Academia.eduAcademia.edu
Université de Montréal Ève, du manque au sujet-femme. Une relecture discursive du désir de la femme dans Gn 3 à partir de ses réceptions Par Lydwine Olivier Institut d’études religieuses Faculté des arts et des sciences Thèse présentée en vue de l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.) en théologie Avril 2020 ©Lydwine Olivier, 2020 1 2 Membres du jury Université de Montréal Institut d’études religieuses, Faculté des arts et des sciences Cette thèse intitulée : Ève, du manque au sujet-femme. Une relecture discursive du désir de la femme dans Gn 3 à partir de ses réceptions Présentée par Lydwine Olivier A été évaluée par un jury composé des personnes suivantes : Alain Gignac Président-rapporteur Guy-Robert St-Arnaud Directeur de recherche Anne Létourneau Membre du jury Raymond Lemieux Examinateur externe 1 Résumé L’objectif de cette thèse est de montrer qu’Ève, en tant que métaphore du manque et sujet-femme désirante, n’est pas étrangère au désir de Dieu. Pour cela, nous commencerons par repérer que ce que nous connaissons du personnage d’Ève dans le texte de Gn 3 est le fruit de la perception de ce que nous définirons comme « la Tradition » et de son interprétation de ce texte. Cette perception, sur le versant de « la femme-objet », est une réalité fondée par le regard d’hommes croyant que la femme est par nature plus faible, parce qu’incomplète, manquée, et donc manquante. En explorant comment les interprétations du récit de Gn 3 mettent en scène les figures d’une Ève tantôt dangereuse, tantôt inférieure, tantôt gommée par la figure idéalisée de la Vierge Marie, nous verrons comment les a priori culturels propres à une lecture androcentrique ont profondément marqué la façon même de relire le texte, de l’entendre et de le comprendre. En prenant acte de la manière dont cette Tradition a entendu et masqué tout à la fois la différence sexuelle homme-femme, notre propre analyse discursive du récit de Gn 3 déroule comment la figure d’Ève peut aussi devenir la représentante du manque désiré par Dieu lui-même. Le manque voulu par Dieu, dont Ève est la métaphore, apparait à la fois comme l’ingrédient nécessaire à la vie, à la parole et au désir, et comme le fardeau que doit porter Ève pour marcher sur les chemins de son propre destin de femme qui ne peut pas plus échapper à la question de la maternité. Notre axe de relecture, qui tient compte de la dimension du sujet parlant, nous conduit à cerner le rôle actif d’Ève. De sa posture de « pas-toute », elle prend place dans la création de l’adam comme celle à qui s’adresse le serpent venu d’ailleurs. C’est avec le serpent que le premier dialogue s’instaure et qu’Ève s’éprouve comme sujet parlant et désirant. Par la parole, Ève déborde. Une fois l’interdit parlé, il devient lieu de l’inter-dit, là où, entre les lignes, quelque chose du désir singulier d’Ève devient transmissible à l’adam. La transgression en acte rend alors possible le regard porté sur la différence sexuelle, en rendant aussi possible la transmission de la vie humaine comme acte de création. À ce moment du récit, Ève devient un sujet, sujet de désir, femme-sujet, en écart de ce que l’homme la veut, une femme intrinsèquement et expérientiellement habitée par la question du maternel et de la maternité. Si pour les hommes comme pour les femmes, le maternel est le premier accès à la femme, le récit montre que la parole d’une femme est dépendante de cette structure subjective, qui rend chaque femme singulière. Sa subjectivité d’être-femme dont le corps est troué 3 vient nécessairement orienter son être au monde, à l’Autre et aux autres, en mettant en jeu autant sa responsabilité que son éthique, dont Ève est la figure qui les représentent toutes. Cette thèse vise donc à participer à une réflexion et une discussion sur l’être femme, non plus considéré comme objet à soumettre, posséder, ou dont le corps pourrait être réduit à procréer, mais comme l’expérience d’un sujet singulier, un sujet de désir, un parlêtre de chair et de sang dont le dire et le désir sont à prendre en compte en écart du discours universel. Nous espérons que notre thèse apportera une contribution significative à ce que les femmes soient reconnues dans leur énonciation singulière et subjective comme participant à l’à-venir du monde, qu’elles soient reconnues comme souffle qui émerge du manque et qui fait brèche dans le fantasme de l’Un. Mots clefs : Relecture discursive, Après-coup, Bible, Genèse 3, Femme, Féminin, Ève, Manque, Désir, Sujet, Maternité, Effet-mère, Théologie, Psychanalyse, Exégèse. 4 Résumé anglais The objective of this dissertation is to show that Eve, as a metaphor of the lack and as a desiring subject-woman, is related to the desire for God. To do this, we will begin by pointing out that what we know of the character of Eve in the story of Genesis 3 is the result of the perception of what we will define as “The Tradition” and of her interpretation of this text. This perception, on the side of the “woman-as-an-objet”, is a reality based on the gaze of men who believe that the woman is weaker by nature, because she is incomplete, a miss, and therefore missing. By exploring how the interpretations of the Gn 3 narrative stage the figures of an Eve, sometimes dangerous, sometimes inferior, sometimes erased by the idealized figure of the Virgin Mary, we will see how the cultural a priori of an androcentric reading have deeply marked the very way of rereading the text, of hearing and understanding it. By taking in account the way this Tradition has both heard and masked the sexual difference between man and woman, our own discursive analysis of the story of Gn 3 unfolds how the figure of Eve can also become the representative of the lack that God himself desires. The lack that God desires, of which Eve is the metaphor, appears both as the necessary ingredient for life, word and desire, and as the burden that Eve must bear in order to walk the paths of her own destiny, as a woman who cannot escape the question of motherhood either. Our axis of rereading, which takes into account the dimension of the speaking subject, leads us to identify Eve’s active role. From her “not-all” posture, she takes her place in the creation of the adam as the one to whom the snake from elsewhere talks. It is with the serpent that the first dialogue is established and that Eve experiences herself as a speaking and desiring subject. Because she speaks, Eve overflows. Once the forbidden has been spoken, it becomes the place of the "inter-dit", where, between the lines, something of Eve's singular desire becomes transmissible to the adam. The transgression in act then makes it possible to look at sexual difference, making also possible the transmission of human life as an act of creation. At this point in the narration, Eve becomes a subject, a subject of desire, a woman-as-a-subject, at bay from what man wants her to be, a woman intrinsically and experientially inhabited by the question of the maternal and the motherhood. If for both men and women, motherhood is the first access to the woman, the narrative shows that a woman’s speech is dependent on this subjective structure, which makes each woman singular. Her subjectivity of being a woman with a hole in her body necessarily tends her being to the world, to the Other and to others, bringing into play both her responsibility and her ethics, of which Eve is 5 the figure that represents them all. This dissertation therefore aims to participate in a reflection and a discussion on being a woman, no longer considered as an object to be submitted, possessed, or whose body could be reduced to procreate, but as the experience of a singular subject, a subject of desire, a being of flesh and blood whose words and desire are to be taken into account at bay from the universal discourse. We hope that our thesis will make a significant contribution to the recognition of women in their singular and subjective enunciation as participants in the becoming of the world, and that they are recognized as the breath that emerges from the lack and which breaks through the fantasy of the One. Key words : Discursive rereading, “Après-coup”, Bible, Genesis 3, Woman, The Feminine, Eve, Lack, Desire, Subject, Motherhood, “Effet-mère”, Theology, Psychoanalysis, Exegesis. 6 Tables des matières Résumé............................................................................................................................................ 3 Résumé anglais............................................................................................................................... 5 Liste des illustrations et schémas ............................................................................................... 11 Liste des abréviations .................................................................................................................. 13 Prononciation de certains sons translittérés ............................................................................. 13 Remerciements ............................................................................................................................. 17 Introduction ........................................................................................................................ 21 0.1. Actualité d’une réflexion sur le désir de la femme ............................................................ 21 0.1.1 De la création d’Ève à une lecture du désir de la femme dans Gn 3............................................... 21 0.1.2 Actualité d’une approche fondée sur le désir d’Ève dans Gn 3 ...................................................... 24 0.1.3 L’importance du discours sur les femmes dans la relecture du désir d’Ève ................................... 29 0.2. L’approche discursive : une méthodologie au service d’une relecture du désir de la femme dans Gn 3 ................................................................................................................ 31 0.2.1 L’après-coup comme mouvement de relecture qui prend en compte l’inconscient........................ 32 0.2.2 L’Autre comme lieu discursif de l’origine ...................................................................................... 34 0.2.3 Le désir du sujet et son rapport à la chaîne discursive .................................................................... 37 0.2.4 Place de cette méthodologie en regard des méthodes herméneutiques bibliques habituelles ......... 39 0.3. Orientation précise de la recherche .................................................................................... 41 0.3.1 Actualité de la recherche ................................................................................................................. 43 0.3.2 Question de recherche et hypothèses de travail .............................................................................. 43 0.4. Organisation et structure de la thèse .................................................................................. 44 Première partie À la recherche de la femme dans la Tradition .................................... 47 1. Au commencement était le malentendu ............................................................................................... 48 2. Misogynie ou androcentrisme .............................................................................................................. 51 3. Organisation de la première partie ....................................................................................................... 53 1 La femme à l’époque intertestamentaire : une histoire d’hommes ............................ 55 1.0. Introduction .......................................................................................................................... 55 1.1. La première femme face à la Bible : comme une rivière souterraine. ............................. 56 1.1.1 Un texte sans écho dans le reste du corpus hébraïque .................................................................... 57 1.1.2 La Septante : une influence qui perdure .......................................................................................... 58 1.1.3 La destinée d’Ève dans la Bible : comme on enfouit une rivière.................................................... 61 1.2. La femme à l’époque intertestamentaire : entre sorcière et absence............................... 68 1.2.1 Femme absente ou irresponsable .................................................................................................... 70 1.2.2 La femme intime avec le mal .......................................................................................................... 71 1.2.3 La femme cause de la perte de l’homme ......................................................................................... 74 1.2.4 La femme, synonyme de la convoitise dont l’homme doit se garder.............................................. 77 1.2.5 Le paradoxe du christianisme primitif dans son rapport à la femme .............................................. 79 1.3. Conclusion ............................................................................................................................. 81 2 D’Ève à Marie : de la femme qui inquiète à la femme impossible ............................. 85 2.0. Introduction .......................................................................................................................... 85 2.1. Augustin et la femme : l’à-côté qui dérange...................................................................... 89 2.1.1 Le paradoxe de la femme « équivalente », mais « subordonnée » .................................................. 89 2.1.2 La responsabilité de la femme dans l’économie du péché des origines .......................................... 91 2.1.3 Le récit de la chute : du sens allégorique au sens littéral ................................................................ 93 2.1.4 La fonction allégorique de la femme et de la mère ......................................................................... 96 7 2.1.5 La femme : un mystère d’(in)subordination.................................................................................... 98 2.2. Thomas d’Aquin : une théologie de la femme manquée ? ................................................ 99 2.2.1 La femme, un homme manqué ...................................................................................................... 100 2.2.2 La femme : un instrument de la tentation...................................................................................... 103 2.2.3 La Vierge Marie comme idéal humain.......................................................................................... 106 2.3. L’écart entre Augustin et Thomas : de la Mère à la Vierge-mère ................................. 108 2.4. Calvin : de la Vierge Marie à « La mère » ........................................................................ 110 2.4.1 La femme : un bien à récupérer..................................................................................................... 111 2.4.2 Le désir de la femme comme source de l’infidélité à Dieu........................................................... 113 2.4.3 La femme, métonymie de la faiblesse de l’homme....................................................................... 115 2.5. Conclusion ........................................................................................................................... 118 3 Tradition, quand tu nous tiens ! Une histoire qui se répète ....................................... 121 3.0. Introduction ........................................................................................................................ 121 3.1. De la mère à… la mère, en passant par le service ........................................................... 123 3.1.1 Quand la dignité de la femme passe par le service ....................................................................... 123 3.1.2 De la servante volontaire à la Vierge Mère comme lieu de la dignité .......................................... 126 3.2. La femme pour Vatican II : une égalité pas-toute............................................................ 128 3.2.1 La femme en tant que La mère ...................................................................................................... 129 3.2.2 Quand la Vierge Marie supplante Ève .......................................................................................... 131 3.3. La Femme chez Jean-Paul II : entre fille-vierge et mère ................................................ 133 3.4. Conclusion ........................................................................................................................... 137 4 Le féminin comme lieu d'ouvertures .......................................................................... 141 4.0. Introduction ........................................................................................................................ 141 4.1. La voix du féminin comme lieu d-énonciation.................................................................. 142 4.1.1 Dénoncer la femme comme inférieure, sous-mise ........................................................................ 144 4.1.2 La femme perçue comme objet sexuel : la dimension du corps comme danger ........................... 147 4.1.3 La femme comme objet de désir, ou objet cause du désir ? .......................................................... 151 4.2. Des femmes pour que la femme passe d’objet à un être-femme .................................... 153 4.3. L’effet de la mère sur la femme ......................................................................................... 156 4.3.1 L’effet-mère de Gn 3:16 sur les femmes....................................................................................... 156 4.3.2 L’effet-mère comme trace de ce qui ne s’efface pas..................................................................... 158 4.3.3 La trace de la mère et de l’interdit de l’inceste ............................................................................. 160 4.4. La perte pour masquer l’effet-mère et le manque ........................................................... 162 4.5. Quand le féminin se conjugue à la marge......................................................................... 164 4.5.1 La femme : comme un écart dans l’universel ............................................................................... 164 4.5.2 La femme, en tant que frontière, y compris comme tiers monstrueux .......................................... 166 4.5.3 L’inscription du féminin comme en-plus qui empêche la fermeture ............................................ 168 4.6. La femme comme faille entre perte, manque et désir ..................................................... 169 4.7. La femme, du manque au désir ......................................................................................... 172 4.7.1 De la perte au manque ................................................................................................................... 172 4.7.2 Milton : la femme comme ouverture au manque, creuset du désir du sujet.................................. 175 4.8. Conclusion ........................................................................................................................... 177 Deuxième Partie La faille ................................................................................................. 181 5 La première femme : dévoiler la faille ......................................................................... 185 5.0. Introduction ........................................................................................................................ 185 5.1. Le récit d’Ève ...................................................................................................................... 186 5.1.1 Prologue : de la création de la femme comme manque (Gn 2:8-9 et 16-23) ................................ 187 8 5.1.2 Ève : une femme-sujet de désir (Gn 3).......................................................................................... 189 5.1.3 Épilogue : une femme-sujet mère (Gn 4 : 1-2 et 25)..................................................................... 193 5.1.4 Éléments d’analyse textuelle ......................................................................................................... 194 5.2. Pré-texte : la femme comme métaphore du manque ....................................................... 199 5.2.1 De la perte au manque ................................................................................................................... 199 5.2.2 Le manque, creuset du subjectif et du singulier ............................................................................ 201 5.3. La femme : sujet de son désir ............................................................................................ 203 5.3.1 Désir ou jouissance ? ..................................................................................................................... 204 5.3.2 Désir d’être ou désir d’avoir ? ....................................................................................................... 207 5.3.3 Le désir agité par le savoir ............................................................................................................ 208 5.3.4 Le désir en tant que sexuel ............................................................................................................ 211 5.4. La honte comme trace du sujet singulier.......................................................................... 214 5.4.1 La découverte de la honte et son recouvrement ............................................................................ 214 5.4.2 De la honte à la culpabilité, ou à la responsabilité ? ..................................................................... 218 5.4.3 De la honte à la haine .................................................................................................................... 220 5.5. De l’effet mère comme lieu de la vie ................................................................................. 223 5.5.1 L’effet-mère comme marque du féminin-singulier ....................................................................... 224 5.5.2 Le maternel comme lieu de la vie bordée par la mort ................................................................... 226 5.5.3 Ève, creuset de la vie ..................................................................................................................... 228 5.5.4 La femme effet-mère : quand parler c’est créer ............................................................................ 231 5.6. Épilogue : quand la femme se fait faille ............................................................................ 232 5.7. Conclusion ........................................................................................................................... 235 6 Sur la trace du désir ...................................................................................................... 239 6.0. Introduction ........................................................................................................................ 239 6.1. Du rêve comme méthodologie de relecture du désir de la femme .................................. 241 6.2. L’Autre, ce lieu du trésor des signifiants qui instaure le sujet ....................................... 246 6.2.1 Le sujet parlant : un sujet divisé .................................................................................................... 246 6.2.2 Le désir dans Gn 3 : un mouvement plus qu’un mot .................................................................... 250 6.3. De l’objet désiré au sujet désirant ..................................................................................... 251 6.3.1 Perte et manque, un rivage commun ............................................................................................. 251 6.3.2 De l’objet-cause du désir au sujet, femme désirante ..................................................................... 253 6.4. Le désir : du manque au sujet pour la vie ........................................................................ 256 6.4.1 Le manque irréductible comme condition du désir ....................................................................... 256 6.4.2 La femme : sujet-cause du désir.................................................................................................... 257 6.5. Conclusion ........................................................................................................................... 259 7 La femme-sujet désirante : une question de failles..................................................... 263 7.0. Introduction ........................................................................................................................ 263 7.1. La femme : du manque à l’Autre manquant ................................................................... 265 7.2. La femme comme structure du pas-tout homme.............................................................. 267 7.1.1 La femme en tant que pas-toute : une boite de Pandore ............................................................... 269 7.1.2 De la femme pas-toute à une femme, sujet singulier marqué par la faille .................................... 272 7.3. La faille faite femme ........................................................................................................... 274 7.3.1 Ève : le manque comme désir de Dieu .......................................................................................... 276 7.3.2 Le corps féminin comme faille : entre fascination et horreur ....................................................... 278 7.3.3 L’effet de la faille sur le sujet femme ........................................................................................... 284 7.4. Le trou de la honte : son effet sur la femme ..................................................................... 285 7.4.1 La honte : un effet de trou sans fond ............................................................................................. 285 7.4.2 La pudeur dans le texte comme révélateur que du sexuel est en jeu............................................. 289 7.4.3 La culpabilité : la réponse de la Tradition face au ravage de la honte .......................................... 290 9 7.4.4 La responsabilité comme réponse au réel de la honte ................................................................... 293 7.5. Conclusion ........................................................................................................................... 295 8 Ève : de l’effet-mère sur le sujet femme ...................................................................... 299 8.0. Introduction ........................................................................................................................ 299 8.1. De la béance comme vie a-bordée par l’Autre et la mort ............................................... 303 8.2 Féminin et maternité : sur les traces de l’Autre jouissance ? .......................................... 306 8.3. L’effet de La Mère : de l’inquiétante familiarité à l’insoutenable étrangeté ................ 310 8.4. L’effet de la mère sur une femme...................................................................................... 317 8.5. Ève, femme éphémère......................................................................................................... 320 8.6. L’effet-mère comme expérience subjective sur le sujet femme ...................................... 325 8.6.1 Ève, sujet femme et mère .............................................................................................................. 325 8.6.2 Le nom des fils d’Ève comme expression d’un désir réalisé ........................................................ 327 8.6.3 Ève sujet désirant et mère ............................................................................................................. 331 8.7. De la morale religieuse à l’éthique du sujet femme ......................................................... 333 8.8. Conclusion ........................................................................................................................... 335 9 Conclusion ...................................................................................................................... 339 9.1. La relecture discursive pour mettre en évidence la force de la Tradition sur la relecture d’Ève ....................................................................................................................... 340 9.2. Des voix en écart pour dévoiler l’insoutenable du féminin............................................. 342 9.3. Ève : la brèche dans l’histoire du péché originel ............................................................. 343 9.4. De l’Autre manquant comme source de vie, lieu du désir .............................................. 347 9.5. Ève : le trajet d’un sujet habité par le manque ............................................................... 349 9.6. Ève : la figure du féminin singulier qu’on veut faire taire ............................................. 351 Bibliographie ..................................................................................................................... 355 Articles et monographies avec auteurs .................................................................................... 355 Textes du Vatican ...................................................................................................................... 378 Revues, journaux et sites internet sans auteurs ...................................................................... 379 Bibles ........................................................................................................................................... 380 Dictionnaires et grammaires..................................................................................................... 380 Illustrations ................................................................................................................................ 381 Films et chansons ....................................................................................................................... 381 10 Liste des illustrations et schémas Adam et Ève, tableau de Lucas Granach le Vieux p. 23 Adam et Ève, tableau de Giuseppe Cades p. 23 Schéma de l’après-coup p. 33 La Madone au serpent, tableau du Caravage p. 50 Vierge à l’enfant, Statut de Cascastel des Corbières – détail p. 50 Tableau de la traduction de Gn 2-4 p. 187 L’Immaculée Conception, tableau de Paul Rubens p. 221 Le serpent et le fruit défendu, Association de la médaille miraculeuse – détail p. 221 Schéma « L » p. 248 11 12 Liste des abréviations AT BDB BHS BJ BNT BW TOB Ancien Testament The Brown-Driver-Briggs Hebrew and English Lexicon Biblia Hebraica Stuttgartensia : Bible de Jérusalem 1990 Bible nouvelle traduction 2001 Logiciel Bible Works Traduction Œcuménique de la Bible 2004 CEDT CDCH Cohort. EDTC Ex Ez BJ GKC Gn Is J JAAR JSOT LXX NAB Nb nbp. P PNS Ps R Sam Way Collins’ English Dictionary & Thesaurus 2003 The Concise Dictionary of Classical Hebrew Cohortatif English Dictionary & Thesaurus Collins Livre de l’Exode Ezéchiel Bible de Jérusalem en français Gesenius’ Hebrew Grammar – enrichie par Krautzsch & Cowley Livre de la Genèse Livre d’Isaïe Source yahviste Journal of the American Academy of Religion Journal of study of old testament La Septante, Bible grecque New American Bible Livre des Nombres Notes de bas de page Source P : source pristique (ou sacerdotale) Phrase nominale simple Psaumes Livre des Rois Livre de Samuel Wayyiqtol Prononciation de certains sons translittérés x kh : V t [ h ss : th : ‘: ’: se prononce comme le mot « Bach » en allemand (plus proche du « r » en fond de gorge) se prononce che comme le th anglais claquement de la glotte, un son qui n’existe pas en français, mais en arabe ne se prononce pas 13 Aux femmes qui ont bâti la femme que je suis, Aux femmes qui sont mortes d’être femmes, À celle qui veulent être entendues comme femme Aux hommes qui aiment ces femmes, À mes enfants, À mes petites filles, et mes petits-enfants à-venir. 15 16 Remerciements Je tiens tout d’abord à remercier les membres de ce jury : ils ont accepté de lire une thèse qui les a sortis de leur lieu premier d’expertise. Ils ont su répondre à cette invitation au voyage. Merci pour leur lecture attentive et curieuse, leur appréciation de ce travail, leurs remarques éclairantes et incisives qui m’ont ouverte à de nouvelles pistes de recherches. Ensuite, je voudrais remercier deux personnes qui ont été moteur et courroie d’entrainement, souffle vital qui m’a permis de réaliser cette thèse. Je commence par Guy-Robert Saint-Arnaud, mon directeur, parce qu’il a su soutenir mon désir discrètement, de ce mot « discret » dont il a le secret. Un mot qui dit l’intervalle, qui dit l’espace plus que le plein – l’évidement évidemment. Un espace qu’il m’offrait à chacune de nos rencontres, à chacune de ses relectures, les rendant inspirantes, me relançant dans ce travail pour lui donner consistance. Cette direction, au sens fort, a été un point d’ancrage indispensable qui a porté fruit. Je tiens aussi à souligner la contribution de mon amie Marie-Ève Garand, qui a su, avec une rigueur exemplaire et une merveilleuse bienveillance, nourrir et éclairer, grâce à nos discussions et ses relectures, ce qui, si souvent, m’a paru une terre aride sans étoiles. Elle a eu envers moi une confiance inébranlable, un désir de me voir aboutir, et a cru en moi plus que moi. Elle a été la colonne vertébrale de ce parcours exigeant, et souvent aride. Mes remerciements s’adressent aussi à celles qui ont relu cette thèse à divers moments, pour le soin qu’elles ont mis à ce travail méticuleux et leurs remarques judicieuses : Rachel de Villeneuve, Kessie de Labarthe, Xénia Reinach, Florence Ollivry, Adélaïde Dousseau. Je tiens aussi à adresser ma reconnaissance posthume à Michel Campbell, professeur retraité de la Faculté de théologie et de sciences des religions devenue Institut de sciences religieuses, qui s’est éteint trop tôt. C’est lui qui m’a ouvert les portes de la Faculté. C’est à cause de lui que je suis devenue étudiante en théologie. Passionné par les avancées de mes recherches, fier de sa recrue, il aurait été heureux de lire cette thèse. 17 Cette réussite n’aurait pas non plus été possible sans mes enfants et leurs conjoints, mon frère et ma mère. Et que dire de mes amies et amis du Québec, de France et d’ailleurs, amis récents ou de longue date, sans oublier les collègues et professeurs de l’Université qui se reconnaîtront. Tout au long de ce long parcours, chacun m’a, à sa façon et en tout temps, témoigné qu’elle et qu’il y croyait. Sans eux, j’aurais eu trop souvent l’impression de courir après l’inutile. Ils ont été mon filet de sécurité, ma source quand l’aridité devenait trop intense, mon îlot de joie et de paix quand cela grondait trop fort, un havre dans la tempête qui a si souvent malmené mon esprit. Chaque moment en famille, chaque moment entre amis, en personne ou par téléphone, en tête-àtête ou ensemble, a compté. Enfin, ce parcours m’a fait découvrir l’importance d’une relecture qui prend en compte l’après-coup comme lieu de création, dont le temps n’est pas celui de l’académique, mais bien celui du sujet et de son désir. L’écriture est une création dont le processus est lent. La créativité ne peut se déployer que dans ces apparentes pertes de temps qui n’en sont pas. Ces moments, qui semblent vides et stériles, sont nécessaires pour que le travail d’association, de synthèse, de compréhension, se fasse, y compris – nécessairement ? – de façon in-sue. Ces moments de flottement, indispensables au processus de création, expliquent aussi que ma thèse ait pris plus de temps que ce que je prévoyais. Et, sans toutes ces personnes, jamais je n’aurais osé commencer cette thèse ni pu la mener à bon port. Elles ont su me soutenir, m’inciter, m’épauler à poursuivre une route dont je ne pouvais rien savoir sans l’avoir tracée. Certes, dix ans pour une thèse, c’est long. Mais ce temps-là n’est pas un temps académique ni un temps imparti. Cette thèse est fondée sur le temps du désir, de l’amour, de l’écoute, de la confiance, autrement dit du temps qui passe et qu’on ne peut presser – juste vivre. 18 Avec la féminité, on ne peut qu’apprendre : répondre sans doute, mais pour relancer la question qui laissera toujours la réponse dans sa dimension de pas-toute. Christian Fierens1 1 Christian Fierens, « Plus que de raison. Le féminin et la psychanalyse », La clinique lacanienne 11/1, 2006, 27-42, p. 42. 19 20 Introduction Vous imaginez ce que cela veut dire pour les filles qui sont maltraitées, violées ? Vous imaginez à quelle place on les situe, y compris à quelle place symbolique ? C’est de la merde. Vous êtes de la merde ! Ça ne nous intéresse pas ce que vous êtes. Ni votre désir, ni votre récit, tout cela ne compte absolument pas. Dominique Sigaud2 0.1. Actualité d’une réflexion sur le désir de la femme 0.1.1 De la création d’Ève à une lecture du désir de la femme dans Gn 3 Notre mémoire de maîtrise portait sur Genèse 2, la création d’Adam et Ève. Ce travail nous a permis de réfléchir à la question d’un Dieu processuel3, ce qui nous a conduite à présenter l’idée d’un Dieu ouvert, qui ne sait pas d’avance et qui ne crée pas seul. Le principe de co-création nous a amenée à considérer la création de la femme comme émergeant du désir de Dieu afin que la femme soit l’altérité radicale de l’homme, altérité radicale et nécessaire pour que du désir puisse surgir. 2 Radio-Canada, « Être née fille est toujours une malédiction dans le monde », Entretien avec Dominique Sigaud, Ici Première, 11 octobre 2011, mn 9:42, https://ici.radiocanada.ca/premiere/emissions/penelope/segments/entrevue/137765/violences-filles-droits-egalite-monde (20/11/2019), à propos de son livre : Dominique Sigaud, La malédiction d’être fille, Albin Michel, 2019. 3 Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b -25. Incidences herméneutiques et théologiques, Mémoire, Université de Montréal, 2009. La théologie processuelle estime que Dieu est toujours en devenir, qu’il ne sait pas d’avance, et qu’il n’est pas tout-puissant. Son devenir n’est pas étranger à celui de l’humain : Dieu crée avec l’humain, avec l’autre. Cette théologie est issue de la pensée de Whitehead, métaphysicien et mathématicien qui a voulu penser le monde sans en exclure Dieu. Sur la théologie processuelle, on peut lire André Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu : essai sur la théologie du process, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Van Dieren, 2010 ; et sur une lecture processuelle des textes bibliques, on peut lire Robert David, Déli_l'Écriture. Paramètres théoriques et pratiques d’herméneutique du procès, Montréal, Médiaspaul, 2006. 21 La sexualité est le creuset dans lequel et par lequel cette identité se forme. […] Dieu n’a pas créé l’homme ; il n’a pas non plus créé la femme. Car ce qu’il a créé, c’est d’abord et avant tout l’altérité. La femme est dans ce récit d’abord et avant tout l’extraordinaire symbole de l’Altérité qui nous permet de nous constituer comme individu. Cet Autre, inconnaissable, si proche et si différent, si fascinant et si déroutant.4 Mais, si notre travail de maîtrise nous avait mise sur la piste de la création de la femme comme figure de l’altérité radicale, notre recherche nous permet de considérer que la différence de « l’être femme », son altérité radicale vient du fait que c’est en tant que « pas-toute » qu’elle entre dans la création. C’est en tant que « pas-toute » qu’elle représente l’Autre de l’homme et qu’elle doit se construire comme sujet à la fois semblable et différent. Si, comme nous en avons fait l’hypothèse dans notre mémoire de maîtrise, il faut de l’Autre pour désirer, créer et exister, Gn 3 montre que c’est aussi par l’Autre que nous, humains parlants, accédons à notre identité. Or, dans Gn 3, le désir est intimement lié à la femme. Non seulement le texte met-il la femme en lien avec le désir, mais il parle du désir d’un sujet femme, en tant que sujet singulier. Comme sujet, elle se construit en interrelation avec l’Autre masculin dans un mouvement où la différence la révèle et la recèle à la fois. Suivre ce mouvement nous a conduite à nous questionner : si, dans Gn 2, la femme représente l’Autre de l’homme, quel est son rôle dans Gn 3 ? Comment sa différence en acte a-telle été relue, interprétée et portée dans et par les discours dominants ? Prendre en compte les discours qui ont marqué les interprétations théologiques, ecclésiales, féministes et psychanalytiques du texte de Gn 3 nous amène à nous demander ce que révèlent et recèlent leurs interprétations concernant la perception qu’ont des hommes et des femmes d’un sujet femme : en l’occurrence ici Ève. La figure d’Ève occupe une place centrale dans le récit de Gn 3, et de nombreuses représentations s’en sont fait l’écho, en mettant l’accent sur la scène principale de ce texte, comme les deux tableaux ci-après le montrent. L’illustration de gauche est une toile de Lucas Granach le Vieux, et celle de droite de Giuseppe Cades. 4 Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b -25, p. 109. 22 Giuseppe Cades, Adam et Ève, 1750-1799, Royal Academy Collection Lucas Granach le Vieux, Adam et Ève, 1526, The Courtault Gallery, London Dans les représentations picturales, Ève est le plus souvent placée à la gauche de l’arbre, et ces deux tableaux ne font pas exception. Cette place ne lui est pas attitrée par hasard : la place de gauche a longtemps été considérée comme la mauvaise place5. Si Ève occupe la mauvaise place dans les deux images, on peut observer quelques variantes. Ainsi, la première illustration montre Ève se tenant à côté de l’arbre autour duquel le serpent est enroulé. De l’autre côté de l’arbre se tient Adam, et Ève lui tend une pomme. Dans la seconde, Ève ne tend pas de pomme, et plus grand-chose ne vient cacher son sexe. Surtout, Adam ne la regarde pas. Il est tourné vers le serpent 5 Depuis longtemps, la gauche est perçue comme ce qui est maladroit, ce qui fait trébucher, ce qui fait prendre un détour. C’est ce qui est sinistre (gauche en latin), funeste. Voir Odon Vallet, « Note philologique : la gauche est-elle sinistre ? », Mots. Les langages du politique, 1990/22, 95-97, https://www.persee.fr/doc/mots_02436450_1990_num_22_1_1577 (10/9/2019). Enfin, comment oublier que, dans le christianisme, la bonne place est d’être assis à la droite de Dieu, comme le Credo le rappelle : « Le troisième jour est ressuscité des morts, est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant » ; ou Jésus sur la croix, quand il promet le paradis au vilain placé à sa droite ; ou encore Étienne, qui rappelle à son auditoire : « Tout rempli de l’Esprit Saint, il fixa son regard vers le ciel ; il vit alors la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu. "Ah ! dit-il, je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu" », Act. 7:55-56 (BJ). 23 qui, cette fois, a des traits de femme6. Cette illustration n’est donc pas sans laisser entendre que c’est bien de la femme tentatrice dont il est question dans ce texte. Or, cette image d’une femme tentatrice capable de provoquer la chute de l’homme est largement répandue dans l’imaginaire populaire jusque dans les représentations picturales. Pourtant, elle vient en contradiction avec une autre affirmation, tout aussi présente dans notre savoir chrétien du récit : le Christ est le nouvel Adam, venu racheter le péché du premier Adam. Si la bible parle du péché d’Adam, comment expliquer que la culture populaire ait retenu que c’est Ève la tentatrice, celle qui cause la chute de l’Homme ? 0.1.2 Actualité d’une approche fondée sur le désir d’Ève dans Gn 3 On pourrait se demander pourquoi poser la question d’Ève et de son désir dans la chute d’Adam en 2020, dans un Québec qui se dit laïc et affranchi de la religion. On pourrait aussi se demander en quoi cette question serait pertinente : l’histoire d’Adam et Ève n’est-elle pas un vieux mythe poussiéreux d’une autre époque ? Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à un texte qui a longtemps permis aux humains de croire qu’ils ont été créés directement des mains de Dieu ? Pourquoi s’intéresser à un texte réputé pour avoir contribué à l’assujettissement des femmes ? En effet, si ce récit est souvent associé à la doctrine du péché originel, il a aussi été abondamment utilisé pour justifier le fait d’avoir à contrôler les femmes, leur corps et leur devenir. Cette question n’est pas que générale. Je me la suis posée comme femme, comme sujet, donc en « je », d’où cette brève escapade au « je » : si tel était le cas, n’aurais-je pas dû refermer ce texte aussitôt après l’avoir ouvert, et le laisser ainsi enseveli sous sa poussière, plutôt que de le ressortir pour en faire l’objet d’une thèse de doctorat ? Ces questions ont suffisamment entravé mon écriture pour que je les mette en jeu dès le départ. Porter ces questions et les prendre suffisamment au 6 À ce sujet, notons, comme le signale Monique Alexandre, que « Le Moyen-Âge attribue au serpent un visage de jeune femme, et rappelle la légende juive d’Ève-Lilith à ce propos. L’iconographie de Moyen-Âge, puis de la renaissance, représentera le serpent avec une visage, une chevelure, des seins féminins ». Monique Alexandre, Le commencement du Livre. Genèse I-V : la version grecque de la Septante et sa réception, Paris Beauchesne, 1988, p. 347. 24 sérieux pour les mettre à l’épreuve de la présente thèse m’a amenée à réaliser à quel point le texte de Gn 3, y compris Ève, est encore présent dans le discours dominant7. Et, en effet, quelque chose du texte circule encore abondamment à travers les réseaux sociaux et autres médias sous forme de vidéos8, de films9, de chansons10, de noms de boutiques, de noms de personnage de film d’animation11 , de marque de cannabis 12 pour ne citer que ces quelques exemples13. Ces représentations sont parlantes. Non seulement ces images et inscriptions montrent que ce texte fait encore partie de notre imaginaire collectif, mais, comme les représentations picturales produites au fil des siècles, elles témoignent de la manière dont le mythe a servi et sert encore à illustrer et à dire quelque chose des rapports hommes-femmes, et plus particulièrement du rôle que la sexualité y joue. Quel est l’effet, dans notre monde d’aujourd’hui, que la femme puisse être vue comme la séductrice ? Plus largement, qu’est-ce que cela change que l’homme et la femme se soient vus nus et aient vu l’autre nu ? Et qu’à la suite de cet événement, la femme soit devenue mère ? Quel effet produit encore aujourd’hui sur les femmes cette différence sexuelle dans notre monde moderne ? Comme le montrera notre revue de littérature, le regard que des hommes portent sur la femme, comme leur méfiance vis-à-vis d’elles, et le désir qu’ils éprouvent pour elles les ont plutôt conduits à interpréter le récit, quitte à le surinterpréter pour le faire correspondre à leur vision de la femme. Mais est-ce la même qu’Ève ? S’ils le font, c’est parce qu’ils considèrent que la femme est « sous-mise » à l’homme, qu’elle est seconde : c’est à ce titre que son corps peut être contrôlé et asservi. Cet a priori masculin va loin, puisqu’il arrive même à justifier que la femme disparaisse 7 Katie Edwards, Sex And The Garden : Representations of Eve in Postfeminist Popular Culture, PhD thesis, Sheffield, University of Sheffield, 2008. 8 https://www.youtube.com/watch?v=WhbnU30Hl8o, https://www.youtube.com/watch?v=gooTfE55nrw et https://www.facebook.com/Boutiqueadameteve/ (15/09/2019). 9 Voir par exemple, Adam et Ève, la première histoire d’amour, film italien réalisé par Enzo Doria en 1983. Ou la série Dark, réalisée par Baran bo Odar et écrits par Jantje Friese, Netflix, 2017. 10 Il y a bien sûr la chanson d’Anne Sylvestre, La faute à Ève, 1979, mais aussi celle de Julie Pietri, Éve lève-toi, 1992, entre autres. 11 Eva, nom du robot féminin dans Wall-E, film d’animation d’Andrew Stanton (Pixar), 2008. 12 evecannabis, un site qui se dit la première marque canadienne pour toutes les femmes, https://www.evecannabis.ca/ (15/09/2019). 13 On pourrait aussi rappeler les nombreuses plaisanteries circulant sur les rapports hommes-femmes construites à partir du récit d’Adam et Ève. 25 sous le générique Homme. Et pourtant, l’effacement n’est pas complet. Nous montrerons que la femme fait retour dans le discours de manière déplacée : en tant que mère. Ce déplacement est révélateur du fait que pour chaque homme, une femme c’est d’abord une mère, sa mère. Cela peut-il expliquer le fait que la dimension sexuelle de la femme soit continuellement gommée pour ne pouvoir réapparaitre dans le discours que sous le titre de mère, voire de mère vierge ? Une telle orientation est-elle exclusivement le fait d’un passé lointain qui ne concernerait plus les hypermodernes que nous sommes devenus ? Nous ne le pensons pas. Nous constatons plutôt que le discours dominant moderne emprunte des trajectoires discursives qui ne sont pas sans lien avec les interprétations et les réinterprétations de ce récit depuis l’époque biblique à nos jours. Par exemple, nous vivons dans un environnement socio-politique où le discours dominant tend à masquer la question de la différence homme-femme derrière un idéal d’égalité et de parité souvent plus comptable que réel. Un discours socio-politique qui va même jusqu’à effacer, gommer la différence homme-femme, y compris au profit d’un genre humain asexué. Le fait que, dans ce contexte, le texte de Gn 3 et son imagerie fassent retour dans cette chaine discursive hypermoderne ne nous semble pas relever du simple hasard, et mérite d’être interrogé. Ceci d’autant plus que nos recherches nous ont alertée sur le fait qu’à chaque fois que le récit d’Adam et Ève est repris, c’est pour insister sur quelque chose de la différence sexuelle et de l’écart trop souvent stéréotypé entre l’homme et la femme. Comme si le récit d’Adam et Ève venait nous rappeler que nos idéaux pourraient bien recouvrir des enjeux majeurs qui concernent directement la vie des femmes. Suivre cette piste nous a permis de relire une certaine actualité. Alors qu’on affirme que l’égalité des sexes peut être atteinte par les règles de parité et la pleine reconnaissance en droit et en fait des femmes, comment expliquer qu’encore aujourd’hui des hommes en arrivent à croire qu’ils peuvent posséder une femme, leur femme, comme on possède un objet ? Aujourd’hui, en 2020, dans notre monde dit évolué et laïc, la question du féminicide et celle du droit des femmes à l’avortement font retour avec tant de violence et de fracas qu’elles ébranlent même cette croyance moderne selon laquelle les « sciences humaines » permettraient de parvenir à une égalité homme-femme. L’actualité nous raconte plutôt combien il peut être difficile pour une femme de faire valoir ses droits, combien il peut être difficile pour elle de quitter un homme qui croit qu’elle 26 lui appartient. C’est en fait extrêmement dangereux si l’on considère que certains sont prêts à les tuer, ou tuer leurs enfants lorsqu’ils se sentent dépossédés de leur femme. Une infirmière témoignait des motivations de Guy Turcotte à tuer ses deux enfants lors de son procès : « Il a dit qu’il voulait la faire chier et que la façon de la faire chier était de lui enlever ce qu’elle avait de plus précieux au monde, ses enfants »14. Lorsque « tu es ma femme » s’écrit « tuer ma femme », l’homme hypermoderne ne cherche-t-il pas à atteindre « sa femme » au plus vif de sa chair, soit dans son corps ou ses entrailles, parce qu’il la considère comme sa chose, une possession qui ne devrait pas lui échapper ? Tel est le danger qui guette une femme quand un homme confond amour et possession, quand le désir de la femme devient un désir de mort, un désir meurtrier. Pourquoi les femmes sont-elles plus à risque d’être assassinées lorsqu’elles veulent se séparer ? Comment expliquer que, selon l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation, « pas moins de 148 femmes et filles ont été tuées en 2018 au Canada, soit une victime tous les deux jours et demi »15 ? On commence à peine à prendre conscience de la tragédie d’une histoire, chaque fois singulière et intime, que révèle et recèle chacun de ces meurtres de femmes. La question de notre thèse nous semble, dans ce contexte, résonner avec une acuité particulière. Qu’est-ce que cela implique d’exister comme femme16 ? D’exister comme femme dans un univers où chacune peut être en danger au titre même d’être femme ? Comment se construit le devenir femme quand son 14 Michaël Nguyen, « Les enfants tués pour "faire chier" leur mère », TVA Nouvelles, 06 octobre 2015, https://www.tvanouvelles.ca/2015/10/06/les-enfants-tues-pour-faire-chier-leur-mere (10/09/2019). 