon.
La femme du récit est confirmée comme celle qui devra fait face et combattre le fantasme du
tout de l’éternité. Le seul qui soit éternel, dans cette histoire, c’est le serpent. Mais n’est-ce pas
aussi soutenir que le manque est tout aussi indélogeable dans l’humain ? Le serpent et la femme
sont destinés à se vouer une haine éternelle et à se combattre mutuellement, mais si le serpent et
ses descendants seront de tout temps l’adversaire, ce sont les descendants de la femme qui
prendront le relais551 pour poursuivre une lutte552 qui n’en finit pas de ne pas finir. Si la Tradition
chrétienne s’est fait l’écho de cette lutte553, c’est au prix d’un déplacement qui a fini par évacuer
Ève en tant que la première figure de ce combat, au profit des figures chrétiennes du Christ et de
551
Le pronom est masculin singulier, et se réfère donc au mot [rz/zara’/descendance, lui aussi masculin singulier.
Mais la Septante ne suit pas cette logique syntaxique : elle utilise le mot sperma, un nom neutre singulier, suivi par
un pronom masculin singulier. Pour Alexandre, il s’agit d’une erreur de syntaxe flagrante. Pour elle, cela a permis à
des auteurs anciens d’associer ce pronom masculin singulier à l’adam pour leurs besoins herméneutiques,
théologiques et anthropologiques. Et, en effet, pour Didyme, Adam étant le plus fort, il était plus apte à lutter contre
un adversaire. De son côté, Philon a utilisé cette erreur syntaxique pour justifier sa théorie en associant la tête à
l’homme et la raison, et le talon à la sensation et la femme, ce qui écarte la femme du pouvoir que Dieu lui donne.
Elle note enfin que ce verset, qui renvoie aux fils de la femme (Gn 3:16) a servi, par association, l’interprétation
messianique. Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 314-315.
552
Pour la tradition juive, le combat est directement lié à la loi : « lorsque les fils de la femme garderont les préceptes
de la Loi, ils viseront [le serpent] à la tête, mais quand ils délaisseront les préceptes de la Loi, [le serpent] les mordra
au talon ». Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 315.
553
« Dans sa fureur contre la femme, le Dragon porta le combat contre le reste de sa descendance »
(Apocalypse 12:17) ; « Le Dieu de la paix écrasera bientôt le serpent sous vos pieds », (Rm. 16:20). Procope, dans
son commentaire sur la Genèse, parle « du fils de la femme-Église […] en lutte contre le diable ». Monique
Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 315.
220
l’Église, avant que Marie reprenne le flambeau, faisant disparaitre Ève 554 . Ces illustrations
montrent la force de ces représentations555 :
Paul Rubens, L’Immaculée Conception,
1627, Musée National du Prado
Le serpent et le fruit défendu,
Association de la médaille miraculeuse - Détail
Non seulement Ève disparait sous la figure de Marie qui foule le serpent au pied, mais à y regarder
de plus près, le fait que le serpent tienne dans sa gueule une pomme ne vient-il pas dire que le
serpent et Ève sont synonymes, comme lieux de la tentation et du péché ? On se souvient que, dans
554
« À partir du Haut moyen âge, le verset sera systématiquement appliqué à Marie » (Monique Alexandre, Le
commencement du Livre…, p. 315). Dans l’encyclique sur l’Immaculée conception, le verset y est cité avec cette
même interprétation. De même, dans l’iconographie chrétienne, Marie personnifie souvent la descendance qui écrase
la tête du serpent. Sur cette question on peut aussi voir l’Encyclique ineffabilis Deus de 1854 : « Ainsi la Très Sainte
Vierge, unie étroitement unie inséparablement avec Lui, fut, par Lui et avec Lui, l’éternelle ennemie du serpent
venimeux, le vainquit, le terrassa sous son pied virginal et sans tache, et lui brisa la tête », p. 7, http://resistancecatholique.org/documents/papes/1854-12-08_Pius-IX_Ineffabilis-Deus.pdf (15/1/2020) ; ou Louis-Marie Grignon de
Montfort, Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, chapitre 1, article II, : « Mais l’humble Marie aura toujours
la victoire sur cet orgueilleux, et si grande qu’elle ira jusqu’à lui écraser la tête où réside son orgueil », p. 6,
http://catholicapedia.net/Documents/ACRF/documents/St_LOUIS-MARIE_GRIGNION-Traite_vraie_devotion.pdf
(15/1/2020) ; ou encore ce texte de 2015 faisant référence au Traité de Louis-Marie Grignon de Montfort : « La plus
terrible des ennemis que Dieu ait faite contre le diable est Marie »,
https://bibliothequedecombat.wordpress.com/2015/07/26/la-plus-terrible-ennemie-du-diable-est-la-tres-sainte-viergemarie/ (15/1/2020).
555
Le serpent et le fruit défendu, Association de la médaille miraculeuse, https://www.medaillemiraculeuse.fr/meditation/regardons-notre-medaille-le-serpent.html (15/1/2020).
221
notre introduction, nous avons montré le serpent sous les traits de la femme556. Ici, le retournement
est complet. Représentée ainsi, Ève, femme sujet désirant, n’est-elle pas définitivement condamnée
à n’être que la tentatrice, foulée au pied par la parfaite Mère Vierge ?
Qu’y a-t-il, là encore, de suffisamment difficile à entendre, qu’il faille la faire disparaitre
sous la figure de la Vierge Marie, idéalisée, parfaite, sans tache, vierge ? N’est-ce pas précisément
parce qu’elle représente le manque, ce qui la place naturellement face au serpent, celui qui n’en
finit pas de chercher à combler le manque ? En contrepartie, n’est-il pas logique que ce soit à elle
qu’incombe ce combat, d’autant plus que c’est elle qui a vécu la tromperie, et que c’est elle qui a
assumé son erreur ? Or la tromperie a tout à voir avec la parole, dans la mesure où le langage par
définition ne permet qu’un mi-dire, « un dire qui accepte qu’il ne dise pas tout, ni tout-à-fait »557.
La haine, si l’on suit Lebrun, est le résultat du parlêtre qui s’éprouve et « éprouve le vide inclus
dans la parole, […] c’est donc bien à partir de ce vide que nous parlons »558, un vide qui, quand on
parle en « je » ne laisse que « l’angoisse légitime d’avoir à parler et de soutenir l’acte du dire »559.
Comment alors s’étonner que ce soit à celle qui représente le pas-tout, celle qui occupe la place de
ce qui manque, que le combat contre la tromperie incombe ? Ce qui fait office d’éternité dans cet
affrontement déséquilibré, ce sont les descendants de la femme, qui agiront un à la fois, responsable
chacun face au serpent qui n’en finit pas d’agir. Manque et responsabilité sont ainsi, dans ce verset,
mis en relation, résultat de la tromperie inhérente au parlêtre. C’est le parlêtre qui est visé par la
tromperie. La haine en est le résultat, qui doit être combattue par la femme et ses descendants,
d’autres parlêtres, d’autres êtres marqués par le manque.
556
Voir notre introduction, point 0.1.1.
Jean-Pierre Lebrun, « L’avenir de la haine », C.N. Pickmann (dir.), De la féminité, Toulouse, Érès, 2013,
p. 161-162. Lebrun ajoute : « Nous avons de la haine du fait que nous parlons, car nous ne parlons jamais qu’avec
des mots qui nous viennent des autres, nous sommes donc chacun, d’abord et avant tout, des intrusés, des contraints
par la langue qui vient toujours de l’Autre, des aliénés donc, des obligés des mots, des serfs du langage. […] Parler
nous fait perdre l’adéquation au monde, nous rend toujours inadaptés, inadéquats ». Dans la mesure, précise-t-il, où
« le langage n’est pas qu’un simple outil, mais qu’il est ce qui subvertit la biologie de l’humain et fait dépendre notre
désir de la langue ». Il continue en affirmant que le langage provoque une perte, qui s’inscrit en nous un fond de
dépression permanente.
558
Lebrun, « L’avenir de la haine », p. 165. Il situe le vide de l’origine dans le « il n’y a pas », comme inadéquation
perpétuelle du mot à la chose que le langage véhicule.
559
Lebrun, « L’avenir de la haine », p. 165. Selon lui, la haine permet de « s’approprier le vide qui habite la parole ».
557
222
5.5. De l’effet mère comme lieu de la vie
Qui dit descendance dit maternité. Il n’est alors pas étonnant que le thème arrive au verset
suivant. On pourrait s’étonner, dans un monde dit patriarcal, que ce soit par la femme que la
descendance soit introduite. Pourtant, si les juifs ont toujours estimé que seule la mère est garante
de la filiation, la Bible est plus encline à lire la génération à partir des hommes560. Or, les verset 15
et 16, les seuls dans Gn 3 qui parlent de descendance, le font en lien avec la femme. Reprenons les
moments où il est question de la mère ou de la descendance dans le récit. En Gn 2, il est annoncé
que l’homme quittera sa mère. En Gn 3, on apprend d’abord que la femme aura une descendance,
puis qu’elle enfantera des fils, et enfin elle est nommée mère. Cela donne une étrange sensation de
lecture à rebours.
Gn 2:24 C’est pour cette raison qu’un homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à
sa femme […].
Gn 3:15 « Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence. Elle [sa
semence] te broieront [la] tête, tandis que toi tu lui broieras le talon ».
Gn 3:16 […] « Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes gestations. Dans la douleur tu
enfanteras des fils […].
Gn 3:20 L’adam nomme sa femme (la) Vivante/Khawwah parce qu’elle était devenue mère
de tous les vivants/khaï.
Mis à part la première partie de Gn 3:16, la question de la maternité est systématiquement abordée
à partir de sa descendance masculine qui organise une représentation de « la mère » sous son
versant universel, avec en point d’orgue la mère universelle : (la) Vivante, mère de tous les vivants
(Gn 3:20). Quant à la première partie de Gn 3:16, elle préfigure Gn 4, où la maternité est abordée
de l’intérieur, à partir de la femme, de son corps et de son désir.
560
C’est d’autant plus vrai que, comme nous le verrons plus loin, Gn 5 fait disparaitre toute trace de la femme :
Adam seul devient l’origine de toute descendance, tout comme Noé, qui engendre sans femme (Gn 6:10 : « Noé
engendra trois fils Sem, Cham, Japhet » BJ). Certes, on apprend qu’il a une femme au v. 18, mais celle-ci n’a pas de
nom. Il faut attendre Abraham, pour la femme soit partie prenante dans l’engendrement : Gn 17:15-16 « Dieu dit à
Abraham : "Ta femme Saraï, tu ne l’appelleras plus Saraï, mais son nom est Sara. Je la bénirai et même je te
donnerai d’elle un fils ; je la bénirai, elle deviendra des nations, et des rois de peuples viendront d’elle" » (BJ).
223
5.5.1 L’effet-mère comme marque du féminin-singulier
Ce que Dieu dit à la femme au verset 16, les femmes le savent : la maternité ne peut être
réduite à porter des enfants, ni à offrir seulement une image merveilleuse – un peu à l’image de la
Vierge Marie. La maternité, pour chaque femme en devenir de mère, se conjugue à la réalité d’un
corps sexué qui souffre en donnant la vie. C’est bien ce que Dieu énonce quand il parle des
souffrances à venir avec l’enfantement. Mais il le fait d’une drôle de manière : il annonce qu’il va
augmenter deux choses que la femme n’a encore jamais connues, les gestations et les douleurs.
Rien n’indique en effet à ce moment que la femme ait déjà enfanté. C’est donc d’abord la parole
de Dieu qui la fait mère, avant que, dans son corps, elle ne le devienne. Comme si, pour Dieu il n’y
avait pas de première fois. Toute grossesse, chaque enfant, relève déjà du choc, voire du ravage de
l’effet-mère dans le corps et dans l’être-femme, du fait de donner la vie.
Cette annonce a comme autre particularité de contenir ici encore un redoublement du verbe,
ayant donc la même structure que celle qui annonce la mort :
Gn 2:4 tu mourras, mortellement marqué (de mort tu mourras)
Gn 3:4 Mais non vous ne mourrez pas, mortellement marqués (de mort vous mourrez)
Gn 3:16 Je ferai en sorte de décupler (d’augmentation j’augmenterai)
Cette répétition syntaxique devrait nous alerter. Nous avons vu plus haut que cette structure
annonce un inéluctable561, quelque chose de majeur qui change la vie. Dans le cas de la mort, cela
change la vie de tout humain. Dans le cas de la maternité, cela change la vie d’une femme. Le
redoublement du verbe vient signifier cette trace dans le corps de chaque femme, aussi indélébile
que la mort.
561
Si l’on suit Zogbo c’est une forme annonciatrice de ce qui va devenir le quotidien de toute femme à l’instant où
elle devient mère, dès l’instant où elle conçoit. Lynell Zogbo, « L’infinitif absolu en hébreu : au croisement entre
l’exégèse, la linguistique et la traduction de la Bible », p. 8 ; et « "Walk the walk and talk the talk" : infinitive
absolutes in biblical Hebrew, a challenge for Bible translators » (À noter que ces deux articles ont été fournis encore
non publiés par l’auteure et utilisés avec son autorisation). Pour Muruoka, « the inf. abs. in a paronomastic structure
is used to give emphasis with various nuances, […] the writer or the speaker wants to indicate that he is especially
interested in it or to demand that the reader or hearer give especial attention to it » (Takamitsu Muraoka, Emphatic
Words And Structures In Biblical Hebrew, Jerusalem, The Magmes Press, 1985, p. 92).
224
La structure syntaxique de l’annonce faite par Dieu à la femme de son rapport à la maternité
est aussi intéressante parce qu’on la retrouve à deux autres endroits dans le livre de la Genèse :
À Ève (Gn 3:16)
d’augmentation j’augmenterai ta douleur et tes gestations
À Sarah (Gn 16:10)
d’augmentation j’augmenterai ta descendance
À Abraham (Gn 22:17) de bénédiction je te bénirai,
et d’augmentation j’augmenterai ta descendance
Si on retrouve la même expression, il y a chaque fois une différence. Pour Ève, c’est dans son corps
que cela se passe, là où pour Sarah et Abraham, cela concerne la descendance. Et c’est à Ève
seulement que Dieu parle de sa maternité à partir de son intimité, de son corps, de sa subjectivité,
ce qui vient redoubler la singularité de ce verset. Comme si la maternité d’Ève était à lire à partir
du féminin, du singulier, qui ne saurait se restreindre à n’être lu qu’à partir de l’homme, de
l’universel.
Il y a donc un écart entre la façon dont les hommes, de l’extérieur, voient la mère, avant tout
comme le lieu de la descendance, et ce qu’éprouve une femme, dans son être-femme, d’être mère.
Si elle peut devenir sujet de sa maternité, elle est à risque d’être ensevelie sous une fonction qui
rend alors son être-femme éphémère au point d’y être engloutie : dans ce cas, l’effet mère devient
« l’effet-mère ». Et, précisément, le verset 16 vient faire une parenthèse qui met en relief ce que
l’effet-mère peut représenter pour le sujet femme, surtout si on l’encadre des v. 15 et 20, qui la
situe davantage sous sa fonction reproductive, comme celle qui permet la poursuite de l’universel,
du côté des hommes. Enfin, Le verset 16 se présente comme l’annonce de Dieu faite à la femme.
Cette annonce, chaque femme ne peut l’entendre que d’une façon singulière, particulière, qui vient
en effet dire ce que chaque femme vit singulièrement à chacune de ses grossesses, et dont aucun
universel ne peut rendre compte. Le verset inscrit ici la femme en tant que lieu du singulier, en tant
que ce qui ne rentre pas-tout dans l’universel.
Remarquons enfin que Dieu n’emploie pas de redoublement de verbe pour prévenir Adam562
qu’il va devoir travailler pour la terre. Le travail reste en extériorité, au contraire de la femme dont
562
À cet endroit, le mot adam perd son article : on peut donc considérer que Dieu s’adresse à Adam en tant
qu’homme.
225
les grossesses s’impriment dans son corps. De fait, la femme est réellement la seule qui soit
concernée dans son corps par la vie et la mort, ce que semble entendre l’adam quand il l’appelle
(la) Vivante/Ève, « parce qu’elle est devenue mère de tous les vivants » (Gn 3:20). Comme si la
maternité, en tant que lieu de la vie, occupait une place aussi importante que la mort, et dont elle
serait le pendant. La maternité serait-elle à lire comme lieu de la vie bordé par la mort ?
5.5.2 Le maternel comme lieu de la vie bordée par la mort
Or, précisément, le verset 20 laisse entendre que c’est son statut de mère qui justifie son nom,
Khawwah, ce qui veut dire, selon les dictionnaires, Vivante, Vie, qui donne la vie. Mais est-ce la
seule raison, à défaut d’être la plus évidente ? Car le récit raconte tout de même quelque chose qui
pose un problème, puisque la femme ne saurait être la mère de tout le vivant. Il y a là comme une
erreur, qu’on pourrait rapprocher du moment où il est affirmé, en Gn 2:23, que la femme a été prise
de l’homme/ish, alors qu’on sait que c’est de l’adam qu’elle est issue.
Gn 2:23 Celle-là sera appelée femme parce que de l’homme/ish celle-là a été tirée
Gn 3:20 L’adam nomme sa femme (la) Vivante/Khawwah/Ève parce qu’elle est devenue
mère de tous les vivants
Comme si, à deux reprises, un déplacement s’opérait dans le regard de l’adam, ou bien du rédacteur,
dans la perception qu’ils ont de la femme563. Un déplacement, ou une équivalence ? Dans le premier
cas, elle est perçue comme objet dont l’homme est l’origine, dans le second comme la mère d’où
tout s’origine, soit comme celle qui vient du tout et d’où tout part, mais là encore, dans le regard
des hommes :
On notera aussi que son nom la rapproche aussi du serpent, « le plus rusé parmi tout le
vivant/khayath des champs » (Gn 3:1). Avant la transgression, c’est le serpent qui est au-dessus du
563
Nous nous référons ici à notre mémoire de maîtrise, dans lequel nous soutenons que ce n’est pas l’adam qui parle,
mais le rédacteur (Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 20 et 35s.). À noter aussi la façon
dont 1Co 11:12 reprend le verset. Dans la Septante, cela donne : « σπερ γὰρ ἡ γυνὴ ἐκ τοῦ ἀνδρός, οὕτως καὶ ὁ ἀνὴρ
διὰ τῆς γυναικός, τὰ δὲ πάντα ἐκ τοῦ θεοῦ », et dans la Vulgate : « nam sicut mulier de viro, ita et vir per mulierem,
omnia autem ex Deo », soit « car, de même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît par la femme,
et tout vient de Dieu » (BJ) : ici l’homme dont il est question c’est andros/vir, soit l’homme, le mari, le mâle, et non
l’adam, l’humain.
226
vivant. Après, c’est Ève/Vivante qui prend cette place. Est-ce au titre de « mère de tous les
vivants », ou de son désir de sujet femme ayant pris le parti de la vie au risque de la mort ? Le récit
montre que la femme et le serpent sont intimement reliés à la vie et la mort. La femme dans son
pouvoir de procréation, à travers la force vitale de son désir, et le serpent comme signe de vitalité,
dans son savoir sur la mort. Eisenberg rappelle que le serpent incarne moralement la mort, et
physiquement la vie, la vitalité564, comme de nombreuses féministes l’ont aussi relevé565. S’il note
également la proximité en araméen des mots serpent et vie (respectivement ‘hiviah et ‘haïm566), on
peut aussi ajouter la proximité phonétique de l’arbre de la vie/khaïim (Gn 2:9 et 3:22).
Est-ce face à cet insoutenable réel d’un éternel impossible qu’un pan tout entier de la
littérature a fini par confondre le serpent et Ève dans un même élan, démonisant les femmes au
passage ? Nous soutenons au contraire que le récit maintient un écart entre la femme et le serpent,
puisque c’est elle qui a pour vocation de lutter contre lui. La maternité n’est-elle pas alors une façon
d’inscrire l’humain dans une vie rythmée par la mort, qui donne à chacun la responsabilité
d’assumer ses actes ? Le récit vient nous dire que la vie ne rime pas avec éternelle, mais la Vivante
peut alors rimer avec le singulier de chacun, et non un tout informe comme l’universel « tout le
vivant » le laisserait entendre. Au creux de l’universel adamique s’inscrit le singulier féminin,
femme sujet de son désir, métaphore du manque, auquel le serpent s’est adressé.
Là où, avant, c’est l’arbre du milieu du jardin qui est la vie, une fois la transgression, c’est
Ève qui reprend le flambeau. Doublement pourrait-on dire, puisque c’est aussi à la suite de cette
action que Dieu prend la décision de rendre inaccessible l’arbre de la vie. Est-ce parce que la femme
est devenue ce qui fait vivre ? Une vie bordée par la mort, et une vie qui n’est plus compatible avec
le lieu d’un arbre qui entretiendrait le fantasme de la vie éternelle ? Comme si, en interdisant l’arbre
de la vie, Dieu venait affirmer lui aussi l’impossible d’une vie éternelle imaginaire, sinon toujours
éternellement trouée dès l’origine.
564
Vogels n’hésite pas à comparer le serpent au phallus, comme symbole de la fertilité. Walter Vogels, Nos origines,
Genèse 1-11, p. 110.
565
Voir la première partie de cette thèse, chapitre 4, point 4.3.2.
566
Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme…, p. 194.
227
5.5.3 Ève, creuset de la vie
Selon nous, c’est bien à partir de ce manque qu’Ève peut être reconnue comme lieu-de-lavie, en tant que parlêtre désirant, un désir qui passe aussi, comme on va le voir, par devenir sujet
de sa maternité. Ici, il s’agit de la reconnaitre comme lieu d’ouverture à une vie bordée par la mort,
scandée par la souffrance, un lieu marqué par le manque et le désir. Sur ce versant, le texte ne
raconte pas la mère telle qu’elle est lue dans le regard des hommes. En racontant un acte issu du
désir de créer, le texte nous parle du féminin à partir du féminin. Est-ce pour cela que Dieu peut
dire au v. 22 : « L’adam est devenu comme l’un de nous » ? L’adam est devenu plus que ce qu’il
était à sa création : la femme le met littéralement en-vie. Elle représente le désir qui fait vivre – et
mourir, un lieu qui n’est pas étranger au désir, comme le jeu phonique entre tawah (désirer) et
khawwah (Ève/Vivante) le rappelle. Étant celle par qui la vie advient, elle est devenue
« comme Dieu », un semblable distinct par une différence irréductible. L’ajout du « comme »
signale qu’elle est semblable à Dieu puisqu’elle crée la vie, mais dans les limites de la vie humaine.
La femme ne peut pas être la mère de tout ce qui vit, mais l’expression permet de reconnaitre que,
sans le féminin, sans l’autre, sans la différence et le manque, la vie ne peut advenir.
La rareté de son nom devrait aussi nous alerter. En hébreu, le nom Khawwah n’apparait que
deux fois, et tout autant dans la Septante, sous le mot Èva. À l’époque de la Septante, les hébreux
hellénisés pouvaient encore entendre la proximité sonore entre Khawwah et Èva567, le nom grec
translittéré de Khawwah. En passant au latin puis aux langues vernaculaires, le signifiant Khawwah
et sa sonorité nous ont échappé, de deux façons. Premièrement, dans notre Occident chrétien, le
nom d’Ève est devenu courant, mais porteur de la charge négative qu’on lui connait. Nos cultures
ne peuvent plus entendre la proximité entre les mots Ève et Vie. Si, pour nous, en Occident, le nom
Ève est devenu courant, dans la Bible, c’est un mot rare qui consacre la mise au singulier de la
première femme, en tant que sujet, mais aussi en tant que représentante du sujet singulier, là où
567
Ce qui n’est pas tout à fait le cas en grec. Rappelons que Ève vient du grec Eua, qui n’est pas une traduction mais
une transcription phonique du mot khawwah. Voir Cécile Dogniez et Marguerite Harl, Le pentateuque : La Bible
d’Alexandrie, Paris, Gallimard, 2001, p. 696.
228
l’adam reste tout au long du récit le glébeux568, le terrien, cet être dont l’universalité est désignée
par son matériau, la terre/adama. Ainsi, c’est dans ses mots mêmes que le texte vient trouer le récit
dans ce qu’il a d’universel.
Dans la Bible hébraïque comme dans la Septante, la rareté du nom Ève/Khawwah lui confère
sa singularité. Marguerite Harl en prend acte quand elle souligne que les juifs d’Alexandrie ne
traduisaient pas de la même façon les lieux et les noms de personnes. Pour les lieux, il leur semblait
nécessaire de « faire entendre la raison de ces nominations »569. Ils les traduisaient donc. Et, en
effet, en Gn 3:20, la Septante réfère à Vie/Zoé/Khawwah, comme si les juifs reconnaissaient qu’elle
est un « lieu de la vie ». En revanche, poursuit-elle, la règle pour les noms de personnes est la
translittération, pour ne faire disparaitre aucun nom juif. Voilà pourquoi en Gn 4:1, la Septante
réfère non pas à Zoé, mais à « Èva/Khawwah ». Pour Harl, « cette différence de traitement entre
noms de lieux et noms de personnes tient sans doute au fait que la volonté de faire passer le sens,
qui a prévalu pour les premiers, a cédé devant l’impossible disparition des noms sur la dialectique
du désir et la lutte des fils d’Israël »570. Dans ce mouvement, ce qui disparait sous « la mère » dans
l’Occident chrétien, résiste avec Ève en tant que nom propre, véritable hapax de la Septante.
Comme une faille qui insiste. Comme si la vie ne rimait pas avec le tout, mais avec la faille, du
manque, autrement dit erva, mot qui en hébreu veut dire vulnérabilité571. Ainsi, la femme du récit,
dans sa nomination même, n’est-elle pas étrangère au manque, à la vulnérabilité, à la nudité, au
désir, donc à la vie selon un réseau de signifiants sonores ou linguistiques, mais uniquement
accessibles à qui lit l’hébreu.
Ainsi la maternité apparait comme le lieu qui accueille la vie, ce qui suppose une ouverture
pour que de la vie surgisse, mais qu’il faut faire disparaitre précisément pour cette même raison.
Horvilleur rappelle que si erva dit la nudité de l’homme572, le mot est très vite utilisé dans le Talmud
568
Tel est le nom que Chouraqui lui donne. André Chouraqui, « Jardin en ‘Édèn », Lévangile,
https://www.levangile.com/Bible-CHU-1-2-1-complet-Contexte-oui.htm (6/6/2019).
569
Cécile Dogniez et Marguerite Harl, Le pentateuque. La Bible d’Alexandrie, p. 629.
570
Cécile Dogniez et Marguerite Harl, Le pentateuque. La Bible d’Alexandrie, p. 630.
571
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 119-120.
572
« Noé : le grand-père ne doit pas révéler sa erva, sa nudité ». Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 122, nbp. 1.
229
pour qualifier l’organe féminin, puis toutes les parties du corps « susceptibles de provoquer
l’émoi » de l’homme573. Ainsi la femme devient « erva-tique » : un être secret qui trahit l’intérieur
du corps574. Par métonymie, la partie la plus cachée de son corps devient ce qui la définit, au point
de confondre l’organe féminin à ce qui s’en échappe, un liquide : « Le mot est donc corrélé à une
faille ou à une fissure »575. Au bout du compte, le féminin renvoie à un lieu secret qui sécrète576,
qui rend difficile à séparer le contenant du contenu. « Découvrir l’Erva, c’est traverser la membrane
et savoir ce qui devait rester caché, voir ce qui devait être caché »577. Comment ne pas faire le lien
entre la nudité et la femme, la vulnérabilité et la faille, l’interdit et le regard, mais aussi le secret de
la vie et la force du désir ? La femme du récit représente alors un danger, en tant que précisément
ce qui réfère au manque, au désir, à la vie et son ravage, c’est-à-dire la mort.
Nous estimons que la justification « parce qu’elle est devenue la mère de tout ce qui vit » est
un commentaire masculin, qui raconte la façon dont les hommes n’ont eu de cesse d’enfermer les
femmes dans leur fonction maternelle en pensant mieux les contrôler. Selon cette lecture, la
maternité peut être perçue comme lieu au service de l’homme, mais aussi comme lieu de servitude.
N’est-ce pas, d’ailleurs, de cette façon que Gn 3:16 a été relu, provoquant la colère des féministes
qui l’ont dénoncé comme scandaleux ? Si le verset fait scandale pour les femmes, c’est parce qu’il
sert de justification rétrospective aux hommes. Rappelons le verset 16 :
Gn 3:16 Mais à la femme, il dit : Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes gestations.
Dans la douleur tu enfanteras des fils, tandis que vers ton homme [ira] ton désir, alors que
lui, il te dominera.
Le verset, écrit et relu par les hommes, donne aux femmes le sentiment d’être ensevelies, pour deux
raisons au moins. D’abord en étant réduites à n’être que des lieux de la descendance des hommes.
Ensuite parce que les hommes se sont servis de ce verset et du reste du récit pour justifier leur
573
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, 122-123.
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 123.
575
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 120.
576
En latin secretio a donné sécrétion et secret. Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 121.
577
Pour Horvilleur, le corps féminin réfère à « une membrane de séparation […] traversée, fendue ou rendue poreuse
et les frontières entre l’intérieur et l’extérieur du corps s’en trouvent floutées » (Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève,
p. 121).
574
230
contrôle, scellant doublement leur destin. Mais dans ce mouvement, qu’est-ce que les hommes
estiment qu’ils doivent contrôler, sinon précisément ce qui leur échappe ? Reconnaitre en Ève la
mère de tous les vivants ne revient-il pas à reconnaitre que, du côté de la femme, ça déborde de
vie ? De plus, si « la mère » se situe sur le versant d’un « toujours déjà là », tel que les hommes
l’entendent dans un mouvement rétroactif, la première femme se situe sur le versant de l’à-venir.
La femme montre la voie d’un futur singulier toujours à construire, quand « la mère » se trouve du
côté de la recherche universelle des origines, un passé toujours révolu auquel on n’a pas accès, et
qu’on ne peut que fantasmer, reconstruire. Or le récit ne nous conduit pas d’emblée sur le versant
de la mère originelle universelle, puisqu’elle n’a pas été appelée « Mère », mais bien « Vivante ».
Autrement dit, peut-on avancer que le nom ne vise pas uniquement la femme dans sa fonction
maternelle, mais aussi l’être de manque, l’être de désir, qui met en-vie au risque de la mort ?
En devenant la Vivante, deux changements majeurs arrivent qui concernent la vie. D’une
part, la Vivante devient la mère de tout le vivant, quand, au début de Gn 3, c’est le serpent qui était
le plus rusé de tout ce qui vit. D’autre part, l’arbre de la vie devient interdit en lieu et place de
l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais, comme s’il fallait contenir un peu de cette vie
débordante, bordée par la mort. Ève personnifie cette vie humaine, une vie de chair et de sang, de
portage et de mise au monde, d’avenir et d’origine, de désir et de jouissance. En lieu et place de
l’arbre de vie ? L’adam peut bien être la métaphore de l’humanité ; Ève en est la métonymie, le
symptôme, la trace qui mord à pleines dents dans la chair et la vie.
5.5.4 La femme effet-mère : quand parler c’est créer
À propos de morsure, la femme montre aussi que son désir de femme ne cède pas face à
l’enjeu de la vie et de la mort. Sujet désirant, elle assume son désir jusqu’au bout. Mais il faut
attendre Gn 4 pour le savoir, même si le texte nous en donne un aperçu quand elle assume son
choix en reconnaissant ses torts, mais sans s’excuser, et sans faire porter l’entière responsabilité
sur un autre qu’elle. En Gn 4:1, on apprend que l’adam a connu Ève (en Gn 4:25 il sera question
d’« Adam »). En hébreu, on a vu que le verbe connaitre veut aussi dire avoir des relations sexuelles.
Mais si l’on suit le texte de près, c’est l’adam qui a une relation sexuelle avec sa femme. L’inverse
n’est pas vrai. Le récit ne dit pas qu’ils ont eu une relation sexuelle ensemble, ni qu’Ève a connu
l’adam. Est-ce parce que le patriarcat est à l’œuvre, et que la femme n’est pas censée connaitre son
231
mari, ou serait-ce qu’Ève n’est pas intéressée par cette relation ? Mais en reconnaissant que la
conception n’inclut pas l’adam, d’une part, et que la relation sexuelle n’est pas réciproque, d’autre
part, le récit vient confirmer d’une certaine façon ce que Lacan dit, qu’il n’y a pas de rapport sexuel.
Les relations sont marquées par le déséquilibre, la non adéquation des rapports.
Et, en effet, non seulement Ève conçoit seule, mais elle énonce que le père est Dieu, et non
l’homme. Par sa parole, Ève fait de Dieu le père. En disant qu’elle a créé un enfant avec Dieu, elle
dit bien que son désir est d’être comme Dieu, capable comme lui de créer, mais elle reconnait aussi
la part de l’autre, et de l’Autre, pas toute seule ni sans le désir de l’Autre. De la même façon qu’il
y a l’annonce faite à Marie, le récit ne nous introduit-il pas à l’annonce faite par Ève à Dieu, qu’il
est le père de son enfant ? La parole d’Ève nous introduit à une femme-sujet de ses maternités, que
son énonciation fait advenir. Si le serpent fait office de visiteur/annonciateur578, c’est bien du désir
d’une femme qui, face aux conséquences de son désir, se place en sujet, y compris dans son rapport
à la maternité, sur un mode actif. Autrement dit, le récit n’en finit pas de déborder pour qui cherche
à le lire entre les lignes. Le rédacteur comme les lecteurs se retrouvent débordés par ce que
représente la femme, sur le mode d’une faille qui ouvre à un sujet singulier qui assume son désir,
provoquant une béance qui n’en finit pas de ne pouvoir être refermée : l’humanité. En fait, ce qui
échappe du récit, c’est la femme. Et, dans le récit, la femme s’éprouve femme et ne se laisse pas
engloutir dans l’effet-mère. Au contraire, elle s’assume comme femme et mère, en faisant un choix
de sujet.
5.6. Épilogue : quand la femme se fait faille
La première femme fait figure de faille, d’échappée. En rendant possible de l’inscrire comme
métaphore du manque irréductible, ou comme sujet femme qui désire et qui devient mère, le récit
raconte plus que l’histoire de la première femme. C’est en tant que faille qu’elle déborde du texte.
Cette tension entre singulier et universel, entre perte et manque, entre objet et sujet, est organisée
de plusieurs façons. Par exemple, le texte maintient subrepticement une tension entre l’adam et
578
Dans son mémoire de maîtrise, Iris Francine Putman parle de la « the serpent’s visitation to Eve » (The Dawn of
Eve and the Etiology of Myth, Master of Arts’ Thesis, Sacramento, California State University, 2009, p. 87.
232
Adam, entre l’universel et l’homme singulier, entre l’adam générique et Ève dont le prénom lui
donne sa singularité, mais aussi en refusant d’ensevelir la femme sous la mère comme simple ventre
de l’humanité. Le nom que l’adam donne à la femme la reconnait comme être dont le corps est un
« Lieu-de-la-vie »579, un lieu pas-tout, le lieu de l’Autre, lieu du manque qui transcende l’humanité,
et dont le corps de chaque femme est le creuset. Le point de départ, c’est la femme qui, dans le
texte, est une construction qui concerne l’à-venir, quand « la mère » est une construction
rétrospective dans le regard des hommes :
Gn 2:23 Celle-là sera proclamée femme parce que de l’homme celle-là a été tirée.
Gn 3:20 L’adam nomme sa femme (la) Vivante/Ève parce qu’elle est devenue mère de
tous les vivants.
C’est rétrospectivement que l’effet-mère est perçu comme un toujours déjà là, du côté de
l’universel, alors que la femme est présentée sur le mode du devenir et sur le versant du singuliersubjectif. Autrement dit, la mère est un effet de lecture rétroactif du rédacteur. S’il y a bien une
présence féminine depuis le début, en Gn 2, c’est en tant que femme et non en tant que mère. Le
récit donne place à un sujet femme dont le désir peut la rendre mère, mais ne la présente pas comme
mère avant tout.
Selon nous, le récit met au défi le lecteur de lire attentivement le texte, pour éviter d’ensevelir
la dit-mention d’Ève/Vivante, à la fois ce qu’elle est et ce qu’on en dit, sous une explication qui
risque de la réduire à un universel indifférencié, y compris en la réduisant à une fonction. Utiliser
l’anticipation pour la dire mère avant qu’elle ne le soit n’est-il pas un aveu qu’on la veut mère pour
mieux ne pas la « ça-voir » femme ? Les commentaires qui posent un regard autre que celui de la
Tradition nous paraissent essentiels : ils permettent de sortir la première femme de son rôle exclusif
de mère originelle, par définition toujours déjà perdue, mais aussi de la « putain », par définition
aussi perdue : ne parle-t-on pas d’une prostituée comme d’une « fille perdue »580 ? Mais perdue
pour qui ? Car Ève n’est pas perdue : elle est manquante, désirante, éphémère, nécessairement
pas-toute, comme autant de failles. L’organisation textuelle que nous avons choisie nous permet
579
Selon le BDB, Khawwah veut aussi dire tente/village, autrement dit, un lieu de la vie humaine (BDB p. 295).
Site Expressions françaises, « Fille perdue », http://www.expressions-francaises.fr/expressions-f/2694-filleperdue.html (20/5/2019).
580
233
de cerner à quel point la femme représente ce qui ne se ferme pas, le manque en tant que substrat
qui cause le désir. Nous postulons que c’est donc à ce titre qu’elle est manque en Gn 2, et sujet en
Gn 3 et 4, un sujet aux prises avec son désir. À ce titre, elle se situe du côté de ce qui ne se ferme
pas, qui met en-vie, un sujet désirant créer/acquérir à son tour « comme Dieu », autrement dit
devenir ce qu’elle est : Vivante parce que manquante et désirante.
Ainsi la femme se présente-t-elle comme autant de failles qui sont aussi des questions sans
réponse. En effet, est-elle expulsée du paradis ? Le récit ne le dit pas, cette question est laissée en
suspens. Comme si son rôle ne se situait pas entièrement du côté de l’universel, comme si l’effetmère, en l’engloutissant, ne pouvait faire disparaitre la femme. Sur ce versant, elle est la faille dans
le regard des hommes, en tant qu’elle s’estime l’égale de Dieu dans sa capacité à créer de l’homme.
Le récit nous dit en effet qu’Ève donne vie à trois hommes. Le premier, elle l’appelle Caïn/Le Créé.
Son nom dit qu’Ève reconnait son acte comme un acte de création. Le second, elle le nomme
Abel/Le Vain, celui qui, en effet, sera comme la vapeur ou la brume, ce que sera en effet son
passage sur terre, mais qui flotte dans le monde, inaccompli, coupé dans son élan vital, et qui sera
recouvert par un autre enfant. Quant au troisième, elle le nomme Seth/L’Accordé, en affirmant que
Dieu lui a accordé/donné un autre enfant pour remplacer celui qui a été tué. Ses trois enfants, c’est
elle et uniquement elle qui les nomme, sans l’intervention de l’adam. La femme, en nommant,
montre qu’elle se situe comme sujet femme effet-mère, soit une femme qui s’éprouve mère, mais
qui ne disparait pas sous sa fonction maternelle. Au contraire : en plaçant Dieu comme son
partenaire, elle s’énonce co-créatrice. Rien de moins.
Mais la femme constitue aussi une faille dans la Bible. En effet, l’histoire des origines
commence en Gn 1, pour reprendre mot à mot son cours en Gn 5, comme si Gn 3 et 4 pouvaient
ne pas exister, ou n’avaient pas existé. Le texte ? ou la femme dans le texte ?
Gn 5:1-3 Voici le livret de la descendance d’Adam : Le jour où Dieu créa Adam, il le fit à
la ressemblance de Dieu. Homme (Adam)581 et femme il les créa, il les bénit et leur donna
581
L’hébreu parle de mâle et femelle.
234
le nom d’« Homme » (Adam)582, le jour où il les créa. Quand Adam eut cent trente ans, il
engendra un fils à sa ressemblance, comme à son image, et il lui donna le nom de Seth.583
En Gn 5, Ève a littéralement disparu. Cela permet d’abord de montrer que cette faille est
constamment à risque d’être refermée sous l’universel masculin. Mais les commentaires montrent
aussi que cette faille n’en finit pas de résister, de ne pas se laisser refermer : cela fait 2 000 ans et
plus que la femme du récit n’en finit pas de rebondir dans les écrits de nombreuses disciplines,
dans la littérature, dans les tableaux, les œuvres de toutes époques. Cela fait plus de 2 000 ans qu’on
en parle, de ce récit qui fait parenthèse, et encore plus de cette femme qui n’en finit pas de faire
couler tant d’encre, de rage et de larmes. Comme une rivière souterraine qui n’en finit pas de
rejaillir. Une rivière d’autant plus souterraine que, s’il est question des fils d’Ève, il est fait
totalement abstraction des filles d’Ève.
5.7. Conclusion
Notre travail montre qu’une analyse discursive amène à relire différemment la femme du
récit, par rapport à la façon dont le récit a été relu par la Tradition. À partir de ce que qui s’est dit
avant nous, nous avons pu montrer que la femme ne s’enferme pas dans la fonction d’objet, qu’il
soit sexuel ou de reproduction. Cette analyse est venue poursuivre l’ouverture créée par le
chapitre 4, qui fait basculer la femme de l’objet perdu au lieu du manque, creuset du subjectif et du
singulier. Dans ce chapitre d’analyse discursive, nous avons pris le temps de déployer en quoi la
femme est sujet de désir, sujet de son désir, à la fois pour l’avoir et pour l’être. Analyser le récit à
partir du sujet femme empêche de rabattre trop vite le désir sur le versant de la convoitise ou de la
concupiscence, tout en mettant en relief la subjectivité à l’œuvre.
Nous montrons ainsi qu’une lecture qui prend en compte la femme du récit en tant que
femme-sujet de désir oriente le reste de la lecture du récit. Notre analyse au plus près du texte
permet de lire le rôle de la honte pour dire l’intime, mais aussi la femme. Car c’est bien à partir de
582
Le mot hébreu est Adam, soit le mot « ‘adam » sans article, ce qui montre bien que le terme hébreu « adam » est à
la fois le générique humain et l’homme.
583
BJ. La Bible de Jérusalem est une illustration exemplaire du fait que le christianisme comprend le mot « homme »
comme le terme générique désignant l’humanité comme universel.
235
la honte que le sujet femme prend une posture de sujet responsable, là où la Tradition a préféré
recouvrir la honte sous la culpabilité. C’est à partir de sa posture de sujet responsable que Dieu
charge la femme de lutter contre le mal et la haine qu’il suscite. C’est à partir du fait qu’elle est
celle par qui la lutte se poursuivra que la question de la maternité surgit. Le temps de la maternité
a permis de déployer la question de l’effet-mère dans le processus d’une femme-sujet qui désire se
situer en sujet-mère, face à la posture des hommes qui veulent la femme comme objet universel de
reproduction. Enfin, nous avons relevé le singulier destin d’Ève. Dans le livre de la Genèse, elle
disparait purement et simplement. Dans la Bible, elle n’est plus mentionnée, et dans la Tradition
chrétienne, elle est remplacée par la Nouvelle Ève. Autrement dit, que ce soit dans la Bible ou dans
la Tradition chrétienne, Ève fait figure de parenthèse. Une fois disparue, elle fait faille : ni vraiment
là, ni tout-à-fait absente, elle ne cesse de déranger les hommes. Parce qu’elle resurgit dans chaque
être-femme ?
Nous retenons de cette analyse discursive de la figure d’Ève trois thèmes qui seront l’objet
des trois prochains chapitres. Le premier thème postule que la femme est la métaphore du manque,
lieu même de la vie, lieu d’émergence du désir. Ce sera le thème du chapitre 6. Nous montrerons
qu’il a fallu le processus de relecture après-coup pour lire une signification qui à son tour en éclaire
une autre. Mais c’est aussi parce que nous avons retenu la structure du rêve comme expression de
l’inconscient que nous avons pu sortir d’une lecture chronologique du récit. Nous montrerons que
c’est à partir de ce double mouvement méthodologique que nous pouvons soutenir la femme
comme sujet de désir, ce qui permet de passer de l’objet au sujet. La Tradition reproche à la femme
d’avoir désiré ce qu’elle n’aurait pas dû désirer, et d’avoir joui de ce dont elle n’aurait pas dû jouir.