15 Radio Canada, « Une femme ou une fillette tuée tous les deux jours et demi au Canada », 30 janvier2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1149971/meurtre-femmes-feminicide-canada-2018-etude (10-09-2019). En France, au 7 septembre 2019, on compterait 102 féminicides depuis le début de l’année, et 121 en 2018. Voir le Journal de Québec, « En France, 121 femmes tuées en 2018 par leur conjoint ou ex-compagnon », 20 juillet 2019, https://www.journaldequebec.com/2019/07/10/en-france-121-femmes-tuees-en-2018-par-leur-conjoint-ou-excompagnon (10/09/2019). En Grande-Bretagne, 173 femmes sont mortes de violences conjugales en 2018. Voir Le Blog, « La violence domestique tue plus de femmes que le cancer », 19 septembre 2019, https://www.blogsanteplus.com/psycho-sexualite/la-violence-domestique-tue-plus-de-femmes-que-lecancer/?fbclid=IwAR36Fl7x3Ig0KkLxT0SraDkdS3Q15Pl2MarbqJUoo3iY1zPGGyojr_m0gE0 (12/10/2019). On peut enfin lire l’article de Laura-Julie Perrault, qui dresse un portrait actualisé de la question au niveau mondial. Laura-Julie Perrault, « Violence contre les femmes : l’autre épidémie », La Presse, 10 mars 2020, https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/202003/09/01-5263931-violence-contre-les-femmes-lautre-epidemie.php (10/4/2020). 16 Sur la question du filliacide, qui définit le meurtre des filles, voir l’entretien avec Dominique Sigaud, « Être née fille est toujours une malédiction dans le monde ». 27 être femme est à ce point à risque d’être ravagé sous l’emprise des hommes, de leur convoitise ou de leur haine ? Quel effet a, pour une femme, d’être encore considérée, comme Ève, la sous-mise de l’homme, voire son objet ? Une des pistes que permet de pointer cette thèse, c’est que l’histoire humaine, de l’époque biblique à aujourd’hui, a eu tendance à contourner l’épineuse question de la différence sexuelle et de l’altérité radicale que représente la femme. En fait, il aura fallu Freud et la découverte de l’inconscient pour que la question « Que veut une femme »17 puisse trouver explicitement place et sens, comme question nécessaire et majeure qui concerne spécifiquement le désir féminin et son difficile arrimage à la question de la différence des sexes18 . Cette question, à laquelle il a osé rechercher une réponse en écoutant des femmes qui venaient lui parler, a ouvert la voie à ce que quelque chose de la question du sexuel et du désir de la femme puisse s’articuler dans une logique différente, une logique qui relève de l’inconscient. C’est en tant qu’homme que Freud a découvert ce que l’effet mère et l’effet femme ont sur les hommes. De sa posture d’homme interrogatif, Freud a montré que les hommes, de leur point de vue d’hommes, sont concernés depuis leur naissance jusqu’à leur mort par la question du désir féminin, autant sur le versant de la femme/mère que sur celui de la femme/amante. Si Freud a ouvert la voie, le travail de Lacan a poursuivi cette question en formalisant le régime spécifique de la jouissance féminine comme étant radicalement « Autre » dans sa différence avec la jouissance mâle. Par le biais des femmes et de leur jouissance, Lacan a dégagé la structure de ce qu’il a appelé la femme « pas-toute », en la disant capable d’éprouver une « Autre jouissance », qu’il a situé comme une jouissance supplémentaire. En cela, la femme est hétérogène à l’homme dans le sens où, dans son rapport au langage, un indicible reste. C’est pourquoi Lacan désigne cette jouissance 17 Formule à l’origine de Freud « Was will das Weib », que Lacan a reprise en substituant l’article « la » par « une », en lien avec le fait que, pour lui, « la femme n’existe pas », sinon en tant que pas-toute, et une à la fois. Cf. Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, Paris, Seuil, Coll. Points, 1999 [1975], p. 18, 94 et 102. 18 Freud a trouvé essentiel d’écouter des femmes et leurs symptômes définis comme hystériques. N’a-t-il pas été le premier à considérer essentiel d’écouter ce que les femmes avaient à dire de l’inscription hystérique sur le corps comme signe d’un désir et d’une jouissance à entendre, comme il a été le premier à écouter quelque chose de leur désir ? En posant la question à partir de la singularité de la femme, et non à partir de l’homme, Freud a ouvert le champ de l’importance du discours d’une femme pour entendre la singularité de son désir. 28 Autre sous le terme de jouissance supplémentaire et invite les femmes à dire quelque chose de cette jouissance singulière qui est la leur, qui échappe aux hommes, et dont il nous dit qu’elles « l’éprouvent », mais qu’elles n’en disent rien19. Pour notre part, nous ne sommes pas certaine que les femmes ne disent rien de cette Autre jouissance, de leur désir, ou de ce qui les anime chacune, intimement et singulièrement. Nous montrerons par exemple que le mouvement féministe a été l’occasion, pour de nombreuses femmes qui ont retravaillé le texte de Gn 3 et ses réceptions, d’y investir leurs désirs et de leurs aspirations de femmes. Elles ont analysé et discuté de la manière dont elles ont pu être, dans le temps, assujetties et « sous-mises » aux hommes, en soulignant ce que cela pouvait avoir de violent et de douloureux pour elles. Elles ont aussi montré comment l’Église a souvent réglé la vie des gens, d’une façon binaire qui tranchait entre bien et mal, entre pureté et souillure, entre chasteté et luxure, laissant peu de place à cette zone grise auquel le corps sexué qui nous constitue ne peut échapper. Cette posture particulière de l’Église face à la sexualité, aux femmes, nous la nommerons « morale religieuse ». Par « morale religieuse », nous ne parlons pas de la morale comme absolu, mais bien de cette vision moralisante qui existe, qui a parcouru les siècles, et que, précisément, des femmes ont dénoncée. Leur critique du texte et des réceptions patriarcales de Gn 3 a participé au fil du temps à ce mouvement de femmes qui se sont levées, ont pris la parole pour dire quelque chose de leur propre rapport de filles d’Ève à cette mère originaire et mythique. Mais veut-on entendre ce qu’elles ont à dire ? L’entendre et le prendre en compte pourrait-il nous permettre d’ouvrir une place pour que du sujet-femme désirant puisse être mis au profit de l’analyse du texte de Gn 3 ? 0.1.3 L’importance du discours sur les femmes dans la relecture du désir d’Ève La première étape de notre travail de recherche nous a amenée à lire un grand nombre de récits, textes et traductions qui parlaient du récit d’Adam et Ève. Nous avons été interpellée par la façon dont les réceptions se servaient de leurs présupposés sur les femmes pour relire le rôle d’Ève dans le texte pour donner poids à ces a priori. Prendre en compte cette tension permet de percevoir que les hommes ne sont pas d’abord misogynes : ils vivent la différence sexuelle de la femme comme un lieu d’inquiétude, en raison du désir qu’ils éprouvent vis-à-vis d’elle. C’est aussi en 19 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 75. 29 raison de sa différence sexuelle, appréhendée comme un corps auquel il manque un petit bout, que des hommes se sont autorisés à considérer la femme comme inférieure à eux. Au nom de cette perception, ils ont établi un système juridique et culturel qui légitime de réduire le sujet femme à une fonction d’épouse et de mère. De nombreux théologiens ont travaillé le texte avec cette même perception, avec ce même regard chargé de craintes et de recherche de légitimation de leurs traitements de l’être de la femme. C’est fort de ces a priori qu’ils ont pu aborder la figure d’Ève, « la mère du vivant » comme le dit Genèse 3, comme celle qui a fait entrer la mort, mais aussi la convoitise et le péché dans le monde. Dès lors, la participation active de la femme à la perte de l’homme est venue justifier, à leurs yeux, d’avoir à la sous-mettre à l’homme. Le nouage nous a semblé si fort, si serré, qu’il nous est apparu difficile de séparer ce qui, du regard des hommes sur la femme, avait influencé la lecture du texte, de ce que ce texte avait eu comme influence sur leur vision des femmes. À ce point, il nous fallait rendre compte de la trame, tressée par le regard des hommes, qui a organisé pendant des siècles le sort d’Ève, et par ricochet, celui des femmes. C’est la prise en compte de cet effet de relecture après-coup sur ce texte, organisé à partir de la vision des hommes sur le féminin, qui nous a amenée à choisir notre méthodologie. Il nous fallait une méthodologie qui fasse ressortir le mouvement entre le texte et son passage à l’ordre normatif culturel androcentrique, pour faire ressortir cet ensemble discursif tressé suffisamment serré pour qu’Ève représente la femme, et la femme, Ève. Il nous semblait essentiel de montrer la façon très systématique dont le texte et le discours des hommes le relisant avaient interagi mutuellement. Cette orientation nous a permis de cerner l’effet d’empilement discursif que ces boucles d’interprétations et de rétroactions produisent à la fois sur les femmes et sur Ève, et dont les hommes se sont servis pour justifier leurs positions vis-à-vis des unes et de l’autre. Enfin, il nous a aussi semblé important de mettre en évidence la méconnaissance que ces auteurs avaient de leur propre subjectivité à l’œuvre dans ce travail herméneutique mettant en jeu la femme. Fort de cette direction, nous avons commencé à lire le texte dans la langue qui nous était la plus accessible, le français. Mais, au fil de ce travail préliminaire de défrichage, le récit venait troubler ce que nous savions de ce texte. De nouvelles compréhensions émergeaient qui rendaient moins certaine la connaissance du texte que nous en avions, ou plutôt des a priori que nous portions. Mais en perdant son unicité de sens, le texte gagnait en ouvertures. De nouvelles pistes de lectures 30 émergeaient, qui ouvraient à leur tour à de nouvelles questions sur le maniement de ce texte par les auteurs, et le maniement des auteurs qui travaillaient à leur tour les commentaires faits avant eux. Nous étions à notre tour emportée, prise dans ce mouvement discursif. Au fil de nos lectures, le discours sur le texte devenait au moins aussi important, sinon plus, que le récit lui-même, au point que nous ne pouvions plus considérer le texte sans les autres textes. C’est donc dans un mouvement d’après-coup que nous avons considéré que le récit, loin d’être isolé, faisait partie intégrante d’un texte plus large sur la femme et le traitement qui lui a été réservé. 0.2. L’approche discursive : une méthodologie au service d’une relecture du désir de la femme dans Gn 3 Si nous avons pu mesurer l’effet d’après-coup et de boucle de rétroaction, tant sur nous que sur le texte, c’est parce que nous avons pu nous familiariser avec une méthode de relecture discursive présentée dans le microprogramme « Expérience du croire et praxis d’écoute »20. Cette approche méthodologique nous a paru la plus appropriée à prendre en compte et rendre compte de l’effet après-coup de l’interprétation d’un texte, avec le projet de cerner l’effet des boucles de rétroactions que cet effet d’après-coup produit. Mais surtout, compte tenu de notre découverte, la qualité principale de cette approche réside dans le fait qu’elle repose sur la prise en compte du désir inconscient, qui se forge sur le manque et l’effet de différence absolue qu’il provoque. La logique discursive repose sur un certain nombre de concepts issus du champ de la psychanalyse lacanienne, dont l’inconscient, l’Autre, le sujet et l’après-coup. Selon cette logique, il ne s’agit pas de plaquer ces concepts sur le texte pour en extraire un sens ou une signification, mais de suivre le mouvement de relecture que cette approche discursive induit, selon une logique qui prend en compte le rapport au désir inconscient. Dans une approche discursive, le chercheur est interpellé là où il ne s’y attend pas, précisément parce que la lecture de l’autre est un acte de sujet singulier qui met en jeu son désir de chercheur autant que celui de l’auteur dont il lit le texte. Passer par une analyse discursive devient alors le premier pas pour saisir autrement le rôle d’Ève 20 Guy-Robert St-Arnaud, Marie-Ève Garand et Jean-Paul Gilson, Expérience du croire et praxis d’écoute, 2009/2010, séminaire donné à la Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal. 31 dans le texte. Nous partons donc du principe que notre champ de recherche se soutient d’un discours qui fait tenir le désir de la femme dans une chaîne discursive particulière. 0.2.1 L’après-coup comme mouvement de relecture qui prend en compte l’inconscient L’approche discursive permet de considérer l’interprétation comme un acte de relecture subjectif qui repose sur la logique de « l’inconscient […] structuré comme un langage » 21 . La conséquence directe de cette structure, c’est que « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant »22. L’un ne va pas sans l’autre. On aura donc affaire, dans une logique discursive, à une logique qui implique l’écart entre le signifié et le signifiant, entre le conscient et l’inconscient, entre le désir et la jouissance, entre le sujet et l’être. Seulement, cet écart ne s’articule pas en termes d’opposition, mais dans une logique dialectique. Selon cette logique, il n’y a de sujet que comme effet de discours, et le sujet articule un discours qui ne saurait tenir lieu que de semblant, eu égard à la vérité de son désir. C’est-à-dire que le « je » de l’énoncé tend à occulter la vérité du désir, qui appartient au « je » de l’énonciation ; et cette vérité ne peut qu’être « mi-dite ». Ainsi, l’approche discursive pose l’interprétation sur le versant du singulier et du subjectif. De cette interprétation, un sujet doit répondre, et cela l’engage subjectivement selon un mouvement après-coup, soit un temps où le sujet se construit au futur antérieur, comme le souligne Lacan : Ce qui se réalise dans mon histoire n’est pas le passé défini par ce qui fut puisqu’il n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir.23 Choisir cette méthodologie a pour objectif de permettre une relecture du texte et de ses réceptions dans les effets de leur nouage particulier. Ce mouvement pris en compte sera celui de l’après-coup tel que Guy-Robert St-Arnaud le définit : L’après-coup n’est pas seulement un après coup. L’après-coup forme un concept psychanalytique non réductible à ce qui vient après comme une simple succession. […]. La perspective freudienne de l’après-coup [...] consiste à introduire un matériel [dans le cas présent ce sera le récit et ses réceptions] dans différents parcours de sens. L’après-coup 21 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 72 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 179. 23 Jacques Lacan, « Fonction et champs de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1971, p. 300 (ou Écrits I, Paris, Seuil, Coll. Points, 1966, p. 298). 22 32 permet de faire émerger des éléments qui ont été ignorés, ou encore de les inscrire dans un parcours signifiant où ils reçoivent une valeur différente de celle à laquelle on penserait spontanément.24 Ce mouvement repose sur une double trajectoire. La première, chronologique, suit le temps qui passe, vers l’avant, quand la seconde vient la couper dans un mouvement rétroactif, comme le montre le schéma ci-dessous : On ne s’étonnera guère que, dans sa forme la plus complexe, Lacan nomme ce schéma le graphe du désir25. Car c’est dans cette coupure organisée par le désir que le parlêtre trouve une signification à ce qu’il vient de dire, lire, entendre. Lire le désir et le récit selon ce même mouvement fait ressortir la subjectivité à l’œuvre dans l’acte d’interprétation et ses effets sur la première femme. On comprendra alors que le concept d’après-coup est central, dans la mesure où il permet de relire de près les réceptions dans leurs relectures du texte. Ici, le mot relecture est pratiquement à prendre dans le sens de rétro-lecture, d’une part, et dans les effets de rétroactions que les réceptions ont eus sur la femme. Ainsi, cette méthodologie ne cherche pas tant à (re)trouver au récit une signification nouvelle ; elle vise plutôt à montrer les effets de la façon dont les auteurs ont posé leur regard sur Ève, et, par extension, sur la femme et sur le désir d’une femme-sujet. 24 Guy-Robert St-Arnaud, « Après-coup. Théologie et psychanalyse : que dit l’une au sujet de l’autre ? », A. Gignac et G.R. St-Arnaud (dir.), Théologiques 10/2, 2002, 5-11, p. 159, nbp. Voir aussi : Jean Laplanche, et Jean-Bertrand Pontalis, « Après-coup », D. Lagache, (dir), Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, PUF, [1967] 1981, p. 33-36. 25 Jacques Lacan, Séminaire VI. Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013. 33 0.2.2 L’Autre comme lieu discursif de l’origine La Bible, comme le souligne Pamela Milne, n’échappe pas à cette règle de la rétroaction. Lieu discursif par excellence, c’est un livre tellement lu qu’il fait partie du paysage culturel occidental. Impossible dès lors d’empêcher ce qu’elle appelle des « retrospective fallacies »26, soit des sophismes rétrospectifs qui arrivent quand le lecteur utilise des informations connues à la fin d’un texte pour les projeter sur le texte. C’est précisément pour cette raison que Claude Geffré estime qu’il ne peut y avoir de lecture de la Bible sans une théorie herméneutique acceptant de répondre des présupposés, conscients ou inconscients, qui en sont les ressorts27. Dans le travail de réappropriation de ce qui s’est transmis par ce que nous avons appelé « les réceptions », nous nous devions de mettre en jeu l’organisation que sous-tend la relecture d’Ève, en assurant la subjectivité et le désir à l’œuvre, mais en refusant de considérer que les pré-textes soient confinés au rang de présupposés « dans la tête du lecteur ». Vu la façon dont les hommes ont pendant des siècles considéré les femmes, il nous a semblé que le phénomène de culture dépassait la notion de présupposé de lecture. La remarque d’André Wénin à propos des premiers chapitres de la Genèse nous a confortée dans notre approche : Les premiers chapitres de la Genèse : texte redoutable s’il en est ! Comme d’autres pages archi-connues, il traîne dans nos mémoires, couvert de la poussière qu’ont déposée sur lui des siècles de lectures théologiques ou catéchétiques rarement pertinentes au regard du récit biblique.28 Avancer que ce texte traîne, couvert de poussière, dans nos mémoires opère un déplacement qui est venu appuyer notre choix méthodologique. Nous avons par conséquent considéré les traductions, récits et commentaires ayant trait au texte de la Genèse comme un ensemble que nous définissons comme « les réceptions ». Cette définition est fonction même de notre logique 26 Pamela Milne estime en effet que « retrospective fallacy occurs when readers project information gained only at the end of the story back onto early elements of the story. The problem, of course, is that the Bible is the kind of text, which is read many times, and stories like Adam/Eve story are part of the Western cultural landscape. Preventing all or most readers from making common-sens inferences or "retrospective fallacies" seems like a daunting, if not hopeless, task », Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture : The Implications of Structural Analysis for Feminist Hermeneutics », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1997 [1993], 146-172, p. 169. 27 Claude Geffré, « Préface », W. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, Cerf, Paris, 1995, p. II-III. 28 André Wénin, D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain, Lecture de Genèse 1:1-12:4, Paris, Cerf, 2007, p. 9. 34 méthodologique. Le terme nous permet de mettre dans un ensemble un choix déterminé de récits, traductions, commentaires qui se sont inspirés, qui ont traduit ou ont commenté le texte, en nous concentrant plus spécifiquement sur ceux ayant trait à la femme. Compte tenu de l’abondante littérature autour de ce texte, et compte tenu également de notre trajectoire, il ne peut s’agir que de « morceaux choisis » destinés à nourrir notre trajectoire, nécessairement subjective, afin de former un ensemble cohérent et significatif dont Gn 3 ne peut être exclu. Ce concept de « réceptions » est d’autant plus important que nous postulons qu’il fait corps avec le texte, sous la forme d’un pré-texte qui en oriente rétrospectivement la saisie. Si l’on reprend la théorie des trois mondes, auteur-texte-lecteur, cette posture revient à considérer que ces trois mondes baignent dans un monde plus large qui les englobe : l’Autre, le monde du langage, et la façon dont un sujet s’y inscrit, que Lacan met en lien avec le Nom-du-père. Une telle appellation n’est pas étrangère à l’affirmation des féministes selon laquelle le texte et ses réceptions baignent dans une culture patriarcale. La poussière qui recouvre le texte relève précisément de l’Autre, du sujet, du désir et de l’inconscient, ce qui nous permet de prendre en compte la « dit-mention » du discours qui circule dans les réceptions, et qui a servi à comprendre et à se saisir de la femme – à la fois Ève et les femmes. Le concept de l’Autre, comme nous le disions, est propre à une approche discursive et joue un rôle essentiel. Selon Lacan, le langage implique que de l’Autre soit à l’œuvre : « Le sujet reçoit son message de l’Autre sous une forme inversée »29. Chaque discours, chaque parole est habité par un langage « déjà-là ». Ce langage déjà-là, dont l’origine est inconnue et qui est toujours insuffisant à cerner le réel, structure et détermine à la fois le discours et le sujet, parfois même à son insu. C’est pour cela que Lacan définit l’Autre du langage comme « lieu du trésor des signifiants »30. Sur ce versant, c’est bien au lieu de l’Autre que le désir du sujet peut advenir sous forme d’une parole actuelle. Mais ce dire, actuel, intervient dans la chaine signifiante au futur antérieur, c’est-à-dire de façon rétroactive : « Le vouloir-dire, ce qui se déroulera du discours ne s’achèvera que de [façon] rétroactive »31. On le voit, dans ce mouvement d’un discours qui se saisit de l’Autre, il se produit 29 Jacques Lacan, Séminaire III. Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 47. Jacques Lacan, Séminaire XVI. D’un Autre à l’Autre, Paris, Seuil, 2006, p. 57. 31 Jacques Lacan, Séminaire XVI. D’un Autre à l’Autre, p. 51. 30 35 une aliénation du sujet, un écart entre l’intention et le dire qui ouvre à la question : « que veut l’Autre ? »32. S’il y a sujet, ce ne peut être que le sujet parlant, soit un sujet aliéné à l’Autre du langage. Avec cette logique méthodologique, il devient possible de construire une logique interprétative qui admet le fait que les lecteurs sont influencés par l’Autre, et qu’à leur tour, ils relisent le texte en y imprimant, parfois même à leur insu, le langage de l’Autre. C’est à partir de ce qu’il est, de là où il est, fort de sa connaissance, de son désir et du langage dominant que le lecteur s’empare du texte. Il remonte alors le temps tout autant que le texte pour lui donner rétroactivement et vie et sens. Prendre l’Autre comme dénominateur commun sous lequel le texte et ses réceptions font corps, en tenant nécessairement compte du mouvement rétroactif qui se joue dans les réceptions, a ainsi décidé de notre méthodologie : travailler le texte biblique à partir de ses réceptions. Les textes choisis pour former ce que nous avons appelé « les réceptions » sont à prendre comme autant de repères sur ce qui s’est dit de la première femme à travers des siècles d’herméneutique chrétienne du récit. Les réceptions sont organisées selon un ordre chronologique, de l’intertestamentaire33 à nos jours, pour permettre de relever les éléments les plus marquants concernant la femme du récit. Mais, si cette approche est chronologique dans le temps, elle ne l’est pas dans notre démarche, puisque celle-ci prend en compte l’effet de boucle rétroactive contenue dans les réceptions. Cette démarche de relecture nous permettra de lire de près à la fois la façon dont les hommes qui ont relu le texte s’en sont servi pour décider du sort des femmes, mais aussi la façon dont les femmes qui se sont intéressées à ces réceptions ont elles-mêmes relu les textes. Nous verrons que leur rapport subjectif aux textes n’est pas sans effet sur leurs interprétations. Nous serons particulièrement attentive aux répétitions, aux déplacements, aux discontinuités et aux renvois 32 Jacques Lacan, Séminaire XVI. D’un Autre à l’Autre, p. 53. En fait, parler d’intertestamentaire réfère plus à un corpus de textes qu’à une période au sens historique du terme, si l’on en croit la littérature. Mais pour des raison propre notre approche, il nous a paru plus pratique de parler de période intertestamentaire. En effet, André Paul précise à ce sujet que, si le mot est « familier aux biblistes de toutes confessions chrétiennes […], d’aucuns cependant l’utilisent avec réserves. Il est en effet utile mais volontiers ambigu. » (André Paul, La littérature intertestamentaire, septembre 2003, https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/la_litterature_intertestamentaire.asp (15/2/2021). 33 36 incessants d’Ève aux femmes et des femmes à Ève, en vue d’en dégager une convergence discursive qui pourra étonner, mais qui pourtant révèle quelque chose d’important pour les femmes. 0.2.3 Le désir du sujet et son rapport à la chaîne discursive La place du désir est centrale dans l’approche discursive. Ici, il n’est pas question du désir tel qu’il est compris dans le langage courant, qui supporte d’être mis au pluriel, mais bien ce que Lacan définit quand il affirme que le désir est inconscient 34 . C’est un signifiant qui fonde la trajectoire même de cette thèse. Le désir surgit de l’écart entre le besoin et la demande. Il surgit du fait que la demande est « parlée ». Du fait d’être parlée, de se faire dans une énonciation, la demande est fabriquée de mots insuffisants à la dire toute, à tout dire. La demande est faite de mots insuffisants à rendre exactement compte du besoin, en raison du « en plus » qui la compose. Le désir, on n’y a donc pas accès directement : il est pris dans les mailles, pris entre l’énoncé et l’énonciation. À la différence d’un énoncé, qui peut avoir des sens très différents, l’énonciation met en jeu l’articulation signifiante des mots entre eux dans une logique discursive subjective et désirante. Ici, ce sont les associations de mots qui en disent un peu plus que ce que l’on veut. Même si elles sont masquées pour maintenir une apparence de continuité. Suivant cette orientation, il devient possible d’articuler comment la « dit-mention » de la femme révèle quelque chose de la vulnérabilité des sujets hommes qui en parlent. En intégrant le sujet de l’inconscient et sa trajectoire désirante, notre démarche discursive considère les différents textes comme autant de lieux d’expression d’un désir inconscient à prendre en compte dans l’acte herméneutique. Il s’agit donc de se mettre à l’écoute des mots et des associations, non pas dans leur sens commun, mais dans leur entrelacement discursif avec d’autres, y compris dans leur polyphonie et dans l’effet qu’ils suscitent. Les effets, nous les retrouverons sous la forme d’écarts entre le texte et ses traductions, ou entre le texte et les récits qui s’en sont inspirés, mais aussi sous la forme de déplacements, de tournures de phrase ambigües, de contradictions entre le texte et les positions des auteurs. Ce n’est donc pas tant le discours bien établi qui est pris en compte, mais davantage ce qui, dans le fil bien construit du discours, résiste à 34 Jacques Lacan, Séminaire XIV. La logique du fantasme, 1966-1967, inédit, p. 105. 37 la fluidité de son contenu, comme autant d’aspérités qui le jalonnent et deviennent autant de cailloux qui balisent une relecture différentielle. Il s’agit alors de faire parler ces traces qui viennent confronter le sens. Cette thèse relève donc, comme le souligne Guy-Robert St-Arnaud, d’un travail subjectif : L’écriture et la lecture [de ces textes] sont appelées à produire un réseau d’effet de sens où les traces d’un sujet se laissent découvrir. En fait, la personne qui lit ou écrit est amenée à donner les principaux éléments sur lesquels reposent les rapports de signification qu’elle a lus. Si cette perspective semble évoquer un subjectivisme poussé à outrance, la contrainte de lecture s’avère d’une exigence proportionnelle. En effet, elle oblige à construire une interprétation possible, et non pas l’interprétation ou l’intentionnalité du texte, à partir du caractère littéral des expressions et du mot à mot utilisés. La possibilité d’une interprétation repose ainsi sur les traces concrètes, voire matérielles des signifiants du texte.35 Et c’est donc en cohérence avec cet acte d’écriture subjectif et désirant que l’écriture de cette thèse prend quelques libertés dans les jeux de mots qui seront utilisés. Cette écriture subjective sera aussi l’occasion de couper les mots à l’écrit pour en montrer le tranchant, d’avoir une écriture qui saisisse les boucles de rétroactions afin de construire une interprétation qui repose sur des traces historiques concrètes qui concernent le vécu des femmes. Cette interprétation se fera donc à partir de notre posture subjective, posture dont nous estimons qu’elle peut devenir le creuset d’une ouverture. Dans ce cas, le désir de la femme dans Gn 3, à partir de son être-femme. Elle représente ici celle qui a tenté quelque chose en posant un acte interprété et réinterprété selon des interprétations qui en disent autant sinon autre chose ou davantage que ce qu’elle en recèle. Sur ce versant, notre approche méthodologique prend en compte les préoccupations de recherche d’André Wénin, bibliste réputé et spécialiste de la Genèse, qui a travaillé avec des psychanalystes et qui cherche à ouvrir le champ interprétatif d’un récit au subjectif36. En effet, pour lui, la vertu d’un récit n’est pas de délivrer une vérité unique et figée, mais bien d’éveiller le lecteur au fait que le sens d’un texte déborde toujours ce que l’on en saisit. Selon notre hypothèse, c’est 35 Guy-Robert St Arnaud, « La bordure de l’espace du désir en psychanalyse. Expérience et écoute du croire », Revue Ouvertures 1, 2013, p. 11, https://ceinr.squarespace.com/revue-ouverture/2017/7/2/la-bordure-de-lespace-du-dsir-enpsychanalyse-exprience-et-coute-du-croire (16/12/2018). 36 André Wénin prend soin de souligner, dans l’introduction de son livre d’Adam à Abraham, sa « participation à un séminaire réunissant une bonne dizaine de psychanalystes autour des chapitres 1 à 4 », p. 11. 38 même précisément parce que le sens d’un texte déborde, qu’il révèle autant qu’il recèle, qu’il devient possible d’inscrire une voix de femme dans une recherche rigoureuse qui se pose, non pas comme un savoir de plus, mais comme une voix de femme cherchant une voie subjective pour faire advenir au savoir des préoccupations de femmes. Ces préoccupations sont là, entre les lignes, entre les traits, entre les coupures. Elles passent en se faufilant et en étant relues au plus près du texte, comme autant d’« inter-dits », de « mi-dits » qui disent une vérité subjective. Cette vérité subjective ne pourra à son tour se relire que dans l’après-coup, par les effets de sujets et de savoirs qu’elle produira – ou non – par notre proposition en forme de différence, que nous inscrivons en acte. 0.2.4 Place de cette méthodologie en regard des méthodes herméneutiques bibliques habituelles Selon nous, notre recherche s’inscrit dans le champ de l’herméneutique théologique, dans la mesure où cette thèse s’intéresse à la première femme telle qu’elle est présentée dans le récit biblique. De plus, c’est en tant que femme théologienne et non en tant que psychanalyste que nous écrivons : si nous prenons en compte l’inconscient, nous ne nous intéressons pas à la signification psychanalytique que pourrait avoir ce texte. Si c’est comme femme théologienne que nous proposons une herméneutique moderne et non confessionnelle, c’est d’abord comme femme, et ensuite comme théologienne que nous proposons de réinterpréter le texte de Gn 3. Sur ce versant, nous nous inscrivons en droite ligne de Claude Geffré, pour qui l’herméneutique fait partie de la théologie : « la théologie est herméneutique par nature puisqu’elle étudie une tradition qui est transmise essentiellement par des textes et leur interprétation »37. Il estime aussi que la théologie a connu un tournant qui lui a fait prendre ses distances par rapport à la philosophie en se concentrant sur « l’être dans sa réalité langagière »38. Pour lui, cette réalité langagière, d’une part, n’est plus compatible avec une herméneutique du sens qui postulerait que le texte parle en lui-même et, d’autre part, nécessite de faire appel à d’autres champs. Delphine Horvilleur ajoute quant à elle que : « le lecteur doit toujours, d’une manière ou d’une autre, faire avec ce qu’on a fait dire au texte 37 38 Claude Geffré, « Préface », W. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, p. I. Claude Geffré, « Préface », W. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, p. I. 39 avant lui, il doit construire de "l’inouï", au sens littéral du terme, du "jamais entendu", à partir de l’écoute de ceux qui ont précédé »39. Il nous semble que nous nous situons dans ce mouvement et que notre approche de relecture et d’analyse discursive, qui s’appuie sur la logique de l’inconscient structuré comme un langage, parait appropriée pour explorer nos questions de recherches. D’autant que notre méthode est cohérente avec la théorie de l’interprétation, qui postule qu’on lit toujours un texte à travers des présupposés : « jamais nous ne lisons un texte de façon objective ou neutre »40. Notre méthodologie part en effet du principe que le texte n’existe pas sans un lecteur pour s’en emparer, qu’il ne s’en empare pas sans désir ni sans le lire à partir de l’Autre, et que cela se fait à son insu. Ainsi, notre méthodologie dépasse le simple énoncé du présupposé : nous postulons qu’un texte vivant n’existe pas sans sujet, sans désir, sans sa part d’inconscient. Néanmoins, si notre approche n’est pas étrangère au travail d’exégèse et d’herméneutique tel que le champ biblique l’implique habituellement, il s’en distingue. En effet, ce type de lecture demande d’appréhender le texte biblique en synchronie, soit en tant que texte qui se suffit à lui-même, ou en diachronie, un mouvement qui prend en compte le contexte de rédaction du texte. Étant donné nos préoccupations et nos questions de recherches, ces méthodes ne nous convenaient pas, puisqu’elles ne nous permettaient pas de cerner le mouvement d’interprétations comme une dimension faisant partie du texte en tant que tel. Nous voulions pouvoir prendre en compte ce mouvement de boucle de rétroactions, et montrer qu’il révèle le désir des personnes qui en ont parlé. Considérer ce texte comme l’expression d’un rêve nous a permis de sortir du temps chronologique pour aborder le texte et ses réceptions selon un autre rapport au temps : celui de l’inconscient. Cela nous a aussi permis de situer l’Autre comme un lieu qui ne peut être réduit – ni à Dieu, ni au serpent, ni à la femme. Il nous apparait tout aussi important de préciser que notre approche théologique, notre méthode de recherche discursive et notre approche herméneutique se font à partir de notre voix de femme singulière qui cherche à porter au savoir un axe interprétatif possible du texte de Gn 3. 39 40 Delphine Horvilleur, Le rabbin et le psychanalyste, Paris, Hermann, 2020, p. 25-26. Werner Jeanrond, Introduction à l’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 1991, p. 8. 40 Pourtant, notre recherche ne se situe pas dans le courant des relectures féministes. Bien sûr, comme les féministes, nous nous intéressons de près au rôle de la femme, à sa place dans l’univers patriarcal et aux questions que ces femmes soulèvent, chacune subjectivement. Mais nous ne le faisons pas d’abord sous l’axe de la dénonciation et d’une sainte colère absolument nécessaire pour ouvrir un espace qui n’existait pas. Pourtant, c’est bien à la suite de ce que des féministes ont écrit et dénoncé, à la fois du récit et/ou de ses réceptions, qu’il nous est possible de nous inscrire à leur suite et en différence. Notre différence se situe dans le lien qui relie notre approche au mouvement d’analyse et d’interprétation fait selon des perspectives psychanalytiques. Mais encore là, notre perspective de recherche ne vise pas d’abord à donner une signification psychanalytique au texte de Gn 3. Si notre méthode discursive partage avec les analyses psychanalytiques des concepts communs, elle s’en écarte dans la mesure où elle ne vise pas à faire d’abord un commentaire psychanalytique du récit ou de la femme du récit qui en démontrerait la signification. Notre thèse ne vise pas tant à proposer une exégèse que de participer au savoir sur la femme, en contribuant à ouvrir un espace grâce à une analyse et une interprétation en écart de ce qui se dit habituellement sur Ève, et permettre un lieu de relecture moins pernicieux et souffrant pour des femmes. Nous souhaitons ainsi apporter une pierre à l’édifice de la réflexion sur la signification d’un texte des origines nécessairement relu au futur antérieur, puisque, par définition, il est impossible de remonter à ses origines, pas plus qu’il n’est possible de revenir raconter la fin de sa propre histoire. 0.3. Orientation précise de la recherche Cette thèse est écrite autant qu’elle s’inscrit dans ce mouvement de recherche de femmes hypermodernes qui travaillent à comprendre, à analyser, mais aussi à cerner les effets, pour une femme, d’avoir été contrainte pendant des siècles à un rôle social et culturel de subalterne. Mais pas uniquement. Car notre visée est aussi théologique. Il s’agit de nous inscrire dans cette quête qui tente de cerner quelque chose du désir de Dieu, tel que des théologiens comme Jean-Baptiste 41 Lecuit ou Guilhen Antier en parlent41 : quel Dieu est encore vivant dans notre monde séculier ? Notre visée est donc aussi de voir en quoi Ève n’est pas étrangère au désir de Dieu. Pour parvenir à saisir le singulier de la femme dans le projet de Dieu, l’écriture de cette thèse situe le mouvement même de notre approche méthodologique : notre travail suit une logique discursive qui s’appuie sur le temps de l’après-coup, et donc nécessairement du désir inconscient, pour prendre en compte des effets de rétroactions révélant la façon dont le texte a été relu. En suivant de près le parcours interprétatif qui a entouré la figure d’Ève d’hier à aujourd’hui, nous allons repérer des effets de la non-reconnaissance de l’altérité et de la différence sexuelle en tant que structure fondamentale du genre humain. Cela nous permettra de repérer les effets des lectures qui ont construit la figure d’Ève sur les femmes, leur rôle et leur place sociale. Cette trajectoire de relecture constitue une voix de femme moderne, à la fois particulière et singulière. Et c’est de ce point de vue de femme que nous allons, tout au long de cette thèse, essayer de cerner d’un peu plus près le malaise entourant la figure d’Ève, sa différence sexuelle et son désir en tant que femme. La lecture des réceptions montre que ce malaise, qui s’inscrit comme une constante, a provoqué une dimension de hors-sens qui se répète dans les tragédies modernes. Tenir compte de la manière dont le texte et ses réceptions ont été entendus au fil des siècles permettra de dessiner les contours de ce destin de la figure d’Ève, « mère de toutes les femmes », qui a scellé dans le temps celui des femmes. Cette représentation de la figure d’Ève pourrait-elle permettre de réfléchir à ce que cela implique, aujourd’hui, d’être fille d’Ève, d’être née dans un corps sexué qui suscite le désir ? Quels sont les effets, d’être une femme – une Ève – interprétée, analysée et jugée selon des trajectoires discursives qui n’hésitent pas à réduire son être à un objet de possession ou à une fonction de reproduction ? Enfin, aborder la question de celle que l’on « dit femme »42 comme sujet désirant ayant sa propre existence singulière nouée intimement aux autres du monde, pourrait-il 41 Jean-Baptiste Lecuit, Le désir de Dieu pour l’homme. Une réponse au problème de l’indifférence, Paris, Cerf, 2007 ; ou Guilhen Antier, à travers la question qu’il travaille d’un Dieu-faille, de la dimension du manque en Dieu. Voir par exemple Guilhen Antier, L’origine qui vient. Une eschatologie chrétienne pour le XXIe siècle, Genève, Labor et Fides, 2010, ou encore son article : « Violences de l’un », Études théologiques et religieuses, 93/1, 2018, 97-112, https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2018-1-page-97.htm (5/11/2019). 42 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 108. 42 apporter un éclairage différent sur la difficile question des rapports hommes-femmes ? Ce qui induit la question : quelle est la place si singulière d’Ève dans le désir de création de Dieu ? 0.3.1 Actualité de la recherche Ce qui s’est dit pendant des siècles sur le texte et sur Ève montre que le désir de la femme ne va pas de soi. Il dérange. Il dérange des hommes qui l’expérimentent, au point que, de ce que les femmes pourraient avoir à en dire, ils n’en veulent rien savoir. Quant aux femmes, ne serait-il pas temps qu’elles puissent dire elles aussi quelque chose de leur désir de sujet-femme ? Cela implique un lieu suffisamment ouvert qui le permette. Le texte de Gn 3 nous est apparu un lieu privilégié pour travailler ces questions. D’abord parce que le désir d’Ève est au cœur de ce texte, mais aussi parce que cette question est l’angle mort des réceptions. Il ne s’agit alors pas tant de considérer Ève comme une femme, mais comme la métaphore du sujet-femme, lieu du désir subjectif féminin, que des hommes ont barré en tant que sujet désirant, et confiné à un rôle d’épouse ou de mère. Considérer Ève comme femme-sujet désirante permet d’aborder l’incontournable, mais délicate question du rapport d’une femme à l’effet-mère expérientiel qui la traverse nécessairement, et ainsi contribuer à donner à des femmes un « pouvoir se dire » sur ce qui les traverse. 0.3.2 Question de recherche et hypothèses de travail Cela nous amène à préciser notre question de recherche et notre hypothèse de travail, qui se veulent toutes les deux une trajectoire et une proposition en forme d’ouverture. Si des hommes ne veulent rien savoir du désir des femmes, qu’en est-il des femmes, et incidemment de Dieu ? À partir d’Ève, peut-on donner une place au désir d’une femme – être sexué, charnel, désirant ? Nous postulons que notre démarche, parce qu’elle se fonde sur une relecture discursive qui prend en compte le désir inconscient, permet de faire ressortir la figure d’Ève comme lieu du manque, en tant qu’elle n’est « pas-toute », mais aussi sujet de désir, un sujet-femme désirant. En reconnaissant à Ève sa place de sujet de désir, et en l’inscrivant dans le désir de Dieu, cette trajectoire pourraitelle permettre que des femmes puissent, en tant que filles d’Ève et à sa suite, se dire et se vivre sujet de désir, y compris dans le regard des hommes ? 43 0.4. Organisation et structure de la thèse Nous avons découpé notre travail en deux parties et huit chapitres. Nous avons choisi de faire deux parties pour organiser une coupure visant à marquer la séparation entre la relecture des réceptions et notre propre travail de relecture discursive. Cependant, la deuxième partie s’articule en continuité de la première : pour marquer cette continuité, nous avons numéroté les quatre derniers chapitres à la suite des quatre premiers. Les chapitres sont donc numérotés de 1 à 8. Cette organisation structurelle permet de mettre l’accent à la fois sur la séparation de ces deux parties et sur la continuité de notre trajectoire. La première partie, intitulée « À la recherche de la femme dans la Tradition », se déploie sur quatre chapitres, dont les trois premiers forment un triptyque. Cette partie est consacrée à une revue de littérature circonscrite, ciblée, destinée à faire ressortir la façon dont les femmes et Ève ont été considérées et relues par des hommes pendant des siècles, dans ce que nous avons appelé « la Tradition ». Le terme n’est pas à prendre au sens où on l’entend généralement. Il ne correspond pas à un contenu théologique balisé par un référent institutionnel, comme par exemple le Magistère ecclésial dans le catholicisme. Par « Tradition », nous entendons un choix déterminé d’auteurs, récits, traductions et commentaires qui parlent du texte et/ou de la première femme depuis la « période intertestamentaire »43 jusqu’au XIXe, en y ajoutant la position de l’Église catholique de la fin du XIXe à nos jours44. Il s’agit donc de textes qui se sont servi du récit de la Genèse pour en faire une traduction ou un commentaire, soit qui ont créé un récit s’inspirant du texte biblique. Mais pas seulement. Selon la logique de notre méthodologie discursive, nous avons travaillé ces textes en lien, voire dans certains cas à partir des commentaires qui en ont été faits. C’est par exemple vrai pour les récits apocryphes, mais aussi pour les commentaires d’Augustin et de Thomas. Cette logique de boucles de rétroactions, qui peut avoir quatre couches parfois, permet de mettre en évidence la trajectoire que peut prendre une thèse, ici qui concerne la femme, à travers les effets que produit l’empilement des commentaires qui en sont faits. Or, comme nous nous intéressons à 43 Ici encore, le terme est à entendre dans le cadre de notre démarche, pour définir un cadre aux textes qui y sont regroupés. Voir la note 33. 44 Le concept de ce que nous avons défini comme la « Tradition » apparait ainsi comme un sous-ensemble des réceptions, constitué d’exemples particuliers capables d’illustrer la façon dont la femme y est perçue. 44 la femme et au désir, notre travail vise à nous concentrer sur cette question. Les auteurs choisis et la façon de les travailler devaient par conséquent suivre cette logique chaque fois que des auteurs nous ouvraient la voie. Ainsi, notre première partie reflète de très près cette approche : nous allons aborder ce qui s’est dit de la femme au cours des siècles sous la forme de morceaux choisis. Mais nous n’hésiterons pas à lire certains écrits et commentaires produits sur ce texte à partir et à la lumière des commentatrices et commentateurs qui les ont relus, quand cela sera nécessaire. L’organisation de cette partie se compose en trois chapitres plus un. Comme nous l’avons dit, les trois premiers forment un triptyque qui vise à faire ressortir la manière dont a été considérée Ève, la femme du récit, en lien étroit avec les positions et a priori patriarcaux de cette époque. Le premier chapitre, intitulé « La femme à l’époque intertestamentaire : une histoire d’hommes », permettra de faire ressortir le lien entre la façon dont des hommes ont considéré les femmes et leur défiance vis-à-vis de la première femme : nous montrerons que ce nouage n’est pas étranger à la question du désir et à l’inquiétude qu’il suscite. Le second chapitre, intitulé « D’Ève à Marie », se concentrera sur trois grandes figures de l’époque que nous avons appelée « classique », Augustin, Thomas d’Aquin et Calvin, parce que ce sont des figures marquantes du christianisme. Mais aussi, pour Augustin et Calvin, parce qu’ils ont directement travaillé le texte de Gn 3 (Augustin et Calvin), alors que, pour Thomas d’Aquin, c’est parce qu’il s’y est intéressé plus indirectement, à travers la question de la femme. Mais ils seront aussi, voire d’abord, relus à partir des auteurs qui les ont étudiés sous l’angle de la femme et du féminin. Nous verrons que, s’ils relisent le texte et Ève partir du postulat chrétien selon lequel l’homme et la femme sont égaux, cette construction ne semble pas tenir face à leur propre résistance subjective à cette égalité, sauf à introduire la notion d’un idéal féminin pour apaiser ce qui reste une source d’inquiétude. Le troisième chapitre, intitulé « Tradition, quand tu nous tiens ! Une histoire qui se répète », analyse la position de l’Église catholique sur la femme, en s’attachant plus particulièrement la période pré et post-Vatican II. Ce chapitre, qui ferme le triptyque de la Tradition, permettra de montrer comment la Nouvelle Ève devient un idéal chrétien que l’Église du XXe a repris à son compte. Le quatrième chapitre, intitulé « Le féminin comme lieu d’ouvertures », fait office à la fois d’ouverture par rapport à la Tradition concernant le rapport à la femme, mais il constitue aussi ce qui ouvre à la seconde partie. Le chapitre est donc un chapitre charnière qui dénonce le traitement 45 de la femme, à la fois d’Ève et des femmes au vu à la fois du récit et des textes émis sur le récit. Mais c’est aussi un chapitre qui énonce de nouvelles approches, de nouvelles perspectives qui sont autant de pistes que notre seconde partie empruntera, pour y tracer notre propre perspective subjective. La seconde partie, intitulée : « La faille », s’organise aussi en quatre chapitres qui prolongent cependant les quatre premiers, en se concentrant, dans le premier chapitre, sur l’analyse discursive du récit de la Genèse, pour ensuite s’attarder, dans les trois chapitres suivants, sur les deux grands thèmes qui fondent notre recherche : le désir et le sujet femme. Ainsi le chapitre cinq, intitulé « La première femme : dévoiler la faille », va mettre en relief la manière dont la femme émerge du désir, en montrant qu’elle est elle-même un sujet désirant aux prises avec ce désir et ses effets. Le chapitre six, intitulé « Sur la trace du désir », va approfondir les effets d’une relecture discursive qui prend en compte le désir, non plus à partir de l’objet, mais à partir du sujet, en montrant l’effet du désir quand il est pris subjectivement. Le chapitre sept, « La femme-sujet : une question de failles », abordera l’inquiétante familiarité que la femme suscite en raison de son être pas-tout, ce qui nous conduira à cerner la question d’une femme-sujet face à son désir. Enfin, le chapitre huit, intitulé « De l’effet-mère sur le sujet femme », sera l’occasion de faire une relecture discursive de notre propre travail d’analyse. Nous serons alors en mesure de montrer que la femme du récit organise la faille, soit l’ouverture nécessaire à la vie, une vie qui ne peut se conjuguer sans le rapport à l’effet-mère, soit le rapport subjectif et expérientiel qu’une femme entretient à son rapport à la maternité, ce lieu de vie qui lui échappe. Ici, contrairement au destin auquel la Tradition a confiné les femmes, « le mot "destinée" n’est pas […] à prendre dans le sens de pré-destination, comme destination prévue d’avance, mais bien dans le sens d’un à-venir qui se construit dans une interrelation constante entre son désir, l’Autre et les autres »45. 45 Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b -25…, p. 94. 46 Première partie À la recherche de la femme dans la Tradition Pour que l’âme trouve à être, on l’en différencie, elle, la femme, et ça d’origine. On la dit-femme, on la diffâme. Ce qui de plus fameux dans l’histoire est resté des femmes, c’est à proprement parler ce qu’on peut en dire d’infamant. Jacques Lacan46 La première partie de cette thèse est une revue de littérature. Mais pas uniquement, en ce sens qu’elle sert de soubassement à notre propre relecture discursive de la première femme dans le texte de la Genèse. Cette partie se compose de quatre chapitres. Nous considérons les trois premiers comme suffisamment indissociables pour former un triptyque que nous appelons « la Tradition », alors que le chapitre 4 sera un lieu d’ouvertures à de nouvelles lectures en écart de cette Tradition. Ces lectures autres viennent empêcher de clore l’espace occupé par la Tradition en ouvrant une brèche propice à introduire notre seconde partie. Mais avant, nous souhaitons insister sur deux points. Le premier a provoqué le choix de notre méthodologie : c’est le poids des relectures de la Tradition dans la saisie du texte. Le second permettra de faire le point sur le vocabulaire qui entoure la façon dont les hommes parlent des femmes dans la Tradition. Faut-il parler de misogynie, de 46 Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 108. 47 patriarcat ou d’androcentrisme ? Une fois ces deux points abordés, nous présenterons la structure et ce que nous cherchons à démontrer au fil des quatre chapitres de cette première partie. 1. Au commencement était le malentendu Si nous estimons que les trois premiers chapitres de cette première partie peuvent se lire comme un triptyque, c’est qu’ils constituent un miroir de cette Tradition. Nous montrerons qu’ils donnent une idée assez précise de la façon dont les textes qui constitue cette Tradition a considéré la femme du récit, en lien étroit avec leur vision de la femme. Nous postulons que le texte est relu sous l’influence des relectures qui l’ont précédé. C’est-à-dire que nous n’avons pas accès directement au réel de la signification du texte. Il est interdépendant de ces relectures, que ce soit ses traductions ou les commentaires qui ont marqué sa réception. Il est déjà le produit des relectures faites avant. Pour mieux cerner ce qui est en jeu, il importe de faire encore une escapade au « je », et partir de mon expérience, sous la forme d’une anecdote qui me parait symptomatique du poids de cette Tradition. La méthode de recherche exégétique demande de faire une traduction personnelle du texte. J’ai donc commencé par réaliser ma propre traduction, seule. Ensuite, comme le demande la méthode exégétique, j’ai confronté ma propre traduction à celle de la BJ ainsi que de plusieurs autres Bibles. Lors de ce travail de vérification, j’ai eu la surprise de constater que j’avais fait une erreur de traduction en Gn 3:15. Plutôt que de considérer ce déplacement comme une simple erreur de parcours et de l’écarter comme un détail insignifiant, je me suis demandé comment j’avais pu faire cette erreur, pour comprendre ce qui avait pu, inconsciemment, interférer au point de produire un lapsus calami47 dans ma traduction. Voici le lapsus en question. Dans le texte hébreu, Dieu dit au serpent : Je mettrai l’inimitié entre toi et la femme, entre ton lignage et son lignage ; il [son lignage] te broiera la tête, tu lui broieras le talon.48 Malgré tout, j’ai d’abord traduit : 47 Le terme de lapsus calami est réservé aux lapsus écrits. Toute référence au récit est, sauf indication contraire, notre traduction personnelle. Nous verrons au chapitre 5 que le mot lignage n’a finalement pas été retenu pour traduire le mot zar’akha. 48 48 Je mettrai l’inimitié entre toi et la femme, entre ton lignage et son lignage ; elle te broiera la tête, tu lui broieras le talon. J’ai mis un pronom féminin là où le texte met un pronom masculin en référence au lignage. D’où vient ce déplacement ? Certes, le texte est délicat. Mais logiquement, en suivant pas à pas la syntaxe hébraïque, je n’aurais pas dû faire cette erreur, car le texte est clair : c’est bien un pronom masculin qui est inscrit, et non un pronom féminin. Il a donc fallu que quelque chose vienne suffisamment encombrer ma connaissance pour en venir à ne plus pouvoir suivre la syntaxe. Quel pouvait être ce savoir inconscient qui concernerait un serpent se faisant écraser la tête par une femme ? Rapidement, je me suis rappelée que le christianisme associe cette image à Marie écrasant le serpent49. Monique Alexandre rappelle à ce sujet que la période intertestamentaire affectionnait les lectures allégoriques, avec une tendance à relire ce verset en lui accordant une saveur messianique, que le christianisme primitif a reprise. Alexandre cite par exemple Justin : Ève était vierge, sans corruption : en concevant la parole du serpent, elle enfantait désobéissance et mort. Or la vierge Marie conçut foi et joie, lorsque l’Ange Gabriel lui annonça la bonne nouvelle [Le fils de Dieu] fut donc enfanté par elle… celui par qui Dieu détruit le serpent […].50 Ce mouvement s’amplifie avec le temps, puisque, selon Alexandre, le verset a systématiquement été appliqué à Marie à partir du Haut Moyen Âge51. Résultat : dans l’imaginaire chrétien comme dans l’imagerie populaire, c’est Marie, en tant que Nouvelle Ève et Fille d’Ève, qui écrase le serpent, comme ces deux illustrations le montrent : 49 On pense par exemple à des peintures comme L’Immaculée Conception de Paul Rubens, ou à la Madonna dei Palafrenieri, du Caravage, mais aussi à des sculptures comme celle de la Vierge à Arromanches, ou celle du sanctuaire de Notre-Dame de Valfleury, ou encore au verso de la médaille de Notre-Dame de la Bonne Garde, qui sont autant de traces de cette représentation. 50 Monique Alexandre précise qu’il existait un autre courant à cette époque, repris par Procope de Gaza par exemple : « les Fils de la Femme-Église sont en lutte contre le diable », laissant entendre qu’ici, Ève n’est autre que la représente de l’humanité chrétienne. Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 315). 51 Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 315. 49 La Madone au serpent, Le Caravage, 1605-1606, Rome, Galerie Borghèse. Vierge à l’enfant, Statut de Cascastel des Corbières - détail Cette anecdote montre que, si ma traduction était erronée au sens littéral de la traduction, le lapsus calami qu’elle a généré révèle quelque chose d’un savoir qui n’est pas inscrit dans le texte biblique, mais qui court dans l’imaginaire chrétien. Cette représentation, inscrite à mon insu dans mon propre imaginaire chrétien, est venue, toujours à mon insu, teinter ma traduction, au point même de me faire « rater » ma traduction. Mais c’est un ratage réussi dans la mesure où mon lapsus révèle une vérité en acte, à savoir que la Tradition a donné aux descendantes d’Ève, par Marie, la même place et le même rôle qu’Ève. Du même souffle, Ève devient la représentante de toutes les femmes. Ainsi, ce qui pourrait passer pour une simple erreur à corriger, recèle pourtant ce qui sert de trajectoire à cette thèse. Cette anecdote montre que j’ai lu ce que le texte ne disait pas, mais que la Tradition racontait. Le déplacement issu de l’imaginaire chrétien me donnait raison, car Marie est bien une fille d’Ève, mais tort, car j’ai mis Ève en lieu et place de sa descendance. C’est donc bien selon un mouvement de relecture discursive que ma traduction a produit ce lapsus calami consistant à donner à Ève le rôle que le récit réserve aux descendants d’Ève. Cette échappée au « je », qui pourrait passer pour anecdotique, montre par conséquent la force de la Tradition dans la relecture du texte. Ainsi, notre trajectoire devait tenir compte de cette réalité. 50 C’est pourquoi, de la même façon que nous avons porté une attention toute particulière au déplacement opéré à notre insu, nous allons être attentive, dans les pages d’analyses qui suivent, à la manière dont les traductions et les commentateurs ont, chacun à leur façon et dans des contextes historiques et culturels différents, fait glisser le texte. Nous verrons que leurs propres présupposés les ont conduits à saisir le texte à partir d’une justification androcentrique qui a contribué, des siècles durant, à maintenir Ève, et avec elle toutes les femmes, dans une posture de femme « sousmise » à l’homme. 2. Misogynie ou androcentrisme La question de l’androcentrisme est importante et mérite qu’on s’y arrête. Nombreux sont les auteurs qui se sont demandé si la Tradition était misogyne, patriarcale ou androcentrique. Selon nous, dire que la Tradition était misogyne est une orientation soutenable dans une logique féministe. Les courants féministes ont en effet eu légitimement besoin de s’opposer aux courants de relecture qui se servaient du texte de Gn 2-3 pour mieux asservir les femmes et les maintenir dans une posture de domination masculine et patriarcale. Mais dans notre propre perspective de recherche, parler de misogynie pose trois problèmes. Premièrement, le mot misogyne vient de deux mots grecs : misos/haine, et gunê/femme : « Qui éprouve du mépris, voire de la haine, pour les femmes ; qui témoigne de ce mépris »52. Si cela semble le cas pour un Tertullien53, comme nous le verrons, cela est moins certain pour un Paul54 ou un Augustin par exemple55. Deuxièmement, le terme relève d’un anachronisme quand il est utilisé dans un contexte de relecture postérieur au climat de l’époque étudiée56. Troisièmement, le terme comporte un jugement de valeur négatif à 52 Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/misogyne/51773 (13/19/2015). Voir Werner Van Laer (dir.), Léon-Joseph Suenens, Mémoires sur le Concile Vatican II, Leuven, Peeters, coll. Instrumenta Theologica, 2014. 54 Romano Penna, « Le féminisme de Saint Paul », L’Osservatore Romano, 1er décembre 2018, http://www.osservatoreromano.va/fr/news/le-feminisme-de-saint-paul (5/08/2019). 55 Voir Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence, nature et rôle de la femme d’après Augustin et Thomas d’Aquin, Paris, Mame, 1968 ; Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1982 ; ou André Perrin : « Thomas d’Aquin féministe ? À propos d’un livre de Catherine Capelle », Cahiers philosophiques 49, 1991, p. 1, http://philo.pourtous.free.fr/Articles/A.Perrin/stthomasfemme.htm (6/09/2014). 56 Même si selon Sandra Boehringer, « toutes nos questions au passé sont anachroniques […], lestées qu’elles sont des connotations actuelles et des strates de discours qui se sont accumulées » (Sandra Boehringer, L’Homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 26. 53 51 l’égard des femmes, mais aussi vis-à-vis des hommes et de leurs sentiments subjectifs envers les femmes. À la lumière de notre relecture et de notre analyse du second récit de création et des interprétations de celui-ci, notre analyse mettra en évidence qu’il n’est pas si certain que ce qui motivait la dureté des hommes envers les femmes puisse se réduire à un sentiment de haine à leur égard. À suivre de près les différents déplacements produits par la Tradition dans la relecture du texte, nous postulons que c’est plutôt parce que la femme est perçue comme tentatrice, désirante et désirable, qu’elle suscite chez les hommes une inquiétante étrangeté, nécessitant, comme certains le disent très bien, un difficile contrôle pour ne pas succomber. Pour éviter de diriger le regard sur les femmes, nous allons donc privilégier au mot misogynie le néologisme de Børrensen, qui parle d’androcentrisme. Le terme a l’avantage de déplacer le regard en ramenant la problématique sur l’homme en tant qu’homme et en tant que représentant de l’humanité : Nous risquons ce néologisme [androcentrisme] pour signifier que la doctrine est élaborée du point de vue de l’homme. La femme est référée à l’homme qui est considéré comme le sexe exemplaire : il y a une certaine identification entre vir et homo.57 Ce choix est aussi motivé par le fait que notre propre travail de recherche ne se situe pas dans une perspective de recherche féministe, dont l’objectif se situe d’abord dans une logique d’opposition au patriarcat, qui n’est pas notre perspective 58 . Aussi, le choix du terme androcentrisme, nécessairement partial et partiel, nous semble plus approprié pour mettre en valeur les fondements de la représentation de la femme qui émerge de la Tradition. Le terme permet de désigner un mode de pensée, conscient ou non, qui consiste à envisager le monde à partir du point de vue des êtres humains de sexe masculin. Choisir ce mot nous permet de postuler que le discours de la Tradition inscrit la supériorité naturelle du mâle à partir de considérations autant naturelles que juridiques, sociales ou religieuses. Il nous permet aussi de ne pas aller jusqu’à faire reposer le dire des hommes sur une haine qui chercherait à anéantir la femme en tant que telle. Nos recherches montrent plutôt 57 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 8. Pour rester sur la logique de notre trajectoire, nous avons choisi de nous restreindre à des lectures féministes très ciblées, ce qui peut sembler en donner une image réductrice. 58 52 que le poids de l’androcentrisme traverse l’histoire de l’Occident (pour ne s’arrêter qu’à cette partie du monde), de l’antiquité à aujourd’hui, en teintant de manière radicale la place de la femme dans la Tradition. Opter pour ce terme permet de reconnaitre la réalité historique des femmes, à partir du regard des hommes. En ce sens, il ne s’agit pas seulement de choisir un mot, mais aussi d’opter pour une posture de recherche. Le terme d’androcentrisme permet de reconnaitre que l’apparente « misogynie » des auteurs dont nous allons parler – et peut-être réelle parfois –, n’est pas tant d’abord une histoire de haine viscérale qu’une histoire de désir, de tentation désirante et de convoitise face à une étrangeté qui inquiète. La logique discursive de cette thèse, qui en a organisé la structure, permet de lire non seulement les effets de ces boucles de rétroactions sur la femme, et donc les femmes, mais aussi le lien étroit que la femme entretient avec le sexuel. Le choix de cette méthodologie nous permettra de mettre en lumière comment a pu être lu le refoulé « femme » et le refoulé « sexuel » à travers les effets de relecture produits par ces boucles de rétroactions, pour en travailler les effets dans la seconde partie. 3. Organisation de la première partie Dans cette première partie, les trois premiers chapitres constituent un triptyque qui nous permettra de travailler trois périodes du christianisme. Le chapitre 1 travaille des textes de ce que nous avons arbitrairement nommé « période intertestamentaire ». Ces textes révèlent l’inquiétude que les femmes suscitent auprès des hommes, et le faible capital de sympathie qu’ils ont pour Ève, un double sentiment qui a façonné les esprits, et qui rampe encore de nos jours. Le chapitre 2 couvrira ce que nous avons appelé la période « classique », à travers trois grandes figures du christianisme : Augustin, Thomas d’Aquin et Calvin. Pour deux raisons. Non seulement ils ont marqué la pensée et la théologie chrétiennes, mais ils se sont tous les trois intéressés de près au texte de la Genèse, et leurs travaux ont durablement marqué l’histoire et la pensée chrétienne. Leur position sur la femme du récit et les femmes en général est construite à travers le triple prisme que constituent leur foi chrétienne et leur vision de la femme nouées à celui de la doctrine du péché originel. C’est cette complexité qui permet de mesurer la difficulté qu’ils ont éprouvée face au postulat chrétien que l’homme et la femme sont égaux. 53 Le chapitre 3 s’intéressera à la position de l’Église catholique, en nous concentrant sur la période pré et post Vatican II. Ce chapitre permettra de voir que la position de la Tradition se retrouve intacte, avec quelques nuances, dans la position de l’Église actuelle. Ce qui se dessinait dans la période classique se confirme en s’amplifiant : la Nouvelle Ève devient l’idéal chrétien auquel les hommes d’Église exhortent les femmes à s’identifier. Au terme de ce triptyque, nous serons en mesure de montrer la difficulté de la Tradition, dominée par un androcentrisme très présent, à donner à la femme une place d’égale de l’homme, sinon dans l’ordre du salut, et dans une moindre mesure, en tant que mère. C’est dans ce contexte qu’un modèle de femme a pu émerger, sous la forme d’une femme idéale – impossible. Cela nous permettra de cerner comment la Tradition a pu façonner sa vision de la femme, en cherchant à y soumettre les femmes, ces filles d’Ève. Le chapitre 4 fait office de coupure et d’ouvertures. Il fait coupure parce que les auteurs que nous présenterons se situent en écart par rapport à la Tradition. Leur discours s’inscrit dans le mouvement de réappropriation par des laïcs des textes bibliques. Ces relectures laïques ont donné un nouveau souffle au texte. Nous nous concentrerons sur les féministes d’une part, en raison de leur inestimable travail de dévoilement du présupposé androcentrique à l’œuvre dans la relecture du texte, mais aussi de leur travail rigoureux pour saisir, de la femme, autre chose qu’un objet à soumettre. Elles ont pu y voir un individu autonome, responsable, qui prend des décisions. Nous aborderons aussi des commentaires qui se servent de la psychanalyse, et qui ont travaillé, dans le texte, la question du désir ainsi que l’effet du maternel sur la lecture que les hommes ont faite de ce texte. Nous verrons que cela n’est pas sans incidence sur la place de la femme, et que ces lectures sont autant d’ouvertures qui nous serviront à introduire notre seconde partie. Ainsi, cette première partie permettra de montrer que la question de la femme ne rentre « pas-toute » dans la lecture des hommes, y compris à leur insu. En lisant au plus près ces commentaires, nous serons en mesure de lire un certain nombre de déplacements qui permettent de faire passer la femme de la perte au manque. La métaphore du manque conduit à ne plus lire la femme en tant qu’objet, dans la mesure où elle devient le creuset du désir. 54 1 La femme à l’époque intertestamentaire : une histoire d’hommes Oui, c’est elle [la femme] le principe de toutes les voies de perversion ; hélas ! malheur à tous ceux qui la possèdent et ruine à tous ceux qui la saisissent ! Car ses voies sont des voies de mort et ses chemins, des sentiers de péché ; ses routes égarent dans la perversion, et ses pistes sont coulpe de rébellion. Ses portes sont portes de mort, à l’entrée de sa maison elle marche : au Shéol s’en retournent tous ceux qui entrent chez elle, et tous ceux qui la possèdent descendent dans la fosse. Pièges de la femme59 1.0. Introduction Les textes et auteurs que nous avons regroupés sous le terme « intertestamentaire » se retrouvent à une période charnière pour le christianisme dans sa vision de la femme. Le christianisme naissant est à la fois marqué par la culture grecque environnante et par des relectures de Gn 2-3 imbibées de la vision anthropologique que cette époque a de l’homme et de la femme. Nous montrerons que c’est dans un mouvement de relecture que cette période a relu la femme du récit en lien avec la vision de la femme que cette époque en avait. Mais c’est aussi à partir de cette relecture que la période intertestamentaire a pu marquer durablement la façon de considérer la place de la femme, dont la figure d’Ève devient l’(in)digne représentante. Nous verrons que le texte n’a 59 Ce texte provient de la grotte IV de Qumran (4Q184, v. 8-11), André Dupont-Sommer et Marc Philonenko (dir.), La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987, p. 448-449. 55 pas eu d’écho dans la Bible hébraïque. Il faut ce que nous avons appelé là encore de façon partielle et partielle « l’époque intertestamentaire » pour voir émerger des relectures de ce texte. Or, il apparait que cette époque relit le récit à partir de deux présupposés. Le premier est que la femme est inférieure à l’homme. Le second découle du premier : en tant que créature inférieure, sa principale fonction est d’être au service de l’homme, en tant qu’épouse comme en tant que mère. Cette double prémisse oriente une vision qui soumet doublement la femme, soutenue par une lecture métaphorique du corps dans le récit biblique : la première femme est issue du corps de l’homme, elle en est l’extension. De ce fait, la femme en vient à apparaitre comme le maillon faible de l’homme, ce qui la rend plus vulnérable à la tentation et, pour certains, le lieu même de la convoitise. En retour, la première femme sert à justifier que la femme soit subordonnée, en raison même de son inquiétante étrangeté qui demande de la garder sous contrôle. 1.1. La première femme face à la Bible : comme une rivière souterraine. Le texte qui nous occupe appartient au Livre de la Genèse, une collection de récits bibliques qui racontent la genèse de l’humanité60. Ces onze premiers chapitres forment ce qu’on a appelé l’Histoire primitive, ou histoire des origines. Hermann Gunkel souligne que ces textes se présentent sous la forme d’une narration poétique propice à convoyer des idées religieuses61. Ces histoires de patriarches, poursuit-il, ont d’abord été des histoires orales, dont l’intention première n’était pas qu’elles soient écrites. Ceci mène à trois considérations. Premièrement, l’ordre de présentation des récits dans la Bible est une organisation a posteriori. Cela ne saurait donc dire qu’un texte placé au début de la Bible a nécessairement été écrit en premier. Deuxièmement, cette Histoire s’est racontée et écrite sur une longue période. Cela implique que les récits qui la constituent ont subi l’influence des époques qu’ils ont traversées, et la vision des individus qui les ont retravaillés. Cela indique aussi que ce texte n’est pas un tout, mais davantage le fruit d’une mosaïque de textes, avec une visée à la fois théologique et anthropologique. Troisièmement, le fait que ces textes racontent des 60 Pour plus de détails sur les différences entre les canons bibliques juif, chrétien et protestant, voir par exemple le site de la Conférence des évêques de France : http://www.eglise.catholique.fr/foi-et-vie-chretienne/la-viespirituelle/la-bible/la-bible-chretienne.html (9/03/2014). 61 Hermann Gunkel, The Stories of Genesis, Oakland, Biblical Press, 1994, p. 2. 56 histoires ne veut pas dire qu’ils racontent des mensonges62. Si, comme le souligne Walter Vogels, ces textes ne sont pas historiques à proprement parler, ni scientifiques au sens où notre modernité l’entend, ils racontent cependant quelque chose de notre humanité et de son rapport à Dieu63. À ce titre, ils sont porteurs d’une vérité existentielle. Le texte qui nous occupe fait partie d’un canon judéo-chrétien qui, s’il a été écrit en hébreu et en grec par des juifs, a marqué profondément notre Occident et son regard à la fois sur le péché dit originel et sur la femme. Ce premier chapitre permettra de voir que ce n’est pas tant le texte lui-même que les récits et commentaires de cette période intertestamentaire qui ont influencé une certaine vision de la femme du récit. Dans la première partie de ce chapitre, nous montrerons la place que ce texte a eue dans la Bible, alors que la seconde partie s’attachera à développer la manière dont la période intertestamentaire a imprimé sa marque dans la relecture de la première femme. Une marque qui a fait sa trace, mais de façon souterraine, telle une rivière enfouie. 1.1.1 Un texte sans écho dans le reste du corpus hébraïque Disons-le tout de suite, le texte de Genèse 3 est peu repris dans les textes de l’Ancien Testament64. La seule occurrence qui parle explicitement du récit se trouve dans Ézéchiel 2865. Les autres occurrences se contentent de parler de l’adam en tant que représentant de la race humaine, ou comme le père de l’humanité. Ainsi, dans la version hébraïque, l’adam se présente comme la métonymie de l’humanité, le nom générique de l’humain. À ce titre, il est le représentant d’une humanité mortelle : façonné à partir de la terre, il est destiné à y retourner. En revanche, dans la 62 « Because "stories" was misunderstood and interchanged with "lie", one had reservations about accepting it on the Old Testament. But story is not lie ; it is rather a particular type of poetical writing ». (Hermann Gunkel, The Stories of Genesis, p. 2). 63 Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, Québec, Bellarmin, 2000, pp. 22-28 et 34. 64 Plusieurs auteurs relèvent cette particularité. À noter cependant que, pour Robert Moberly, le fait que le reste du corpus biblique ne s’y réfère pas ne permet pas d’en déduire que, théologiquement, le récit n’a pas eu d’importance. Sa place, au début du premier livre, suffit à lui donner toute sa valeur. Que la Bible n’y réfère pas ou ne s’y intéresse pas n’enlève ainsi rien à sa valeur théologique. (Cf. Robert Moberly, « Story in the Old Testament », Themelios 11/3, 1986, 77-82). 65 Selon plusieurs auteurs, le récit tel qu’Ézéchiel le présente démontre l’existence d’un texte plus ancien, laissant entendre que la femme et le serpent seraient des ajouts postérieurs (Voir Beverly, J. Stratton, Out of Eden : Reading, Rhetoric and Ideology in Genesis 2-3, Journal for the Study of the Old Testament Supplement Series, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1995, p. 56 ; ou Claus Westermann, Genesis 1-11 : A Commentary, Minneapolis, Fortress Press, 1994 [1984], pp. 194-195). 57 Septante comme dans la Vulgate, le terme est rapidement translittéré en Adam. Cette translittération lui donne une réalité d’individu masculin, certes. Mais il n’en reste pas moins qu’en arrière-plan, l’adam représente à la fois le premier homme et le premier Homme. Cet effet de redoublement discursif n’est pas sans incidence sur la place de la femme : quelle place lui reste-t-il pour sa propre posture de femme, à la fois semblable et différente ? Ainsi, la Bible hébraïque ne s’intéresse guère au second récit de création, et encore moins à la première femme. Il n’en est pas de même du côté des textes du judaïsme grec puis du christianisme naissant. Au cours de la période intertestamentaire, le texte refait surface : le sujet de la première femme, peu perceptible dans la Bible, resurgit. 1.1.2 La Septante : une influence qui perdure Le rôle de la Septante dans la réception du texte est fondamental, pour deux raisons au moins. Premièrement, c’est dans les textes ajoutés à la Vieille Septante que l’on trouve le plus de textes se référant au texte et/ou à la femme du texte. Deuxièmement, c’est à la source de la Septante que la chrétienté a creusé son herméneutique et sa théologie66. Or, la Septante présente des écarts de traduction par rapport au texte hébreu 67 . Relire le texte en gardant cette remarque en tête est important car, comme le notent Gilles Dorival, Marguerite Harl et Olivier Munnich, le texte de la Septante est un « grec de traduction où, plus d’une fois, les mots sont employés en des sens particuliers »68. Il nous a donc semblé important d’en relever certains. Le premier concerne le mot adam. Dès le verset 2:19, le terme hébreu l’adam, jusque-là traduit par anthropos, devient Adam69. Ce choix de traduction vient souligner l’idée que, pour les rédacteurs de la Septante, il n’est plus question à cet endroit de l’humain, mais d’une personne, ce qui justifie le fait de lui attribuer un nom propre qui lui donne une identité. La Vulgate, version 66 Voir Marguerite Harl, La Bible d’Alexandrie, t.1 La Genèse, Paris, Cerf, 1986, pp. 27 et 123. Gilles Dorival, Marguerite Harl et Olivier Munnich, La Bible grecques des Septante, Cerf, Paris, 1988, p. 206s. 68 Gilles Dorival et al, La bible grecque des Septante, p. 224. 69 2:18 Καὶ εἶπεν Κύριος ὁ θεός Οὐ καλὸν εἶναι τὸν ἄνθρωπον μόνον· ποιήσωμεν αὐτῷ βοηθὸν κατ᾽ αὐτόν. 2:19 καὶ ἔπλασεν ὁ θεὸς ἔτι ἐκ τῆς γῆς πάντα τὰ θηρία τοῦ ἀγροῦ καὶ πάντα τὰ πετεινὰ τοῦ οὐρανοῦ, καὶ ἤγαγεν αὐτὰ πρὸς τὸν Ἀδὰμ ἰδεῖν τί καλέσει αὐτά· καὶ πᾶν ὃ ἐὰν ἐκάλεσεν αὐτὸ Ἀδὰμ ψυχὴν ζῶσαν, τοῦτο ὄνομα αὐτοῦ. 67 58 latine de la Bible pourtant écrite à partir du texte hébreu70, suit le texte de la Septante. En 2:19, homo devient Adam. Pour ces traducteurs, le point de bascule se situe quand l’humain nomme les animaux : c’est à ce moment qu’il parle pour la première fois. Ce choix a largement influencé la réception. Il suffit pour s’en convaincre de regarder ne serait-ce que les versions anglaises et françaises, qui traduisent assez systématiquement adam par homme en français, et man en anglais. Cela n’est pas sans conséquence. Premièrement, ce choix vient signaler le fait que, pour ces traducteurs, le mot homme devient synonyme d’humain. Mais alors, comment penser la singularité de la femme si elle est engloutie dans un mot, homme, qui la détermine à son insu et bien malgré elle ? Deuxièmement, ce choix rend difficile de faire la distinction entre adam et ish/homme. Et quand cette distinction est faite, le terme ish/homme est traduit par mari, époux71, soit un terme qualifiant un type de relation de l’homme envers la femme. On voit que ceux qui relisent le texte y mettent leur vision des rapports hommes/femmes : en parlant de mari, les traductions reconnaissent implicitement le statut que leur époque accorde à la femme : une relation d’autorité, qui implique que la femme soit « sous-mise » à son mari. Mais cela ne s’arrête pas là. Si, dans la Vulgate, le terme mari est traduit par vir, soit homme/mâle/époux, la Septante utilise le mot kurios, qui veut dire seigneur. Or c’est aussi ce mot qui est utilisé pour parler de Dieu. Ce rapprochement entre l’homme et Dieu, la Vulgate le fait aussi. En effet, en latin, le terme seigneur, utilisé pour désigner Dieu, se dit dominus. Le rapprochement entre l’homme et Dieu, comme étant ceux qui sont l’autorité, se confirme avec la traduction de Gn 3:16. Gn 3:16 À la femme, il dit : Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi.72 70 C’est en effet Saint Jérôme qui a commencé la traduction de ce qui est devenu la Vulgate, à partir du texte hébreu. https://www.universalis.fr/encyclopedie/vulgate-de-saint-jerome/ (2/02/2017). 71 Voir par exemple la BJ : Gn 3:6 : « elle en donna aussi à son mari », ou 3:16 : « Ta convoitise te poussera vers ton mari ». 72 BJ. 59 Dans ce verset, la Septante et la Vulgate utilisent le champ sémantique du Seigneur, en traduisant le verbe hébreu gouverner par kurieuô 73 et dominare 74 . Ce choix de traduction a pour effet d’orienter une lecture qui semble justifier un rapport de domination de l’homme sur la femme75. Notons encore la façon dont le rapport à la maternité de la femme est vu. En traduisant λύπας/peine/labeur par tristesse, et στεναγμους/grossesses par gémissements, la Septante vient souligner la vision que des hommes ont du rapport qu’une femme peut entretenir à sa maternité76. Signaler ces différents traitements du texte est important, car leur effet n’est pas anodin quand on sait l’influence qu’a eue la Septante sur la théologie chrétienne. Mais ces écarts ne touchent pas que la relation homme/femme. Cela concerne aussi la question du désir. Le texte hébreu cerne ce thème en utilisant trois mots : tawah/hw"a]t;(, wenekhmad/dm'Ûx.n<w teshouqatèh/%teêq'WvåT.. Or, pour traduire ces trois mots, la Septante s’écarte de la référence au désir. Au v. 6, le mot tawah/hw"a]t;( est traduit par ὰρεστός (arestos/plaisant/agréable), alors que, dans les 33 autres occurrences, la Septante traduit ce mot par ἐπιθυμἱα (epitumia/désir)77. Au même verset, le mot wenekhmad/dm'Ûx.n<w, encore un mot qui parle de désir, est traduit par ὡραῖoν (ôraion/beau78). Ainsi, sous l’influence de la traduction grecque, deux des trois termes qui pointent vers le désir sont masqués sous le plaisir et la beauté, ce qui concerne davantage l’objet sur lequel porte le désir, que le mouvement lui-même. IL faut attendre la troisième référence au désir (au v.16 avec le mot teshouqatèh/%teêq'WvåT.) pour entendre dans la traduction ἀποστροφή (apostrosphè/ mouvement79) quelque chose du désir pour ce qu’il est, un mouvement. Si le troisième terme grec 73 Gn 3:16 : « καὶ τῇ γυναικὶ εἶπεν Πληθύνων πληθυνῶ τὰς λύπας σου καὶ τὸν στεναγμόν σου· ἐν λύπαις τέξῃ τέκνα, καὶ πρὸς τὸν ἄνδρα σου ἡ ἀποστροφή σου, καὶ αὐτός σου κυριεύσει » (Septante). 74 « mulieri quoque dixit multiplicabo aerumnas tuas et conceptus tuos in dolore paries filios et sub viri potestate eris et ipse dominabitur tui » (Vulgate). 75 Monique Alexandre (Le commencement du Livre…, p. 319), note que le terme kurios renvoie au concept juridique qui désigne le mari comme le maitre et gardien de la femme. 76 Traduction par Cécile Dogniez et Marguerite Harl, Le pentateuque. La Bible d’Alexandrie, Paris, Gallimard, 2001, p. 141. 77 Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 301. 78 Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 301. 79 Selon la traduction de Monique Alexandre, qui suite le texte de très près, le mot réfère au détournement (Deut. 31:18) ou au retournement (Deut. 22:1) : « Compte tenu de ces sens différents, et des interprétations plurielles du mot, on a choisi ici une traduction neutre, comme en 4:7 » Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 318. 60 se rapproche du désir comme mouvement, il reste que la traduction cerne plutôt le désir à partir de son objet, ce qui vient détourner le lecteur de la question du désir de la femme à partir d’elle, en refermant l’espace qui permettrait de la penser comme être féminin de désir. À moins que cela ne détourne le lecteur du désir de la femme, enfermant déjà celle-ci comme objet du désir de l’homme ? 1.1.3 La destinée d’Ève dans la Bible : comme on enfouit une rivière Notre analyse permet de souligner le rôle de la Septante comme premier lieu de réception du texte. Écrite dans une logique androcentrique, cette traduction de la Bible hébraïque fait de l’homme à la fois le seigneur de la femme, et la métonymie de l’humanité, laissant peu ou pas de place pour la femme. En faisant de l’homme la figure centrale de Genèse 3, la Septante met la femme dans un rôle subalterne. On pourrait nous objecter que c’est faux, dans la mesure où, même si elle fait de l’homme la figure centrale dominante, la Septante réserve cependant à la femme une place plus singulière encore que ne le fait le texte hébreu. En effet, le nom de la première femme a une étrange destinée dans la version grecque. Dans le texte hébreu, le mot Vivante (hW"+x;/khawa), ne se retrouve qu’une seule autre fois, en Gn 4:1 : L’homme connut Ève sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn et elle dit : « j’ai acquis un homme de par Yahvé ».80 En revanche, dans la Septante, le mot Vivante/Ζωή/Zoè un véritable hapax 81 : le mot n’apparait que dans Gn 3:20. Les autres références à Ève ne se font pas sous le nom de Ζωή/Zoè mais sous le nom d’Ευαν/Èva. Et, même sous la forme Ευαν/Èva, le mot n’apparait que quatre fois : en Gn 4:1, 4:25 et 8:6 et en 2Co 11:3. Ainsi, le nom donné par l’adam à la première femme, Hawa/Zoè, n’est jamais repris dans le canon juif, et pour ainsi dire pas dans le canon grec. Au mieux, de Zoè elle devient Ève. D’un nom qui, parce qu’il est rare, devrait être considéré comme hautement important, les traductions ont littéralement évacué tout pouvoir d’évocation. Si, comme le notent Gilles Dorival et al., ce choix de translittérer les noms propres hébreux avait l’avantage 80 BJ. Le mot est un néologisme bâti sur le grec : « "ἅπαξ/hapaks λεγόμενον/legomenon", chose dite une seule fois » (dictionnaire Larousse). 81 61 de conserver aux noms leur sonorité hébraïque, il a eu comme inconvénient de faire perdre au mot Hawa/Zoè/Vie son pouvoir d’évocation polysémique : que la femme soit la Vivante, la Vie82. Or, cette perte n’est pas sans effet sur la femme du texte, et incidemment sur les femmes. En enfouissant la Vivante sous un terme qui a perdu son pouvoir d’évocation, les traductions ont contribué à enfouir ce qui, de la femme, relevait de la vie. Nous verrons que ce qui a été perdu et refoulé continue cependant d’agir et d’agiter la Tradition, au point que cela ressurgit et fait retour dans le discours ecclésial sous forme d’un étrange idéal métaphorique de la femme réduite à donner la vie sans sexualité. 1.1.3.1 Dans l’Ancien Testament Cette posture d’enfouissement, on la retrouve à travers les différentes occurrences relatives à la première femme dans la Bible. Dans la suite du texte, en Gn 4:1 et 25, on parle de la femme comme possession de l’homme (« sa femme »), mais aussi et en tant que celle qui conçoit et qui s’énonce mère, ce qui ouvre le texte à un paradoxe : en tant que femme, elle est la propriété de l’homme, mais en tant que mère, elle s’en échappe. Le Livre de Tobie, qui n’appartient pas au canon chrétien83, fait aussi clairement référence à la première femme, mais uniquement à Gn 2 : « C’est toi qui as créé Adam, c’est toi qui as créé Ève/Ευαν sa femme, pour être son secours et son appui, et la race humaine est née de ces deux-là. C’est toi qui as dit, il ne faut pas que l’homme reste seul, faisons-lui une aide semblable à lui »84. Ici, la femme est perçue dans son rôle d’aide et de semblable, mais non comme vis-à-vis, ni comme personne singulière. Ce qu’elle gagne en étant reconnue comme secours, indispensable, elle le perd en tant que potentiel à se dresser en face, comme humaine à part entière. Elle est considérée comme possession – « sa » femme – et non comme femme. Elle est aussi perçue indirectement comme mère, puisque, comme l’adam, « c’est de ces deux-là » qu’est née la race humaine. Dès lors, si son existence comme femme est reconnue, c’est en tant qu’épouse, soutien de l’homme, et comme mère. Mais d’elle en tant que femme, rien n’est dit, ce que semble renforcer l’explication : « parce qu’elle est devenue la mère du vivant ». 82 Gilles Dorival et al., La bible grecque des Septante, p. 66. Selon la BJ, le texte est probablement antérieur à la période intertestamentaire (BJ p. 533s.). 84 Tobie 8:6 (BJ). 83 62 Est-ce que le refoulement se situe dans le fait que le texte de Gn 3 et le rôle qu’y joue la première femme n’ont pas retenu l’attention des rédacteurs qui y réfèrent ? Car le texte pose ici la question de la femme, être singulier, lieu de la vie, comme son nom nous le dit, Ève/Vivante ? Ce point est confirmé par le livre de Ben Sira, aussi appelé le Siracide, ou l’Ecclésiastique85. Ce livre, daté du 2eme siècle avant notre ère, ne fait pas non plus partie du canon juif. Pourtant, il appartient à une période de la réception du texte qui a durablement influencé la représentation des femmes. En Si 25:24, le livre fait expressément référence à la femme de Gn 3 en la rendant seule et entièrement coupable du malheur du monde : « c’est par la femme que le péché a commencé et c’est à cause d’elle que tous nous mourons »86. Or, ce verset est inséré dans une section consacrée aux femmes : les versets 13-26. Cette section affiche ouvertement ce que le rédacteur pense des femmes, avec six occurrences occupant le champ sémantique de la méchanceté des femmes. On trouve aussi les mot « malice », « malheur ». La dramatique responsabilité de la femme y est clairement affichée : elle est reconnue comme un être méchant, coupable du malheur de l’humanité et de sa condition mortelle. Ben Sira met ainsi en garde les hommes. Mais contre quoi ? Ben Sira ne voit de la femme, appelée la Vivante, que celle qui apporte la mort. Ce déplacement de la vie à la mort est révélateur : de la femme, en tant que Vie, on ne veut rien savoir. Mais pourquoi ? Estce parce qu’elle est désirable ? ou précisément parce qu’elle désire ? Quel insoutenable cache ce texte qui la condamne ? 1.1.3.2 Dans le Nouveau Testament Si l’on regarde maintenant le Nouveau Testament, c’est dans les épîtres de Paul qu’on trouve le plus grand nombre d’allusions à Gn 3 87 . Nous les avons classées dans un ordre qui permet 85 La rédaction de ce livre est datée entre 180-190 (BJ, p. 987). Ben Sira 25:24 (BJ). 87 À propos de ces épîtres, Michel Berder précise ceci : « une distinction apparaît communément dans les travaux sur Paul : la répartition entre les lettres dites "authentiques" (certains auteurs recourent au terme grec homologoumena), et les autres. La première catégorie, qui regroupe les écrits dont on estime qu’ils remontent directement à l’Apôtre, qui les aurait dictés et envoyés personnellement, comporte une liste de sept lettres faisant l’objet d’un assez large accord entre exégètes : Rm ; 1Co ; 2Co ; Ga ; Ph ; 1Th ; Phm ». Mais, ajoute-t-il, certains biblistes préfèrent renoncer à ce terme (d’authentique) : « C’est le cas de François Vouga, qui opte pour une division tripartite : lettres protopauliniennes (les sept écrits énumérés ci-dessus) ; lettres deutéro-pauliniennes (2 Th, Ep et Col), œuvre des disciples les plus proches de l’Apôtre ; et lettres trito-pauliniennes (1Tm ; 2Tm ; Tt : épîtres dites "pastorales"). Voir Michel 86 63 d’observer une progression dans la façon de traiter la question du péché et de la femme. Les deux premiers textes réfèrent spécifiquement à l’adam comme seul responsable du péché. 1- Rm 5:12. Voilà pourquoi, de même que par un seul homme (ἀνθρώπου/anthropou) le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché. 2- 1Co 15:21-22. 21 Car, la mort étant venue par un homme (ἀνθρώπου/anthropou), c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. 22 De même en effet que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ.88 Le troisième marque une transition, en considérant clairement la femme comme inférieure à l’homme. Elle a un rôle de valorisation qui peut donner de la fierté à l’homme ou le couvrir de honte. La notion de sujétion à l’homme est présente, en raison de la place de la femme comme subordonnée. 3- 1Co 11:6-15. 6 Si donc une femme ne met pas de voile, alors, qu’elle se coupe les cheveux ! Mais si c’est une honte pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou tondus, qu’elle mette un voile. 7 L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu ; quant à la femme, elle est la gloire de l’homme. 8 Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme ; 9 et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. 10 Voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion, à cause des anges. 11 Aussi bien, dans le Seigneur, ni la femme ne va sans l’homme, ni l’homme sans la femme ; 12 car, de même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît par la femme, et tout vient de Dieu. 13 Jugez-en par vous-mêmes. Est-il convenable que la femme prie Dieu la tête découverte ? 14 La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas que c’est une honte pour l’homme de porter les cheveux longs, 15 tandis que c’est une gloire pour la femme de les porter ainsi ? Car la chevelure lui a été donnée en guise de voile. Le quatrième texte insinue que la femme est la partie faible de l’homme, ce lieu où siègent les pensées mauvaises qui peuvent causer la perte de l’homme. 4- 2Co 11:3. Mais j’ai bien peur qu’à l’exemple d’Ève (Evae), que le serpent a dupée par son astuce, vos pensées ne se corrompent en s’écartant de la simplicité envers le Christ. Berder, « Chantiers exégétiques actuels sur saint Paul », Transversalités 114/2, 2010, 13-30 ; et François Vouga, « Le corpus paulinien », Daniel Marguerat (dir.), Introduction au Nouveau Testament, Son histoire, son écriture, sa théologie, Genève, Labor et Fides, 4e édition, 2008, 161-178. 88 Les références au texte de Paul sont toutes tirées de la BJ. 64 Le cinquième texte démontre un effort majeur pour proposer une réciprocité dans les rapports hommes/femmes. Mais la femme est encore associée au corps : elle est encore vue comme la partie la plus faible de l’homme, qui, par opposition est nécessairement considéré comme son supérieur. Cette dialectique maitre/servante est directement liée au rapport Christ/Église, dans la mesure où le christianisme reconnait le Christ comme le maitre de l’Église. 5- Éph. 5:21-33. 21 Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ. 22 Que les femmes le soient à leurs maris comme au Seigneur : 23 en effet, le mari est le chef de sa femme, comme le Christ est le chef de l’Église, lui le sauveur du Corps ; 24 Or l’Église se soumet au Christ ; les femmes doivent donc, et de la même manière, se soumettre en tout à leurs maris. 25 Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église : il s’est livré pour elle, 26 afin de la sanctifier en la purifiant par le bain de l’eau qu’une parole accompagne ; 27 Car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée. 28 De la même façon, les maris doivent aimer leur femme comme leurs propres corps. Aimer sa femme, c’est s’aimer soi-même. 29 Car nul n’a jamais haï sa propre chair ; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est justement ce que le Christ fait pour l’Église : 30 ne sommes-nous pas les membres de son corps ? 31 Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et tous deux ne feront qu’une seule chair : 32 ce mystère est de grande portée ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église. 33 Bref, en ce qui vous concerne, que chacun aime sa femme comme soi-même, et que la femme révère son mari. Enfin, le dernier texte se situe dans la même veine que les textes intertestamentaires qui estiment que la femme est la grande coupable de la perte de l’homme, et que son salut réside dans la maternité. 6- 1Tm 2:12-15. Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de faire la loi à l’homme. Qu’elle garde le silence. 13 C’est Adam en effet qui fut formé le premier, Evae (Eva) ensuite. 14 Et ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression. 15 Néanmoins elle sera sauvée en devenant mère, à condition de persévérer avec modestie dans la foi, la charité et la sainteté. Dans ces différents textes, Paul et les rédacteurs qui écrivent en son nom se servent du second récit de création, soit de Gn 2 et 3, pour traiter de trois sujets. Le premier concerne le péché et le salut, le deuxième s’intéresse à la place de la femme dans la société et dans la hiérarchie des humains, alors que le troisième lui permet de traiter des qualités de la femme. Dans un premier temps, c’est l’adam qui porte toute la responsabilité, pour des raisons théologiques : l’adam se lit 65 à la lumière du Christ, nouvel Adam, source du salut89. C’est cette relecture après-coup qui en organise l’interprétation. Si c’est par le Christ, nouvel Adam, que le monde sera sauvé et que la faute du premier adam est réparée, alors il faut bien que ce soit Adam qui porte, ultimement, la responsabilité du péché des origines. Selon cette lecture, la femme ne peut qu’être seconde dans la responsabilité. À cela s’ajoutent deux autres raisons qui confirment la femme en tant que seconde. La première raison est due au fait que, pour Paul, l’homme est supérieur parce qu’il a été créé en premier, et que c’est à partir de lui que la femme a ensuite été créée (1Tm 2:12-15 ou 1Co 11:8). Selon cette hiérarchie, la femme est inférieure parce que l’homme est premier dans l’ordre de la création. La seconde raison est culturelle. Elle vient de la culture hellénique et de son rapport particulier au corps. Le corps est ce dont il faut prendre soin parce que c’est le lieu des sensations, un lieu de vulnérabilité. À ce titre, le corps doit obéir à la tête, la partie noble du corps où siège la raison. De la même façon que le corps est vulnérable, la femme l’est aussi par extension, dans la mesure où elle est issue du corps de l’adam. Cette affirmation permet à l’apôtre de soutenir que la femme est coupable, non pas du péché originel, mais de s’être laissé séduire, à cause de son penchant à se laisser entraîner par les sensations de son corps. Elle est la proie privilégiée du serpent parce que ses sens la rendent plus vulnérable. C’est cette vulnérabilité qui, pour Paul, justifie la supériorité de l’homme sur la femme et son devoir de la protéger, y compris d’elle-même. Cette association de la femme comme lieu issu du corps de l’homme ne s’arrête pas là. Tout comme on doit prendre soin de son corps, chaque homme doit prendre soin de sa femme. Ici, l’affirmation paulinienne propose une nouveauté dans une culture ambiante qui prône la nécessaire soumission de la femme à son mari90. Paul propose une réciprocité dans les rapports hommes- 89 Rm 5 et 1Cor 15. Voir aussi Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, Beauchesne, Paris, 2000, p. 249-250. C’est aussi le cas dans les évangiles. Quand, en Lc 3, le nom d’adam est avancé, c’est aussi en tant que représentant de l’humanité. En ce qui concerne l’Apocalypse de Jean, on trouve une allusion claire à la femme et au serpent en 12:9 « Il fut précipité, l’antique serpent, le séducteur du monde entier », et relativement reconnaissable en 12:17 : « Dans sa fureur contre la femme, le dragon porta le combat contre le reste de sa descendance », une référence directe à Gn 3:15. 90 « Paul a concilié un attachement sans réserve à la résurrection, avec un certain relativisme culturel. En cela, il nous a véritablement ouvert la voie ». Pierre-Yves Ruff, « Paul et les catégories culturelles de son temps », Théolib 32, 2012, http://www.theolib.com/paul.html (8/07/2014). 66 femmes, en droite ligne avec le message christique. Selon ce principe, chacun doit se soumettre à l’autre. Mais cette apparente réciprocité se fonde sur une dynamique qui implique que le plus faible respecte le plus fort, et que le plus fort prenne soin du plus vulnérable. C’est donc bien au nom même d’une non-équivalence entre l’homme/tête et la femme/corps que cette réciprocité est proposée. L’effort de réciprocité, qui verse dans la complétude, ne fait cependant que révéler la place de « sous-mise » que cette époque accorde aux femmes, comme 1Co 11:6-16 le met en évidence. Cette comparaison est redoublée par celle de l’Église. Pour Paul, l’Église est l’Épouse et le Corps du Christ, comme l’épouse est soumise à son mari, et le corps à la tête. En comparant la femme à l’Église, Paul donne une place majeure à la femme. Mais cette place la confine dans un rôle de subalterne au service de l’homme qui lui est supérieur. Par ailleurs, associer la femme à l’image idéalisée d’une Église sainte, immaculée, au service du Christ, la fait aussi disparaitre en tant que femme. En effet, en quoi cette image idéale reflète-t-elle ce qu’est la femme, sinon dans le regard des hommes et de l’Église qui la voudraient sainte et immaculée ? On pourrait même ajouter : immaculée de quoi ? Que doit-elle dé-tacher ? Cette image de la femme métaphore de l’Épouse du Christ n’a pas été retenue par la période intertestamentaire. En fait, c’est la femme en tant que corps livré aux sens, et donc vulnérable à la tentation, qui a laissé sa trace, comme le montre 1Tm 2:12-15. Cette lettre pseudo-paulinienne reprend le thème de la femme en tant que seconde, précisément en lien avec Gn 2, mais en amplifiant son infériorité en raison même de la faute d’Ève en Gn 3. Dans cette lettre à Timothée, la femme est inférieure parce que seconde dans l’ordre de la création, mais première dans l’ordre de la tentation91. L’aspect tentation, qui découle du fait d’avoir cédé à la tentation, justifie son inégalité originelle vis-à-vis de l’homme, tout en essayant – bien mal – de camoufler l’objet de tentation qu’elle est pour les hommes. Ainsi, la tentation devient le seul lot de la femme, augmentant du même coup le poids de sa culpabilité. Selon cette construction, la femme est inférieure par nature, mais aussi en raison de la « tentation » qui l’habite, et dont elle doit se sentir coupable, en tant que femme, pour que son rachat soit possible en disparaissant sous la fonction 91 Voir aussi Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3 : The History and Reception of the Texts Reconsidered », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, Sheffield Academic Press, Sheffield, 1997 [1993], 53-76, p. 60. 