Nous développerons plutôt comment, sur le versant d’une éthique de sujet, la femme du récit peut
être lue comme lieu privilégié d’émergence du désir, en soulignant la tension qui oppose et relie
désir et jouissance.
Le second thème portera sur la femme en tant que sujet qui dérange. Ce sera l’objet du
chapitre 7. Il y sera question de sa place face à l’universel, sur le versant du singulier, mais aussi
du fait que la femme se situe à la marge du masculin, dans la mesure où elle n’y est pas-toute. Ce
sera aussi l’occasion de souligner l’inquiétante familiarité auquel la femme, en tant que sujet,
confronte l’homme. Une femme-sujet, c’est un lieu qui raconte la femme en écart de l’homme,
236
selon sa propre singularité, qui prend en compte le manque, la faille et l’intime. Ce sont autant de
lieux qui parlent de vulnérabilité, mais aussi de la force du désir créé par cette ouverture, qui peut
conduire une femme à assumer son désir et ses conséquences.
Le troisième thème fait un retour sur le destin et la destinée de cette femme-sujet désirante.
Ce sera l’objet du chapitre 8, le dernier chapitre. Nous établirons en quoi le fait qu’Ève soit sujet
désirant dérange au point que, comme la honte, il faut la recouvrir, pour effacer la trace du sujet
femme. Mais si la figure d’Ève dans la Tradition se lit sur le versant d’un insoutenable, nous
pourrons montrer que, subjectivement, Ève ne cède pas sur son désir : elle devient femme et mère,
et que, pour toute femme, cela rend leur destinée difficile, dans la mesure où une femme est toujours
à risque d’être ensevelie sous l’effet-mère.
237
238
6
Sur la trace du désir
La découverte de l’inconscient freudien
tient au désir. Tout ce qui anime, ce
dont parle toute énonciation, c’est du
désir.
Jacques Lacan584
6.0. Introduction
Dans la première partie, nous avons vu que la Tradition patriarcale a relu le récit de Gn 3
sous l’angle de la faute, dans une logique où le récit devient le lieu d’un kaïros qui a fait basculer
le monde humain dans un nouveau chaos : celui du péché, de la séparation d’avec Dieu et de la
perte de l’immortalité. Dans cette logique chrétienne, le désir est reçu et interprété comme un péché
de convoitise qui a conduit l’homme à sa perte. Ce déplacement associe le désir à un mouvement
jugé mauvais par la morale religieuse, une morale étroitement imbriquée dans une logique
patriarcale dénoncée par les analyses féministes. Elles ont montré que cette orientation a eu pour
effet de limiter l’être femme à n’être qu’un objet à contrôler et à soumettre, mais aussi à être réduite
à la fonction asservissante de la reproduction. D’autres regards ont ouvert le récit à d’autres
interprétations que celles du péché originel. Par exemple, les relectures sur le versant du mythe de
la maturation de l’humain ont permis de commencer à porter attention à la dimension de la perte,
du manque ainsi qu’à sa place dans la question de la femme et du désir.
À la suite de ces recherches, notre propre relecture discursive, au chapitre 5, a permis de
découvrir la place particulière qu’occupe le désir de la femme dans le récit de Gn 3. Suivre de près
le texte nous a permis de faire ressortir que ce n’est pas d’abord parce que l’humain a désiré qu’il
584
Jacques Lacan, Les quatre concepts…, p.158.
239
a été « chassé du paradis », mais bien parce qu’il a consommé l’objet désirable : l’humain a perdu
son immortalité parce qu’il a consommé du fruit défendu. Mais, dans la Tradition, cette perte est
relue et interprétée rétroactivement à la lumière de la logique du péché originel. Rétroactivement,
le désir a alors été interprété comme un péché de convoitise et de concupiscence, jugé mauvais par
la morale religieuse585. Mais en jugeant la valeur du désir par rapport à son objet, cette orientation
a masqué la nécessité du manque, de la différence et de l’altérité que, pourtant, le récit ne cesse de
mettre en scène. En prenant acte de cette difficulté, en portant attention aux déplacements
successifs produits par les commentaires, notre analyse discursive a permis de montrer que les
notions de femmes et de désir sont intimement reliées entre elles par le rapport à la parole introduit
par le serpent. Parole, femme et désir sont trois signifiants qui s’articulent à partir du manque. Le
nouage de ces trois signifiants permettrait-il de tracer des jalons éthiques d’un espace interprétatif
capable de lire le rapport au manque et au désir qui se cache sous la lecture de la perte ? Lire le
rapport au désir d’Ève selon cette orientation pourrait-il permettre d’aborder la femme autrement :
comme sujet désirant ?
Pour avancer sur cette question, nous allons travailler le récit dans une logique d’analyse qui
aborde le texte non pas d’abord comme un « mythe des origines » mais « comme un rêve ». Selon
cette logique, le texte est pris comme un « ensemble discursif » formant une chaîne signifiante à
interpréter en tenant compte des lois de l’inconscient. Lire le texte sur le versant du rêve permettra
d’ouvrir un espace pour que le désir puisse être considéré au-delà de la censure, dans une logique
qui admet la dimension du sujet désirant. Une telle orientation permet de sortir d’une temporalité
chronologique nécessairement tournée vers la recherche des origines, et de proposer une
herméneutique du récit capable de « dit-cerner » entre les lignes la place du sujet femme. Cela dit,
admettre cette dimension dans la logique du sujet parlant et désirant n’est pas sans produire un
bousculement qu’il convient de prendre en compte.
585
En effet, si la convoitise est, comme le soutient Augustin, « le résidu du péché », c’est bien le serpent qui occupe
cette place. Pourtant, la Tradition a subrepticement fait porter à la femme ce rôle de tentatrice, dont l’imaginaire
chrétien se fait l’écho comme le montre le point 0.1.1 de notre introduction. Ainsi, de celle qui est tentée, elle devient
la tentatrice, et le désir devient convoitise. Lu à partir de son objet, le désir devient moralement condamnable.
240
Pour cette raison, la première section de ce chapitre va tracer les jalons conceptuels d’une
herméneutique soutenue par la logique du rêve. Une fois que nous aurons clairement établi les
règles qui régissent l’inconscient et la formation de ce lieu, nous pourrons nous attarder sur la
rigueur conceptuelle qui sous-tend une analyse discursive du sujet femme et de son désir singulier.
Cette logique, que nous déployons à la suite des analyses psychanalytiques, nous amènera, dans la
deuxième section, à montrer le rapport du sujet à l’Autre, et au manque dans la troisième section.
Dans la quatrième et dernière section, notre perspective discursive nous conduira à explorer
comment la logique de l’inconscient structuré comme un langage permet d’ouvrir un espace
herméneutique qui admet le sujet femme et son rapport au désir inconscient dans l’analyse du texte
de Gn 3.
6.1. Du rêve comme méthodologie de relecture du désir de la femme
Freud affirme que le rêve est « la voie royale » qui même à l’inconscient, une instance
psychique dont la structure et les lois de fonctionnement sont distinctes de la conscience586. Il
définit l’inconscient comme le lieu psychique des pulsions et du désir dont la logique obéit à des
règles précises : l’inconscient ne connait ni la mort, ni la négation, ni le temps ou l’espace tel que
nous le construisons dans notre conscience. La prise en compte des règles qui régissent
l’inconscient permet d’articuler sous un angle nouveau des éléments tels qu’ils ressortent de notre
l’analyse discursive réalisée au chapitre 5. Plus précisément, aborder le récit de Gn 3 comme un
rêve permet de cerner la part de réalisation du désir en acte que comporte ce texte.
6.2.1.1 L’inconscient ne connait ni la négation, ni la contradiction, ni la mort
Freud détermine que l’inconscient ne connait ni la négation587, ni la contradiction, ni la mort :
il y a quelque chose de la limite qui ne tient pas, et que le désir permet de cerner. Relire le texte de
586
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1962 [1917], pp. 276-277.
Freud illustre cette affirmation que l’inconscient ne connait pas la négation de cette façon : « La manière dont nos
malades présentent leurs associations au cours du traitement psychanalytique nous fournit l’occasion de quelques
observations intéressantes. Il arrive qu’un malade nous dise : "Vous allez penser maintenant que je vais vous dire
quelque chose d’offensant, mais je n’en ai réellement pas l’intention". Nous saisissons qu’il s’agit du refus, par
projection, d’une association qui vient de surgir. Ou bien il nous dit : "Vous vous demandez qui peut être cette
personne du rêve. Ce n’est pas ma mère". Nous corrigeons : c’est donc sa mère. Nous prenons la liberté, dans notre
587
241
Gn 3 en tenant compte des lois qui structurent l’inconscient permet de saisir autrement la portée de
l’acte de la femme face à l’interdit de Dieu. Cela permet de l’écarter du soupçon d’avoir
volontairement et sciemment utilisé son pouvoir tentateur pour conduire l’homme à sa perte. Car
le récit montre bien que la femme n’est pas le serpent, contrairement à une certaine idée répandue
que la toile « Adam et Ève » de Giuseppe Cades, reproduit en introduction, met en scène588. Mais,
si la femme n’est pas le serpent, elle parle avec lui. Comme nous l’avons montré dans notre analyse
discursive, c’est dans cet échange intersubjectif de paroles que se produisent des déplacements où
la négation « tu ne mangeras pas » est reformulée et entendue de manière déplacée.
L’échange et la parole entre le serpent et la femme remettent le manque à l’avant-scène, et le
désir qui en émerge semble à la fois ne pas tenir compte de la négation (l’interdit) et méconnaître
la mort. En effet, par son dialogue avec le serpent, par sa parole, la femme a déplacé les deux
limites posées par Dieu : l’interdit de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, et le
fait qu’en manger la fera mourir. Elle en tient même si peu compte qu’elle transgresse : comme si
aucune de ces deux limites n’avait eu le pouvoir de freiner son désir, celui-là même qui a émergé,
qui a pulsé à partir de son dialogue avec le serpent. Le désir de la femme déborde l’interdit et ce
débordement n’est pas sans conséquence : une fois le désir consommé, elle et son homme
découvrent la nudité, la tromperie, la vie limitée, la contrainte et la souffrance.
Si l’acte de transgression ne fait pas mourir immédiatement, il change cependant
drastiquement le rapport à la vie, en confrontant l’humain à une vie limitée, et une vie dans laquelle
le désir prend place. Le récit montre que le désir de la femme la pousse à vivre au risque de mourir,
malgré la finitude d’une mort dont son désir n’a que faire. L’acte de sujet qu’elle pose vient dire
toute la puissance de vie d’un désir pour qui la mort fait partie de la vie au point de s’y confondre.
La mort fait tellement partie de la vie que l’adam appelle la femme Ève/Vivante, comme s’il
reconnaissait lui aussi la puissance du désir qui ne connait pas la mort en tant que finitude, ni en
interprétation, de faire abstraction de la négation et de n’envisager que le contenu pur de l’association. C’est comme
si le patient avait dit : "Cette personne du rêve m’a rappelé ma mère, mais il ne me plaît point d’accepter cette
association" ». Sigmund Freud, « La Négation », traduit de l’allemand par Henri Hoesli, dans Revue Française de
Psychanalyse, 7/2, 1934, 174-177. http://psychanalyse-paris.com/1276-La-Negation.html (5/01/2018).
588
Voir notre introduction, le point 0.1.1.
242
tant qu’opposée à la vie. Le désir, c’est la vie. Cette lecture peut paraitre antinomique avec celles
qui estiment que la femme a fait entrer la mort dans le monde par sa transgression. Pourtant, c’est
tout aussi vrai. La femme devient celle par qui la vie, telle que nous la connaissons, advient. Une
vie bordée par la finitude. Mais, dans le même mouvement, la femme devient la marque du sujet
désirant, la marque qui met en-vie : c’est bien en tant que Vivante qu’elle va à son tour donner la
vie, à partir de son désir. Autrement dit, la mort n’a eu aucun effet de limite sur son désir de vivante.
Cela ne donne-t-il pas un autre regard sur le fait qu’Ève, au-delà de l’interdit posé par Dieu, ait été
tentée par le fruit défendu ? Comment prendre en compte le fait que le désir soit plus fort encore
que l’idée de la mort, au point que l’humain peut sacrifier son éternité pour prendre le risque de
connaitre ?
6.2.1.2 L’inconscient ne connait pas l’espace en tant que limité : l’Éden comme lieu in-fini
Si l’inconscient ne connait ni la mort ni la négation, il ne connait pas plus les frontières qui
borderaient un espace. Plus spécifiquement, en lien avec le récit, l’inconscient implique une logique
de relecture qui ne connait pas d’emblée la distinction entre intérieur et extérieur, entre soi et
l’autre. Ici, c’est la notion de frontière entre un lieu et un autre, entre l’un et l’autre, qui est en jeu.
Une telle logique peut paraitre en contradiction avec le fait que l’Éden apparait comme un espace
bordé. Mais cette organisation répond davantage à un besoin de structure narrative, parce qu’on ne
peut pas tout dire en même temps. En effet, on voit bien que le jardin n’est pas aussi bien bordé
qu’il n’y paraît. On commence par apprendre que Dieu a créé un jardin et qu’il y met l’humain.
Mais est-ce que le jardin prend toute la place ? Non, puisqu’on découvre plus loin que le serpent
vient des champs, un lieu extérieur à l’Éden, tout comme on apprend à la fin du récit que l’Adam
est expulsé de ce lieu qui sera mis sous bonne garde pour en défendre l’accès – mais dont on ne
sait pas si la femme l’a quitté. Autrement dit, l’Éden prend des allures de monde fermé, mais dont
les frontières sont en même temps ouvertes sur un ailleurs, l’Autre, à la fois notre monde et à la
fois étranger à notre monde, dont le serpent et Dieu seraient des représentants. L’intérieur et
l’extérieur sont distincts, mais non délimités. Le récit, ici, prend des allures de rêve, qui rend flou
les frontières spatiales.
243
Mais les lieux ne sont pas les seuls à ne pas tenir dans des limites rigoureuses. Il en est de
même pour les personnages, qui sont autant de lieux. L’adam est-il l’homme ? La femme est-elle
issue de l’adam ou de l’homme ? Le désir de la femme peut-il être confondu avec celui de l’homme
ou de l’adam ? Est-il question de désir ou de jouissance ? Où sont les filles d’Ève (car si le récit
parle de descendance, seuls des fils naissent d’Ève) ? Ève devient-elle rétroactivement la mère de
tous les vivants ? Que recouvre l’expression « tous les vivants » ? Autrement dit, le contenu des
mots varie selon ce qu’ils représentent pour celui qui en prend connaissance.
Ce n’est pas tout. Dans le dialogue qui s’instaure entre le serpent et la femme, là aussi la
frontière est floue, si l’on en croit le récit et les commentaires. L’arbre interdit est-il celui situé au
milieu du jardin ? Les deux arbres ne font-ils qu’un ? La femme dit qu’on ne peut manger ni toucher
du fruit de l’arbre interdit, mais Dieu a-t-il vraiment dit cela ? Qui dit vrai ? Dieu dit-il vrai ? Le
serpent dit-il vrai ? La femme dit-elle vrai ? Le rédacteur dit-il vrai ? Quel est le but de Dieu
d’interdire un acte sous peine de mort, si les humains ne pouvaient s’en empêcher ? Que veut dire
avoir les yeux qui s’ouvrent, alors que la femme a vu que l’arbre était bon et beau ? Qu’est-ce que
ce vêtement de peau ? L’adam est expulsé du jardin : mais qu’en est-il de la femme ?
Toutes ces questions ont amené de nombreux commentaires à questionner un texte qui ne
fonctionne pas si bien que cela, sauf à chercher comment combler ses trous ou ses incohérences.
Or ces difficultés sont précisément ce qui nous permet de proposer que le récit a la structure du
rêve, une structure discursive avec sa logique propre et particulière. Force est de constater que,
comme dans le rêve, les mots pour le dire ne disent pas tout de ce que le rêve a à dire, mais que,
sans les mots, rien ne peut en être dit. Le texte, à l’instar du rêve, résiste ainsi à toute tentation de
trancher trop précisément sur le sens à lui donner. Il résiste à la joui-sens, il résiste à ce qu’on puisse
jouir du sens du récit : du récit, de sa compréhension, il s’échappe quelque chose.
6.2.1.3 L’inconscient ne connait pas le temps
On vient de voir que l’inconscient ne connait ni la négation, ni la contradiction, ni la mort, ni
l’espace en tant que limite. Mais l’inconscient ne connait pas plus le temps, contrairement à la
conscience. Du fait même que nous sommes des parlêtres, le temps est même le rapport le plus
étroit que nous entretenons avec le monde. Pour parler, il faut raconter, ce qui impose une
244
chronologie. La narration est contrainte par une structure qui ne peut s’extraire de sa chronologie
pour être comprise. Or, la Tradition a pris pour acquis que le temps de la narration correspondait à
la chronologie du récit lui-même. Cela a conduit à lire le récit sur le mode temporel et
chronologique, en considérant la transgression comme un kaïros provoquant un avant et un après
le péché originel.
Cependant, si le langage rend impossible de raconter une histoire autrement que selon un
mouvement chronologique, cette chronologie, telle que le récit la met en scène, ne rend pas
forcément compte de la structure du récit, si, comme nous le proposons, il a la structure du rêve.
Selon cette hypothèse, le récit parle alors d’un événement qui ne tient pas dans le chronos589, et qui
ne se suffit pas du kaïros – au sens d’événement irréversible comportant un avant et un après. Il
faut aussi noter que l’hébreu lui-même ne connait pas le présent grammatical tel que nous le
connaissons. Les temps hébraïques ne se déclinent pas entre imparfait, présent et futur : l’hébreu
ne connait que le parfait (notre imparfait) et l’imparfait ou inaccompli (qui contient à la fois notre
présent et notre futur). Cela indique que le présent tel que nous le connaissons, cet instant qui
habiterait notre actualité, si éphémère soit-elle, se vit déjà en hébreu sur le mode du futur. En
hébreu, on passe du parfait, fini, au futur, à-venir, déjà en route au moment même où l’événement
se produit. Cela vient nourrir notre postulat que l’événement ne peut être lu que dans le temps de
l’après-coup, le temps de la relecture du lecteur qui s’approprie le récit, autrement dit, au futur
antérieur. Or, sortir d’une lecture par défaut chronologique, et entrer dans le mouvement d’une
relecture discursive après-coup permet de mieux cerner le mouvement du désir. Comme nous
l’avons expliqué en introduction, lire le désir et le récit selon ce même mouvement permet de faire
ressortir la subjectivité à l’œuvre non seulement dans l’interprétation de la femme du récit, mais
aussi dans les effets de cette interprétation sur Ève, et les femmes.
Ce mouvement nous permet de proposer que le récit re-conte, dans l’après-coup, quelque
chose de notre histoire humaine et de la recherche incessante, ancestrale et actuelle du parlêtre à
discerner quelque chose de son origine. Selon cette orientation, la visée du récit change. Il perd la
589
Le chronos, ou temps chronologique, est un temps linéaire. C’est notre temps humain.
245
vocation qu’on lui donne à raconter une histoire sous la forme d’une chronologie, comme un récit
qui dirait le vrai sur nos origines historiques. En revanche, si on aborde le récit comme un rêve,
comme la réalisation d’un désir, alors le récit recèle en lui « le souffle d’un conteur »590, et plus
encore celui du lecteur qui se l’approprie en tant que ce qui le fait vivre : c’est par son désir que le
lecteur, en s’appropriant le récit, le re-conte. Mais alors, si l’espace, le temps, la négation et la mort
ne font pas limite pour l’inconscient, que reste-t-il pour a-border la dimension désirante propre au
sujet femme ?
6.2. L’Autre, ce lieu du trésor des signifiants qui instaure le sujet
Prendre au sérieux les lois de l’inconscient telles qu’établies par Freud, et partir d’elles pour
lire le récit, permet de considérer que, comme le temps de l’inconscient est différent de celui de la
conscience, le temps du sujet est différent du temps de l’être. À la suite de Freud, mais en partant
de ses découvertes, le psychanalyste Jacques Lacan en est venu à définir la logique de l’inconscient
par la formule suivante : « l’inconscient est structuré comme un langage »591. Selon cette logique,
il apparait que, du lieu de l’inconscient, « ça parle et ça pense et ça fonctionne d’une façon aussi
élaborée qu’au niveau du conscient, qui perd ainsi son privilège »592. Dire que ça parle et que ça
pense comme le langage, cela veut dire que cela fonctionne selon les lois propres au langage.
6.2.1 Le sujet parlant : un sujet divisé
Pour Lacan, l’humain habite le langage. Mais le fait d’habiter le langage n’a rien de
paradisiaque. En fait, pour Lacan, le langage s’apparente plutôt à une « maison de torture » dans
laquelle l’humain « est pris et torturé par le langage »593. Le langage condamne l’humain parlant à
590
« L’homme façonné dans l’argile devient une créature vivante, nous dit la Bible, quand un souffle de vie lui fut
insufflé dans les narines. Cette scène mythique recèle une vérité puissante. À un certain moment de ce passé
immensément lointain, ce fut un souffle qui rendit Adam vivant, le souffle d’un conteur » (Stephen Greenblatt, Adam
et Ève, p. 33).
591
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p.72.
592
Jacques Lacan, « L’inconscient freudien et le nôtre », Les quatre concepts…, p. 33.
593
« La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme,
c’est le sujet pris et torturé par le langage ». Jacques Lacan, Freud dans le siècle, conférence du 16 mai 1956 donnée
à l’occasion du centenaire de la naissance de Freud, p.22, http://data.over-blogkiwi.com/1/33/83/93/20160110/ob_dfccfd_freud-dans-le-siecle-conference-de.pdf (19-10-2019).
246
ne pouvoir advenir que comme sujet parlant au lieu de l’Autre, au lieu du langage qui l’aliène et le
détermine, y compris à son insu. Ainsi, pour Lacan, le langage aliène le sujet aux prises avec des
mots qui ne peuvent jamais le représenter et le dire parfaitement : le langage ne peut que mi-dire
ce que le sujet a à dire594. Le résultat de cette aliénation est ce qu’il appelle la division du sujet :
« Je m’identifie dans le langage, mais seulement à m’y perdre comme un objet »595. Ne pouvant
s’extraire du langage, qui le constitue autant qu’il le fonde comme manque à être, le sujet parle au
lieu de l’Autre : « le sujet reçoit de l’Autre son propre message sous forme inversée »596.
L’Autre, dans la théorie lacanienne, est donc un concept fondamental. L’Autre, c’est le lieu
qui échappe au sens, mais non à la signification. L’Autre n’est pas un objet culturel ou un mot,
mais un lieu que Lacan définit comme le « trésor du signifiant ». En tant que tel, l’Autre varie selon
ce qu’il représente pour le sujet : « le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant »597.
Suivant cette idée, on comprend que l’idée de l’inconscient structuré comme un langage implique
un sujet qui ne peut se saisir que dans un rapport d’interrelation avec le signifiant qui le gouverne
à son insu. Le concept de signifiant ne vient pas de nulle part : Lacan l’a repris entre autres de la
linguistique saussurienne en subvertissant le « signe saussurien »598. Par cette inversion, Lacan fait,
594
L’expression mi-dire réfère au fait que la vérité ne peut jamais être dite totalement. Non seulement elle est
partielle, mais elle est « dite entre deux signifiants » : Sophie Genet, « L’aliénation dans l’enseignement de Jacques
Lacan. Introduction à cette opération logique et à ses effets dans la structure du sujet », Tracés.
Consentir : domination, consentement et déni 14/2008, 153-173, p. 154,
https://www.researchgate.net/publication/30438985_L’alienation_dans_l’enseignement_de_Jacques_Lacan_Introduc
tion_a_cette_operation_logique_et_a_ses_effets_dans_la_structure_du_sujet (24/1/2020). Pour le sujet, les mots ne
peuvent qu’avoir valeur de signifiants, sans jamais pouvoir dire la vérité totale du sujet, mais uniquement le
représenter, toujours de façon inadéquate ou partielle.
595
Jacques Lacan, Écrits I, Paris, Seuil coll. points, 1966, p. 298.
596
Jacques Lacan, Séminaire III. Les psychoses, Seuil, 1981, p. 48.
597
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 79.
598
Rappelons brièvement que Lacan subvertit la théorie saussurienne du signifié/signifiant. Dans la théorie
saussurienne, le langage est vu comme une ellipse à l’intérieur de laquelle se trouvent deux éléments : le signifiant,
qui est l’image acoustique, détachée de sa signification, et le signifié, qui est le concept, la représentation mentale
d’une chose. Le rapport entre l’un et l’autre est nécessairement arbitraire, mais il permet la communication. Ainsi le
phonème – le mot – est le signifiant, soit le concept qui permet de dire le signifié : la chose qu’il représente
(Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1933, p. 272). Lacan part de cette théorie, mais
il inverse les deux termes. Pour lui le signifié est l’objet, et le signifiant la représentation linguistique. Mais, là où
Saussure relie les deux termes entre eux, Lacan inscrit une barre entre les deux termes, qui les rend totalement
indépendants l’un de l’autre. Ainsi, une poubelle, comme le raconte en exemple Guy-Robert Saint-Arnaud dans un
de ses cours, n’est plus la chose « poubelle », mais un signifiant qui peut signifier tout autre chose pour un sujet : ne
247
non plus du signifié, mais du signifiant l’articulation centrale du sujet et de l’Autre. Il reconnait au
signifiant des effets tellement déterminants que ce qui peut être signifié (le signifiable) en porte la
marque, y compris dans le corps. En inversant le rapport signifié/signifiant, Lacan reconnait au
signifiant sa suprématie : c’est le signifiant qui gouverne le discours du sujet.
Le sujet naît en tant qu’au champ de l’Autre surgit le signifiant. Mais de ce fait même, cela
– ce qui auparavant n’était rien, sinon sujet à venir – se fige en signifiant. […] Le sujet c’est
ce surgissement qui, juste avant, comme sujet n’était rien, mais qui à peine apparu se fige en
signifiant.599
Le sujet émerge d’une chaîne signifiante singulière où se constitue sa singularité. Cette chaîne
signifiante inscrite au lieu de l’Autre n’est pas maîtrisée par le sujet, mais elle l’affecte au point
même de le gouverner à son insu. Pour illustrer cette coupure qui empêche le sujet d’avoir accès à
l’Autre, le « schéma L » tel que Lacan le présente montre que l’axe imaginaire « autre/moi » fait
littéralement barrage entre le sujet et l’Autre. L’axe défini par Lacan comme imaginaire est ce par
quoi le sujet passe dans sa relation, à la fois au monde et à la part insue qui le constitue. Il y est
entièrement subordonné :
« Le schéma », aussi appelé « schéma L »600
D’un point de vue méthodologique, le schéma L permet de prendre acte du caractère
déterminé de l’inconscient et d’en répondre par une logique du signifiant qui prend en charge les
plus être belle par exemple, mais cette « pou-belle » représente à ce moment le sujet dans la suite des signifiants,
autrement dit, de l’histoire du sujet, sans cesse relue.
599
Jacques Lacan, Les quatre concepts…, p. 180.
600
Jacques Lacan, Séminaire IV. La relation d’objet, Paris, Seuil, 1998, p. 12.
248
discontinuités qui s’introduisent dans le discours, et qui laissent émerger le sujet. Si le signifiant
gouverne le sujet, il lui donne aussi sa singularité désirante, comme le souligne Lacan, le sujet
parlant désigne non pas un être, mais un manque à être produit par le fait de l’assujettissement du
sujet au langage, ce que Sublon confirme :
Le signifiant fait trou : vide dans l’Autre, vide dans les riens, vide dans le sujet ; c’est le
même vide, le même manque, la même absence qui double et tresse tout. Et c’est sur ce vide
que le désir se fonde […]. Le désir qui se porte vers ce vide offre, dès lors, cet aspect de
négativité, rebelle à la satisfaction.601
En fonction de ce qui a été dit, on voit que la logique de l’inconscient structuré comme un
langage implique de situer notre analyse dans un rapport de relation où le sujet émerge comme
désirant, en lien avec le langage, un sujet qui émerge au lieu de l’Autre. De ce fait, dans le texte,
l’Autre peut, en fonction des personnages et des moments du récit, être Dieu ou le serpent : Dieu
est le premier à parler, l’adam est le premier à s’exprimer tout seul, le serpent est le premier qui
parle à un autre, et la femme est la première humaine à parler à un autre/l’Autre. En Gn 2, Dieu
désire que l’humain ne soit pas seul quand il (se) parle. Et, si l’on en croit Balmary ou Wénin,
l’adam se met à désirer la femme quand il s’écrie : « chair de ma chair, os de mes os »602. Enfin, la
femme se met à désirer l’arbre une fois la discussion avec le serpent enclenchée. Le texte le dit : il
faut de l’Autre, autrement dit une parole, pour que du désir puisse surgir. Parce que le manque est
incomblable, le désir n’en finit pas de courir. S’intéresser au désir, c’est s’intéresser au sujet
désirant concerné par ce désir qui fait sa loi. Lacan précise que le désir mène tant et tant le sujet
parlant qu’il ne lui reste comme seule alternative de ne pas céder sur son désir. Il est important de
relever l’ambiguïté voulue de cette affirmation, qui ne permet pas de savoir s’il faut aller jusqu’au
bout de son désir, ou si, au contraire, il faut se tenir debout face à son désir, et lui résister.
Dans l’éthique du désir, l’objet devient secondaire. Ce qui devient central, c’est l’acte de
sujet qui fait fi de la morale religieuse, alors que c’est davantage par son objet en tant que finalité
601
Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 223, qui ajoute : « pour que la parole puisse jaillir du vide, il faut que la
Loi crée et garde la Chose coupée et interdite. Cette Loi est le désir que le parlant profère… Sans verbe pas de vide,
sans vide pas de verbe ». Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 225.
602
Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 294 ; André Wénin, D’Adam à Abraham, p.80, mais en
utilisant le mot convoitise.
249
qu’on cerne et qu’on juge le désir, nécessairement selon un mouvement de relecture rétroactif.
Dans le récit, c’est la femme qui est aux prises avec le désir. Mais comment s’en étonner si elle est
la métaphore du manque ? Suivre la trace du manque qui organise le désir met sur la voie de la
femme-sujet désirante. Si l’on relit le récit sous l’angle du désir de la femme, on peut dire qu’elle
a choisi d’aller au bout de son désir, au risque de la mort, certes, mais aussi de se tenir debout face
à son désir, en assumant la responsabilité de son désir, en donnant la vie, et en choisissant comme
partenaire rien de moins que Dieu. Autrement dit : vivre une vie d’humain, avec ses implications603.
6.2.2 Le désir dans Gn 3 : un mouvement plus qu’un mot
Nous avons dit plus haut que le désir est étroitement imbriqué dans le rapport du sujet à
l’Autre, au point que, pour Lacan, le désir vient de l’Autre, du langage. Selon cette orientation,
l’Autre de la femme dans Genèse 3 prend les traits du serpent. Mais, si le désir vient de l’Autre, il
vient aussi du rédacteur, et du lecteur. En effet, Gn 3 met en scène la femme comme sujet de désir,
mais le rédacteur décline son désir en le cernant sans le circonscrire, en utilisant trois mots
différents chaque fois que son désir est en jeu : tawah, nekhmad et techoukateh. Comme si le désir
ne rentrait pas dans un mot qui en dirait tout. Comme si, justement, les mots ne pouvaient tout dire.
C’est la même chose du désir : on ne peut qu’en mi-dire. C’est encore plus vrai dans les traductions
et commentaires, qui parlent aléatoirement de convoitise, passion, concupiscence, envie, plaisir604,
sans qu’un des mots hébreux fasse consensus pour sa traduction. Autrement dit, comme nous
l’avons déjà souligné dans notre analyse discursive, le fait de traduire indifféremment ou presque
chacun des trois mots, laisse entendre qu’il n’existe aucune corrélation ferme entre chaque mot et
ce à quoi il réfère en hébreu. Cela signale aussi une réelle difficulté à décider de façon certaine
comment traduire chacun des termes. Surtout, là où l’hébreu prend soin d’utiliser trois mots pour
cerner quelque chose du mouvement du désir, mais sans l’enfermer dans un seul sens, les
traductions ne semblent pas percevoir cet effort. Au lieu de respecter ce mouvement, elles le
603
Le récit à cet égard n’est pas sans rappeler le conte de la petite sirène de Hans Christian Andersen (1836). Ce
conte parle précisément d’une sirène qui n’appartient pas au monde des humains, qui par amour, choisit de vivre
selon les humains. Le prix à payer est lourd : sa ravissante voix de sirène lui est ôtée contre des jambes qui la font
atrocement souffrir à chaque pas, comme si des aiguilles la transperçaient. Parce que le désir a un prix.
604
C’est tout aussi vrai en anglais : lust, desire, letchery, appetite, pleasure, envy, wish, craving, delight.
250
perdent : choisir presque indifféremment et aléatoirement des termes synonymes a pour effet de
masquer sous un morcellement de sens le mouvement du désir qui court tout au long du chapitre.
À partir de ce constat, nous avons délibérément opté de regrouper ces trois facettes du désir
mis en scène dans le texte par le même mot désir, pour insister sur le mouvement que ce mot
représente, sans l’enfermer sous un seul sens. Cette décision nous permet d’alerter ouvertement le
lecteur que le texte met en scène le désir d’un sujet : la première femme. Parler du désir de la femme
dans Gn 3, c’est lire le mouvement dans lequel le sujet femme est pris. Car, si l’on suit de près le
texte, le sujet femme est aux prises avec son désir quand elle dialogue avec le serpent, et dans sa
relation avec son homme, mais aussi avec Dieu en Gn 4. Le récit nous met ainsi sur la piste de
l’Autre qui suscite le désir, dont le récit montre qu’il prend des tonalités variées, mais toujours en
lien avec l’autre, et originé par le langage, le lieu de l’Autre. Mais le désir de la femme se lit aussi
dans la façon dont le rédacteur, les traducteurs et les commentateurs se sont emparés du récit, et de
la femme. Que lisent-ils du désir de la femme ? Autrement dit, quelle place de sujet laissent-ils à
la femme dans ce désir à l’œuvre ? Ainsi, le désir de celui qui est aux prises avec le texte est
concerné par le désir de la femme, y compris subjectivement.
6.3. De l’objet désiré au sujet désirant
6.3.1 Perte et manque, un rivage commun
À la lumière de ce qui s’est dit plus haut, nous pouvons nous concentrer sur la place du désir
dans le récit. Le mot vient du latin desiderare, comme le rappelle Jean-Marie Le Quintrec.
Sidus/sideris veut dire astre, étoile. Il poursuit en expliquant que desiderium veut dire regret ou
« manque douloureux d’un objet céleste ayant disparu »605, alors que desideria, veut dire paresse,
dans le sens du désinvestissement, d’un refus d’implication : « cesser de contempler l’astre, se
détourner de lui et en quelque sorte l’oublier. Le désir renvoie dès lors à l’abandon de l’étoile, à
l’interruption de la fascination qu’elle exerçait sur nous. Désirer signifierait ainsi
605
Jean-Marie Le Quintrec, La nostalgie d’une étoile, http://aphorismes-jean-marie-le-quintrec.overblog.com/2014/06/de-l-etymologie-du-desir.html (20/11/2017). Voir aussi Philippe Blazquez, « Désir ? Vous avez
dit désir ? », https://www.philippeblazquezpsychanalyste.com/desirs (29/11/2017).
251
être "dé-sidéré" » 606 . Dans ce cas, l’astre ne fait plus effet. Mais il ajoute : « Le désir a-t-il
originairement été pensé comme nostalgie ou comme dé-fascination ? L’étymologie marque-t-elle
un renoncement à l’étoile ou une aspiration à la retrouver ? »607.
Cette remarque n’est pas sans lien avec la relecture des commentaires de la Tradition, qui
lisent le paradis sous l’angle d’une perte, alors que, si l’on suit Françoise Coblence, ce qui nous
constitue, n’est pas l’existence de cet objet, mais sa quête. L’objet en cause dans le désir n’est pas
un objet transitif au sens grammatical du terme, mais un objet causal : un objet qui a pour effet de
mettre en mouvement le désir. Ce n’est pas un objet devant, en aval, mais un objet situé en amont
qui demande à être dit-cerné dans une lecture en rétroaction pour ensuite lire sa place en aval.
Lacan rappelle que l’objet en cause est toujours déjà perdu608, mais cela ne veut pas dire que ses
coordonnées n’existent pas. Ainsi, pour obtenir le statut d’objet-cause du désir, l’objet doit-il avoir
un lien avec le manque, mais aussi avec ce qui, dans le corps, fait trou doté d’un bord. Pour Lacan
ces objets-cause du désir sont au nombre de cinq : le regard, le sein, la voix, les excréments et le
rien609. Si Lacan parle de regard, et non de l’orifice œil, c’est pour insister sur l’objet en tant qu’il
met en jeu à la fois le lieu d’où il part et où il arrive. Ces objets appartiennent à la fois au sujet et à
l’Autre610. Ils sont des objets-cause du désir, et à ce titre, représentent la part de l’Autre dans l’objet
qui cause le désir du sujet. C’est donc bien un objet en amont du désir, qui le suscite, au plus près
du corps, et non l’objet sur lequel le désir se porte, qui s’inscrit déjà dans la jouissance. Ainsi,
606
Jean-Marie Le Quintrec, La nostalgie d’une étoile.
Jean-Marie Le Quintrec, La nostalgie d’une étoile.
608
Françoise Coblence rappelle que cet objet est perçu comme un « seulement dedans-aussi dehors », autrement dit,
précise-t-elle : « l’objet est [d’abord] perçu "seulement en moi". Dans un second temps, avec l’épreuve de réalité,
l’objet est perçu "aussi dehors", l’objet étant ainsi retrouvé au dehors ». Quelque chose qui est chez nous, en nous,
mais qui, dans l’épreuve de réalité, est perçu comme retrouvable à partir du dehors, et qui reste étranger,
inassimilable. Françoise Coblence, La chose, un reste inassimilable, Conférence du 18 décembre 2014, publié le
09 janvier 2015 par la Société psychanalytique de Paris, http://www.spp.asso.fr/wp/?p=9163 (15/1/2020).
609
Voir Jacques-Alain Miller, « Les six paradigmes de la jouissance », site La cause freudienne, avril 2015, p. 20,
http://www.causefreudienne.net/wp-content/uploads/2015/04/JAM-Six-paradigmes-jouissance.pdf (18/5/2017).
Lacan s’est aussi posé la question du placenta comme objet a « originaire ». (Bernard This, Placenta et écriture,
Mythes et fantasmes de la grossesse, séance 14, 1973, p. 60. http://ecole-lacanienne.net/wpcontent/uploads/2016/04/11_n-14-seance-de-travail-Mythes-et-fantasmes-de-la-grossesse-vendredi-02-11-73-AM2.pdf (3/2/2018).
610
Pour éviter précisément que l’on s’arrête à la valeur de signifié des objets, Lacan les appelle objet a.
607
252
chercher la cause permet de rester sur le versant du désir, quand chercher ce sur quoi porte le désir
montre la jouissance.
Cette approche a pour autre intérêt de ne jamais évacuer l’Autre, en tant que ce qui cause le
désir. Cela permet à Lacan d’affirmer que, si le désir fait la loi au sujet, c’est le langage qui dicte
au désir sa loi, au point que, pour lui, le désir, c’est le désir de l’Autre611, dont les objets-cause sont
la trace. Avec les objets-cause du désir, on est au cœur de la triade, désir/Loi/Autre, mais aussi au
cœur du récit de Gn 3. Il est en effet aisé de repérer que la voix et le regard sont des objets-cause
en ce qu’ils jouent dans le surgissement du désir de la femme. La voix est en jeu dans le dialogue
entre le serpent et la femme, et le regard entre en scène juste après pour transformer la vision que
la femme a de l’arbre. Mais la femme aussi est objet-cause du désir en Gn 2 : elle est un morceau
du côté de l’adam qui en est détaché par Dieu, et dont l’adam sait que, sans qu’elle soit lui, elle est
pourtant de lui. C’est le fait qu’elle vienne du corps de l’adam, mais qu’elle en soit détachée pour
devenir autre, que du désir peut surgir. Cela nous permet d’avancer que la femme est à la fois la
métaphore de l’objet-cause du désir et l’objet perdu à retrouver.
6.3.2 De l’objet-cause du désir au sujet, femme désirante
C’est bien ainsi que l’adam et la Tradition ont relu la femme : comme un objet perdu. Cette
lecture a été favorisée par la perception que l’Antiquité avait de la femme, mais aussi par la
relecture christocentrique faite par le christianisme. Or, si l’on suit Liliane Fainsilber, l’objet perdu
a un statut particulier :
En somme il y aurait trois types d’objets, l’objet perdu, les objets à retrouver et enfin un
certain type d’objet qui pourrait arriver à nous faire croire que l’objet est sinon retrouvé, au
moi localisé, épinglé comme impossible à retrouver, et donc marqué en tant qu’objet perdu,
objet de deuil ou tout au moins objet inaccessible. Il a un statut particulier par rapport au
glissement infini de l’objet cherché, il a le statut d’un objet idéalisé.612
611
Jacques Lacan, « La direction de la cure », Écrits, p. 628.
Liliane Fainsilber, « De Freud à Lacan, la question de la sublimation, À propos du das Ding des religieux et des
mystiques (Suite) », Le goût de la psychanalyse, http://www.le-gout-de-la-psychanalyse.fr/?p=428 (Décembre 2017).
612
253
Ce que Fainsilber note, c’est précisément le déplacement qui permet à Lacan de passer de la loi
chrétienne, comme loi morale religieuse fondée sur le péché613, à une éthique de ce qu’il appelle
« la Chose ». En effet, dans le Séminaire VII, L’Éthique de la psychanalyse, Lacan reprend ce que
dit Paul, en Rm 7:7, à ceci près qu’il remplace le mot péché par le terme « la Chose » ce qui donne :
Est-ce que la Loi est la Chose ? Que non pas. Toutefois, je n’ai eu connaissance de la Chose
que par la Loi. En effet, je n’aurais pas eu l’idée de la convoiter si la Loi n’avait dit – tu ne
la convoiteras pas. Mais la Chose trouvant l’occasion produit en moi toutes sortes de
convoitises grâce au commandement, car sans la Loi la Chose est morte. Or moi, j’étais
vivant jadis, sans la Loi. Mais quand le commandement est venu, la Chose a flambé, est
venue de nouveau, alors que moi, j’ai trouvé la mort. Et pour moi, le commandement qui
devait mener à la vie s’est trouvé mener à la mort, car la Chose trouvant l’occasion m’a séduit
grâce au commandement, et par lui m’a fait désir de mort.614
Déplacer le péché sur le versant de la Chose permet de révéler la structure du sujet soumis à
la loi de l’Autre, et de sortir d’une morale religieuse fondée sur une binarité bien/mal, tout en
soulignant la force de ce qui agit et nous agite à notre insu, qui nous aliène et à laquelle on ne peut
échapper. L’illusion est de croire qu’on ne peut y échapper. Car, ce qui fait la loi au désir, c’est
l’Autre, le langage, ce que le récit montre fort bien : c’est par des mots que Dieu marque l’interdit,
et que le serpent suscite le désir. Ainsi, Paul et Augustin, pour ne parler que d’eux, ont raison de
penser que quelque chose vient dicter sa Loi. Lacan le nomme l’Autre, là où « ça » parle615. Le
désir est ainsi pris dans la dialectique de la Chose qui fait loi, à la fois au dehors, sous la forme de
l’objet à (re)trouver, y compris sous la forme d’un interdit, et au-dedans, comme désir qui dicte sa
loi au sujet. On rejoint ici la problématique que Paul soulève, à savoir que la Loi fait effet, mais
non comme « il faudrait », ce qui serait une Loi idéalisée, mais sous la forme d’un mouvement qui
n’en finit pas, et qui fait sa Loi.