67 maternelle. Car aux yeux de ce rédacteur pseudo-paulinien, la seule façon pour la femme d’être sauvée est de devenir mère. La maternité devient ainsi le seul lieu capable de donner à la femme ses lettres de noblesse. À ce stade, on peut déjà observer ce qui, dès cette époque, a pu contribuer à déterminer la femme en la réduisant à ses deux fonctions d’épouse et de mère. De l’être de la femme en tant que tel, il n’est jamais question, sinon comme sous-mise à l’homme. De son désir, il n’est pas plus question, hormis sous l’angle de la tentation, à laquelle elle succombe. Ainsi, on voit que c’est davantage sous forme de traces que la première femme circule dans la Bible, c’està-dire sous la forme d’une rivière souterraine que l’on voit resurgir de temps en temps. Les écrits pauliniens et la suite de ce chapitre montrent qu’au fond, Ève reste présente dans l’imaginaire des hommes, un imaginaire nourri par leur vision de la femme. 1.2. La femme à l’époque intertestamentaire : entre sorcière et absence Avant d’aller plus loin, il nous parait important de rappeler trois points concernant cette période intertestamentaire. D’abord, elle correspond à un moment où la question des origines et du salut est retravaillée92. Ensuite, c’est un temps qui donne une grande place au diable et à Satan comme grand opposant au Christ. Enfin, c’est un temps marqué par un fort androcentrisme, qu’on pourrait même parfois qualifier de machiste et de misogyne. C’est donc à partir de ces trois prémisses que le second récit de création est devenu une source d’inspiration pour une grande partie de la littérature de cette époque 93 . Ces interprétations se sont poursuivies pour les textes du Nouveau Testament 94 . On en trouve la trace sous forme de récits apocryphes, mais aussi de commentaires et traductions. Relire la façon dont cette époque a lu et interprété le texte permet de 92 En effet, cette période correspond à une période millénariste, propice à un questionnement sur la fin du monde. Pamela Milne note aussi que, si la tradition biblique hébraïque s’est peu souciée du récit, la période intertestamentaire, elle, y a trouvé un intérêt marqué. Pamela Milne « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 146-172. 94 Baudry signale aussi que, si les évangiles ou les actes des apôtres ne font pas explicitement référence au récit ou à la femme de Genèse 3, c’est précisément parce que, pour eux, c’est Satan le grand coupable de la chute de l’homme (Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel p. 42-43 et 309-310). De plus, Lyn Bechtel ajoute : « It is only from the second century BCE inward (beginning with the wisdom of Ben Sira) that the "sin and fall " interpretation begins to emerge » (Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, Sheffield Academic Press, Sheffield, 1997 [1993], 77-117, p. 78). On peut également consulter Élisabeth Parmentier, L’écriture vive. Interprétation chrétienne de la Bible, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 236 ; ou encore Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 53, pour n’en citer que quelques-unes. 93 68 mesurer, dans l’après-coup, l’impact de la réception intertestamentaire sur une certaine vision de la femme. Car ces textes ont durablement influencé la façon de considérer la femme dans le monde chrétien, au point que, pour certains auteurs (et de nombreuses femmes), c’est cette période qui devient le problème95. Comme notre recherche s’intéresse davantage aux relectures des textes, nous avons restreint notre recherche au livre de Gérard-Henry Baudry, dont le travail fouillé, et néanmoins synthétique, sur les textes apocryphes qui ont repris le récit permet de cerner la façon dont la question de la première femme a été abordée. Le choix de travailler ces textes à partir de Beaudry tient en deux raisons. La première est que citer tous les textes concernés dans leur ensemble aurait considérablement alourdi ce travail. La seconde tient à notre méthodologie, qui assume que la lecture et les commentaires qui entourent le second récit de création forment des boucles de rétroactions sous forme de couches successives d’auteurs travaillant le texte. Cette analyse prend précisément en charge ce mouvement, en partant d’un auteur qui cite des textes qui font référence au récit. Les textes dont il sera question sont les suivants : le Quatrième livre d’Esdras, l’Apocalypse grecque de Baruch, le Livre des antiquités bibliques, l’Apocalypse syriaque de Baruch, le Livre d’Hénoch, le Testament des douze patriarches, le Livre des Jubilés, l’Apocalypse d’Abraham et la Vie grecque d’Adam et Ève96. Il se dégage de cet ensemble deux orientations. D’un côté, on trouve des récits qui font abstraction de la femme, et d’autres qui en dramatisent le rôle. Selon cette tendance, Adam est idéalisé au détriment d’Ève, pendant qu’elle devient la source du mal97. L’effet, plus insidieux, 95 Le choix de travailler ces textes à partir de Beaudry, tient en deux raisons. La première est que citer tous les textes concernés dans leur ensemble aurait considérablement alourdi ce travail. La seconde tient à notre méthodologie, qui assume que la lecture et les commentaires qui entourent le second récit de création forment des boucles de rétroactions, avec des couches successives d’auteurs travaillant le texte. Cette analyse prend en charge précisément ce mouvement en partant d’un auteur qui cite des textes qui font références au récit. 96 Pour lire ces textes, voir André Dupont-Sommer et Marc Philonenko (dir.), La Bible. Écrits intertestamentaires : le Quatrième Livre d’Esdras, voir pp. 1399-1470 ; l’Apocalypse grecque de Baruch, pp. 1147-1164 ; l’Apocalypse syriaque de Baruch, pp. 1479-1557 ; le Livre d’Hénoch, voir pp. 468-629 ; le Livre des Jubilés, voir pp. 635-812 ; le Livre des antiquités bibliques, pp. 1227-1392 ; le Testament des douze patriarches, pp. 811-944 ; l’Apocalypse d’Abraham, pp.1691-1730. Pour la Vie grecque d’Adam et Ève, voir Daniel A. Bertrand, La vie grecque d’Adam et Eve, Coll. Recherches intertestamentaires, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1987. Pour les besoins de cette thèse, nous nous référons au commentaire de Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel. 97 Voir aussi Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 149. 69 n’en a pas moins été tout aussi déterminant concernant la question du désir, qui en vient à être lui aussi associé au mal. Si la femme est la source du mal, que dire du désir qui l’anime ? 1.2.1 Femme absente ou irresponsable Commençons par les textes qui font disparaitre la femme du texte. Beaudry remarque que ceux qui ne mentionnent pas la femme sont aussi ceux qui ont participé à l’élaboration de la doctrine du péché originel. Ainsi, le Quatrième livre d’Esdras 98 et l’Apocalypse grecque de Baruch99 ont en commun de travailler le texte à partir de la question du mal et de ses origines dans l’humanité. Ils partagent aussi le fait de placer l’adam en position d’homme représentant l’humanité. C’est d’ailleurs pour cette raison que le personnage de la femme n’est pas essentiel au récit, voire inutile. Selon ces textes, c’est par l’arbre et l’ange mauvais que le malheur arrive100. C’est l’Adam qui, séduit par le serpent, est le seul coupable. Selon cette vision, on pourrait croire que faire abstraction de la femme lui permet d’échapper à l’odieux de « porter […] la responsabilité principale du péché »101. Mais Baudry pose autrement le problème, en questionnant la place de la femme. Si elle n’est pas coupable, elle devient inexistante, sans portée, sans poids. C’est alors précisément parce qu’elle est sans consistance qu’on lui accorde une certaine place dans l’ordre de l’humanité. Dans le Livre des antiquités bibliques 102 , la question est traitée différemment. Beaudry souligne que le Livre ne s’intéresse à l’origine du péché que pour expliquer d’où vient le mal. C’est donc dans ce but qu’il est dit que le péché et la faute des hommes existent par la « perversité des œuvres mauvaises », dont l’origine se trouve chez les anges mauvais, soit le Satan, le mal. Fort de cette trajectoire, la joue un rôle, mais qui n’est que secondaire : « il (Adam) a transgressé mes voies, il a été persuadé par sa femme et elle a été séduite par le serpent. C’est alors qu’a été établie la mort 98 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 70 et notre note n° 95. Ou III Baruch, Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 63, et notre note n° 95. 100 « "Le Seigneur fut irrité" […], "Et il le maudit, lui et sa plante" (la vigne). C’est pourquoi "Dieu ne permit pas à Adam d’y toucher". Alors "le diable, jaloux de l’homme" […] "le séduisit par sa vigne", ce qui entraina "la malédiction divine et la perdition du premier homme" » (IV, 8-10). Beaudry ajoute : dans ce récit, « l’arbre interdit représente le principe du mal, tandis que l’arbre de vie représente le principe du bien », Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 63-64. 101 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 71. 102 Aussi appelé Pseudo-Philon, Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 69, et notre note n° 95. 99 70 pour les générations d’hommes »103. Certes, la femme est séduite par le serpent, associé aux anges déchus104. Mais elle n’a qu’un rôle de courroie de transmission. Son rôle est secondaire dans la mesure précisément où, pour Beaudry, ce qui importe aux rédacteurs, c’est de répondre à la question du mal, et non de s’inquiéter de la place de la femme dans l’histoire. Les choses bougent dans l’Apocalypse syriaque de Baruch105, qui fait porter à l’adam la responsabilité du péché des humains. Cette interprétation pousse cette idée au point que même la femme pourrait en vouloir à Adam pour sa faiblesse : « qu’as-tu fait, Adam, à tous ceux qui sont nés de toi ? Et que dira-t-on à la première femme Ève qui a obéi au serpent ? »106 . Comme le souligne Baudry, la femme est disculpée parce qu’elle a obéi au serpent. Ce n’est pas la séduction de la femme qui est en cause, mais son obéissance. Une telle interprétation n’est pas sans poser la question du libre arbitre de la femme. L’obéissance a pour effet d’enlever à la femme tout pouvoir, en plaçant sa responsabilité sous un autre joug, celui de l’homme qui a la charge et la responsabilité de son être « faible ». 1.2.2 La femme intime avec le mal Le Livre d’Hénoch107 vient déployer la vision de la femme liée au mal qui avait commencé à poindre sans s’affirmer encore comme tel. Alors que, dans les perspectives précédentes, la femme a pu être la grande absente, en raison de la faiblesse de son être, elle devient dans ce texte la grande coupable. Elle passe pour ainsi dire d’insignifiante à l’incarnation du mal. Il faut noter que ce livre ne parle pas en tant que tel du récit d’Adam et Ève. Il contient cependant des allusions qu’il convient de relever car elles parlent du désir que les femmes suscitent. Comme le souligne Baudry, on apprend au chapitre 6 du Livre d’Hénoch que les anges ont regardé et désiré les filles des humains, qui étaient « fraîches et jolies » : 103 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 69, l’Apocalypse syriaque de Baruch XIII, 8. Appelés « la perversité des œuvres mauvaises », Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 69. 105 Aussi appelé II Baruch, Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 241 et et notre note n° 95. 106 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 75 et 241. 107 Texte appartenant au Papyrus de Gizeh, aussi appelé 1 Hénoc, ou I Hénoch, Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 48, et notre note n° 95. 104 71 Il arriva que lorsque les humains se furent multipliés, il leur naquît des filles fraîches et jolies. Les anges, fils du ciel, les regardèrent et les désirèrent.108 Ces jolies jeunes femmes désirables font référence à Gn 6:1-2 : Lorsque les hommes commencèrent d’être nombreux sur la face de la terre, et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu trouvèrent que les filles des hommes leur convenaient et ils prirent pour femmes toutes celles qu’il leur plut. 109 Mais le chapitre 31:3-6 de ce même Livre110 fait aussi allusion à Gn 3:6, quand la femme regarde l’arbre, le trouve beau et le désire. Ainsi, ce que le Livre d’Énoch met en avant, n’est pas la femme en tant que tentation, mais la place de la femme dans la tentation et le désir. Continuons. Au chapitre 7 du Livre d’Hénoch, le drame se noue. Le récit nous dit que les anges « se mirent à approcher [les femmes] et à se souiller à leur contact »111. Le récit ne dit pas que les anges souillent les femmes, mais bien qu’en s’approchant d’elles ils se sont souillés. Ce rapprochement est d’ordre sexuel, puisque le texte précise que les géants qui naquirent de ces unions ont ensuite propagé la débauche et la violence parmi les hommes. Le mal se propage des femmes aux anges : leur union produit un effet de contamination intersubjectif. Réciproquement, les anges apprennent aux femmes leur savoir, en leur enseignant leurs charmes, leurs secrets et l’usage médicinal des herbes. Ainsi, d’un côté, ce sont les femmes tentatrices qui souillent les anges. En retour, elles sont contaminées au point de devenir des sorcières maîtrisant le pouvoir des anges déchus. C’est à ce titre que les femmes deviennent doublement dangereuses pour le monde 108 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 52, reprenant le texte d’André Caquot, « I Hénoch », La Bible, Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, Coll. La Pléiade, 1987, 468-629, p. 476. 109 BJ. 110 I Hénoch 31:3-5 : « 3. […] J’ai vu de loin de grands arbres plus nombreux que ceux-ci. Il y avait là deux arbres très grands, beaux, magnifiques et majestueux, ainsi que l’Arbre de la connaissance – dont les saints mangent le fruit pour acquérir une grande connaissance. 4. Cet arbre ressemblait au pin par la hauteur, ses feuilles ressemblaient à celles du caroubier, son fruit aux grappes de la vigne, si joyeuse, et son parfum se répandait au loin. 5. J’ai dit : "quel bel arbre ! Qu’il est plaisant à voir ! " 6. Raphaël, le saint ange qui m’accompagnait, m’a répondu alors : "C’est l’arbre de la connaissance, et ton aïeul et ton aïeule, qui étaient avant toi, en ont mangé, Ils ont acquis la connaissance, et leurs yeux se sont ouverts, ils ont su qu’ils étaient nus et ils ont été chassés du paradis" » (GérardHenry Baudry, Le péché dit originel, p. 49, ou André Caquot, « I Hénoch », p. 503). 111 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 53, ou André Caquot, « I Hénoch », p. 478. Voir aussi François Martin, Documents pour l’étude de la Bible, Les apocryphes de l’Ancien Testament, Paris, Létouzey et Ané, 1906, p. 14, nbp a, traduction du papyrus de Giseh, https://livresmystiques.com/partieTEXTES/Apocryphes/Henoch_Ethiopien.pdf (20/9/2014). 72 des hommes. D’ici à dire que c’est par elles que le monde s’est perdu, il n’y a qu’un pas. Remarquons qu’en trois allusions le Livre d’Hénoch insinue quatre choses. Premièrement, ce texte associe la première femme du récit aux anges mauvais, par le biais du désir : les deux regardent ce qui est beau et le désirent. Deuxièmement, le texte permet de considérer les femmes comme des objets qui causent le désir. Troisièmement, c’est en tant que cause du désir qu’elles sont associées au mal112. Quatrièmement, les femmes deviennent des sorcières parce qu’elles se sont associées avec les anges déchus, qu’elles sont devenues les partenaires du mal, mal duquel elles tirent leur pouvoir. Ce n’est pas tout. Le chapitre 85 du Livre d’Énoch fait référence à Gn 3-5 en se servant d’une allégorie. Dans ce chapitre, Adam est représenté par un taureau blanc et Ève par une génisse qui engendre trois veaux. Le veau noir représente Caïn, le veau roux, Abel, et le veau blanc, Seth. Ensuite le livre raconte qu’elle engendre encore des veaux noirs, alors que son fils Seth engendre un troupeau de taureaux blancs. Cette allégorie associe insidieusement Ève à la noirceur, aux ténèbres, au mal, aux anges mauvais, mettant la femme dans une posture paradoxale. En effet, en mettant l’accent sur le péché des anges, les humains sont considérés comme étant d’une nature inférieure. Mais en associant la femme au côté obscur du mal, on la renvoie à celle qui s’est accouplée aux anges déchus. Cette opposition est renforcée par les deux sortes de descendances. La lignée de Seth, qui vient d’Adam, est associée à la descendance juste et pure, à la ressemblance de Dieu. L’autre, celle de la femme, est noire, sombre et mauvaise, ce qui renforce l’association entre la femme et les anges mauvais. Une association dramatique pour les hommes, si l’on en croit le récit. Ce texte amène un certain nombre d’observations. La première concerne la façon dont le récit est construit. En commençant par raconter le lien entre la souillure et les femmes, au chapitre 7, le Livre d’Hénoch les présente comme toujours déjà souillées et, par défaut, du côté sombre, le mal. 112 Voir aussi I Hénoch 68:5-7 : « 5. Le nom du deuxième est Asbe’el. C’est lui qui a indiqué aux saints êtres angéliques le dessein funeste : il les a induits à souiller leur chair au contact des filles des humains. 6. Le nom du troisième est Gadre’el ; c’est lui qui a fait voir aux humains tous les coups mortels ; c’est lui qui a séduit Ève, et qui a montré aux humains le bouclier, la cuirasse, l’épée meurtrière, et tous les instruments de mort » (André Caquot, « I Hénoch », p. 545). 73 C’est à partir de ce récit qu’entre en scène l’épisode des taureaux. L’allégorie vient tout naturellement confirmer ce qui a été annoncé. Les femmes, Ève comprise, sont bien du côté du mal, de ce qui est noir. La seconde observation concerne la sexualité. Les femmes sont prises par les anges, ce qui les fait basculer du côté du mal. Mais en retour, elles souillent les anges par contact sexuel. Il y a comme une contamination mutuelle, il y a quelque chose qui salit et rend mauvais, et qui implique directement les femmes. Troisièmement, le texte parle de l’intimité qui existe, et ce depuis la nuit des temps, entre les femmes et le mal. Une intimité telle que c’est bien par le sexe des femmes, sorcières dangereuses et inquiétantes, que le mal, la violence et la débauche sont entrés dans le monde. Enfin, il faut relever le fait que ce récit inverse la chronologie du livre de la Genèse. En mettant en premier ce qui, dans la Bible, se passe en Gn 6, le rédacteur d’Hénoch cherche à montrer que la femme subit une forme de contamination du mal, mais qu’elle y est aussi prédisposée. L’allégorie du taureau noir et l’intimité des femmes avec les anges déchus viennent renforcer l’idée que la femme a le pouvoir de transmettre le mal, qui passe par la sexualité. Pour les rédacteurs du Livre d’Hénoch, la femme est à la fois quelque chose d’étrange, au sens d’étranger, et d’inquiétant, par connivence avec les forces maléfiques. De là à la considérer comme la mauvaise, il n’y a qu’un pas. 1.2.3 La femme cause de la perte de l’homme Dans les récits qui mettent en avant le rôle mauvais de la femme, celle-ci est explicitement associée au mal, à Satan, au démon. Cette vision va perdurer dans le christianisme. Il importe toutefois de souligner que l’association avec Satan n’a pas le même sens selon les traditions. Pour les juifs, le satan est celui qui met à l’épreuve, alors que pour les chrétiens Satan est perçu comme le tentateur113. Par tentateur, la période intertestamentaire entend celui qui tente sexuellement, selon 113 Selon Abecassis, le serpent tentateur est plutôt une conception chrétienne du satan, alors que, pour les juifs, il ne serait pas tant celui qui tente que celui qui met à l’épreuve et qui sert de révélateur. Le satan n’est pas le principe du mal, mais l’obstacle, le scandale. C’est un procureur, celui qui accuse, qui « dénonce ce qu’il y peut y avoir de fragile ou d’imparfait dans l’homme. Il provoque des situations où l’homme va devoir faire ses preuves. […] Il sert de révélateur des véritables croyants et des véritables fidèles » (Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme. A Bible ouverte II, Paris, Albin Michel, 1979, p. 195-196). 74 un courant qui tend à « interpréter le péché primordial comme un péché sexuel et à en faire porter la première responsabilité à la femme » 114 , comme le met en scène le Testament des douze patriarches115. Et c’est parce que le péché est sexuel que la femme en devient la principale cause. Pour Baudry, « cette interprétation provient d’une conception curieuse, mais fréquente dans l’antiquité, à savoir que la masculinité appartient au monde d’en haut, tandis que la féminité à celui d’en bas »116. La femme est associée à ce qui est inférieur, le corps, mais aussi à la beauté117. On retrouve ici l’idée que la femme représente le corps, le sensible, et l’homme la tête, la raison. D’où l’accentuation de la figure de la femme tentatrice. Cette vision est partagée par le Livre des Jubilés118, qui donne par ailleurs une indication précise de la condition subalterne de la femme. En effet, si l’on suit Baudry, « Ève doit attendre quatre-vingt-dix jours pour entrer au paradis, tandis qu’Adam n’attend que quarante jours »119. Le récit de l’Apocalypse d’Abraham120 va nettement plus loin en affirmant qu’Ève est le lieu même de la convoitise : « Ceci est le penchant des hommes, c’est Adam ; ceci est leur convoitise, c’est Ève »121. Pour Baudry, cette formulation vient de Philon : Ève est identifiée à la convoitise. Cette identification apparait pour la première fois dans notre enquête. C’est la formulation même de Philon. Mais la signification rejoint une tradition [helléniste] que nous avons déjà rencontrée. Ève, c’est la convoitise, c’est-à-dire la convoitise sexuelle qu’elle exerce sur l’homme.122 114 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 62. Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 62. 116 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 62, nbp. 3. 117 « Women are evil, my children, as they have no power over men, they lure them with their beauty » (Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 59). 118 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 57 119 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 58. Cependant, Baudry note que, dans ce texte apocryphe, le péché originel n’est pas attribué à la sexualité puisqu’Adam et Eve n’ont pas de rapport pendant le premier jubilé, c’est-à-dire au moment de la chute. 120 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 78. 121 L’Apocalypse d’Abraham XII, 7-8 ; Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 79. 122 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 79. À noter que Baudry cite Philon dans Hypothetica, 7,3, en montrant le rapport que l’Alexandrin entretient avec le féminin : « Les femmes doivent servir leur mari dans une relation de servitude qui n’est imposée ni par la violence ni par les mauvais traitements, mais qui conduit à l’obéissance en tout » (Philon, Hypothetica, 7,3). Mais il est en cela en accord avec son temps, si l’on en croit Plutarque : « Lorsque les femmes sont soumises à leur mari, on les loue ; au contraire, lorsqu’elles veulent commander, elles deviennent un sujet de déshonneur pour ceux qu’elles commandent » (Plutarque, Praec. Coni, 33), ou Sénèque : « Une partie est née pour obéir (la femme), l’autre pour commander (le mari) (const. Sap.) ». (Gérard115 75 Ainsi, le « mal antécédent à l’homme, et qui le pousse à pécher »123, c’est la convoitise, clairement associée à cette époque au désir sexuel, un désir par définition mauvais qui souille l’homme de bien. Il faut dire que, face au désir sexuel, la tête raisonnable est faible, et que le monde de la sensation tentatrice est exaltant. Pour cette raison, parce que la femme est tentation, l’homme risque de succomber à son désir et de la convoiter. La convoitise apparait comme quelque chose d’extérieur et d’antécédent à l’homme. Selon cette interprétation, le rôle de la femme n’est plus secondaire, inférieur, ou subordonné, mais exacerbé comme ce qui conduit l’homme à sa perte. Beaudry avance que c’est avec Philon qu’on atteint le sommet de la culpabilité de la femme dans l’histoire du péché originel. Le philosophe juif helléniste présente Adam comme un être merveilleux, dont la femme vient gâcher la vie : « L’origine de sa vie coupable fut pour lui la femme »124. Selon Beaudry, Philon chercherait à contrer une vision trop optimiste que la Genèse présenterait. Il estime que, pour Philon, la sexualité est la cause du péché des origines : Le scénario de la chute selon Philon se déroule donc ainsi : Ève (la sensation ou sensibilité) se laisse facilement séduire par le Serpent (le plaisir). Puis, à son tour Adam (l’intellect ou rationalité) s’éprend d’Ève, se laissant séduire par la sensation, et apprend d’elle le plaisir. Ils s’unissent, et c’est le commencement du péché et de tous les maux qu’il entraîne, à commencer par la mort ».125 Le péché devient dans le monde grec « un asservissement de l’intellect aux passions »126, une idée à laquelle adhèrent des auteurs comme Origène, Ambroise, ou Didyme l’Aveugle par exemple. Rappelons que ce terme de « passions » a longtemps été le mot désigné pour parler de ce qui agit et agite les hommes, à leur corps souvent défendant. Le parallèle fait entre les passions, vues comme témoins de la faiblesse de l’homme – mais encore plus de la femme du fait de sa constitution naturellement faible parce qu’elle appartient au royaume du corps et des sensations –, a permis de trouver logique qu’elle ait pu succomber, « la sensation suspendant l’exercice de la Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 237 citant Rinaldo Fabris, La femme dans l’Église primitive, Paris, Nouvelle Cité, 1987, p. 151. 123 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 79. 124 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 128, citant Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, Traduction Roger Arnaldez, Paris, Cerf, 1961, p. 151. 125 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 130. 126 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 133. 76 raison chez la femme »127. Ainsi, pour Baudry, si le texte de Genèse 3 considérait déjà la femme comme la première responsable, ce courant intertestamentaire en fait la grande coupable : « Adam n’a pas eu comme intention principale de pécher : il n’a fait que suivre la femme ; c’est elle la cause de ce qui est dit : maudit soit la terre »128. Pour Didyme, la femme est bien « la cause de la chute pour l’homme » 129 . Cette affirmation est sous-tendue par le fait qu’étant faible, elle est la possession maline du diable, dont il se sert pour corrompre l’homme. Une assertion qui, comme le souligne Baudry, ne fait que reprendre les présupposés anthropologiques de cette époque, rendant caduques les théologies pour lesquelles c’était l’humanité et le serpent qui étaient responsables des origines du mal130. Le représentant de l’humanité pécheresse, ce n’est plus l’homme mais la femme. À partir de cette veine androcentrique, il devient évident que : « c’est la faute à Ève »131. 1.2.4 La femme, synonyme de la convoitise dont l’homme doit se garder Le texte de la Vie grecque d’Adam et Ève132 part lui aussi de la prémisse que « c’est la faute à Ève », en faisant dialoguer Adam et Ève. Baudry vient relever que, dans ce récit, Adam en rajoute même par rapport au récit canonique de la Genèse, puisqu’il laisse entendre qu’Ève n’a aucune capacité de résister au mal. Elle a même besoin d’anges gardiens qui sont présentés comme de vrais gardes du corps.133 Le récit met en scène une « faible femme », qui « succombe » à la tentation, « fascinée » par le serpent, au point que, selon Baudry, « Ève n’est pas (n’est plus) à l’image de Dieu »134. Ce serait donc sa fragilité, due à sa nature inférieure, qui rendrait nécessaire la protection de l’homme, plus 127 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 149, citant Didyme l’Aveugle, Sur la Genèse 83, 1. Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 150, citant Didyme l’Aveugle, Sur la Genèse 103, 12-14. 129 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 150, citant Didyme l’Aveugle Sur la Genèse 95, 2. 130 « L’infériorité de la femme est un présupposé commun à toutes les théologies anciennes du péché originel, ce qui les rend en partie caduques » ; Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 151, (nbp). Notons aussi David M. Scholer qui cite Cato, Livy History Livre 34:1-3 : « The moment women begin to be our equals, they will be our superiors » (David, M. Scholer, « Feminist Hermeneutics and Evangelical Biblical Interpretations », JETS 30/4, Décembre 1987, p. 418). 131 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 234. 132 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 81-88. 133 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 82, 134 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 82. 128 77 viril, donc plus fort, plus solide, au point que le récit s’achève sur la punition violente d’Adam, sans qu’Ève soit même mentionnée. Dans ce récit, celle par qui le mal est entré dans le monde n’est pas celle sur qui la punition tombe, alors que le texte fait dire à Ève : « je suis à l’origine de tout péché dans la création » (XXXII,2). Ce texte soulève quelque chose de la prise en charge même de cette culpabilité, qui reposerait cependant sur le serpent : Le Serpent […] falsifie le fruit (défendu) en y déposant « le venin de sa malice, c’est-à-dire la convoitise ». Le fruit n’est plus seulement le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, mais le fruit de la convoitise, c’est-à-dire la concupiscence, « le principe de tout péché ».135 Le vrai coupable derrière tout cela resterait le diable : « J’ouvris la bouche, raconte Ève, mais c’est le Diable qui parlait » (XXXI,1). Ce qui impliquerait que la femme est faible au point d’être habitée par le diable. Officiellement, elle semble dédouanée, puisque c’est le diable qui la fait agir. Cela n’empêche pas qu’elle devienne le bouc émissaire, en tant que la créature du diable. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle porte le péché du monde : la convoitise. Elle serait coupable d’avoir été choisie par le diable, ce qui fait d’elle la « Femme mauvaise » (XXXI,5), puisqu’en entraînant Adam à manger, elle prive l’Adam de la gloire de Dieu. Coupable par procuration, elle devient synonyme, voire la métaphore, de la convoitise. L’analyse de Baudry permet de montrer comment un tel récit a pu contaminer la relecture du texte de Gn 3. Dans la Vie grecque d’Adam et Ève, c’est le Diable le grand responsable du péché des origines. Pourtant, c’est la femme qui est mise au cœur de ce qui est considéré comme de la convoitise. Subrepticement, se construit dans les récits un lien de plus en plus fort entre la femme et le diable, au point que la convoitise, apanage du diable, passe chez la femme. Ainsi, dans l’intertestamentaire puis dans la chrétienté, la femme devient naturellement celle qui est possédée par le diable, même si ce n’est pas ce que le texte de Gn 3 permet d’emblée de retenir. Mais c’est comme si le mal était fait : le ver est dans le fruit, comme le diable est dans la femme. Pour confirmer ce déplacement, il suffit de rappeler les histoires de sorcières qui jalonnent l’histoire de l’Occident, pour se restreindre à ce lieu-dit de la chrétienté. 135 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 84. 78 Un tel déplacement permet de montrer comment la femme devient le lieu de la convoitise, alors même que le mal est antérieur à l’homme. Cela n’est pas sans poser de questions. D’un côté, si la femme vient de l’homme, et qu’elle est le lieu de la convoitise, alors la convoitise est inhérente à l’homme. Mais d’un autre côté, la convoitise est le « désir de posséder et de jouir d’une chose qui, le plus souvent, appartient à autrui ou est plus ou moins interdite » 136 . Mais alors, que représente la femme, sinon à la fois la convoitise et la convoitée, celle que l’homme n’aurait de cesse de récupérer, encore et en-corps137 ? Si on ajoute que cupere138, qui est dans le même champ sémantique que Cupidon, veut aussi dire désirer, on peut se demander quel est le lien entre la femme, l’amour, la convoitise et le désir, dans le regard des hommes tentés. 1.2.5 Le paradoxe du christianisme primitif dans son rapport à la femme 1.2.5.1 La haine des femmes L’étude de la réception de la période intertestamentaire montre que certains liens, certaines chaînes signifiantes se nouent à cette époque139. Comme le souligne Baudry à propos du récit de la Vie grecque d’Adam et Ève : L’image de la première femme ne ressort pas grandie de ce récit légendaire. Cette remarque prend toute sa gravité quand on sait que cet apocryphe obtiendra un succès considérable parmi les chrétiens. Un best-seller qui sera traduit dans les principales langues de l’Antiquité chrétienne. Et c’est sa représentation d’Ève qui passera dans l’imaginaire chrétien, alimentant le vieux courant misogyne.140 136 Centre national de ressources textuelles et lexicales, http://www.cnrtl.fr/definition/convoitise (16/1/2016), ou « désir immodéré pour les biens terrestres », quand « l’accent est mis sous l’angle psychologique, lié à l’idée de péché ». Quand il y a une connotation sexuelle, c’est un « fort désir sexuel pour quelqu’un » : il est alors « synonyme de concupiscence ». Selon Auguste Scheler, « convoiter, conveiter, cuveiter, […] se rattachent à un type latin cupirate, de cupere, désirer ». (Auguste Scheler, Dictionnaire d’étymologie française d’après les résultats de la science moderne, Bruxelles, Mucquart, 1873, p. 108). 137 On retrouve cette expression chez Lacan. Jacques Lacan, Séminaire XX Encore, p. 12-13. 138 Notons que Cupidon vient du latin classique, Cupido, le Dieu de l’amour. Or, le mot n’est pas étranger à cupidus qui veut dire désireux. Ces deux mots, comme la convoitise, viennent du même verbe cupere, qui veut dire désirer, https://www.littre.org/definition/cupidon et https://www.littre.org/definition/convoitise (20/10/2-14). 139 On pourrait d’ailleurs approfondir la question en s’intéressant à l’art pictural de l’époque sur le sujet. Baudry souligne que la fresque de la catacombe de Priscille à Rome (milieu du 3ème siècle) montre une Ève, un serpent, mais pas d’Adam, ce qui selon lui pousse à son paroxysme la culpabilité de la première femme (Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 168). 140 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 244 (c’est Baudry qui souligne). 79 Cela amène Baudry à affirmer qu’avec le temps, Ève, celle qui a été séduite par le serpent, devient le paradigme de la femme. Or, pour Helen Schüngel-Straumann, ce glissement a été rendu possible par le fait même que les traductions grecques et latines ont fait de deux mots génériques, homme et femme, deux noms propres, Adam et Ève141. Ce déplacement discursif a permis de passer d’un mythe qui raconte les origines de l’humanité à une personnification des protagonistes qui permet de faire porter à toutes les femmes la faute d’Ève, puisqu’elle les représente toutes. C’est aussi ce que Baudry montre quand il prend pour exemple l’évangile de Thomas, dans lequel il est affirmé que « les femmes ne sont pas dignes de la Vie », à moins de devenir mâle142. Cela tendrait à dire qu’une femme est par nature mauvaise. Mais n’est-ce pas aussi ce que dit Origène : « à cause de la malédiction d’Ève, la malédiction est transmise à toutes les femmes »143. Tertullien n’est pas en reste. Il base sa théologie du péché sur le rapprochement entre les femmes et Ève qui détient « la honte de la première faute et le reproche d’avoir perdu le genre humain »144. Très virulent, il n’hésite pas à marteler à l’attention de toutes les femmes : Ne sais-tu pas que tu es une Ève ? Tu es la porte du diable. C’est toi qui as profané l’arbre de vie, c’est toi qui as entraîné celui que le démon n’osait pas attaquer en face. C’est toi qui as ainsi défiguré l’image de Dieu qu’est l’homme.145 Malheureusement pour les femmes, la vision que Tertullien a des femmes a fortement influencé la théologie latine, comme le confirme Baudry. Ainsi, Gn 3 a inspiré plusieurs récits composés à l’époque intertestamentaire. Or, c’est dans ce contexte culturel que le christianisme est né et s’est développé, posant les bases d’une relecture du texte qui a perduré au cours des siècles. Cet état des lieux montre le poids que la réception a mis sur les épaules d’Ève, et donc des femmes, un poids nourri, entretenu et amplifié par une culture 141 Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 59. Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 252, citant Antoine Guillaumont et al., l’Évangile selon Thomas, Paris, PUF, 1959, p. 57. 143 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 255, et Origène, Homélie sur St Luc, Paris, Cerf, Coll. Sources chrétiennes 87, 1962, p. 473. 144 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 258, citant Tertullien, La toilette des femmes, I, 1-2, Paris, Cerf, Coll. Sources chrétiennes 173, 1971, p. 43-45. 145 Werner Van Laer (dir.), Léon-Joseph Suenens, Mémoires sur le Concile Vatican II, Leuven, Peeters, coll. Instrumenta Theologica, 2014, p. 64. 142 80 que certains ont qualifiée de misogyne. Pourtant, nous avons montré que l’intertestamentaire parle, sur une autre scène et entre les lignes, du rapport au désir, à la tentation et à la convoitise. Décidément, elles sont bien jolies, ces femmes que les hommes désirent146 ! 1.2.5.2 L’insoutenable message christique En travaillant la question de la misogynie des débuts du christianisme, tout en essayant de ne pas tomber dans le piège de l’anachronisme, plusieurs auteurs ont pu souligner l’aspect proprement subversif du message christique, et le fait qu’il ne pouvait qu’occasionner de grandes résistances. Beaudry rappelle par exemple que le christianisme prône l’égalité des sexes. Il souligne qu’Origène et Didyme, son disciple, estiment que la femme, dans le sens littéral des récits de création, est « anthropos », soit aussi créée à l’image de Dieu147. Ainsi, paradoxalement, la femme mauvaise par nature est aussi l’égale de l’homme. Comme si le message d’égalité, lancé comme un pavé dans la mare de la hiérarchie humaine, ne passait pas dans le regard des hommes. Est-ce parce qu’ils étaient trop éblouis par ces jolies femmes dont parle le Livre d’Énoch ? Ils peuvent le dire, y croire, mais sans pouvoir aller jusqu’à le mettre en acte, en raison même de la tentation et de la convoitise dont ils ne cessent de parler, et auxquelles, semble-t-il, les femmes les confrontent. 1.3. Conclusion Ce chapitre permet de montrer l’influence de la période intertestamentaire sur la relecture d’un texte qui n’a pourtant pas laissé de traces dans la Bible hébraïque. Comme toute période concernée par la fin des temps, elle retravaille aussi ses origines, d’où le regain d’intérêt pour un récit qui raconte l’histoire des origines de l’humanité. Cela explique que le texte refasse surface, avec des textes qui se mettent à le revisiter et à le réinterpréter en fonction des questions et des repères du discours dominant de l’époque. Ces textes et commentaires, écrits par des hommes, reprennent alors le texte biblique, mais non sans y imprimer leur vision du monde. Une vision qui met en premier l’homme, comme universel, et la femme comme seconde, mise en dessous : 146 Cf plus haut 1.2.2 : le Livre d’Hénoch ; « il leur naquit des filles fraîches et jolies », Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 52. 147 Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 256. Mais, pour Baudry, cette position, certes révolutionnaire pour l’époque, reste purement formelle, ou spirituelle, et non culturelle. 81 « sous-mise ». Notre trajectoire montre que cette époque avait déjà comme présupposé que la femme est un être inférieur, subordonné, qui doit rester sous la tutelle de l’homme en raison de son rapport particulier au corps148. Le christianisme naissant, qui prône des valeurs d’égalité, n’est pas parvenu à imposer dans les faits l’égalité des sexes, sinon dans l’ordre du salut. La femme est donc perçue par les hommes comme liée à la mort : c’est elle qui a introduit la mort dans le monde. Pour cette raison, la femme continue à n’avoir de réelle place que comme organe de reproduction, pour contrer la mort. Mais elle est aussi celle par qui la convoitise existe, ce qui impose qu’elle soit contrôlée, en la maintenant sous le joug de l’homme. Ainsi, sa place est organisée par l’homme : il lui demande de rester irréprochable, y compris métaphoriquement, sous l’image de l’immaculée. Est-ce pour apaiser l’inquiétude qu’elle suscite ? Ce premier chapitre montre la méfiance des hommes de l’intertestamentaire vis-à-vis de la femme tentation, convoitée et convoitise. Leur méfiance vient du fait qu’ils considèrent Ève, qui représente toutes les femmes, comme celle par qui le péché sexuel, et par conséquent aussi la Vie, est entré dans le monde. Parce que la vie est sexuelle, empreinte de désir, de tentation et de convoitise, Ève est associée, dans le discours moral androcentrique dominant, au mal. Elle est celle qui a fait chuter l’homme, qui l’a empêché de rester sur le droit chemin de l’élévation de son âme. 148 Même si des approches féministes ont pu montrer que l’on ne saurait généraliser trop vite et qu’on peut trouver des courants en écart. Voir par exemple, Elisabeth Castelli à propos de la virginité comme moyen pour une femme d’échapper à sa condition de femme : « The decision to remain a virgin and to renounce marriage and the world did provide some virgins with an opportunity to pursue intellectual and spiritual activities which would otherwise have been unavailable to them » ; Elisabeth Castelli, « Virginity and Its Meaning for Women's Sexuality in Early Christianity », Journal of Feminist Studies in Religion 2/1, 1986, 61-88, p. 82, http://www.jstor.org/stable/25002030 (15/2/2021). On peut aussi s’intéresser à la thèse de Sara Parks, qui montre que « the Q sayings have what might in some ways be described as an anomalously positive attitude toward the women in their audience » ; Sara Parks, Spiritual Equals: Women in the Q Gender Pairs, Thèse, Université McGill, 2016, p. 54. Enfin, on peut noter ses propos dans une entrevue à Présence Magasine : « En ce qui concerne le regard sur les femmes, les apocryphes, comme tout autre texte de l’Antiquité, se situaient dans une vaste gamme d’opinions sur les femmes et le genre. Qu’ils soient juifs, paléochrétiens ou païens, tous les groupes ont des exemples où les femmes sont traitées d’une manière ou d’une autre comme des êtres égaux et où il est prouvé qu’elles agissent en tant qu’êtres humains, ainsi que des exemples dans lesquels les femmes sont traitées comme des biens, ou même comme un groupe auquel il ne faut pas faire confiance, qui est à blâmer pour tout ce qui ne va pas avec la Terre, et qui est essentiellement incorrigible et à éviter si possible » ; Philippe Vaillancourt, « La Vierge et Marie Madeleine, une hypersexualisation aux antipodes », Présence, 2 mai 2019, http://presence-info.ca/article/academique/la-vierge-et-marie-madeleine-unehypersexualisation-aux-antipodes?fbclid=IwAR0TXoAZbKymdvr61EjKClELNkxMnU6U2nfS8dTCIJQJdMVXfSIEBc0npU (10/7/2019). 82 En ayant succombé à la tentation, elle devient celle qui a contribué à laisser aller l’homme à ses penchants sexuels. Elle devient la tentation, donc la convoitise, dont le siège est le corps. Par cette torsion, le signifiant Ève devient le synonyme de la femme comme lieu du corps, du sexuel, du sensuel, lieu inquiétant qui justifie de l’associer au diable, à la convoitise. En retour, cela légitime qu’elle soit vue comme la perte de l’homme. Se méfier de ses passions, c’est se méfier de la femme. Or, nous postulons que c’est à partir de ces présupposés que ce que nous allons appeler la Tradition a forgé sa propre vision de la femme. La femme est un objet dont l’homme doit se méfier, entre serpent et diable. 83 84 2 D’Ève à Marie : de la femme qui inquiète à la femme impossible Couvrez ce sein, que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées. Molière, Le Tartuffe149 2.0. Introduction Le deuxième chapitre de ce triptyque a pour objectif de montrer comment la doctrine du péché originel est venue influencer durablement la façon de lire la femme du texte de Gn 3 dans ce que nous appellerons la période classique. Nous définissons cette période comme l’époque au cours de laquelle le christianisme a gouverné le monde occidental. Nous la faisons commencer après la période intertestamentaire. Si, pour les besoins de notre thèse, nous la faisons se terminer au XXe siècle, nous estimons que l’Église chrétienne occidentale n’en est pas vraiment sortie, comme le chapitre 3 le montrera. Notre intention dans le présent chapitre n’est pas de faire une revue de littérature exhaustive de ce qui s’est dit de la femme du récit au cours de cette longue période. Nous cherchons à cerner comment la théologie qui émerge de cette période, et qui sera déterminante dans la construction de la vision officielle de l’Église concernant les femmes, réinterprète à son tour le texte de Gn 3 pour en dégager une représentation pour le moins ambigüe de l’être de la femme. Nous avons choisi de porter notre attention à trois grandes figures du christianisme : Augustin, 149 Molière : Le Tartuffe, ou l’Imposteur, Acte III, scène 2, 1669. 85 Thomas d’Aquin et Calvin150. Nous avons choisi ces trois grandes figures pour deux raisons. La première réside dans le fait que ce sont des figures marquantes dont la théologie a contribué à construire le christianisme. L’autre est que ces trois théologiens ont spécifiquement travaillé le texte de la Genèse, et donc la femme du récit, ou ont travaillé spécifiquement la question de la femme dans leur œuvre. Mais, fidèle à notre méthodologie, il nous est apparu utile et justifié de travailler aussi ces auteurs majeurs à partir de leurs propres réceptions, parce que nous nous attachons aux boucles de rétroactions. Nous intéresser à des auteurs qui ont travaillé la position d’Augustin et de Thomas vis-à-vis de la femme nous a permis de cerner d’encore plus près ce qui en ressort. Leur regard vient donc nourrir notre recherche. Augustin est une figure incontournable, ne serait-ce que parce qu’il est à l’origine de la doctrine du péché originel, qui a rendu non seulement le récit célèbre, mais aussi ses personnages. À cet effet, nous nous servirons de trois textes : « De la Genèse », « De la Genèse contre les manichéens », et « La cité de Dieu ». Mais à cause de notre logique discursive, et du fait que cet auteur a donné lieu à une abondance de commentaires, il était nécessaire de rassembler ce que des auteurs avaient compris de la position d’Augustin concernant la femme. C’est donc sous la forme de boucles de rétroactions que nous allons aussi relire Augustin. Thomas d’Aquin est tout aussi incontournable, sa théologie ayant marqué l’Occident. Mais comme il n’a produit de commentaire sur le récit ou sur la femme du récit en tant que tel, c’est à travers son œuvre, de façon incidente, qu’on peut cerner sa vision de la femme, en lien avec son temps. En raison même de cette particularité, lire sa position à partir de ses commentateurs nous a paru encore plus nécessaire. Nous étudierons ainsi la position de Thomas en prenant appui sur des auteurs qui ont travaillé, dans l’œuvre de Thomas, sa vision de la femme. Ici encore, notre trajectoire se fera sous la forme de boucles de rétroactions. Nous n’avons pas opté pour la même approche pour Calvin. D’une part parce que Calvin ne se situe pas dans la mouvance catholique qui va nous conduire au chapitre 3 de cette recherche. D’autre part, il a produit un commentaire de la Genèse fouillé, sous la forme d’un exercice 150 Augustin (354-450) ; Thomas (1225-1274), Calvin (1509-1564). 86 d’exégèse soigné. La question de la femme et de sa place n’y est pas éludée, et ses propositions diffèrent quelque peu de celles d’Augustin ou Thomas, en droite ligne du fait que le protestantisme ne reconnait pas à Marie les mêmes prérogatives que le catholicisme. Ainsi, son commentaire exégétique permet de saisir quelque chose d’une anthropologie théologique en prise avec son époque qui nous a paru pertinente pour notre recherche. Ce chapitre est donc le fruit d’un parti pris subjectif d’une logique discursive, avec l’objectif de cerner ce que ces figures et leurs réceptions ont dit du désir de la femme. Pour cela, nous cantonnerons notre propos à trois axes de relectures spécifiques. Le premier consiste à cerner le traitement que les interprétations de Gn 3 de cette époque réservent à Ève, et donc par extension aux femmes. Le deuxième axe cherche à montrer comment le message christique de leur époque a influencé ce qu’ils en ont perçu. Le troisième, issu d’un choix méthodologique, se sert des relectures qui en ont été faites par certains auteurs. Ce chapitre est donc le résultat d’une trajectoire qui permet de cerner ce qui, de la femme, du sexuel, reste refoulé, inaudible, dérangeant. Il apparait donc important de préciser que le but de ce chapitre n’est pas tant de savoir comment chacun des grands auteurs a compris le récit de la chute. Nous cherchons plutôt à cerner la manière dont leur herméneutique théologique du texte de la Genèse les a conduits à parler de la femme, c’est-à-dire autant Ève que les femmes, et ce peut-être même à leur insu. Nous sommes consciente, en faisant ce travail, que, si notre recherche nous amène à dégager une vision, c’est une relecture de femme occidentale vivant en 2020 relisant des auteurs d’une époque qualifiée de « classique » pour les besoins de notre thèse. Il ne saurait donc être question de plaquer leur vision des femmes sur notre vision contemporaine des femmes, laquelle se situe nécessairement en écart. Ce qui est recherché dans cette partie, c’est la façon dont leur théologie a structuré leur vision de la femme. Comme le commande notre approche discursive, nous allons prendre en compte, pour chacun de ces axes, la place réservée à la question du désir. Cette question est importante en ce qu’elle touche, comme nous l’avons déjà montré, au sexuel, et qu’elle concerne de près la femme quand on la place sur l’axe de la tentation et de la convoitise. 