613
On peut voir d’ailleurs un déplacement : avec Paul, le péché est un fait de structure, alors qu’Augustin lui donne
une valeur originelle. Dans un cas, le péché est endémique, dans l’autre on croit qu’on aurait pu l’éviter.
614
Jacques Lacan, Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, p. 101.
615
« Ça parle dans l’Autre », Jacques Lacan, Ecrits II, p. 108.
254
Lacan justifie ce déplacement du mot péché au mot Chose en soutenant que, en grec,
hamartanô/pécher616 signifie « manque », soit « non-participation à la Chose »617. Autrement dit,
c’est bien du fait d’un manque dont la pression devient démesurée que le désir flambe, et emporte
le sujet. Comme le rappelle Coblence, la Chose correspond à « l’objet recherché, l’objet de la
satisfaction […] toujours déjà perdu comme tel, [qui] ne sera jamais retrouvé »618. Le manque en
est la trace : il peut être lu comme perte si on l’attache à un objet. Mais, ce que retrouve le sujet, ce
sont les coordonnées du plaisir, l’attente, la tension : « Au fond, ce n’est pas un objet de la
perception mais un objet de la satisfaction hallucinatoire, ce qui constitue notre horizon d’attente
et d’attention »619. Le fait que l’objet perdu relève d’une illusion nous met ainsi sur la trace du sujet
du désir, car si l’objet n’est pas retrouvable, le mouvement qui le sous-tend, lui, est vital. C’est le
mouvement du désir auquel le sujet est assujetti. Ainsi, parler de l’objet-femme est enfermant. Une
fois le mot prononcé, la femme ne représente plus que cela. Or, si le désir a quelque chose à voir
avec l’objet, surtout l’objet-cause, il ne peut être sans sujet. Et, dans le récit, c’est à la femme qu’il
revient d’être sujet de désir. La femme est à la fois un objet-cause du désir et sujet du désir. Pour
signifier ce double mouvement, qui montre que cela se passe dans la lecture, nous allons parler de
la femme comme sujet-cause du désir. Parler de sujet-cause du désir, nous permet de prendre en
compte le versant de l’objet-cause et du sujet, sans les refermer l’un sur l’autre, avec le désir comme
lieu de bascule.
616
Selon le site Enseigne-moi, le verbe grec hamartano a plusieurs sens : 1/ Ne pas participer, 2/ Manquer la marque,
3/ Errer, être fautif, 4/ Manquer le chemin de la droiture et de l’honneur, faire le mal, 5/ S’éloigner de la loi de Dieu,
violer cette loi, pécher. Site internet Enseigne-moi, www.enseignemoi.com/bible/strong-biblique-grec-hamartano264.html (6/12/2017). Lacan a donc interprété le verbe sur le versant du ratage, comme on manque une cible.
617
Jacques Lacan, Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, p. 101.
618
Françoise Coblence, La chose, un reste inassimilable, faisant référence à Jacques Lacan, Séminaire VII. L’Éthique
de la psychanalyse, p. 65.
619
Françoise Coblence, La chose, un reste inassimilable, en référence à Jacques Lacan, Séminaire VII. L’éthique de
la psychanalyse, p. 66s.
255
6.4. Le désir : du manque au sujet pour la vie
6.4.1 Le manque irréductible comme condition du désir
C’est à la lumière de Gn 2 que le désir de la femme devient signifiant en Gn 3, en nous
mettant d’emblée sur le versant du manque, sur ce qui fait béance, le substrat du désir. Dieu met
en jeu le manque à travers deux actions : en créant la limite au tout de la jouissance de la vie, et en
reconnaissant qu’il manque quelque chose à l’adam, pour qu’il ne soit pas tout seul. Ainsi Gn 2
nous raconte que le désir n’existe pas sans le manque ni la limite qui en borde le mouvement. Dieu
n’organise pas l’altérité pour combler le manque, mais bien pour le marquer, pour le rendre réel,
sans pour autant éliminer la limite. Ici, manque et limite sont les deux lieux d’émergence du désir.
Le premier est à l’intérieur du sujet, quand l’autre, à l’extérieur, vient faire morsure. Il appartient
au lecteur de décider du sens qu’il veut donner au récit : rester sur le versant du manque permet de
ne pas refermer trop vite le texte sur un sens qui en ferait le tour. En cela, la femme du récit devient
un enjeu majeur qui amène le lecteur à se positionner. La femme sera métaphore du manque ou
métonymie de la perte, selon la place que le lecteur lui donne. Du côté de la perte, elle devient
l’objet perdu originaire et l’objet-cause de la perte originaire. Mais à lire de près le récit, Dieu
définit bien le manque comme ce qui ne doit pas manquer : c’est le manque radical qui fait le
parlêtre, un être asservi au langage, lieu d’où le désir peut surgir. Mais on ne désire pas n’importe
quoi finalement : on ne désire que l’incomblable, le manque qui n’en finit pas de manquer.
Freud a donné un nom à ce manque radical qui ne peut être comblé, en s’inspirant de l’image
du Phallus, le sexe dressé de l’homme. Le Phallus représente la fertilité et le pouvoir, mais dans
son aspect le plus éphémère, parce qu’illusoire, « en référence au simulacre qu’il était pour les
Anciens » 620 . Lacan souligne l’illusion du Phallus en affirmant qu’il est le « signifiant du
manque »621. En gagnant sa majuscule, le Phallus est élevé au rang d’un simulacre, pour devenir
« le signifiant privilégié de cette marque où la part de logos se conjoint à l’avènement du désir »622.
N’est-ce pas ce que l’arbre représente : ce qui manque, qui ne se représente pas sinon sous la forme
620
Jacques Lacan, Écrits II, p. 108.
Lucien Israël, Le désir à l’œil, Paris, Arcanes, 1994, p. 114.
622
Jacques Lacan, Écrits II, p. 111.
621
256
d’un mot qui n’équivaut pas à une chose ? Le désir tel qu’il apparait dans Gn 3 est celui vers lequel
le sujet tend, en tant que c’est le désir qui révèle le sujet. Si l’interdit est ce contre quoi le sujet se
défend, c’est en même temps ce qui origine le désir, en signant le manque qui fait appel : appel
d’air, appel à vivre, ce qui ne se sait que de façon insue623. Le désir sert de révélateur de l’être pour
la mort dont parle Heidegger624, mais encore plus du parlêtre, un être de langage dont la vie est
nécessairement écornée par la limite, y compris de la mort. Le récit, dont Ève et l’arbre interdit
sont la clef, raconte l’inéluctable dans lequel tout parlêtre est pris, et ce, quelles que soient les
actions posées. Cet inéluctable, même Dieu ne peut y échapper. La question que le texte pose, et
auquel Dieu lui-même est confronté, peut se formuler ainsi : peut-on empêcher la vie quand le désir
y est, même au prix de la mort à venir ? Au creux de cette vie, le parlêtre, porté par le manque, ne
peut qu’éprouver douleur et manque. Est-ce pour cela que la femme est appelée Vivante ? Et surtout
est-ce pour cela qu’elle « est devenue mère de tout le vivant » ?
6.4.2 La femme : sujet-cause du désir
Si on lit la femme comme objet-cause du désir, alors le récit dit une vérité pas-toute dans la
mesure où elle ne saurait être la cause de tout ce qui vit, ni l’objet de reproduction de tout le vivant.
Mais si on prend au sérieux le fait qu’elle est sujet de désir, alors il nous semble qu’on peut avancer
l’hypothèse que la femme peut être lue comme sujet-cause du désir. Et là, le récit ne se trompe pas,
et nous ne nous trompons pas non plus. Dieu le dit lui-même : il faut du manque pour que de la vie
advienne. Rappelons que les animaux et la femme ne sont créés qu’une fois que Dieu crée le
manque par sa parole. Si le verbe s’est fait chair, il est certain alors que le manque aussi s’est fait
chair : en une femme. Si elle est, pour l’Adam, objet-cause du désir, elle est manquante à sa propre
cause. En cela, elle rate doublement son effet d’objet, auquel elle n’est jamais, en tant que sujet, en
623
Parler d’insu permet de souligner que le sujet sait sans savoir, ce qui est le propre de l’inconscient selon Freud ou
Lacan : l’inconscient n’est pas détaché du conscient, il n’est simplement pas accessible au conscient. C’est ce qui
agit et nous agite sans que notre volonté consciente soit en jeu, si l’on suit la théorie lacanienne : le sujet dirait sous
les signifiants. Autrement dit : le fait de parler vient l’aliéner au langage, qui ne peut que le mi-dire.
624
« La mort comme fin du Dasein est la possibilité la plus propre, absolue, certaine et comme telle indéterminée,
indépassable du Dasein ». Martin Heidegger, Être et temps, traduction française de Emmanuel Martineau – Édition
numérique hors commerce, 1985, §52, http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf (5/2/21090).
257
mesure de se réduire. Ça rate aussi chez les lecteurs qui cherchent à réduire un texte qui raconterait
la perte d’un objet, qu’il soit la femme ou l’éternité.
C’est encore plus vrai si l’on met en lien le récit et ses lecteurs. Tant que la femme est lue en
tant qu’objet, on ne sait pas quoi en faire ; elle est condamnée : on la condamne, ou on la met à
l’écart. Elle est objet de scandale. Pourquoi ? Parce qu’elle dérange. Dire qu’elle a fait chuter
l’humanité en lui faisant perdre l’éternité, c’est dire qu’elle a fait rater le désir fou des lecteurs pour
l’immortalité. Mais comment s’en étonner ? Le récit montre que ce n’est pas vraiment l’éternité et
le Bien – pas même le souverain Bien – qui intéressent la femme, mais ce que Dieu est, ce que
Dieu a. Ce qui la meut, ce qui constitue son désir, c’est la connaissance – et pas n’importe laquelle :
la connaissance comme Dieu, la connaissance de Dieu. Ni la mort, ni l’éternité ne l’intéresse. Le
récit nous montre plutôt qu’une fois la transgression commise, elle se place du côté de cette vie
marquée par la limite et la mort. En cela, nous estimons qu’elle est la métaphore du sujet désirant.
Non seulement elle ne meurt pas aussitôt après avoir mangé, mais elle partage ce qu’elle a acquis,
elle connait la honte, elle assume sa responsabilité. Plus encore : c’est elle qui est destinée à se
dresser devant le serpent, celle qui aura une descendance pour le combattre, c’est elle qui aura des
fils, c’est aussi elle qui éprouvera – encore ! – du désir pour un autre et c’est elle, et personne
d’autre, qu’Adam appelle « Vivante ». Enfin, c’est encore en tant que sujet-cause du désir qu’elle
annoncera qu’elle a créé un enfant avec Dieu, en Gn 4:1 : « j’ai créé un homme/ish de par Dieu ».
Rien de moins.
Le récit montre que cerner son désir, c’est aussi cerner ses illusions, et faire avec ce qui reste
quand les illusions éclatent, faire avec les conséquences du désir. Conséquences qui touchent à la
honte, à la culpabilité et à la responsabilité, quitte à reconstruire d’autres illusions. Le désir d’Ève
se situe du côté de l’être et non pas seulement de l’avoir. Son désir semble correspondre à ce qu’en
dit Robert Misrahi : « le désir, c’est l’existence […] soit une jouissance d’exister, que l’existence
soit sa propre justification »625, désir qui n’est pas incompatible comme le rappelle Sylvie Germain
625
Robert Misrahi, « Le libre désir : un mouvement vers la joie », M. de Solemne (dir.), Entre désir et renoncement,
Paris, Albin Michel, 1999, 13-46, p. 45.
258
avec la souffrance, produite par la séparation et le manque626. Le désir, cela rime avec une vie
débordante. Désirer, c’est bricoler, mais aussi bris-coller avec la vie. C’est se débrouiller avec le
fait qu’on ne peut pas tout avoir, ce qui permet de ne pas tout perdre – autrement dit de rester
marqué par une ouverture : être à la fois cause et sujet. Parler d’Ève comme sujet-cause permet de
montrer qu’elle peut être lue comme objet-cause du désir, mais qu’elle est aussi sujet de désir. La
contraction sujet-cause permet de ne la réduire ni à l’un ni à l’autre : là aussi, la femme déborde.
6.5. Conclusion
Ce chapitre a permis de montrer l’intérêt de lire le récit comme un rêve, afin de cerner de
plus près le rôle du désir et du manque dans la relecture de la femme de Gn 3, contrairement à une
lecture sur le mode chronologique et historique, qui ne peut prendre en compte que la perte. Selon
et à partir de cette logique, qui implique l’Autre, le désir et le sujet, nous avons pu montrer que lire
la femme sur le versant du manque plutôt de la perte amène à mettre en évidence comme premier
déplacement que la femme n’est pas qu’objet du désir : Gn 2 montre qu’elle est aussi objet-cause
du désir. La femme est prise du corps de l’adam, elle est un objet détaché du corps de l’adam, qui
appartient à la fois à l’adam et à la femme. C’est à ce titre qu’elle joue la fonction d’objet-cause, et
c’est précisément en cela qu’elle peut représenter le manque constitutif, que la Tradition a relu
comme l’objet toujours déjà perdu. Mais on a aussi vu que Gn 3 apporte un second déplacement,
qui fait passer la femme d’objet à sujet. Elle agit en tant que sujet désirant, et assume son acte en
sujet. Selon cette orientation, le désir occupe la fonction de point de bascule, selon ce que l’on
cherche dans le texte : un objet ou un sujet. Si la femme a été condamnée, c’est en ce que, comme
le serpent, elle est perçue comme celle qui a perdu l’humanité. Sur ce versant, elle est objet-cause
du désir de l’adam, mais certainement aussi du désir des lecteurs, en tant qu’objet-cause de la perte
de l’éternité, donc du malheur des hommes.
Pourtant, le récit de Gn 3 nous présente bien une femme-sujet de désir. Pour signaler qu’elle
est l’un et l’autre, à la fois objet-cause et sujet, elle peut être lue comme sujet-cause du désir. Cette
626
Sylvie Germain, « La morsure de l’envie : une contrefaçon du désir », M. de Solemne (dir.), Entre désir et
renoncement, Paris, Albin Michel, 1999, 47-75, p. 51.
259
dénomination nous permet de ne pas la réduire à un objet, mais de ne pas non plus la restreindre à
n’être que sujet. Cette lecture nous amène à prendre au sérieux la place de la femme, à la fois en
Gn 2 et en Gn 3. D’une part, lire la femme en Gn 2 en tant que manquante la place sur le mode de
l’ouverture, de la faille qui ne se referme pas. Quand, d’autre part, la définir en Gn 3 comme sujetcause du désir permet de saisir qu’elle est bien celle qui a été appelée la Vivante, soit aussi en tant
que, sans manque, pas de vie : la vie s’origine du manque. Selon cette double lecture, la femme,
sujet-cause du désir, devient alors, non pas un personnage dont on ne sait quoi faire, mais le pivot
qui oblige le lecteur à décider comment il désire voir la femme. Si on peut la voir comme objet de
désir et comme objet-cause du désir, nous avons fait le choix de montrer qu’elle peut aussi
représenter le lieu du désir, en tant que lieu-faille qui ne se referme pas. Selon cette orientation,
elle dé-range précisément parce qu’elle est tout à la fois manquée, manque, manquante.
Le fait d’être nommée « Vivante » vient alors définir la femme comme celle qui représente
la vie, à la fois sous la forme d’une descendance, mais aussi d’un écrit qui a survécu au temps qui
passe. De plus, ce qui la fait vie, c’est précisément que Dieu ne s’offusque pas de la décision de la
femme. Non seulement il ne la condamne pas, mais il accompagne la condition humaine, que nous
ne qualifierons pas de « nouvelle ». Car en lisant le récit sur le versant du rêve, nous sommes en
mesure de postuler que le avant la chute, telle que la Tradition en parle, est une illusion, un
« ment-songe », précisément ce à quoi le serpent veut faire croire. Mais ne répond-il pas à un désir ?
À tout le moins celui d’un lecteur ? Faire croire qu’il existerait un lieu éternel, « comme Dieu »,
sans désir, parce que tout y serait déjà. Ce tout sans faille ni vie ressemble davantage à une illusion
en forme de piège : piéger la vie dans la mort. La femme du récit n’est-elle pas plutôt celle qui
empêche de refermer le texte sur cette illusion ?
La femme déborde aussi dans les relectures du récit, puisqu’elle n’y rentre pas-toute. Elle
représente la brèche qui signe la vulnérabilité, en lien avec le manque qui nous constitue. Et c’est
en tant que sujet qu’elle prend le risque de vivre, « ce risque qui fait qu’on s’embarque sans
provisions, sans bagages, qu’on n’est assuré ni de son être, ni de son avoir […] » 627 . Pour le
627
Lucien Israël, Le désir à l’œil, p. 61.
260
psychanalyste Lucien Israël, c’est la définition de la castration, c’est-à-dire le rapport à la perte que
la vie implique. N’est-ce pas une autre façon de parler du fait de s’accepter manquant, de vivre la
perte, autrement dit de parler de la vulnérabilité, ce à quoi tout parlêtre est confronté ? Or, la
vulnérabilité est considérée par la Tradition comme honteuse. Si la vulnérabilité est insoutenable,
cela peut-il expliquer que tant de femmes restent en silence face à la honte suscitée par leur
« faiblesse structurelle », redoublée par le silence auxquels des hommes les ont si souvent
contraintes ? C’est ce que semble dire Adèle Haenel concernant sa propre expérience avec la honte :
« Le silence n’a jamais été sans violence, le silence est un bâillonnement […] Ce n’est pas parce
qu’on est victime qu’on doit porter la honte »628, qui lui fait aussi ajouter que « dénigrer la parole
des femmes est une grande violence »629. Parler de la femme comme sujet-cause du désir prend
alors une dimension spéciale. Elle devient le lieu le plus risqué à lire, car c’est le lieu par excellence
de la faille. Ici, ne pourrait-on reprendre les propos de Sylvie Germain en disant que, dans le récit,
« le désir épouse amoureusement, érotiquement, le manque »630 ? Que ce soit sous l’angle de la
perte ou du manque, le désir pointe vers cette faille qui expose l’humain dans toute sa vulnérabilité
à une perte de pouvoir qui nécessite l’autre pour vivre : « on ne crée jamais seul »631.
628
Entrevue avec Adèle Haenel, « #metoo : Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence », Médiapart,
4 novembre 2019,
https://www.youtube.com/watch?v=QFRPci2wK2Y&fbclid=IwAR0PXBWWUv46gU2hzqx8oTx3Qc95R7Sm2dIM
D6s6qoaSQbiBzO3gNhzpZY8&app=desktop (11/11/2019), min 25:39, et nom 32:30.
629
Entrevue avec Adèle Haenel, « #metoo : Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence », mn 33:36.
630
Sylvie Germain, « La morsure de l’envie : une contrefaçon du désir », p. 61.
631
Lucien Israël, Le désir à l’œil, p. 61.
261
262
7
La femme-sujet désirante : une question de failles
Une vraie femme, c’est le sujet quand il
n’a rien – rien à perdre, et ne recule
devant aucun sacrifice pour faire valoir
son être féminin. C’est celle qui n’a pas
et qui, de ce « n’avoir pas », fait
quelque chose.
Sonia Chiriaco632
7.0. Introduction
Notre approche est celle d’une logique discursive, faite par une femme, qui part de la femme
du récit comme métaphore du manque. Cette approche a mis en évidence que la relecture du texte
tant par la Tradition que les commentaires qui en ont été faits, s’est faite sous l’angle de la perte,
ce qui a conduit à faire de la première femme le bouc émissaire de la faute originelle. Partir du
manque a permis d’admettre d’emblée la place singulière de la femme et de prendre en compte la
part du désir inconscient qui se joue pour le sujet qui s’éprouve comme femme. Le chapitre
précédent s’est intéressé à la dimension du sujet en tant que sujet parlant, à partir de la dimension
de l’inconscient structuré comme un langage. Il a aussi permis de montrer qu’en abordant le texte
de Gn 3 comme un rêve et en considérant qu’il dit quelque chose du désir humain, on peut sortir
d’une vision chrono-logico-historique et androcentrique du récit pour en questionner la logique
discursive particulière. Relire le récit comme un rêve nous a permis de postuler qu’Ève, si elle n’est
632
Sonia Chiriaco, « Le vide et le rien », femmesenpsychanalyse.com, 30 avril 2019,
https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/04/30/le-vide-et-le-rien/ (15/06/2019), citant en partie Jacques-Alain
Miller, « Médée à mi-dire », Lettre mensuelle, n° 122, sept.-oct. 1993, p. 19.
263
pas une personne en tant que telle, représente néanmoins métaphoriquement quelque chose du
singulier féminin, quelque chose que nous avons situé comme relevant de la position d’une femmesujet désirante. Aborder Ève comme sujet désirant, et non comme objet causant le désir, pourraitil permettre d’ouvrir un espace de recherche différent pour aborder la question de la place singulière
de la femme du récit ? Une telle orientation pourrait-elle permettre de réfléchir de manière
hypermoderne à la question du devenir du sujet femme ?
Ces questions nous conduisent à nous concentrer dans le présent chapitre sur le personnage
d’Ève en tant que sujet femme. Nous allons porter attention à la manière dont le récit de Gn 3 met
en scène le désir singulier du sujet femme et sur ce que cette mise en scène produit comme effet
dans les réceptions et, par ricochet, sur les femmes. Pour cette raison, ce chapitre situe le sujet
femme comme une faille à la fois par les lectures qui ont été faites du texte comme dans ses
implications, tant sur la réception du récit que sur les femmes prises dans la réception du récit. Pour
développer cette thématique, nous nous appuyons sur notre analyse discursive réalisée au chapitre 5
et sur notre chapitre 6, qui a permis de montrer que le personnage de la première femme apparait
dans le texte comme métaphore du manque, et, comme tel, désiré par Dieu. En effet, appréhendée
par la Tradition comme un morceau perdu du corps de l’homme, elle fait bien figure de faille : est
faite faille, elle est la faille de l’homme, elle est faille.
C’est pour cette raison, parce qu’elle occupe la place du manque, du manquant, qu’elle est la
manquante, que le serpent s’adresse à elle. Par ce dialogue, elle se présente ainsi comme ce qui ne
se referme pas : à la fois l’Autre manquant et débordant, mais aussi en tant que corps troué,
vulnérable. Sur le versant du corps troué, elle représente le manque qui provoque cette honte qui
la dit faille, et dont le patriarcat l’a marquée : la honte d’une béance insoutenable, qu’il faut
recouvrir coûte que coûte. Nous montrerons que la honte met en mouvement la nécessité d’un
recouvrement, qui peut se faire de trois façons : la pudeur, la culpabilité et la responsabilité. Dans
le texte, il est bien question de la pudeur à travers le geste de se faire des ceintures, pour le couple,
et d’être recouverts de peau, par Dieu. La Tradition a choisi la voie de la culpabilité : la doctrine
du péché originel a eu pour effet de recouvrir la honte par la culpabilité, avec comme effet de
contribuer à ensevelir le sujet femme dessous. Mais en la faisant disparaitre, que fait-on disparaitre,
sinon sa place en tant que faille, en tant qu’elle n’appartient pas-toute à ce qu’il faudrait, entre mise
264
à l’écart et mal-et-diction ? Enfin, nous verrons que la femme a choisi la troisième voie, celle de la
responsabilité, en tant que sujet responsable, traçant ainsi la voie à une éthique de femme-sujet qui
choisit de répondre de son désir et de sa honte.
7.1. La femme : du manque à l’Autre manquant
La première partie a permis de cerner ce que cela implique pour des hommes de relire le texte
de Gn 3 et, partant de là, de réfléchir aux questions de la place, du rôle et de la fonction de la
femme. Dans ce chapitre, il sera question de ce que cela implique pour une femme d’être abordée
comme sujet désirant et métaphore du manque, mais cette fois à partir de notre voix de femme.
Tenir compte de l’impact que cela a, pour une femme, d’être créée et posée comme métaphore du
manque vient poursuivre la réflexion que nous avions eue dans notre mémoire de maîtrise sur
l’approche théologique processuelle, qui postule et montre un Dieu ouvert, un Dieu en devenir avec
l’humain 633 . Or, notre approche discursive montre que, dans Gn 2, Ève apparait comme
représentant le désir de Dieu, un Dieu qui désire que sa création soit toujours en devenir, marquée
par le manque de l’incomplétude. Autrement dit, elle réalise le désir de Dieu que sa création reste
en devenir. Et nous soutenons que Gn 3 met en scène une femme-sujet qui ne cède pas sur son
désir. C’est en cela qu’elle est la métaphore de cette ouverture qui n’en finit pas.
Pourtant, nous avons montré dans la première partie de cette thèse que cette quête désirante
a été plus souvent abordée par les hommes de la Tradition comme une faiblesse, un péché, voire
comme un crime. Si cette perspective a permis à ces hommes d’espérer mieux contrôler les femmes
en les réduisant au rang d’objet, cela a aussi eu pour effet de rendre inaudible, voire de faire
633
La théologie processuelle repose sur la métaphysique d’Alfred North Whitehead, philosophe, logicien et
mathématicien britannique mort en 1947. Sa réflexion métaphysique, appelée philosophie du process, cherche à
démontrer la présence de Dieu comme scientifiquement et philosophiquement pensable. Plusieurs théologiens ont
développé une théologie qui s’en inspire de très près. Loin de considérer que Dieu est extérieur au monde,
Whitehead considère que Dieu en fait partie. Il considère également que Dieu, comme toutes les entités du monde,
est dynamique, interpellé par ce qui arrive dans le monde, et appelé à en faire en quelque chose. Ainsi, pour
Whitehead Dieu est-il en constant devenir. Le Dieu processuel est un Dieu qui ne sait pas d’avance, dont l’avenir
dépend autant de ce qu’il reçoit du monde que des impulsions qu’il suscite dans le monde, à travers les interactions
qu’il a avec le monde, et donc l’humain. C’est donc un Dieu de relation, un dieu in-fini et un Dieu ouvert. Pour en
lire plus sur Dieu et sa relation au monde dans Gn 2 sous l’angle processuel, voir Lydwine Olivier, Analyse
processuelle de Genèse 2:4b-25…, plus particulièrement le chapitre 4, « Et Dieu dans tout cela ? », p. 93-106.
265
disparaitre la femme en tant que sujet de désir. Il nous semble que ce n’est pas étranger au fait que
la question du désir et de la jouissance féminine demeure encore de l’ordre d’une méconnaissance.
Pour bien des hommes, cette méconnaissance est liée au fait que la question de savoir ce que veut
une femme demeure un mystère au point d’être rangée dans la catégorie de l’hystérie ou de la
mystique.
Selon nous, cela n’est pas étranger au fait que la femme fait faille dans le désir de complétude
de l’homme en tant qu’universel. En effet, la question du désir de la femme est à rapprocher de ce
que notre parcours permet de révéler : le désir d’une femme ne relève pas de l’Un universel, mais
de l’un singulier. Reconnaitre la place de la première femme comme sujet permet de cerner ce
qu’implique ce mouvement subjectif, nécessairement singulier. L’axe de l’un singulier, subjectif
et désirant, nous amène à postuler qu’Ève, « mère de toutes les filles », est plus qu’un objet
représentant « toutes les femmes » : elle est aussi un sujet-cause du désir, soit un sujet désirant qui
a été au bout de son désir, désir qui a émergé d’avoir parlé avec le serpent. Prendre en compte la
femme du récit sur le versant du un singulier nous mène à concevoir le désir d’un sujet femme
comme le désir de l’Autre manquant, que Lacan écrit S(A)634. C’est avec cette notion de l’Autre
manquant que nous pouvons aborder le désir et la jouissance en tant qu’ils ne sont pas régis par
une règle universelle, celle de l’Un, mais bien qu’ils la débordent, ce qui rejoint ce que Lacan
postule : le seul universel du désir, c’est l’exception à la règle635.
Nous proposons de suivre Lacan, qui part de cette notion d’exception pour définir la question
du féminin sur le mode du « en-plus » et du « pas-tout » en regard du masculin. C’est en effet à
partir de l’universel masculin que Lacan définit la non-universalité du signifiant femme. Si
634
Lacan montre dans son chapitre sur la logique de la jouissance, que l’Autre ne peut jamais être pris pour l’Un
sinon dans la structure perverse : par définition, l’Autre est manquant. Jacques Lacan, Séminaire XVI. D’un Autre à
l’Autre p. 382.
635
« […] Lacan [pose] que l’Autre est manquant, donc désirant, ce qu’il écrit S(Ⱥ). Par cette écriture de l’Autre
comme barré Ⱥ, Lacan fait d’une pierre deux coups : l’Autre barré chez Lacan le sépare aussi de Kant et de son
impératif catégorique, parce que le désir et la jouissance ne sont pas corrélés à la raison d’une règle universelle pour
tous, au contraire ils la débordent. Cela est très important à saisir, parce que Lacan pose que le seul universel du désir
c’est l’exception à la règle ». Patrick Valas, Le choix du désir et de la jouissance, 22 octobre 2014,
http://www.valas.fr/Patrick-Valas-le-choix-du-desir-et-de-la-jouissance,336 (28/10/2019).
266
l’universel existe, c’est en regard d’une exception qui le définit. C’est ici qu’il peut formaliser le
registre de la femme comme n’étant « pas-toute », et celui de la jouissance féminine comme étant
radicalement Autre, et qu’il nomme « Autre jouissance ». Par jouissance Autre, il réfère à un
au-delà du phallus organique, où la différence entre la femme et l’homme ne relève pas d’abord
d’une norme biologique, sociale ou culturelle qui en déterminerait le rôle et la fonction. Pour Lacan,
le champ de la jouissance implique la prise en compte du corps : « il n’y a de jouissance que du
corps »636. Mais ce corps humain, du fait d’habiter le langage, est pris dans et avec la parole : « Le
signifiant morcelle la jouissance, découpe le corps en faisant passer un organe au rang de signifiant,
d’où il prend fonction »637. Ainsi, la femme, telle que Lacan l’aborde, implique de la considérer
non sur le versant du en-moins, en tant que celle à qui manque le phallus, mais du « pas-tout » : la
femme n’est pas-toute phallique. Cela ne signifie pas que certaines femmes seraient phalliques et
d’autres pas. Cela veut dire que les femmes ne sont pas toutes dans la castration : elles éprouvent
une jouissance « en plus », une jouissance qui déborde la limite, et qui, parce qu’elle est en prise
avec le corps sans passer par le langage, a du mal à se dire.
7.2. La femme comme structure du pas-tout homme
Pour Lacan, la jouissance est indissociable du phallus, en tant qu’il représente à la fois ce qui
comble, et le manque à combler : c’est l’autre définition de l’illusion. Là, il suit de près Freud qui
définit le phallus comme le représentant de la représentation, autrement dit le signifiant de
l’illusion. En se servant du concept du phallus pour travailler la question de la jouissance, en lien
avec la pulsion et sa satisfaction, Lacan a pris grand soin de préciser que le phallus, en tant que
signifiant, n’est pas le pénis, même s’il n’y est pas étranger. Si l’un n’est pas l’autre, c’est que le
signifiant phallus a directement à voir avec le langage, dans la mesure où il cerne quelque chose
du fait que nous sommes des parlêtres. Cette spécificité d’être parlant définit l’humain non plus
exclusivement par rapport à son être biologique, mais aussi en tenant compte du rapport étroit qu’il
636
Jacques Lacan, Séminaire XIV. La logique du fantasme, p. 470, http://www.valas.fr/IMG/pdf/S14_LOGIQUE.pdf
(20/1/2019).
637
Esthela Solano-Suárez, « Lacan, les femmes », La Cause freudienne 79/3, 2011, 2011, 272-277, qui se réfère à
Jacques Lacan : « Télévision », p. 512, et « L’étourdit », p. 456 dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
267
entretient avec ce langage qui le détermine dans son corps et qui fait de lui un parlêtre. Selon cette
logique, le mot n’équivaut plus à la chose. Ainsi, si pénis et phallus ne sont pas étrangers l’un à
l’autre, ils ne s’équivalent pas, car le premier désigne l’organe, là où le second, en tant que
signifiant, le déborde précisément parce que l’humain est pris dans le langage qui fait de lui un
parlêtre.
Le phallus est ainsi posé comme l’illustration absolue de l’illusion mais, comme nous le
préciserons, une illusion qui a force de loi. Cela implique que les hommes ne sont pas les seuls à
être concernés par ce signifiant. Les femmes le sont aussi, dans la mesure où elles sont aussi des
parlêtres. C’est en cela que le phallus se situe du côté de l’universel : hommes et femmes sont
concernés par le langage. Dire cela implique que les termes de jouissance phallique et de jouissance
« pas-toute phallique » ne sont pas plus spécifiques à l’homme ou à la femme : « l’homme et la
femme […] ne sont que des signifiants, c’est de là, du dire en tant qu’incarnation distincte du sexe,
qu’ils prennent leur fonction »638. C’est en tant que représentant de la représentation que le phallus
est l’objet du désir par excellence, en tant que ce qui rate toujours, ce qui reste à jamais
inatteignable639. C’est en cela que le phallus est une illusion, mais une illusion qui, dans le réel,
marque un insoutenable : il représente ce qu’on cherche, qui manque toujours, et qui est, par
définition, de l’ordre de l’irreprésentable. Le phallus c’est l’irreprésentable du manque à combler.
C’est ce qui permet à Freud comme à Lacan d’affirmer que, pour l’enfant, la mère en est dotée :
mais c’est évidemment sous le mode du fantasme, de l’illusion. Selon cette orientation, la mère se
situe aussi sur le versant de l’universel, du côté de la jouissance phallique. Mais qu’en est-il de la
jouissance de la femme ?
638
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 52.
« L’objet, c’est un raté, L’essence de l’objet, c’est le ratage ». Il ajoute : « L’utilitarisme, ça ne veut pas dire autre
chose que ça – les vieux mots, ceux qui servent déjà, c’est à quoi ils servent qu’il faut penser. Rien de plus. Et ne pas
s’étonner du résultat quand on s’en sert. On sait à quoi ils servent, à ce qu’il y ait la jouissance qu’il faut. À ceci près
que – équivoque entre faillir et falloir – la jouissance qu’il faut est à traduire la jouissance qu’il ne faut pas ». Jacques
Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 75-76.
639
268
La jouissance de la femme, Lacan la définit comme pas-toute phallique. Il l’appelle aussi
Autre jouissance, ou jouissance féminine640. Parler de la femme comme pas-toute phallique, c’est
aborder un certain rapport au monde qui n’est pas entièrement soumis au phallus en tant que loi du
parlêtre. Il ne s’agit pas d’une jouissance qui ne serait pas phallique, mais d’une jouissance qui ne
s’arrête pas à la jouissance phallique : elle la traverse et la déborde. Cette jouissance est prise dans
le langage, mais vise un au-delà du langage. En quelque sorte, elle échappe au discours tout en
s’éprouvant dans le corps. Un au-delà, certes, mais peut-être encore plus un en-deçà, ce qui, du
corps, ne passe pas dans ou par le langage, ou pas entièrement. Ainsi, l’Autre jouissance n’est pas
une jouissance opposée, mais une jouissance au-delà du phallus. C’est pour cela que, pour Lacan,
le féminin doit être vu comme ce qui déborde du masculin en tant qu’universel : le féminin est
l’exception qui donne sens à l’universel, nécessairement masculin, phallique.
7.1.1 La femme en tant que pas-toute : une boite de Pandore
La jouissance phallique relève pour Lacan de ce dont on a l’usage et dont on jouit. Parce que
la jouissance est un impératif, on jouit des choses tout autant qu’on jouit du langage. Elle est définie
comme ce qui ne cesse pas de s’écrire, c’est-à-dire ce qui ne cesse de revenir, de faire répétition,
de s’inscrire encore et en-corps, dans le corps et à partir du corps : jouir de la vie, mais aussi j’ouïr
du sens des mots. Dans l’Autre jouissance – ou jouissance pas-toute, ou jouissance féminine641 –,
on est au-delà de l’usage, de l’objet et du sens. On bascule du côté du sans-objet, de l’indicible,
d’un hors-sens, à lire comme au-delà du langage qui se dit et se lit sur le corps. Et ce qui déborde
est honni ou vénéré. C’est ce qui permet à Horvilleur de dire que, pour les hommes juifs, la femme,
quand elle n’est pas la sous-mise à l’homme et sous sa dépendance, est présentée comme « trop
intimement liée au sacré ou à la divinité »642. Ainsi, pour les hommes, c’est par ce trop que la
femme dérange. Mais cela nécessite de se demander quelle est la place, dans le texte, de la femme
640
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore. Sonia Chiriaco ajoute : « Cette position féminine […] est marquée du
consentement à n’être-pas-toute » (Sonia Chiriaco, « Le vide et le rien »).
641
Plusieurs termes sont avancés par parler de cette jouissance Autre : l’Autre jouissance, la jouissance de l’Autre, la
jouissance « pas-toute », la jouissance féminine. Tous ces termes réfèrent à ce concept de jouissance pas-toutephallique.
642
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 169.
269
vis-à-vis de Dieu. Ne serait-elle ce qui relie, en tant que sacré, l’homme et Dieu, en tant que ce qui
reste ouvert et qui déborde ?
Car la femme déborde, ce qui amène Horvilleur à estimer que la femme fait figure de
paradoxe entre manque et excès, au point que Freud en parle en disant qu’elle possède « un appareil
génital auquel manque réellement le morceau estimé par-dessus tout » 643 . Elle est « l’autre
essentiellement »644 selon un mode qui, comme le dit bien Horvilleur, « se dérobe à jamais »645. Sa
différence n’est pas sur le mode de la symétrie, mais bien de l’asymétrie, du « "trop" manquant »646.
C’est en cela que la femme n’est pas du côté de l’universel. Ainsi, le manque, les femmes l’ont. Et,
manquantes, elles le sont. En ce sens, Ève peut légitimement être considérée comme la métaphore
du manque647. À partir de là, une femme désirante peut être lue comme la représentation du sujet
aliéné qui cherche une voie vers un absolu impossible. Car c’est parfois quand cela n’a plus de sens
que du nouveau émerge. Le récit ne serait-il pas précisément ce lieu proposé au lecteur ?
N’étant pas-toute homme, Lacan affirme que « La femme ça n’existe pas »648, car l’article
« la » la place entièrement du côté de l’universel, du phallus, donc de la loi du langage.
Cette fonction inédite où la négation porte sur le quanteur à lire pas-tout, ça veut dire que
lorsqu’un être parlant quelconque se range sous la bannière des femmes c’est à partir de ceci
qu’il se fonde de n’être pas-tout, à se placer dans la fonction phallique. C’est cela qui définit
la… la quoi ? – la femme justement, à ceci près que La femme, ça ne peut s’écrire qu’à barrer
643
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 170 citant Freud, Abrégé de psychanalyse, Paris PUF, 1967, p. 62.
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 171.
645
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 171.
646
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 171.
647
Lacan fait une distinction entre métonymie et métaphore, en reprenant les termes freudiens de condensation et
déplacement, comme le résume Marie-Ève Garand : « […] la métaphore rend compte de la condensation. Par
condensation, Lacan, reprenant le vocabulaire de Freud quant aux deux processus à l’œuvre dans le rêve, entend la
substitution d’un élément par un autre. Autrement dit, un mot pour un autre, un mot concret pour un mot abstrait, un
transfert de sens par substitution analogique. La métonymie, elle, désigne le processus de déplacement : il s’agit de
prendre le contenu pour le contenant de manière à produire une élision d’une partie du discours […] En associant le
désir inconscient à la soustraction métonymique et à l’addition métaphorique, Lacan le lie à une impossibilité : le
désir est défini par l’impossibilité de recevoir un sens de l’articulation signifiante. Autrement dit, le désir résiste à
toute signification », Marie-Ève Garand, Sectaire et "inter-dit" : introduction à la dimension du croire dans l’écoute
du dire des personnes en cause dans le sectaire, Thèse, Université de Montréal, 2013, p. 298. Voir aussi : Sigmund
Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1993 [1899], p. 92, et Jacques Lacan, « L’instance de la lettre », Écrits,
Seuil coll. Points, 1966, p. 490s.
648
Jacques Lacan, Séminaire XXII. R.S.I., inédit, 1974-1975, p. 75.
644
270
La. Il n’y a pas La femme, article défini pour désigner l’universel. Il n’y a pas La femme
puisque […] de son essence elle n’est pas toute.649
Pour souligner cet au-delà de l’universalité, il barre l’article « la » et ajoute qu’elle n’existe pas,
sinon qu’en tant que « la mère »650. Autrement dit, pour Lacan, « la femme » est une illusion sauf à
être « la mère », un signifiant qui la fait retourner du côté du langage, de l’universel, et du fantasme :
on a tous une « la mère ». Cela implique que, si le signifiant « la mère » fait retourner la femme à
l’universel, la femme n’y rentre qu’à barrer l’article : Lfemme651. Mais on voit bien que cette
définition, si elle permet de ne pas faire rentrer toute la femme dans l’universel, ne permet pas pour
autant d’en dire quelque chose du côté subjectif. C’est une définition qui vient la raconter
objectivement, et non subjectivement, de l’intérieur, expérientiellement. Cette définition ne peut
en effet rien dire de l’expérience que vit chaque femme, une à la fois, singulièrement, d’être et de
se vivre femme, y compris dans son expérience de la maternité, cette expérience qu’elle vit dans
son corps, dans sa chair, dans son âme, dans son cœur de femme. La jouissance féminine représente
donc quelque chose d’éminemment subjectif, qui demande une énonciation féminine. C’est là que
cela se complique.
Si on en croit la psychanalyste Laure Thibaudeau qui relit Lacan, la jouissance féminine a
quelque chose de la boite de Pandore, en ce sens que la femme est « un lieu qui excède ce que le
discours peut contenir, là où le réel bat en brèche l’ordre symbolique »652. Pour les anciens, cette
boite contenait tous les maux de l’humanité : « Il fallait selon eux la garder fermée sous peine d’être
soumis au plus grand des malheurs »653. Pour Lacan, la femme appartient au même registre, car le
propre de la boite de Pandore est qu’il ne faut pas l’ouvrir. C’est précisément l’enjeu de la
jouissance Autre, celle qu’il ne faudrait pas. Celle qui est par définition interdite :
S’il y en avait une autre [que la jouissance phallique], il ne faudrait pas que ce soit celle-là
[…]. S’il y en avait une autre, mais il n’y en a pas d’autre que la jouissance phallique – sauf
649
Jacques Lacan, Séminaire XX Encore, p. 93.
Jacques Lacan, Séminaire XX Encore, p. 126.
651
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 102-103.
652
Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 53.
653
Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 53. Rappelons que, dans la mythologie grecque, Zeus avait doté
Pandore de tous les dons.
650
271
celle sur laquelle la femme ne souffle mot, peut-être parce qu’elle ne la connait pas, celle qui
la fait pas-toute. Il est faux qu’il y en ait une autre, ce qui n’empêche pas la suite d’être vraie,
à savoir qu’il ne faudrait pas que ce soit celle-là ».654
Autrement dit, si la jouissance pas-toute existe, c’est comme la boite de Pandore. De même que la
boite de Pandore, il ne faut pas l’ouvrir, de même les femmes, il faut qu’elles se taisent, ou qu’on
n’en parle pas trop. Pour ne pas les faire trop exister. Comment s’étonner alors que, subjectivement
et expérientiellement, chaque femme ait autant de mal à en dire quelque chose qui soit audible ?
7.1.2 De la femme pas-toute à une femme, sujet singulier marqué par la faille
Justement, pour en entendre quelque chose, de ce qu’une femme, une à la fois, peut faire de
l’expérience de son être femme, y compris de son être mère, une expérience qui la concerne dans
son corps, dans sa chair, dans son âme, dans son cœur de femme, encore faut-il accepter d’entendre
leur parole singulière, leur parole de femme une à une, dans ce qu’elle a de manquant et de
débordant. C’est pour cette raison que Julia Kristeva prône comme Lacan la non-universalité du
sujet femme : « on ne peut pas parler des femmes, à la manière des féministes, mais d’une femme,
[…] celle-ci, celle-là, et encore celle là-bas, toujours singulière et unique »655. Ce qui existe, pour
Kristeva, c’est « une(s) femme(s) »656, soit un « pluriel de singuliers »657. Pour elle, dire une femme
implique d’accepter que celle d’à côté ne soit pas la même. Cela veut dire qu’on ne peut en parler
qu’au singulier : une femme, plus une femme, et encore une autre, autant de discours qui, par
définition, ne peuvent les englober toutes, encore moins les englober dans un tout.
Or, si on revient au récit, lieu de l’universel, c’est bien en tant qu’universel que la femme y
a été relue. Et c’est à l’intérieur même de cette relecture qu’Ève fait figure de celle qui fait achopper
l’universel. La première femme, c’est la brèche dans l’universel, le pas-tout qui dé-range. Ève peut
alors être envisagée comme représentant ce « une femme à la fois », sans jamais y arriver
complètement : Ève ne saurait contenir toutes les femmes. C’est donc à partir du singulier et du
654
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux, p. 77
Alice Granger, « Seule, une femme. Julia Kristeva », e-litterature.net, http://www.elitterature.net/publier2/spip/spip.php?article477 (30/01/2010).
656
Julia Kristeva, 2007, Seule, une femme, p. 129.
657
Julia Kristeva, 2007, Seule, une femme, p. 129.
655
272
pas-tout que Kristeva affirme que la jouissance des femmes leur est singulière et construit leur
identité : « au travers des particularités biologiques et physiologiques, l’identité féminine apparaît
comme un fait symbolique, une façon de se vivre face à la cohésion sociale et au pouvoir du
langage »658. Selon Kristeva, cette identité se construit à travers deux composantes. La première,
c’est l’« effet femme » sur la femme : « ce qui n’est pas le pouvoir, ni le système de la langue, mais
son support muet qui les travaille et les excède »659 . La seconde, c’est la fonction maternelle,
qui leur donne un « destin biologique » qui en fait des mères pour l’humanité : « ce destin "de
naissance" peut et commence à être vécu comme un "engagement biologique" […], une création
singulière pour chaque femme qui la choisit. "On" naît femme [...], mais "je" devient "sujet"
progressivement, continument après la naissance »660.
Chaque femme est concernée par cette identité à deux composantes, ce qui permet à Kristeva
de situer la femme à la fois dans un non-universel, mais aussi dans un hors-temps, un temps à
construire, à la fois cyclique et anhistorique661 qui la fait devenir sujet femme662. Le lieu de la
maternité, sur son versant subjectif, devient donc un lieu de création que Kristeva qualifie de
« polyphonique » et qui la fait sujet femme : « femme amante, femme mère, femme exerçant un
métier »663. Ces lieux de création sont autant de lieux dans lesquels chaque femme se crée comme
sujet femme désirant. Cette lecture permet de situer la femme comme sujet singulier, sujet de désir,
n’appartenant pas entièrement au système phallique. Cela permet de ne plus la regarder
exclusivement comme une sans-pénis. Une femme, une à la fois, est plus que cela. Notre approche
change la lecture qu’on a fait et qu’on fait encore de la femme, placée plus généralement du côté
du moins : la sans-pénis, l’inférieure, la mise-dessous. Avec Lacan, ce que les hommes ont
658
Julia Kristeva, 2007, Seule, une femme, p. 115.
Julia Kristeva, Seule, une femme, La Tour d’Aigue, Éditions de L’Aube, 2007, p. 116.
660
Julia Kristeva, Julia Kristeva lit « le deuxième sexe » 60 ans après, 2009,
http://www.kristeva.fr/deuxiemesexe.html (30/01/2011).
661
Kristeva parle de temps monumental. Cette temporalité correspond à un temps autre que linéaire ou historique, et
proche de celui du mythe. Mais c’est aussi le temps du « sémiotique », qu’elle situe dans un temps pré-œdipien,
quand la symbiose entre la mère et l’enfant occupe tout l’espace, et que, selon elle, on peut retrouver dans tout
processus de création d’une œuvre.
662
On retrouve cette idée développée par Kristeva dans, Seule, une femme, p. 189.
663
Julia Kristeva, Julia Kristeva lit « le deuxième sexe » 60 ans après.
659
273
considéré comme étant en-moins devient un en-plus : elle déborde le masculin, du côté du « un à
la fois ».
Lire la femme en tant que sujet singulier a une autre implication. Si elle est singulière, c’est
qu’à partir de ce creux qui la constitue, elle s’éprouve manquante, et donc susceptible de donner la
vie. Comme le souligne Thibaudeau, l’être-femme a pour singularité qu’elle « éprouve dans son
être le manque de signifiant, comme la faille par où la vie a la potentialité de jaillir de son corps ;
elle "devient" toujours »664. Cependant, cela passe, toujours selon Thibaudeau, par un accès à cette
boite de Pandore, dont le secret, « s’avère ainsi être un creuset pour la création »665. La maternité
devient ici lieu et acte d’une femme-sujet désirante, qui vit sa maternité comme une expérience
singulière qui ne se transmet pas, qui ne se partage pas. Si cela se vit, cela ne peut que se mi-dire.
Ainsi, quand la psychanalyse estime que la structure du féminin est hors-castration, n’est-ce pas
précisément du fait que chaque femme affronte la castration dans son corps, à la fois du côté du
manque et du potentiel de vie que son corps recèle ? Deux lieux qui démontrent que, pour une
femme, la limite ne tient pas. La femme du récit fait trace de cette ouverture, de deux façons. Elle
représente ce qui ne se referme pas, mais aussi ce qu’une femme éprouve : qu’elle peut créer de la
vie. Le récit montre aussi que Dieu et l’homme le savent aussi. En cela, Ève représente le lieu où
l’en-moins et l’en-deçà se traduisent en-plus et au-delà : le manque et la maternité en sont la trace,
comme lieux d’ouverture subjectifs.
7.3. La faille faite femme
Prendre en compte l’impasse logique à laquelle conduit le fait d’intégrer les femmes dans
l’universel permet de mettre en évidence le traitement de l’exception femme. Nous avons fait
ressortir que, de tout temps, la femme a exercé sur les hommes une fascination au point que des
hommes se sont longtemps sentis légitimes à la voir comme un bien à posséder, un objet dont ils
peuvent disposer, en se donnant le droit d’organiser leur soumission quand ce n’est pas leur
répudiation. Dans la tradition chrétienne, le fait de placer la femme comme la métaphore de l’Église
664
665
Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 56.
Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 57.
274
a renforcé le pouvoir du discours androcentrique, qui fonde la soumission des femmes aux hommes.
Pour cela, le christianisme s’est servi de l’image de l’Église et du Christ pour relire et fonder le
rôle des hommes et des femmes. L’Église comme corps du Christ permet de faire le parallèle avec
la femme, corps qui, comme l’Église, doit se soumettre au maitre : pour l’Église, c’est le Christ,
pour la femme, c’est l’homme. Cette métaphore ne peut être prise à la légère car, dans une approche
discursive inspirée de la psychanalyse lacanienne, la métaphore et la métonymie sont à prendre
comme « le véhicule privilégié du désir »666. C’est par la métaphore et la métonymie que l’on sait
que du désir est à l’œuvre. Or, de quel désir est-il ici question ? Quel est ce désir qui se dit entre
les lignes des réceptions qui parlent de la femme comme objet à sous-mettre ? Surtout, de quel désir
parle-t-on : du désir des hommes pour la femme, du désir de Dieu pour la femme, ou du désir de la
femme ?
Nous avons montré au chapitre 5 que, dans le récit, la femme faillit/fait faille de trois façons.
Premièrement, elle est créée à partir de ce qui, du corps de l’homme, est perdu et qui va lui
manquer : un bout de côté, un bout de côte, un bout de lui qui n’est pas lui, mais qui vient de lui.
En cela elle fait faille dans le corps de l’homme. Deuxièmement, la femme échappe à l’ordre de
Dieu, puisqu’elle désobéit en mettant l’interdit au procès de la parole : le déplacement que produit
sa parole organise une faille dans la complétude de l’adam, et par le fait même, réalise le désir de
Dieu : cela continue à manquer. Enfin, en troisième lieu, elle rit de la mort, d’abord en
transgressant, mais aussi au point de créer en se plaçant comme co-créateur avec Dieu. Ces
différentes pistes sont autant de jalons pour penser la femme du récit à partir de son désir, qui
s’organise comme ce qui ne se referme pas. Le récit aborde trois aspects de la femme-faille, que
nous allons reprendre plus précisément dans les trois sections qui vont suivre. Premièrement parce
qu’en tant que faille Ève réalise le désir de Dieu. Deuxièmement, le corps troué de la femme exerce
un double mouvement de fascination et d’inquiétude sur les hommes. L’étrangeté familière qu’elle
représente vient alors révéler une béance insoutenable, au point qu’elle apparait comme ce qui doit
666
Marie-Ève Garand, Sectaire et "inter-dit"…, p. 298.
275
être effacé ou comblé. Enfin, et ce sera le troisième point, nous verrons que cela n’est pas sans effet
pour les femmes, qui portent souvent la honte de cette béance insoutenable.
7.3.1 Ève : le manque comme désir de Dieu
Notre première partie a montré que la femme est devenue la représentation de l’objet de
convoitise à cause précisément de la force d’attraction qu’elle exerce sur les hommes. Nous avons
également montré, dans notre analyse discursive, que Gn 3 met en scène une femme qui n’obéit
pas, une femme qui fait fi de l’ordre et de la limite donnés par Dieu. Son agir hors-norme, parce
qu’il vient remettre en cause l’ordre-donné par Dieu, a permis aux hommes d’avoir la confirmation
qu’elle puisse apparaître dangereuse. La femme, parce qu’elle incarne le manque pourtant voulu
par Dieu, est cause du désordre dans l’ordre du patriarcat et de l’androcentrisme. Elle représente
un danger pour l’ordre masculin, alors même que sa présence n’est pas étrangère à la volonté même
de Dieu. Rappelons-nous : Dieu voulait une altérité semblable et différente à l’homme, mais ce
désir divin n’a pourtant pas ou peu été pris en compte par la Tradition. Cela a conduit les réceptions
à « oublier » que le récit de Gn 3 ne dépeint pas Ève comme un monstre, contrairement à tant de
mythes qui dépeignent les femmes comme d’infâmes créatures667.
667
La synthèse faite par Anne-Marie Pons sur le phénomène monstrueux que les femmes occupent dans l’imaginaire
androcentrique est édifiante : « Dans les mythes en effet, loin d’être castrées, inférieures, démunies, les femmes
apparaissent sous la forme d’horribles monstres femelles, des êtres omnipotents et terrifiants, dont le héros armé de
sa seule épée et de son courage doit triompher. Ce sont tour à tour les déesses perfides, les cruelles sorcières aux
potions maléfiques, les sirènes qui dévorent les marins qu’elles font échouer sur les récifs après les avoir envoûtés, la
Sphinge, cette femme redoutable, au corps de lion et aux ailes d’oiseau, qui ne fait qu’une bouchée de ceux qui ne
savent pas répondre aux énigmes qu’elle pose, les Gorgones, ces trois sœurs malfaisantes, qui changent en pierre
quiconque les fixe, les Harpies, ces créatures fantastiques, au corps d’oiseau et à la tête de femme, qui enlèvent les
enfants et volent les âmes, la Chimère cette « chose » effroyable équipée de trois têtes qui crachent le feu, une de
lion, une de chèvre et une de serpent plantées au bout de sa queue. C’est Charybde, également, cette fille déchaînée
de la Terre et de Poséidon, qui garde le détroit de Messine, entre la Sicile et l’Italie. Trois fois par jour, elle engloutit
d’énormes quantités d’eau et tous les navires attirés dans les tourbillons. Les marins qui changent de cap pour
échapper aux crocs de Charybde tombent sur Scylla, autre terrible divinité féminine qui les attend un peu plus loin et
dont les flancs sont ornementés de six chiens féroces qui se jettent sur tout ce que Charybde a laissé filer.
Conclusion : Tomber de Charybde en Scylla, c’est être incapable d’échapper à la femme. Ces mêmes mythes et
fantasmes dépeignent le sexe de la femme comme un lieu mystérieux et terrifiant. Son vagin est denté et, tel une
bouche vorace, il sectionne et dévore le pénis qui ose le pénétrer. Son clitoris est perçu comme une flèche acérée
qu’il est plus prudent d’exciser. Son utérus est un animal sauvage qui guette avec voracité la semence de l’homme.
Des serpents logent dans son ventre et les hommes qui ont des rapports sexuels avec elle se font mordre cruellement.
Démocrite en son temps avait d’ailleurs mis en garde Hippocrate : plus de six cents démons et d’innombrables
catastrophes sont sortis de l’utérus des femmes. Quand l’utérus est insatisfait, il se déplace : c’est l’utérus voyageur
276
Notre analyse, débarrassée des oripeaux de ces aprioris androcentriques que les analyses
féministes ont permis de mieux révéler, nous a permis de cerner que, dans le récit de Gn 3, la
femme apparait plutôt comme étant celle par qui le désir advient dans l’Éden. Elle est ce que Dieu
désire : ce manque nécessaire pour que sa création ne se referme pas sur un tout-seul. Le désir de
Dieu prend la forme du manque, manque que la femme personnifie. Si on reprend cette idée de
Lacan que la métaphore est le véhicule du désir, et que le rêve est la réalisation d’un désir, alors la
femme occupe magistralement la place du désir de Dieu réalisé. Autrement dit, là où la Tradition
n’a eu de cesse de minimiser le rôle de la femme ou de la maudire, notre lecture du récit « comme
un rêve » lui a donné une autre place. Ce choix méthodologique nous a permis de tenir compte du
fait que, pour la psychanalyse, le rêve comporte la réalisation d’un désir, et ainsi lire autrement la
femme du récit, et, à partir d’elle, le désir de Dieu. En effet, dans notre perspective, la femme
accomplit le désir de Dieu en devenant celle par qui le fini s’ouvre à l’in-fini comme trace du
devenir, à la manière de l’hébreu comme langue qui inscrit l’avenir sur le mode de l’im-parfait,
encore en devenir668. Mais n’est-ce pas précisément le nom de Dieu, qui se définit lui-même comme
toujours manquant parce que toujours en devenir : « Je vais devenir qui je deviendrai »669 ?
qui peut remonter jusqu’à la gorge. Pour le faire redescendre, on fait respirer à la femme des vapeurs nauséabondes
ou on la suspend par les pieds. Son appétit sexuel est insatiable. Seule la copulation avec le diable peut parvenir à
satisfaire cette sorcière. De ce commerce avec les démons vont découler les premières menstruations dues à la
morsure d’un animal surnaturel. Ce sang ne peut être qu’impur et maléfique. La femme menstruée, véritable
nuisance, amène dans son sillage quantité de calamités. Sur son passage, les animaux meurent, les récoltes se
dessèchent, le vin devient aigre, les chiens enragés, les fruits tombent des arbres, les miroirs s’obscurcissent, la
nourriture se transforme en poison, la chasse, la pêche, les expéditions guerrières sont vouées à l’échec, les hommes
enfin à son contact s’affaiblissent et succombent. D’un côté un monstre dévorant, de l’autre une sorcière à la
sexualité animale, sauvage, au sexe terrifiant ». Anne-Marie Pons, « Des femmes, je ne sais rien… », Filigrane 12/1,
2003, 107-118, p. 111-112, https://spip.teluq.ca/filigrane/squelettes/docs/vol12_no1_printemps/8_PONS.pdf
(15/1/2020).
668
Conformément à l’hébreu, qui appelle inaccompli ou imparfait le temps du présent/futur, parce que précisément le
futur est ce qui reste à faire, par opposition au parfait, nécessairement fini, terminé, mort. Tant qu’il y a du
mouvement, du possible, on est dans l’inaccompli, dans l’im-parfait. À noter qu’on trouve en anglais le « perfect »
comme temps indiquant le passé, ce qui est fini.
669
Robert David en arrive à cette traduction en suivant de très près la construction des verbes utilisés en Ex. 3:14.
Cette traduction met en valeur le fait que Dieu ne s’énonce qu’à l’im-parfait, sur le mode du devenir qui n’en finit
pas de ne pas finir (Robert David, « L’analyse syntaxique, outil pour la traduction biblique : le cas des cohortatifs »,
R. David et M. Jinbachian (dir.), Traduire la Bible hébraïque. De la Septante à la nouvelle Bible Segond, Montréal,
Médiaspaul, 2005, 275-318, p. 317.
277
En tant que manque, mais aussi en tant que sujet désirant, Ève représente ce qui déborde, ce
qui est en devenir, et dont on ne peut que mi-dire car elle n’est pas-toute encore écrite. En cela,
Ève représente ce dont Lacan parle quand il avance que le mystique et la femme se situent tous les
deux sur le versant de l’Autre jouissance. L’Autre jouissance est le creuset du « pur amour » qui,
comme le rappelle Laure Thibaudeau, ne saurait en aucun cas signifier la réciprocité, pas plus que,
pour Lacan, il pourrait être synonyme de complémentarité. S’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est
en ceci qu’il y a, dans la notion de pur amour, l’idée d’avoir à
affronter l’éventualité que Dieu, ou l’Autre, puisse causer sa perte ou lui refuser le salut. Peu
importe finalement que l’on soit assuré ou non d’une présence et de réciprocité. Il apparaît
ainsi que ce n’est pas le lien qui pare à la perte, mais au contraire que c’est la perte qui fonde
la possibilité du lien.670
La femme du récit aurait ainsi ceci en commun avec les mystiques d’avoir cette disposition d’un
amour qui « revendique son accomplissement dans la perte de soi, qui est sans retour »671 : toujours
en devenir, jamais complète, jamais refermée, parce que, dans ce mouvement, la complétude rate
toujours. C’est aussi ce que souligne Lacan lorsqu’il situe l’amour du côté de l’Autre jouissance,
en le définissant par la formule suivante : « Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que ce
n’est pas ça »672. Ce n’est jamais cela, et c’est bien comme cela, car cela empêche que cela se
referme. Ce mouvement, tel que nous l’avons cerné, n’est pas étranger à l’Ève de Milton, dont
l’amour est lié au manque et au désir673.
7.3.2 Le corps féminin comme faille : entre fascination et horreur
À ce stade, il importe de souligner que la faille féminine ne relève pas uniquement du registre
du discursif. C’est dans son corps que la femme fait faille : c’est dans son corps qu’elle porte un
trou qui ne peut se refermer, ni sur commande ni par la volonté. Si le trou est inscrit dans son corps,
c’est aussi par son corps que la femme dé-borde des cadres qui croyaient la soumettre. En effet,
notre parcours a permis de montrer que la femme du récit ne se contente pas d’être un objet passif
670
Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 60.
Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 60.
672
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 142.
673
Voir notre chapitre 4, le point 4.7.2.
671
278
créé par Dieu, pas plus qu’elle ne se place en objet que le serpent ou l’homme possèderait. Sa place
dans le récit est d’induire le manque. La femme exerce cet effet de manque en n’étant jamais là où
on l’attendrait a priori, en agissant là où il ne faudrait pas, soit dans le champ du hors-norme. En
cela, la femme représente ce désir « encore et en-corps »674, selon un mouvement qui se répète, qui
a donc trait à la jouissance, mais qui se joue au plus intime de son corps, au lieu de cette « faille
d’où dans l’Autre part la demande d’amour » 675 . Ainsi, la femme, en tant que métaphore du
manque, mais aussi en tant que corps, oblige à se poser la question de la différence sexuelle
originelle, et plus spécifiquement encore de la différence dans l’acte sexuel. À cet égard, Gn 3
montre que la transgression de l’interdit a eu un effet immédiat, puisqu’aussitôt « leurs yeux à tous
deux s’ouvrent ; ils se savent nus » (Gn 3:7). La transgression, appelée péché dans la tradition
chrétienne, provoque la prise de conscience de la différence sexuelle, de ces corps semblables et
différents produits à partir de l’universel masculin. Ainsi, si nous avons montré l’importance du
langage dans la question de l’humain et de la femme comme parlêtres, notre relecture montre aussi
que le manque dont Ève est la métaphore n’est pas sans faire écho au fait que c’est dans son corps
comme dans sa parole que la femme apparait comme trouée.
Cette précision est importante si on se rappelle que la femme, corps créé troué, est voulue
par Dieu : elle est celle qui permet d’introduire le manque dans l’Éden. C’est un trou, une faille qui
ne peut se refermer. C’est aussi ce que souligne Marie Cardinal, quand elle dit que le corps de la
femme est un corps troué qui ne peut pas se refermer, et c’est ce qui la rend vulnérable. Mais elle
ajoute que c’est aussi de ce lieu « trou », de ce creux que la vie peut jaillir. Le corps d’une femme,
constitué d’une béance, devient alors à la fois un lieu fascinant et inquiétant.
Nous sommes trouées et ce trou est une terrible faiblesse. Il nous rend vulnérables.
Quiconque connait l’existence de ce passage non défendu sait, dès lors, qu’il peut l’emprunter
sans risque. Aucun muscle, aucune porte, aucun sphincter, aucun cartilage, aucun labyrinthe
ne défend l’accès du centre de notre corps. Entrer dans ce couloir équivaut à atteindre ce qui
674
675
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 12-13.
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 12.
279
est au-delà de la mort, c’est, dans un éblouissement, être maître de la vie ; car l’essentiel se
passe là, au bout de la voille676, dans le plus profond de la femme.677
Porter attention à cette dimension permet de constater que le trou qui marque le corps de la femme
n’existe pas seul : les femmes vivent leur corps comme troué par le regard des hommes. Car c’est
à partir de cette faille que des hommes ont pu aborder la femme en tant que corps manquant, corps
manqué, corps vulnérable, corps fragile, corps accessible, corps à posséder. C’est la faille inscrite
dans le corps qui a permis au regard des hommes et à leurs paroles d’hommes de regarder la femme
comme un être impur, abject. Marie Cardinal l’a bien saisi, ce qui l’amène à affirmer qu’en
condamnant la femme à cause de sa béance, de son corps à la fois issu et différent du masculin, des
hommes ont scellé la condition et le destin tragique d’un corps tout à la fois merveilleux et abject,
étranger et familier :
C’est par cette béance qu’on nous a asservies, par elle qu’on nous a définies. Cette définition
et cet asservissement sont les viols de notre esprit et de notre corps, acceptés depuis la nuit
des temps. […] Nous avons pris l’habitude de subir. Nous ne savons même plus que nous
subissons. Les hommes aussi ont oublié que nous subissons.678
Cardinal vient nous rappeler que la femme s’éprouve trouée : elle se vit béance, mais elle se vit
aussi percée et transpercée par le regard des hommes qui voient son corps à la fois comme fascinant
et repoussant.
Du côté du fascinant, Delphine Horvilleur rappelle que, dans le monde religieux, « la femme
est souvent tenue à distance, mais le féminin, lui, est souvent revendiqué »679. Elle donne comme
exemple que, pour certains juifs, l’alliance avec Dieu se fait par une marque du féminin dans le
corps : la membrane enlevée lors de la circoncision signifie une féminisation partielle du corps,
une « déficience pensée comme radicalement féminine »680. Cette coupure en forme de faille inscrit
676
« La voille » est le mot que Marie Cardinal utilise pour parler du vagin : « La béance. L’ouverte. La nuite. La
nuine… Quel mot fera exister mon con ? Quel mot exprimera son active et sombre inertie ? […] Sente. Ravine.
Voille, Tronce… Pour dire le chemin carmin du plaisir, de l’enfant ». Marie Cardinal, Autrement dit, p. 98.
677
Marie Cardinal, Autrement dit, p. 134
678
Marie Cardinal Autrement dit, p. 135
679
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 135.
680
Elle souligne que d’autres, au contraire, estiment que découvrir entièrement l’organe mâle lui permet de devenir
entièrement externe, donc mâle sans ambiguïté (Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 141).
280
une béance sur le corps de l’homme au lieu de son propre attribut sexuel, béance qui unit l’homme
juif à son Dieu. Ici, c’est bien la fascination de cette béance, creuset de l’alliance, qui est mise en
avant et recherchée dans la relation de l’homme à Dieu. Ainsi, quand les hommes s’identifient au
féminin dans leur recherche de Dieu, c’est en passant par la béance d’une chair ouverte, offerte.
Que ce soit via la coupure ou en se faisant réceptacle au service de l’Époux Christ, le corps de la
femme devient un lieu recherché en cela qu’il permet de se rapprocher de Dieu : « les hommes
lisent et étudient constamment des textes qui font d’eux les femmes de Dieu »681.
Si la béance féminine sert de trace sur le corps de certains hommes pour dire leur relation à
Dieu, le corps percé de la femme est aussi ce qui suscite leur mépris. À cet égard, notre relecture
des auteurs de la Tradition montre que ce mépris n’est pas sans lien avec la vulnérabilité dont
témoigne la béance inscrite dans le corps des femmes. Des hommes disent que c’est parce que la
femme est vulnérable que le serpent a pu user du charme de sa parole, qu’elle se laisse aller au
désir qui l’anime et qui fait chuter l’adam. Or, cette vulnérabilité féminine, dont ont abondamment
discuté les hommes de la Tradition, n’est pas une dimension proprement féminine. Selon notre axe
de relecture, cette dimension concerne le manque et donc le désir, ce qu’Augustin par exemple a
parfaitement perçu682. Mais il n’en demeure pas moins que, si le désir n’est pas une dimension
proprement féminine, dans Gn 3 c’est par la création de la femme, par son échange de parole avec
le serpent, par la force de son désir et par son acte que l’interdit a été franchi. La faille de la femme
vient évoquer la vulnérabilité humaine face au désir qui nous constitue comme sujet. Ainsi, Ève ne
fait pas simplement qu’évoquer la vulnérabilité désirante, elle la représente. Et ce manque de
contrôle de la volonté consciente devant ce désir venu d’ailleurs, Horvilleur estime qu’il est perçu
« comme un signe de vulnérabilité, une caractéristique identifiée au féminin »683. Incidemment, le
genre féminin devient symboliquement le référent identitaire de toute personne dans un état
d’aliénation, de dépendance, physique ou statutaire, y compris de ses passions, quel que soit son
681
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 135
Voir notre chapitre 2, fin du point 2.1,2.
683
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 163.
682
281
sexe. Cela remonte à loin, puisqu’on retrouve cette idée chez Aristote, pour qui le manque de
contrôle est un signe de vulnérabilité, et donc nécessairement une caractéristique du féminin684.
On le voit, la vulnérabilité désirante est perçue comme une faille insoutenable, faille à
laquelle le sujet femme ne cesse pourtant pas d’être confronté, et ce de trois façons : elle est le
manque voulu par Dieu, elle est le manque inscrit dans son corps qui l’aliène, et elle est le manque
qui l’aliène au langage venu de l’Autre685. Cette triple inscription du manque marqué au lieu même
du personnage femme dans le récit de Gn 3 nous permet de soutenir l’hypothèse de la femme
métaphore du sujet désirant. Elle devient la représentation du vulnérable, de ce qui se laisse
déborder par le désir et qui peut ouvrir des chemins hors normes. La dire ainsi, c’est cerner quelque
chose du sujet femme désirant qui apparait aussi inquiétant que familier. Contrôler, dominer les
femmes, dans leurs corps, leurs vêtements ou leurs rôles, constitue autant de signes indiquant que
les hommes cherchent à se protéger contre le désir qu’elles provoquent et qu’elles représentent.
Horvilleur estime qu’il s’agit pour les hommes de se prémunir de leur vulnérabilité qui les ferait
entrer dans la « catégorie du féminin »686. Elle rappelle ainsi que, si « le mâle » se définit comme
celui qui est libre et indépendant, c’est essentiellement vis-à-vis de ses pulsions et de ses passions,
une définition qui « dresse en creux la vision d’un féminin dont l’une des caractéristiques serait la
dépendance à son désir, et la soumission à ses penchants »687. Métaphoriquement, dominer les
femmes revient alors pour les hommes à dominer leur propre vulnérabilité, et éviter autant que
684
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 163.
À ce sujet, Horvilleur note que la langue hébraïque souligne aussi à sa façon les caractéristiques de cette faille
inscrite sur le corps de l’homme. Ce trou dont Horvilleur rappelle que c’est aussi « le trou de sens, le trou de peau, le
trou de signifiant, le trou de mémoire, etc. Tout cela relève étymologiquement de la racine nekeva ». Delphine
Horvilleur, « La lettre féminise », La cause du désir 104/1, 2020, 101-105, https://www.cairn.info/revue-la-cause-dudesir-2020-1-page-101.htm (1/3/2020). Horvilleur rappelle aussi qu’en Gn 1, « l’humanité est créée zachar ou
neveka. La plupart des traductions de la Bible traduisent ainsi ce verset : l’humanité est créée masculine et féminine.
Or zachar et neveka en hébreu signifient autre chose. Zachar vient d’une racine zachor qui signifie littéralement la
mémoire. Nekeva, vient de la racine nakav qui signifie oblitéré, troué. Au commencement, […| Dieu n’a pas créé le
monde homme et femme, masculin ou féminin. L’humanité est créée « mémoire et trou de mémoire », « souvenir et
amnésie. Telle est l’image de dieu qui est la nôtre, celle dont nous pouvons nous souvenir ou mieux : ne surtout pas
oublier de ne pas l’oublier ». Delphine Horvilleur, Souviens-toi de m’oublier : le trou de mémoire comme condition
de la mémoire, Colloque Gypsy, 8 décembre 2017 (http://www.gypsy-colloque.com/articles/conference-du-rabbindelphine-horvilleur/ (10/3/2021).
686
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p.164.
687
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 162.
685
282
possible d’y être confronté. D’où la prière juive : « Béni sois tu, Ô mon dieu, de ne pas m’avoir fait
naitre femme »688, qui fait écho à la prière de Platon qui remercie les dieux d’être né « humain et
non animal, homme et non femme, grec et non barbare »689. Ainsi, sous couvert de ce qu’il ne
faudrait pas laisser se déployer, soit le désir issu de ce manque qu’il faudrait combler pour mieux
le contrôler, on fait de la femme ce dont il faut se méfier. À force d’être regardée avec méfiance,
la femme en vient à signifier sous le regard des hommes un danger qui échappe et déborde parce
que hors-contrôle.
Marie Cardinal résume parfaitement ce sentiment d’inquiétude que suscite la femme. Le
corps d’une femme, au lieu de sa faille interne, représente ce qui ne se contrôle pas. Le corps d’une
femme, c’est aussi un trou d’où le sang s’écoule sans que sa volonté n’y puisse rien690. Le corps
d’une femme, c’est un corps qu’on peut pénétrer sans que la volonté de son esprit ou de son corps
puisse refermer la béance pour s’y opposer. Le corps d’une femme, c’est enfin, par le passage laissé
ouvert par la béance, un corps en creux où la vie peut grandir, parfois même contre sa volonté,
parfois même à son insu. C’est aussi la conclusion à laquelle arrive Gabrielle Saïd. Pour elle, c’est
précisément ce qui fait que son corps fascine autant qu’il est perçu comme inquiétant, dangereux,
terrifiant même :
Depuis la nuit des temps peut-être, le sexe féminin attire et terrifie les hommes, non parce
qu’il est en soi attirant et terrifiant, mais parce que les hommes y ont projeté maintes visions
fantasmatiques, parce qu’ils ont vu en lui la chose impossible à voir, parce que le sexe féminin
demeure un grand trou noir, le grand trou noir de la création, face cachée du monde, voilée à
688
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 169 citant Liliane Vana, « Béni sois-tu… qui ne m’as pas fait femme »,
Revue Tzafon 60, 2010, 93-129, p. 101.
689
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 169, citant Liliane Vana, « Béni sois-tu… », p. 101.
690
Anne-Marie Pons rappelle aussi que c’est à cause du sang que les femmes suscitent l’inquiétude. Faire couler le
sang renvoie à un pouvoir de vie et de mort. Ainsi les bourreaux et les guerriers, « comme les femmes, ils doivent se
soumettre à de longs rituels de purification. Derrière le tabou du sang se cache donc la crainte inspirée par les forces
obscures de la vie et de la mort. Que les femmes menstruées ou qui viennent d’accoucher soient à ce point
dangereuses renvoie à l’époque lointaine où, dans la compréhension qu’en avaient les êtres humains, la femme seule
décidait de procréer. Soit elle retenait son sang pour en faire un enfant, soit elle le laissait couler, ce qui à toutes fins
pratiques était associé à un meurtre ». Anne-Marie Pons, « Des femmes je ne sais rien », p. 113.
283
jamais au regard. En ce sexe est enfoui un lieu abscons, non seulement abstrus,691 mais dont
la traversée, la pénétration, au sens physique et intellectuel, s’avère périlleuse.692
7.3.3 L’effet de la faille sur le sujet femme
Le corps de la femme est ainsi le lieu de l’Autre, en cela qu’il est transpercé par le regard de
l’autre masculin qui y projette ses propres peurs fantasmatiques. Il se présente de manière
universelle comme le lieu à partir duquel la vie advient : la vie de chaque homme et de chaque
femme. Mais c’est peut-être précisément en raison de cette part d’universel que le corps de la
femme est aussi un corps parlé par l’autre au lieu de l’Autre. Comment une femme vit-elle
singulièrement, subjectivement le fait de porter en elle la faille de l’humanité ? Cette question
n’appelle pas une réponse unique. C’est peut-être aussi pour cela qu’à la question posée par les
hommes – que veut une femme ? – même une femme peut aussi avoir de la difficulté à répondre.
Car l’effet que le corps des femmes a sur les hommes n’est pas indifférent à la construction
identitaire des femmes dont elles-mêmes ne peuvent que mi-dire.
Il y a dans la parole féminine un hiatus qui sourd, qui s’infiltre à l’intérieur de l’instance du
discours et rend le je ou la voix suspecte. Si cette dernière est la source de son propre discours,
c’est qu’elle parle d’elle-même en elle-même, et une femme qui parle de la femme qui parle
se retrouve soudain la voix brisée, la langue coupée, le corps emmuré. Soudain sa parole qui
s’élance aux quatre coins du globe se voit refoulée, le cercle se restreint, son corps l’enchaîne,
la communautarise, la minorise. Elle n’a pas voix à l’universel. Pour atteindre cet universel,
elle doit se décentrer, se dé-sourcer, se dés-identifier, et plus exactement s’homonimer. […]
Une femme qui parle de sexe, de son sexe, ne peut parler qu’en tant que femme, c’est-à-dire
partielle : fragment, débris, reste. C’est donc le sujet de l’énonciation lui-même qui est mis
en cause, car la question se pose, lui pose : d’où parle-t-elle ?693
Cela est d’autant plus vrai que, pour une femme, il en va chaque fois de son désir, de son
corps, de son être, de sa vie, de sa faille et de son manque inscrit dans son corps et dans le langage
pour la dire. Être femme, c’est vivre avec le fait que, de sa béance, tout peut surgir : la vie, l’amour,
691
Abstrus : obscur, incompréhensible.
Gabrielle Saïd, « Corps et désir : L’homme devant le sexe de son Origine (2/8) », Diacritik 4 avril 2017,
https://diacritik.com/2017/04/04/corps-et-desir-lhomme-devant-le-sexe-de-son-origine-28/ (15/5/2019).
693
Gabrielle Saïd, « Une femme qui parle de sexe : Nina Léger ou l’expérimentation sextuelle (Corps et désir 8/8) »,
Diacritik 18 janvier 2019, https://diacritik.com/2019/01/28/une-femme-qui-parle-de-sexe-nina-leger-oulexperimentation-sextuelle-corps-et-desir-8-8/ (15/5/2019).
692
284
la violence, la tendresse, la haine, la mort. Notre relecture du sujet Ève lue comme sujet désirant
montre qu’à travers Ève, c’est l’histoire singulière d’une femme qui a su répondre de son désir.
Pour un sujet femme, le savoir-faire avec son désir implique, comme nous l’avons montré, de savoir
y faire avec la faille qui constitue chaque femme, une faille qui, comme le dit Marie Cardinal,
relève de l’intime du corps, mais aussi de l’intime du rapport à la parole, jusqu’à l’intime de son
être mère comme lieu de création subjectif et singulier, et non seulement objectif et universel.
7.4. Le trou de la honte : son effet sur la femme
Le récit de Gn 3 montre qu’Ève, comme chaque femme, s’expérimente comme sujet à partir
de la faille qui la constitue. C’est-à-dire que chacune se vit et s’énonce comme sujet marqué par le
manque et la béance, à la fois dans son être, dans sa subjectivité et dans son corps. Suivant cet axe
de relecture, le récit de Gn 3, et plus encore les réceptions du récit, amène à réfléchir à l’effet des
discours qui portent non seulement sur la femme, mais aussi sur la béance qu’elle représente, la
faille humaine désirante. Or, ce qui surgit du manque qu’elle représente et que son corps met en
scène, c’est le ravage de la honte : honte de la faille, honte d’un trou, d’une béance qui nécessite
d’être recouverte en-corps et encore de voiles. Or cette constante du recouvrement du corps des
femmes n’est pas étrangère à ce que le récit met en scène. Suivre de près le récit de Gn 3, qui relie
étroitement le désir à la honte, permet de dévoiler trois moyens par lesquels l’humain tente de se
préserver de la honte liée à la différence sexuelle. La pudeur est le premier moyen qui permet aux
humains de se préserver de la mise à nu de leur sexualité. Le second moyen, c’est la culpabilité,
une lecture qu’on trouvera répandue au fil des réceptions – et son contraire, qui implique de rejeter
la faute sur l’autre, ce que fait l’adam. Le troisième, c’est la responsabilité : c’est la réponse choisie
par la femme, qui assume son acte et en répond.
7.4.1 La honte : un effet de trou sans fond
La première occurrence du mot honte, étrangement, ce n’est pas en Gn 3 qu’on la trouve,
mais en Gn 2, où il apparait sous une forme négative :
Gn 2:25 Tous les deux sont nus, l’adam et sa femme, et ils n’ont pas honte l’un envers
l’autre.
285
C’est une fois le fruit de l’arbre interdit consommé que la honte surgit, donc en Gn 3, mais cette
fois sans être nommée comme telle :
Gn 3:7 Ils se connaissent alors nus. Ils cousent ensemble du feuillage de figuier et ils
s’[en] font des ceintures.
Le fait que la honte soit niée suppose une écriture après-coup, une écriture qui connait la honte. En
Gn 2, Adam et Ève ne connaissent pas la honte parce qu’elle apparait en Gn 3 comme l’effet, la
conséquence d’un désir mis en acte et d’une jouissance réalisée. C’est donc la honte qui donne le
signal de la jouissance réalisée. Dans le récit, la honte est présentée comme un affect lié au regard
investi d’un savoir. Le « ça-voir nu » devient la marque de la honte, en signalant simultanément
que le désir accompli n’est pas sans effet. En effet, après avoir mangé de l’arbre, ils se découvrent
nus, et se font des ceintures de feuillage (Gn3-7). Pour cacher quoi ? Leurs corps nus à la vue de
l’autre. C’est la vue de la nudité en tant que connaissance qui permet aux lecteurs de saisir de
manière rétroactive la portée d’une nudité qui parait insignifiante, innocente, en Gn 2:25. C’est une
fois qu’on a éprouvé la morsure du désir en acte et de la jouissance réalisée qu’on peut imaginer,
fantasmer un temps ancestral où la honte de la nudité n’aurait pas existé. Ainsi, préciser qu’ils n’ont
« pas-honte » fait exister cet affect sur le mode du « pas encore » et non d’une absence. Parler du
« pas-honte » montre que la honte n’a pas de contraire, tout en jouant le rôle d’un révélateur dans
l’après-coup. L’illusion est de croire que l’on peut y échapper : le récit nous apprend que le sujet
ne peut échapper au ravage de la honte.
Pour Thierry de Saussure, qui reprend la position de Janin et de Beetschen notamment,
la honte est probablement le premier affect organisateur de la psyché humaine. Si j’emploie
ainsi le terme d’« organisateur », c’est pour souligner que je considère la honte comme un
affect dont le poids est déterminant dans l’hominisation. Présent au début de la vie psychique,
il l’est aussi à l’origine de l’humanité, telle que les évoquent nos grands récits mythiques ;
qu’on se rappelle la Genèse, le récit biblique des premiers temps, dans lequel connaissance,
nudité, honte sont intimement liées.694
694
Claude Janin, « Pour une théorie psychanalytique de la honte… ».
286
La honte, c’est donc un affect ressenti devant un événement soudain qui provoque « l’angoisse de
l’effondrement des repères et, à la limite, du rejet du monde humain. Elle ne protège de rien. Elle
est la catastrophe même » 695 . C’est un ravage dont l’effet est désintégrateur par sa fonction
désocialisante et déstructurante, en excluant le sujet qui l’éprouve du groupe auquel il appartient696.
Le récit de Gn 3 place ainsi la honte face à la vulnérabilité que provoque le désir, une vulnérabilité
qui fait partie intrinsèque de la psyché humaine subjective. Dans le récit, la honte est l’effet du
drame de découvrir sa vulnérabilité et la mise à nu de l’impossible un : la honte vient dire que la
différence sexuelle est là, irrémédiablement. Ce faisant, la honte devient la trace du ratage du désir,
et la réalisation en acte de la jouissance697. La honte signe à la fois la tromperie et un désir réalisé,
mais un désir qui a raté quant à son but en se perdant dans les affres de la jouissance : l’adam et
Ève ne découvrent pas la connaissance du tout, mais la nudité toute nue – la différence sexuelle.
Ce qu’ils découvrent et qu’ils ne savaient pas, ce à quoi ils seront confrontés désormais, c’est la
différence sexuelle. Ils seront aussi confrontés à la question de l’être et de l’avoir.
Leur ça-voir, c’est de se découvrir nus. Leur savoir est de découvrir ce qu’elle n’a pas et ce
qu’elle n’est pas. En découvrant la différence – nécessairement sexuelle –, elle se découvre en
même temps sous le regard de l’autre/Autre, dont le savoir-nu est la trace698. La honte marque ainsi
695
Il ajoute que la honte « tombe littéralement sur quelqu’un ». Serge Tisseron, « De la honte qui tue à la honte qui
sauve », Le coq Héron 184/1, 2006, 18-31, p. 19, https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2006-1-page-18.htm
(15/1/2020).
696
Serge Tisseron avance même que l’exclusion peut aller au point de se retrouver dans le groupe du non humain.
Être banni signifiait être plongé dans la honte, et ses proches avec soi. Le banni était déclaré étranger dans son propre
pays et devait prendre le chemin de l’exil. Être honteux, c’est aussi éprouver l’angoisse de se sentir exclu du genre
humain. C’est pourquoi la honte est si difficile à reconnaître, même en son for intérieur. La honte s’impose à partir
de l’extérieur et vient faire effraction. Serge Tisseron, « De la honte qui tue à la honte qui sauve », p. 4. D’aucuns
parlent de « raptus de la honte » pour signifier son aspect dévastateur qui opère un rapt du sujet. Voir Claude Janin,
« Pour une théorie psychanalytique de la honte… », p. 1670-7, et Jean Guillaumin, « La honte, la culpabilité et le
statut du tiers entre affect et représentation », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1593-1597,
https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2003-5-page-1593.htm (15/1/2020). La honte dévastatrice
s’articulerait en termes d’activité ou de passivité, de vide ou de plénitude, de présence ou d’absence, d’amour et de
haine, et, plus profond encore, d’être et de non-être, de vie et de mort.
697
« La vie quotidienne et sa psychopathologie ne montrent-elles pas régulièrement que nos déceptions s’attachent à
nos souhaits les plus vifs ? ». André Beetschen, « L’accomplissement et l’atteinte », Revue française de
psychanalyse 67/5, 2003, 1455-1527, p. 1472, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2003-5-page1455.htm (15/1/2020).