87 Nous commencerons par Augustin, puisqu’il est considéré comme le père de la doctrine du péché originel151. Or, une fois que la doctrine du péché originel s’est implantée, c’est à l’aune du péché que le texte a ensuite été relu. Or ce présupposé de lecture a orienté à la fois la compréhension du texte et la perception de la première femme. À partir du moment où le péché originel s’est introduit dans le monde chrétien, c’est à la lumière de ce regard que la femme a été relue, non sans conséquence pour les femmes. Nous poursuivrons avec Thomas d’Aquin, pour nous intéresser ensuite à Calvin. Nous verrons que, dans leur lecture, la question de la femme y est traitée de façon secondaire, ce qui, en soi, est un indice de la place que ces auteurs lui donnent dans l’économie du péché, mais aussi par extension, dans la société, ce qui nous permettra de voir à quel point ces deux lieux sont imbriqués. Nous verrons aussi que, si Augustin et Thomas partent de la même prémisse chrétienne, ils n’ont pas la même prémisse anthropologique de la femme, pas plus que Calvin d’ailleurs, dont le propos suppose encore une autre anthropologie. Malgré ces différences, il ressort de notre analyse que la femme reste encore une source d’inquiétude. En effet, étant perçue comme la faiblesse de l’homme, elle est celle par qui les débordements peuvent arriver. Il semble que ce soit pour éviter ces débordements que l’époque classique tente de contenir la femme en la confinant à son rôle de mère, ou, avec Thomas, en la bordant sous l’idéal de la Vierge Marie, rejoignant ainsi la figure de l’immaculée dont la période intertestamentaire a tracé les jalons. La période classique ne dit plus ouvertement qu’Ève est le péché incarné, voire le diable en personne, mais elle reste pour ces théologiens la représentation de ce qu’il ne faudrait pas laisser aller librement, de ce qui doit être bordé. Un peu comme si la femme et l’éclat de son désir étaient étroitement imbriqués au point que l’une pourrait bien passer pour être la métaphore de l’autre. 151 Jean-Michel Maldamé mentionne que « l’expression péché originel apparaît pour la première fois explicitement sous la plume de saint Augustin dans les Confessions » ; Jean-Michel Maldamé, Le péché originel. Foi chrétienne, mythe et métaphysique, Coll. Cogitatio fidei n° 262, Paris, Cerf, 2008, p. 25-26, citant Augustin, Confessions, Livre V, IX, §16. 88 2.1. Augustin et la femme : l’à-côté qui dérange 2.1.1 Le paradoxe de la femme « équivalente », mais « subordonnée » Comme de nombreux auteurs de l’époque intertestamentaire, une des questions qui occupe Augustin concerne le salut. Par extension, c’est la question du mal dans le monde et le penchant des hommes pour les mauvaises actions qui sont visés. Or, parce que la question du péché est une question qui met en jeu l’humanité, donc l’homme, on ne peut s’étonner que, pour cet homme de Dieu, la question de la femme, quoique secondaire, ne le laisse pas indifférent. En tant que chrétien, ses écrits montrent qu’il n’est pas sans connaitre la place octroyée à la femme dans le christianisme primitif ainsi que dans le milieu manichéen qu’il a côtoyé plus de dix ans. En tant qu’homme, on sait par ses écrits la place qu’il donnait aux femmes de, et dans, sa vie152. La question du féminin est donc une question importante qu’il n’aborde pas de façon uniforme. En tant que théologien, deux questions l’intéressent plus particulièrement. La première concerne la place de la femme dans l’ordre du monde et du salut ; la seconde concerne son rôle dans le péché originel. Ces questions le mènent tout droit au texte de Genèse 2 et 3, et aux origines de cette question, qu’on retrouve explicitement dans trois de ses écrits : le second livre de De la Genèse contre les manichéens153, le livre IX de De la Genèse au sens littéral154, et les chapitres 13 et 14 de De civitate Dei155. La théorie du péché originel d’Augustin a traversé les siècles. Elle repose sur sa relecture des récits de création, textes relus à la lumière du christianisme de son époque et de ses enjeux particuliers. Car si Augustin est un chrétien convaincu, c’est aussi un homme de son époque, ce qui est venu influencer sa vision de la femme. Parce que sa vision, que notre analyse dégage, est représentative du paradoxe auquel conduit l’influence d’une culture androcentrique confrontée au message sotériologique d’égalité prôné par le Christ, son anthropologie varie selon qu’elle est ontologique ou politique. En effet, pour Augustin, la femme est, par définition, à l’image de Dieu 152 Voir à ce sujet l’article de Johannes van Oort, « Manicaean Women in Augustine’s Life and Works », Vigiliae Christianae 69, 2015, 312-326. 153 Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Bibliotheque-monastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/polemiques/manicheens/index.htm. 154 Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, Bibliotheque-monastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/genese/gen2.htm 155 Augustin, La cité de Dieu, R.2, Coll. Point, Paris, Seuil, 1994. 89 en tant qu’« âme rationnelle ». De ce point de vue, elle est équivalente à l’homme conformément au message du Christ. Mais d’un point de vue politique, Augustin, homme de son temps, soutient que la femme est seconde par rapport à l’homme, et de dignité inférieure156. Or, c’est dans les textes de création qu’il trouve la justification de sa double posture. Gn 1 lui fournit la justification du message du Christ qui postule l’égalité homme/femme. Dieu a créé l’humain, homme et femme, mâle et femelle. Ainsi, comme le relève Børrensen, l’homme et la femme sont équivalents dans l’ordre de la création (creatio) 157 . Ce sont des êtres humains (homo)158 : « la différence sexuelle n’atteint pas l’être humain dans sa relation avec Dieu, en tant que créature s’exprimant dans l’homo interior »159. En cela, Augustin tient de façon très ferme à cette égalité devant Dieu. Mais si, pour lui, les humains sont égaux devant le salut, cette équivalence de la femme s’arrête aux portes de la vie éternelle, et ne saurait concerner sa place dans l’ordre du monde, qui est d’être subordonnée et auxiliaire : Peut-être, comme je le pense et comme je l’ai déjà dit en parlant de la nature de l’âme humaine, la femme avec son mari est-elle l’image de Dieu en ce sens que la substance humaine tout entière n’est qu’une seule image de Dieu, mais que quand la femme est considérée comme aide – qualification qui n’appartient qu’à elle – elle cesse d’être image de Dieu ; tandis que le mari, même pris isolément est l’image de Dieu, aussi pleine, aussi entière, que quand la femme ne fait qu’un avec lui. C’est l’explication que nous avons donnée sur la nature de l’âme humaine. Nous avons dit que quand elle est tout entière appliquée à la contemplation de la vérité, elle est l’image de Dieu ; mais que, lorsqu’une partie d’elle-même est comme déléguée et détachée par la volonté pour agir dans le monde matériel, elle n’en reste pas moins l’image de Dieu dans la partie qui se porte vers la vérité entrevue, tandis qu’elle cesse de l’être dans la partie chargée de traiter des choses inférieures.160 Aussi, dans l’ordre de la fabrication corporelle (confectio)161, la femme est seconde, pour trois raisons qu’il trouve dans Gn 2. La première est chronologique : la femme est créée en second, 156 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 258. Rappelons qu’Augustin lit vraisemblablement la Bible en latin. Pour en savoir plus, Pierre-Maurice Bogaert, « Les bibles d’Augustin », Revue Théologique de Louvain, 37/4, 2006, 513-531. 158 Augustin lit la création en référence à Gn 1:27 : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (BJ). 159 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 36-39. 160 Augustin, De la Trinité, Livre XII, Chapitre 7, § 10, Bibliothèque-monastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/trinite/livre12.htm#_Toc512833981 (15/2/2021). 161 Ici, Augustin réfère à Gn 2:21 : « Puis, de la côte qu’il avait tiré de l’homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme » (BJ). 157 90 après l’homme. La deuxième est matérielle, et résulte du fait que la femme est un produit de l’homme. Parce que tirée de la côte d’Adam, donc de l’homme, elle est naturellement subordonnée à celui à partir duquel elle prend vie. La troisième raison tient au fait que la femme est spécifiquement destinée à être l’« aide » de l’homme. Il faut ajouter que, pour Augustin, cette notion semble se réduire à faire de la femme celle qui permet à l’homme de se reproduire. Car, pour lui, le semblable, tel que Dieu l’a prévu, c’est l’autre homme, celui qui est « similaire » à l’homme, le frère, l’ami, qui est le mieux à même de remplir la fonction d’aide. Il laisse donc à la femme la seule fonction que le semblable ne peut remplir : la reproduction. Pour Børrensen, cela montre qu’Augustin ne semble pas se résoudre à une égalité. C’est pour cela qu’elle parle d’équivalence plutôt que d’égalité. En effet, pour elle, l’équivalence permet de « désigner une valeur identique de l’homme et de la femme en tant que personnes humaines », alors que « les mots égalité ou parité sont équivoques, parce qu’ils semblent supposer une similitude comme fondement du rapport ainsi désigné »162. Et, précisément, il ne semble y avoir de similitude possible qu’entre hommes : pour Augustin, l’homme et la femme sont équivalents par leur âme, mais non dans leur corps. Il reconnait implicitement à la femme sa différence, en tant que corps sexué qui dérange, parce que précisément autre. Mais reconnaitre cette différence ne lui permet pas de reconnaitre la singularité de l’être femme, mais plutôt de justifier la supériorité de l’homme sur la femme. Ainsi, dès avant la chute, l’homme dirige, la femme obéit. Tel est en quelque sorte l’ordre du monde, avant même que le mal ne le souille, ce qui explique pourquoi Augustin peut dire : « L’homme donna donc un nom à sa femme comme un supérieur à son inférieur »163. 2.1.2 La responsabilité de la femme dans l’économie du péché des origines Mettre l’homme en avant comme supérieur implique pour Augustin que la femme ne peut être responsable du péché et ce, malgré la gravité de son geste. En effet, Augustin conserve une logique implacable. Si la femme est subordonnée, l’homme doit assumer jusqu’au bout sa position de supérieur, en déchargeant la femme du fardeau de sa faute. Ainsi, parce que l’homme prend en charge « la faute », la femme ne peut plus « engendrer » la faute, puisque ce n’est pas elle qui porte 162 163 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 8. Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 12 § 18. 91 la semence. Mais en retour, rendre cohérent la supériorité de l’homme sur la femme est le prix de l’indignité à payer pour l’être femme, qui ne peut être reconnue ni comme être responsable, encore moins comme être coupable. La logique augustinienne recèle un enjeu théologique important. Il s’agit de déterminer si l’homme aurait pu, comme la femme, être trompé par le serpent. Pour Augustin cette idée apparait impossible, parce que l’Adam savait que le serpent mentait. Le péché est donc consommé quand l’homme mange du fruit. Augustin le martèle : en mangeant, c’est bien l’homme qui contrevient, et par deux fois, aux ordres de Dieu. D’abord en désobéissant à Dieu, mais aussi et surtout, parce qu’en acceptant le fruit, l’homme contrevient au principe qui veut que l’homme soit supérieur à la femme. Accepter le fruit est une preuve de faiblesse indigne de ce que Dieu veut pour l’homme. Mais, plus gravement, la faute qui est reprochée à Adam est de s’être soumis à la femme, même si c’était par affection conjugale : « il est séduit non parce qu’il croit à la vérité des paroles de sa compagne, mais parce qu’il obéit à l’affection conjugale »164. James Wetzel relève donc que, pour Augustin, c’est l’amour qui conduit Adam à ne pas abandonner sa femme seule à son nouveau sort de pécheresse : Eve’s transgression separates her not only from God but also from her human partner, and Adam feels his separation from her as a loss. He disobeys God and risks death in order to be with her again.165 Le péché d’Adam, c’est sa faiblesse, et la femme devient le maillon faible, celle qui a fait faillir l’homme : elle devient la preuve que l’homme est pécheur, la tentation à laquelle l’homme cède. Sans entrer dans un débat sur la façon dont Augustin traite les questions du mal, de Satan et de la dialectique entre Dieu et le mal, son effort même de traiter la femme sur deux plans d’équivalence a des conséquences sur son herméneutique du récit de la tentation d’Adam et Ève. Au niveau allégorique, la femme représente pour Augustin plusieurs choses. Elle est la métaphore de ce qui est subordonné, et l’homme, la métaphore de ce qui est supérieur. À ce titre, la femme représente la partie inférieure de l’âme, précisément ce qui agit hors de la raison et dont il se désole : 164 Augustin. La cité de Dieu, T.2, Livre XIV, §XI, p. 168. James Wetzel, Augustine’s City of God. A Critical Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 187. https://www.cambridge.org/core/books/augustines-city-of-god/augustine-on-the-origin-of-evil-myth-andmetaphysics/1BC22849CC1F97438B8AFBE8A4E98E66 (20/5/2015). 165 92 Ce n’est pas seulement à la volonté légitime, mais encore aux impudiques émotions de la concupiscence que la concupiscence refuse d’obéir. Ainsi elle déploie d’ordinaire toutes ses forces contre l’intervention répressive de l’esprit, et souvent elle se divise contre soi ; elle remue toute l’âme, et, se trahissant elle-même, laisse le corps insensible.166 Or, c’est bien la partie animale, plus vulnérable, que le serpent peut mieux séduire. Mais la femme tient aussi le rôle de celle qui entraîne, qui séduit, puisque, sans elle, Adam n’aurait pas péché. Enfin, elle reste avant tout un instrument au service de l’homme et de la procréation. Ne retrouvet-on pas, en filigrane, la femme telle qu’elle est située dans l’intertestamentaire : celle qui disparait sous l’homme, et celle par qui la mort est entrée dans le monde ? Occultée parce que sous-mise, mais quand même grain de sable par qui tout arrive ? Si la femme n’est pas celle qui est responsable du péché, ni de sa transmission, elle est la cause de la perte de l’homme. Lors de nos recherches, nous n’avons pas manqué d’être étonnée devant l’énergie qu’Augustin met à penser le rôle politique de la femme et de le faire coïncider avec la vision théologique qui se dégage du texte de la chute. On voit bien que, pour Augustin, la question de la femme est un véritable casse-tête. Nous ne pensons pas, comme Børrensen le fait, que, pour Augustin, « [la subordination] n’a pas besoin d’être expliquée ni justifiée. Parce qu’il la voit comme faisant partie de la création, il la considère comme bonne et voulue par Dieu »167. Certes, pour le théologien, cette subordination est voulue par Dieu, parce que nécessaire. L’homme en tant qu’être rationnel, conscient, doit gouverner la femme en tant que « partie inférieure » de l’âme, pour éviter de plonger le monde « dans le désordre et la misère »168. L’homme, c’est la « puissance virile de la raison »169. Mais il nous semble qu’Augustin ne se contente pas de dire cela. 2.1.3 Le récit de la chute : du sens allégorique au sens littéral La théologie augustinienne de la femme varie selon la théologie du corps qu’Augustin développe. Selon sa première interprétation du récit de la création, Augustin voit le couple et la fécondité selon un ordre spirituel. C’est à la fois une lecture allégorique du couple, et un idéal. Les 166 Augustin, La cité de Dieu T.2, Livre XIV, § XVI, p. 176. Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 43. 168 Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 11 §15, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/polemiques/manicheens/index.htm (15/1/2020). 169 Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 11 §15. 167 93 corps, avant le péché, sont purs, chastes : telle est la condition de l’humanité avant le péché. Cette perspective correspond à une théologie qui comprend la sexualité comme la conséquence du péché. La femme est pure tant qu’elle est exempte du péché. Selon cette théologie, avant le péché, l’homme et la femme vivent dans une union chaste de corps, purement spirituelle. […] on a raison de demander de quelle manière il faut comprendre l’union de l’homme et de la femme avant le péché et dans quel sens, charnel ou spirituel, doit être entendue cette bénédiction : "Croissez et multipliez-vous, engendrez et remplissez la terre". Rien n’empêche que nous la prenions dans un sens spirituel, en pensant que pour son objet elle a été changée en fécondité charnelle après le péché. C’était donc d’abord entre l’homme et la femme une union toute chaste, assortie au commandement de l’un et à l’obéissance de l’autre, et le fruit de cette union était un fruit spirituel de joies invisibles et immortelles, qui remplissait la terre, c’est-à-dire vivifiait et dominait le corps.170 Cette assertion est corroborée par cette autre affirmation : Il est dit que le premier couple humain ne s’unit qu’après son expulsion du Paradis ; cependant je ne vois pas à quel titre il n’y aurait pas eu dans l’Eden "un mariage saint, un lit nuptial exempt de souillure" ni pourquoi Dieu n’aurait pas accordé à leur foi et à leur innocence, à leur sainte et pieuse soumission, le privilège de se reproduire sans éprouver les ardeurs inquiètes de la concupiscence ni le pénible travail de l’enfantement. Les fils n’auraient point été destinés à remplacer les pères morts ; pendant que ceux-ci auraient gardé intactes les formes de leur organisation et puisé la vigueur corporelle dans l’arbre de vie, leur postérité aurait acquis le même développement, jusqu’au moment où le genre humain se serait élevé au nombre fixé par Dieu. Alors aurait eu lieu, s’ils avaient tous vécu dans la sainteté et l’obéissance, leur transformation sans passer par la mort, et le corps animal se serait changé en un corps spirituel, parce qu’il aurait eu le don d’obéir au moindre signal à l’esprit qui le gouverne, et qu’il aurait été vivifié par l’âme sans avoir besoin pour se soutenir d’aliments matériels.171 Ici, il nous parait important de souligner, comme nous l’avons fait dans cette citation, les expressions qui, du sexuel et de la sexualité en tant qu’œuvre de chair corrompue par le péché, souillent l’homme : ce sont « les ardeurs inquiètes de la concupiscence », « le pénible travail de l’enfantement », le fait d’avoir à se nourrir, et enfin, de ne pas pouvoir échapper à la mort. Au fil du temps, Augustin envisage que le don de la fertilité ne soit finalement pas un mal en soi, car la reproduction est une bénédiction voulue par Dieu. Cette évolution l’incite à penser que, 170 171 Augustin, De la Genèse contre les Manichéens, Livre I, chapitre XIX. Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, chapitre III. 94 tant que l’union charnelle se fait sous « la domination de la volonté rationnelle »172, elle est exempte du péché, de la concupiscence. Selon cette théologie, c’est uniquement quand la passion domine la raison qu’elle entraîne le péché en pervertissant l’union charnelle. Mais, comme dans la période intertestamentaire, ce raisonnement continue à placer le mari, donc l’homme, au niveau de la raison et de Dieu, et le corps de la femme au niveau du lieu de la passion, une dimension qu’il faut garder sous contrôle. Alors que l’homme est la métaphore de cette âme forte, la « volonté rationnelle », la femme devient la métaphore de la partie inférieure de l’âme, capable de déchainer la passion de la concupiscence. Au point que James Wetzel affirme que : « In her difference from the man, she represents […] the flesh that a holy will must overcome ; in her likeness, she represents nothing at all, for Augustine leaves her with no will of her own »173. Ultimement, la femme représente le corps séparé de la raison. C’est à ce titre qu’il faut la dominer, la diriger, pour tenir l’homme à distance de ses passions174. C’est dire que le danger est grand : la femme serait l’expression d’une sensualité incarnée, la personnification de l’appétit animal qui peut faire courir l’homme à sa perte. Cet appétit, ce penchant pour les passions intéresse Augustin au plus haut point. Il évalue le désir en fonction de sa visée : si le désir est « pour Dieu » (le fructum), c’est un « bon » désir. S’il est pour la chair, au service du corps, pour soi, c’est de la convoitise ou de la concupiscence (la concupiscentia) 175 . Dans un premier temps, Augustin classe en trois catégories les types de convoitise. La libido sentiendi correspond au besoin de satisfaire ses sens. La libido dominendi correspond à la volonté de dominer l’autre. Enfin, il associe la libido sciendi à la vanité de vouloir savoir par sa seule raison, sans Dieu. Mais il finit par réunir toutes les catégories comme étant « le résidu du péché »176, ce qui aboutit à faire du péché la cause de la convoitise : le péché, 172 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 45. James Wetzel, « Augustine’s Mythology of Sin », Cornell Colloquium in Medieval Philosophy, 2003, p. 13, https://www.academia.edu/7046919/Augustines_Mythology_of_Sin (19/12//2016). 174 Derrière la question de la faiblesse de l’homme, Augustin reprend à son compte, et de façon très personnelle, voire très intime, l’assertion de Paul, en Rm 7:19 : « je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas ». Il se désole de la faiblesse, la partie inférieure de l’âme qui agit hors de la raison : « Ce n’est pas seulement à la volonté légitime, mais encore aux impudiques émotions de la concupiscence que la concupiscence refuse d’obéir. Ainsi elle déploie l’ordinaire toutes ses forces contre l’intervention répressive de l’esprit, et souvent elle divise contre soi ; elle remue toute l’âme, et, se trahissant elle-même, laisse le corps insensible ». Augustin, La cité de Dieu, T.2, Livre XIV, §XVI, p. 176. 175 Mathieu Scraire, Amour, utilité et dignité humaine…, p. 20. 176 Fabrice Coupechoux, La concupiscence chez Saint Augustin, Mémoire, Université de Rennes-1, 2007, p. 14. 173 95 c’est la tentation. Pour échapper au péché, la raison doit dominer l’élan du corps. Si la raison peut annuler les passions, cela indique aussi que, pour Augustin, ce n’est pas tant la relation sexuelle en tant que telle qui est visée, mais la passion sexuelle quand elle vient déranger la raison et la dominer, quand elle vient agiter le corps hors de la raison. Le sexuel, et donc la sexualité, ne saurait donc être blâmé tant qu’ils s’accompagnent d’une maîtrise de soi – signe de proximité avec Dieu. Ce qui est vrai pour l’homme est-il vrai pour la femme ? Pour Augustin, « la femme était destinée à être mère lors même que le péché n’eut pas entraîné la mort »177. La femme-mère serait ainsi inscrite dans le projet de Dieu en tant qu’aide et soutien de l’homme. Cela veut-il dire qu’Augustin reconnait la « femme-en-tant-que-mère » comme l’égale de l’homme ? Pas vraiment. D’abord parce que le discours de la science de l’époque postulait que la femme n’avait aucune participation active à l’ensemencement. Mais surtout, Augustin estime que la femme reste pure tant qu’elle ne subit ni « les ardeurs inquiètes de la concupiscence ni le pénible travail de l’enfantement »178. Cela laisse entendre que les sensations liées au sexuel, dont la concupiscence et la douleur de l’enfantement, sont bien des expressions qui traduisent le péché. Mais cela semble aussi indiquer qu’Augustin éprouve une certaine difficulté à considérer la femme autrement que comme le lieu des passions et de concupiscence. On comprend alors qu’Augustin puisse aussi affirmer : « je ne saurai comprendre dans quel but la femme a été donnée à l’homme, si l’on supprime sa fonction de mère »179. Elle n’a de véritable utilité que dans la procréation précisément parce qu’elle ne peut être pure. Ainsi, pour Augustin, la femme/passion est un danger, et la femme/mère un réceptacle dont l’utilité se restreint à rendre possible la génération180. 2.1.4 La fonction allégorique de la femme et de la mère La perspective d’Augustin concernant la maternité n’échappe pas à la dualité structurelle de sa théologie du corps, ce qui l’amène à séparer la maternité physiologique de sa fonction 177 Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, chapitre 9, §14, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/genese/gen2.htm (19/12/2016) 178 Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, chapitre 3, §6. 179 Augustin, De la Genèse au sens littéral, Livre IX, chapitre 7, §12. 180 Voir par exemple Augustin, dans La cité de Dieu, T.2, Livre XIV, chapitre 24 : « L’homme eût semé, la femme eût recueilli ». 96 allégorique. D’un point de vue matériel, la condition de mère souffrante est la preuve de la condition humaine, pécheresse. C’est un rappel de la faute associée à la concupiscence, cette passion qui a causé la perte de l’homme. Si ce péché justifie la domination de la femme par l’homme, Augustin estime en plus que la souffrance attachée aux gestations est précisément ce qui donne à la maternité sa noblesse sans orgueil, pour éviter que les femmes puissent « à cause de leur maternité, s’attribuer une orgueilleuse dignité » 181 . Mais, sous sa forme allégorique, Augustin donne à la souffrance une dimension salvatrice : elle devient le prix à payer pour rester dans le droit chemin, une fois que le tentateur a fait son chemin. Alors que la peine de l’homme concerne l’humanité entière, la subordination de la femme apparait chez Augustin comme une peine « spéciale et supplémentaire ». La maternité, nécessairement souffrante, semble comme l’allégorie du prix à payer de s’être laissé dominer par ses passions. La maternité est donc un lieu de rédemption par la souffrance. Mais pas uniquement. Car, une fois que la vie est souillée, chacun peut et doit passer sa vie à mettre sa raison et sa volonté à lutter contre la pente mauvaise. C’est ici que, pour Augustin, la figure allégorique de la « mère des vivants » joue un rôle particulier : Ève/vie représente les « vivants », les justes, ceux qui vivent une vie de droiture : Pourquoi donc cette partie animale de notre âme qui doit obéir à la raison, comme la femme à son mari, ne serait-elle pas appelée vie, quand par la raison elle-même elle aura conçu de la parole de vie une bonne règle de conduite ? et quand se retenant sur la pente du vice quoiqu’avec peine et gémissement, elle aura par sa résistance à une mauvaise habitude, produit une habitude louable pour le bien, pourquoi ne serait-elle pas appelée mère des vivants, c’est-à-dire des actes dont la droiture et la bonté font le caractère ?182 On retrouve ce même goût d’Augustin pour le rôle allégorique de la femme, qui démontre que cette question de la femme n’est pas secondaire pour lui. D’une part, il n’ignore pas qu’il vient d’une femme, ce qui fait dire à Weztel qu’Augustin relit les origines de l’humanité à la lumière de sa propre humanité, donc de sa propre origine, une origine intimement liée au sexe et à la mort183. La femme représente la chair, la volupté, la passion, et sa maternité représente la sexualité comme 181 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 61. Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 21, § 31. 183 James Wetzel, Augustine on the Origin of Evil : Myth and Metaphysics Augustine's City of God. A Critical Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 167. http://ebooks.cambridge.org/chapter.jsf?bid=CBO9781139014144&cid=CBO9781139014144A017 (15/06/2016). 182 97 lieu de vie et de mort. Autrement dit, la femme est le lien qui relie la vie à la mort : elle représente le sexuel dont la maternité est la trace. Augustin ne reconnait-il pas là que la connaissance de son origine est indissociable de la sexualité, de l’altérité, soit d’une forme de radicalité qui met à nu, et qui, donc, rend vulnérable ? Sa mère, qui est pour lui source d’amour et de respect, est aussi la preuve vivante qu’il est né de cette sexualité charnelle, preuve qu’on ne peut être pur esprit. Alors, comment résoudre la question de la sexualité, si elle est à la fois d’où l’homme tire son origine et ce qui le perd ? On dit que la conversion d’Augustin serait passée par l’abstinence sexuelle, ce qui se serait traduit par une certaine mise en retrait vis-à-vis des femmes en général184. Serait-ce là leur reconnaitre une certaine dangerosité185 ? Un danger qui cacherait un mystère ? 2.1.5 La femme : un mystère d’(in)subordination Le fait d’avoir à contrôler la femme est le signe, pour Augustin que, même inférieure, elle n’est pas si facile à subordonner. Tout comme les passions : Adam n’a pas su, malgré toute sa « volonté rationnelle », résister à ses passions, ni, par conséquent, à la femme. Cette analyse fait ressortir la difficulté qu’éprouve Augustin à cerner la place de la femme dans le plan de Dieu. La part de mystère qu’elle occupe dans le texte, comme dans la vie, le dérange et le déroute, au point qu’il en vient à penser qu’elle représente « l’invisible partie de nous-mêmes »186. L’invisible partie de l’homme, ce qui reste caché, c’est son intériorité. Qui, mieux que la femme représente cette intériorité cachée ? Or, pour l’évêque d’Hippone, ce qui est invisible est mystérieux, doit s’entendre selon un sens allégorique ou prophétique. Ainsi, s’il estime que, matériellement, la création de la femme ne sert à rien en dehors de la reproduction, il admet qu’elle n’a peut-être pas été créée uniquement pour cela. En tant que femme, elle doit avoir une fonction plus mystérieuse, donc allégorique187. Cette reconnaissance de la fonction allégorique de la femme dans le récit jette un pavé dans la mare du monde occidental, car c’est aussi reconnaitre la part incontournable de la 184 On dit qu’Augustin, une fois devenu évêque, ne se tenait jamais seul en présence d’une femme. « Qu’elle soit épouse ou mère, peu importe, il y a toujours une Ève à craindre en toute femme ! » (Épître 243 d’Augustin à Laetus, p. 10), pris dans Serge Lancel, « Augustin et la société féminine de son temps », S. Lancel et al. (dir.), Saint Augustin. La Numidie et la société de son temps, Ausonius Éditions, 2005, 45-54, p. 54. 186 Augustin, De la Genèse contre les manichéens, Livre II, chapitre 19, §29. 187 Augustin, De la Genèse au sens Littéral, Livres IX, chapitre 15, §26. 185 98 sexualité, qui à la fois perd l’homme, mais lui offre aussi l’occasion de se dominer, et donc de se racheter. La figure allégorique d’Ève semble permettre à Augustin de gérer le paradoxe douloureux, mais absolument mystérieux du rapport de l’homme à ses passions. Pour lui, le corps est le lieu par excellence des passions, soit le lieu d’origine de la convoitise à laquelle on ne peut échapper, et qui cause la perte de l’homme. Or, si la femme représente ce corps, elle devient à son tour ce lieu à la fois familier et inconnu, donc inquiétant. La fonction maternelle serait alors la métaphore du seul lieu qui lui conférerait une dignité, comme si cette fonction prémunissait la femme de ses passions. On voit bien le déplacement, des passions à la femme, rendu possible par le corps, à la fois lieu réel, symbolique et imaginaire, qui permet de faire porter à la femme l’infâme de la trivialité du corps qui échappe à la maîtrise totale par la raison et la volonté. C’est à ce titre qu’on ne saurait prendre le rôle métaphorique de la femme à la légère : précisément parce qu’il ne peut être si facilement détaché de la question du corps ou de la convoitise. Si l’homme doit contrôler ses passions, il faut alors contenir les débordements possibles de la femme par des lieux capables de leur donner leur dignité : le mariage et la maternité188. 2.2. Thomas d’Aquin : une théologie de la femme manquée ? Regardons maintenant comment Thomas traite la question de la femme. Si l’on en croit Børrensen, « contrairement à Augustin, chez qui la présence de la femme est si forte qu’avant sa conversion elle rivalise avec celle de Dieu, la femme est absente de la vie de Thomas »189. Sa réflexion sur la femme est donc plus abstraite, plus distante, moins expérientielle que celle d’Augustin. Nous verrons que, d’une part, il ne s’intéresse à la question du féminin que de façon incidente. D’autre part, contrairement à Augustin ou Calvin, Thomas n’a pas produit un commentaire sur la Genèse190. Ainsi ses écrits concernant la femme sont éparpillés, incidents, et 188 Augustin, Le bonheur conjugal, traduit du latin par Jean Hamon, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2001, p. 50-53, repris par Maël Goarzin, « Saint Augustin et le bonheur conjugal : recherche du plaisir et sanctification », Comment vivre au quotidien ?, 15 janvier 2019, https://biospraktikos.hypotheses.org/4335 (8/09/2019). 189 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 119. 190 À ce sujet, Sylvain Piron note que, « depuis le début du XVIIe siècle, un commentaire sur la Genèse a régulièrement figuré dans les collections d’œuvres complètes de Thomas d’Aquin. Ce texte, dont le caractère apocryphe ne fait aucun doute depuis bien longtemps, n’en a pas moins été reproduit au XIXe siècle dans les éditions 99 donc plus difficiles à repérer. Notre approche discursive prend ici un relief particulier : nous procéderons pour cet auteur essentiellement à partir d’auteurs choisis pour avoir travaillé son rapport aux femmes : principalement Catherine Capelle, André Perrin et Kari Børrensen. Ainsi, ce qui suit est d’abord le reflet d’une certaine compréhension que ces auteurs ont eu de ce que Thomas disait des femmes. Bien que nécessairement incomplète et construite à partir de leurs a priori de lecteur, la perception de ces auteurs nous permettra d’avancer sur notre propre travail d’enquête concernant la théologie de Thomas sur les femmes. 2.2.1 La femme, un homme manqué191 André Perrin, qui relit le travail de Catherine Capelle, commence par relever le double héritage auquel Thomas est confronté : Saint Thomas est l’héritier d’une double tradition, celle de la raison grecque et celle de la révélation chrétienne, dont il a réalisé la monumentale synthèse. Philosophe et théologien, aristotélicien et chrétien, il a assumé le poids de ces deux traditions en s’efforçant de les concilier dans l’unité d’un système. Si son effort n’a pas pleinement abouti, c’est que ces deux traditions n’étaient pas toujours compatibles et que sur certains points elles étaient même franchement contradictoires. […] Car en Saint Thomas, le chrétien ne tient pas au sujet de [la femme] le même discours que l’aristotélicien, le métaphysicien ne parle pas comme le physicien, le théologien et l’exégète contredisent l’héritier de la philosophie de la nature du Stagirite.192 Cela explique, selon Capelle et Perrin, que l’époque de Thomas continue à ne voir la femme que comme le sexe faible193, et que comme « l’Ève par qui l’homme avait été égaré »194. Ils nous disent de Parme/Fiaccadori) et Paris/Vivès. Voir Sylvain Piron, « Note sur le commentaire sur la Genèse publié dans les œuvres de Thomas d’Aquin », Oliviana, 1, 2003, https://journals.openedition.org/oliviana/22 (16/2/2020). 191 Comme on entend aussi l’expression qu’une fille est un « garçon manqué ». 192 André Perrin : « Thomas d’Aquin féministe ? … », p. 1. 193 Capelle relève qu’on trouve à cette époque en droit pénal « un privilège », à savoir, « le principe du favor sexus qui atténue la responsabilité féminine, évidemment en raison de l’imbecilitas », référant à Guido Rossi, « Statut juridique de la femme dans l’histoire du droit italien », La femme, Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, XII, Bruxelles, Société Jean Bodin, 1959, p. 116. (Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 19-21). 194 Gustave Schnurer, L’Église et la civilisation du moyen âge, T.2, Paris, Payot, 1935, p. 708. 100 que c’est à partir de cet arrière-plan que Thomas parle de la femme195. Capelle rappelle la position de l’homme de Dieu : Thomas d’Aquin semble être pris, dans sa considération de la femme, entre deux thèses apparemment contradictoires : l’infériorité de sa nature et son rôle primordial dans le péché donnent d’elle ce caractère si nettement marqué. Pourtant l’égalité dans le salut apporté par le Christ, et l’attitude de celui-ci à l’égard des femmes que révèle l’Évangile donnent l’impression du contraire.196 Car Thomas estime qu’on trouve entre l’homme et la femme la même égalité qu’« entre les Personnes de la Trinité »197. Pourtant, sa position vis-à-vis de la femme reste conforme à la pensée aristotélicienne. Selon cette position, la femme est égale à l’homme selon la forme, soit en tant qu’appartenant à la race humaine. Mais, au niveau de la matière, la femme est un humain secondaire, dans le sens de dérivé, au même titre que la couleur ou les traits d’une personne dérivent de sa nature humaine. Sa matière en fait un réceptacle et un être passif. Cette distinction permet à Thomas de résoudre la question de cette égalité que nous pourrions qualifier de pas-toute, pas entière : « ne différant pas de l’homme par la forme, la femme est un être humain à part entière. Il n’y a pas de nature féminine, si ce n’est au plan accidentel »198. Pour rendre inattaquable son anthropologie, il affirme que cette subordination est une volonté de Dieu 199 . Sa condition d’inférieure est alors présentée comme un fait de nature et non comme un élément de culture. En tant que fait de nature, l’infériorité de la femme est nécessairement antérieure au péché, et non une conséquence de celui-ci. Étayer sa théologie d’une anthropologie aristotélicienne lui permet de 195 « S’il n’avait pas été convaincu que la femme est plus faible que l’homme, il n’aurait pas interprété ainsi la Bible » (Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 61). Capelle relève par ailleurs que Thomas traite cette question plus spécifiquement dans deux textes : dans le Livre II du commentaire sur les sentences de Pierre Lombard, Distinction 18, question 1 ; et à la question 92 de la Somme théologique I-a. (Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 51-52). 196 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 131. Cette égalité dans le salut est aussi relevée par Prudence Allen, dans The Concept of Woman I : The Aristotelian Revolution, 750 BC-AD 1250, Grand Rapids/Cambridge, Eerdmanns, 1997. 197 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 65. 198 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 3. 199 Perrin ajoute : « saint Thomas considère que la femme doit être subordonnée à l’homme et gouvernée par lui, non certes comme le serf est soumis au seigneur ou l’esclave au maître, mais comme le citoyen l’est à la loi ou le gouverné au gouvernant : domination politique par conséquent, et non servile, puisqu’elle se fait au bénéfice des premiers et non des seconds, mais domination tout de même ». (André Perrin : « Thomas d’Aquin féministe ?... », p. 3). 101 soutenir que « l’homme est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute création »200. C’est donc par sa matière que la femme se retrouve chez Thomas à avoir « quelque chose de défectueux et de manqué »201. En effet, pour Thomas qui suit Aristote, la femelle est un mâle ayant quelque chose d’occasionatus, que les commentaires traduisent par « avorté », « manqué », « diminué », voire, selon certains traducteurs, « mutilé »202. Le mot est le reflet de la science de l’époque pour qui la semence mâle se suffit à elle-même pour engendrer, la femelle n’étant qu’un réceptacle. Si le mâle ne reproduit pas un mâle, soit son semblable, c’est en raison d’une erreur, d’un ratage, ce que, selon Blais, veut dire, le mot « occasionatus » : un hasard, une imperfection, un processus qui a dérapé. Si l’on suit cette piste, elle est un mâle entravé dans son développement. Produite par génération, la femme est entièrement due au hasard, alors que, en tant que telle, voulue par Dieu, elle est parfaite comme l’homme, ce que le mot « occasion » rappelle, puisque, en latin classique, le mot désigne une occasion favorable. Cela lui permet d’affirmer que « la femme restera toujours un être humain à part entière, doté d’une nature féminine accidentelle »203. S’il n’est pas sûr que Thomas aille jusqu’à percevoir la femme comme l’occasion qui permette à du nouveau d’advenir dans un monde qui, autrement, ne pourrait se renouveler, elle est certainement là ce qui dé-range204. 200 Thomas d’Aquin Somme théologique, I, Q92, art.3., Paris, Edition numérique du Cerf, 1984, http://www.documentacatholicaomnia.eu/03d/12251274,_Thomas_Aquinas,_Summa_Theologiae_(Frere_Reginald),_FR.pdf (23/1/2019). 201 « aliquid deficiens et occasionatum » : quelque chose de défectueux et d’occasionnel (Thomas d’Aquin Somme théologique, I, Q92, a1), Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 262. 202 Martin Blais affirme que le latin ne laisse que deux choix au mot occasionatus : soit « causé occasionnellement », soit « imparfait, manqué », ce qui ne laisse aucune place à la traduction « mutilé ». Il ajoute que la version latine a escamoté le mot « comme », ce qui aurait dû donner : La femelle est un mâle comme imparfait. Et, comme Thomas n’aurait pas pratiqué couramment le grec, cela expliquerait que sa traduction omette le « comme », lisible dans la version grecque. (Martin Blais, « Thomas d’Aquin… subversif ! », Texte inédit, Les Classiques des sciences sociales, Chicoutimi, Édition électronique de l’UQAC, 2014, http://classiques.uqac.ca/contemporains/blais_martin/thomas_dAquin_subversif/thomas_dAquin_subversif_texte.ht ml (15/2/2019). 203 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 44. 204 En deux mots : parce qu’elle dérange, certes. Mais n’est-ce pas aussi parce que Thomas laisse entendre que la femme vient troubler l’ordre de Dieu tel que voulu par les hommes : un monde d’hommes est un monde sans chaos, autrement dit un monde parfait, sans ratage ni accident. 102 Il semble donc que les considérations scientifiques de l’époque soutenues par le contexte culturel ont permis à Thomas de saisir la différence entre l’homme et la femme à partir de l’homme pris comme étalon, comme mesure de comparaison, y compris devant Dieu. Si c’est à partir de l’homme qu’on mesure le reste, il apparait logique que l’homme serve d’intermédiaire à la femme pour rejoindre la perfection205. Ainsi, comme le souligne Børrensen, il y a bien une « différence de perfection » 206 entre l’homme et la femme. Cette théologie à saveur scientifique aboutit à enfermer la femme dans une condition qui justifie le fait de l’y confiner. En effet, comme le note Perrin, son infériorité la rend naturellement plus vulnérable : « Plus faible doit être sa constitution physique, moins vives ses perceptions sensibles, moins intense par conséquent son activité intellectuelle puisque cette dernière, en bon aristotélisme, dépend de la qualité des sensations » 207 . Cette infériorité intellectuelle justifie par exemple le fait que la femme ne puisse enseigner. Mais, ironiquement, c’est précisément parce que les femmes ne sont pas assez instruites qu’elles ne peuvent le faire. Thomas peut donc aisément affirmer que c’est au nom de cette faiblesse constitutive que les femmes doivent être « sous-mises » à l’homme, selon un raisonnement qui enferme les femmes dans un cercle vicieux dont elles ne peuvent sortir. 2.2.2 La femme : un instrument de la tentation Les mots « faible », « dérivée », « occasion », permettent à Thomas de justifier l’idée que la femme soit réduite à un instrument, à la fois pour assurer la génération, l’éducation des enfants et la vie domestique, mais aussi face à la tentation. Si le serpent a choisi la femme, c’est sciemment, « pour faire tomber l’homme, parce que la femme était plus faible »208. La femme est l’instrument du serpent pour atteindre l’homme. Elle est la cause par laquelle le péché va être consommé. Cela a deux conséquences. La première, c’est qu’en raison même de sa spécificité d’homme manqué, la femme ne peut être celle par qui la mort est entrée dans le monde en tant que telle, et pour cause : n’ayant pas le pouvoir de la transmission de la race, elle n’a pas plus le pouvoir de transmettre le 205 Il s’appuie sur 1Co 11:7-8 : « l’homme est l’image et le reflet de Dieu, tandis que la femme est le reflet de l’homme » (BJ). 206 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 137. 207 André Perrin : « Thomas d’Aquin féministe ?... », p. 3. 208 Thomas d’Aquin Somme théologique, II.II, Q165, art.2. 103 péché. Seul Adam peut le transmettre, en transmettant la vie. La seconde relève du fait que, ce qui est cause du péché n’est pas l’homme, ni la femme, mais le mal, qui introduit à la concupiscence. Ainsi la concupiscence est-elle, pour Thomas, à la fois signe et effet de la chute. Pourtant, si la femme n’est pas responsable en tant que telle du péché des origines, elle n’en demeure pas moins, aux yeux de Thomas, celle par qui tout a pu arriver. En effet, sa « faiblesse naturelle est à l’origine de deux choses. Non seulement « elle a jugé le serpent capable de parler – erreur dans laquelle Adam n’est pas tombé »209, mais il l’estime intellectuellement incapable de raison. N’étant pas doté de la raison, l’orgueil a libre champ. Si l’orgueil est ainsi un effet de sa faiblesse, il en est aussi la cause. En fait, Camus estime même que la cause l’emporte sur l’effet210. En cherchant une expérience de similitude avec Dieu – ce que le mot « comme » suggère – qui dépasse sa mesure, la femme assouvit un désir de perfection divine qui la sépare de l’ordre voulu par Dieu. Elle incarne l’orgueil, reconnu par la morale chrétienne comme le pire des péchés. Son péché est d’avoir poursuivi « une perfection personnelle en dehors de la règle divine », dont Capelle rappelle que, pour Thomas, c’est le propre d’une « démarche athée, c’est-à-dire une négation pratique de l’autorité de Dieu, […] un orgueil intellectuel »211. C’est précisément en raison de cette faiblesse naturelle que, pour Thomas, la honte qui résulte de la faute doit être non pas associée à la culpabilité, mais à la pénalité. En effet, Børrensen rappelle que, pour Thomas, la subordination de la femme est redoublée, cette fois sous la forme d’une punition, en raison de son péché d’orgueil : « la soumission de la femme à l’homme doit donc être considérée comme un châtiment […] dans la mesure où la femme maintenant est obligée de se plier à la volonté de l’homme, même contre sa volonté propre »212. Autrement dit, le prix de son orgueil, c’est sa liberté. Là où, avant, elle était soumise par la volonté de Dieu, elle le devient par la force des choses, en raison de son péché. Il en est de même pour la maternité. Là où, avant, la fécondité était bénédiction et plaisir, elle devient peine et souffrance. En voulant sortir de la place que Dieu 209 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 56. Pierre Camus, « Le mythe de la femme chez Saint Thomas », Revue Thomiste Tome LXXVI, 1976, 243-265, p. 251. 211 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 58. 212 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 169. 210 104 lui avait assignée, la femme désobéit. Et, avec la désobéissance de la femme puis de l’homme, c’est l’orgueil qui fait son entrée, et qui mène à la concupiscence. Ce qui entre avec, c’est la jouissance par et dans l’acte sexuel, acte sexuel qui ne pouvait pas être mauvais avant le péché, puisque cela aurait laissé sous-entendre que Dieu est mauvais. Ainsi, ajoute-t-elle, l’acte sexuel devient mauvais, désormais empreint de concupiscence, ce penchant qui aboutit à posséder ce qui ne doit pas l’être213. En voulant s’élever contre l’ordre de Dieu, la femme a entraîné dans son péché l’homme, qui devient coupable de s’être laissé entraîner par amour. C’est pour cela que le châtiment d’Ève est plus grave : il la fait passer de la domination naturelle (entendons agréable) à une domination douloureuse. Mais comment la femme peut-elle être davantage coupable, si elle n’est qu’un instrument ? D’un côté, Thomas la déresponsabilise de son acte, lui barrant l’accès à la possibilité d’être pleinement sujet de son acte. De l’autre, il semble la considérer comme la métaphore de la concupiscence qu’il faut contrôler pour ne pas la laisser gouverner la raison. Mais Thomas a aussi une vision paradoxale de l’homme. En effet, si l’homme est le premier responsable du péché originel, c’est tout de même la femme qui en est « la principale instigatrice »214, sa « nature » la rendant plus sujette à l’orgueil, donc à la tentation. C’est donc par la tentation, dont elle deviendrait la métaphore215, que Thomas arrive à lier la femme et la concupiscence. C’est parce que la femme n’a pas de raison qu’elle est habitée par ce qui ne se raisonne pas, l’orgueil ou la concupiscence, et qu’il faut impérativement contrôler. Ultimement, en devenant la métaphore de la tentation, la femme est bien l’objet qui cause le malheur de l’homme, et qui justifie de la mettre sous contrôle. 213 C’est donc en tant que lieu de la possession, jugée « mauvaise » que la concupiscence vient s’opposer à la vertu. Concernant la position de Thomas sur la question du plaisir sexuel, Martin Blais note que, pour Thomas, « le juste milieu de la vertu n’est pas affaire de quantité de plaisir mais de conformité à la raison : un petit plaisir peut être contraire à la raison ; un grand, y être conforme. Il a alors cette phrase rarement citée : "Il n’est pas contraire à la vertu que l’usage de la raison soit parfois suspendu en faisant quelque chose de conforme à la raison", comme l’est le coït en vue de la propagation de l’espèce ». Martin Blais, « Thomas d’Aquin… subversif ! », p. 27, citant Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, chap. 122. Autrement dit, Thomas ne condamne pas le plaisir sexuel, mais seulement ce qui, du plaisir sexuel, détourne la raison. 214 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 60-62. 215 Rappelons que, pour Thomas, « les entretiens des femmes sont comme un feu dévorant » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, II. II, Q77, art.2). 105 Or, pour Thomas, le remède par excellence à la concupiscence, c’est le mariage, qui la désamorce : « le mal de la concupiscence est rendu inoffensif [quand] ordonné au bien du mariage »216. Ainsi, pour lui comme pour Augustin, le mariage reste le meilleur moyen de s’assurer que la femme et, incidemment, la sexualité soient réduites aux fins de procréation. La maternité devient le lieu de l’ordre que la femme met en désordre, en contrôlant ce qui, chez elle, risque de déborder. Capelle note que Thomas en conclut que la génération est bel et bien la seule utilité de l’acte sexuel, si tant est que cet acte soit nécessaire dans un monde qui connait la surpopulation. Ainsi le mariage est-il un moindre mal, dans la mesure où il permet de contrôler la concupiscence et d’assurer la survie et l’éducation de l’espèce. Mais il semble néanmoins que, dans l’acte – soit-il conjugal –, l’homme se trouve sous le pouvoir de la femme, qui donc le détournerait de la raison. La conséquence, non moins fâcheuse de cet acte, est que son fruit impose ensuite à l’homme de travailler à nourrir femme et enfants, ce qui nuit à la contemplation217. 2.2.3 La Vierge Marie comme idéal humain Ainsi, le mariage devient, dans la théologie de Thomas, un pis-aller, car, selon Capelle, Thomas privilégie l’absence de vie sexuelle218. Son interprétation permet de soulever les effets de cette perception sur la femme. Cela ne revient-il pas à énoncer que, pour la femme, le haut lieu du salut ne serait pas la maternité, mais bien la continence ? Or, celle qui correspond le mieux à cette continence comme absolu de vie, c’est la Vierge Marie. Il y a au moins deux façons de percevoir cette image de la Vierge Marie. D’un côté, elle représente le seul modèle valable, métaphore parfaite en lien avec le fait que certains voient la femme comme faible « par nature », ce qui peut avoir pour effet de la considérer comme un être 216 Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 221. Il est intéressant de noter que la fin du Commentaire de la lettre aux Corinthiens de Thomas, qui traite de la question des femmes, n’est pas de Thomas, mais d’un « moine dominicain appelé Nicolas, lequel a commenté avec clarté et avec assez de savoir toutes les Épîtres de Saint Paul. D’ailleurs la tournure de la phrase et la méthode d’exposition ne laissent aucun doute à ce sujet » (note de l’Éditeur, Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la 1ère Lettre aux Corinthiens, Edition Louis Vivès, 1870, Édition numérique, 2004, http://docteurangelique.free.fr (2/3/2020). Or, dans cette partie, il est dit, comme le relève Capelle, que c’est « l’union [sexuelle] à la femme qui produit la souillure. La femme est donc un être essentiellement impur, puisque son contact produit la souillure et l’absence de contact préserve la pureté » (Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 70). On voit ici encore l’influence de la morale religieuse dans la relecture des textes. 218 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 97. 217 106 passif qui se laisserait entièrement guider par le Tout-Puissant, le père, l’homme219. C’est ce que repère Camus. Pour lui, cette passivité est reprise par des penseurs aussi différents qu’Aristote, Rousseau et Freud, entre autres, comme caractéristique de la femme220. Sur son versant positif – pour les hommes encore une fois – cette propriété renvoie à une incomplétude utilisée par l’homme pour son propre bien : soumission, réceptivité, accueil, altruisme, dévouement, souci de l’autre. Ce serait donc à ce titre que la femme peut réparer la faute d’Ève : « la femme a été au commencement de la faute, comme la Vierge Marie à l’origine de la rédemption »221. Cette représentation d’une femme vierge, mère sans l’avoir voulu, sans sexualité, sans orgueil, dans une passivité extatique, devient pour les hommes le lieu idéalisé de la seule condition de femme acceptable. L’intelligence de la femme serait-elle donc de savoir se faire sublime offrande ? De l’autre côté, il faut noter que ce qui rend la Vierge Marie spéciale n’est pas son exceptionnelle destinée. Elle est bien femme comme toutes les femmes. La grâce qu’elle a reçue n’en fait pas, en soi, une femme à part, encore moins un humain à part. C’est le fait d’avoir librement accepté la volonté de Dieu qui signe sa spécificité, que Thomas lit comme le signe d’égalité entre elle et les hommes. Or, il lui parait impossible qu’elle ait pu avoir un consentement libre sans savoir. Elle a donc dû être enseignée pour donner un consentement éclairé. Ainsi, c’est au nom même de son infériorité passive que Marie peut se hisser au rang des hommes : l’intelligence et le savoir qui sont reconnus à la Mère de Dieu ne relèvent pas d’un agir libre, mais de Dieu. C’est la virginité, ou la chasteté, qui permettent ainsi aux femmes, via la figure de Marie, de trouver une place digne de ce nom au côté des hommes. Cette liberté est idéalisée dans la parole qu’il trouve chez Paul : « je vous ai fiancés, telle une vierge chaste, à un homme, le Christ »222. La Vierge Marie, en tant qu’épouse du Christ, devient la métaphore des chrétiens, et sa continence est le modèle à suivre pour refréner la concupiscence et rendre libre de suivre le Christ : 219 Pourtant, c’est bien Thomas qui affirme : « À l’Annonciation, on attendait le consentement de la Vierge à la place de la nature humaine tout entière ». Gervais Dumais, p. 231 citant Thomas, Somme théologique, Ill, q. 30, a. J. Ici, Thomas semble en défaut : d’un côté la femme est faible, passive, alors que Marie, la Mère Vierge tient, en consentant, une posture active. 220 Pierre Camus, « Le mythe de la femme chez Saint Thomas », p. 247. 221 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 56. 222 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 101 référant à IICor. 11:2. 107 être l’épouse du Christ dispense de facto tout chrétien, et par conséquent toute femme, de tout rapport sexuel. La virginité est à l’honneur, comme voie privilégiée de salut une fois l’humanité devenue pécheresse, car « si Adam n’avait pas péché, la virginité n’aurait eu, par rapport à la continence conjugale, aucune supériorité »223. Ainsi, sur le plan de la sexualité, l’égalité parfaite est de rigueur : la continence et la virginité sont un appel fait à chaque homme ou femme destiné à pallier la chute due à la concupiscence. Quant à Marie, femme parmi les femmes, elle conditionne l’idéal féminin de Thomas : hors du modèle de la Vierge, point de réel salut, du moins terrestre, pour les femmes. La conséquence de cette réalité montre deux choses pour Capelle. Tout d’abord, Thomas « est enserré dans son temps ; sa théologie est incarnée dans une société donnée, dans des circonstances concrètes, et un enracinement précis »224. Ensuite, il est sous l’influence d’Aristote, ce qui a grandement contribué à l’élaboration d’une théologie contradictoire concernant le féminin. Mais ce n’est pas tout. Thomas estime en effet qu’on ne peut s’étonner « de trouver en toute mauvaise conduite d’une femme le reflet du péché d’Ève »225. Le résultat de cette construction thomiste est que la femme est dévalorisée, exception faite du modèle de la Vierge Marie, seul modèle ayant grâce à ses yeux. Mais il ne faudrait pas s’y tromper : sous la virginité de Marie, il y a « La Mère ». 2.3. L’écart entre Augustin et Thomas : de la Mère à la Vierge-mère À travers la relecture d’auteurs tels que Børrensen, Capelle, Camus ou Perrin par exemple, on voit qu’Augustin comme Thomas ont en commun de prôner le message christique tel que Paul le transmet, en soutenant théologiquement et spirituellement l’égalité de la femme et de l’homme. Mais cette égalité est avant tout, voire exclusivement, sotériologique. Car anthropologiquement et socialement, les commentateurs d’Augustin et Thomas montrent que tous les deux trouvent normal que la femme reste sous l’autorité de l’homme. Ce postulat est soutenu par une explication scientifique culturelle de l’époque qui permet d’interpréter la femme comme l’aide de l’homme 223 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 104. Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 80. 225 Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?, p. 61. 224 108 pour qu’il se reproduise. Suivant cette idée, la femme prend sa dignité dans sa fonction maternelle. Or, c’est sur ces fondements que le texte est relu. La première femme a été séduite parce que sa constitution inférieure est trop faible, et elle a entraîné l’homme dans sa chute. Ainsi, allégoriquement, elle devient la métaphore de la passion de concupiscence, ce qui justifie que l’homme la gouverne comme il doit gouverner ses passions. En retour, cette lecture vient donner aux hommes la légitimité de considérer la femme comme devant être la sous-mise à l’homme. Pour Augustin, reconnaitre la nécessité de contrôler la femme est justifié par la tendance de cette dernière à l’insubordination. Ce postulat contient aussi l’aveu qu’elle possède une part de mystère, qui conforte le fait de la garder soumise. Il reconnait que, si Dieu a créé la femme, ce ne peut être uniquement pour la reproduction, ce qui l’amère à entendre qu’elle a un rôle à jouer dans le libre arbitre de l’homme. Elle serait comme ce qui oblige un homme à rester vigilant pour rester un homme de Dieu. Mais n’est-ce pas aussi reconnaitre la part de désir et de jouissance, autrement dit de passions, qui habite chaque être humain ? En acceptant la douloureuse réalité humaine, Augustin nous ramène à l’incarnation charnelle de l’homme, un être de chair et d’os, aux prises avec ses propres passions, qu’il ne cherche pas à nier : il les situe comme faisant partie du chemin de vie de chacun. Avec Thomas, la part de mystère disparait, pour réapparaitre sous la forme d’un idéal, celui de la Vierge Marie, ce qui implique que la femme doive ordonner sa vie sur le mode de la virginité ou de la continence, autrement dit nier sa sexualité, nier son être de chair. Que cache cette volonté de chercher à couvrir la femme sous la maternité ou de lui demander de nier sa sexualité, sinon une certaine inquiétude face à l’effet que la femme produit sur l’homme, mais aussi à l’effet que cette passion aussi appelée convoitise produit sur lui, en tant qu’homme ? La femme est inquiétante au même titre que les passions qui agitent l’homme le sont. Les deux théologiens semblent suivre une démarche qui s’apparente à un « je sais bien, mais quand même »226. Ils savent que la femme n’est pas le moins de l’homme, mais quand même, il ne 226 Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même », Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Seuil, 1969, p. 9-35. 109 faudrait pas qu’il en soit autrement. Car, dans cette vie, elle représente deux choses : un danger, via la passion de la concupiscence, et un devenir, via la maternité, soit, ultimement, ce qui dérange l’ordre de l’homme qui se suffirait à lui-même. En retour, ils interrogent le texte à partir de cette orientation, pour justifier leur vision de la femme, ce qui leur permet de s’arrêter au « je sais bien » et enfouir le « mais quand même », qui laisse la femme du côté de la tentatrice dont ils ne savent trop quoi faire. Comme si la femme était ce qui déborde, l’incontrôlable, à la marge de l’homme. Mais l’idéal de la Vierge Marie ne finit-il pas de faire basculer la femme au-delà de la marge ? La virginité serait-elle un moyen d’empêcher la femme de se croire une divinité, une déesse qui pourrait prendre Dieu comme partenaire, et constituer de ce fait une atteinte directe à la place de l’homme ? À moins que la Vierge Marie ne représente l’idéal ascétique masculin, un idéal tout aussi impossible, pour assurer la reproduction de l’homme, mais sans le sexe, et surtout sans le sexe de la femme ? 2.4. Calvin : de la Vierge Marie à « La mère » En apparence, Calvin ne se situe pas dans cette négation du sexe de la femme. Avec lui, le compagnon idéal de l’homme n’est plus l’homme, mais la femme. De plus, Calvin, comme le mouvement protestant, n’a pas besoin de travailler la question de la virginité comme idéal227. En évacuant cette question, le mariage devient le lieu par excellence de l’aboutissement relationnel de l’humain. La femme est « le compagnon […] qui lui convient le mieux, […] en raison justement de son rôle dans la procréation : "l’homme a été créé par Dieu pour être une créature de compagnie. Or le genre humain ne pouvait subsister sans femme" » 228 . Sa posture opère un véritable retournement par rapport à un Thomas, car avec Calvin, c’est le refus du mariage qui devient contraire à la volonté de Dieu. 227 Cette question théologique est écartée au point que, dans la Confession de Foi des églises réformées, issue de la confession de Calvin, les mots « mère de Dieu », « vierge » ou « Marie » n’apparaissent pas. La question théologique de Marie n’en est pas une. Voir La confession de foi des églises réformées (protestantes) de France dite confession de foi de la Rochelle - 1559, http://www.info-bible.org/histoire/reforme/confession-rochelle.htm (15/2/2020). 228 Calvin, « Le livre de la Genèse », Commentaires vol. 1, Genève, Labor et Fides, 1960, p. 55. 110 2.4.1 La femme : un bien à récupérer Pourtant, même si on lui confère une place fondamentale dans le rapport homme/femme, la femme reste ici encore seconde. Pour Calvin, elle est un « complément de l’homme, créé à l’image de Dieu, bien que ce soit en second degré »229. En effet, c’est sa finalité qui lui confère sa place, car sa création contient sa finalité : une épouse-mère, que l’Adam a reçue de Dieu. À partir de cette prémisse, le texte ne peut se lire que sur le mode du mariage, lien sacré en dehors duquel la relation homme-femme n’a pas de sens. Pour Calvin, la femme ne sert qu’à « édifier » le mariage comme la voute suprême du genre humain. Elle n’existe et ne trouve sa place qu’à cette fin. Elle est une partie de l’homme, créée aux fins du succès du mariage, érigée au rang du sacré pour cette même raison : « le plus sacré, [c’est] que l’homme soit adhérant à sa femme »230. Le mariage permet de reproduire la situation de félicité originelle voulue par Dieu : l’un avec l’autre, sans honte, tout en permettant le déploiement de sa vocation à être une aide, un « très bon secours »231 dans la vie de l’homme. Ainsi, pour l’Adam, tout serait parfait sans la chute, car « la femme lui serait une aide fidèle » avec, comme contrepartie, que l’homme « se montre son chef et son conducteur »232. En effet, pour Calvin, la sujétion diffère. Avant la chute, elle est naturelle. Il s’agit d’une « sujétion franche », une sujétion librement acceptée, naturelle, que l’expression « devant lui » confirme en montrant l’étendue du rôle de la femme qui ne saurait se limiter à obéir233 . Après la chute, la sujétion devient nécessaire, imposée par Dieu sous la forme d’une privation de liberté, un servage. La femme devient un objet, un bien que l’homme possède. Calvin a un autre argument en faveur de la sujétion par défaut de la femme, intrinsèquement liée à son origine. Il estime que, se sachant une partie de l’homme, elle se reconnait nécessairement comme lui appartenant, et se définit comme dérivée. En contrepartie, l’homme la sait issue de lui, et est enclin à lui porter une plus grande affection. Autrement dit, il ne peut qu’aimer ce bout de lui-même, au point de penser la femme comme un « loyer », c’est-à-dire un bien dont il tire 229 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 56. Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 60. 231 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 56. 232 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 57. 233 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 57. 230 111 jouissance, usage : « il perdit une côte pour laquelle lui fut rendu un plus ample loyer, quand il a obtenu une loyale compagne de sa vie, ou plutôt quand il s’est vu entier en sa femme »234. Le mariage serait donc la seule façon de retrouver ce qui est perdu : retrouver son bien. Ici, c’est donc la notion de propriété, en tant que « bien », qui apparait. Pour Calvin, Adam n’a certes pas souffert physiquement de la perte, pourtant il a su que quelque chose – un objet, un morceau – lui manquait. Pourtant, Calvin parle de la création de la femme comme ce qui rend la création de l’humanité parfaite : « le genre humain, qui était semblable à un édifice commencé, a été parfait et accompli en la personne de la femme » 235 . Mais en précisant que la femme n’est pas l’édifice, mais la représentation du temple humain, Calvin affirme encore qu’elle reste un morceau de l’homme et non une créature à part entière. Pour lui, Adam ne voit dans la femme ni l’altérité ni son alter ego, mais bien son miroir : Comme s’il disait : « Maintenant je suis droitement apparié, j’ai une vraie compagne, qui est une partie de ma chair et de ma substance et en laquelle je me contemple comme en ma seconde personne »236. Ce constat l’emmène très logiquement à traduire le mot ishsha par hommace : « la femme de l’homme »237. Elle lui appartient. Corps et âme. Ceci explique qu’il puisse affirmer dans la foulée que, comme Gn 2:24 le dit, « l’homme doit préférer sa femme à son propre père »238, en passant sous silence la mère, pourtant nommée dans le texte biblique. Ainsi, la femme serait alors ce qui permet à l’humain de trouver sa plénitude, de combler son manque... À moins qu’elle ne souligne par son existence ce que les hommes ne cessent, depuis toujours, de vouloir récupérer pour combler leur manque – leur bien –, ce qui place la femme en position d’objet. 234 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 59. Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 59. 236 « Comme s’il disait : maintenant je suis droitement apparié, j’ai une vraie compagne, qui est une partie de ma chair et de ma substance et en laquelle je me contemple comme en ma seconde personne ». Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 60. 237 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 60. 238 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 60. 235 112 2.4.2 Le désir de la femme comme source de l’infidélité à Dieu Reste la question de la concupiscence. Calvin prend soin de développer ce point sous l’angle spécifique d’Ève, sans rabattre trop vite son acte sous celui d’Adam. À l’instar d’Augustin et Thomas, Calvin estime que ce n’est pas par hasard que le serpent s’attaque à la femme. Celle-ci représente ce qui est le plus à risque chez l’homme, puisqu’elle est l’endroit le plus faible de l’homme, tant au sens figuré qu’au sens propre. Pourtant, Calvin estime que la femme commence par défendre vaillamment Dieu et son commandement. Il souligne sa capacité à souscrire au dire de Dieu. En cela, il est précurseur des biblistes féministes qui montrent l’intelligence de la femme et sa capacité à argumenter, au point d’estimer qu’en ajoutant le verbe toucher, Ève ne fait que confirmer qu’elle trouve le commandement de Dieu juste : Quand elle dit que Dieu a défendu qu’ils mangent et touchent, d’aucuns pensent qu’elle a ajouté ce second mot toucher, comme si elle voulait accuser Dieu de trop grande sévérité d’avoir même défendu l’attouchement. Mais j’interprète plutôt que, persistant encore en obéissance, elle exprimait une sainte affection, qu’elle avait d’observer étroitement le commandement de Dieu.239 Pour Calvin, le moment où tout bascule se situe dans la façon dont elle reformule l’interdit posé par Dieu. Au lieu de répéter « certainement vous mourrez », elle utilise la locution « de peur », qui signale le doute. C’est à cet instant qu’elle signe sa désobéissance. Elle vient de se perdre en perdant la foi. Car la foi aurait été de croire Dieu, ce qui l’aurait empêché de laisser entrer le doute. L’expression « de peur » indique pour lui que la parole de Dieu devient un possible qui vient en quelque sorte annihiler le caractère certain et absolu de la mort, donc de la Parole : Seulement elle fléchit en la menace, en entrelaçant ce mot par aventure là où Dieu avait prononcé : Certainement vous mourrez de mort. Bien que le mot hébreu ne signifie pas toujours un doute, toutefois, parce qu’il se prend souvent en ce sens, je le reçois volontiers : c’est que la femme a ici douté.240 Calvin estime que c’est le doute, le manque de foi, qui fait entrer la mort dans le monde, car si elle avait cru et mangé, elle serait morte. En doutant, c’est la parole de Dieu qui devient vaine : « de fait elle n’a point eu la mort devant les yeux, comme il appartenait si elle eût été obéissante à 239 240 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69. C’est l’auteur qui souligne. Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69. C’est l’auteur qui souligne. 113 Dieu, mais elle montre qu’elle n’a point senti le danger de la mort, sinon froidement et de loin »241. Le serpent, la personnification de la perte de la foi, a pour effet de magnifier le désir de la femme. Calvin « ne doute point qu’Ève ait senti que c’était une chose extraordinaire et que, pour cette raison, elle n’ait reçu avec un plus grand désir ce dont elle s’est émerveillée »242. La cause de la concupiscence, c’est la perte de la foi, le refus d’obéissance à la Parole qui change le regard parce qu’elle change le cœur. La faute d’Ève est d’abord et uniquement d’avoir douté de la parole de Dieu. 2.4.2.1 Le regard comme objet cause du désir En disant cela, Calvin estime que la concupiscence est à la fois cause et effet, et c’est le regard qui en est le déclencheur : « ce regard infect et empoisonné de venin de la concupiscence a été le messager et le témoin de son cœur impur ». La cause du désir, il la situe dans le regard, cause et effet du désir. Mais sur quoi porte le désir ? Pour Calvin, il semble que ce soit d’avoir voulu savoir plus que ce qu’il lui était permis de savoir et de ça-voir. En effet, Calvin relève avec justesse que le mot utilisé en hébreu a deux sens : « désirable pour le regard, ou pour donner la science »243. Pour Calvin, la foi est autant la gardienne des sens que la garante du savoir. Placée avant le savoir, la foi en détermine le chemin, alors que, désiré sans la grâce de Dieu, le savoir est maudit. L’argument de Calvin montre que, d’une part, le désir est étroitement attaché au fait de croire en Dieu, et que, d’autre part, le désir est antérieur au libre arbitre, et le contient. Calvin peut alors affirmer qu’en désirant, la femme perd son libre arbitre, ce qui l’oblige à se conformer à la loi de son mari, ce que, d’après lui, Gn 3:16 confirme. Elle n’aura aucune volonté de décision ni de vouloir pour elle-même. Son désir est dès ce moment entièrement (dé)tourné à servir son mari : Calvin states that Genesis 3:16b means that the woman will desire only what her husband desires and that she will have no command over herself. The woman’s desires are wholly sub-servient to her husband’s, as a result of God’s judgment.244 241 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 67. 243 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70. 244 Susan T. Foe, « What is the Woman’s Desire », The Westminster Theological Journal 37, 1974/75, 376-83, p. 377. 242 114 Calvin prend le temps de déployer la dimension du regard accolé au savoir. Pour lui, les yeux d’Ève « sont bandés jusqu’à ce que son mari fût trompé »245. Mais dans le même temps, c’est ce même aveuglement qui leur ouvre les yeux sur leur nudité en les mettant face à leur turpitude. Ainsi, il y a un mouvement d’aveuglement qui se referme sur Adam par l’acte d’Ève, et, plus loin, sur Ève elle-même. Ce mouvement semble appuyer l’idée que la femme, au moment de son acte, devient la métaphore de la concupiscence, tout comme la honte est le résultat de la culpabilité, une fois que la concupiscence a envahi les cœurs. 2.4.2.2 La voix comme lieu du jugement L’autre organe que Calvin met en jeu une fois le péché consommé, c’est la voix, comme lieu du jugement qui devient insupportable au coupable, comme si cette voix venait fouailler là où ça fait déjà mal. Cela explique, selon lui, pourquoi Adam se cache de la voix de Dieu : il savait l’interdit, et a agi en sachant ce qu’il faisait. Le désir de l’un est devenu volonté de l’autre. C’est envahi d’orgueil qu’Adam, devenu infidèle, refuse de répondre de son acte. En perdant la foi, il perd la raison, c’est-à-dire la capacité à répondre de ses actes : « l’infidélité est au-dedans qui nous retire de l’obéissance à Dieu, l’orgueil est au-dedans qui engendre le mépris »246. Et ce mépris résulte de n’avoir été « rebelle que de sa propre science et de sa propre volonté »247, dont il ne peut se défausser sur la femme, puisque que, rappelons-le, elle n’est que le maillon faible. Ainsi, c’est bien à cause du maillon faible qu’est la femme que l’homme perd la foi. 2.4.3 La femme, métonymie de la faiblesse de l’homme Comment Calvin en arrive-t-il à dire que l’homme est seul responsable du péché, alors que c’est par la femme que tout arrive ? Nous arrivons au même nœud qui a gêné les autres auteurs qui veulent faire porter la responsabilité du péché sur l’homme. Mais à la différence d’Augustin ou de Thomas, Calvin estime qu’Adam est responsable, non pas pour avoir voulu plaire à sa femme, ni même par amour, mais plutôt « tiré par elle en une ambition mortelle »248. Ici, le crime suprême 245 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 74. Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 78. 247 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 78 248 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 71. 246 115 d’Adam est d’avoir obéi à la voix de la femme. Son péché, c’est le péché de soumission à la femme : « il n’avait point d’excuse d’avoir plutôt obéi à sa femme qu’à Dieu, bien plus (que) d’avoir méprisé Dieu pour l’amour de sa femme »249. Pour Calvin, Dieu n’en revient pas qu’elle ait été capable d’inciter son homme à manger de l’arbre interdit, et faire de lui un infidèle, au point qu’il décrit ainsi la réaction de Dieu quand il s’adresse à la femme : « il s’émerveille d’un cas étrange et prodigieux »250. Mais qui est le plus surpris : Dieu, ou l’homme qui relit le récit ? Sous couvert de relire Dieu, ce qui consterne Calvin n’est pas d’abord l’infidélité d’Adam, mais le pouvoir d’Ève sur son homme : « Comment s’est-il pu faire que tu aies mis en ton cœur de donner un conseil si pervers à ton mari ? » 251 . Donc d’un côté, elle a un pouvoir qui ne la rend pas pour autant responsable, mais de l’autre, il n’est pas question que ce soit de la faute du serpent… qui pourtant est maudit. En effet, ce serait « folie » de charger le serpent. La femme s’est mis cela dans son cœur toute seule. Son crime est donc d’avoir désiré, et d’avoir été au bout de son désir. Le tentateur n’est pas une excuse. Le crime est de céder à la tentation. C’est de cela qu’il faut répondre. C’est donc par le biais du désir d’Ève, qui a eu pour effet qu’« elle se retire de la Parole de Dieu »252, que le péché est entré dans le monde. En suivant son désir, elle devient une infidèle. Or, pour Calvin l’infidélité est la racine de la révolte qui engendre l’orgueil et l’ambition, et fait perdre jugement et raison. Le péché de l’homme est d’avoir volontairement été « compagnon de la même révolte »253. Mais comment entendre ce terme de compagnon ? Compagnon dans l’infidélité, dans le péché, mais pas dans la responsabilité. Si l’on suit le raisonnement de Calvin, la femme n’est pas responsable, mais coupable d’avoir désiré : « nous avons été corrompus en Adam », mais la révolte a commencé par la femme254. Il y a comme une difficulté à admettre aussi pour Calvin la pleine responsabilité de la femme, sauf dans la mesure où, première à s’être détournée de Dieu, elle représente non pas l’humanité pécheresse, qui reste l’apanage de l’Adam, mais la convoitise humaine, ce qui permet de conserver à l’homme 249 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 83. Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 79. 251 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 79. 252 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 71. 253 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 83. 254 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 71-73. 250 116 sa supériorité : la femme représente ce qui succombe, par faiblesse. À cause de cela, la femme ne peut aucunement représenter l’humanité pécheresse, ce qu’il confirme quand il parle des « premiers pères »255 pour parler du couple des origines. Même le fait que la descendance soit, dans le récit, attribuée à la femme est récupéré chez Calvin pour le remettre à l’homme. En effet, pour lui, Adam appelle la femme vivifiante, parce qu’il se sent redressé par ce que Dieu a dit : sa postérité va tenir tête au serpent. C’est là sa source d’espérance, que Calvin juge très sévèrement. En effet, il juge « débile » qu’Adam ait « baillé un nom si orgueilleux à la femme »256. En effet, si « la source du mal est la femme »257, comment pourrait-elle être la vie ? Mais alors, que représente la femme sinon le désir et la faille par laquelle le désir peut surgir ? Cette brèche, c’est celle dont Satan profite, « fente par laquelle il peut entrer »258. La femme est bien celle par qui Satan peut entrer. Pourtant cela ne doit pas être si facile puisque le vocabulaire que Calvin utilise pour parler du mode opératoire de Satan est pris dans le registre de la force, qui relève autant de la lutte que du rapport sexuel : il assaille, se rue de toutes ses forces, combat, se glisse au-dedans, donne l’assaut. La proie n’est pas équipée pour se défendre de cet adversaire qui s’en prend à la brèche, la fente, au fait d’être désarmé, ou nu : Satan s’élève plus hardiment et parce qu’il voit quelque brèche ou fente par laquelle il peut entrer, il donne ouvertement l’assaut et se rue de toutes ses forces. Car jamais il n’entre en plein combat, sinon quand nous présentons à lui tout nus et désarmés. Il nous assaille en premier lieu subtilement et par flatteries, mais après qu’il s’est glissé au-dedans, il s’élève de tout son orgueil et outrecuidance contre Dieu […].259 Encore plus étrange : Satan, selon Calvin agit subtilement, à l’insu de l’autre, mais pas auprès de n’importe qui. Uniquement auprès de ce qui est vulnérable. Qui représente cette vulnérabilité sinon la femme ? Que représente-t-elle sinon la brèche en l’homme qui le rend vulnérable, une brèche insupportable ? Ève devient la métaphore de la vulnérabilité, cette ouverture par où tout peut entrer, y compris le doute, qui s’insinue, et qui met ainsi à nu. Selon cet argument, la femme 255 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 74 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 88. 257 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70-73. 258 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69. 259 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 69 ; C’est nous qui soulignons. 256 117 est vue comme un lieu dangereux parce que vulnérable, dont le remède, si l’on suit Calvin, réside dans la maternité. D’une part, parce que, ayant agi avant d’être mère, elle est dans la vulnérabilité absolue, la carapace/auréole de la maternité ne la recouvrant pas encore. D’autre part, parce que, une fois prise dans les filets de Satan, elle ne peut plus être qu’une « pauvre femme »260, et ce pour trois raisons : c’est une infidèle, elle n’est pas encore mère, et elle n’a pas encore de mari pour la protéger d’elle-même. La maternité devient le remède apte à lui offrir l’armure dont elle a besoin contre le mal, le viatique qui la protège de son corps et de son âme, rendus « dissolus et sans règles »261. Selon cette trajectoire, la femme, au fil du temps et des constructions, en arrive à représenter la source de tous les maux de l’homme. Elle doit porter la responsabilité de la passion de concupiscence qu’elle porte en elle, mais sa responsabilité a du mal à être située. Un peu comme si elle était coupable, mais non responsable. Coupable d’avoir entraîné l’homme, mais non responsable du péché de l’homme. N’est-ce pas la définition de la tentatrice, voire du diable personnifié, mais sans que ce soit dit tout-à-fait ? N’est-elle pas l’hommace, cet homme fendu, le sexe qu’il ne faudrait pas, capable d’entraîner l’autre dans sa perte ? En devant impérativement laisser à l’homme l’entière responsabilité du péché, Calvin prend le risque de laisser inachevée la responsabilité de la première femme. Il y a une échappatoire dans le discours. Est-ce parce que, si on reconnaissait à cette femme cette responsabilité, l’adam perdrait son pouvoir, ou plutôt sa supériorité, ou encore, son objet ? Ou est-ce qu’il faudrait reconnaitre à la femme le fait qu’elle ne cède pas sur son désir ? 2.5. Conclusion Ce chapitre met en valeur la difficulté que des hommes ont eu à situer la femme et la question de sa responsabilité dans le texte. Cette difficulté reflète la place qu’ils lui accordent dans l’humanité. C’est pourtant elle qui fonde leur interprétation de la femme de Gn 3, qui, par effet de retour, les conforte dans leur vision de la femme dont Ève devient la représentation. Mais il y a 260 261 Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70. Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70. 118 plus, car ils reconnaissent en elle leur faiblesse, leur vulnérabilité, et y réagissent en homme. Elle est comme une mise à l’extérieur de ce que l’homme ne devrait ni vivre, ni être : faible et imparfait, donc susceptible d’être entraîné par ses passions. Or, c’est exactement ce que la femme, par son sexe fendu, ne cesse de leur rappeler. L’ouverture qu’elle représente devient un lieu d’inquiétude qui, en soi, représente un danger potentiel pour la raison supérieure. Pour Augustin, la femme est inquiétante parce qu’elle représente ce qui reste caché, ce qui la rend mystérieuse. Un mystère qu’il gère en lui donnant une place allégorique, du côté de ce qui est à risque, soit de déborder, soit de rester hors champ, là encore source d’inquiétude. Ce qui, par conséquent, donne à la femme une place singulière, alors que Thomas la voit davantage comme ce qui ne devrait pas être. Pour lui, la faiblesse est le danger qui ouvre la voie au péché. Selon cette analyse, la femme du récit nous met sur la piste de la force d’un désir qui se rit de la mort, au risque de désobéir à Dieu, d’une pulsion de vie qui fait peur. Cette capacité à déborder et déranger l’ordre de l’homme est l’insoutenable dont il faut se protéger. C’est aussi ce à quoi aboutit Calvin, sous le couvert d’une plus grande sympathie pour la femme. Car, en la confinant au rôle d’épouse parce que mère, il nous dit que, de la femme en tant qu’être singulier, il ne veut rien savoir. Pourquoi ? Parce qu’elle représente cette voie d’ouverture qui pourrait bien être une boite de Pandore, suprême danger : elle est le rappel de ce qui représente la faiblesse de l’homme, son insoutenable imperfection. Sitôt énoncé, le jugement négatif associé à cette faiblesse permet à ces trois théologiens de ne pas la questionner. Il n’est donc pas étonnant que la femme soit également perçue comme un bien que les hommes n’ont de cesse de vouloir récupérer. Car, quand on entrevoit qu’elle pourrait être sujet, elle est instantanément condamnée à être contrôlée par l’homme. Pour ne pas être sujet, il faut la sous-mettre, comme si, être sujet, c’est ce qu’il ne faudrait pas qu’elle soit. Il faut donc la considérer comme un objet de possession ou de convoitise, ce qui fait d’elle par conséquent l’objet ayant causé la perte de l’homme. Ultimement, la femme est vue et contrainte par ces hommes à rester au rang d’objet : objet à sous-mettre, objet de possession, objet qui suscite les passions, objet qui cause la perte, objet de reproduction. C’est à cause de cette fonction d’objet que, dans le discours des hommes, la femme doit rester sous le joug d’un homme, ou dans le rôle de la mère. Et quand ce n’est pas sous la figure maternelle, c’est sous celle de la vierge, dont Marie devient le modèle idéal : objet maternel ou objet idéal. Que ce soit en tant que vierge éternelle ou mère perpétuelle, ce recouvrement laisse entière la question de la place d’Ève en tant que femme, d’une part, et la 119 question d’une femme qui désire, d’autre part. En voulant recouvrir ou étouffer la femme, il est certain que ce sont les femmes qu’on cherche à atteindre. Mais ne cherche-t-on pas aussi à recouvrir ce qu’elle n’en finit pas de dévoiler, à savoir l’insoutenable vulnérabilité de l’homme, telle une trace qui prend la forme d’une dangereuse ouverture ? Car c’est bien à cet endroit que ces trois auteurs achoppent. L’espace ouvert par le texte, ils n’en veulent rien savoir, sauf à le condamner262. Peut-on alors avancer que, sous couvert de faire rentrer la femme dans l’ordre des hommes, les hommes nous racontent en fait l’insoutenable espace que le réel féminin représente pour eux, qui nécessite de la réduire au rang d’objet. Pire : un objet qui cause leur désir ? Si la période intertestamentaire a forgé une certaine vision de la femme, entre serpent et diable, la période classique est devenue le lieu de la doctrine du péché originel. Cette doctrine a orienté la lecture du texte de Gn 3 sous l’angle de la faute, dans une logique où le récit devient le lieu d’un kaïros qui a fait basculer le monde humain dans un nouveau chaos : celui du péché, de la séparation d’avec Dieu, et de la perte de l’immortalité. Dans cette logique chrétienne, le désir est reçu et interprété comme un péché de convoitise et le désir devient, par ce déplacement, associé à un mouvement jugé mauvais par la morale religieuse, et la femme, un objet qui cause la perte de l’homme. Car, à la lumière du péché originel, ce qui devient le plus important c’est la perte dont la femme devient la cause. Elle est à la fois celle qui cause la perte, et celle qui cause ce qui cause la perte : elle se fait tentation, la cause qui fait basculer l’homme dans la concupiscence, et qui cause sa perte. 262 Condamner : comme on condamne une porte ou une pièce, mais aussi comme on condamne un coupable, ou un bouc émissaire. 120 3 Tradition, quand tu nous tiens ! Une histoire qui se répète Elle nous a collé un péché Qu’on se repasse et puis qui dure Elle a vraiment tout fait rater. Nous, les filles, on est dégueulasse. Paraît qu’ça nous est naturel. Anne Sylvestre263 3.0. Introduction Nous l’avons dit, les trois premiers chapitres de cette thèse forment un triptyque qui couvre ce que nous avons appelé la Tradition. Les deux premiers chapitres ont permis de montrer que la femme du récit pose un sérieux problème au christianisme, que l’on pourrait résumer à la façon de Molière : mais que diable vient faire la femme dans cette galère264 ? En effet, si dans le premier chapitre, elle est associée à quelque chose de dangereux, dans le second on a pu mesurer le poids de la doctrine du péché originel sur la perception de la femme. En devenant l’objet qui cause la perte de l’homme, elle est encore réduite au rang d’objet. Et pourtant, même là, la femme continue de déranger. L’objectif de ce troisième chapitre sera de faire ressortir à quel point l’Église, en tant que détentrice de cette Tradition, est restée conservatrice dans la relecture du texte, particulièrement dans sa lecture de la place de la femme dans la société. Nous verrons que 263 Anne Sylvestre, Chanson « La Faute à Ève », Album J’ai de bonnes nouvelles, 1979, https://www.youtube.com/watch?v=8ZyhLqbTmOs (19/2/2017). 264 En référence à Molière, Les Fourberies de Scapin, Acte II, Scène 7, 1671 : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? ». 121 l’irruption de la modernité et des féminismes n’a pas apporté grand changement dans la doctrine théologique, exégétique et anthropologique de l’Église sur la femme. Ce chapitre se lit comme une répétition du chapitre précédent. Mais, comme toute répétition, celle-ci demande du nouveau. On le trouve dans le discours ecclésial qui apporte une inflexion encore plus insistante d’Ève à Marie comme idéal féminin. Nous allons montrer d’une part que, pour l’Église, Marie devient le modèle de femme idéale qui permet d’encenser la femme lorsque celle-ci est placée en posture de Mère et/ou en tant que Vierge. D’autre part, nous mettrons en évidence comment, dans ce mouvement de relecture, la figure d’Ève en arrive à être totalement évincée. Ève redevient en quelque sorte la grande absente. Mais cette fois, son absence s’explique. Si Ève s’absente, c’est bien parce que la femme du récit met en scène une femme faite chair, une chair vivante, dotée d’un corps sexué, désirant et jouissant : précisément ce qu’il ne faudrait pas qu’elle soit selon l’ordre de la raison, qui n’est autre que l’ordre moral et religieux de l’époque. Dans ce chapitre, nous postulons que l’Église actuelle, en nous restreignant à l’Église catholique, en est venue à faire de Marie l’idéal féminin par l’évincement d’Ève. Marie, en tant que nouvelle Ève, vient occuper le lieu et la place d’Ève. Prendre en compte ce déplacement nous met sur la piste de la femme comme objet-cause du désir de l’homme. Ici encore, il est question de sous-mettre l’être de la femme, mais cette fois, en idéalisant une figure impossible : une mère-vierge. La figure de Marie n’est pas sans poser de question aux femmes : comment être une femme sexuée, mère et vierge ? Si la question a agité le catholicisme, elle prend ici une saveur nouvelle. Idéaliser une figure impossible permet encore une fois à l’homme de la mettre dessous, mais pour encore mieux contrôler le désir qu’elle suscite, et le monde de jouissance qui risque de s’ouvrir à celui qui serait tenté de pénétrer le « saint des seins » en s’adonnant au plaisir de la chair. D’Ève à Marie, la trajectoire suivie par la Tradition, qui trouve une forme d’aboutissement dans le discours de l’Église catholique actuelle, garde la trace des écritures passées en ouvrant une voie nouvelle : celle de la femme comme impossible. 122 3.1. De la mère à… la mère, en passant par le service 3.1.1 Quand la dignité de la femme passe par le service La vision de l’Église – Dans ce chapitre, et plus largement, quand nous ferons référence à l’Église, il sera toujours question de l’Église catholique – dont nous allons maintenant discuter est celle qui émerge du discours écrit et parlé par ses papes qui en ont été la voix officielle au fil des conciles et des guerres qui ont marqué l’histoire de l’humanité. Bien sûr, la position et le discours de l’Église se sont modifiés avec le temps, en fonction des événements qui ont ébranlé le discours théologique et la doctrine de la foi. Mais notre analyse montre qu’il est loin d’être si évident que ces changements aient été dans le sens d’une ouverture face à l’être femme. Un peu comme si, à force de répéter, sans l’analyser, les discours des pères et des traductions bibliques, le discours ecclésial s’enfonçait dans une recherche du même dont il ne parvenait pas à s’extraire. Même avec l’irruption du discours féministe sur l’égalité homme-femme à la fin du XIXe siècle265, même devant la quête de liberté des femmes, le discours ecclésial ne bouge pas d’un iota. Par exemple, en 1870, il est clair que, pour Léon XIII, le patriarcat, et l’économie qui en découle selon un ordre naturel voulu par Dieu, ne passent pas par l’égalité : « il y a une inégalité de droit et de pouvoir qui émane de l’Auteur même de la nature, "en vertu de qui toute paternité prend son nom au ciel et sur la terre" »266. Ce discours est important car, selon cette vision, la société est vue comme un corps social construit autour de cet ordre hiérarchique. C’est un corps « composé d’un grand nombre de membres, les uns plus nobles que les autres, mais tous nécessaires les uns aux autres et soucieux du bien commun »267. Une fois ceci affirmé, aucune égalité n’est possible entre hommes et femmes, entre mari et femme, car l’enjeu sera toujours de déterminer ce qui est noble et ce qui ne l’est pas. Or, puisque la femme appartient à la catégorie des assujettis, en tant que corps, c’est son corps qui est jugé comme moins noble. 265 Voir Thierry Delessert, « Christine Bard (dir.) : Les féministes de la première vague », Nouvelles Questions Féministes, 36/1, 2017, 118-121. 266 La citation s’appuie sur Paul, Eph. 3:15. Léon XIII, Quod apostolici muneris, Rome, Vatican, 1878, http://www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_28121878_quod-apostolicimuneris.html (6/12/2014). 267 Léon XIII, Quod apostolici muneris... 123 L’assujettissement développé par Léon XIII est directement lié à la question de l’aide et du service. Cet ordre dit naturel a fondé l’autorité de l’homme dans le couple, et s’enracine dans une représentation issue du second récit de la création. Pour Léon XIII, la femme est la compagne voulue par Dieu. Elle a été tirée de l’homme268, ce qui signe l’autorité de l’homme sur la femme. Ici encore, le devoir de l’homme est de protéger la femme, mais cette fois, il faut la protéger d’une certaine tendance païenne à vouloir avilir la femme en faisant d’elle un bien, un objet propriété de l’homme. Pour cette raison, Léon XIII insiste : l’autorité du mari sert la femme, comme la soumission de la femme au mari sert la société, le tout à l’image de l’Église. Chez ce pape, on le voit, la soumission de la femme est nécessairement légitimée, naturelle, acceptée, et doit se faire dans la dignité, comme l’Église est soumise à son Christ : L’homme est le prince de la famille et le chef de la femme. Celle-ci cependant est la chair de sa chair et l’os de ses os. Comme telle, elle doit être soumise à son mari et lui obéir, non à la manière d’une esclave, mais d’une compagne. Ainsi l’obéissance qu’elle lui rend ne sera pas sans dignité ni sans honneur. Dans celui qui commande, ainsi que dans celle qui obéit, puisque tous deux sont l’image, l’un du Christ, l’autre de l’Église, il faut que la charité divine soit la règle perpétuelle du devoir, car le mari est le chef de la femme comme le Christ est le chef de l’Église.269 Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la femme continue, dans le discours de Léon XIII, à apparaitre comme une « égale subordonnée », un sous-homme, et c’est à ce titre qu’elle mérite d’être incluse dans la race humaine. Cette sous-catégorie lui donne la même dignité que l’homme, celle d’être humain, mais en gardant le même rang hiérarchique. Elle est soumise à une autorité conférée par la puissance paternelle, pris à partir du modèle divin 270 . Cette doctrine repose à la fois sur la relecture du second récit de création telle que la Tradition l’a relu en lien avec la façon dont a été relue la Lettre aux Éphésiens de Paul271. L’homme est à l’image de Dieu le Père, et la femme possède la fonction naturelle. Cette logique théologique est aussi culturelle, dans la mesure où elle détermine le rôle et la fonction de la femme, rôle qui reste confiné à ce qui est entendu comme 268 « Dieu voulut lui adjoindre une compagne, qu’il tira merveilleusement du flanc de l’homme endormi ». Léon XIII, Arcanum divinae, Lettre encyclique de sa sainteté le pape Léon XIII, sur le mariage chrétien, 1880, Rome, Vatican. http://www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_lxiii_enc_10021880_arcanum.html (5/12/2014). 269 Léon XIII, Arcanum divinae..., c’est nous qui soulignons. 270 Léon XIII, Arcanum divinae... 271 Voir chapitre 1, p.61. 124 étant sa sphère naturelle : la famille. La femme est la reine du foyer, avec le père comme autorité suprême. Elle conserve son statut de subordonnée tout en étant encouragée à déployer ses talents, tant dans son foyer qu’en se mettant au service des autres dans la société272. Avec la Première Guerre mondiale, le rôle des femmes dans la société bouge. Le discours de Benoit XV sur la mission de la femme dans la société, le 21 octobre 1919, en témoigne. Il reconnait qu’elle a acquis des prérogatives nouvelles 273 . Dans ce contexte, la réponse de Benoit XV se présente comme une réponse ecclésiale à la question que les femmes ont posée à l’Église concernant leur place en tant que femmes dans la société. En ce sens, on peut dire que la demande des femmes a été entendue par l’Église. À sa manière, qui peut sembler certes insuffisante aujourd’hui, ce pape a reconnu le rôle social des femmes et la place qu’elles occupaient à cette époque dans la société de ce temps. Mais le discours ecclésial confine encore leur rôle à celui d’aider et de prendre soin. Qu’il soit présenté comme un privilège ne change pas ou peu l’idée que le rôle de la femme est encore restreint à soulager la souffrance d’autrui274, et que cette propension à prendre soin, à aider et à servir s’origine du fait qu’elle est associée à la fonction naturelle de la femme, son rôle maternel. Ainsi, c’est en se devant d’occuper l’espace du service de l’autre que la femme gagne sa dignité et son salut. La nouveauté réside dans le fait que l’on reconnait que la femme peut occuper cette place d’aide en tant que femme et non plus exclusivement comme mère. On le voit ici, les réinterprétations du texte, en raison du lieu, du temps, de l’époque et des sensibilités de la culture où elles émergent, sont faites de répétitions, mais de répétitions qui ne sont pas que du même. Le discours ecclésial, produit à partir d’une question importante posée par des femmes pour des femmes, s’est répété, mais en apportant une différence : la femme, à la condition expresse qu’elle reste dans son rôle d’aidante, soit un rôle maternel, peut être sauvée en 272 Snyder relève que Pie X, lors de l’inauguration officielle de l’Union des femmes catholiques italiennes, le 21 avril 1909, souligne que la mission de la femme est d’adoucir la souffrance humaine de son prochain », mais aussi « d’assurer la défense de l’Église et des valeurs chrétiennes » (Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, Montréal, Fides, 1999, p. 61). 273 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 61, à propos de l’allocution de Benoit XV (« Allocution sur la mission de la femme dans la société », Actes de Benoit XVI, T. II, 1919-1920, Paris, Maison de la Bonne Presse, p. 68). 274 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 60. 125 tant que femme. Il n’en reste cependant pas moins que le salut de la femme passe encore par la figure de la mère, représentation dont elle peine à extraire son être-femme. Mais cela, n’est-ce pas l’éternelle histoire des filles et des mères ? Cependant, ce discours a créé une ouverture. Une ouverture dans laquelle des femmes se sont engouffrées. Car, comme nous allons le voir dans le chapitre qui suivra, les femmes, un jour, en ont eu assez de ce refrain des « fonctions naturelles » de la femme qui lui viendraient de sa position de sous-mise et de mère, au point qu’elles se sont mises, elles aussi, à relire le texte de Gn 3, avec en tête l’idée d’extraire la femme de sa condition maternelle « naturelle », autrement dit de sa fonction de reproduction. Nous y reviendrons. 3.1.2 De la servante volontaire à la Vierge Mère comme lieu de la dignité Restons pour l’instant dans la trajectoire du discours ecclésial, et sa réaction face aux bouleversements du XXe siècle. Avec la tourmente de la Seconde Guerre Mondiale, qui a amené une implication de plus en plus grande des femmes dans la société, et la révolution scientifique, qui a rendu possible le contrôle des naissances et donc la quête de liberté des femmes, on pourrait être tenté de croire que le discours ecclésial officiel aurait bougé. Si c’est effectivement le cas sur la forme, cela ne l’est pas autant sur le fond, comme le montre l’exemple suivant. Pie XII comme Jean XXIII refusent tous deux d’affirmer que la femme est la subordonnée de l’homme275, comme ils ont tous les deux affirmé leur soutien à la revendication des femmes à ne plus « être instrumentalisées, objectivées, au foyer comme dans la vie publique »276. Leur appui suit la même trajectoire que celle de Saint Augustin, que Pie XI – après Léon XIII – résumera en ces mots : Si la femme descend de ce siège royal où elle a été élevée par l’évangile dans l’intérieur des murs domestiques, elle sera bien vite réduite à l’ancienne servitude […] et deviendra – ce qu’elle était chez les païens – un pur instrument de son mari.277 275 Pie XII, « Allocution sur la mission de la femme », Actes de SS. Pie XII, T.I, Paris, Maison de la Bonne Presse 1949, p. 449, repris dans Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 68. 276 Mais il ne perd pas pour autant de vue l’ordre naturel voulu par Dieu, « la fin à laquelle le Créateur a voulu ordonner tout l’être de la femme, la maternité », cité par Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 72. 277 Pie XI, « L’émancipation des femmes », Casti connubii, Rome, Vatican, 1930, https://www.vatican.va/content/pius-xi/fr/encyclicals/documents/hf_p-xi_enc_19301231_casti-connubii.html. (9/09/2019). 