698
Sur la question de la nudité et du vêtement sur son versant théologique, nous renvoyons à l’article d’André
Guindon, « Pour une éthique du vêtement ou de la nudité », Laval théologique et philosophique 50/3, 1994, 555-574,
287
l’effondrement sur lequel se fonde le sujet, confronté à la force du désir dans le regard de l’Autre,
qui peut prendre les traits de Dieu, du serpent, comme du lecteur. Mais, si on suit Houziaux, la
honte signerait aussi le fait « de jouir de ce qui ne vous appartient pas »699, que Tisseron et Saussure
définissent comme le fait de s’approprier la toute-puissance de Dieu en refusant une condition
humaine qui nécessite la différence et la réciprocité700. Pour Janin, la honte se nicherait plutôt dans
le fait de vouloir « faire comme si », ou « être comme »701. Dans le récit, la femme veut du fruit
parce que le serpent lui dit qu’elle sera « comme dieu », un dieu sans majuscule, un dieu de paille,
un dieu illusoire. Cela, elle ne le sait pas, mais elle le découvre. Ce n’est donc pas seulement la
jouissance, mais aussi le ratage du désir par rapport à son but qui provoque une honte dont
l’insoutenable dévoile un intime qui doit le rester. La honte est le premier effet du ratage du désir,
la marque d’une jouissance taboue, vue par et dans le regard de l’autre, qui touche à la fois l’intime
et le social, auquel nul ne peut échapper. L’expression « ils se découvrent nus » vient donner le
signal d’une lecture rétrospective qui connote le lien étroit entre le désir et la jouissance. Il y a bien
à cet endroit un « j’ouïr du sens » qu’ils donnent à leur acte. Leur désir et leur agir ne produisent
pas l’effet escompté : cela ne se passe pas comme ils l’avaient « pré-vu », mais ce qui se passe leur
permet de « ça-voir » la différence qui les fonde manquants, ce qui est conforme à la volonté de
Dieu.
https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1994-v50-n3-ltp2150/400871ar.pdf (15/1/2020) : « Au Paradis, "la nudité suit la
chute". Avant celle-ci, il n’y avait qu’un non-vêtir, c’est-à-dire une nudité "inaperçue". Si la chute manifeste une
"corporéité nue [...] avec les signes du sexe", c’est qu’un changement métaphysique venait de s’opérer. Le corps
n’existait plus revêtu de la gloire divine. Dépouillé de cet habit paradisiaque, le "nu du pur corporel" est sans
noblesse. Il dut être couvert de feuilles de figuier puis de tuniques de peau. "On tient cachée la corruption, et l’on
jette un voile sur la pourriture". Ces vêtements fabriqués rendent à l’homme sa dignité. Sans eux, il est incomplet
puisque l’homme a été créé pour recevoir un habit surnaturel de grâce ». Ici, André Guindon fait référence à Erik
Peterson, Pour une théologie du vêtement, Lyon, Éditions de l’Abeille, 1943, p. 5-6.
699
Alain Houziaux, Ces péchés capitaux… si capiteux, Paris, Desclée de Brouwer, 2011, Chapitre 1 ; ou encore, du
même auteur, « La découverte de la différence entre le bien et le mal », dans Le mythe d’Adam et Ève.
700
Thierry de Saussure, « Un mythe originaire de la honte : Adam et Ève », Revue française de psychanalyse 67/5,
2003, 1849-1854, p. 1851, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2003-5-page-1849.htm
(15/1/2020).
701
Claude Janin, « Pour une théorie psychanalytique de la honte… », p. 79 ; Thierry de Saussure, « Un mythe
originaire de la honte… », p. 1853.
288
7.4.2 La pudeur dans le texte comme révélateur que du sexuel est en jeu
Face au ravage de la honte, la réaction d’Adam et Ève est de se faire des ceintures pour
couvrir leur nudité nouvellement visible. En masquant l’attribut sexuel qui révélait la différence
sexuelle, ils ont recouvert ce qui était insoutenable au regard. C’est un geste de pudeur, un geste
qui, si l’on en croit Tisseron, relève d’un désir de ne pas montrer. En cela, la pudeur ne s’oppose
pas à la honte, mais à l’impudeur. Cet affect fait partie de l’arsenal humain pour se défendre et faire
face à la catastrophe de la honte.
Ce qui caractérise la pudeur, c’est donc la crainte d’être victime d’une agression. Elle est
inséparable du désir de nous protéger, alors que le sentiment de honte témoigne du fait que
nos défenses ont été « enfoncées », et que le regard honnisseur de l’autre a pénétré jusqu’au
fond de nous. La pudeur ne saurait donc être considérée comme une forme mineure de la
honte. Elle est en fait une protection contre un désir, celui de se montrer.702
Ainsi, face au risque de sombrer dans l’abîme qu’ouvre la honte, la pudeur permet de gérer la
distance que la différence sexuelle organise entre l’être et le monde, tout en s’en protégeant. Le
mouvement vise à récupérer un peu de ce qui a été englouti dans la honte, à sortir de cet
effondrement en se prémunissant du regard de l’autre. Ce n’est donc pas par hasard si le sexe
devient le lieu par excellence de la représentation de l’intime – par définition vulnérable. La pudeur
vise à se cacher de ce regard « honnisseur » à la fois intérieur et extérieur qui est issu du lieu de
l’Autre. C’est dans l’après-coup de la connaissance de la différence sexuelle acquise que se
développe la conscience du manque et cette vulnérabilité intime.
En les vêtant, Dieu redouble le mouvement de recouvrement. Il entend leur honte. Il voit leur
honte et il sait qu’il doit les protéger de ce nouveau savoir qui les a changés à jamais. En mangeant
l’arbre de la connaissance, ils sont devenus des sachant-nus, des « connaissants »703 du pas-tout.
C’est bien ce que leur avait dit le serpent en Gn 3:5, mais sans tout dire, ou plutôt, sans leur dire
que la connaissance toute n’existe pas. La réaction de Dieu montre qu’il ne veut pas l’effondrement
des humains. Il ne les punit pas pour leur transgression. En revanche, Dieu, comme le rédacteur,
702
Serge Tisseron, « De la honte qui tue à la honte qui sauve », p. 19.
Gn 3:5 : « Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous deviendrez comme dieu, des
connaissants du bon et du mauvais ».
703
289
connaît notre réalité humaine : l’un et l’autre savent ce qui attend les humains marqués par la
finitude et la mort. Le désir de Dieu est de les « ça-voir » vivants, malgré une condition souffrante
de sachant-nus, et une condition qui n’est pas de l’ordre de la satisfaction pure que pourrait apporter
la complétude de l’unité. Dieu connait le manque : c’est pour cela qu’il offre aux humains
manquants un vêtement qui devient à la fois un moyen de protection contre la honte et le révélateur
de leur vulnérabilité, la marque de leur finitude et de leur humanité différenciée. Le vêtement signe
là l’impossible retour à un avant de complétude et d’unité qui ne peut exister que sous la forme
rétrospective du fantasme ou du rêve. Il est à la fois une résistance au regard, au toucher, et le
rappel d’une condition humaine limitée. En tant que tel, le vêtement offert par Dieu signe cette
pudeur nouvelle qui vient avec la honte, pudeur que Dieu conforte comme moyen de savoir-faire.
Le revêtement de peau vient cacher cet affect (dé)structurant qu’est la honte, en tant que marqueur
de jouissance qui permet de relancer le sujet désirant sur les chemins de sa propre mascarade704.
7.4.3 La culpabilité : la réponse de la Tradition face au ravage de la honte
Dans le récit de Gn 3, la honte a pour effet de faire surgir l’abîme, le risque d’effondrement,
le trou sans fond. Mais la honte issue du « ça-voir » agit aussi comme moteur d’une éthique
subjective qui permet au sujet de se situer à la frontière entre son être et son environnement, entre
la vie et la mort. Dans le récit, la honte est clairement nommée comme l’effet premier de la
transgression. Malgré tout, la Tradition a préféré déplacer la question de la honte : avec la doctrine
du péché originel, le christianisme a choisi de réduire la dimension de la honte à une affaire de
culpabilité dont seul le Christ, dans l’au-delà, peut nous sauver. En développant une lecture qui
prend davantage en compte la culpabilité, les réceptions ont opéré un déplacement qui n’est pas
anodin, si l’on en croit André Beetschen :
704
Autrement dit, de tromper son manque. Sur le concept de mascarade, on peut lire Jacques Lacan, les quatre
concepts…, p. 215-217, ou l’article de Jean-Michel Vivès, « La vocation du féminin », Cliniques
méditerranéennes 68/2 2003, 193-205, https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2003-2-page193.htm (15/1/2020).
290
le sentiment de culpabilité est d’une double nature : tantôt il humanise, tantôt il rend malade.
C’est dire qu’il représente particulièrement le conflit psychique, organisé par la pulsion, et
qu’il est à la fois mode de liaison et de contenance : honte et culpabilité.705
La culpabilité, précise Beetschen, a donc un rôle structurant pour les hommes qui ont relu le
récit sous l’angle du péché originel, puisqu’elle permettrait de se ressaisir face au gouffre de la
honte. Ainsi, se sentir coupable sans fin, sans fond, permettrait à un sujet d’éviter d’intégrer la
limite pourtant à l’origine de la honte. Mais le prix de la culpabilité n’est pas des moindres si l’on
en croit Freymann et Chouraqui. Car la culpabilité ne cesserait de rappeler brutalement au sujet
non seulement cette limite, mais aussi l’insoutenable auquel la honte renvoie706. En relisant la
réaction du couple comme s’il s’agissait d’un mouvement de culpabilité, la Tradition a pu certes
masquer la honte, mais en ouvrant la voie à une relecture sur le versant de la faute, de la perte du
paradis, et incidemment de la femme sur le versant de l’objet, au point de justifier d’en faire un
objet à sous-mettre. Balmary ou Saussure par exemple s’étonnent que le mot péché soit absent de
Gn 3, alors qu’il est présent dans les relectures de la Tradition707. N’est-ce pas précisément parce
que la culpabilité sert de camouflage ? Mais camoufler quoi, sinon un désir qui rend vulnérable ?
Soulignons aussi que, selon Thierry de Saussure, la culpabilité serait un moyen de contrôler
le désir du sujet, en essayant de le faire taire. De son point de vue, le christianisme, comme
civilisation de la culpabilité, témoignerait de la méfiance de la religion chrétienne vis-à-vis du désir
et de son sujet708. Pour sa part, Lucien Israël estime que le social impose que le désir soit honteux
dans la mesure où le désir de l’un ne fait que révéler à l’autre « sa propre insuffisance, son propre
705
André Beetschen, « L’accomplissement et l’atteinte », p. 1456.
Selon Freymann et Chouraqui, la honte signale au sujet « la dévalorisation soudaine de son image (son moi) ou de
celle d’un semblable (brutalement quelque chose se produit du côté de l’axe imaginaire qui constituait le support) en
découvrant son lien originaire à un objet immonde (l’objet a) et le pouss[e] à s’en désolidariser ». Jean-Richard
Freymann & Guy Chouraqui, « 2. La honte et son historique », p. 39, faisant référence à Roland Chemama et Bernard
Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 1998, p. 172. Les parenthèses sont des ajouts de
Freymann.
707
Thierry de Saussure, « Un mythe originaire de la honte… », p. 1850, et Marie Balmary, Abel ou la traversée de
l’Éden, p. 173.
708
Thierry de Saussure, « Un mythe originaire de la honte… », p. 1854.
706
291
manque, sa propre faille »709, sa propre vulnérabilité710. Si la honte est le révélateur d’un désir qui
ne peut ni ne doit plus se dire/vivre, la culpabilité vient bris-coller ce qui, sinon, serait perdu. La
culpabilité rend la honte, et incidemment le désir, supportable précisément en tant qu’on les
recouvre. Il nous semble alors que relire la honte sur le versant de la culpabilité apparait comme
moyen de récupérer un peu de ce qui parait perdu, le paradis, tout en essayant de contrôler le désir.
Mais ce n’est pas le seul effet de ce recouvrement. En entretenant l’illusion du paradis perdu,
du contrôle des passions, et de l’amour parfait, ce déplacement discursif découvre aussi que, pour
la Tradition, l’amour parfait serait la fusion avec l’Autre, le Un. Doit-on aller jusqu’à lire le désir
de faire un avec Dieu ? Bien qu’humain, un tel désir nous semble aller à l’encontre de la direction
à laquelle conduit le récit, qui insiste au contraire pour affirmer cet impossible, au point même de
mettre en scène un Dieu qui ne veut aucunement de l’unité désirée par les hommes. Dieu n’en veut
tellement pas, que c’est même précisément pour éviter cette force du désir de complétude que Dieu
crée la femme. Cet aspect du texte permet de montrer l’enjeu du manque pour une femme. Car la
Tradition montre, par sa posture, une certaine difficulté à accepter de déchirer l’illusion de l’un,
avec la conséquence de mettre la femme, en tant que représentante du manque, au banc des accusés.
Ici, la réflexion de Beetschen est importante : pour lui, la honte sert de soubassement à la
culpabilité, que la haine déclenche711. Ainsi, l’avènement de la haine serait lié à la honte.
Poser la honte comme soubassement de la haine implique alors de questionner le lien entre
la haine et la femme puisque, dans Gn 3, c’est la femme qui est au cœur à la fois de la haine et de
la honte. Son geste déclenche la honte, et c’est elle qui porte la haine, comme le lui annonce Dieu :
Gn 3:14 « Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence.
Elle [sa semence] te broiera la tête, tandis que toi, tu lui broieras le talon ».
En donnant à la femme la tâche de porter la haine contre le serpent, Dieu lui fait porter incidemment
le poids de cette haine, une haine qui ne quittera plus les hommes, puisque ce sont ses fils qui
709
Lucien Israël, Le désir à l’œil, p. 60.
Pour Israël, la Verpönung/honnissement permet de cacher le désir, donc « ne pas paraître comme désirant, car être
reconnu comme désirant, c’est être reconnu en même temps comme vulnérable » (Lucien Israël, Le désir à l’œil
p. 60).
711
Voir André Beetschen, « L’accomplissement et l’atteinte », p. 1513.
710
292
continueront à la porter. Mais porter quoi : la haine de ne pas être un, la haine d’avoir à vivre avec
la faille ? En intériorisant le dommage de la transgression, en organisant ainsi une dette qui n’en
finit pas, la doctrine du péché originel n’aurait-elle pas désigné la femme comme la coupable : c’est
bien la faute à Ève712 ? La femme se trouve ainsi, incidemment, au cœur de la culpabilité que la
Tradition a développée. Car si, pour la Tradition, c’est la perte du paradis qui est au cœur de la
honte et de la culpabilité, on peut se demander dans quelle mesure la doctrine du péché originel
n’aurait pas invité le lecteur à répondre de cette perte et de cette haine. Porter la haine fait de la
femme un parfait bouc émissaire de cette haine, mais n’est-ce pas là encore une illusion de croire
qu’en faisant porter la haine à la femme, on s’en débarrasserait ? Le récit ne dit-il pas que ce sont
les fils qui ensuite la porteront ? Autrement dit, trop vouloir se débarrasser de la honte en la
recouvrant ne permet pas d’y échapper, mais juste de trouver un coupable : Ève, et avec elle, ses
filles.
7.4.4 La responsabilité comme réponse au réel de la honte
Le récit nous montre ainsi que le sujet parlant est pris avec l’Autre, son désir et la honte, et
que la honte est une dimension du sujet désirant. Pris avec la honte, le sujet doit se « bris-coller »
une posture subjective, recoller ensemble ce qui peut l’être pour tenter de sortir de l’abîme. Nous
avons montré que la pudeur est l’acte aussitôt posé par le premier couple et secondé par Dieu pour
revêtir la nudité. Nous avons aussi montré que la culpabilité sans fin et sans fond est, avec la
doctrine du péché originel, l’essentiel de la voie de relecture proposée par la tradition patriarcale
chrétienne. Notre propre analyse, parce qu’elle repose sur l’hypothèse d’un sujet femme désirant,
invite à réfléchir à une troisième voie, une voie éthique qui met en jeu la responsabilité subjective,
qui est précisément celle ouverte en Gn 3 par la femme manquante, sujet de son désir. Cette voie
est bien un choix de sujet, puisque l’adam refuse la responsabilité :
712
Beetschen rappelle le mot Schuld en allemand qui veut à la fois dire faute et culpabilité, mais aussi dette (André
Beetschen, « L’accomplissement et l’atteinte », p. 1460). C’est ce que soutient aussi Dominique Sigaud : « Les
femmes à qui on fait des violences se taisent, parce qu’elles ont honte de ce qu’on leur a fait » (Radio-Canada,
entretien avec Dominique Sigaud, « Être née fille est toujours une malédiction dans le monde ».
293
Gn 3:12 « La femme que tu as donnée à côté de moi, c’est elle qui m’a donné de l’arbre, et
j’[en] ai mangé ».
Non seulement l’adam nie sa responsabilité, mais il tente de s’en extraire en opérant à son tour un
déplacement qui lui permet de faire porter la faute d’abord sur la femme, et ensuite sur Dieu qui a
osé lui donner une telle femme ! L’adam se présente comme l’innocente victime, la belle âme qui
n’a rien à se reprocher713. La posture d’Ève est autre :
Gn 3:13 « Le serpent a fait en sorte que je me trompe, et j’[en] ai mangé ».
Au contraire de l’adam, la femme choisit la voie de la responsabilité, en assumant pleinement
son désir et sa part de sujet acteur dans l’acte de transgression714. Pour rappel, si nous postulons
qu’Ève choisit la voie de la responsabilité, c’est en tenant compte de la construction verbale
hébraïque. Le hiphil est une construction verbale à deux sujets : dans ce cas, le serpent et la femme.
Ils sont donc tous les deux sujets du verbe tromper : elle se trompe autant que le serpent la trompe.
Cette traduction est importante, car elle permet de signaler que le récit ne met pas uniquement en
scène la figure de l’Autre trompeur, ce que les traductions habituelles laissent entendre, comme le
fait la BJ par exemple : « C’est le serpent qui m’a séduite, et j’ai mangé ». En s’impliquant dans le
fait de se tromper, Ève reconnait son acte et son erreur. Elle prend sa part de responsabilité tout en
reconnaissant le rôle du serpent. Par la parole venue d’Ailleurs, par l’échange qu’elle a eu avec le
serpent, Ève s’est trompée au sens où elle s’est laissé gagner par l’illusion. En reconnaissant sa
responsabilité, la femme montre qu’elle a un recul et une capacité d’analyse de la situation. Or cette
posture qui émane de celle qui représente les femmes, les filles d’Ève. Ne démontre-t-elle pas une
capacité à répondre de son acte, une voie éthique pour un sujet-femme désirant ?
En répondant de son acte, Ève montre aussi qu’elle tire de son être-faille une force qu’on
retrouve chez ses filles, les femmes. Mais si l’adam représente les hommes, alors il montrerait ce
qui se passe quand des hommes trouvent cette faille insupportable, au point de la recouvrir sous la
713
La belle âme cherche en effet à préserver sa pureté. C’est un terme que Lacan a repris d’Hegel pour mieux cerner
en quoi la belle âme se désolidarise de son énonciation.
714
Sur la question de la responsabilité, on peut aussi voir le texte de Serge Baqué, Honte, culpabilité et
responsabilité, 18 juin 2015, http://www.chautard.info/2015/06/honte-culpabilite-et-responsabilite-par-serge-baquepretre-et-psychologue.html (5/2/2018).
294
faute et ultimement sous une culpabilité sans fin et sans fond. Or, on a vu que les femmes portent
la honte dont les hommes de la Tradition n’ont pas voulu, et qu’ils n’ont eu de cesse de déplacer
pour essayer de se protéger de la morsure de cette faille honteuse insoutenable. Au contraire, par
sa posture de sujet désirant, Ève se présente comme celle qui n’a pas cédé sur son désir : elle
l’assume jusque dans la honte qu’elle porte en creux. En ce sens, Ève ne représente-t-elle pas une
voie pour permettre aux femmes de savoir y faire avec leur manque, leur désir, leur jouissance et
cette honte associée à la différence sexuelle ? Il nous semble qu’avec Ève se trace une voie féminine
de savoir y faire avec le désir et la honte en écart de ce que des hommes veulent leur faire porter.
Ici, il ne s’agit plus tant de porter la honte sous couvert d’une culpabilité, que d’en répondre à partir
d’une posture de sujet désirant. Cette posture permet deux choses. Elle permet de sortir de « l’enferme-ment » de l’illusion du sans-limite lié à la perte, la convoitise et la culpabilité. Et elle dispense
de déplacer la faute sur l’Autre, ce qui a le plus souvent pour effet de sombrer dans la haine de
l’autre sexe.
En répondre relève d’une posture différente que de chercher à d’entretenir l’illusion, le
mensonge. Or le mensonge, si l’on suit Freud et Lacan, sert de révélateur de ce qui, de la vérité, ne
peut être dite toute. Dans le récit comme dans la Tradition, le ment-songe concerne le rapport à la
limite, dont la mort est la plus radicale. Avec son ment-songe, le serpent vient dire que le sujet
femme est pris par et dans le réel du manque à être, pris dans et par le langage qui ne peut pas la
dire entièrement, ni adéquatement. Et, en effet, la rencontre avec le serpent implique que le sujet
ne peut y échapper, seulement faire avec et en répondre au péril de sa vie. La posture d’Ève, celle
de l’adam comme celle de la Tradition, révèle l’enjeu de vie auquel est soumis le sujet aliéné au
manque qui le constitue comme sujet parlant. Et, dans le récit, il n’est plus étonnant que ce sujet
soit représenté sous les traits du personnage féminin. Dieu la voulait faille, et le récit montre que,
depuis, la femme n’en finit pas de se faire faille et de déborder la limite : elle continue à « a-border »
le lieu du manque, elle ne le ferme jamais.
7.5. Conclusion
Dans ce chapitre, nous avons montré que la femme, en tant que l’exception à la règle de
l’universel, ouvre une voie qui fait entrer du singulier, et plus particulièrement une faille qui crée
295
l’ouverture en la rendant in-refermable. La femme occupe une place manquante désirée par Dieu.
En effet, Dieu, dès la création de l’humain, ne veut pas que sa création soit enfermée dans l’Un.
Pour éviter cet enfer-me-ment, il faut de l’Autre, et il faut de l’Autre comme manquant. C’est donc
à partir de la femme comme métaphore du manque que peut surgir de l’Autre. La femme représente
ainsi l’exception qui fait faille/ouverture dans l’universel, mais aussi le lieu d’où la parole et du
désir peuvent surgir. C’est sur cette base que Gn 3 peut mettre en scène un serpent qui arrive de
nulle part pour mettre en jeu la parole, une femme qui devient sujet parlant sous-mise au désir, et
un sujet femme qui ne rentre pas-toute dans l’universel masculin. La femme, parce qu’elle est la
métaphore du manque, est ce qui fait ouverture, une faille insoutenable dans l’histoire des hommes,
une faille dont le corps percé fait peur autant qu’il fascine.
La métaphore de la boite de Pandore permet de montrer ce qui, de la femme, est désirable et
attirant, et qui, à ce titre, nécessite de ne pas l’ouvrir : c’est trop dangereux. Un peu comme la boite
de Pandore, la femme du récit représente dans la Tradition cet objet brillant et désirable que les
hommes voudraient contrôler par peur de sombrer sous le joug de leur désir. En posant la femme
comme sujet désirant, notre analyse du récit permet de montrer que le corps troué et manquant de
la femme vient redoubler cet insoutenable. C’est ce qui nous a aussi permis de mettre en relief que
c’est en tant que sujet désirant, être manquant, corps troué qui assume son manque à être, que la
femme ne cède pas sur son désir, comme le chapitre suivant le montrera plus amplement. En ce
sens, la femme du récit représente ce lieu de l’insoutenable faille, que le corps des femmes ne cesse
de rappeler. Mais le corps des femmes est aussi un lieu paradoxal, car il est aussi le lieu d’où la vie
peut surgir. Ainsi, précisément à cause de cette béance cachée au plus profond d’elle-même, la
femme exerce sur des hommes un pouvoir d’attraction qui oscille entre fascination et mépris. Or,
c’est à partir de ce regard, qui les voit comme inférieures, faibles, corps manquant, troué, manqué,
que les femmes ont eu à construire leur identité de femme, en portant une honte qui est celle dont
les hommes les couvrent.
Comme nous en avons discuté, cette honte se retrouve dans Gn 3 comme le résultat de la
jouissance interdite, précisément parce que la jouissance relève du plus intime du sujet. La honte
est l’effet direct du désir : lorsqu’il se transforme en-plus-de-jouir, son effet ravageur est à risque
d’anéantir le sujet. Face à cet effet de déréliction induit par la honte, qui met le sujet à risque
296
d’effondrement, nous avons montré qu’il existe trois façons d’y faire face. La pudeur permet de la
recouvrir : c’est ce que l’adam et la femme ont fait. C’est aussi ce que fait Dieu : son geste, qui les
couvre d’un vêtement, est un gage de bienveillance, un geste d’humanité, car il est inhumain de
laisser un être se noyer dans la honte. La seconde voie, celle de la culpabilité, nous avons montré
que c’est celle adoptée par les tenants de la Tradition inspirés par la doctrine du péché originel.
Nous avons pu mettre en évidence que la doctrine du péché originel a transformé la honte en
culpabilité. Pourquoi ? Pour mieux cacher ce qui, de l’intime du désir et de la femme, aurait pu être
pris en compte ? Suivre de près cette orientation permet de la rapprocher de la posture de l’adam.
En effet, comme nous l’avons montré, ce dernier se déclare d’emblée innocent de son acte. Mais
n’est-ce pas la posture d’un christianisme patriarcal et androcentrique qui, de façon affichée ou
l’air de rien, fait de la femme le bouc émissaire du drame humain ? Enfin, en suivant notre propre
analyse discursive et notre hypothèse d’une femme-sujet désirante, nous avons montré que la
posture de la femme du récit trace une troisième voie d’un savoir-faire face à la honte. Face au
surgissement du désir, de la jouissance et de la honte qui en résulte, nous avons montré qu’Ève se
place en sujet responsable : par sa parole, elle assume de répondre de son désir.
297
298
8
Ève : de l’effet-mère sur le sujet femme
[…] que ce soit à titre de filles, de
sœurs, de mères, de militantes,
d’intervenantes, de théoriciennes ou de
chercheures
féministes,
aucune
expérience plus que la maternité ne
rejoint, n’interpelle, ne remet en
question les choix de vie des femmes,
leurs rapports à la famille, à l’amour, à
l’affectivité, à la souffrance, au travail
et à la mort.
Francine Descarries-Bélanger
& Christine Corbeil715
8.0. Introduction
Notre première partie a mis en évidence que, dans la Tradition, la femme a été considérée
comme objet : objet de convoitise, objet à posséder, mais aussi objet qui cause le désir. Dans la
seconde partie, notre propre analyse textuelle a permis de montrer que le texte biblique met autre
chose en jeu qu’un rapport objectal : nous avons dit que la femme représente la métaphore du
manque, manque désiré par Dieu. Or, cette piste nous a conduite à montrer que le manque voulu
par Dieu constitue une dimension essentielle de la femme, au point qu’elle apparait, tant dans son
corps que dans le désir qui l’a fait naître, comme trouée, et comme ce qui cause du désir. Elle
apparait tellement trouée qu’à la fin du récit, le lecteur ne peut manquer de découvrir qu’Ève n’est
715
Francine Descarries-Bélanger et Christine Corbeil, « La maternité : un défi pour les féministes », Revue
internationale d’action communautaire 18/58, 1987, 141-152, p. 141, https://www.erudit.org/en/journals/riac/1987n18-riac02292/1034274ar.pdf (15/1/2020).
299
pas expulsée du jardin, contrairement à l’adam. Cette mise à l’écart, puisqu’on ne sait pas si elle
quitte le jardin, est redoublée par le fait qu’elle disparait totalement de la Bible dès la fin de Gn 4,
puis du récit des hommes qui ont lu le récit sur le versant du péché originel. Sa disparition nous
semble ainsi confirmer le fait qu’elle est la métaphore du manque : elle incarne ce qui fait trou, ce
qui échappe, ce qui reste à la marge. Même quand, en Gn 4, elle devient mère, son être-mère est
gommé : en Gn 5, Adam engendre tout seul.
Faire ressortir la figure de la femme comme la métaphore du manque, faire ressortir son sort
singulier sur le versant de ce qui manque, de ce qui fait trou, empêche certainement de la réduire à
un objet à mettre dessous, à posséder, à réduire à une fonction. Nous avons montré comment le fait
qu’elle soit métaphore du manque amène à la situer comme sujet et sujet désirant. À ce stade, il
reste à se demander si c’est en tant que sujet désirant que la femme a été et reste encore une énigme
pour bien des hommes. Car en travaillant la notion de sujet et de désir selon la logique de
l’inconscient qui les fonde, nous avons pu souligner que la lecture des rapports hommes-femmes
s’est faite exclusivement sous l’angle de la relation d’objet. Or c’est bien cette lecture orientée qui
a justifié, en l’organisant, le maintien des femmes dans une position de soumission en les plaçant
socialement et culturellement comme des objets à posséder et à contrôler. Nous avons aussi pu
souligner que la relation des hommes aux femmes-objets n’est pas sans provoquer un certain
vertige qui prend la forme d’une familière étrangeté, d’une inquiétante familiarité. Enfin, nous
avons pu montrer que, si la femme apparait comme corps à contrôler, ce n’est pas sans lien avec le
désir qu’elle suscite dans le regard de l’autre masculin. Ce mouvement fait surgir un troisième
terme, le phallus, dont le rôle signifiant est majeur, en tant qu’il est le représentant de l’illusion de
l’Un. Et c’est bien ce que montre le récit : quand Adam et Ève découvrent la différence des sexes,
ils se découvrent nus et perçoivent le manque que le corps de la femme incarne. L’effet est tel que
de honte ils se couvrent.
Prendre en compte le manque et la honte introduite par l’apparition du phallus – ce qui
manque à la femme – permet de mettre en évidence le passage de la relation homme-femme à une
relation plus complexe : c’est ce que la suite de Gn 3, que nous avons appelé l’épilogue, démontre.
En Gn 4, Ève échappe encore une fois à ce qui est attendu d’elle : on s’attendrait en effet à ce
qu’elle devienne la partenaire d’Adam et qu’il soit le père des enfants qu’ils auront eu ensemble.
300
Or le récit ne nous raconte pas cela. En déviant de cette trajectoire, en suivant son désir, Ève vient
sceller son sort, à tout le moins aux yeux des hommes, ce que nous prendrons le temps de déployer
dans ce chapitre. En se situant comme femme désirante face à sa maternité, elle incarne aussi aux
yeux des hommes la toute-puissance des sorcières et des forces obscures : celles qui refusent de
céder sur leur désir, pas plus qu’elles n’acceptent de céder aux désirs des hommes, celles qui
échappent aux hommes. En Gn 4, Ève n’est plus seulement un objet, ni un pur objet de satisfaction :
elle devient un objet désirable et craint. C’est donc réellement à partir du regard des hommes que
l’histoire des hommes et des femmes a pu se retrouver enfermée sur le versant de la relation d’objet,
dans une relation duelle creusée dans le sillon des bons principes et des besoins. Autre est notre
relecture discursive : elle permet de reconnaitre que la création d’Adam et Ève met en jeu le
manque voulu par Dieu, et de montrer que le récit tourne autour de cet enjeu. En reconnaissant à
Ève son rôle de personnage central, nous avons aussi pris un risque : celui de lui donner sa place
de sujet désirant. Ce faisant, nous avons pu mettre en évidence qu’elle ne cesse de déborder des
catégories de l’universel où l’on voudrait l’enfermer. Prendre une trajectoire, qui part d’Ève comme
métaphore du manque pour en arriver à la reconnaitre sujet parlant désirant, a mis en relief
comment sa façon d’être au monde vient faire brèche dans l’illusion de l’Un. Dans la foulée, cela
a permis de cerner ce qui l’amène à aborder la mort comme une dimension avec laquelle elle
n’hésite pas à jouer.
Les chapitres précédents, surtout le septième, ont permis d’interroger le rapport de la femme
à l’Un universel, en cernant davantage sa singularité subjective en lien avec le « pas-tout » et le
manque dont elle est la représentante. Ce chapitre se propose comme une ouverture destinée à
interroger le rapport de la femme à la limite de la vie. Il s’agira ici de se concentrer sur le sujet
désirant Ève, en interrogeant les effets de la trajectoire de son désir sur le rapport qu’elle entretient
avec son être femme, avec le monde et les objets du monde, avec la vie et la mort et, nécessairement
aussi, son rapport à la maternité. Le risque est grand d’aborder cette question, particulièrement dans
notre monde occidental qui a un rapport souvent binaire à la maternité. D’un côté, celle-ci est vue
comme un choix intime, personnel et privé, appartenant à la conscience individuelle d’une femme,
une à la fois. D’un autre, il est encore question de la maternité sur son versant collectif. La pression
sociale cherche encore à imposer ses vues aux femmes et leurs maternités : il s’agit collectivement
301
d’un enjeu de société. Or, si le développement des techniques scientifiques et le mouvement de
libération de la femme permettent à des femmes de croire qu’elles ne sont plus soumises comme
leurs ancêtres à la difficile question de la maternité, le récit rappelle que la dimension de la
maternité ne saurait se réduire à une fonction sociale ni à un intime individuel. Notre hypothèse et
notre relecture du récit nous amènent à reconnaitre que le récit de Gn 3 et les interprétations qui en
ont été faites mettent en scène la délicate question de la maternité comme dimension subjective
incontournable pour une femme. Le récit a cependant ceci de particulier qu’il présente l’expérience
de la maternité comme le lieu pour chaque femme d’une nouvelle faille : comment être à la fois
femme et mère ? Nous postulons que cette expérience intime, subjective, tissée serrée dans un corps
à corps troué, fait qu’une femme ne peut dissocier son être-femme de son expérience de femme,
pas plus que de son expérience à la maternité. C’est l’effet de vacillement que cette dimension
suscite que nous allons tenter de cerner dans ce chapitre : une ouverture sur la coupure que
provoque l’effet de la maternité sur l’être-femme.
Pour cela, nous commencerons par regarder l’effet de la limite et de la mort sur le sujet
femme, son désir et sa jouissance. Nous verrons que, pour le sujet Ève, la mort fait partie de la vie
sans constituer une frontière absolue dans la mesure même où son désir et son rapport à la maternité
viennent créer une brèche dans la limite, y compris dans la perception de la limite absolue qu’est
la mort. Nous verrons que cette limite, qui ne tient pas, n’est pas étrangère au fait que son corps est
troué, organisé pour la vie. Cela nous amènera à travailler ensuite l’effet de « La Mère », l’effet,
pour tout humain, d’être né d’une femme. À ce sujet, nous verrons que La Mère déclenche un effet
d’inquiétante familiarité, source de bien des affres pour les hommes. Car il faut bien l’admettre, la
maternité relève à ce point d’un paradoxe pour certains, qu’ils en sont venus à élever la femme au
rang de La Mère, pratiquement au rang du sacré, tout en la rabaissant à n’être qu’une fonction. Or,
ce paradoxe, chaque femme le vit et l’éprouve dans son être femme. Chaque femme, en tant que
sujet, s’éprouve expérientiellement comme pouvant devenir mère. Elle sait aussi que ce pouvoir
n’est pas la même chose que de se désirer mère : elle sait que vivre une maternité désirée n’est pas
la même chose que subir une maternité sans désir. L’effet-mère pour une femme est ainsi
intimement lié au désir et à la maternité. Mais plus encore : une femme qui devient mère découvre
vite que la maternité ne saurait combler ce qui la fait femme, cette béance qui la travaille encore et
302
en-corps. Avec Ève, nous serons ramenée à la question de l’éthique du sujet-femme, pour lire la
trajectoire du désir d’un être manquant, d’un être dont le corps est ouvert, dont la subjectivité est
prise dans un rapport de jouissance pas-toute.
8.1. De la béance comme vie a-bordée par l’Autre et la mort
Comme nous l’avons montré dans le chapitre 5, ce n’est pas par hasard que le serpent venu
d’ailleurs s’adresse à la femme. Les commentaires androcentriques issus de la Tradition ont eu
tendance à interpréter que c’est parce que la femme est plus faible et plus vulnérable qu’elle a été
choisie par le serpent. Notre propre analyse montre plutôt que, si le serpent s’adresse à Ève, ce
n’est pas étranger au fait qu’Ève, précisément parce qu’elle est posée comme la métaphore du
manque désiré par Dieu, se situe sur le versant du manque et de la parole. C’est parce qu’Ève tient
cette position d’être la métaphore du manque voulu par Dieu dans le récit, c’est parce qu’elle
organise le manque dans l’universel que le serpent s’adresse à elle et à nul autre. Or, comme nous
l’avons montré, en ouvrant au dialogue, le serpent inscrit un nouvel écart, un nouveau manque dans
la jouissance universelle. Ce serpent, qui vient des « champs », joue le rôle de l’Autre, le champ de
l’Autre, le lieu de l’Autre, un lieu impossible sans la béance que représente la femme dans Gn 2.
L’irruption du serpent vient représenter le surgissement du langage, langage qui vient aliéner Ève
en la déterminant comme sujet parlant. À ce moment, par et dans le dialogue, la femme s’éprouve
comme sujet désirant. C’est sous la domination du signifiant qu’elle s’éprouve comme sujet
capable de déplacer l’énoncé de l’interdit pour faire jouer le signifiant : c’est par le langage qui
surgit au cœur de l’Éden que le franchissement de l’interdit divin devient possible et désirable.
En parlant, Ève se révèle et se découvre à la fois manquante et désirante : l’interdit devient
inter-dit. Le désir d’Ève se recèle dans cette béance entre les lignes, pris dans les rets du langage
où la relation signifiante qu’il permet de créer ouvre à un au-delà de la jouissance phallique. Ici,
l’inter-dit ouvre à la femme une jouissance supplémentaire que le jeu des signifiants crée à son
insu, et c’est un jeu qui la dé-borde. C’est par et dans la parole que le désir de la femme est pris
dans les rets du langage surgi de nulle part et venu d’ailleurs, que le serpent incarne.
Gn 3:3 [Le serpent] dit à la femme : « Ainsi, dieu a dit : "Vous ne mangerez pas de tous
les arbres du jardin" ».
303
Gn 3:4 La femme dit au serpent : « Du fruit de tous les arbres du jardin, nous mangeons.
Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, dieu a dit : "Vous n’en mangerez pas, et
vous n’y toucherez pas de crainte que vous mouriez" ».
Gn 3:5 Le serpent dit à la femme : « Mais non, vous ne mourrez pas, mortellement
marqués ! Parce que dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous
deviendrez comme dieu, des connaissants du bon et du mauvais ».
Certes, le premier dialogue mis en scène en Gn 3 instaure un mensonge. Certes, ce premier dialogue
fausse le commandement donné par Dieu. Mais on ne saurait se contenter de dire que le serpent a
fait entrer le mensonge dans l’Éden, car ce serait camoufler un autre drame, qui se joue en trame
de fond. Lire le texte « comme un rêve » a permis en effet de montrer que le dialogue ment-songé
instauré par le serpent a pour effet de déplacer la parole de Dieu, celle qui énonce l’interdit, en
rendant difficile la distinction entre le vrai et le faux. Le dialogue entre Ève et le serpent/l’Autre
fait découvrir à la femme que la vérité est toujours impossible à dire toute : on ne peut qu’en midire en la mé-disant, ce que le dialogue met en scène.
Dans ce dialogue, le serpent use de son pouvoir de conviction et de séduction pour mettre
l’interdit en jeu sous la forme d’un mensonge, d’un mi-dire qui vient confondre la femme. Si l’on
reprend les termes du dialogue, on s’aperçoit non seulement que le mensonge du serpent/l’Autre
pousse Ève à répondre, mais que sa réponse contient, en les révélant, les germes de son désir. Il
faut cependant se rendre compte que c’est précisément en mettant en jeu la limite de la mort que le
serpent/l’Autre sème les germes du désir, en mettant en place les termes d’un choix forcé. Et le
choix forcé d’Ève, poussée par son désir, c’est de vivre au risque de la mort et de s’incarner comme
sujet parlant et désirant : un sujet qui découvre que l’Autre a menti, un sujet dont le désir a surgi
du fait même que l’Autre a menti, révélant du même coup son manque. Prendre en compte le
rapport de la parole au manque nous met sur les traces d’une lecture du ment-songe qui nous incite
à réfléchir à la manière même dont l’irruption du langage dans l’Eden vient introduire une division
au plus intime d’Ève : elle se trouve réduite, après son dialogue avec le serpent, à devoir advenir
comme sujet parlant, donc comme sujet divisé. En arrivant d’un Autre champ, en arrivant d’un
champ qui n’appartient pas au jardin, mais qui vient d’ailleurs, le serpent introduit le langage et le
dialogue. En introduisant le langage, il introduit une coupure sous la forme d’un avant et d’un
après. Mais par sa parole, le serpent n’est pas le seul à induire un déplacement. La parole d’Ève,
certes inspirée par la parole du serpent, induit à son tour un déplacement dans le dit de l’interdit
304
divin, qui devient dès lors le lieu inter-dit, le lieu privilégié où quelque chose du désir d’Ève peut
s’écrire et s’inscrire entre les lignes.
Et, en effet, en déplaçant l’arbre de l’interdit pour le situer au milieu du jardin, Ève déplace
l’interdit et la mort en les plaçant au cœur de l’enjeu de la vie. Par cet énoncé, Ève montre qu’elle
se sait et se reconnait mortelle. Elle sait, et reconnait en l’énonçant, qu’à la différence de Dieu, elle
n’est pas éternelle et qu’elle peut mourir si l’objet désirable est consommé. Mais le serpent fait un
pas de plus. En venant déplacer le désirable en connaissable, il oblige cette fois Ève à se découvrir
« non connaissante ». La parole du serpent vient lui révéler qu’elle ne connait pas le bien et le mal,
qu’elle ne connait ni le tout ni le discernement, contrairement à Dieu. C’est à partir de la parole du
serpent/l’Autre qu’elle découvre que manger de l’arbre, c’est acquérir ce savoir divin. Le serpent
lui fait miroiter qu’elle pourra acquérir un savoir qu’elle n’a pas encore : c’est à partir de là que la
femme se met à désirer savoir au risque de la mort. Mais ce qu’elle découvre au cœur du dialogue
qui s’instaure entre elle et le serpent/l’Autre, c’est de s’éprouver manquante. Ce n’est donc pas par
hasard que la femme change le dire de Dieu. Là où Dieu a dit : « si vous en mangez, vous mourrez,
mortellement marqués » (Gn 2:17), Ève dit : « vous n’en mangerez pas, et vous n’y toucherez pas
de crainte que vous mouriez » (Gn 3:3). En changeant les termes de la mort et de la limite, Ève met
en évidence qu’elle n’a que faire de cette réalité d’être limitée et mortelle, elle qui se vit et
s’éprouve manquante. Ainsi, se mettre à désirer ce nouveau savoir change son regard sur le fruit
au point de passer à l’acte. En mangeant, elle met en acte le fait que, pour elle, la vie ne semble pas
tout-à-fait finir avec la mort.
Est-ce si étonnant ? Une femme ne s’éprouve-t-elle pas à la fois manquante et susceptible de
créer la vie, autrement dit, ne s’éprouve-t-elle pas expérientiellement comme lieu sur lequel la mort
et la vie peuvent se rejoindre ? Une femme ne découvre-t-elle pas que donner la vie peut lui coûter
la sienne ? Donner la vie n’est pas sans risque : comme tant de femmes l’ont expérimenté, donner
la vie est un risque qui peut s’avérer mortel. Aussi on ne peut être surpris que Dieu ne parle pas de
maternité idéalisée, mais bien de donner vie au risque d’y laisser sa peau, ou la vie de son enfant
si chèrement porté. Il parle de la souffrance qu’être mère occasionne, et il la présente comme limite
intrinsèque à une vie idéalisée. Il rappelle à la femme que la maternité se vit comme un lieu de
souffrance et de mort possible, et que cela lui est absolument spécifique. En parlant à Ève, Dieu ne
305
s’adresse pas seulement à Ève, la femme : il s’adresse aussi à celle qui deviendra la mère de tout
le vivant. Mais, à travers Ève, chaque femme n’est-elle pas ainsi appelée subjectivement à se situer
dans cette dialectique de l’être, de l’avoir, du manque et de la perte ? Mais aussi en tant qu’être
dont le corps, qu’elle le veuille ou non, est traversé par cette pulsion de vie, un corps qui peut
devenir le théâtre de la vie au risque de la mort ?
8.2 Féminin et maternité : sur les traces de l’Autre jouissance ?
Considérer le rapport de la parole au manque sous l’angle du mensonge invite à interroger la
part du désir féminin qui reste inter-dite, prise et empêtrée dans les rets du langage. L’écriture de
cet inter-dit interroge sur cette part désirante qui ne passe pas par le langage, qui demeure en deçà
du phallus/langage et le déborde. La fonction phallique, nous l’avons déjà montré, désigne ce qui
reste de la jouissance quand elle est passée par le signifiant. Mais, de ce passage, il subsiste quelque
chose, sous la forme d’un plus-de-jouir, le reste dégradé de la découpe que le signifiant a opéré.
C’est ce que la psychanalyse désigne sous le vocable de « castration », qui est foncièrement l’effet
de la morsure du langage dans la jouissance du corps. Certes, hommes et femmes entretiennent un
rapport avec la fonction phallique. Cependant, par rapport à la jouissance soumise à cette fonction
phallique, liée à la fonction langagière, la femme n’y est pas-toute assujettie. Cette jouissance
supplémentaire que Lacan associe à la femme, il faut encore se demander si c’est parce qu’elle se
situe « au-delà », ou « en deçà » du langage.
Si la jouissance est en prise directe avec le langage qui constitue le propre de l’être parlant,
l’Autre jouissance, telle que Lacan en parle, indique qu’il y aurait, dans la jouissance, une
dimension qui en déborde. Notre relecture et notre analyse du personnage d’Ève amène à situer le
sujet femme et son expérience de la maternité sous ce versant de l’Autre jouissance, c’est-à-dire
comme une dimension expérientielle qui met en jeu cette dimension d’un en deçà et d’un au-delà
du langage. « En deçà » réfère ici à ce qui, du corps jouissant, inscrit une répétition en prise avec
l’impossible, qui n’est pas étrangère à la satisfaction originaire. Cette satisfaction qui existerait
avant le langage, sous une forme organique, biologique, pulsionnelle, relèverait du réel dans la
mesure où le parlêtre, précisément parce qu’il est un sujet torturé par le langage, ne peut la vivre
telle quelle : elle est irrémédiablement altérée par le langage. Cependant, il reste quelque chose de
306
cette sensation, de ce corps à corps qui, sous la forme d’une jouissance de la vie, n’est pas sans lien
avec la jouissance que l’on peut supposer à la vie telle qu’elle se répète à la marge du symbolique
et de l’imaginaire, c’est-à-dire sans pourquoi, sans question ni parole, y compris pour se reproduire.
Le corps et l’animal jouissent, mais sans que cela soit parlé, sans que cela soit contaminé par les
mots. Même si cette jouissance fait partie du corps du sujet parlant, elle lui est interdite. C’est du
fait même de parler que l’humain, s’il peut ressentir dans son corps organique cette jouissance, ne
peut la saisir que par et à travers le prisme du langage et des mots pour la dire. Et ces mots
nécessitent un échange dans un dialogue qui met en jeu un autre et l’Autre. C’est à ce titre que l’on
peut dire que cette jouissance Autre correspond à « une dimension du réel qui résiste à la
symbolisation du corps parlant »716.
Pour la femme, il nous semble que cette jouissance en-deçà et au-delà concerne précisément
l’impossible qu’elle éprouve à contrôler son corps organique. On parle ici de ce corps affublé d’un
trou qui ne se ferme ni sur demande ni selon son bon vouloir, ce corps qui ne fait pas barrage à son
effraction pas plus qu’à faire advenir la vie, qui ne peut pas plus retenir le sang que l’enfant, comme
nous l’avons montré dans le précédent chapitre. En ce sens, cette expérience organique, cette
jouissance qu’on peut appeler Autre, échappe au langage, mais a tout à voir d’être le lieu de ce qui
échappe, ce réel qui échappe à la femme. Et ceci d’au moins trois façons, en insistant sur la
métaphore du manque.
Premièrement, la femme apparaît dans le texte comme la représentation du manque voulu
par Dieu. Quel est ce désir de Dieu qui l’a façonnée à partir d’un bout de corps de l’autre ? Poser
cette question incite à poser la question de la jouissance Autre sur son versant « au-delà ». En effet,
le rapport à Dieu, sur son versant théologique, mystique, apophatique, ne concerne-t-il pas aussi
une jouissance qui échappe, une jouissance Autre 717 ? Si l’on suit Lacan, les mystiques sont
716
Fernando Silveira Rosa, Écriture du réel aux frontières de l’expérience mystique : lecture psychanalytique et
théologie thérésienne, Thèse, Université de Montréal/Université de Strasbourg, 2020, p. 2. En effet cette trace sur le
corps de la mystique, dont parle Fernando Silveira Rosa, n’a-t-elle pas à voir avec cette trace dans la femme, qui
précisément échappe ?
717
Le terme d’apophatique vient cerner à quel point, pour les mystiques, parler de leur expérience avec Dieu, en
Dieu, relève de l’indicible. Voir à ce sujet Fernando Rosa, pour qui l’expérience de Thérèse est à lire comme un réel
sous la forme d’une inscription à la fois dans le corps et dans le texte : « ce qui est en jeu dans cette expérience est
307
concernés de près par cette jouissance Autre qui concerne le corps, mais pas n’importe comment.
C’est à partir de Dieu que cette question lancinante insiste encore et en-corps : que veut Dieu ?
Cette question théologique, le récit n’y échappe pas, en mettant précisément en scène le désir de
Dieu. Reste la question : et sa jouissance ? En réalisant le désir de Dieu, que du manque ne cesse
pas, Ève ne vient-elle pas mettre en scène ce que veut Dieu : du manque, un manque qui se joue
sur le versant d’une jouissance Autre, sur le versant d’un au-delà, la jouissance de l’Autre ?
Pourquoi Dieu voulait-il que, non seulement l’homme ne soit pas seul, mais qu’en plus, il doive
pour cela avoir un bout en moins pour que la femme puisse apparaitre comme compagne ? Que
voulait Dieu à cette femme créée à partir d’un bout masculin en moins ? Car l’homme se retrouve
bien avec la marque de son corps troué. En effet, en refermant la chair, Dieu parvient-il à effacer
tout-à-fait ce trou dans le corps de l’adam, ou bien reste-t-il comme manque ? De plus, la marque
de son corps troué, l’homme l’a sous ses yeux sous la forme du corps de cette femme en face de
lui. La marque de ce bout manquant apparait comme trou réel.
Deuxièmement, la femme, en tant que métaphore du manque, apparait comme celle qui a un
corps qu’il faut maîtriser. N’est-ce pas précisément parce qu’elle ne maîtrise pas complètement son
propre corps ? Le corps de la femme échappe à sa propre volonté, puisque c’est par elle que la vie
s’échappe. Les hommes ne s’y sont pas trompés. Dans le récit, le fait même que son corps puisse
produire une autre vie, parfois même à son corps défendant, fait de la femme ce point de rencontre
entre manque et maternité.
Cela nous amène à la troisième raison. On ne peut que constater que la femme échappe aussi
par le fait qu’Ève, femme-sujet, a été tant bien que mal effacée tant dans la Bible que dans la
Tradition. Souvenons-nous : en Gn 4, Ève donne à son tour la vie à partir d’un petit bout d’elle, sa
« semence », l’autre mot pour parler de descendance, de lignage, comme cela est mentionné en
Gn 3:15 et Gn 4:25 :
Gn 3:15 « Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence ».
vivre l’union avec ce Dieu qui ex-siste au langage. Le savoir-faire avec le réel en devient une conséquence possible,
voire une grâce ». Fernando Silveira Rosa, Le réel comme impasse d’une lecture psychanalytique de l’expérience
mystique…, p. 2.
308
Gn 4:25 Adam connut sa femme. Elle enfanta un fils et lui donna le nom de
Sheth/L’Accordé en disant : « Voilà ! dieu m’a accordé une autre semence à la place
d’Abel, puisque Caïn l’a tué ».
Parler de sa semence, que les traductions ne nomment peu ou prou jamais comme telle, préférant
le plus souvent les mots descendances, lignage, pourtant, dit bien que c’est à partir d’un bout de
ses propres entrailles que de la vie advient. Or, produire la vie, créer la vie comme l’affirme Ève
ne fait-elle pas d’elle la métaphore même du pouvoir créateur ? Pourtant, cette réalité est déjà
effacée dès Gn 3:20 sous le vocable de mère du vivant :
Gn 3:20 L’adam nomme la femme (la)Vivante/Ève parce qu’elle est devenue mère de tous
les vivants.
Est-ce parce que le récit met en scène une femme à la fois manquante, sujet de désir, et un être
capable de donner la vie, trois lieux du féminin qui font de la femme ce lieu inquiétant plus que
familier718 ?
Nous avons montré que, quand l’inquiétant l’emporte, enfouir la femme sous la mère est une
stratégie que de hommes ont utilisé pour rendre l’inquiétant familier. Il semblerait que le récit
s’engage sur la même voie : en enfouissant Ève sous le vocable de mère, avant même qu’elle le
devienne, ne procède-t-on pas à l’effacement du sujet femme ? En étant si bien identifié au
maternel, le sujet femme Ève peut bien disparaitre. Cependant, on doit bien se rendre à l’évidence
que, dans le récit comme dans sa suite, Ève n’est pas plus expulsée de l’Éden qu’elle n’apparait
comme mortelle.
Gn 3:23-24 Yhwh Dieu le renvoie du jardin d’Éden servir la terre de laquelle il avait été
extirpé. Il expulse l’adam et fait en sorte que s’établissent les chérubins à l’est du jardin
718
Le fait qu’Ève affirme avoir créé avec Dieu, voire le fait qu’elle enfante Abel/Le Vain sans même que l’adam soit
mentionné (Gn 4:2 : « Elle enfanta ensuite son frère Abel/Le Vain »), ne vient-il pas nourrir ce qui anime la réflexion
de Nestorius, qui refuse à Marie d’être Theotokos, soit la Mère de Dieu ? En effet, pour lui, Marie ne peut être que la
mère d’un homme « dans lequel le Verbe s’est incarné » au motif que « la créature n’a pu engendrer le Créateur ».
Olivier Chavarin, « À propos de Marie "Mère de Dieu" », testimonia.fr, 2011, https://testimonia.fr/a-propos-demarie-mere-de-dieu/ (23/2/2020), ou Justin Fèvre, Histoire apologétique de la Papauté, depuis Saint Pierre jusqu’à
Pie IX, Paris, Vivès, 1878, p. 210, à propos de l’« Homélie de Noel » nº 428 de Nestorius. Son argument ne met-il
pas sur la voie du risque que pourrait constituer, pour des hommes, de reconnaitre à ne serait-ce qu’une femme,
même la mère du Christ, une place de déesse, en étant l’égale de Dieu ?
309
d’Eden, avec la flamme de l’épée tournoyante dans toutes les directions, afin de garder le
chemin de l’arbre de la vie.
Si à la fin de Gn 3, l’expulsion de l’adam seul laisse la place de la femme en suspens, on doit aussi
rappeler qu’après Gn 4, le nom même d’Ève la Vivante en tant que nom, femme-sujet et mère
disparaît de la Bible elle-même, comme nous le verrons au point 8.5 de ce chapitre. On peut se
demander si cet effacement ne camoufle pas quelque chose qui a tout à voir avec ce que cette thèse
cherche à mieux cerner : la dimension indicible du devenir femme-sujet, irrémédiablement marqué
par cet obscur pouvoir de donner la vie. Mais c’est un drôle de pouvoir, car il semble en fait la
déposséder du plein contrôle sur son corps : il suscite l’irrépressible besoin, par le genre masculin,
de le maîtriser au point même d’exiger des femmes une soumission de leur corps. Pourtant, malgré
cet effacement, cet effort de mise dessous, ne sommes-nous pas, nous femmes, toutes des filles
d’Ève ? Ce qui devrait rester effacé ne cesse-t-il pas de resurgir, à la façon d’une rivière
souterraine ?
8.3. L’effet de La Mère : de l’inquiétante familiarité à l’insoutenable étrangeté
Ainsi, on voit que la maternité n’est pas une dimension à part du sujet femme. Pourtant, pour
une femme, aborder cette dimension ne va pas de soi. Elle va d’autant moins de soi que l’expérience
de la maternité apparait en hypermodernité comme une dimension supplémentaire du féminin. Le
développement des moyens de contraception et l’accès à la possibilité d’avorter a en effet donné
aux femmes le pouvoir d’avoir un contrôle sur leur choix de devenir mère, ce qui rend incidemment
possible le contrôle des naissances. Ce choix, rendu possible par le développement de la science,
et qui porte sur le fait de devenir mère, ou non, de pouvoir ou non donner la vie, a produit un
changement important dans la façon de concevoir, de percevoir, de penser et d’appréhender le
rapport de la femme à la maternité. À l’époque biblique, comme au moment où la Tradition a relu
ce texte, les femmes ne disposaient pas du choix qu’elles ont aujourd’hui. Aussi, à cette époque,
comme nous l’avons déjà abordé, la figure de la mère a été utilisée pour « purifier » la femme, pour
la réhabiliter et la rendre acceptable socialement, voire théologiquement.
Cette tendance doit être repérée et prise en compte, car elle permet de cerner ce qui a pu
engendrer le fait que, pour tant de femmes, la maternité puisse encore être perçue comme une
310
contrainte extérieure, imposée par les hommes, contrainte qu’elles ont pu et voulu rejeter. Le fait
que pendant des millénaires, le corps des femmes ait été traité et abordé comme un corps servant à
la reproduction a installé une gestion de l’expérience de la maternité à partir des hommes, de
l’extérieur719.
Le fait que des femmes aient souhaité conquérir leur liberté en osant affirmer que la maternité
était une dimension exclusivement féminine qui concerne le corps et la conscience de chaque
femme, une à la fois, et qu’elles aient revendiqué le droit à la liberté, peut laisser croire que nous,
femmes, sommes sorties de ces temps patriarcaux. Car cette revendication a induit chez des femmes
la perception que la maternité pouvait et devait être un choix personnel, intime et singulier720. Selon
cette lecture, la maternité est comprise comme l’expérience intime d’une femme face à ce qui ne
719
On se souvient à quelles extrémités conduisait le fait de ne pouvoir décider de devenir mère. Entre les remèdes
« de bonnes femmes », les « faiseuses d’anges », autres aiguilles à tricoter ou « cliniques », de fortune ou non,
destinés à empêcher une grossesse ou se débarrasser du fœtus, combien de femmes sont mortes au passage, ou se
sont retrouvées stériles, y compris aussi à leur corps défendant ? Ces questions restent d’actualité. Pour y réfléchir
plus avant, on peut consulter :
a- Sur le droit à l’avortement ou son interdiction, voir Laurence Duchêne, Marie Fontana, Adèle Ponticelli et
al., « L’IVG, quarante ans après », Vacarme 67/2, 2014, p. 1-23, https://www.cairn.info/revue-vacarme-2014-2-page1.htm (15/1/2020). De son côté, l’Organisation mondiale de la santé, estime à « environ 25 millions le nombre des
avortements à risque pratiqués dans le monde chaque année », p. 1. Rapport Prévention des avortements à risque du
26 juin 2019, https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/preventing-unsafe-abortion (15/1/2020) ; on peut
aussi lire sur le droit à l’avortement, sérieusement remis en question aux États-Unis par exemple, Ximena Sampson,
« Avortement : un droit loin d’être acquis aux États-Unis », Radio canada, 15 juin 2019, https://ici.radiocanada.ca/nouvelle/1174534/ivg-avortement-etats-americains-restrictions-cour-supreme (15/1/2020) ;
b- Sur les effets de la pression familiale sur le fait d’interrompre ou non une grossesse, voir Laura
Pomicino, Patrizia Romito, Vicenta Escribà-Agüir et al., « Est-ce que je peux choisir ? Violence contre les femmes et
décisions reproductives », Nouvelles Questions Féministes 32/1, 2013, 29-45, https://www.cairn.info/revuenouvelles-questions-feministes-2013-1-page-29.htm (15/1/2020), ou Agnès Guillaume et Clémentine Rossier,
« L’avortement dans le monde. État des lieux des législations, mesures, tendances et
conséquences », Population 73/2, 2018, 225-322, https://www.cairn.info/revue-population-2018-2-page-225.htm
(15/1/2020) ; ou encore Le Parisien, entretien avec Véronique Séhier, « Une femme meurt toutes les 9 minutes d’un
avortement clandestin »,
20 mai 2018, http://www.leparisien.fr/societe/veronique-sehier-une-femme-meurt-toutes-les-9-minutes-d-unavortement-clandestin-dans-le-monde-20-05-2018-7725984.php (15/1/2020) ;
c- Sur la question du filliacide des mères sur leur propres filles, là encore en raison de la pression sociale et
familiale, voir Radio-Canada, entretien avec Dominique Sigaud, Être née fille est toujours une malédiction dans
le monde.
720
Ce choix peut concerner celui de devenir mère, mais aussi de regretter de l’être devenu. Voir Claire Sejournet,
« Elles regrettent d’être mères », Psychologies, 26 mars 2020, https://www.psychologies.com/Famille/Etreparent/Mere/Articles-et-Dossiers/Elles-regrettent-d-etre-meres#xtor=CS2-6-%5B31-03-2020%5D-%5B20:30%5D%5BElles-regrettent-d-etre-meres%5D (30/3/2020).
311
se partage pas : on entre dans le subjectif expérientiel le plus singulier. Pourtant, comme le raconte
le récit, chaque femme est aussi concernée par la question de la maternité, puisque chacune est
visée par l’aspect universel et collectif de sa capacité reproductive, nécessaire à la survie de
l’espèce humaine. Chaque femme est concernée à la fois collectivement et singulièrement au plus
intime de son être par la dimension subjective et singulière de cette expérience de la maternité.
C’est une expérience qui commence avec cette question : est-ce que, comme femme, je peux, j’ai
le goût de m’éprouver comme mère ? D’autant plus que, pour une femme, l’expérience de la
maternité est doublement liée à son versant universel : chacun de nous, humain, est issu d’une
mère. Même avec le développement de la science, – ou devrait-on dire malgré le développement
de la science ? –, la mère ne peut être (encore ?) détachée de la femme. Tout humain « sait-prouve »
d’une mère.
Parler de l’effet de « La Mère » en signifie l’universalité. La Mère, si l’on en croit Freud et
Lacan, est le premier lieu que l’enfant connaît, le ventre maternel, le lieu du premier séjour : homme
ou femme, tout le monde naît de La Mère. Le fait même que la femme soit nécessairement abordée
d’abord comme La Mère implique qu’elle soit le lieu de l’umheimlich, le lieu de l’inquiétant
familier, aussi appelé l’inquiétante étrangeté : Le mot heimlich [familier] n’a pas un seul et même
sens : il appartient à deux groupes de représentations qui, sans être opposés, sont pourtant très
éloignés l’un de l’autre : le mot appartient à ce qui est familier, mais aussi à ce qui est caché,
dissimulé : unheimlich [inquiétant]721.
721
Sigmund Freud, L’inquiétant familier, traduction Olivier Mannoni, Paris, Payot et Rivages, Coll. Petite
bibliothèque Payot, 2011 [2019], p. 29-42. Dans la première partie du chapitre qu’il consacre à l’inquiétant familier,
Freud se demande « comment il est possible et sous quelles conditions, que ce qui nous est familier devienne
inquiétant » (p. 32), alors qu’il s’attend plutôt à ce que l’inquiétant vienne de ce qu’on ne connait pas. En allemand
l’inquiétant se dit unheimlich, soit « le contraire de ce qui est heimlich ». Le mot renvoie donc à ce qui est familier,
habituel, intime. Mais le mot renvoie aussi à ce qui est caché, dissimulé. Mais umheimlich renvoie aussi ce qui est
angoissant, inquiétant, du côté de « tout ce qui devrait rester dans le secret, dans le dissimulé et qui est sorti au grand
jour », p. 39. Ainsi, « heimlich affiche, à travers toutes ses nuances, un sens qui coïncide de manière inquiétante avec
son contraire : "le familier devient alors l’inquiétant familier" » (p. 39-40). Par exemple, ce qui devrait être sans vie
(comme une poupée de cire) devient effrayant une fois animé. Inversement quand un objet vivant ne bouge plus.
Autrement dit, comme le reprend Menès qui relit Freud : « L’inquiétante étrangeté surgit quand quelque chose
s’offre à nous comme réel ». Martine Menès, « L’inquiétante étrangeté », La lettre de l’enfance et de
l’adolescence 56/2, 2004, 21-24, p. 23, https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2004-2page-21.htm. (15/1/2020).
312
Ce mot, qui dit son contraire, permet de situer précisément ce qu’il en est de la femme. Dans
l’histoire de chaque humain, le féminin renvoie d’abord toujours au maternel, à la toute-puissance
de La Mère, mais une mère sans sexe pour l’enfant, sans sexe féminin. L’inquiétant familier, qui
« pétrifie le sujet, réduit à un regard à la fois séduit et horrifié, est la révélation du féminin derrière
le maternel »722. Ainsi la femme est le lieu de cette inquiétante familiarité qui, pour Lacan, est le
signal qui saisit le sujet « confronté à l’inconnu du désir de l’Autre, un désir qui pourrait le mettre
à sa merci »723. L’Autre en tant qu’il manque. À cause de la femme, La Mère ne peut être le lieu
du familier rassurant. Autrement dit, « l’effet-femme » sur les hommes est lié à l’effet de « La
Mère », du maternel, un effet qui les inquiète suffisamment pour provoquer la méfiance, voir
l’horreur.
Selon Simone Korf-Sausse, ce n’est pas étonnant : cette simultanéité de la femme qui fascine
et fait peur est à relier au personnage mythique de Médusa724 :
la notion d’étrangeté rend compte du double caractère d’une expérience – horreur et
fascination, attrait et répulsion – qui nous la fait appréhender simultanément comme familière
et comme étrangère, comme désirable et comme repoussante, et qui conjugue, telle la
Méduse, la laideur et la beauté.725
La Méduse, c’est celle dont la laideur pétrifie le regard. Mais avant de devenir l’horrible Gorgone
qu’on connait, cette tête à la chevelure de serpent, Médusa était une belle jeune femme inaccessible,
ayant fait vœu de chasteté pour servir la déesse Athéna726. Poséidon n’en a eu cure et l’a violée
Pour Rajaa Sitou, la grande révolution freudienne est d’avoir montré que l’étranger est au cœur du sujet du fait de sa
division. Rajaa Sitou, « Le regard et l’étranger », Champ psychosomatique 46/2, 2007, 115-125,
https://www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2007-2-page-115.htm (15/1/2020).
722
Martine Menès, « L’inquiétante étrangeté », p. 22.
723
Martine Menès, « L’inquiétante étrangeté », P. 22.
724
On peut lire à ce sujet le court texte de Freud, « La tête de Méduse » de 1922, qui travaille aussi la question de ce
personnage mythqque, https://www.psychaanalyse.com/pdf/freud_La_tete_de_Meduse.pdf, (15/1/2020).
725
Simone Korf-Sausse. « Préface », S. Freud, L’inquiétant familier, Petite bibliothèque Payot, 2011, p. 25-26.
726
Le mythe raconte que Médusa était une belle jeune fille dotée d’une magnifique chevelure, qui avait fait vœu de
chasteté pour servir la déesse Athéna. Mais Poséidon la trouva et la viola dans le temple d’Athéna. (Plus rarement il
est dit qu’elle aurait été séduite). Offensée par la violation de son temple, Athéna transforma les tresses de Médusa
en autant de serpents, et donna à ses yeux le pouvoir de transformer en pierre quiconque la regarderait directement.
Bannie, elle ne devait plus être en contact avec le monde. Mais Persée, qui voulait protéger sa mère d’un mariage
déshonorant, accepta d’aller chercher le cadeau demandé par le roi qui désirait sa mère. Ce cadeau était la tête de
Médusa que Persée obtint par la ruse. Il la décapita après avoir fait en sorte qu’elle regarde son bouclier, évitant alors
313
(d’aucuns disent qu’il l’a conquise… » Victime de Poséidon, elle subit les conséquences de ce
qu’elle n’a pas désiré. Car, bien que victime de viol, Athéna se venge sur elle de la violation de son
temple (mais qu’est-elle d’autre qu’un temple ?) en la transformant en monstre repoussant à la
chevelure de serpents dont le regard pétrifie quiconque croise son regard. Comment ne pas noter
le parallèle avec le récit de Gn 3 : il y est aussi question de serpent et de regard. Mais, alors que,
chez Médusa, le serpent fait corps avec la femme, peut-on faire ce même rapprochement pour Ève ?
Pourtant, c’est bien ce qui s’est fait dans les réceptions au point de faire apparaitre Ève comme une
dangereuse créature, l’horrible tentatrice dont il faut éviter la chevelure serpent et le regard qui
piège. Et quoi de mieux pour s’en tenir loin que d’en faire une créature qui suscite l’horreur, le
dégoût, l’abject, au point d’en faire un bouc émissaire ? L’inquiétante familiarité de la femme est
telle que certains hommes en viennent à décider de son sort sans jamais lui demander son avis : on
la décide, on la parle, on la condamne, on la dit-femme, on la « diffâme » ajoute Lacan727. Comme
Médusa : violée par Poséidon, rendue hideuse par Athéna, décapitée par Persée et passée à la
postérité comme une dangereuse créature.
Ainsi, l’attitude des hommes face aux femmes est doublement ambigüe, puisque leur
expérience du féminin ne peut s’extraire de l’effet de La Mère sur son versant universel : La mère
est le lieu de leur première expérience du féminin, premier lieu du féminin auquel ils ont
originellement accès. Cela explique pourquoi Lacan affirme que la femme n’existe qu’en tant que
La Mère : « La femme n’entre en fonction dans le rapport sexuel qu’en tant que la mère »728. Un
terrain connu, familier, mais qui n’en reste pas moins inquiétant, comme on vient de voir avec
Médusa. Surtout, le mythe de Médée, cette femme qui tue ses propres enfants, ne semble-t-il pas
leur donner raison729 ? Pour conjurer cette inquiétude, voire cette horreur que le féminin suscite, la
religion, qu’elle soit judaïque ou chrétienne, s’est servie de l’image du maternel dans ce qu’elle
à Persée de croiser son regard. Pour en savoir plus, on peut consulter Ovide, Les métamorphoses, Traduction de
Marie Cosnay, Paris, Éditions de l’Ogre, 2017.
727
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 108.
728
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 47.
729
Médée, c’est l’histoire d’une femme follement amoureuse d’un homme, Jason, pour qui elle tue son frère, trahit
son père et sa patrie. Quand Jason la délaisse pour une autre femme, Médée, folle de rage d’avoir tout donné et tout
perdu pour lui, en vient, par dépit et vengeance, à tuer ses propres enfants, le fruit de cet amour.
314
pouvait avoir de rassurant. Horvilleur note par exemple le soin pris par les juifs à porter et toucher
la Torah, comme une mère prend soin de son enfant. Il s’agit bien, le temps du culte, de mimer la
mère730. Mais elle ne s’y trompe pas : pour elle, ce n’est pas le féminin qui est ici mimé, mais bien
le maternel. Ce qui est vénéré, c’est la fonction maternelle, considérée comme seule fonction digne
de respect, à laquelle les hommes cherchent à réduire les femmes. Cela peut donc justifier à leurs
yeux qu’ils s’en em-parent, au sens de s’en emparer, prendre, mais aussi au sens de se parer de ces
femmes comme leur faire-valoir : sous la forme d’une double appropriation.
Le catholicisme n’est pas en reste avec la Vierge Marie, symbole chrétien de la femme
rassurante : non seulement elle est mère, mais en plus elle est pure. En lui ôtant son caractère sexué,
charnel, sexuel, la Tradition a pu présenter une image parfaite de la femme, exempte de toute
inquiétude. Mais à quel prix pour les femmes ? Au prix de chercher trop souvent à nier leur
sexualité, mais aussi en les oblitérant, en cherchant à les réduire. Quelle image d’elles-mêmes la
religion des hommes renvoie-t-elle alors aux femmes qui se vivent femme ? Quel est l’effet de cette
négation, subjectivement, expérientiellement pour une femme, dont le fantasme de la vierge mère
tend à laisser croire qu’on veut bien de leur corps de mère, mais qu’on ne veut pas qu’elles se
sentent femmes dans leur corps ? On voudrait bien d’un corps qui met au monde, qui panse les
enfants, mais pas d’un corps portant la trace du trou, de la béance, d’un corps qui jouit, d’un sujet
de désir. Comment une femme peut-elle s’y retrouver dans l’Ève des hommes qui l’ont déjà
enfermée dans La Mère du tout ? Ève ne représente-t-elle pas celle qui, en tant que manque, en tant
que sujet désirant, leur échappe de façon objective autant que subjective ? Faire disparaitre Ève
sous la figure rassurante et lisse de la Vierge Mère n’est-il pas un aveu des hommes de n’avoir pas
voulu reconnaitre aux femmes jusqu’à cette « dit-mention » expérientielle, singulièrement
subjective de leur rapport à la maternité, précisément parce que cela leur échappe ?
730
Delphine Horvilleur « le culte [dans la synagogue] semble mimer la maternité, ou du moins des gestes qui furent
longtemps l’apanage des mères, dans un monde d’hommes dont les femmes sont généralement exclues ou simples
spectatrices. […] L’activité religieuse serait parfois l’expression d’un désir maternel qui n’est pas tant une
célébration de la femme qu’une tentative de s’approprier le féminin et d’en contrôler les fonctions maternelles.
Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 146-147.
315
Le concept de la Vierge Marie est venu annuler la dimension du féminin pour ne garder que
la dimension de La Mère, pure, parfaite, dissociée d’un corps de chair et de sang, un corps jouissant.
Il nous semble qu’un tel choix en dit long sur le désir singulier des hommes envers La Mère et
montre bien comment la « toute-puissance maternelle » n’est pas seulement le lot de l’enfance,
mais bien de l’inconscient qui ne connait pas le temps. Car enfin, est-ce que ceux qui adhèrent au
dogme de la Vierge Marie se sont déjà demandé si Marie avait désiré, si elle avait une sexualité,
pire : si Marie avait un sexe de femme, donc un trou ? Même triviale, parce que triviale, la question
mérite d’être posée. Or, il a quand même bien fallu concevoir cette idée (folle ?) qu’une telle femme
puisse exister, une mère, une seule, qui serait vierge, pour être en mesure de présenter Marie comme
pur accueil, parfait et pur réceptacle de Dieu et des hommes. Ce qui tend à penser que les hommes
ont peu pensé la Vierge Marie sur le versant d’une femme sexuée. Rappelons que la pureté promue
par la figure de Marie est une pureté qui exclut le sang, le sexe, le désir, la jouissance. Mais, à notre
connaissance, on n’a pas plus essayé de voir la Vierge Marie comme une mystique. Et pour cause.
Marie est la femme idéalisée qui, à la différence de la femme mystique, ne jouit pas, même pas sur
le versant de l’Autre jouissance.
C’est pour cela que Marie nous apparait comme une construction du regard masculin qui
permet à des hommes de faire disparaitre précisément ce que Marie, femme-sujet, pourrait avoir
de gênant, de trivial. Le catholicisme a même été jusqu’à lui nier d’autres enfants, pour qu’elle
reste la vierge immaculée qu’elle devait être. Elle est la femme pure, sans tâche, non touchée par
le péché originel. Doit-on lire « non touchée par Ève », c’est-à-dire différente de sa propre mère,
une fille d’Ève, dont en effet on ne sait rien731 ? De plus, en refusant de lui reconnaitre des enfants,
on peut la penser sans relations sexuelles, on peut même se dispenser de la reconnaitre sujet de son
désir, sujet de son corps sexué de femme. En ce sens, la Vierge Mère est le symbole parfait que la
731
Cette question n’est pas sans interroger doublement. La Bible ne fait en effet aucune mention des parents de
Marie. Elle semble donc, au moins dans l’Écriture, vierge de toute mère… Comme Ève ? Il faut en effet attendre
l’évangile apocryphe de Jacques pour que sa filiation soit racontée (re-contée ?) : « On y apprend comment ses
parents, Joachim et Anne, un couple riche de Jérusalem, étaient privés d’enfants. La naissance de Marie est donc
miraculeuse ». Jean-Marc Prieur, « Les écrits apocryphes chrétiens », Cahier Évangile n° 148, juin 2009, 32-34,
https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/870.html (15/1/2020). N.B. : le Protévangile de Jacques, intitulé
« Nativité de Marie. Révélation de Jacques » ou « Évangile de Jacques » est considéré comme un texte apocryphe
pseudépigraphique daté de la seconde moitié du IIe siècle.
316
femme n’existe pas, sinon comme métaphore d’un impossible, ce qui a permis à des hommes de
croire que Marie est le contraire d’Ève. Pour les femmes, cela s’est fait à leur détriment, car cette
construction dit aussi leur volonté de ne rien vouloir savoir d’une femme-sujet désirante. Ainsi,
l’attitude des hommes face aux femmes et à l’effet de La Mère n’est pas sans effet sur le sujet
femme, sur sa subjectivité singulière, sur son désir et sa jouissance.
8.4. L’effet de la mère sur une femme
Ce détour qui nous fait revenir à Ève, la première femme, nous semble important, car cela a
permis de mettre en évidence que la lecture sous l’égide du péché originel cache en fait, en le
révélant, l’effet d’inquiétante étrangeté que la femme produit sur les hommes. Si la Tradition, sur
son versant théologique, a préféré mettre Ève à l’écart, c’est pour la même raison que l’imaginaire
populaire l’a condamnée : le fait de l’avoir sacrifiée n’est pas sans lien avec la puissance
d’évocation qu’elle suscite. La femme, et par conséquent l’effet-mère qu’elle induit, est à la fois
dangereuse et attirante, familière et inquiétante ; suffisamment familière pour faire partie du genre
humain et suffisamment inquiétante pour qu’on la brûle comme une sorcière.
Cette femme, celle dont le désir et le rapport à la jouissance inquiètent les hommes732, nous
semble alors en effet représenter ce que Freud dit de la femme, qu’elle est un continent inexploré.
Inexploré dans la mesure où la question d’Ève a peu intéressé la Tradition, sauf à la discréditer ;
mais c’est aussi dû au fait, comme le récit le redit avec Ève mère de tout le vivant, que, de la femme,
nous sommes toutes et tous issus, ainsi que de la rencontre sexuelle entre une femme et un homme.
Inexploré ne fait-il pas aussi référence à ce qui est à la fois sombre et mystérieux et, par conséquent
inconnu, ce continent noir qui nous a abrités, tous et chacun, pendant neuf mois et dont l’accès
nous est barré à jamais : le centre le plus intime et le plus caché de la femme, notre mère ? Ainsi,
ce n’est pas d’abord l’accès à la femme qui est barré, mais bien l’accès à la mère. On peut alors
saisir à quel point l’accès à la femme devient difficile : parce que la femme est liée
732
Voir à ce sujet le livre de Mona Chollet, Sorcières : la puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, 2018. Elle
montre le tribut que les femmes ont payé à sortir du cadre où les hommes les voulaient, en ciblant plus
particulièrement celles qui leur échappaient : les femmes seules, les veuves, les vieilles, les femmes sans enfants,
soient celles qui pouvaient afficher une indépendance nécessairement jugée dangereuse.
317
irrémédiablement à l’effet-mère. Autrement dit, comment faire avec ce qui est étranger, à ce qui
échappe, et pourtant à qui on doit la vie ? Ce qui est en jeu concerne, on le voit, l’effet de ce regard
d’homme sur les femmes, un regard teinté par l’inquiétante familiarité.
Le fait que La Mère occupe la place du continent originaire n’est pas étranger au fait que la
Tradition a pu considérer la femme comme un objet de convoitise. On a vu que La Mère est
précisément ce qui, de la femme, est irrémédiablement barré à l’homme, comme loi de l’inceste.
Or, n’est-ce pas précisément parce qu’elle est interdite qu’elle suscite le désir ? Considérer les
femmes comme des ventres, des lieux de reproduction, sert le même objectif : faire d’elles des
objets destinés à être possédés, ce qui en fait des objets de convoitise. En tant qu’objet destiné à la
reproduction, la femme reste quand même ce qui doit être possédé : il suffit de lire ou voir
La Servante écarlate733 pour mesurer jusqu’où ce rapport au contrôle du corps féminin maternel
peut aller dans l’imaginaire social et culturel issu du discours dominant.
Dans ce mouvement, c’est la femme en tant que sujet qui est effacé, nié. Que ce soit en tant
qu’objet selon les uns, ou d’objet cause du désir selon les autres – ce lieu honni ou éternellement à
rechercher –, la femme en tant que sujet se retrouve ensevelie, sauf à être une « La Mère », une
« putain », une sorcière ou une tentatrice, autant de lieux qui, aux yeux des hommes, légitiment la
nécessité de la tenir sous contrôle. Sous ce couvert, le sujet femme est perçu comme la part maudite
dont parle Assoun734, condamnée par les réceptions au honnissement et à l’opprobre par le regard
social735. Mais alors, comment une femme vit-elle de se voir objet d’attirance ou de dégoût, de
domination et de reproduction dans le regard des hommes ? Comment gère-t-elle le sentiment de
honte que génère ce regard ? En effet, Delphine Horvilleur estime que la honte fait partie de la vie
d’une femme au cœur même de son corps et sa sexualité, à partir du regard que les hommes portent
sur elle. D’où la question : comment une femme vit-elle d’être perçue comme familière, mais
inquiétante ? Comment une femme vit-elle de se sentir perçue à ce point comme un continent noir
733
Margaret Atwood, La Servante écarlate, Robert Laffont, Paris, 1987.
Paul-Laurent Assoun, Le for intérieur à l’épreuve de la psychanalyse, casuistique et inconscient, p. 55,
https://www.u-picardie.fr/curapp-revues/root/35/paul_laurent_assoun.pdf_4a081d78a048b/paul_laurent_assoun.pdf
(14/05/2018).
735
Paul-Laurent Assoun, Le for intérieur à l’épreuve de la psychanalyse, p. 48-49.
734
318
et mystérieux précisément parce que d’elle, on n’a rien voulu savoir, sinon en fantasmant ce qui
n’est pas elle : une femme sans sexe ? Comment une femme vit-elle de n’être acceptable que sous
la forme idéalisée de la Mère Vierge, une femme doublement extirpée de sa sexualité ?
Cette question se double d’une autre. Ce qui est vrai pour les hommes est vrai pour une
femme : chaque femme sait qu’elle vient d’une Mère. Comme les hommes, une femme a une mère
qui se trouve aussi être une femme singulière. Mais là où l’effet-mère diffère, c’est dans l’effet du
« même ». Pour une femme, l’effet-mère se vit à partir de la position de la fille : une « même »
femme d’une femme « autre ». Chaque femme se retrouve, parce qu’elle est femme, à devoir se
positionner face au même pourtant radicalement différent, parce qu’occupant la position de
La Mère. Mais ce n’est pas tout : l’effet-mère renvoie aussi chaque fille à son propre rapport à la
maternité, dans un rapport au plus intime de sa subjectivité de femme en train de devenir. Or, cette
question du même, qui passe par le singulier subjectif, peut être un ravage pour une femme736. Cela
appelle chaque femme, une à une, à se demander comment se distinguer de cet autre « même » sans
être détruite, ni se détruire. On peut en effet se demander comment une femme éprouve le fait de
vivre sous le regard de sa mère et du désir qu’elle éprouve pour sa fille. Et cela pose encore d’autres
questions. Comment vivre sous le regard de La Mère, nécessairement parfaite, complète, quand
une fille, en devenant femme-sujet, se découvre manquante et ouverte ? Comment gérer ce
paradoxe, voire cet oxymore ? Comment se séparer du même à la fois lieu de structuration
identitaire, et lieu d’un possible ravage, ou dit autrement, comment frayer sa route et, en effet, fuir
les mains de La Mère 737 ? Comment frayer sa destinée quand la question du même occupe à
l’origine toute la place ? Cela ne revient-il pas à demander comment une femme en arrive à se vivre
manquante ?
736
Pour lire davantage sur ce sujet on peut consulter Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich, Mères-filles, une
relation à trois, Paris, Albin Michel, 2002, ou Vanessa Brassier, Le ravage du lien maternel, L’Harmattan, 2013.
737
Évelyne Tysebaert, « Où fuir les mains des mères ? », p. 108.
319
8.5. Ève, femme éphémère
Rappeler que La Mère n’est pas manquante, et qu’à ce titre elle se situe sur le versant du tout
universel, permet de revisiter l’expression « mère de tout le vivant » dont Ève est qualifiée. Car, à
moins de donner à Ève ce pouvoir du tout-universel, l’expression contient une erreur : au sens
purement littéral, Ève ne saurait être mère de tout ce qui vit. Mais ce mensonge révèle que cette
assertion recèle l’illusion de La Mère du tout, ce tout si cher à l’universel, en essayant de venir
refermer l’ouverture que son nom clame : Ève/Vivante. L’appeler la Vivante, ou Vie selon les
traductions, dit bien que les hommes lui reconnaissent le pouvoir de faire advenir la vie, de mettre
au monde : ils savent bien, quand même, que c’est du manque que la vie peut advenir. Sans elle,
pas de descendance, pas de fils, pas de semblables. Surtout, n’oublions pas que Dieu désire que les
fils d’Ève prennent le relais du combat contre le serpent :
Gn 3:15 « […] Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence.
Elle [sa semence] te broiera la tête, tandis que toi, tu lui broieras le talon ».
Est-ce parce que ce combat, voulu par Dieu, est aussi celui contre l’illusion du « tout », du
mensonge du tout ? Au final, dans le récit, chacun reste fidèle à son désir : l’homme reste fidèle à
son goût du tout, et Dieu reste fidèle à sa passion du manque. Mais, sous couvert de ce qu’il ne
faudrait pas laisser se déployer, à savoir le manque sur lequel se déploie le désir, la Tradition a fait
de la femme celle dont il faut se méfier, et donc contrôler, recélant ce manque si précieux que Dieu
ne veut point qu’il manque.
Ainsi, même sous La Mère, le récit montre qu’Ève représente bien ce qui échappe : la vie
pulse, et le désir en est le signe. Et c’est précisément ce qu’on lui a reproché. Elle a osé désirer.
Pire : elle n’a pas cédé sur son désir, qui reste intact, toujours en alerte. Pire : elle a osé se comparer
à Dieu en se disant co-créatrice. Autrement dit, rien ne semble jamais se refermer pour la femme
du récit. Mais ce n’est pas, pour les hommes, faute d’avoir essayé. Comme si Ève devait disparaitre
complètement, sans même que la mémoire de la vie de celle qui fût la mère du vivant mérite d’être
soulignée. En effet, le récit et la suite du récit sont à ce sujet édifiants. D’une part, rien ne dit qu’elle
est expulsée du jardin, contrairement à l’adam. De plus, on ne sait rien de sa mort. Ensuite, dès
Gn 5, on la fait littéralement disparaitre, elle n’a même jamais existé : on apprend qu’Adam
engendre seul. Ce qui reste, c’est une faille, une parenthèse dans l’histoire de l’adam, mais aussi
320
dans la Bible, qui n’en parle plus. Enfin, n’oublions pas que la Tradition a redoublé cet effet en la
faisant disparaitre sous la Vierge Mère. Mais en faisant abstraction de son existence, en faisant en
sorte de ne pas honorer sa mémoire, qu’essaye-t-on de faire disparaitre, sinon sa place en tant que
faille, en tant qu’elle n’appartient pas-toute à ce qu’il faudrait. Elle reste, irrémédiablement, un lieu
d’ouverture.