126 Cette revendication, déjà abordée par Léon XIII comme un risque païen dont la femme pouvait se prémunir en restant à la place dévolue par ses fonctions naturelles, se retrouve avec Pie XII. Il souscrit à la participation active des femmes à la vie de la société, mais en les exhortant à le faire dans le cadre de leur finalité naturelle d’aide, de service, et de maternité278. Ainsi, ici encore, c’est parce que l’être de la femme est élevé à cette dignité de Maternité que la femme-mère peut être l’égale de l’homme. Pour cette raison, Pie XII ajoute que « l’instinct maternel » de la femme doit être éduqué, ce qui ne saurait se faire en dehors de l’Église. Ici, l’Église est placée comme la gardienne du salut de la femme, qui organise ce qu’est la femme à partir d’une triade qui lui confère toute sa dignité279 : 1/ dans sa relation à Dieu, 2/ dans son appartenance au Christ, et 3/ dans sa dépendance envers l’Église, comme le relève Snyder280. Ainsi peut-on observer un déplacement : il est certes question d’égalité, mais cette égalité est associée, dans le discours ecclésial, à une égalité de « fonction naturelle », fonction dont l’Église se pose désormais en gardienne. De ce fait, la femme n’est plus placée sous la gouverne exclusive de l’homme, mais aussi de l’Église. De plus, parce qu’elle apparait dans le discours ecclésial sous l’axe de la fonction naturelle et de la maternité, l’égalité est revendiquée et posée en idéal, non pas à partir d’Ève, Mère de tous les vivants, mais à partir de la Vierge-Mère, celle qui est immaculée de corps. Et, en effet, pour Pie XII, il n’y pas de doute, la Vierge Marie devient la figure de la femme parfaite : « L’union du Christ et de la femme a trouvé son plus grand éclat et son parfait accomplissement dans la vierge 278 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 71. « […] dignité qu’elle ne tient que de Dieu et qu’elle ne conserve qu’en Dieu ». Pie XII, « Discours aux dirigeantes… », p. 251. La position de Paul VI n’est guère différente. Pour lui, la primauté de la femme est aussi reconnue dans les domaines qui touchent à l’assistance dans la vie et la souffrance, autrement dit, en lien avec la maternité, avec Marie comme modèle de salut. Pour mieux connaitre sa position, on peut se référer à ses encycliques : « La place de la femme dans la société d’aujourd’hui (7 décembre 1974) », DC n°1668, 19-1-1975, p. 55 ; « Allocution aux congressistes du Centre italien féminin. Les problèmes du mariage et de la famille (12 février 1966) », DC, n°1462, col 411 ; « Allocution à l’union européenne féminine…, p. 1025 ; « Allocution aux congressistes de l’union internationale des ligues féminines catholiques », 1947, https://w2.vatican.va/content/pius-xii/fr/speeches/1947/documents/hf_p-xii_spe_19470912_leghe-femmcattoliche.html (3/1/2017). 280 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 67. 279 127 Marie »281. L’égalité ne se fait donc pas entre l’homme et la femme, mais bien entre l’homme et la figure d’une femme impossible : une femme mère et vierge. Sous le couvert de cette figure impossible, le discours ecclésial prend acte de la nouvelle organisation sociale qui se met en place après-guerre. Les femmes peuvent donc légitimement se déployer dans le monde, comme le souligne Snyder résumant la position de Jean XXIII : « la nature de la femme inscrite dans son corps la destine avant tout aux rôles d’épouse et de mère, sans exclure la possibilité d’exploiter la richesse de son instinct maternel dans un travail public tout en respectant la grandeur de sa personne, sa non-instrumentalisation » 282 . Mais comment parler de noninstrumentalisation, si la femme est définie par son ventre, et en dehors de tout rapport sexuel ? Qu’est-ce qui n’est pas pris en compte dans son être-femme ? Comment peut-on dire que sa nature est déterminée et associée à sa fonction naturelle, si de son corps, lieu de passion, on ne veut pas parler, au point même de le camoufler derrière l’idéal de virginité maternelle ? N’est-ce pas encore pour voiler la question de son corps, de son désir, de sa sexualité, de sa convoitise, qu’on la réduit à ne pouvoir gagner sa dignité aux yeux de l’Église que par l’attribut d’une maternité « biologique, culturelle et spirituelle »283 ? On peut questionner la légitimité de chercher à réduire la femme à la mère, avec pour seul modèle acceptable une vierge mère de Dieu : que cache cette difficulté de n’accepter la différence que représente la femme qu’en la réduisant à une mère sans sexualité ? 3.2. La femme pour Vatican II : une égalité pas-toute Le concile Vatican II s’est déroulé du 11 octobre 1962 au 8 décembre 1965. Si Jean XXIII a convoqué et ouvert ce concile, c’est sous le pontificat de Paul VI qu’il va se terminer. De plus, le cardinal Wojtyla, avant d’être Jean-Paul II, fait partie de ceux qui ont été au cœur de la réflexion de ce concile. C’est donc un concile qui porte la marque de ces trois papes. C’est aussi un concile charnière : il arrive au moment où les féminismes et les théories psychanalytiques ont largement commencé à se déployer au cœur d’un monde en pleins changements. Enfin, la réflexion des pères 281 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 68, citant Pie XII, « Allocution sur la mission de la femme », p. 451-452. 282 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 75. 283 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 74. 128 conciliaires aborde de nombreuses questions touchant à la condition humaine, en prenant appui sur l’anthropologie chrétienne, soit « l’homme dans son ensemble, corps et âme, cœur et conscience, pensée et volonté »284. Ici, l’homme est bien sûr à entendre comme métonymie de l’humain. Quant à nous, nous nous arrêterons à deux thèmes qui concernent précisément cette thèse : premièrement la question du péché originel, et deuxièmement la spécificité de la femme. Et nous verrons que le second thème dépend entièrement du premier. 3.2.1 La femme en tant que La mère Le concile démontre là aussi, en apparence tout du moins, une volonté marquée de reconnaitre l’égalité fondamentale homme-femme, que les textes préparatoires fondent spécifiquement sur les textes de la Genèse, « inscrite dans l’ordre de la création et dans l’ordre du salut »285. Ici, c’est encore en termes politiques qu’on travaille la question de la femme. Il n’est donc plus question ici d’une primauté de l’homme sur la femme, sous quelque motif que ce soit. Ce constat d’une égalité sexuelle implique le rejet d’une discrimination fondée sur le sexe, au même titre que toute autre forme de discrimination. La complémentarité des sexes devient une composante de la relation, et non plus une composante de la subordination. On semble assister ici à une reconnaissance de la dignité de la femme en tant que telle, en tant qu’humain, autrement dit en tant qu’« homme » selon la terminologie conciliaire française. On pourrait ainsi dire que la femme est reconnue comme un homme à part entière : « Dieu n’a pas créé l’homme solitaire dès l’origine, il les créa homme et femme. Cette société de l’homme et de la femme est l’expression première de la communion des personnes »286. Le fait d’être la compagne de l’homme ne semble pourtant pas donner à la femme les mêmes attributs de droit et de dignité que l’homme, tant dans le couple que dans la vie sociale et professionnelle. Officiellement, donc, la femme serait l’égale de l’homme. Pourtant, Vatican II reprend la Tradition. D’une part, quand les travaux de Vatican II s’intéressent à la question 284 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 81, et Paul VI, « Constitution pastorale Gaudium et spes », P-A. Martin (dir.), Vatican II, les seize documents conciliaires, Montréal/Paris Fides, 1967, §3, p. 174. 285 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 82. 286 Paul VI, « Constitution pastorale Gaudium et spes », P-A. Martin (dir.), Vatican II, les seize documents conciliaires, §78, p. 12. 129 humaine du péché originel, les textes ne font pas de différence entre l’Adam et l’homme287. D’autre part, c’est toujours dans une logique christique que l’adam porte le poids du péché, en tant que représentation de l’humain. Enfin, la question spécifique de la place de la femme, tel que le texte en parle, n’est aucunement posée de façon spécifique, encore moins celle concernant la question de l’être singulier de la femme. Ainsi, là où Augustin, Thomas et Calvin avaient encore à cœur de poser au texte la question de la spécificité de l’être de la femme, corps et âme, l’Église de Vatican II ne se pose plus la question. De plus, Snyder souligne que le concile traite de l’homme en tant que tout, alors que la femme est présentée comme une catégorie, au même titre que les jeunes, les travailleurs, les pauvres. Cela revient à considérer l’homme comme l’universel, le Un à partir duquel les catégories existent. Cela dispense les textes de parler du rôle des hommes, puisqu’ils sont, par défaut, visés dans les textes de Vatican II. Alors que, quand ces textes parlent de la femme, c’est à partir de son rôle, de sa fonction, et selon « leurs aptitudes propres »288. Ses aptitudes sont celles reliées au compagnonnage originel, pur et chaste, et à la maternité, comme le Synode de 1987 le réaffirme : « la promotion de la femme est étroitement liée à la valeur qui lui est conférée comme épouse et comme mère »289. Doit-on entendre dans le mot aptitude le fait d’être Pure Mère, autrement dit sans sexualité, sans désir, sans jouissance ? Par ce biais de l’aptitude, on retourne, l’air de rien, à une vocation qui n’est pas un spécifique de la femme en tant que telle, mais un spécifique qui la réduit à la place de la compagne de l’homme, d’une part, et à La-mère, d’autre part290. En fait, sa fonction de femme-de-l’homme est contenue dans La-mère, qui lui donne sa véritable place dans la société : « le rôle complémentaire de la 287 Pour Baudry, Vatican II prend le péché d’Adam à la lettre. En effet, il soulève que, pour le Concile, le péché d’Adam est originant. L’utilisation de ce mot permet de saisir qu’il est compris par les autorités conciliaires comme un événement historique, reléguant de facto la femme et le couple sous le signifiant du nom propre Adam en tant que premier homme, et non premier humain. (Gérard-Henry Baudry, Le péché dit originel, p. 188). 288 Paul VI, « Constitution pastorale Gaudium et spes », P-A. Martin (dir.), Vatican II, les seize documents conciliaires, §60 et 67. 289 Synode de 1987 « Deuxième rapport de synthèse du cardinal Thiandoum », DC n° 1950, p. 1039 ; voir aussi Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 87. 290 Paul VI, « Clôture du Concile Vatican II, Message aux femmes », Vatican, 8 décembre 1965. http://www.vatican.va/content/paul-vi/fr/speeches/1965/documents/hf_p-vi_spe_19651208_epilogo-conciliodonne.html (9/10/2019). 130 femme, lié à une détermination sexuelle spécifique, c’est d’être mère »291. Cette détermination la marque dans son être tout entier, puisque, pour le concile, « l’être humain est une unité, "corps et âme, mais vraiment un" »292. Pour les hommes d’Église, il va donc de soi que la femme n’existe qu’en tant que mère, idéalement une mère sans sexualité, ou à tout le moins une mère dont la sexualité est pure, vécue selon une chasteté spirituelle. C’est donc bien à partir de ce rôle et de cette fonction érigée en vocation que Vatican II donne à la femme ses lettres de noblesse, au point que, dans le dernier message du concile, Message aux femmes en décembre 1965, celles qui sont perçues comme les gardiennes du foyer, enfants compris293, sont explicitement chargées de protéger les hommes d’eux-mêmes : « Femmes de tout l’univers […], vous à qui la vie est confiée en ce moment si grave de l’histoire, à vous de sauver la paix du monde ! »294. 3.2.2 Quand la Vierge Marie supplante Ève Ainsi, après avoir été à l’origine de la ruine de l’homme, la femme en devient la rédemption. Mais pas n’importe quelle femme : La mère idéale, représentée par la figure de Marie. Il nous parait important de noter ce qu’en dit Lumen Gentium, pour mesurer comment, de la femme source de perdition, on en arrive à la femme rédemptrice. Le renversement se fait par le biais du texte de la Genèse. La relecture au futur antérieur du texte en fait le lieu du salut grâce à Marie qui, parce qu’elle est à la fois la Mère de Dieu et fille d’Adam, devient incidemment « la Mère des vivants » en lieu et place d’Ève. Le retournement est double. Avant, la femme était considérée pour beaucoup comme la perdition de l’homme. Ici, l’obéissance de Marie, en tant qu’Épouse pure, vierge obéissante, et surtout Mère, rachète les hommes295. 291 Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 85. Patrick Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 85, et Gaudium et Spes §14. 293 Paul VI, « Clôture du Concile Vatican II… » dans Paul-Aimé Martin (dir), Vatican II. Les 16 documents conciliaires, p. 693. 294 Paul VI, « Clôture du Concile Vatican II… » dans Paul-Aimé Martin, Vatican II. Les 16 documents conciliaires, p. 694. 295 Il importe de préciser le rôle théologique de la Mère de Dieu dans le catholicisme. Nous reprenons à cet effet les propos de Gervais Dumeige. Sans rentrer dans les différents dogmes et querelles entourant la Mère de Dieu, on peut cependant souligner que c’est bien au titre de Mère de Dieu, comme Theotokos, mais plus exactement comme « accoucheuse de Dieu » que la question théologique du rôle et de la place de Marie se pose dans le christianisme, et plus encore dans le catholicisme, ce qu’il confirme : « devenir mère du Verbe incarné ne consiste pas simplement pour Marie à être l’intermédiaire matériel qui assurerait au Christ une existence dans un corps. Marie fut mère du Sauveur dans toute la force spirituelle du terme : elle l’aida dans l’œuvre du salut. C’est pour pouvoir 292 131 Ainsi Marie, fille d’Adam, donnant à la Parole de Dieu son consentement, devint Mère de Jésus et, épousant à plein cœur, sans que nul péché ne la retienne, la volonté divine de salut, se livra elle-même intégralement, comme la servante du Seigneur, à la personne et à l’œuvre de son Fils, pour servir, dans sa dépendance et avec lui, par la grâce du Dieu tout-puissant, au mystère de la Rédemption. C’est donc à juste titre que les Saints Pères considèrent Marie non pas simplement comme un instrument passif aux mains de Dieu, mais comme apportant au salut des hommes la coopération de sa libre foi et de son obéissance. En effet, comme dit saint Irénée, « par son obéissance elle est devenue, pour elle-même et pour tout le genre humain, cause du salut ». Aussi avec lui, un bon nombre d’anciens Pères disent volontiers dans leurs prédications : « Le nœud dû à la désobéissance d’Ève s’est dénoué par l’obéissance de Marie ; ce qu’Ève la vierge avait noué par son incrédulité, la Vierge Marie l’a dénoué par sa foi » ; comparant Marie avec Ève, ils appellent Marie « la Mère des vivants » et déclarent souvent : « Par Ève la mort, par Marie la vie ».296 collaborer dignement à cette œuvre qu’il lui fallut recevoir d’avance, fruits anticipés de la Rédemption, sa pureté et sa plénitude de grâce » (Gervais Dumeige, Texte doctrinaux du Magistère de l’Église sur la foi catholique, Paris, édition de l’Orante, 1982, p. 223). C’est donc au titre de la Mère, médiatrice souveraine, « que découle le rôle maternel très particulier de Marie » (p. 224). Ainsi, si Marie est élevée à la plus haute place, ce n’est pas d’abord en tant que femme, mais bien en tant que Theotokos, celle qui a mis Dieu au monde. Dumeige précise enfin que, pour que cette place soit parfaite, les « fruits anticipés » sont à lire en lien étroit avec la notion de pureté, soit sans la tache du péché originel, celle de corps intouché, avant comme après, soit une virginité perpétuelle : « ce n’est nullement l’union conjugale en tant que telle qui est ici considérée comme une "souillure" ; l’affirmation porte sur le fait que le corps virginal d’où naitrait le Seigneur lui serait exclusivement réservé », rappelle-t-il (p. 225). C’est aussi ce qu’affirme Léon Le Grand en 449 dans son exposé à Flavien de Constantinople sur le dogme de l’Incarnation : « Marie resta vierge dans l’enfantement comme elle l’avait été dans la conception » (p. 226). D’autre part, en affirmant que la Theotokos a consenti tout au long de sa vie avec le Christ, l’Église permet d’organiser un écart entre le pur accueil christologique et la passivité aristotélicienne, mais aussi entre la femme et la mère. Car c’est bien au titre de la mère qu’il est dit : « Associée indissolublement au Rédempteur à un titre unique, Marie a été activement présente à tous les mystères du salut, du consentement initial de l’Annonciation au consentement final qu’exprime son inébranlable fidélité pendant la Passion » (p. 223, c’est nous qui soulignons). Cette distinction entre femme et mère nous parait confirmée par l’Encyclique Octobri Mense de Léon XIII, en 1891 : « Lorsque le Fils éternel de Dieu voulut, pour le rachat et l’honneur de l’homme, prendre une nature humaine et réaliser comme une union mystique avec le genre humain tout entier, il ne le fit pas avant que la mère qu’il s’était choisie n’ait donné son très libre consentement » (p. 130, là encore, c’est nous qui soulignons). 296 Paul VI, Lumen Gentium, Vatican, 21 novembre 1964, §56, http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_const_19641121_lumengentium_fr.html#_ftnref176 (14/12/2014). Il est intéressant de voir que la note 176 renvoie à Irénée, Épiphane, Jérôme, Augustin, Cyrille de Jérusalem, Jean Chrysostome, Jean Damascène, montrant s’il en est besoin, la place de la Tradition dans l’Église moderne. On peut aussi voir Stephen Greenblatt, qui rappelle que « la violente condamnation d’Ève est souvent liée à une fervente célébration de Marie ». Il énumère ensuite l’antithèse qu’Ève représente face à Marie : « Ève a été tirée du corps d’Adam, le nouvel Adam a pris chair dans le corps de Marie. Dans le jardin, les mots du serpent sont entrés dans l’oreille d’Ève, encore vierge ; à l’Annonciation, les mots de l’ange sont entrés dans l’oreille de Marie, toujours vierge. Par Ève, la parole du serpent avait construit un édifice de mort : par Marie, le verbe de Dieu a redonné la vie. Le nœud de désobéissance noué par l’infidélité d’Ève est dénoué par la foi de Marie et son obéissance. Ève a donné naissance au péché, Marie à la grâce. Eva se transforme en Ave » (Stephen Greenblatt, Adam et Ève. L’Histoire sans fin de nos origines, Paris, Flammarion, p. 15). Voir aussi Miri Rubin, Mother of God : A History of the Virgin Mary, Yale University Press, 2009, p. 201-2-3 et 311-312. 132 Selon cette relecture, Ève disparait, supplantée définitivement par Marie. Et à trois titres : en tant que Mère, en tant qu’Épouse, et en tant que Vierge. C’est Marie qui devient, en lieu et place d’Ève, la Mère des Vivants, la Vivante297 ! Mais ce passage, comme nous l’avons déjà souligné, ne s’est pas fait sans un coût pour la femme. Car, en barrant Ève, et en la remplaçant par Marie, la femme récupère peut-être par la maternité ce qui était refoulé, à savoir qu’elle est la vie, qu’elle représente ce qui est vivant. Mais le tour de passe-passe lui fait assurément perdre ce qu’elle représente du côté de la mort, de la passion, de la sexualité que, pourtant, la Tradition avait mis en exergue via la figure d’Ève. En barrant Ève, en abolissant son être au point de la jeter dans les limbes de l’oubli, comme a cherché à le faire l’Église catholique, que reste-t-il de l’être de la femme sexuée et sexuelle, de celle qui fait figure d’objet de convoitise, de passion et de tentation ? Si l’on suit la logique conciliaire, les femmes devraient se réjouir de ne plus être assimilées à la séductrice, la sorcière, celle par qui le malheur est entré dans le monde. Mais est-ce bien sûr ? Car, à y regarder de plus près, on charge leurs épaules du fardeau de l’inconstance des hommes, comme on peut encore le lire dans le discours de clôture du Concile : Femmes dans l’épreuve, vous qui tenez toutes droites sous la croix à l’image de Marie, vous qui, si souvent dans l’histoire, avez donné aux hommes la force de lutter […], aidez-les encore une fois à garder l’audace des grandes entreprises, en même temps que la patience et le sens des humbles commencements.298 3.3. La Femme chez Jean-Paul II : entre fille-vierge et mère C’est avec Jean-Paul II qu’on trouve l’image de la Vierge Marie comme lieu d’idéation de la femme – et d’oxymore. N’oublions pas que la théologie du corps de ce pape se déploie en pleine expansion du mouvement féministe, autrement dit à une période charnière des rapports hommesfemmes en Occident299. Ce pape se situe au cœur de ce mouvement, en invitant les femmes, dans 297 Le prénom Marie-Ève serait-il un rappel de Marie qui n’arriverait cependant pas tout-à-fait à supplanter Ève, en énonçant quelque chose du fait qu’on ne peut si facilement exclure Ève, femme sexuée, de chair et d’os, de Marie, idéal féminin des hommes, au moins d’Église ? 298 Paul VI, « Clôture du Concile Vatican II… » (Paul-Aimé Martin, Vatican II. Les 16 documents conciliaires, p. 694). 299 Jean-Paul II, La théologie du corps, l’amour humain dans le plan divin, introduction, traduction, index, tables et notes par Yves Semen, Cerf, Paris, 2014. 133 son encyclique Evangelium vitae300, à « promouvoir un "nouveau féminisme" »301. Loin de vouloir ignorer les femmes, Jean-Paul II veut tenir compte de leurs voix, au nom même de leur dignité. Aussi, dans l’élaboration de sa théologie du corps, il prend le temps de s’arrêter à la question du féminin, tant dans son « ontologie » que sans sa relation à Dieu et à l’homme. C’est donc pour ainsi dire tout naturellement qu’il retourne au texte d’Adam et Ève. Comme d’autres avant lui, Jean-Paul II part lucidement d’un contexte social. Celui de son époque ne peut plus faire abstraction de l’existence des femmes ni des avancées de la psychanalyse et de la psychologie, notamment. Cependant, même si ces écrits prennent le temps de parler des femmes, de leur nature et leur rôle spécifique, une étude attentive montre que sa théologie part des mêmes prémisses et s’organise autour des mêmes aspects que ses prédécesseurs. Comme le relève Denise Couture, quand Jean-Paul II parle d’égalité, il ne s’agit pas d’une égalité sociale, mais encore d’une égalité en dignité humaine302. Or, selon elle, ce type d’égalité occulte le fait qu’elle se fonde en réalité sur la hiérarchie sexuelle et la domination masculine303. Or les mots qu’il utilise en portent la marque. Comme d’autres avant lui, Jean-Paul II utilise dans son texte commentaire sur la Genèse304 le terme « homme » pour parler autant de l’homme sexué que de l’humain, tout en étant parfaitement conscient de l’effet de confusion induit par ce choix : Le texte hébreu appelle constamment le premier homme ha’adam tandis que le terme ’is (mâle) est introduit seulement quand émerge la confrontation avec ’issa (femelle) […] Dans la traduction en quelques langues européennes, il est toutefois difficile d’exprimer cette idée 300 Jean-Paul II, Evangelium vitae, Lettre encyclique sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine, Vatican, 25 mars 1995. 301 Denis Couture, « L’antiféminisme du "nouveau féminisme" préconisé par le Saint-Siège », Recherches féministes, 25/1, 2012, 15-35, p. 15. Sans rentrer dans le débat, tout à fait nécessaire et important, concernant la théologie de Jean-Paul II, il nous suffit de mentionner que, dans cet article, Couture reprend méthodiquement les arguments de Jean-Paul II et démontre en quoi on ne saurait parler de féminisme, même nouveau. En fait, selon elle, « ce nouveau féminisme correspond à ce que le féminisme tente de déconstruire » (p. 15). Notre recherche se restreint à lire ce qui, dans la relecture que le pontife fait d’Ève, vient nourrir notre recherche. 302 Denis Couture, « L’antiféminisme du "nouveau féminise"… », p. 18. 303 Voir aussi Michèle Perrot, « Préface », C. Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme. Paris, Fayard, 1999, p. 9-20, ou l’article de Catherine Golliau, qui a recueilli les propos de Christine Pedotti, directrice de Témoignage chrétien, sur ce pape (Catherine Golliau, « La part d’ombre de Jean-Paul II », Le Point, 2 avril 2020 https://www.lepoint.fr/culture/la-part-d-ombre-de-jean-paul-ii-02-04-2020-2369911_3.php (3/4/2020). 304 Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3, Paris, Cerf, 1980. 134 de la Genèse, car « homme » et « mâle » sont définis généralement par le même terme « homo », « uomo », « homme », « hombre », « man ».305 Choix qu’il réitère plus loin en rappelant à nouveau que le terme peut vouloir signifier à la fois l’humain et l’homme mâle, comme ici, à propos de la solitude de l’homme : « il s’agit ici de la solitude de l’"homme" (homme et femme) et pas seulement de la solitude de l’"homme" homme, parce qu’il lui manque la femme », en précisant aussitôt qu’ainsi, cette solitude « découle de la nature même de l’homme, c’est à dire de son humanité […] et l’autre […] découle de la relation homme-femme »306. Autrement dit, l’homme est, à l’instar que ce qui a été dit plus haut, l’étalon, le référent, la métonymie de l’humanité, au point que, pour le pontife, la femme est « formée avec la côte enlevée… à l’homme (mâle) »307. Le pape prend le temps de spécifier que l’humain, c’est l’homme, et l’homme est le mâle, alors que, dans le même temps, il affirme que la femme est l’égale de l’homme, en tant qu’humain, parce que créée à partir du même corps. Pour le pontife, la différence sexuelle fait partie de la ressemblance avec Dieu, si l’on en croit Stéphanie Ançay, à propos du livre d’Yves Semen, La sexualité selon Jean-Paul II308. Ainsi, pour Jean-Paul II, « la femme est […], en un certain sens, créée sur la base de la même humanité », selon une « homogénéité somatique »309. Cependant, la confusion délibérée du choix lexical lui permet de résoudre une des difficultés du texte. Considérer l’Adam comme mâle permet d’une part de justifier l’amalgame langagier humain/homme sous le dénominateur commun homme. Surtout, cela permet de justifier qu’Adam, une fois Ève créée, devienne le père de l’humanité. Ainsi, pour Jean-Paul II, « l’homme » est tout 305 Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p, 42 (nbp). Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p. 43. 307 Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p. 73. Pour Denise Couture, il s’agit d’un antiféminisme voilé, car pour elle, le Saint Siège, et Jean-Paul II à sa suite, ont une « théologie anthropologique androcentrique » qui les rend plus antiféministes que misogynes : « Le discours du Saint-Siège correspond bien à un antiféminisme, mais il se distingue de la misogynie : celle-ci est liée "aux représentations sociales" ; celui-là se construit sur la base d’une opposition au féminisme », (Couture, « L’antiféminisme du "nouveau féminisme"… », p. 16). 308 Stéphanie Ançay, la sexualité selon Jean-Paul II, 2005, http://www.missa.org/theologie_du_corps_jp_ii-1.pdf (30/1/2015), à propos du livre d’Yves Semen, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004. 309 Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p. 72. 306 135 à la fois l’humain, le mâle et le père de l’humanité310, une forme de trinité qu’on ne retrouve pas pour la femme. En cela Jean-Paul II ne dévie pas de Vatican II, ni de la Tradition ; si l’homme a une essence ontologique, la femme prend son origine et n’existe que par rapport à son organisation et sa visée biologique : devenir mère. Elle est d’abord une essence biologique, avec une visée fonctionnelle induite par un déterminisme corporel. C’est en tant que mère que la femme est définie, par défaut, et non sous l’effet d’une conséquence, comme c’est le cas lorsque l’homme devient père. Jean-Paul II ne déroge pas non plus à la Tradition quand il dit que c’est « en se donnant aux autres dans la vie de tous les jours que la femme réalise la vocation profonde de la vie » 311 , une autre façon de parler de la vocation maternelle des femmes, appelées à « inlassablement "materner" l’humanité »312. On retrouve chez Benoit XVI la même volonté renouvelée de redonner à la femme, « dans le droit et dans la réalité des faits, la dignité qui lui revient »313, de reconnaitre la violence qui leur est faite, et la nécessité de valoriser le « génie féminin »314 caractéristique des femmes. Mais cette reconnaissance opère encore sur le mode de la complémentarité : « le dessein de Dieu […] a créé l’être humain homme et femme, avec une unité et dans le même temps une différence originelle et complémentaire » 315 . Quant à la question de la place des femmes en tant qu’être de parole, Benoit XVI la laisse aux mains des exégètes : « Nous laissons aux exégètes le problème, très débattu, qui en découle, de la relation apparemment contradictoire, entre la première affirmation – 310 Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme…, p. 66. Marie Gratton, « Préface », P. Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 11. 312 Marie Gratton, « Préface », P. Snyder, La femme selon Jean-Paul II, p. 11. 313 Benoit XVI, Discours du pape, Congrès international "femme et homme, l’humanum dans son intégralité", Samedi 9 février 2008, http://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2008/february/documents/hf_benxvi_spe_20080209_donna-uomo.html. (19/2/2021). 314 Benoit XVI, « Les femmes au service de l’Évangile », Audience générale, 14 février 2007, http://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/audiences/2007/documents/hf_ben-xvi_aud_20070214.html (19/2/2021). 315 Benoit XVI, Discours du pape, Congrès international "femme et homme, l’humanum dans son intégralité", Samedi 9 février 2008. 311 136 les femmes peuvent prophétiser dans l’assemblée – et la seconde – les femmes ne peuvent pas parler316 »317. 3.4. Conclusion Quand, en 2015, le pape François affirme : « La femme tentatrice ? Voilà une idée blessante ! »318, on pourrait penser que l’Église vient enfin de reconnaitre qu’Ève ne saurait se résumer à être le diable en personne. D’autant que, pour lui, elle est marquée par Dieu d’une bénédiction spéciale, qui en fait une protégée de Dieu. Certes. Mais alors, pourquoi est-ce Marie qui regroupe toutes les qualités voulues de la femme, au point qu’il la définit comme « Mère et Reine de toute la création »319 ? En revêtant Marie de toutes les qualités que les hommes veulent chez la femme, n’est-il pas à risque de mettre en relief que la figure de la femme séductrice et maléfique est encore bien présente dans l’imaginaire populaire et ecclésial, sous la forme de ce qui est honni, ou dénié ? Dans ce déplacement, c’est Marie qui prend la place de la Vivante : elle est bien la nouvelle Ève, le modèle de perfection voulu par des hommes, mais aussi par des femmes, en lieu et place d’Ève, la première femme. Actuellement, Ève reste encore, à bien des égards, le bouc émissaire de l’objet perdu, mais aussi de l’objet-cause du désir. C’est donc à ces deux titres qu’Ève est source de tentation, bien que rachetée par la nouvelle Ève, la Vierge Marie, Mère de Dieu et reine de la création. En présentant Marie comme la nouvelle mère des vivants, l’Église montre que la Tradition a la vie dure. La femme dérange encore, c’est certain. Mais cela ne montret-il pas aussi un mouvement qui déplace une certaine vision de la femme : de femme honnie, elle devient celle dont on ne veut rien savoir – comme Tartuffe – mais n’est-ce pas précisément parce qu’elle suscite le désir ? De plus, si Ève, comme femme, est inquiétante, cela veut-il dire que Marie, Mère parfaite parce que vierge, le serait moins ? Le déplacement que l’Église opère ne fait-il pas 316 Benoit XVI réfère ici à 1Co 14:34 : « les femmes gardent le silence dans les assemblées ». Benoit XVI, « Les femmes au service de l’Évangile », Audience générale. 317 Benoit XVI, « Les femmes au service de l’Évangile », Audience générale. 318 Huffington Post, « Le pape François a pris la défense d’Ève par rapport à Adam », 17/09/2015. https://www.huffingtonpost.fr/2015/09/17/pape-francois-eve-adam-bible_n_8152988.html (16/03/2019). 319 Pape François, Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, §241, https://eglise.catholique.fr/vatican/les-ecrits/395463-encyclique-laudato-si/ (15/03/2019). 137 de la femme un objet idéal, loin de la femme de chair et d’os que chaque femme est ? Car, qu’est-ce qu’une femme désincarnée, sinon un objet idéalisé, fût-il sacré ? Les trois premiers chapitres de cette recherche ont permis de faire ressortir que la Tradition et ses réceptions ont relu Ève selon le regard que les hommes portaient sur les femmes. Leur lecture est teintée de ce regard particulier d’homme posé sur ces si jolies femmes envoûtantes qui suscitent les passions. On a pu voir que des hommes se sont sentis légitimes à poser la femme du récit comme un être de second rang, à la considérer comme inférieure et de seconde valeur en masquant de manière à peine voilée leur peur de la tentatrice. Cette peur les a conduits à lire Ève comme support (voire suppôt) du serpent/satan parce que la femme est, selon cette Tradition, perçue comme séduisante, donc dangereuse pour le salut de l’homme. De ce fait, il leur est apparu prudent que la femme soit mise sous leur contrôle, quitte à en faire un objet. Objet de possession païen, objet de séduction, mais aussi objet de reproduction. Ultimement, la femme ne prend sa place au milieu des hommes que sous une forme idéalisée : comme mère-vierge, du côté de l’impossible. Et pourtant, si la femme y perd son être-femme, y compris même sa sexualité, cette perte ne la fait pas moins paraitre inquiétante et étrange dans le regard des hommes. On le voit, depuis longtemps déjà, la femme dé-range. Les hommes n’arrivent pas à la ranger dans un cadre fixe, bien déterminé, ni à contrôler la tentante tentation qui émane d’elle, sinon en la reléguant au rang d’objet. Mais cela ne suffit pas, car elle continue d’inquiéter tellement que, pour certains, il faut la mettre à la marge. Par exemple, en faisant d’elle la sorcière qui permet d’en faire un bouc émissaire qu’on peut laisser pour compte, ou qui peut être chargé de tous les maux, surtout de la perte du paradis. Sous ces figures, l’être de la femme serait comme autant de métaphores qui révéleraient en fait ce que la femme recèle de mystérieux et d’inquiétant pour les hommes. Comme le serpent, elle vient déranger l’ordre de Dieu, mais aussi l’ordre des hommes. Est-ce pour cela que, de la femme, les hommes ne veulent rien savoir, sinon en tant que mère ? La figure de la mère serait-elle moins inquiétante parce que plus familière ? Cela nous incite à relire Gn 3 en prenant acte du fait que c’est en barrant Ève, en l’abolissant, ou en la reléguant au rang d’objet, que la Tradition a pu élever la femme à la dignité de l’homme. Mais que cette élévation ait été rendue possible au prix de cette perte n’est pas sans incidence. Dans 138 le discours de la Tradition, la femme vit, elle est vivante, mais c’est en tant qu’objet, en tant que barrée à sa sexualité et à son effet tentateur, réduite à n’être que comme mère, qui plus est, comme mère vierge. Quel effet produit ce qui est perdu et qui fait retour, dans le discours ecclésial, sous la forme d’un idéal de virginité ? Surtout, comment le discours sur Ève et sur les femmes compose-til avec cette part manquante de l’être de la femme si, de la femme, autrement que comme objet, on ne veut rien savoir ? 139 140 4 Le féminin comme lieu d'ouvertures L’enthousiasme d’une femme se ressource bien dans la promesse de salut, mais peut-être plus profondément dans l’insolente certitude […] que Dieu repose sur elle. Julia Kristeva320 4.0. Introduction Nous avons vu comment, pour la Tradition, Ève en vient à représenter ce qu’il ne faudrait pas que la femme soit, par opposition à la Vierge Marie, qui a été élevée au rang d’idéal féminin dans le regard des hommes. Si cet idéal de Mère vierge proposé par le catholicisme peut permettre à des hommes d’articuler quelque chose de « l’effet mère » qu’une femme peut produire sur eux, on peut se demander s’il permet aux femmes de s’y reconnaitre, en raison précisément de l’impossible que cet oxymore – vierge et mère – contient. D’autant que, et c’est le point qui nous intéresse davantage, l’idéal de Mère vierge a pour effet de dénier ce que Ève représente en tant que femme, soit sa différence sexuelle désirée et désirable. Mais, pendant que l’Église tentait de faire tenir la position de la Tradition, les femmes continuaient de vivre et d’exister, en se mettant, lentement mais sûrement, à revendiquer une place de femme à parts égales. Grâce à ce courant, mais aussi en parallèle, la fin du XIXe et le XXe ont été propices à l’essor de trois disciplines de recherche : la recherche biblique, le déploiement des études féministes et la psychanalyse321. Même 320 Julia Kristeva, Seule une femme, La Tour d’Aigue, Éditions de L’Aube, 2007, p. 161. Soulignons aussi que les débuts du freudisme ont aussi été propices au travail de femmes dans ce domaine, notamment sur la sexualité féminine. Nous pensons par exemple à Sabina Spielrein, Lou-Andréas Salomé, Marie Bonaparte, Helen Deutsch. Voir à ce sujet l’entretien d’Albane Penaranda, « Nuit – Les Femmes et la Psychanalyse », Entretien 1/3 avec Sarah Chiche et Catherine Millot, France Culture, 21 avril 2019, 321 141 s’il y en a d’autres, ce sont ces trois champs qui ont retenu notre attention, parce que chacun a été propice à l’éclosion de nombreuses études qui ont en commun de s’intéresser à la femme du récit, et de ne pas se situer en continuité de la Tradition. Ce chapitre va nous permettre de montrer en quoi les positions féministes et féminines ont ouvert une première brèche dans les lectures traditionnelles de la femme du texte de Gn 3. Nous verrons aussi que ces nouvelles lectures, analyses et recherches font passer la femme du récit d’une métaphore de la perte, qui était associée à la logique du péché originel, à la métaphore du manque et de l’altérité. Avec les approches féministes, Ève devient le lieu de l’altérité radicale qui produit une béance. Cette béance vient faire coupure dans l’homme comme lieu de l’universel en permettant à du singulier de surgir. Cette lecture de la femme comme manque ouvre à son tour à une éthique qui ne relève plus d’une morale religieuse, mais d’une éthique du sujet régie par les lois de l’inconscient tel que la psychanalyse en parle. C’est ce que nous démontrerons en suivant de très près l’élaboration des discours féministes et la manière dont ils permettent de passer de la femme-objet à la femme-sujet, de passer de la perte au manque. 4.1. La voix du féminin comme lieu d-énonciation Nos recherches montrent que, dans l’ensemble, les voix de femmes n’ont pas uniquement servi à donner un sens théologique, religieux ou herméneutique à Ève ou au texte de Gn 3. Il apparait qu’elles ne parlent plus exclusivement à partir du lieu théologique de la Tradition, ni en tant qu’homme, mais bien d’abord en tant que femmes, au lieu même de leur différence sexuelle. Cette parole de femme, ancrée dans un corps de femme, dans une réalité de femmes est, comme le souligne Marie Balmary, salutaire quand il s’agit de parler de la différence sexuelle : Comment aujourd’hui avancer dans cette recherche [de la différence des sexes] sans la situer entre hommes et femmes ? Parler de l’altérité sans l’autre est, sinon une imposture, du moins une injustice, une de ces injustices qui tiennent la vérité captive… Alors, finalement, peut- https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/nuit-les-femmes-et-la-psychanalyse-12-entretien13-avec-sarah-chiche-et-catherine-millot-1ere (3/05/2019). 142 être est-ce un bien que les hommes n’aient pas vraiment réfléchi à la différence des sexes tant que les femmes n’avaient pas droit à la parole.322 En sortant du silence sur la différence sexuelle et en osant essayer d’en dire quelque chose, des femmes se sont permis de relire le texte et de le sortir des cadres de la Tradition où on croyait le tenir323. Elles ont pris la parole tout en assumant leur différence, leur individualité de femme au cœur d’une société patriarcale. Dans ce mouvement, ces femmes ont ouvert le texte à la dimension de l’altérité. Nous allons montrer que cette altérité ne pouvait pas s’énoncer autrement qu’à partir d’une logique critique qui leur permette de se situer en écart du biais patriarcal qui les a réduites et enfermées des siècles durant. Aussi, nous avons choisi de présenter un certain nombre de voix de femmes en prenant soin de montrer, non seulement leur critique, mais aussi la manière dont cette critique leur permet de regagner du pouvoir en tant qu’être-femme. La première critique des féministes a été de dénoncer la manière dont le patriarcat a teinté le texte biblique et ses relectures324. Mais, comme nous allons tenter de le faire entendre, quand les femmes ont pris la parole sur le texte et ses relectures pour le dénoncer, elles ne se sont pas uniquement contentées de critiquer le patriarcat et de dénoncer les limites de ce système. Elles ont aussi énoncé, de leur voix de femme, leur propre relecture de la femme du récit. Parler d-énonciation avec cette écriture permet d’insister sur le double mouvement en jeu : une dénonciation et une énonciation, une parole qui assume la part subjective qui a animé les féministes. Car on doit reconnaitre le rôle essentiel des féministes dans l’ouverture du texte que leur 322 Marie Balmary, « Lire la différence des sexes », Revue Projets, 2005/4, 2005, https://www.revueprojet.com/articles/2005-4-lire-la-difference-des-sexes/ (25/10/2018). 323 En effet, comme le remarque Pamela Milne, si, pendant longtemps, les biblistes féminines ont voulu travailler le texte à l’intérieur de la Tradition, elles sont de plus en plus nombreuses à considérer qu’il faut l’analyser et le critiquer depuis l’extérieur. C’est donc une posture qui remet en question l’autorité des Écritures. Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 146-147. 324 Barbara Brown Zikmund note en effet à quel point les femmes, leur expérience de femmes, leur parole, étaient absentes du monde des hommes : « There was no conscious awareness that women’s experience, as women’s experience, was relevant to intellectual work. It was a man’s world. Women were part of the male story. As women they remained invisible. This prefeminist consciousness acknowledged that women’s lives did have some unique aspects, but the differences were unimportant ». Barbara Brown Zikmund, « Feminist Consciousness in Historical Perspective », L. Russel (dir.), Feminist Interpretation of the Bible, Philadelphia, Westminster Press, 1985, p. 21. 143 dénonciation du biais patriarcal a permis325. Mais leur dénonciation a aussi permis à des femmes qui ne portent pas nécessairement l’étiquette de féministes d’énoncer quelque chose de leur êtrefemme. Pour cette raison, nous préférons privilégier le terme de relectures féminines à celui de perspectives féministes. Ce choix de mots est soutenu par la définition que Louise Melançon donne de ce « mouvement des femmes » dont ce chapitre se restreindra à une tribune sélective. J’entends par « mouvement des femmes » ce phénomène sociopolitique qui, depuis les années 1970, a pris forme du moins dans notre société occidentale. Il s’agit en somme, d’une prise de parole généralisée des femmes à partir de leurs expériences, de leur vécu, et de leur avènement dans la vie publique par l’exercice de fonctions et de tâches habituellement réservées aux hommes. Ce phénomène sociopolitique est en réalité un mouvement culturel en ce qu’il s’accompagne, de la part des femmes elles-mêmes, d’une prise de conscience de leur rôle dans la société et dans l’humanité.326 4.1.1 Dénoncer la femme comme inférieure, sous-mise La première tâche des auteures femmes a été de d-énoncer le biais patriarcal du récit et de ses relectures327. Leur travail a révélé comment les relectures patriarcales ont façonné la vision que 325 Parmi ces femmes, citons : Lyn Bechtel, Mary Daly, Jean Higgins, Judith McKinley, Pamela Milne, Ilona Rashkow, Rosemary Radford-Ruether, Deborah W. Rooke, Elisabeth Stanton, Beverly, J. Stratton, Helen SchüngelStraumann, Gale A. Yee, pour ne citer que celles-là, mais la liste est beaucoup plus longue. 326 Louise Melançon, L’avortement dans une société pluraliste, Montréal, Éditions Paulines, 1993, p. 60-61. Børrensen estime que le féminisme moderne organise même une révolution épistémologique la plus importante de l’humanité : « Étant donné cet androcentrisme global, le féminisme moderne constitue la révolution épistémologique la plus fondamentale de l’histoire de l’humanité. Lorsque les hommes ne sont plus définis comme des êtres humains de sexe primaire, l’affirmation théorique et la réalisation pratique de l’autonomie bio-socio-culturelle des femmes représentent un défi posé à toutes les grandes religions, un défi plus subversif que ne le furent les effondrements antérieurs du géocentrisme (Copernic) et de l’anthropocentrisme (Darwin) ». Kari E. Børrensen, Subordination et équivalence..., p. 326. 327 La question de savoir si c’est le texte ou ses relectures qui sont patriarcales a fait l’objet de longues discussions de la part des femmes qui y ont travaillé. La plupart s’accordent à dire que le biais se retrouve dans les deux. Parmi les auteures qui ont été consultées, citons Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », p. 98 ; Mary Daly, Le deuxième sexe. Contexte, Tours, Mame, 1969, p. 39 ; Marylin French, Beyond Power : On Women, Men, and Morals, New York, Ballantine Books, 1985, p. 267 ; Christine Froula, « Rewriting Genesis : Gender and Culture in 20th Century Texts », Tilsa Studies in Women’s Literature 7/2, 1988, p. 199 ; Pamela Milne « Eve and Adam : Is a Feminist Reading Possible ? », BibRev 4 1988, 121-139, et « The Patriarchal Stamp of Scripture : The Implications of Structural Analyses for Feminist Hermeneutics », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, …, 146-172 ; Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament : Why Bother ? », Feminist Theology, 15/2, 2007, 160-174, ; Katharine Doob Sakenfeld, « Feminist Uses of Biblical Materials », Feminist Interpretation of the Bible, Feminist Interpretation of the Bible ; Elisabeth Cady Stanton, The Woman’s Bible, Seattle, Pacific publishing Studio, 2010, p. 20 ; Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… » p. 55s ; Beverly, J. Stratton, Out of Eden… ; Arie Troots, « Reading for the Author’s Signature : Genesis 21.1-21 and Luke 15.11-32 as Intertexts », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, p. 251-259. 144 le monde occidental a de la femme du récit, vision qui, en retour, a façonné la vision que les hommes ont des femmes. En décriant le biais patriarcal, ces femmes ont dévoilé comment la Tradition a pu lire la femme en l’enfermant dans une position sous-mises à l’homme, au point d’en faire un objet. Mais plus encore : elles ont démasqué les raisons sous-jacentes qui ont permis aux hommes de les enfermer dans cette représentation d’un être sous-mis. Des femmes comme Beverly Stratton ont commencé par relever le fait que la Tradition s’appuie sur Gn 2:21-22, versets selon lesquels la femme est créée seconde, d’une part, et tirée de l’homme, d’autre part, pour justifier qu’elle est inférieure328. D’autres, comme Suzanne Scholz, ont ensuite noté que la Tradition profite du fait que la femme est créée dans le but d’être une aide pour la décréter la servante de l’homme329. Elles ont noté que sa capacité à porter des enfants a renforcé ce statut, en permettant aux hommes d’assurer la survie de leur espèce. En troisième point, elles soulignent que la Tradition utilise le fait que l’homme nomme aussi bien les animaux que la femme pour la rabaisser au rang des animaux330. Ces trois points ont permis aux femmes de montrer que le texte est patriarcal précisément parce qu’il place la femme en dessous de l’homme. Selon ce premier mouvement de relecture, la Tradition aurait perpétué une lecture instituant l’infériorité de la femme, d’une part, et sa place d’objet, d’autre part. En mettant au jour les présupposés anthropologies, sociaux et théologiques du système patriarcal à l’œuvre, des voix de femmes ont révélé une circularité entre le texte et sa relecture. Elles notent que le texte est écrit par des hommes déjà imprégnés par leur système patriarcal, ce qui se retrouve dans l’écriture même du récit. Mais le texte, nécessairement patriarcal, sert aux hommes à justifier leur posture vis-à-vis des femmes, en imprimant au texte leur façon patriarcale de le relire. C’est par exemple ce que relève Schüngel-Straumann, quand elle dit que la relecture paulinienne relève d’une nécessité 328 « Contemporary feminists recognize, in the woman’s derivative status and her depiction as an objet, aspects of patriarchy in the man/woman relationship⁠ », Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 105. Voir aussi Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament … », p. 162 ; Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 150 ; Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », p. 77. 329 Susanne Scholz, « A Third Kind of Feminist Reading: Toward a Feminist Sociology of Biblical Hermeneutics », Currents in Biblical Research 9/1, 2010 9-32, http://cbi.sagepub.com/content/9/1/9 (15/1/2020). Voir aussi Beverly, J. Stratton, Out of Eden… p. 96 ; Phillis Trible, « Depatriarchalizing in Biblical Interpretation », JAAR 41, 1973, p. 36 ; Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 39. 330 Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 100 ; Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 133. 145 théologique. Elle montre que le texte paulinien, à vouloir faire correspondre le récit à sa théologie du Christ nouvel Adam, nécessitait de faire de la femme une créature de second rang331. Dans un second mouvement de relecture, des auteures comme Schüngel-Straumann, Mary Daly, Élisabeth Parmentier, Jean Higgins, Beverly Stratton, ont souligné la manière dont la Tradition s’est servie du texte pour conforter le pouvoir masculin sur les femmes332. SchüngelStraumann relève même ce que l’utilisation du texte par la Tradition peut avoir de violent pour les femmes333, en citant le cas de Max Funke qui, en 1910, qui a pu en arriver à dire qu’Ève est moins qu’un être humain : « If God had regarded Eve as a human being, he certainly would have asked her this question as well »334. Ainsi, soulever le biais patriarcal a permis de montrer comment il s’organise, et l’effet qu’il produit sur les femmes. Revenons sur le moment où Ève est nommée. Les voix de femmes consultées estiment que le fait d’être nommée par l’Adam place Ève au même niveau, hiérarchiquement inférieur, que les animaux335. Stratton va jusqu’à affirmer qu’appeler Ève « mère du vivant » (Gn 3:20) revient à contrôler la sexualité de la femme en la confinant exclusivement à une fonction de reproduction336, et lui dénier tout pouvoir sur son corps, donc sur sa propre vie. Ici, nommer est lu comme le privilège de l’homme. Cet acte instaure sa supériorité en légitimant en retour sa domination sur la femme. À partir de là, rien n’empêche alors l’homme de la traiter comme sa possession, ce qui permet en retour de faire de la femme un corps-objet, et de lire le texte comme racontant cet état de fait. Stratton, par exemple, montre que la femme est bien considérée comme un objet qui 331 Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 54-55 (nbp) citant Max Funke, Sind Weiber Menschen ? Mulieres homines non sunt. Studien und Darlegungen auf Grund wissenschaftlicher Quellen, Halle, Marhold, 1910, p. 56. 332 Voir à ce sujet les commentaires de Jean M. Higgins, « The Myth of Eve : The Temptress », JAAR 44, 1976, et Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 86. Mais aussi : Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 59 ; Élisabeth Parmentier, L’écriture vive…, p. 237 ; Mary Daly, Le deuxième sexe contexte, p. 39. 