Reprenons. Hormis le fait qu’elle est absente de la Bible dans son ensemble, il est
remarquable de constater qu’elle est évincée dès Gn 5 : les premiers versets effacent toute trace
d’Ève, sous deux formes. Premièrement, en faisant référence à Gn 1, Gn 5 laisse que croire ce
chapitre est la suite immédiate de Gn 1, comme la comparaison des deux chapitres le montre :
Gn 1:26-27 Elohim dit : « Faisons un adam à notre image, selon notre ressemblance […] ».
Elohim créa l’adam à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa.738
Gn 5:1-2 Voici le livret de la descendance d’Adam : le jour où Dieu créa l’adam, il le fit à
la ressemblance de Dieu. Mâle et femelle il les créa. Il les bénit et leur donna le nom de
« adam », le jour où ils furent créés.
Ce n’est pas tout. Ève a d’autant moins de raison d’exister que Gn 5 dit qu’Adam engendre seul,
qu’il n’a pas besoin de l’autre (une femme) pour produire sa descendance. Mais n’est-ce pas
précisément parce que le récit met en parallèle Dieu et l’Adam ? Dieu fait et crée adam à son image
et sa ressemblance, quand Adam engendre à sa ressemblance et à son image :
Gn 1:26-27 « Faisons Adam à notre image, selon notre ressemblance […] ». Dieu créa
l’Adam à son image, à l’image de Dieu il les créa, […].
Gn 5:3 Quand Adam eut 130 ans, il engendra739 un fils à sa ressemblance et à son image,
et lui donna le nom de Seth.740
738
Ici, on peut noter que l’absence d’article à la première occurrence du mot « adam » ne veut pas dire qu’il s’agit
d’Adam l’homme, l’individu, mais bien de l’humain en tant qu’espèce vivante.
739
À noter le verbe dly/yalad est traduit par enfanter pour la femme (3:16 et 4:1-2 24 25) et par engendrer pour
l’homme (Gn 4:26 et 5:2).
740
BJ. Pour la Bible de Jérusalem, le chapitre 5 permet de « combler l’intervalle entre la création et le déluge, comme
la généalogie de Sem […] couvrira le temps qui sépare le déluge et Abraham. Il ne faut y chercher ni une histoire, ni
une chronologie » (BJ p. 36, nbp. a). La BJ admet donc que le récit biblique n’a aucune vocation ni historique, ni
chronologique. Pourtant, c’est bien cette logique qui permet à l’évangéliste Matthieu de faire remonter la généalogie
du Christ à Abraham (voir Mt 1:1-16, ou Lc 3:23-38).
321
Si Adam engendre, Ève peut disparaitre, puisqu’elle perd ce qui la fonde aux yeux des hommes :
si elle ne sert plus à la reproduction, elle ne sert plus à rien. Et, concrètement, Ève est effectivement
effacée du récit : en Gn 5, Ève n’a plus de place ; elle n’a jamais existé. Seth n’a pas de mère. La
génération ne repose plus que sur Adam : Ève a disparu. Son nom disparait de la Bible.
Il y a plus : les filles d’Ève n’existent pas. Ève n’enfante pas de filles. Il est question d’une
autre femme après Ève en Gn 4, quand Caïn prend femme, puis de deux autres quand Lamek prend
femmes à son tour :
Gn 4:17-20 Caïn connut sa femme, qui conçut et enfanta Hénok. À Hénok naquit Irad et
Irad engendra Metushaël, et Metushaël engendra Lamek. Lamek prit 2 femmes : le nom de
la première était Ada et le nom de la seconde Çilla. Ada enfanta Yabal….
Au détail près qu’on ne sait pas d’où elles viennent. Le texte ne dit pas qu’elles viennent d’Ève :
elles surgissent de nulle part, ou plutôt elles apparaissent comme par enchantement, ou par
« en champ-te-ment », tel le serpent en Gn 3. Tout comme en Gn 5, quand on apprend qu’Adam a
eu des filles : on ne sait pas avec qui. Le récit laisse entendre qu’il les a engendrées seul, comme
cela semble avoir été le cas pour Seth :
Gn 5:4 Le temps que vécut Adam après la naissance de Seth fut de huit cents ans et il
engendra des fils et des filles.
Gn 5:7 Après la naissance d’Énosh, Seth vécut huit cent sept ans et il engendra des fils et
des filles.741
Après Ève, les premières femmes dont il est question à sa suite surgissent comme le serpent, ou
sont issues du corps de l’adam. Le récit se répète. Du côté de l’homme, l’adam continue à ne vouloir
rien savoir de la femme comme partenaire d’incomplétude de l’homme, comme ce qui fait faille :
il se suffit à lui-même. Du côté de la femme, peut-on en déduire que ses filles sont encore associées
au champ du serpent, le champ de l’Autre jouissance ?
La Tradition n’est pas en reste. Elle a évincé Ève de sa position de première femme en la
remplaçant par un modèle de femme idéale : la femme première, c’est-à-dire la femme qui est mise
741
BJ.
322
en premier, au-dessus : la « nouvelle Ève »742. Le choix même de ce qualificatif donné à la Vierge
Marie montre à quel point la Tradition a voulu opposer les deux femmes. Si Marie représente la
femme idéale, le modèle de perfection chrétienne, c’est parce que la Tradition l’a dite et désirée
sans tâche. Rappelons que le dogme de l’Immaculée conception, comme son nom l’indique, définit
la Vierge Marie comme née sans tâche, c’est-à-dire née vierge de la tache du péché originel. Cette
pureté était nécessaire parce qu’on l’a consacrée Vierge et Mère, qui plus est Mère de Dieu. Sa
virginité vient renforcer et légitimer une pureté devant être de tout temps et à jamais. Cela fait de
La Vierge Marie la seule femme pure, non salie par la trivialité du corps féminin. Elle représente
aussi la femme idéale parce que parfaitement soumise au désir de l’Autre, ici Dieu. Elle est celle
qui accueille et obéit sereinement, pur réceptacle – n’est-ce pas indirectement ce que les hommes
de la Tradition attendaient des femmes ? Ainsi, le dogme de la Vierge qui enfante a pour effet de
risquer d’enfermer les femmes dans un fantasme d’idéal féminin, soit une mère considérée comme
pure parce que « parlée » et regardée sans sexualité, mais aussi et soumise au point qu’on pourrait
la croire passive743. C’est à l’aune de ce triple standard – vierge, mère, soumise – que la femme a
été relue, au détriment radical d’Ève, la femme perdue : perdue parce que disparue, perdue parce
qu’elle a fait perdre aux hommes leur salut, perdue parce qu’elle est celle dont le salut est perdu,
mais aussi perdue comme le sont les filles de mauvaise vie. Mais comment les femmes peuventelles se définir face à ce poids qui les hante, cette chape qui les recouvre ? Quel est le lien entre ces
corps couverts et ces voix étouffées ?
Nous avons vu en Gn 3 comment la découverte du désir provoque un mouvement de
recouvrement, d’abord de l’intime du corps, puis du corps tout entier, puisque Dieu lui-même les
recouvre. Si la honte est la trace du désir réalisé, cet affect vient aussi souligner que le désir met en
jeu le corps, donc le sexuel. Dans le regard des hommes, c’est le corps des femmes qui est devenu,
742
« L’Évangile nous révèle comment Marie prie et intercède dans la foi : aux noces de Cana (cf. Jn 2, 1-12) la mère
de Jésus prie son fils pour les besoins d’un repas de noces, signe d’un autre Repas, celui des noces de l’Agneau
donnant son Corps et son Sang à la demande de l’Église, son Épouse. Et c’est à l’heure de la nouvelle Alliance, au
pied de la Croix (cf. Jn 19, 25-27), que Marie est exaucée comme la Femme, la nouvelle Ève, la véritable "mère des
vivants" », si l’on en croit le Catéchisme de l’Église catholique, Bayard, Cerf, Mame, Ed. Poche, 1999, §2618.
743
Pourtant, il y a bien une distinction entre soumission, obéissance et passivité, dont la Vierge Marie est le modèle,
comme celle qui a consenti activement à devenir la servante. Sa posture de soumission n’est pas une posture de
passivité, mais d’accueil accepté, un mouvement non étranger au désir. Voir plus loin la fin du point 8.6.2.
323
par extension, la marque du honteux, de la source d’opprobre. On en trouve la trace dans le voile
partiel ou total dont le corps des femmes est encore recouvert dans certains endroits ou religions.
La honte et la femme du récit ont ceci en commun d’être des lieux mettant en jeu le corps et
l’intime, c’est-à-dire le sexuel, la différence, et l’impur qu’il inscrit. Le voile vient alors dire ce qui
doit être caché, en venant révéler ce qu’il cache, le corps de la femme – ce que des femmes ont
parfaitement compris744. De même, des hommes se sont servi de Gn 3:16 pour dominer les femmes
et ne pas reconnaitre leur désir, comme le souligne Horvilleur :
À partir du fruit défendu, Ève perd son pouvoir sur la parole, et sur l’expression de son désir.
Il y a cette phrase atroce dans la Genèse où Dieu dit à Ève : « Le désir t’attirera vers ton
homme, et lui, il te dominera. » La femme ne pourra plus verbaliser son désir, devenu muet,
et ce sera l’homme qui dira désormais pour elle, ou à sa place, son désir.745
Nous avons pu en effet constater à quel point, dans la Tradition, la voix d’Ève, son désir, bref tout
ce qui fait d’elle un sujet, mais aussi le désir des femmes à sa suite, a été muselé. Mais, selon nous,
le moment du muselage n’arrive pas en Gn 3, mais à partir de Gn 5. En s’énonçant mère, Ève
montre qu’elle n’a pas cédé sur son désir. De plus, elle n’a reconnu l’adam ni comme partenaire
sexuel, ni comme père. Enfin, elle a osé se dire co-créatrice avec Dieu des enfants qu’elle met au
monde. En faisant disparaitre Ève de la suite de la Bible et de l’Église, le texte vient dire
ouvertement qu’elle est bien à la fois ce creux, cette métaphore du manque, et ce sujet dont le désir
ne peut se réduire. Et cela se traduit du côté de l’excès, du débordement qui sort du cadre – le cadre
étant l’homme.
744
Les religieuses chrétiennes qui choisissent encore de nos jours de porter le voile, comme les musulmanes qui
choisissent de porter le foulard, n’utilisent-elles pas ce recouvrement pour révéler quelque chose de leur subjectivité
de femme ? C’est en tout cas ce que ces femmes disent. Sur la question du voile des religieuses, on peut lire :
Josiane Desloges, « Habillement des religieuses : le dernier voile », Le soleil, 28 mars 2010,
https://www.lesoleil.com/actualite/habillement-des-religieuses-le-dernier-voile4e1f36adb2e39b9a9d2411676dc84852 (1/11/2019) ; sur le foulard des femmes musulmanes, on peut lire, parmi les
très nombreux articles et témoignages : Isabelle Porter, « Port du voile - Les motifs derrière les apparences », Le
Devoir, 23 septembre 2013, https://www.ledevoir.com/societe/388157/port-du-voile-les-motifs-derriere-lesapparences (1/11/2019), ou Aude Lorriaux, « Les femmes musulmanes sont-elles forcées à porter le voile, comme on
l’entend dire ? », Slate, 30 septembre 2016 / 31 janvier 2019, http://www.slate.fr/story/124142/femmes-voileescoercition-pressions (1/11/2019).
745
Elisabeth Quin, « Delphine Horvilleur et Christine Angot explorent comment le désir féminin a été muselé »,
Madame Figaro, 15 novembre 2015, http://madame.lefigaro.fr/societe/delphine-horvilleur-et-christine-angotelogedu-feminin-061115-109556 (4/10/2019).
324
8.6. L’effet-mère comme expérience subjective sur le sujet femme
8.6.1 Ève, sujet femme et mère
En Gn 3, nous avons dit que le désir de la femme émergeait de sa discussion avec le serpent.
C’est le ment-songe du serpent qui fait jaillir le désir d’Ève, le désir d’un sujet en acte dont le corps
et la parole sont créateurs. Or, son désir la place en femme-sujet qui se vit femme et mère. Dieu
l’entend fort bien, comme les deux versets suivants le montrent :
Gn 3:15 [Dieu au serpent] : « […] Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre tes
descendants et ses descendants ».
Gn 3:16 Mais à la femme, il dit : « Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes gestations.
Dans la douleur tu enfanteras des fils, tandis que vers ton homme ton désir, alors que lui, il
te dominera ».
Dieu présente la réalité du sujet femme effet-mère comme un ensemble dont les deux termes sont
indissociables, mais non équivalents.
Dans un premier temps, en Gn 3:15, Dieu prend acte du fait que la fonction maternelle, qui
fait partie intrinsèque de la femme, est le moyen pérenne de lutter contre le serpent. C’est de par
son effet-mère qu’il investit le sujet femme de la lourde responsabilité d’assurer la suite, la
poursuite, même, de la lutte contre le serpent. Ce que la femme va transmettre, par sa capacité à
être mère, c’est quelque chose du désir de Dieu : lutter contre le ment-songe du Un et de l’universel.
Est-ce si étonnant que ce soit le sujet femme qui soit choisie pour inscrire du manque ? D’abord,
c’est elle que le serpent a trompée. Ensuite, on sait que l’adam s’est littéralement défaussé de toute
responsabilité. Enfin, il faut bien s’éprouver manquant pour lutter contre le ment-songe, autrement
dit contre l’illusion du tout. Le sujet femme, là encore, réalise le désir de Dieu.
En Gn 3:16, on passe à l’effet-mère sur le sujet femme. Ce qui est en jeu, c’est l’effet de la
maternité sur le sujet femme, dans son corps de femme, subjectivement, intérieurement,
expérientiellement746. Mais, là encore femme et mère sont indissociables aux yeux de Dieu. Juste
746
Sur la question de la valeur expérientielle du féminin, on peut aussi lire la thèse de Fernando Rosa, qui s’intéresse
de près à la question de l’expérience mystique de Thérèse d’Avila, comme expérience subjective singulière qui,
325
après avoir parlé à Ève de son rapport à sa propre intimité, de son creux qui peut accueillir la vie,
Dieu poursuit en lui parlant de son rapport à sa subjectivité de femme, c’est-à-dire d’être sexué,
sujet sexuel nécessairement concernée par la relation à l’homme, l’autre sexe, l’autre sujet sexué.
Et son discours vient dire d’emblée que cette relation est déjà marquée du rapport à l’universel, à
la domination, autrement dit que le rapport sexuel est déjà marqué irrémédiablement de la nonréciprocité. Le ratage, donc la faille dans les rapports hommes-femmes, est inscrit dans l’énoncé
de Dieu, là encore terriblement fidèle à son désir que le manque ne manque pas. À ce moment,
l’effet-mère est en route. Le texte nous annonce que la femme, pour se situer femme sans être
engloutie par le maternel, devra composer avec son désir.
Dominique Guyomard donne la balise qui permet que la maternité d’une femme ne se
transforme pas en ravage : « Ce qui doit rater dans la relation mère-fille pour que celle-ci ne soit
pas un ravage, c’est la permanence de l’éphémère ! »747. Autrement dit, elle fait une distinction
entre le maternel, du côté de l’universel, et la maternité, du côté du subjectif féminin singulier. Si
le maternel n’a pas de limite, alors le sujet femme, qu’il soit fille ou mère, disparait et le ravage
s’installe. L’excès du lien maternel est ravageant quand il assujettit « le féminin à un maternel qui
n’est plus alors qu’une figure idéalisée surmoïquement – et non incarnée par une mère – et qui
pourrait se nommer : La Mère »748. L’effet-mère est alors la capacité, pour une femme-sujet, de
conserver dans le temps particulier de la maternité ce qui, du féminin, ne l’y enferme pas. Se vivre
femme-sujet effet-mère concerne la capacité d’une femme à vivre sa propre division entre femme
et mère, une division que chaque femme qui devient mère éprouve dans son être et dans son corps,
dans une expérience subjective d’une singularité radicale absolue. C’est donc à rester éphémère
que le maternel n’engloutira pas un sujet femme.
précisément, déborde de l’universel, puisque se situant sur le versant de l’Autre jouissance. Fernando Silveira Rosa,
Le réel comme impasse d’une lecture psychanalytique de l’expérience mystique…
747
Jean-François Solal, « L’effet-mère », Carnet/Psy 147, 2010, 19-20,
http://www.carnetpsy.com/article.php?id=1938&PHPSESSID=gafjuplmpith1hur66b30p28s3 (5/8/2019), citant
Dominique Guyomard, L’entre-mère-et-fille. Du lien à la relation, PUF, 2009.
748
Joyceline Siksou, « L’Effet-mère de Dominique Guyomard. L’entre-mère-et-fille. Du lien à la relation », Revue
française de psychanalyse 75/3, 2011, 898-901, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2011-3page-898.htm (15/1/2020).
326
Pour Ève, l’effet-mère se traduit par le choix de sujet d’être femme et mère : elle a trois
enfants, mais pas avec n’importe qui.
Gn 4:1 L’adam connut Ève, sa femme. Elle conçut et enfanta Caïn/Le Créé, en disant :
« j’ai créé/qanah un homme de par Dieu ».
Gn 4:2 Elle enfanta ensuite son frère Abel/Le vain.
Gn 4:25 Adam connut sa femme. Elle enfanta un fils et lui donna le nom de
Sheth/L’Accordé car [dit-elle], « Dieu m’a accordé/sheth une autre semence à la place
d’Abel, puisque Caïn l’a tué ».
Les versets 1 et 25 font écho à ce qu’annonce Gn 3:16. L’homme domine bien la femme avec le
terme connaitre/yada, dans une relation sexuelle dans laquelle la femme est prise comme objet,
alors que la femme se pose en sujet désirant, dont le désir ne correspond pas vraiment à celui de
l’homme. Contrairement à ce que Dieu annonce, son désir d’être mère n’inclut à aucun moment
Adam. En fait, si elle désire un homme, il semble plutôt que ce soit celui qu’elle reconnait avoir
créé avec Dieu : son fils Caïn. Le ravage de La Mère serait-il en route ?
8.6.2 Le nom des fils d’Ève comme expression d’un désir réalisé
Comme on peut le voir, c’est Ève, et Ève seule qui annonce en Gn 4 qu’elle a des enfants, ce
que l’adam ne fait jamais749. Ce faisant, elle se place là encore en sujet désirant, en assumant cette
posture selon une éthique qui ne rejoint pas la morale religieuse : elle se pose en sujet qui crée. Elle
met au monde doublement, car, dans la Bible, le fait de nommer fait exister. Cet acte de nommer
n’est pas sans rappeler ce que Dieu et l’adam font avant elle :
Gn 1:20 Dieu dit : Que les eaux grouillent d’un grouillement d’êtres vivants et que des
oiseaux volent au-dessus de la terre contre le firmament du ciel et il en fut ainsi.750
Gn 1:24 Dieu dit : Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux,
bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce et il en fut ainsi.751
Gn 2:19-20 Yhwh Dieu modèle avec le sol toutes les bêtes sauvages et tout ce qui vole dans
le ciel et il fait en sorte qu’ils viennent vers l’adam pour voir comment il les appellera pour
lui, afin que tout ce que l’adam clame devienne le nom de chaque être vivant. L’adam
749
Même en Gn 5, l’adam n’énonce jamais qu’il a un enfant et encore moins qu’il le nomme. Il ne parle pas : il est
raconté.
750
BJ.
751
BJ.
327
clame les noms de chaque animal volant dans les cieux, et de chaque animal vivant des
champs […].752
De plus, le nom qu’elle donne à son premier-né vient confirmer son désir de s’énoncer sujet dans
son acte de création, et d’en répondre. Le nom de Caïn vient du verbe qanah. Wénin rappelle que
ce verbe signifie généralement « acheter, acquérir, posséder », mais, ajoute-t-il, « dans deux textes
bibliques avec Dieu comme sujet, il semble avoir le sens de ''créer'' (Gn 14:19-22 et Pr 8:22). Ce
sens est aussi attesté dans d’autres langues sémitiques »753.
Ainsi, dire que Caïn signifie acquis, c’est se situer du côté des commentaires, c’est choisir le
camp de la morale religieuse, le camp des hommes qui la font, le camp de ceux qui condamnent et
jugent Ève, en l’instrumentalisant : on est encore du côté de l’objet, ici le fils. Choisir de traduire
le mot par créé/forgé, c’est se situer du côté du sujet Ève et de son éthique de sujet femme qui
s’assume sujet. Or, étrangement, c’est aussi le choix des rédacteurs juifs de relier Caïn au signifiant
créé/forgé puisque, dans la tradition biblique, Tubal-Caïn, fils de la lignée de Caïn, est nommé
comme étant « l’ancêtre de tous les forgerons »754, précisément à cause de son nom, Caïn, qui
pourrait alors être Le Forgé :
Gn 4:17-22 Caïn connut sa femme, qui conçut et enfanta Hénok. Il devint un constructeur
de ville et il donna à la ville le nom de son fils, Hénok. À Hénok naquit Irad, et Irad
engendra Mehuyaèl, et Mehuyaèl engendra Metushaèl, et Metushaèl engendra Lamek.
Lamek prit deux femmes : le nom de la première était Ada et le nom de la seconde Çilla.
[…] De son côté, Çilla enfanta Tubal-Caïn : il fut l’ancêtre de tous les forgerons en cuivre
et en fer.755
Tubal-Caïn, c’est la lignée des artisans, des créateurs à partir du métal. Signifier que Caïn veut
aussi dire Le Forgé n’est pas sans rappeler Dieu qui façonne l’adam, comme un potier, ou qui bâtit
la femme comme un maçon ou un architecte. Là où Dieu bâtit la première femme à partir de l’adam,
Ève crée/forge un homme avec Dieu. Là où Dieu crée une femme à partir de l’adam, mais aussi de
l’homme/ish (Gn 2:23), Ève crée/forge un homme à partir d’elle, une femme. Autrement dit, elle
752
Notre traduction.
André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 139 ; BJ : « Caïn signifie forgeron dans d’autres langues sémitiques »,
nbp. p. 35.
754
Gn 4:22 et BJ p. 35, nbp g.
755
BJ.
753
328
se situe comme sujet co-créateur et partenaire de Dieu, et certainement pas comme « toute »
soumise à son homme.
Quant à Abel, l’enfant qui ne vivra que le temps de le dire, porte le nom qui dit sa fugacité :
vapeur756, vanité, vain, qui ne dure pas, un nom vient d’emblée confirmer son destin éphémère.
Non seulement il n’est pas nommé par Ève, mais son existence est systématiquement associée à
celle de ses frères. De plus, on apprend avec la naissance de Seth, donc après-coup, qu’aux yeux
de sa mère, il est remplacé sans avoir été nommé par le puis-né. Sa place « entre-deux » n’en est
pas une, sinon celle de nourrir la terre de son sang.
Enfin, Le nom du dernier fils, provient du verbe sheth qui signifie accorder757, mettre758,
placer759, avec une connotation de compensation760. Ève inscrit bien Seth/L’Accordé comme une
promesse de réparation réalisée. Ainsi, le nom qu’elle donne à ses enfants traduit la place qu’ils
occupent dans son discours, et donc dans la relation qu’elle entretient subjectivement avec Dieu :
en faisant de Dieu le père de ses enfants, elle se place comme son égale et sa partenaire.
En annonçant qu’elle a co-créé – et non simplement enfanté – et que cet acte est conjoint
avec Dieu et non avec Adam, qu’elle ne reconnait aucunement comme le père de ses enfants, Ève
énonce son choix éthique de sujet femme face à son rapport, lui aussi subjectif, à la maternité. Ce
qu’elle voulait être (comme Dieu), elle a cherché à l’avoir (avec Dieu) en devenant comme lui.
Mais son acte de création est double : elle co-crée dans son corps et dans son énonciation, en parole
et en acte. Pour la femme, le verbe se fait chair, comme Dieu. En appelant Caïn « Le Créé » et Seth
« L’Accordé », Ève se positionne comme sujet femme effet-mère qui choisit quelle femme et quelle
mère elle désire devenir. Elle se pose en acteur, en sujet actif. Or, cette posture de concevoir avec
Dieu, et non avec le partenaire homme prévu, n’est pas sans rappeler Marie. Les deux ont conçu
756
Wénin rappelle qu’Abel signifie « fumée, buée vanité », et que le terme « revient cinq fois sans le premier verset
du Livre de Qohélet » (André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 141).
757
Selon la BJ p. 35, nbp. j, et Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 156.
758
André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 163.
759
TOB, nbp. q, p. 73.
760
Seth : « Compensation, mis à la place », site emBible, https://emcitv.com/bible/strong-biblique-hebreu-sheth8352.html (15/1/2020).
329
avec Dieu. Mais là où semble que le bât blesse, du côté des hommes, c’est qu’ils ont élevé au rang
de la sainteté le fait que Marie ait conçu de Dieu, passivement761, là où ils ont porté aux gémonies
le fait qu’Ève ait osé concevoir avec Dieu, activement, en assumant subjectivement sa maternité
par son dire : j’ai créé avec Dieu. Ce qui gêne, est-ce : le verbe créer, le « je », ou le « avec » ? Ou
est-ce plutôt d’avoir osé se situer, par cet acte, comme un sujet qui choisit son partenaire et qui
s’énonce acteur et créateur ?
On doit aussi noter que Marie et Ève ont en commun de ne pas avoir reconnu l’enfant qu’elles
portent comme étant celui de leur homme, mais comme celui de Dieu762. La différence est dans la
posture de sujet singulier qu’elles ont chacune dans leur rapport à Dieu. L’une a « accueilli » le don
de Dieu763, tandis que l’autre a « créé », ou, comme les traductions l’ont souvent écrit, qu’elle a
acquis un enfant avec Dieu. Ne serait-il pas plutôt là, le péché d’Ève, aux yeux des hommes ? D’une
part, Ève a osé évincer l’homme de toute participation à l’enfant, mais plus gravement à leurs yeux,
elle jouerait un rôle actif, là où Marie aurait joué un rôle passif764. Mais que dire d’un accueil actif,
autrement dit de la posture de Marie, qui fait acte de sujet en accueillant en son sein la parole
créatrice de Dieu ? Ce qui est en jeu ici n’est pas une question de passivité ou d’activité, mais bien
d’une posture de sujet, d’un sujet en acte. Si la Tradition a reconnu la « passivité » de Marie comme
accueil, ne serait-ce pas en tant que sujet ? Dénier à Ève qu’elle puisse être un sujet en acte, c’est
761
Y compris dans le sens de choisir de consentir sans agir, d’accueillir, de s’offrir.
Certes, la situation, en tout cas aux yeux du christianisme, est un peu différente, puisque Mathieu nous dit que,
contrairement à Ève, Marie n’a pas encore eu de relation sexuelle avec Joseph : « Marie, sa mère, était fiancée à
Joseph : or, avant qu’ils eussent mené vie commune, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint ». Mt 1:18
(BJ).
763
« Marie dit alors : "Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole !" », Lc 1:38 (BJ).
764
Pour rappel, dans l’Antiquité, ce qui est insoutenable pour un homme respectable n’est pas d’abord d’être femme,
mais d’occuper la place du passif. On est en droit de se demander si cette idée n’a pas longtemps perduré : « Les
pratiques sexuelles à Rome ne se définissaient pas fondamentalement selon un eros par rapport au genre, c’est-à-dire
par un amour des femmes ou par un amour des hommes. Mais [ces] conduites se distinguaient plutôt selon qu’elles
étaient du côté de l’activité ou du côté de la passivité : "Prendre du plaisir virilement ou en donner servilement, tout
est là". Mépris et distinction de genre s’y retrouvent : les femmes, de même que les enfants, sont nécessairement
perçus comme passifs ; les hommes libres qui étaient homophiles et « passifs » étaient quant à eux sévèrement
méprisés. Sénèque l’Ancien [Lucius Annaeus Seneca (60 av.-39 av.), à ne pas confondre avec Sénèque] résumait ce
contexte d’une formule parfaitement limpide : "L’impudicité (la passivité) est une infamie chez un homme libre ;
chez un esclave, c’est son devoir le plus absolu envers son maître ; chez l’affranchi, cela demeure un devoir moral de
complaisance" ». Nicolas Chaignot, La servitude volontaire aujourd’hui, Paris, PUF, 2012, 7-47,
https://www.cairn.info/la-servitude-volontaire-aujourd-hui--9782130594307-page-7.htm#no24 (5/12/2019), citant
Paul Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005, p. 198-199.
762
330
décider de la valeur de son choix de sujet désirant. Mais ce faisant, ne prend-on pas le risque de
placer ces deux figures majeures de femmes, même pour les meilleures raisons théologiques, sous
la coupe d’une morale religieuse, nécessairement androcentrique, qui ne veut rien savoir de
l’éthique du sujet, et encore moins de l’éthique d’un sujet femme ?
8.6.3 Ève sujet désirant et mère
Paradoxalement, en tout cas sur le versant de la morale religieuse, la femme réalise le désir
de Dieu : que du manque soit. La femme vient répondre à ce désir Autre, un désir en écart pour que
du manque nécessaire puisse s’inscrire au cœur de la vie. C’est-à-dire que le récit et les réceptions
viennent montrer que c’est précisément à titre de vivante qu’Ève résiste à cet ensevelissement.
C’est bien en tant que faille que le personnage d’Ève vient représenter le versant de l’expérience
intime, du subjectif, du singulier qui met en jeu le corps, la chair et ses passions, le sujet en tant
que sexué, doté d’un corps qui agite un être de parole, de chair et de sang. En effet qui, sinon une
femme dont le corps est marqué d’un creux, qui saigne chaque mois, qui porte la vie au cœur de
son corps, et qui sort de ses entrailles l’enfant nouveau-né, peut mieux représenter cette imbrication
entre sujet et être sexué, entre sujet parlant et être de chair et de sang ?
Sur ce versant, la femme du récit nous montre une femme-sujet comme lieu qui met en jeu
dl rapport d’un sujet qui s’éprouve manquant et qui vit sa vie d’être manquant selon une éthique
de sujet qui fait fi de la morale religieuse. Ève n’est pas bien-pensante. Ève la Vivante, c’est une
vie qui pulse, une vie qui jouit, une vie qui n’en finit pas de confronter la limite et la loi de
l’universel : elle représente ce qui, de la vie, réalise le désir de Dieu jusque dans le fait de l’excéder.
Ève se tient debout face à son choix, certes forcé, mais qu’elle assume de façon responsable, en
femme-sujet, un sujet se désirant femme et mère, qui veut l’avoir et l’être, sur le mode de la
conjonction et non de la disjonction. Ève se positionne comme sujet qui veut créer comme et avec
Dieu, sous l’effet-mère d’assumer ses maternités. Et c’est avec celui qu’il ne faudrait pas, Dieu.
Ainsi, nous soutenons que, si péché d’Ève il y a, ce n’est pas d’avoir osé être femme et mère, mais
d’avoir voulu exister sans l’autre, l’adam, autrement dit sans manque. Son péché n’est pas d’avoir
désiré, mais porte sur l’objet sur lequel a porté son désir de femme-sujet : se hisser à l’égal de Dieu,
sans faire de place à l’autre, et de ce fait, en venir à se refuser manquante.
331
Mais le récit nous montre, dans ce choix même, quelque chose du désir du sujet femme sous
son angle le plus expérientiel, c’est-à-dire dans le rapport à son corps pris dans l’effet-mère : on
assiste au choix d’une femme-sujet responsable, et ce choix réside dans le fait de désirer – ou non –
faire de l’homme son partenaire, de désirer – ou non – le reconnaitre comme père de ses enfants,
autrement dit de la place qu’on donne à l’autre dans sa vie, de la place qu’on fait à l’autre face à
son manque. En cela, le récit nous raconte quelque chose de la femme en tant que sujet désirant,
femme responsable, et mère. Le récit nous parle de la question du choix de sujet, encore et encorps, en nous montrant que, sous son versant féminin, ce choix se trouve être nécessairement noué
à la maternité et au maternel. Dans le récit, elle s’éprouve et se vit mère et femme 765 . Loin
d’organiser un tout, cette conjonction dévoile plutôt le sujet féminin divisé, sur plusieurs plans : en
tant que parlêtre, mais aussi en tant qu’effet-mère, c’est-à-dire constamment à risque d’être enseveli
sous le maternel, un mouvement qui pourrait la faire disparaitre comme femme. N’est-ce pas ce
qui arrive à Ève ?
Autrement dit, l’effet de museler ce qui, de la femme, déborde et reste ouvert, a rendu difficile
pour les femmes de se dire comme sujet. Non pas qu’elles ne se vivent pas sujet, mais le dire et le
vivre est difficile, parfois dangereux, voire mortel. D’autant plus que, comme le dit Guyomard par
exemple, il y a un enjeu très particulier pour une femme, nécessairement née d’une La Mère, de se
vivre sujet femme effet-mère, car c’est de cette relation au maternel que va dépendre son propre
rapport à la maternité. Il y a un vertige pour une femme à se vivre mère, de l’intérieur, à partir de
ce creux qui, quand l’enfant nait, occasionne un nouveau vide : la séparation d’avec l’enfant
fantasmé. Dans la rencontre avec ce qui vient d’elle et qui n’est pas elle, une femme nouvellement
mère se retrouve dans la position de revivre sous forme inversée sa propre relation mère-fille : mais
cette fois, elle est la mère de l’enfant qu’elle a mis au monde. Or, ce rapport très particulier, très
765
Nous ne suivons donc pas la position de Lacan pour qui Médée représenterait la vraie femme, ce qui implique de
choisir entre mère ou femme, comme le souligne Lyasmine Kessaci : « c’est bien [Médée], plus encore qu’Antigone,
que Lacan considère comme « vraie femme », nous laissant entendre en somme qu’il y a, entre maternité et féminité,
un vel, une alternative, un choix contraint. Que si l’une représente ordinairement l’issue de l’autre, il est possible
aussi d’atteindre un point d’extrême, un point d’horreur, voire un point d’éthique, où l’une s’oppose à l’autre ».
Lyasmine Kessaci, « Mal de mère : la "vraie" femme », Cliniques méditerranéennes 92/2, 2015, 97-108,
https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2015-2-page-97.htm (10/07/2018).
332
singulier, très intime pour une femme, très exclusif aux femmes, le récit nous dit à quel point une
femme le vit comme quelque chose qui la dépasse, au point de pouvoir se dire co-créateur, ou au
contraire, comme d’autres femmes l’expérimentent, comme un ravage. Est-ce parce qu’Ève, qui
n’est pas née d’une femme, ne peut rien connaitre de ce ravage de La Mère dont on nous dit dans
le récit qu’elle n’est pas issue ? C’est possible. Mais elle offre aussi, par sa posture de sujet acteur
et responsable, une réelle ouverture aux femmes de se dire femme, de se vivre femme, et de
construire leur histoire, en forme d’à-venir : « je serai celle que je serai »766, et advenir comme
femme-sujet désirante, y compris, fatalement, sous le regard de l’Autre/autre.
8.7. De la morale religieuse à l’éthique du sujet femme
Selon la morale religieuse, les actes de sujet d’Ève sont condamnables. Mais lire Ève comme
sujet désirant amène à faire une différence entre l’éthique du sujet et ce qui, dans la Tradition,
relève de la morale religieuse. Tenir cette posture permet de lire de près la question du sujet, du
désir et de la responsabilité sans verser d’abord dans le jugement moral. Tenir cette posture en écart
nous semble d’autant plus important que le sujet femme se situe en écart de l’homme, de
l’universel, montrant au passage que Lacan ne se trompe pas quand il affirme : « il n’y a pas de
rapport sexuel »767. Le récit traduit cette réalité dans les relations par un effet de possession ou de
domination de la part de l’homme et, de la part de la femme, par un désir de s’en affranchir au point
de nier l’autre.
Chez l’homme, la possession prend la tournure de faire sien l’autre, autrement dit de ne pas
lui laisser sa place à côté, mais comme objet d’appartenance :
1- Gn 2:23
2- Gn 2:24
3- Gn 2:25
4- Gn 3:20
5- Gn 4:1
6- Gn 4:25
L’adam dit : « […] os de mes os, chair de ma chair ».
[…] un homme/ish […] s’attachera à sa femme.
[… l’adam et sa femme] n’ont pas honte l’un en face de l’autre.
L’adam nomme sa femme Ève/Vie.
L’adam connut Ève, sa femme.
Adam connut de nouveau sa femme.
766
Pour paraphraser le dire de Dieu en Ex 3:14.
Jacques Lacan, Séminaire XX Encore, p. 21, en lien avec Freud : « Là où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils
désirent, ils ne peuvent aimer... », Sigmund Freud, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969 [1912], p. 55.
767
333
Le premier possessif cherche à faire de la femme ce qui le complète, en la faisant disparaitre. Le
second est de l’ordre du fusionnel, sans écart entre elle et lui. Le troisième dit qu’elle est sienne, et
le verset comporte un aspect de non réciprocité dans ce qu’ils éprouvent : ils sont en face, mais la
femme est la possession de l’homme. Le quatrième implique indirectement une forme de
domination : en devenant celle qui donne la vie, elle est mise situation d’être celle qui lui donnera
des enfants, et qui donc lui appartient. Ce que confirment les occurrences cinq et six : la relation
sexuelle est totalement unilatérale. L’homme connait la femme qui n’a aucune voix au chapitre
dans cette relation sexuelle. À ce sujet, Wénin souligne que le verbe connaitre/yada est le même
que celui utilisé pour parler de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et que la Bible utilise
peu ce verbe dans un contexte sexuel768. Cependant ajoute-t-il, « là où ce verbe décrit un rapport
sexuel avec l’homme comme sujet, la situation induit souvent un pouvoir exercé par lui sur la
partenaire »769, un pouvoir de domination.
À sa façon, la femme met aussi en scène que les relations humaines se placent sous les
auspices du ratage de la « connaissance » de l’autre : elle ne reconnaît pas Adam comme son
partenaire ni comme père de ses enfants. Cependant si elle ne considère pas l’homme comme son
partenaire, elle démontre cependant une capacité à entrer en relation. La fonction possessive est
accompagnée d’une forme imparfaite de réciprocité sans équivalence :
Gn 3:6 : Elle [en] donne à son homme.
Gn 3:16 : « vers ton homme ton désir, alors que lui, il te dominera ».
Par conséquent, le récit vient affirmer que les relations hommes-femmes, par définition, ne se
situent jamais sur le mode de la complétude et de la communion. Quand Wénin estime que toute
cette histoire est une histoire de culpabilité et de relations faussées, il dit vrai770 : le rapport sexuel
768
Selon Wénin, ce verbe, est utilisé « moins de 15 fois sur plus d’un millier d’usage » en contexte sexuel. André
Wénin, D’Adam à Abraham, p. 137.
769
André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 137. Il ajoute en nbp. 21 que le verbe yada n’est utilisé pour la femme que
dans deux expressions consacrées : « ''pour décrire une vierge qui n’a pas connu d’homme'' (Gn 18:9 par exemple),
ou dans une expression légale ''connaitre la couche d’un mâle'' ». Notons que ce sont précisément les deux seuls cas
où la Bible accorde aux femmes d’être sujets du verbe connaitre/yada.
770
André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 141, Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 258. Le terme
« raté » est aussi repris par Wénin, précisément en lien avec le péché et le désir. En Gn 4:7, il traduit le mot « péché »
par le mot « raté ». Juste avant le verset 7, Caïn a voulu offrir une offrande à Dieu, et ce dernier n’en a pas été
334
n’existe pas au sens d’une adéquation dans les relations, d’une illusoire complémentarité qui
réaliserait l’Un. Ainsi, il nous semble que le récit nous introduit à réfléchir au fait que, si les
relations humaines sont nécessairement faussées, inadéquates, la femme permet de montrer que le
manque et le désir introduisent à des relations impliquant un sujet, un à la fois. Des relations
nécessairement imparfaites, mais non moins réelles. Ève introduit le lecteur au fait qu’on ne peut
échapper ni au traumatisme du manque, ni à celui d’une relation qui ne sera jamais adéquate,
totalement réciproque et parfaite, ni au réel de cette différence expérientielle sexuelle
nécessairement subjective, pas plus qu’au mouvement du désir qui déborde.
8.8. Conclusion
Notre relecture discursive montre que la femme du récit vient empêcher de refermer le récit
sous la lecture unique du péché originel. Elle en constitue la brèche irréductible, venant en cela
réaliser le désir de Dieu, à savoir d’instaurer le manque face au tout mortifère. La femme vient
représenter cette ouverture qui résiste à toute fermeture jusque dans les relectures, qui sont ellesmêmes marquées par la faille. Notre relecture discursive permet à la fois de souligner pourquoi la
femme empêche de refermer le récit sur un sens qui le dirait une fois pour toutes, tout en mettant
en évidence l’importance de faire une place au sujet femme.
Le simple fait que le canon biblique ait conservé un texte qu’il aurait été très facile d’évacuer
est déjà un signe de la nécessaire irréductibilité de la faille dont la femme se fait l’écho771. La mise
à l’écart de la femme par la relecture chrétienne, aussi importante théologiquement qu’elle soit, a
satisfait, ce qui a mis Caïn en colère (ses faces brûlent). Dieu lui dit alors : « Pourquoi cela brûle-t-il pour toi et
pourquoi tes faces sont-elles tombées ? N’est-ce pas, si tu fais bien, lever ? Mais si tu ne fais pas bien, à l’ouverture,
ratée est tapi et vers toi son avidité, mais toi, ne le domineras-tu pas ? » (Gn 4:7). C’est nous qui soulignons. Wénin,
qui suit de près le texte, reconnait que « la phrase est difficile en hébreu. Le terme traduit par "ratée" (hatta’t, féminin
en hébreu) est rendu d’habitude par "péché", mais ce mot français a des connotations trop morales pour le texte »,
(Wénin, D’Adam à Abraham, p, 132). En traduisant par « raté » ce que la plupart des traductions traduisent par
« péché » (BJ, TOB, Osty), ou « faute » (La Bible nouvelle traduction ; Marie Balmary, Abel ou la traversée de
l’Éden, 158), Wénin ne vient-il pas rappeler en effet que la relation relève du raté qui a tout à voir avec le désir ?
Mais que, pourtant, Wénin, traduit par avidité.
771
Le Livre d’Ézéchiel 28:11-19 montre en effet qu’il aurait été possible, surtout si on voulait une lecture sur le
versant du péché originel, de se contenter d’un récit des origines faisant abstraction de la femme. Ce n’a pas été le
choix qui a été retenu.
335
eu pour effet de révéler l’effet de déplacement qu’elle suscite. Là où le récit lui reconnait cette
place fondamentale, la Tradition a préféré lui faire perdre son épaisseur charnelle et sa dit-mention
sexuelle, en révélant au passage qu’il faut travestir la vérité quand elle est insoutenable. Boer le
dit : l’insoutenable pour les hommes est d’être né d’une femme772. La Tradition a voulu que ce soit
par La Mère qu’on remonte à la femme, là où le récit part de la femme comme fondement du
manque, du féminin, du singulier et du maternel. Là où la Tradition veut la femme passive et la lit
sur le versant de l’objet, le récit nous permet d’accéder à la subjectivité du féminin, en donnant une
voix à une femme-sujet qui « sait-prouve » mère, qui se désire mère, et qui fait acte d’être mère.
Depuis, on a fait taire sa voix. Mais, même rendue muette, elle reste, telle une rivière souterraine,
sans disparaitre. La Tradition l’a même fait resurgir sous sa forme inversée : la Vierge-Mère. Ève,
nouvelle ou pas, n’en finit pas de résister à cet effort d’enfouissement. Elle représente en cela la
voix de chaque femme qu’on essaye de faire taire, ou qu’on ne veut pas entendre.
Au contraire, prendre au sérieux le rôle d’Ève ouvre la porte à d’autres lectures, et empêche
de surcroît de continuer à opposer deux figures de femmes qui ont en commun de n’avoir pas cédé
sur leur désir. Ève ne représente-t-elle pas alors ce qui, par le désir, « se murmure ou s’énonce, se
crie ou se hurle à travers la création »773 ? Quelque chose qui n’en finit pas, puisque, par deux fois,
la femme se fait absence : Ève n’est pas explicitement expulsée – Dieu n’expulse que l’adam –, et
nulle part il n’est fait mention de sa fin. Étrangement, la question de la mort de la nouvelle Ève, la
Mère de Dieu, reste également ouverte774. N’est-ce pas un signe que la femme se situe à la marge
de l’homme, sous la forme d’une écriture qui n’en finit pas de ne pas s’écrire, qui n’en finit pas de
déborder ? La femme s’inscrit comme une parenthèse ineffaçable, une inscription irréductible.
Autrement dit, même la mort ne fait pas figure de limite absolue, comme le sujet femme le montre
en parole et en acte. Ève vient dire que chaque femme est invitée à se positionner comme sujet face
à son manque, son désir, son être-femme et sa maternité. Chaque femme devient, par son existence,
772
Roland Boer, « The Fantasy of Genesis ».
Olivier Deshayes, Le désir féminin ou l’impensable de la création, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 10.
774
En 1950, le dogme de l’Assomption consacre cet état particulier de la Mère de Dieu « élevée corps et âme à la
gloire du ciel ». Voir Gervais Dumeige, Textes doctrinaux du Magistère de l’Église sur la foi catholique, p. 234-235,
et Pie XII, Munificentissimus Deus, Vatican, 1er novembre 1950, § 44. Dumeige estime que, par cette affirmation,
l’Église semble sursoir au fait que la Theotokos ait pu connaitre le sort des mortels.
773
336
responsable de ce lieu d’ouverture à créer, à inventer, à vivre et faire advenir, au risque d’aimer,
d’enfanter, de créer, de se faire enfermer, éteindre, museler. Au risque de vivre à en mourir. Chaque
femme vient dire à la morale religieuse à quel point l’éthique du sujet est un lieu indispensable
pour donner aux femmes un espace où elles puissent se dire.
337
338
9
Conclusion
La féminité est l’éternelle ironie de
l’acte éthique par rapport à l’action
morale.
Christian Fierens775
Cette thèse montre qu’Ève, en tant que métaphore du manque, réalise le désir de Dieu, mais
qu’elle est aussi la représentante du sujet-femme désirant. La considérer comme sujet nous a permis
d’inscrire la maternité et son effet expérientiel sur un sujet-femme. L’originalité de cette thèse se
situe dans l’approche que nous avons choisie. La méthodologie de la relecture discursive, parce
qu’elle s’appuie sur le désir inconscient, permet de prendre en compte le désir de la femme sur son
versant subjectif et lire l’effet de rétroaction que cette méthodologie implique. Dans notre
introduction, nous avons souligné la place d’objet à posséder que des femmes occupent encore trop
souvent aujourd’hui en 2020 pour des hommes. Le désir de faire occuper à la femme une place de
soumise, une place d’objet à posséder, conduit encore des hommes à ce que dire « tu es ma femme »
devienne « tuer ma femme », lorsque celle-ci leur échappe. Notre recherche nous a permis de cerner
le lien qui existe entre la façon dont des femmes sont traitées par des hommes, et la façon dont Ève
est relue par la Tradition et l’Église. Notre démarche met en évidence ce qui, sur le versant du désir,
se joue d’insoutenable dans le regard des hommes sur le féminin, tandis que notre analyse fait
ressortir le singulier du féminin comme lieu de vie marqué par le manque et le désir.
775
Christian Fierens, « Plus que de raison. Le féminin et la psychanalyse », p. 38.
339
Si le regard des hommes sur les femmes comme le regard de l’adam sur Ève a en quelque
sorte scellé leur sort, notre propre analyse du récit et de la Tradition démontre l’angle mort des
réceptions : la place du manque dont la femme est la métaphore, un manque, comme nous l’avons
montré, voulu par Dieu Lui-même. Relire la figure d’Ève en la situant dans la trajectoire de ce désir
de manque voulu par Dieu nous a permis de repérer le rapport entre la femme et le manque. Cette
orientation nous a permis de montrer que le texte de Gn 3 peut être lu et analysé autrement que
dans une logique androcentrique. Tenir compte du rapport au désir inconscient comme dimension
issue de la parole, nous a conduit à chercher un espace pour que le désir singulier d’Ève puisse être
lu dans sa logique subjective. À partir de cet espace, il a alors été possible de travailler l’effet de
prendre en compte Ève comme sujet désirant qui assume sa subjectivité de femme, d’une part. Et,
d’autre part, l’effet, pour une femme, de lire Ève comme sujet-femme singulier qui se dit et se vit
femme de l’intérieur, marquée par le manque, qui s’éprouve femme marquée par l’effet-mère qui
la traverse.
9.1. La relecture discursive pour mettre en évidence la force de la Tradition
sur la relecture d’Ève
Si, au départ, travailler la femme dans Gn 3 nous semblait la suite logique de notre mémoire
de maîtrise, dans l’après-coup, au fil de nos recherches, nous est apparue plus clairement ce qui se
jouait. Nous avons montré, dans la première partie de cette recherche, que cet état structurel est le
fait d’une perception masculine du rôle de la femme prise comme objet, qui a servi de mesure pour
lire la femme dans Gn 3. Et nous avons aussi montré comment cette perception a eu un effet de
boucle de rétroaction : en retour, cette perception d’Ève comme étant la femme qui a perdu
l’homme a conduit des hommes à en faire le bouc émissaire du malheur des hommes, et, avec elle,
toutes les femmes. Notre revue de littérature, nécessairement ciblée, a mis en évidence que ce
mouvement cache sans y arriver le fait que la femme dérange, et ce pour plusieurs raisons. Les
commentaires consultés révèlent, y compris à leur insu, que la femme empêche de refermer le texte
sur un sens qui en ferait le tour une fois pour toutes. Et c’est une bonne nouvelle. La femme ne
rentre pas-toute dans les relectures qui en sont faites : chez Ève, il y a toujours quelque chose qui
fait tache, qui accroche, qui résiste, qui échappe. Elle est la faille qui empêche de croire qu’on peut
enfermer ce récit dans une connaissance objective. Ce que notre analyse discursive révèle
340
aussi, c’est que même en cherchant à l’enfermer dans une soumission sans fin, Ève résiste encore
et en-corps. Relu suivant la logique de la relecture discursive, le récit montre ainsi que la figure
d’Ève ne saurait se réduire à être la femme-objet de l’homme, et ce, même si elle est l’objet-cause
de son désir.
Ainsi, ce qui se jouait dans le récit, mais plus encore dans la Tradition, c’est la place de la
femme en tant que métaphore d’un manque perçu comme une faille insoutenable. Notre lecture de
la Tradition, autant la période intertestamentaire que la période classique, montre que la faible
opinion dans laquelle les hommes de ces époques ont pu avoir de la femme, y compris à leur insu,
n’est pas étrangère à leur haine de leur propre vulnérabilité. C’est donc à l’aune d’un insupportable
que des hommes perçoivent la femme comme inférieure, parce que manquante et manquée, donc
plus faible. Dans les pires des cas, ils la méprisent, la rabaissent et la sous-mettent en la réduisant
à un objet servant à la reproduction. Dans les meilleurs des cas, elle est vue comme source de
mystère et occasionne une difficulté théologique à la lire comme l’égale de l’homme. Mais cet
embarras cache, comme nous l’avons montré, ce que la femme provoque d’inquiétante étrangeté,
à la fois trop familière et trop étrangère, qui justifie aux yeux des hommes la nécessité de la
contrôler. Cela leur permet de mieux cacher ce à quoi, sinon, ils devraient faire face : le manque et
la vulnérabilité.
Le regard de l’Église moderne sur la femme montre que cette perception n’a pas tellement
varié, même si elle se drape sous une apparente égalité des sexes. Nous avons mis en évidence
qu’en faisant de la figure de Marie la Nouvelle Ève au point d’en faire l’icône de la femme idéale,
c’est en réalité une figure impossible à laquelle l’Église cherche à soumettre les femmes : la figure
impossible d’une Mère Vierge, femme sans sexe, sans désir sexuel. En érigeant la Vierge Marie au
rang d’idéal féminin, l’Église a contribué à enfermer les femmes dans une image qui ne peut en
aucun cas leur correspondre, les mettant face au choix binaire de s’approcher d’un idéal impossible
ou d’être une fille perdue. Mais à vouloir cacher le sexe des femmes sous la Mère Vierge, l’Église
ne fait que révéler là encore la sourde inquiétude que la femme, en tant qu’être sexué, en tant
qu’être de chair et de sang, occasionne. Sous cette image de pureté, l’Église souligne qu’à ses yeux
341
la femme, en tant qu’être sexué, est aussi le lieu d’un ob-scène776, à la fois obscène et sur une Autre
scène, dont on ne veut rien savoir. Mais ne pas vouloir savoir ne fait rien disparaitre, sinon à refuser
aux femmes le droit à se dire et se vivre sujet de leur propre destinée.
9.2. Des voix en écart pour dévoiler l’insoutenable du féminin
Il a fallu l’irruption de voix féminines et de voix de psychanalystes pour qu’une brèche
s’ouvre dans ce paysage réducteur et enfermant pour les femmes. En dénonçant le sort que les
hommes font aux femmes, en dénonçant les effets ravageurs du patriarcat et en dénonçant la lecture
réductrice faite d’Ève, des féministes ont mis à découvert la perception androcentrique du récit,
fondée sur cette perception négative des femmes. De plus, en faisant ce travail, les voix féminines
retenues dans cette thèse ont aussi fait entendre leur propre perception du féminin, leur propre
perception d’Ève, à partir de leur propre subjectivité, un lieu d’ouverture auquel les voix de la
psychanalyse se sont associées. C’est à travers ces deux modes de rapport à la subjectivité que le
récit a pu être relu autrement et sortir de sa lecture monolithique du péché originel. Les voix
féminines, suivies par les voix de la psychanalyse, ont pavé la voie à une perception subjective
d’Ève.
La d-énonciation des femmes a permis de commencer à lire le récit autrement. Elle a montré
que la femme du récit se comporte en individu responsable, éthique qui apprend de ses erreurs, et
qui, surtout, les assume. Elle a aussi montré que le rôle subversif joué par Ève a pu insidieusement
justifier que les hommes contrôlent les femmes. Mais surtout elles ont dit qu’on a fait d’Ève un
sujet inter-dit, c’est-à-dire une femme « parlée » par un discours d’hommes qui, au fond, à ne cesser
d’en parler, finissent par la faire taire. On la mi-dit, on la médit, on la maudit. Cette énonciation
faite par des hommes a mis à jour ce qui, de la femme, inquiète au point de la soumettre. La
776
Cette notion d’ob-scène/Autre-scène est induite par le fait que, pour Freud et Lacan, l’inconscient en tant que
structuré comme un langage est indissociablement lié au sexuel et au regard, d’où cette idée d’une scène Autre, celle
de l’inconscient. Voir Jacques Lacan, Séminaire LXVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant, inédit,
1970-1971, leçon du 9 juin 1971, http://www.gnipl.fr/Recherche_Lacan/2013/08/23/lxviii-dun-discours-qui-neserait-pas-du-semblant-1970-1971-lecon-du-9-juin-1971/ (15/1/2020). Valentin Nusinovici ajoute : « Parce que ce
qui est obscène, c’est ce qui vient sur la scène et qui ne devrait pas » ; Valentin Nusinovici, Dossier de préparation du
Séminaire d’été 2015, À propos du Séminaire XXIV. Commentaire de la leçon 10, https://www.freudlacan.com/getpagedocument/10641 (15/1/2020).
342
psychanalyse est venue préciser en quoi la femme est un objet de désir. Elle est venue dire que le
fait de la lire comme objet, qu’il soit la cause ou la visée, induit une lecture sur le versant de la
perte. La perte traduit une lecture sur le versant du sens, du côté du fantasme et de l’illusion, ce que
conforte une lecture chronologique du récit pris comme histoire, en venant renforcer cette
recherche d’un sens universel. Lire le récit comme celui de la perte du paradis perdu oriente ainsi
une lecture qui insiste sur l’illusion d’un objet perdu qu’on pourrait retrouver, en relançant les
boucles de lecture de rétroaction sur les traces de cette recherche de paradis perdu. Or, pour la
psychanalyse, le paradis ressemble fort à ce que les hommes cherchent à retrouver : la mère. Mais
plus encore, ils révèlent que ce qui se cacherait sous cette lecture, c’est l’insoutenable d’être né
d’une femme, d’être né de ce qui est manquant et d’être eux aussi soumis à la faille qui les a vu
naître. Lire la femme du récit comme la métaphore du manque, cette faille insoutenable, lue comme
vulnérabilité de l’altérité, mais source du désir qui met en-vie, permet de ne plus lire la femme
uniquement comme objet, encore moins un objet perdu ou un objet-cause du désir, mais le manque
qui suscite le désir du sujet.
9.3. Ève : la brèche dans l’histoire du péché originel
Comme nous l’avons montré, l’analyse du récit de Gn 3 a longtemps été enfermée sous le
prisme du péché originel. Cette lecture a conduit à rendre la femme coupable d’une perte
insoutenable, le paradis. En restant du côté de la perte, la lecture sur le versant du péché originel a
enfermé la femme dans un rôle d’objet : objet qui manque, objet manqué, objet de convoitise. Quant
à nous, reconnaitre la femme comme manquante, comme ce qui empêche de refermer le récit,
comme celle qui échappe, nous a permis de la reconnaitre comme débordant de l’universel
masculin, autrement dit comme pas-toute. Femme-sujet désirante, elle s’inscrit du côté de ce qui
n’en finit pas d’échapper. Et c’est précisément en tant que métaphore du manque constitutif de
l’homme que la femme ouvre le récit, telle une brèche qui ne se referme pas. Or, nous avons montré
que c’est parce qu’elle est manquante que le serpent, celui qui vient de l’Autre champ, peut
s’adresser à elle, et à elle seule. C’est parce que du manque existe que du désir peut surgir.
Autrement dit, la femme du récit, parce qu’elle est manquante, peut certes être lue comme la
représentation de l’objet à posséder pour récupérer ce qui est perdu : en cela, elle est cause le désir.
Mais notre relecture nous amène surtout à montrer qu’en parlant à partir du champ de l’Autre, au
343
lieu du langage qui aliène le sujet parlant, le serpent fait germer le désir du sujet femme qui, de cet
échange, va s’éprouver manquante. Et le surgissement du désir amènera Ève à se découvrir
manquante. Ainsi, nous avons pu montrer que, dans le récit, la femme joue le rôle de ce qui ne se
referme pas, qui est par définition « im-parfait ». Comme dans ce mot, elle fait faille tout en faisant
trait d’union : elle fait coupure, mais elle relie.
Dans le récit, c’est bien en tant que manque et pas-toute, en tant que faille que la femme
réalise le désir de Dieu, qui voulait que l’homme ne soit pas « tout-seul », qu’il ne soit pas Un.
Mais elle n’en finit pas de réaliser ce désir : si la femme n’est jamais là où l’homme la désire, elle
n’en finit pas de réaliser celui de Dieu, précisément en n’étant jamais tout-à-fait là où Dieu l’attend.
Elle existe à la fois comme métaphore du manque, comme ce qui déborde, et comme femme, sujet
de désir qui fait fi de la mort, femme qui assume son désir au point de se dire comme Dieu. Ainsi,
en assumant sa condition de mortelle désirante, elle assume sa condition de Vivante, y compris
comme mère. Elle assume sa vie, une vie qui déborde du texte, de la Bible et de ses lecteurs. En
cela, Ève est bien la métaphore de la Vie, et porte bien son nom : la Vivante. Une vie qui, pendant
qu’elle s’écoule, inscrit sa trace, ne serait-ce que sous la forme d’une descendance, mais aussi d’un
vestige, d’un écrit.
Selon nous, cet écrit ne peut se lire comme un récit chronologique. Lire l’avant de la
transgression sur un mode chronologique, c’est entrer dans le jeu du serpent, et croire à l’illusion
d’un lieu éternel, un lieu sans désir, parce que tout y serait déjà… un tout sans faille, sans vie. Or,
c’est précisément ce à quoi aboutit la lecture du récit sous le versant du péché originel. Croire à un
possible avant relève aussi d’un ment-songe. La femme peut alors devenir la raison du
ressentiment, qui se traduit en retour par le fait de garder le pouvoir sur elle – en faisant d’elle un
objet. Autrement dit, croire que la femme est à l’origine de la perte du paradis perdu est à la fois la
conséquence et la source du regard que des hommes ont depuis si longtemps posé sur les femmes
et de leur rôle dans l’économie humaine. La conséquence a été de sceller encore et en-corps le sort
des femmes, en cherchant à contenir leur destinée, à empêcher que les femmes ne puissent advenir
comme sujets.
344
Vouloir condamner la femme à n’être que la mère ou « la putain » pourrait bien cacher ce
que Daniel Sibony dit du péché originel. Pour lui, le récit n’est pas tant un récit de chute dans le
péché qu’un récit de la découverte du désir comme structure subjective, par conséquent
nécessairement singulière à chacun, comme ce qui fait vivre, souffrir et mourir. Pour lui, le vrai
péché n’est pas celui qu’on croit :
D’après le livre, c’est à la scène entre une femme et l’arbre phallique que nous devons d’avoir
été délivrés du Paradis, par cette fameuse « chute » qui n’en finit pas, chute dans le désir, et
non dans le péché : c’est renoncer au désir qui est un vrai péché.777
Mais on peut tout de même se demander si, pour la Tradition, le péché d’Ève ne serait pas de
n’avoir pas cédé sur son désir. Pire : elle ne s’est pas laissé assujettir par l’homme. En lisant la
question du désir de la femme comme lieu de la convoitise, la Tradition a favorisé un regard sur
les femmes qui oscille entre l’idéal féminin et la grande tentatrice. À partir de là, nous sommes
d’accord avec Olivier Deshayes qu’il ne reste pas d’autre possible que de sanctification ou de
condamnation778 des femmes, et c’est bien ce qui a été fait dans la Tradition par les figures de
Marie et d’Ève. Pour cerner les enjeux sous-jacents à la dialectique du sujet femme qui se joue
entre la mère et la putain, nous avons préféré privilégier une lecture du récit comme un rêve qui
viendrait questionner l’origine. En poursuivant cette lecture de la fiction du Un en forme d’impasse,
jusque dans le fantasme généalogique que Gn 5 met en scène, nous avons montré comment le
christianisme redouble cette impasse quand il fait du Christ le nouvel Adam, ou en faisant de la
Vierge Marie la nouvelle Ève.
Dans ce mouvement de relecture qui cherche un coupable à une perte insoutenable, les plus
grandes perdantes sont les femmes à travers la femme du récit. Autrement dit, en cherchant à
récupérer ce qu’ils pensent avoir perdu, le paradis, les hommes en ont profité pour ne rien vouloir
savoir du désir d’une femme-sujet. Ce n’est donc pas par hasard qu’elle a pu représenter, dans le
regard des hommes, à la fois le lieu métaphorique d’un impossible retour vers un lieu non moins
impossible, mais aussi le lieu de la passion qui fait perdre le contrôle. Ces deux versants révèlent
777
778
Daniel Sibony, La haine du désir, Paris, Christian Bourgeois, 1978, p.10.
Olivier Deshayes, Le désir féminin ou l’impensable de la création, p. 258.
345
le malaise face au manque qui suscite et entretient le désir, et qu’on ne cesse de réprouver pour la
même raison. Si souvent considérée par les hommes à la fois comme un mystère et comme un
danger, aimée et honnie, fascinante et redoutée, la femme, représente ce dont les hommes ne
veulent rien savoir, ou ne peuvent rien savoir : le féminin, c’est-à-dire ce qui, par définition,
échappe, qu’ils lisent sous l’angle de la perte, mais aussi comme l’expression leur propre
vulnérabilité.
Ainsi, aux yeux des hommes, le péché d’Ève serait de ne pas avoir accepté leur domination,
d’avoir résisté et d’y échapper encore et en-corps. Et l’actualité ne cesse de nous rappeler le prix
qu’une femme paye de ne pas être ce que l’homme veut qu’elle soit, et que cela peut être au prix
de sa propre vie. Mais, au regard de la théologie, le péché d’Ève se situerait davantage de se croire
l’égale de Dieu en tant que femme-sujet, et non simplement en tant qu’humain. C’est précisément
à partir de son être femme pas-tout, qui déborde de la limite, que se situe son péché. Certains
diraient qu’elle a refusé la castration, qui serait le propre du féminin de ne pas s’y confronter de la
même façon779.
Pour notre part, le fait, pour une femme, de se reconnaitre comme béance pas-toute, nous
permet de proposer que la posture féminine du désir a une incidence sur son propre rapport à la
limite et, par là même, de questionner le rapport singulier de la femme à la mort que cette relecture
met en jeu. En la faisant disparaitre sans passer par la mort, le récit ne met-il pas en scène que la
femme est sans limite ? Le christianisme ne rappelle-t-il pas la même chose avec la Vierge Marie,
puisque le dogme de l’Assomption stipule que la Marie est enlevée au ciel sans passer par la mort ?
Les deux figures féminines par excellence échappent chacune à la limite absolue qu’est la mort.
Comme si les hommes reconnaissaient que le féminin appartient au pas-tout, à ce qui déborde de
la limite. Cela ne révèle-t-il pas, de la part du christianisme, la même difficulté que celles que les
hommes ont à ne pas supporter que la femme ait un rapport autre à la limite ? Autrement dit, Ève,
779
Selon une telle lecture, on parlerait pour les hommes de l’angoisse de castration, soit la peur de perdre son pénis,
alors que, pour les femmes, on parlerait du complexe de castration, soit d’avoir à résoudre cette équation de ne pas
l’avoir. Mais, plus précisément en psychanalyse, symboliquement la castration ne saurait juste se limiter à avoir un
pénis ou en être privé. Elle marque une coupure, une limite, à laquelle le parlêtre est confronté.
346
c’est la mise en scène du refus de la limite poussé à son paroxysme. Ève tient une posture de sujet
dont l’éthique ne rejoint pas la morale religieuse qui juge la femme pécheresse. Notre recherche
permet de montrer la force d’un texte qui a pris le parti de raconter l’histoire d’un ratage, l’histoire
d’une béance insoutenable, que le christianisme n’a eu de cesse de refermer. En cela, il nous semble
que le texte de Gn 3 peut alors être lu comme un prétexte qui donne au texte de quoi soutenir le
désir, comme force vitale au risque de la mort.
9.4. De l’Autre manquant comme source de vie, lieu du désir
Si notre relecture du récit démontre que le ratage porte sur cet incomblable perte originaire,
le désir de la femme du récit, lui, ne rate pas. Elle va au bout de son désir, et elle n’en meurt pas,
du moins pas tout de suite. Il lui reste une vie à vivre, une vie après l’Éden : une vie écornée par la
mort, bordée par la honte, la culpabilité et la souffrance, mais une vie de femme quand même.
Autrement dit, dans le ratage que les relectures font du récit, sur le versant de la nostalgie d’une
perte originelle, on peut aussi déceler dans le même temps la puissance du désir qui se joue dans
un rapport de vie et de mort, nécessairement en faisant fi de la morale religieuse. La femme
représente précisément cette vie pulsée par le désir sur lequel elle n’a pas cédé – au risque d’une
vie limitée, y compris par la mort.
Ève devient ainsi, au-delà de la femme pécheresse, la représentation d’un certain nombre de
représentations du manque qui empêchent que l’une permette d’enfermer les autres dedans. Elle
est le lieu de la faille, de l’ouverture, mais aussi le manque, le sujet désirant, le lieu de la vie. La
force créatrice n’est-elle pas à rapprocher, comme le féminin, du lieu de cette béance propice à la
création ? Il y a en effet dans l’écriture, et la Bible ne fait pas exception, quelque chose de cette
béance, qui déborde de son auteur, qui résiste à toute recherche d’un sens qui dirait le vrai sur le
vrai. Les commentaires en prise avec la Tradition montrent que la femme est le témoin gênant, mais
nécessaire, de cette vérité. Notre thèse rejoint ce que la théologie processuelle dit de Dieu et de la
vie : rien, à part la mort, ne reste immobile, pas même Dieu. D’où cette idée que Dieu ne peut être
qu’im-parfait, puisqu’il reste indéfiniment chez lui une part d’inconnu et de nouveauté toujours à
advenir. Notre thèse montre que la femme s’inscrit dans ce mouvement, comme mouvement pour
347
la vie au risque de la mort. Autrement dit, elle réalise le désir de Dieu, que du manque n’en finisse
pas, que la vie se fasse sous le signe de l’ouverture, de la faille.
La place de la femme dans un récit de création dont nous postulons qu’il ne parle pas
seulement de la création de l’humain, mais aussi du surgissement du sujet parlant, prend alors une
dit-mention signifiante. La femme devient, dans le récit, le lieu de cette coupure dont parle Sublon
à propos de la parole : une « coupure féconde, le sexe qui divise et fait vivre en mourant. Le verbe,
et non pas le sexe, fonde la différence de l’homme et de la femme et en fait des sujets »780. Si c’est
la parole qui « sexionne et fait aller le monde781 », la femme du récit permet de mettre en scène, en
mots et en acte, cette singularité humaine fondée sur le manque. En effet, qui incarne mieux qu’elle
dans ce récit le sujet parlant aux prises avec la loi du signifiant et du désir ? Femme, elle est à la
fois esclave et sujet du désir de désirer, coûte que coûte, hors de la morale religieuse, mais non hors
de toute éthique. Autrement dit, elle vient incarner ce que dit Sublon, à savoir que c’est le verbe et
non la nature qui fonde la différence entre l’homme et la femme, qui fait que le rapport sexuel
n’existe pas, et qui institue le sujet. Si Gn 1 raconte comment le monde s’érige en mâle et femelle,
le récit d’Ève parle de l’incursion du sexuel et du langage en tant que ce qui crée le parlêtre, audelà du binaire mâle et femelle. La femme ne peut alors plus être exclusivement lue sur le versant
de l’autre de l’homme. Elle devient le lieu de ce qui, dans le parlêtre, reste toujours béant, le
signifiant, le sujet à signification. Elle est le lieu de ce dont parle Sublon quand il dit : « Le désir
désire désirer : désir de désir, désir du désir de l’Autre ; désir que le désir soit enfin reconnu,
reconduit, reporté, exprimé, interprété sans être piétiné par une réponse adéquate et tuante »782.
Il nous semble que la figure centrale d’Ève nous raconte quelque chose de notre être-deparole, dans sa part collective et singulière. Ève représente à la fois les femmes, le sujet et le
manque, dans une trilogie inextricable, dont un des termes ne saurait être isolé sans que l’ensemble
780
Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 225.
Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 225. André Green précise que la « sexion » est une coupure qui n’est pas
qu’imaginaire. Elle est aussi symbolique et réelle : « Sexe vient de secare, de sexion. Le nom porte donc la trace
d’une coupure, celle qui sépare les deux sexes et qui renvoie à une androgynie primitive mythique. Mais la sexion, la
castration, est aussi ce qui sépare le sexe du corps ». André Green, Le complexe de castration, Paris, PUF, Coll. Que
sais-je, 2007, 4-8, https://www.cairn.info/le-complexe-de-castration--9782130560173-page-4.htm (22-11-2018).
782
Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 228.
781
348
soit affecté. En tant que sujet, elle s’éprouve comme sujet divisé. En tant que sujet désirant, elle est
sujette à ce qui résiste à toute satisfaction. En tant que femme et mère, elle se trouve confrontée au
difficile équilibre de désirer être mère sans être submergée par La Mère.
En cherchant à saisir le rôle d’Ève au-delà de la morale religieuse, nous avons pu nous
concentrer sur l’effet d’une éthique du sujet sur le versant spécifique du féminin. Sur ce versant,
Ève se présente comme une ouverture radicale qui traverse chaque époque, chaque mode, sans
jamais pouvoir s’y résumer, s’y conformer tout-à-fait. Parce qu’elle a désiré, Ève devient la figure
de ce qui, dans la vie, est vivant : femme, sujet désirant, parlêtre singulier, in-fini, divisé, soumis
au manque. Sur ce versant, la destinée du parlêtre n’est pas tant d’échapper au péché, ou de se
lamenter d’avoir chuté, mais d’en répondre. On peut se demander si Ève en répond. Le fait de ne
pas reconnaitre son homme comme le père de ses enfants nous laisse penser que oui. Elle assume
le fait que, la limite, elle n’en veut pas : n’est-ce pas ce qu’elle choisit en affirmant que seul Dieu,
celui qui représente le hors-limite, serait le père de ses fils ? Mais elle en répond aussi par son désir
de créer, de devenir mère en vivant l’effet-mère comme sujet femme.
9.5. Ève : le trajet d’un sujet habité par le manque
C’est donc à partir de ces observations en forme de fil conducteur que nous avons pu aborder
notre propre relecture discursive du texte. Au terme de ce travail, il ressort que, ce qui tient le récit,
c’est précisément qu’il ne tient pas : il reste une béance dont la femme est la garante. La femme est
ce qui empêche de refermer le texte sur un sens qui en dirait le tout. Ce que nous avons découvert
en travaillant les réceptions du texte, c’est la force de la femme comme métaphore du manque,
mais dont nous montrons dans la seconde partie de cette thèse que c’est à partir du manque que la
femme peut être sujet de désir, femme-sujet de son désir. Dans le récit, elle est bien la représentante
de ce que les anciens appelaient le sensible, ce qui ne se maîtrise pas, mais qui advient. Elle
représente cette puissance, ce mouvement dynamique qui dérange et bouscule, et qui advient là où
on ne s’y attend pas, là où on ne le voudrait pas, et pourtant. Si réhabilitation il y a, c’est sur le
versant de la faille, mais une faille qui n’est pas sans contours, car une faille, ce n’est pas rien : elle
a une structure de bord.
349
Le récit montre que, si chaque femme est confrontée à être un tout pour l’autre, elle éprouve
dans son être et dans sa chair cette division en forme de nœud : femme et mère, dans l’ordre du
pas-tout, du en-plus. Le récit nous ouvre une fenêtre sur le rapport subjectif d’une femme à sa
maternité. Les paroles d’Ève montrent que l’enfantement est le fruit du désir : avoir avec Dieu pour
être, mais aussi être désirant l’avoir. Être femme et mère, c’est l’avoir pour être. Pas étonnant alors
que le récit trouble et dérange. Si, pour l’autre, les hommes, l’insoutenable, c’est d’être femme et
mère, pour une femme, l’enjeu se situe de s’éprouver femme et mère, sans avoir, pouvoir, devoir
se réduire à n’être que l’un ou l’autre. Cause du désir, la femme ne peut que déborder, déranger,
subvertir l’ordre. Elle est un singulier précisément parce son être-sujet la marque d’un impossible,
d’un débordement insoutenable, tant pour elle que pour l’autre, difficile à tenir, en encore plus d’en
répondre. La vie montre que ce choix peut avoir quelque chose d’insoutenable pour une femme.
Médée montre en effet que, quand être femme et être mère en viennent à s’opposer dans
l’être-femme, c’est au prix de l’enfant783. Plus récemment, le roman d’Anaïs Barbeau-Lavallette,
« La femme qui fuit », montre le prix à payer de se désirer femme artiste de valeur, mais de n’être
pas reconnue comme telle par les hommes784. Le prix à payer pour ne pas céder sur son désir d’être
femme fut de laisser ses enfants, précisément parce que, pour cette femme, l’effet-mère l’aurait
enfermée dans un rôle qui ne lui laissait plus de quoi créer. Le travail d’écriture de Barbeau
Lavallette montre la difficulté qu’il y a pour une femme à ne pas céder sur son désir : quand le
difficile équilibre s’avère impossible, c’est au prix d’une déchirure bouleversante.
L’effet-mère, sur le versant de l’universel, n’est donc certainement pas sans effet sur les
femmes. Si la femme n’existe pour chacun qu’en tant que la mère, chaque femme s’éprouve femme
et mère. Mais l’effet-mère est source d’une division. L’effet-mère ouvre un abîme en forme
d’ouverture et de coupure. Pour une femme, être mère c’est aborder un abîme dont les bords
expérientiels sont incertains. À ce titre, Ève représente le sujet femme, un sujet divisé. Le récit ne
se situe pas uniquement là où le christianisme le situe : il parle aussi d’une femme-sujet qui relève
783
Lyasmine Kessaci, « Mal de mère : la "vraie" femme » ; Anaïs Barbeau-Lavalette le montre aussi sous son versant
très actuel dans son live La femme qui fuit (Anaïs Barbeau-Lavalette, La femme qui fuit, Montréal, Éditions
Marchand de feuilles, 2015).
784
Anaïs Barbeau-Lavalette, La femme qui fuit.
350
d’une éthique de sujet en prise avec son désir et son manque-à-être. Ce qu’elle ne peut être, elle
désire l’acquérir, mais son désir la met face à son être manquant dont l’effet est créateur. Le récit
montre que, chez une femme-sujet, l’être et l’avoir sont indissociables sans pour autant se recouvrir.
Ça rate toujours : par définition, le désir ne peut que se cerner, tout comme le sujet femme. Selon
nous, la maternité ne peut combler le manque-à-être d’une femme, mais peut se présenter comme
un moyen d’y faire avec son être-femme.
9.6. Ève : la figure du féminin singulier qu’on veut faire taire
Au bout de ce parcours qui ne se termine pas – en finit-on jamais d’être femme ? –, il nous
semble que cette thèse s’inscrit profondément dans la réalité d’une femme-sujet désirante. Parce
que, comme nous l’exposions en introduction, de n’être que femme, c’est encore de nos jours,
naître à risque : de se faire violer, massacrer, brutaliser, réduire au silence. Il nous semble alors que,
si Ève représente encore pour des hommes la figure de la sorcière qu’il faut soumettre coûte que
coûte, elle devient aussi celle qui donne pour ces femmes des clefs de lecture pour comprendre de
quels droits des hommes se servent pour tenter de les aliéner.
On pourrait alors avancer qu’Ève fait figure de symptôme, en tant qu’elle fait irruption dans
un savoir universel, sur le mode du pas-tout qui dérange, en suscitant une lecture différente. Si,
comme l’affirme Albert Nguyên, Lacan relie la vérité de l’inconscient à la jouissance féminine,
cette jouissance pas-toute qui troue le savoir, alors la femme du récit confirme que la femme, en
tant que pas-toute, se situe bien du côté de l’ex-sistence785 d’un savoir troué, autrement dit de
quelque que chose qui s’éprouve, mais ne se dit pas, ou se mit-dit. C’est en tant que savoir troué
785
Lacan parle de l’ex-sistence pour montrer que l’énonciation laisse toujours un reste qui ne se retrouve pas dans
l’énoncé. Selon Pascale Leray, « le dire se distingue des dits et n’entre pas de ce fait dans la logique du signifiant, car
il relève d’une fonction autre que symbolique, une fonction qualifiée par Lacan d’existentielle, qui, elle, ne peut se
dégager qu’à partir de l’écrit, de ce qui vient à s’écrire dans l’analyse. Comment qualifier cette fonction d’exsistence, si ce n’est déjà situer que c’est par elle que le dire ex-siste au dit, dit qui, lui, est du côté du sens qu’emporte
la parole », Pascale Leray, « Au-delà de la parole : le dire rappelé à l’ex-sistence », L’en-je lacanien 23/2, 2014,
43-57, https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2014-2-page-43.htm (11/08/2019). Sur la question de
l’ex-sistence, voir aussi Fernando Silveira Rosa, « chapitre 5 : L’ex-sistence de Dieu est la vérité moderne », Le réel
comme impasse d’une lecture psychanalytique de l’expérience mystique.
351
que la prise en compte de la femme dans le récit fait figure d’un savoir nouveau sur l’interprétation
du récit et du savoir établi que la Tradition a véhiculé :
Les savoirs établis ne se dérangeant pas, c’est d’un savoir nouveau qu’il s’agit.
[…L’]ex-sistence d’un savoir troué, du fait de l’inconscient, […] implique en son centre un
point de non-savoir, un point qui ne peut se savoir et qui tient à ce qu’est la jouissance
féminine : elle fait obstacle au rapport sexuel, d’être pas-toute. […] Se déranger ne peut avoir
d’autre sens que celui d’une ouverture à la nouveauté, autrement dit un refus de
l’automaton et des classifications, une anti-habitude. Faire cas du réel, non pas à des fins
d’amortissement, encore qu’« on s’y habitue », mais pour ne pas lâcher la corde de la vérité.
Se déplacer, se déranger consiste à prendre place au point de rencontre avec le réel.786
Grâce à Ève, le récit reste avec une faille, celle que le prochain lecteur trouvera. Notre thèse
se situe dans cette trajectoire, celle d’une interprétation qui reste in-finie, offerte à de nouvelles
propositions. Surtout, en proposant qu’Ève représente aussi quelque chose des femmes, en tant que
féminin singulier qui ne rentre pas-tout dans l’universel masculin, notre thèse s’inscrit dans le
mouvement de ces femmes qui cherchent à ce qu’une parole de femme soit entendue à partir de
cette ouverture singulière.
La relecture du récit sur le versant du péché originel a eu pour effet de masquer le désir sous
le sein de la culpabilité sans fond précisément pour ne pas avoir à affronter ce que le récit a à nous
dire sur la nécessaire différence sexuelle, qui induit toutes les autres : raciales, sociales,
géographiques. Mais en magnifiant la culpabilité, le dogme du péché originel a amplifié le
mouvement en enterrant soigneusement au passage la question de la honte, autrement dit ce qu’elle
contient de l’intime du désir parce qu’étroitement lié au sexuel. En faisant de la femme la grande
coupable de la perte du paradis, on a en fait cherché à masquer ce que, de son intimité, on ne veut
rien savoir : on ne veut pas qu’elle en parle.
786
Albert Nguyên, « Cette vérité qui dérange », L’en-je lacanien 2/1, 2004, 83-10, https://www.cairn.info/revue-l-enje-lacanien-2004-1-page-83.htm (17/03/2019). Selon Agnès Sofiyana, Lacan définit l’automaton comme « le réseau
des signifiants, support de la parole et du discours. Le discours qui se répète est donc à situer du côté de l’automaton,
sans but, réglé comme une équation, quand bien même ce discours aurait les qualités d’une association libre, c’est-àdire emporté par le hasard de la pensée », Agnès Sofiyana, « Tuchê et Automaton. Introduction à l’Introduction au
séminaire sur La Lettre volée », La clinique lacanienne 8/1, 2005, 199-220. Pour Lacan, le réel est au-delà de
l’automaton (Jacques Lacan, les quatre concepts, p. 64).
352
Car enfin, quand des femmes parlent, d’où, de quel lieu parlent-elles ? Elles parlent à partir
de la béance qui les structure comme pas-toutes, qui les définit à l’im-parfait comme sujet à-venir
pour se faire une place et oser une parole en écart. Leur parole, qui ose dire leur être en devenir, est
une parole mi-dite et non maudite. Non pas que ces femmes n’en disent rien, que ce soit de leur
jouissance ou de leur désir, mais leur dire est à entendre en écart du discours universel, connu et
reconnu comme le lieu de l’universel. Une parole de femme, c’est un discours qui essaye une
énonciation trouée, manquante, sur le mode du « c’est pas ça ». Mais n’est-ce pas la définition
même de l’amour : « je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça »787. Autant
dire qu’une part de « m’hystère »788 demeure, et c’est bien ainsi : ce que les hommes ont appelé
l’hystérie n’est-elle pas précisément une brèche dans le discours normé ? Hommes et femmes, à
travers Ève, sont sollicités à y faire avec leur désir, leur être-sujet, leur différence sexuelle, leur
manque et leur parlêtre qui ne peut se dire tout. Ève, c’est l’assurance que de la vie circule, à
l’im-parfait, au devenir, au singulier pluriel, au risque de la mort, quand la limite ne fait plus sens
parce qu’elle devient hors-sens. Mais l’actualité ne cesse de nous dire à quel point cette parole est
difficile à dire pour une femme, parce qu’encore trop souvent in-entendue, in-ouïe. Si le mot
« inentendu » n’est même pas dans le dictionnaire, est-ce parce que c’est si souvent une parole qui
implique de parler de l’intime, donc nécessairement qui flirte avec la honte, et que ça, c’est une
posture féminine ? Est-ce aussi pour cela que tant de femmes restent en silence face à la honte
suscitée par ce refus des hommes de les considérer pour ce qu’elles sont, des sujets, au point de les
réduire au silence, comme le souligne Adèle Haenel concernant sa propre expérience avec la honte :
787
Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 142.
Comment ne pas se souvenir en effet que les femmes sont si souvent traitées d’hystériques quand on ne les
comprend pas, ou quand de leur singularité on ne veut rien savoir ? Il semble que, de nos jours on ait troqué
l’hystérie pour le trouble de personnalité limite (TPL). Mais n’est-ce pas encore une façon pour des hommes de ne
pas reconnaitre le singulier d’une femme ? Voir Catherine Fortin, « Les nouvelles hystériques », Mauvaise Herbe,
10 mars 2017, http://www.mauvaiseherbe.ca/2017/03/10/les-nouvelles-hysteriques (15/1/2020). Sur le fait que l’on
tolère mieux certains comportements de la part des hommes que des femmes, on peut lire ceci : « Certains
comportements typiquement associés au trouble de personnalité limite sont socialement plus tolérés chez les
hommes. Une femme colérique, quant à elle, risque beaucoup plus rapidement d’être jugée instable ou hystérique par
son entourage », dans Association québécoise des parents et amis de la personne atteinte de maladie mentale
(AQPAMM), « Le trouble de la personnalité limite. Le TPL, c’est quoi ? », Revue spécialisée Famille et santé
mentale 42, 2014, p. 8, https://aqpamm.ca/wpcontent/uploads/2017/11/Le_trouble_de_le_personnalit%C3%A9_limite.pdf (2/1/2020).
788
353
« Le silence n’a jamais été sans violence, le silence est un bâillonnement […] »789 dit-elle à propos
de la honte que peut porter une femme victime de sévices de la part d’un homme. Une affirmation
qu’elle soutient parce que les femmes, non seulement ne sont pas entendues, mais voit leur parole
dénigrée, ce qui lui fait dire que « dénigrer la parole des femmes est une grande violence »790.
Autrement dit, quand Josée Néron demande : « Le dieu de l’histoire de la sexualité aurait-il réussi
à nullifier la création de la femme ? »791 , elle vient rappeler à quel point les hommes ont une
responsabilité dans le fait de ne rien vouloir savoir du réel de la sexualité, du réel de la différence
des sexes, et par conséquent, du réel de la femme, que pourtant le récit crie haut et fort : la femme
existe, ni dessous, mais bien à-côté, en-plus. Elle fait une différence : Ève est là pour nous rappeler
le réel d’un sujet femme. C’est peut-être pour cela que, de cette femme, Paul Claudel, ne peut qu’en
saisir la faille :
La voici entre tes bras, Adam, cette
promesse qu’à jamais – tu le sais et elle
le sait – [la femme] est incapable de
tenir.792
789
Entrevue avec Adèle Haenel, « #metoo : Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence », mn 25:39.
Entrevue avec Adèle Haenel, « #metoo : Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence », mn 33:36.
791
Josée Néron, « Foucault, l’histoire de la sexualité et la condition des femmes dans l’Antiquité », Les Cahiers de
droit 36/1, 1995, 245-291, https://www.erudit.org/fr/revues/cd1/1995-v36-n1cd3802/043329ar.pdf?fbclid=IwAR0Gwrf0JRJAGSm0OvIOF9PkqwPK7gwAlaeT3W_BMPbutRt46ICq83oqrhE
(1/10/2019).
792
Paul Claudel, Apprenez-nous à prier, Paris, Gallimard, 1942, p. 51 ; lu dans Helen Huzarewicz, Le rôle de la
femme dans le théâtre de Paul Claudel, Thèse, Whitesboro Central, School, 1964,
http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1576698618836~572&usePid1=true&usePi
d2=true (1/12/2019).
790
354
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