333 Voir aussi Beverly, J. Stratton, Out of Eden, Out of Eden…, p. 11 qui précise : « interpretations of this text have legitimated men’s domination of women, even to the point of sanctioning physical abuse ». 334 Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 55, traduisant l’essai de Max Funke : Sind Weiber Menschen ? Mulieres homines non sunt. Studien und Darlegungen auf Grund wissenschaftlicher Quellen, p. 56. 335 Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 100, citant Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 133. 336 Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 100. 146 appartiendrait à l’homme par le fait qu’elle est sa chair et ses os, tout en étant définie trois fois en Gn 2:23 par un démonstratif, « this » (celle-là), propre aux objets 337 . Ces relectures féminines d-énoncent ainsi le traitement que le patriarcat fait d’Ève, un corps-objet à posséder, à soumettre, à contrôler. On lui fait tellement mauvaise presse que porter son nom a pu être vécu comme une honte338. Mais la honte vient de quoi, sinon d’être femme ? 4.1.2 La femme perçue comme objet sexuel : la dimension du corps comme danger Après avoir abondamment dénoncé le biais patriarcal du texte, des femmes ont osé questionner les raisons qui ont bien pu conduire les hommes à vouloir contrôler les femmes. À cet égard, la dimension du corps de la femme, et plus encore la volonté des hommes à vouloir contrôler leur corps, leur est apparue centrale. Elles en sont venues à montrer que le corps de la femme dérange au motif qu’elle représente un risque de subversion de l’ordre, y compris métaphoriquement. Ainsi, Susan Foh et Gale Yee estiment que l’homme doit gouverner la femme (en Gn 3:16) parce qu’elle veut posséder l’homme339. Elles en viennent à cette affirmation parce que, pour elles, le texte serait un récit idéologique qui met en scène l’autorité monarchique, représentée par Dieu, en situation de contrôler les risques de subversions 340 . Selon cette perspective, la femme représenterait un risque de subversion, de rébellion, et le mari le lieu du contrôle répressif nécessaire341. Gn 3:16 serait alors l’illustration parfaite de la soumission que 337 Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 98. Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 150 ; Judith McKinley raconte qu’une femme a reconnu qu’elle avait longtemps vécu avec un sentiment de honte de porter le nom d’Ève… Judith McKinley, « Bothering to Enter the Garden of Eden Once Again », Feminist Theology 19/2, 2011, p. 143-153. 339 Susan T. Foh « What is the Woman’s Desire ? ⁠ », The Westminster Theological Journal 37, 1974/75, 376-83 ; Gale A. Yee, Poor Banished Children of Eve: Woman as Evil in the Hebrew Bible, Minneapolis, Augsburg Fortress Publishing, 2003, p. 75. 340 Yee estime que les femmes de l’ancien Israël avaient comme armes celles de la faiblesse (weapons of the weak), soit un pouvoir informel, mais réel, capable de subvertir l’autorité masculine. Parmi les exemples de ce pouvoir, notons par exemple, tiré d’une plus longue liste : « women can use secrets and silence to their advantage… gossip about their husbands… skillfully manipulate their husbands… practice sorcery, […] exploit their men sexually […] », en rappelant un peu plus loin que la Bible met en scène ces tactiques. Elle justifie ce pouvoir par le fait qu’à cette époque, le monde des femmes était séparé du monde des hommes. Ce monde organisait la ségrégation des femmes au motif qu’elles sont inférieures. Encapsulé dans le monde masculin, mais séparé, le texte biblique rend silencieux le monde des femmes, parce que, selon Yee, il existe sous la forme d’une double absence. D’une part, parce qu’il est encodé dans le genre masculin, et d’autre part parce que biaisé par la symbolique de la femme « evil » que le texte biblique véhicule. Gale A. Yee, Poor Banished Children of Eve…, p. 49-58. 341 Gale A. Yee, Poor Banished Children of Eve, p. 75. 338 147 recherche le patriarcat quand son autorité est défiée342. Mais si le corps de la femme est associé à une capacité de subversion dangereuse pour l’homme, elles notent que cela indique aussi aux femmes que leur corps est précisément le lieu à partir duquel elles peuvent reprendre du pouvoir, en se posant comme lieu d’altérité subversif. On voit ainsi émerger l’idée selon laquelle c’est précisément parce qu’elle est différente que la femme est présentée comme étant sans cesse à risque de dé-ranger. En tant que différente, la femme dé-range non seulement l’ordre masculin, mais aussi l’ordre que Dieu a mis dans la création, y compris en posant l’interdit. Ainsi, en réduisant la femme au rang d’objet sous la garde de l’homme, le patriarcat camouflerait le fait qu’on ne peut parler du corps de la femme qu’en tant que dimension à contrôler. Mais en levant le voile du poids subversif que la femme représente pour les hommes, ces femmes dévoilent aussi qu’ils ne peuvent parler autrement du corps de la femme en raison même du fait que ce corps est sexué et désirable, donc dangereux pour l’homme, qui pourrait s’y perdre. Autrement dit, comment concilier le fait que la femme puisse être un objet, si, dans le même temps, elle pourrait être un humain à part entière ? En cela, la femme est inter-dite : on la dit dangereuse, et on la traite comme telle, comme si c’était une évidence. La domination des hommes sur les femmes aurait donc ici pour but d’en circonscrire le pouvoir. Cela impliquerait alors qu’elle en aurait un, dont les hommes se méfient. Peut-on en déduire que, pour les hommes, l’être-objet-femme ne garantirait aucunement son innocuité ? Cette question de la femme dont le corps dérange est reprise par Schüngel-Straumann. En s’intéressant à l’influence de la culture helléniste sur les textes intertestamentaires, elle souligne le rapport de cette culture au beau. Selon ses recherches, on trouve deux courants. Si le premier courant a eu tendance à érotiser les textes, l’autre a eu tendance à démoniser Éros et la beauté343. Seulement, alors que, dans le judaïsme ancien, la beauté était considérée comme une qualité de Yahvé, elle serait devenue quelque chose de dangereux à l’époque hellénistique. Au même 342 « The narrative illustrates the knee-Jerk of patriarchy when its authority is challenged⁠ ». Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament … », p. 170. 343 « the first eroticizes the old texts, the second demonizes eros and beauty⁠ ». Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 53-76. Milne, de son côté, relève une idéalisation de l’Adam (homme) et Ève comme étant la source du mal. Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 150. 148 moment, la culture hellénique s’est mise à identifier le corps des femmes à Éros, et donc à la beauté344, provoquant un amalgame entre la beauté et le corps des femmes qui aurait permis de diaboliser Ève et, par conséquent, le corps de toutes les femmes. Schüngel-Straumann ajoute que c’est dans cette mouvance que les textes intertestamentaires, très focalisés sur les questions du mal et de son origine, n’ont pas hésité à faire d’Ève la grande tentatrice, la grande responsable du péché345 : la première femme devient celle qui a fait entrer la mort dans le monde. Schüngel-Straumann montre aussi que le rôle diabolique de la femme est renforcé par le christianisme naissant. Quand, dans sa lettre à Timothée, Paul dit qu’Ève sera sauvée par ses enfants, elle estime qu’il donne une connotation sexuelle à la transgression. En faisant référence à la loi du talion, Paul laisserait entendre qu’elle est punie par là où elle a péché : en ayant eu une relation sexuelle avec le serpent 346 . Pour Rashkow, cette orientation a conduit à faire d’Adam la victime d’Ève : « sinless Adam is tempted and seduced by temptress Eve (perhaps she was wearing a black "negligée" at the time ?) »347. Si Adam devient une victime, ce n’est pas sans lien avec le fait que les femmes ont été présentées par la Tradition comme des personnes venimeuses, allant même dans certains cas jusqu’à les comparer au serpent. Mais comment s’en étonner, si, comme le rappelle Higgins, certains commentaires n’hésitent pas à faire de la femme un serpent : « The process in the man’s case was no doubt the same […] the woman taking the place of the serpent »348. Pour elle, il est évident que les pères de l’Église ont surchargé le sens du texte, au point que le récit est sorti de son lit349. 344 « Woman is always assigned to the side of body/matter and regularly identify with Eros ». Helen SchüngelStraumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 56-59, 345 Voir aussi Jean M. Higgins, « The Myth of Eve : The Temptress », JAAR 44/4, 1976, 639-647, p. 60. 346 Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 60. 347 Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo: Sexuality and Family in the Hebrew Bible, Minneapolis, Augsburg Fortress, 2000, p. 62. 348 Jean M. Higgins, « The Myth of Eve : The Temptress », p. 641. 349 « The popular image of Eve, the temptress, has grown out of the story of Genesis », Higgins, « The Myth of Eve… », p. 639. Elle prend le temps de donner plusieurs exemples : « Substituting "tempts" and "temptress" for the literal "also gave some to her husband" is a relatively restrained way of interpreting. According to Tertullian, in the early third century, Eve "persuaded" Adam. Gregory Nazianzen says she "beguiled her husband by pleasures." He judges her severely, for she "[…] proved to be an enemy rather than a helpmate". And John Chrysostom uses Gen 3:6 to justify the later prohibition against women teaching : "The woman taught [the man] once . . . and ruined all". Heloise in the twelfth century supposedly repented of having been born a woman since It was the first woman in the beginning who lured man from Paradise". Aquinas says Eve "suggested to the man that he sin" (thus doubling her 149 We have seen that Eve tempted, beguiled, lured, corrupted, persuaded, taught, counselled, suggested, urged used wicked persuasion, led into wrongdoing, proved herself an enemy, used guile and cozening, tears and lamentations, to prevail upon Adam, had no rest until she got her husband banished, and thus became "the first temptress".350 Ces femmes chercheuses soulignent à quel point Ève, en tant que corps féminin, perturbe l’ordre masculin. Pour ces auteures, ce portrait de femme pécheresse, désobéissante, incapable de résister à la tentation, source du malheur de l’humanité, séductrice invétérée, a contribué à organiser pendant des siècles le sort des femmes351 : de façon à peine voilée, la femme est perçue comme un danger, qu’on doit par conséquent contrôler. Pour Radford-Ruether, cela a eu comme conséquence de rendre leur parole absente au point que les femmes sont devenues elles-mêmes absentes, entraînant une absence peu ou prou endémique des femmes dans la relecture du texte – jusqu’à l’arrivée des féministes qui ont pris la parole. Autrement dit, à force d’être perçues comme des objets, les femmes se comporteraient en objet. It is precisely women’s experience that has been shut out of hermeneutics and theological reflection in the past. […] Not only have the women been excluded from shaping and interpreting the tradition from their own experience, but the tradition has been shaped and interpreted against them. The tradition has been shaped to justify their exclusion. […] The androcentric bias of male interpreters of the tradition, who regards maleness as normative humanity, not only erase women’s presence in the past history of the community but silence even the questions about their absence. One is not even able to remark upon or notice women’s absence, since women’s silence and absence is the norm.352 Mais ce n’est pas tout. Leurs travaux de recherche ont aussi permis de montrer que si les hommes ont été capables de croire durant des siècles que les femmes sont inférieures parce que guilt). Bonaventura knows she exercised "wicked persuasion" and "corrupted her husband". A fourteenth century author has it that "she prayed and counselled him to eat of it as she did", and "deceived her husband by wicked counsel". Jacques de Vitry told that "she had no rest until she got her husband banished from the Garden of Eden and Christ condemned to the agony of the Cross" », p. 640. 350 « Nous avons vu que Ève a tenté, séduit, attiré, corrompu, persuadé, enseigné, conseillé, suggéré, exhorté, utilisé la manipulation, provoqué des actes répréhensibles, s’est révélé un ennemi, a utilisé la ruse et a trompé par les larmes et lamentations pour persuader Adam, n’a eu de cesse d’obtenir le bannissement de son mari, au point de devenir "la première tentatrice" » (Notre traduction). Jean M. Higgings, « The Myth of Eve : The Temptress », p. 641. 351 Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 150. 352 Rosemary Radford-Ruether, « Feminist Interpretation of the Bible : a Method of Correlation », L. Russel. (dir.), Feminist Interpretation of the Bible…, p. 113. Voir aussi Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 71-72, se référant à Peggy McIntosh qui parle de « womenless history », ou des femmes comme « problem, absence, or anomaly in history », Peggy McIntosh « Interactive Phases of Curriculum Re-vision ; a Feminist Perspective », Wellesley College, Center for Research on Women 124, 1983, 131-150. 150 secondes dans l’ordre de la création, c’est parce que la structure sociale et culturelle supportait cette idée. Car, comme le soutient Rosemary Radford-Ruether, c’est le fait que les femmes ont longtemps été absentes de la vie sociale, politique et culturelle qui a permis aux hommes d’adhérer à cette croyance. Les hommes auraient déduit de cette absence leur ignorance, et leur ignorance supposée aurait permis aux hommes de les maintenir dans un rapport d’exclusion à la vie collective. Cette conception du féminin et de la femme a eu pour conséquence de justifier leur exclusion du monde des opportunités et des décisions. Pour ces femmes, les hommes ont cru à ce qu’ils avaient eux-mêmes mis en place, ce qui permet à Marie Cardinal de dire : Est-ce qu’on n’a jamais parlé [du désir] au féminin ? Peut-être qu’il n’y pas de désir féminin. […] Est-ce que nous sommes capables d’un désir, d’un plaisir, d’un jeu qui soit différent de ceux des hommes ? […] Y-a-t-il dans tout ça quelque chose qui nous soit vraiment propre ? Ça n’a jamais été exprimé. Est-ce que les conduites féminines de la séduction sont telles parce que c’est notre nature de jouer comme ça ou bien est-ce qu’elles sont comme ça parce que les hommes ont voulu que nous jouions comme ça pour leur plaire ?353 4.1.3 La femme comme objet de désir, ou objet cause du désir ? Cette idée selon laquelle il faut contrôler la femme pour la soumettre et qu’elle ne fasse pas déborder leur cadre patriarcal n’a pas seulement permis aux hommes d’avoir le contrôle sur les femmes durant des siècles. Cette idée a ricoché sur les femmes elles-mêmes. En effet RadfordRuether estime que les femmes en sont venues elles-mêmes à considérer cet état de fait comme normal, naturel, voire voulu par Dieu354. Cet effet ricochet s’expliquerait par le fait que durant des siècles, le sexe féminin a été interdit de connaissance précisément parce que le discours masculin cherchait à le laisser sans connaissance. Il est important de lire cette boucle de rétroaction imposée par l’ordre patriarcal, car elle permet de montrer à quel point le discours sur Ève est intimement et intrinsèquement noué à la relecture et à l’interprétation qui sont faites du rôle d’Ève face au désir de méconnaissance des hommes, ne serait-ce que ceux de la Tradition. Plutôt que de chercher à connaître l’autre féminin, des hommes ont préféré ramener au rang d’objet ce qui leur apparaissait dangereux, continuant ainsi à perpétuer un système patriarcal qui a 353 354 Marie Cardinal, Autrement dit, Paris, Grasset, 1977, p. 48. Radford-Ruether, « Feminist Interpretation of the Bible … », p. 114. 151 fait taire les femmes, y compris en les tenant à distance de ce qui leur appartient : leur corps, leur sexualité, leur parole, et, incidemment, leur jouissance et leur désir. Radford-Ruether s’est efforcée de démontrer l’effet de la subordination systématique des femmes sur leur être-femme. Elle souligne à quel point les femmes ont trop souvent été réduites à une somme biologique. À partir de là, on a pu les appréhender à partir de leur constitution morphologique : leur cycle féminin ou leur maternité, décliné sur le mode de l’impur, les rend impures. Pour Radford-Ruether, cette réalité leur colle tant et si bien au corps qu’on en vient à considérer les femmes comme cause du drame qu’elles sont les premières à subir : […] women experience even their biological differences in ways filtered and biased by male dominance and by their own marginalization and inferiorization. Menstruation and childbirth are interpreted to them as pollution, over against a male-controlled sacred sphere. […] Women in patriarchal culture are surrounded by messages that negate or trivialize their existence. Their bodily sexual presence is regarded as a dangerous threat to male purity and, at the same time, as a justification for constant verbal and physical abuse. They experience their bodies as constantly vulnerable to assault and are told, at the same time, that they deserve such assault because they « cause » it by their sexual presence.355 En soulignant l’impureté, Radford-Ruether permet de mieux faire ressortir ce qui, chez l’être-femme, est perçu comme dangereux par des hommes. C’est parce que le corps féminin est regardé comme un corps désiré que la femme est associée à un lieu de perdition, donc de danger. Pour faire ressortir cette redoutable spirale, Bledstein a opté pour une traduction pour le moins inhabituelle de Gn 3:16 : « You are powerfully attractive to your husband, but he can rule over you »356. Autrement dit, « tu es puissamment attirante pour ton mari, mais il peut te dominer ». Rappelons que le verset est habituellement traduit ainsi : « Ta convoitise te poussera vers ton mari, et lui dominera sur toi »357. Sa traduction inverse les pôles d’action, en laissant entendre que c’est à titre d’objet qu’elle est attirante, au point que l’homme ne peut résister358. Elle justifie son choix de traduction par le fait que le mot Techuqateh a la même origine que le mot akkadien kuzbu, qui 355 Radford-Ruether « Feminist Interpretation of the Bible… », p. 113-114. Adrien Janis Bledstein, « Are Women cursed ? », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, p. 144 citée par Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 93. 357 BJ. 358 « It indicates not the woman’s active desire for her husband, but that the man finds her desirable ». Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 93, résumant la position de Adrien Janis Bledstein, « Are Women cursed ? », 142-145, p. 143s. 356 152 veut dire attraction, charme, vigueur sexuelle. Sa traduction permet de faire ressortir ce que la femme représenterait pour l’homme : un objet de désir. Ces éléments sont la preuve, pour RadfordRuether ou Bledstein, que la femme est vue comme un objet passif, certes, mais irrésistible. Si l’objet est attirant, comment éviter de le convoiter ? Autrement dit, si la notion d’objet est redoublée par la notion de passivité, comment expliquer le désir ? Est-il réductible à une dimension purement sexuelle ? En tel cas, les femmes seraient-elles irrémédiablement réduites à être appréhendées comme objet sexuel, objet de désir sexuel ? 4.2. Des femmes pour que la femme passe d’objet à un être-femme Avoir formulé l’hypothèse qu’elles ont été traitées comme des objets a permis à des femmes d’avancer qu’elles ont été coupées de leur être-femme et réduites à n’être que des corps passifs. Or, leurs énonciations subjectives, dont on a la trace à travers des recherches reconnues, montrent au contraire qu’elles refusent de se situer uniquement dans une logique de passivité, y compris de résistance passive aux hommes. Bien au contraire : nos propres recherches nous conduisent à postuler que ces femmes, par leur d-énonciation, se sont positionnées comme autant de voix qui ont osé braver l’inter-dit patriarcal. Un peu comme Ève, elles ont bravé l’interdit, en accédant à la connaissance qui leur était refusée : elles ont parlé pour énoncer et dénoncer les tentatives répétées du patriarcat à les couper de leur corps et de leur être singulier. Autrement dit, en osant faire entendre leur voix pour résister encore et en corps aux assauts des regards, et ce, depuis l’origine, qui réduisent la femme à n’être qu’un objet sexuel passif, ces femmes ont fait comme Ève. C’est avec elles que, pour la première fois, la figure d’Ève a pris une nouvelle dit-mention, en devenant source de libération et de créativité. En relisant le texte de manière active, en effectuant un travail exégétique de qualité sur Ève, chacune des auteures étudiées a pu montrer que, comme elles, la première femme est loin de pouvoir être restreinte à n’être qu’un objet passif, ignorant ou faible, comme des hommes se sont plu à le croire. Par exemple, Bechtel montre qu’Ève pose des questions et réfléchit à ses actions359. De son côté, Stratton estime que la femme est un être autonome, responsable qui évalue, interprète 359 Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », p. 79. 153 et discerne360, démontrant qu’elle a agi après avoir soupesé le pour et le contre, qu’elle a donc fait un choix raisonné à partir des nouvelles perspectives fournies par le serpent361. Pour sa part, Trible note que la capacité de discernement d’Ève l’amène à trouver que l’arbre peut lui apporter plus que l’intelligence : la sagesse 362 . Ainsi, les lectures de ces femmes donnent à la femme sa place d’individu doté d’une parole singulière et autonome, qui fait des choix, qui agit et qui assume ses actes363. Ce préjugé favorable des femmes pour la femme les a conduites à reconnaitre chez Ève une attitude digne, courageuse et responsable, puisqu’elle reconnait son erreur et assume son acte, là où l’homme choisit de remettre à la femme et à Dieu la responsabilité de son nouvel état364. Stratton va même jusqu’à affirmer qu’Ève est un décideur éthique 365 et une « connected knower »366, un être qui sait utiliser son savoir pour entrer en relation367, un être doué d’une faculté particulière de compréhension qui, comme le souligne Judith McKinley, se traduit dans sa capacité de discernement et de jugement368. Il est important de relever que la capacité de discernement que les femmes reconnaissent à Ève est directement reliée à la façon qu’ont les femmes de lire le récit. Ainsi, pour Lytta Basset, le texte doit être compris comme le récit du mal déjà là. Selon elle, le récit refuserait de rendre compte 360 Beverly J. Stratton, Out of Eden…, p. 88, mais aussi Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament … », p. 171. 361 Beverly J. Stratton, Out of Eden…, p. 90-91. 362 Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 112 ; pour Stratton, « the woman seems to understand the phrase "knowing good and evil" positively, as insight », Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 89. Ici, insight est interprété au sens de sagesse. 363 Beverly J. Stratton, Out of Eden…, p. 259. 364 Voir sur ce sujet : Beverly J. Stratton, Out of Eden, p. 86, 88 et 91 ; Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », p. 91-110 ; Evelyn et James Whitehead, Method in Ministry : Theological Reflection and Christian Ministry, Seabury, Seabury Press, 1980 ; Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 120. 365 Selon la définition de Evelyn et James Whitehead, Method in Ministry : Theological Reflection and Christian Ministry, Seabury, 1980. 366 Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 87, qui reprend à son compte l’expression de Mary Belenky à propos des femmes, Mary Belenky et Al, Women’s Ways of Knowing. The Development of Self, Voice, and Mind, New York, Basic Books, 1986. 367 Elle voit cette capacité relationnelle dans le fait qu’Ève trouve naturel de partager ses découvertes avec l’homme, avant et après la transgression: la nourriture, la beauté et la sagesse, un goût du partage qui perdure après la sentence : le désir qui la porte vers son homme, raconte encore sa capacité à être en relation. Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 88. 368 Voir aussi « The more significant reality is that we have entered this world as people with the potential for discerning right from wrong, good from evil, and that is a very good story truth. And according to the narrative, when read in this way, it is Eve who gained us this gift⁠. » Judith McKinley, « Bothering to Enter the Garden of Eden Once Again », p. 144. 154 de l’origine du mal, et viserait plutôt à confirmer que chercher l’origine du mal est interdite. Cela conduit Basset à postuler que la femme « comprend cette interdiction de manière si radicale qu’elle ajoutera : "vous ne toucherez pas à lui" »369. Le fait d’ajouter le verbe toucher serait la preuve que la femme a parfaitement compris ce que le récit chercherait à raconter, à savoir que la recherche des origines du mal est impossible et interdite. Pour sa part, Rooke estime que manger l’arbre de la connaissance ne peut pas être synonyme de mort, mais plutôt d’une brèche dans la limite humaine370. Selon elle, la mort en tant que limite ne tient pas pour la femme : Ève veut savoir ce que le hors limite offrirait371. C’est donc en sujet que son désir la pousse au-delà des limites posées par Dieu. Le travail de ces femmes, tant sur le texte que sur ce qui l’entoure, s’est fait en même temps qu’un mouvement de libération de la femme. Leurs recherches rigoureuses, leurs paroles singulières, tantôt dénonciatrices, tantôt résistantes, ont fait basculer la femme de femme-objet à être-femme. Pendant qu’elles portaient leur attention à l’interdit franchi par Ève au jardin d’Éden, elles ont aussi commencé à se dire, à se raconter comme femme, en reliant leurs propres questions de femme à la situation de la femme du récit. À partir de la dénonciation, l’interdit s’est fait inter-dit, une parole qui se dit, qui circule entre les lignes : de l’interdit est né une parole. Leurs analyses de femmes ont permis à ces chercheuses d’en venir à l’idée qu’Ève puisse être sujet de son désir, sujet de sa relation avec l’autre, et non pas un simple objet passif de la volonté masculine. On peut alors voir que ce qui a été lu par les hommes comme un récit de faiblesse et de culpabilité a été relu par des femmes comme un texte sur la recherche d’indépendance et d’initiative d’une femme face à la limite et la vulnérabilité d’un système patriarcal, fût-il divin372. Ce faisant, les recherches féminines ont déplacé le rôle que la Tradition avait donné à Ève. Là où l’homme détenait le pouvoir en raison de sa force et son intelligence, les voix féminines ont montré qu’en 369 Lytta Basset, Le pardon originel. De l’abîme du mal au pouvoir de pardonner, Genève, Labor et Fides,1995, p. 208. 370 Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 112. 371 « She wants to know what else there is to life », Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament … », p. 66-167. 372 Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament… », p. 71-172. 155 tant que corps sexué, en tant que différence à fort potentiel subversif, la femme s’avère aussi un lieu de pouvoir. Pouvoir terrifiant s’il en est, puisque ce serait cette dimension sexuée que les hommes auraient voulu – voudraient ? – garder passive. 4.3. L’effet de la mère sur la femme Cette passivité est intrinsèquement liée au rôle auquel des hommes ont longtemps voulu confiner les femmes, souvent réduit par la Tradition à trois qualificatifs : la mère, l’épouse ou la putain. Seule, la Vierge Marie échappe à ce trio enfermant, précisément parce qu’elle est vierge. Vierge et mère, serait-il le fantasme masculin par excellence373 ? Le fait même que la virginité de la mère de Dieu ait été un enjeu doctrinal au sein du christianisme374 indique que c’est bien en tant que femme sexuée que l’être de la femme dérange – au point d’être associé à la figure de la « putain », une figure qui relègue la femme à un objet à contrôler. Le fait que la Tradition ait avancé l’idée que la femme pouvait échapper à cette place d’objet sexuel passif, en occupant la place de la mère – rôle que des hommes ont vu comme un rôle actif dans la sphère domestique –, n’a pas convaincu les féministes consultées. Elles ont vite dénoncé cette place de mère comme une vision réductrice ayant des effets dévastateurs, qui ne permettaient pas aux femmes de sortir de leur rôle d’objets. 4.3.1 L’effet-mère de Gn 3:16 sur les femmes Les féministes sont nombreuses à dire que dénoncer le biais patriarcal, qui réduirait la femme à n’être qu’un lieu de reproduction destiné à assurer la survie de l’espèce, permet aussi de dévoiler l’enjeu que représente le maternel dans la différence des sexes. Et, pour nombre d’entre elles, 373 « "Là où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer..." Freud désignait ainsi, dans une formulation percutante, une modalité fréquente de la vie amoureuse des hommes pour qui les femmes ne sauraient être que maman ou putain. Une des variantes en serait "toutes des putes, sauf ma mère", et "nique ta mère" reste l’injure la plus brutale, celle qui, en l’associant à la violence incestueuse, vient attaquer cette image idéalisée. La mère ne saurait être que pure, idéale, asexuée, ma mère ne peut avoir commis de tels actes ». Hélène Parat, « Préface », H. Parat (dir), Sein de femme, sein de mère, Paris, PUF, 2011, pp. 11-20. https://www.cairn.info/sein-defemme-sein-de-mere--9782130585695-page-11.htm (15/1/2020). Elle cite Sigmund Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », La vie sexuelle, Paris, PUF, [1912] 1969, p. 55. Voir aussi Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo, p. 36 : elle note que, si la sexualité active de l’homme est acceptée, il n’en est pas de même pour celle des femmes : leur activité sexuelle est perçue comme immorale, et nécessairement en opposition avec la reproduction. 374 Rappelons que le protestantisme rejette le dogme de la virginité perpétuelle de Marie. 156 Gn 3:16 joue un rôle de pivot dans cette question. Pour certaines, ce verset ne fait qu’entériner que la maternité est un lieu d’asservissement patriarcal, à la fois posé dans le texte et dans sa relecture, quand, pour d’autres, le verset ne ferait que refléter le statut de la femme à l’époque de rédaction du texte375 . Si leurs analyses leur permettent de dénoncer le traitement patriarcal de la femme comme lieu de reproduction, cela ne dit encore rien de l’effet du maternel sur l’être-femme du récit, ni sur les femmes qui ont relu le texte. Ce double effet, sur la femme du récit et sur les femmes qui ont relu le texte, nous l’avons nommé l’effet-mère. Cet effet-mère n’a rien d’éphémère, bien au contraire : l’effet mère pèse lourd sur les femmes. Ainsi, pour Rooke par exemple, les douleurs de l’enfantement seraient bien une punition, sans pour autant que Dieu remette en cause sa capacité à devenir mère376. Elle note que Dieu et l’homme soulignent, chacun à leur façon, la spécificité de la femme de porter la vie. En Gn 3:20, l’homme la nomme Vie parce qu’elle va devenir mère du vivant, et, en Gn 3:15, Dieu relie explicitement la descendance humaine à la femme377. Ainsi donc, pour Rooke, Dieu reconnaîtrait tellement bien la puissance créatrice de la femme que les douleurs seraient un rappel qu’il ne faudrait (quand même) pas qu’elle se croie une déesse. Autrement dit, pour Rooke, c’est précisément la maternité qui place la femme en écart par rapport à l’homme, en lui conférant un pouvoir qui la rapproche de Dieu. Et pour elle, cette raison aurait justifié que les hommes mettent les femmes sous contrôle, mais aussi qu’ils aient essayé de faire disparaitre les traces du maternel dans le récit. 375 Pour un point de vue des différentes positions féministes, voir : Mary Daly, Le deuxième sexe contexte, Tours, Mame, 1969 (éd. Françoise), p. 39 ; Pamela Milne, [1993] 1997, « The Patriarchal Stamp of Scripture : The Implications of Structural Analysis for Feminist Hermeneutics », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, pp. 146-172 ; Elga Sorge, Religion und Frau. Weibliche Spiritualität im Christentum, Stuttgart, Kohlhammer, 1885, p. 101-117 et 62-69 ; Beverly Stratton, 2009, Out of Eden: Reading, Rhetoric and Ideology in Genesis 2-3 ; Jean M. Higgings, « The Myth of Eve : The Temptress » ; Helen Schüngel-Straumann, 1997 (1993), « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3 : The History and Reception of the Texts Reconsidered », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, pp. 53-76) ; Lyn Bechtel, 1997 (1993), « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », 77-117 ; Phyllis Trible, God and the Rhetoric of Sexuality, Philadelphia, Fortress, 1978. 376 Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament… », p. 167. 377 Rooke note à ce sujet que le lien entre femme et descendance n’apparait que deux fois dans la bible, ce qui en montre l’importance, En effet, le reste du temps, la lignée se fait toujours à partir de l’homme. Deborah W. Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament : Why Bother ? », p. 167. Voir aussi Ellen van Wolde, A Semiotic Analysis of Genesis 2-3, Assen, Van Gorcum, 1989, p. 142s. 157 4.3.2 L’effet-mère comme trace de ce qui ne s’efface pas Pour cerner comment le récit a cherché à faire disparaitre la mère dans le récit, Ilona Rashkow est partie du fait que le second récit de la Genèse a été souvent relu en tant que mythe de la maturation de l’humain qui raconterait de façon métaphorique le développement de l’enfant378. Selon cette lecture, le paradis représenterait l’illusion de l’harmonie de l’enfant avec sa mère comme lieu de plénitude et de plaisir. L’expulsion du paradis serait alors le fait nécessaire et douloureux de la séparation, pour que l’enfant/Adam grandisse, séparation dont il garderait un désir sexuel inconscient379. Seulement, cette lecture implique d’y retrouver la cellule familiale, dont le récit devrait garder la trace, sous la forme d’au minimum trois figures pouvant faire office du père, de la mère et de l’enfant. Or si, selon cette perspective, Dieu tient le rôle du père et l’Adam celui de l’enfant380, Rashkow se demande qui occupe le rôle de la mère381. Pour certains, dont Sawyer, ce rôle serait tenu par Dieu au motif que c’est lui qui donne la vie en créant – et qui occupe la 378 Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo. Sur cette lecture du récit comme mythe de maturation de l’humain, on peut consulter Hermann Gunkel, Genesis. Göttinger Handkommentar zum Alten Testamenten, I.1, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1910, p. 11- 25 ; Samuel R. Driver, The Book of Genesis. Westminster Commentaries, London, Metheum, 1911, p. 41-46 ; John Skinner, Genesis, Edinburgh, T&T Clark, 1930, p. 96 ; A. Fodor « The fall of Man in the Book of Genesis », American Imago 11/2, 1954, Periodicals Archive Online, 203-31 ; Umberto Cassuto, A Commentary on the Book of Genesis, Jerusalem, Magna Press, 1961, p. 113-14 ; Mieke Bal, « Sexuality, Sin and Sorrow : the emergence of the Female character », M. Bal (dir.), Lethal Love : Feminist Literary Readings of Biblical Love Stories, Bloomington, University Press, 1987, 104-30 ; Ilana Pardes, The Biography of Ancient Israel… ; Lyn Bechtel, « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 » ; Ellen van Wolde, A Semiotic Analysis of Genesis 2-3 ; Anna Piskorowski, « In Search of the Father : a Lacanian Approach to Genesis 2-3 », P. Morris et al. (dir.), A Walk in the Garden : Biblical, Iconographical and literary Images of Eden, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1992, 310-318, p. 314. Ces lectures se sont développées en empruntant à la psychologie ou à la psychanalyse certains concepts. Mais le procédé n’est pas totalement nouveau. Par exemple, Rabbi Akiba estime que la création des humains n’est terminée qu’une fois que la liberté de choix a pu s’exercer, et qu’ils font face aux réalités de la vie (Mishnah Avoth 3.25, noté par Deborah Sawyer, God, gender, and the Bible, London, Routledge 2002, p. 20-21). 379 Voir aussi Kim Ian Parker « Mirror, mirror on the wall, Must We Leave Eden, Once and For All ? A Lacanian Pleasure Trip Through the Garden », JSOT 83, 1999, 19-29, p. 21. 380 Dans son article, Piskorowski estime que l’enfant est aussi joué par Ève (Piskorowski, « In Search of the Father… », p. 310). 381 « Apparent lack of primal mother notwithstanding, is it possible that Mom is lurking somewhere in the garden ? » p. 10. Cette affirmation en forme de question est liée à deux observations formulées par Rashkow, à savoir tout ce qui concerne la femme est problématique dans la Bible. Non seulement sa sexualité, mais aussi la maternité, d’où sa question : « Who/Where is the Mother ? » dans le récit de la Genèse. Si pour elle, Maman rôde dans le jardin, c’est parce que : « What makes the seemingly absent Mother so central in this otherwise emphatically masculine epic is her potential to threaten patriarchal power and rule ». Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo…, p. 46. 158 fonction nourricière en fournissant de quoi manger aux humains382. Pour d’autres comme A. Fodor ou Anna Piskorowski, ce serait Ève qui représenterait la déesse mère qui ne serait autre que la mère terre, lieu de la fertilité383. Mais pour Rashkow, le fait même d’avoir à chercher qui est la mère démontrerait son absence, qu’elle juge fondée sur une considération historico-critique : à l’époque de la rédaction du récit, l’instauration du monothéisme mosaïque avait pour objectif de combattre la déesse de la fertilité. Il fallait donc la faire disparaitre des récits de création. Mais, selon Rashkow, la tentative n’a pas tout-à-fait réussi : non seulement l’implantation du Dieu des juifs n’a pas réussi à effacer les traces des cultes de fertilité païens, mais elle rappelle que les cultes de la fertilité au féminin ont continué à être pratiqués, y compris par les Hébreux. Selon elle, le serpent/phallus de Gn 3 renverrait au corps reptilien de Tiamat, un rappel du culte de cette déesse païenne, représentée sous la métaphore des eaux du chaos qui enfantent le monde384. Enfin, elle mentionne que le nom donné à la première femme, Ève/Khawa/Vie est aussi le titre de la déesse Aaru, une autre figure païenne de la maternité385 dont le jeu phonétique Khawa garderait la trace. De son côté, Sorge note que l’expression « mère du vivant », en Gn 3:20, devrait être lue comme un titre honorifique révélateur du pouvoir – y compris occulte – et du statut de la femme dans les religions païennes, en tant que la mère primitive386. Ce serait donc sous forme de trace que le maternel s’inscrirait au cœur du texte, autant de traces que le patriarcat n’aurait pas réussi à effacer, une inscription à lire comme la trace d’un autre texte qu’il faut mettre au jour. 382 Sawyer réfère à Georges Aichele et al., pour qui la façon dont Lacan parle des rôles respectifs du père et de la mère est à mettre en lien avec Dieu et son rapport à la terre/mère la Genèse : « The created order emerges from the inseminating word of the Father. God’s word imparts structure to the formless female earth » (G. Aichele et al. (dir.) The Postmodern Bible, The Bible and Culture Collective, New Haven & London, Yale University Press, 1995, p. 203). Cette idée d’un Dieu qui donne forme à la terre montre une figure maternelle de Dieu (Sawyer p. 24). Quant à Piskorowski, « God represents both the mother and the father in the Genesis text », Anna Piskorowski, « In Search of the Father… », p. 314. 383 Anna Piskorowski, « In Search of the Father… », p 317 ; A. Fodor « The fall of Man in the Book of Genesis ». 384 Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo…, p. 47 et 58. Driver rappelle que « Tiamat, or the deep, represents a popular attempt to picture the chaotic condition that prevailed before the great gods obtained control, and established the order of heavenly and terrestrial phaenomena ». Samuel. R. Driver, The Book of Genesis p. 28. 385 Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo, p. 58-59. 386 Élisabeth Parmentier, L’écriture vive…, p. 243, se référant à Elga Sorge, Religion und Frau. Weibliche Spiritualität im Christentum, Stuttgart, Kohlhammer, 1985, Chapitre IV, et p. 62-69. 159 Ainsi, selon ces commentaires, dont nous avons fait un portrait succinct, il y aurait deux façons d’aborder le lieu de la mère, selon le lieu à partir duquel il est parlé. D’un côté, il y aurait la maternité en tant que fonction reproductive, ce à quoi les hommes et les féministes référeraient. De l’autre, il y aurait le lieu du maternel, en tant que pouvoir créateur de vie qui implique l’être-femme. Comme le souligne Sorge, ce paradoxe situe bien le maternel comme paradigme ultime du féminin que les hommes n’auraient de cesse de faire disparaitre 387 . Mais, même en tentant de le faire disparaitre, le lieu de la maternité reste quand même le lieu de la Mère, qui concerne autant les hommes et les femmes que son effet sur les hommes et les femmes, et ce, autant sous l’angle de l’objet que du sujet. 4.3.3 La trace de la mère et de l’interdit de l’inceste L’effet-mère concerne le pouvoir de donner la vie, et ce pouvoir c’est la femme qui l’a. Pour Sorge, c’est précisément à cause de ce pouvoir que la société patriarcale a perçu la femme comme dangereuse388. C’est donc bien au titre de l’autre féminin, en tant qu’autre sexe hors de la norme de l’humain/mâle, et en tant qu’elle détient le pouvoir créateur de la vie, que la femme serait perçue comme dangereuse, justifiant aux yeux des hommes de l’évincer. Pour Rashkow, le récit a évincé le féminin en faisant en sorte que la création soit un faire originaire masculin : le faire de Dieu le Père389. Ce recouvrement de la Mère par Dieu le Père permet à Roland Boer de reprendre l’idée de Rashkow, en soutenant que le récit chercherait en fait à cacher l’horreur irreprésentable, le vide/vertige que les hommes n’osent pas affronter : « a deft effort to camouflage or conceal […] the unrepresentable horror or void that we dare not and cannot face » 390 . Et cette vérité insoutenable, que le texte laisserait échapper en espérant que le lecteur n’y verrait que du feu, c’est précisément d’être nés d’une femme, et non d’une mère : « men cannot face the fact that they are 387 Élisabeth Parmentier, L’écriture vive…, p. 243, se référant à Elga Sorge, Religion und Frau…, Chapitre IV, et p. 62-69. 388 Élisabeth Parmentier, L’écriture vive…, p. 243, se référant à Elga Sorge, Religion und Frau…, Chapitre IV, et p. 62-69. Voir aussi la position d’IIona Rashkow : (Ilona Rashkow, Taboo or not Taboo…, p. 43-73 ; ou Roland Boer, pour qui « the banished mother continues to threaten patriarchal power and rule » Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », Biblical Interpretation, 14/4, 2006, 309-331, p. 314). 389 Ilona Rashkow parle d’un « male fiat », (Taboo or Not Taboo p. 58). Élisabeth Parmentier note que Sorge associe ce faire masculin à la chute du matriarcat, qui met la terre-mère sous la domination du Dieu masculin Yahvé. Élisabeth Parmentier, L’écriture vive…, p. 243, se référant à Elga Sorge, Religion und Frau…, p. 101-117. 390 Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 317. 160 born of woman » 391 . L’insoutenable serait alors qu’une femme soit la source de l’origine de l’homme392. Cette assertion est partagée par Évelyne Tysebaert. Dans son article, « Où fuir les mains des mères ? », elle met en jeu l’épouvante que représente le pouvoir créateur des femmes. Et si les constructions théoriques sur le traitement psychique de la différence des sexes montraient et cachaient en même temps, si elles disaient la vérité d’un côté, et, de l’autre, servaient à voiler l’épouvante devant le stupéfiant pouvoir de création de la maternité ? Ce pouvoir créateur – et sa contrepartie sur le versant de la destruction, perçue ou fantasmée dans sa démesure sauvage ou dans sa violence hors des mots - pourrait bien être alors un modèle d’impensé, avec toutes les conséquences que cela suppose pour le sujet et pour les groupes humains.393 Dire cela revient pour Tysebaert à dévoiler ce qu’elle appelle la confiscation de l’apanage maternel. Cette confiscation aurait lieu quand, par exemple, les pères ont eu (et ont encore en certains lieux) droit de vie ou de mort sur les enfants394. Selon elle, cet acte serait le signe de ce qu’on ne veut pas leur laisser comme pouvoir. On revient donc à la question : qu’est-ce qui, dans la maternité, dérange, sinon le maternel, soit ce qui, dans la mère, implique la femme ? Ce dont il est question, est-ce la mère, la femme, ou la femme en tant que lieu du maternel indissociable de son sexe, de son être-femme ? Selon cet argument, la femme représente ce lieu marqué du double sceau d’une sexualité autre et de l’effet-mère. Ce serait à ce double titre que la femme représenterait un lieu étranger mais familier, donc inquiétant, comme le souligne Rashkow : pour elle, la femme ne peut que déranger, puisqu’elle représente à la fois le lieu de la sexualité féminine et celui de la mère, autrement dit, le 391 « The text begins to betray its own secret ; unable to hold back, it blurts out the truth, hoping we will not notice : the only ones who do in fact create, who do give life, are women » (Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 319). 392 Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 319. 393 Évelyne Tysebaert, « Où fuir les mains des mères ? », La double vie des mères, Penser/Rêver 9, 2006, p. 108. 394 Ajoutons que la pression sociale patriarcale finit par avoir raison de l’effet-mère chez des femmes mères. Dans son livre-enquête sur les violences faites aux filles, Dominique Sigaud rappelle que cette pression sociale, encore si présente dans de nombreux pays, est d’une violence extrême pour les femmes qui ont des filles, car, dit-elle : « ce n’est pas la mère qui décide mais elle sait que si elle choisit de garder cette fille elle va être bannie de la famille, je parle de familles très pauvres, mais aussi de lieux dans lesquels la fille ne vaut rien, on choisit de s’en débarrasser », dans Isabelle Mourgère, « Journée internationale des filles : naître fille, la malédiction qui perdure », TV5Monde, Série Terriennes, 11 octobre 2019, https://information.tv5monde.com/terriennes/journee-internationale-des-fillesnaitre-fille-la-malediction-qui-perdure-32083 (12/10/2019). 161 lieu par essence de la relation incestueuse395. C’est pour cela que la femme serait la dangereuse représentation de l’inceste, et le récit celui de l’interdit de l’inceste comme loi fondamentale de l’humain. Ainsi, les auteurs consultés montrent que la question de l’effet-mère n’est pas sans lien avec la question de l’inceste et de son interdit. 4.4. La perte pour masquer l’effet-mère et le manque Repérer que la femme est liée à la question de l’inceste et de son interdit comme loi fondamentale montre que le texte de Gn 3 n’est pas étranger au mythe. Or, si l’on en croit Boer, le mythe aurait comme intérêt d’être une construction narrative susceptible de raconter sur un mode chronologique quelque chose qui relèverait d’une synchronie, qui ne pourrait être lu que dans l’après-coup. Autrement dit, la narration offrirait un lieu qui permettrait, dans l’après-coup, de rendre compte du surgissement d’événements. Il estime donc que le mythe aurait la même structure que le fantasme. Et, pour lui, le récit serait la narration du fantasme de la perte396, puisque, ajoutet-il, on ne peut savoir ce que l’on perd qu’au moment où l’on énonce cette perte, dans le mouvement que la relecture suscite397. Cette observation l’amène à postuler deux choses. La première est que, si le récit relève de la structure du fantasme, on ne peut plus le relire comme racontant des événements chronologiques. Par conséquent, il ne serait plus possible de lire un avant et un après la chute, car alors la narration ne serait plus qu’un moyen nécessairement chronologique auquel le langage nous contraint pour raconter des événements qui auraient surgi de façon synchronique. Deuxièmement, relire le récit comme fantasme aboutit nécessairement à lire le paradis avant la chute comme le lieu d’une époque merveilleuse qui n’est plus, mais qu’on aspire à retrouver dans une relecture après coup. La relecture du récit deviendrait ainsi, pour Boer, le lieu de l’illusion d’un passé qui n’a jamais existé, mais dont l’homme garderait cependant une éternelle nostalgie. Là encore, il est question d’une perte, et les lectures consultées permettent de saisir que la perte est indissociable de ce qui est à retrouver. Le manque ne peut alors être lu que comme ce qui doit être 395 Ilona Rashkow, Taboo or Not Taboo, p. 65. « One of the features of fantasy is that it attempts to put in narrative, diachronic format what is in fact a synchronous antagonism » (Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 322). 397 « In fact, the garden in many respects stands for the sum total of the paradox of loss: rather than a state given and then squandered, the garden is possible only at the moment one postulates its loss » (Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 322). 396 162 impérativement comblé. Cette orientation explique donc que la femme ait été perçue comme la perte de l’homme : comme celle qui a perdu les hommes, qui leur a fait perdre le paradis, mais aussi comme représentant la perte d’un bout de l’homme. Si la Tradition a pu relire la femme et le paradis comme perte, c’est précisément parce que, dans l’homme, une coupure a été perçue. Nous avons vu que cette coupure n’est pas sans lien avec la loi de l’interdit de l’inceste et ceci doublement, puisque la femme est aussi relue par la Tradition comme le lieu de la perte, et donc, par conséquent, comme le lieu de la mère interdite. Ainsi, c’est bien en tant que femme et en tant que la Mère que la Tradition a lu la femme comme la perte de l’homme. À ce titre, la Tradition estime qu’elle n’est jamais très loin non plus de la problématique de la recherche des origines. Pour preuve : si l’on suit A. Fodor, le paradis serait comparable à un gigantesque utérus dont les humains doivent s’expulser pour vivre, qu’il appelle « the maternal womb »398. Dire cela, c’est situer ce lieu comme celui de l’impossible retour, ressenti comme une perte dont les hommes garderaient une éternelle nostalgie. Cette façon de lire le féminin dans le récit se rapproche des commentaires qui lisent le récit comme le mythe de la maturation de l’humain. Selon cette interprétation, le fait même que l’enfant doive accéder à une autonomie implique une séparation nécessaire d’avec la mère, voire une séparation posée comme loi qui occasionnerait un sentiment de perte. Cela rejoint Parker, qui estime qu’en Gn 2:23, l’homme aurait eu en face de lui la vision de la plénitude qui lui manquerait – la femme –, justifiant qu’il ne cesse ensuite – ou depuis – de la revendiquer comme sienne : pour retrouver ce qu’il aurait perdu399. C’est pour cette raison que ces auteurs en viennent à soutenir que, dans le récit, c’est précisément la mère qui est absente, celle qui est à jamais perdue, qu’on ne possédera jamais, mais dont le texte garderait la trace. L’Éden devient la métaphore du ventre de la mère, dont par définition on doit sortir, un lieu ensuite à jamais interdit400. 398 A. Fodor, « The Fall of Man in the Book of Genesis », American Imago; a Psychoanalytic, Journal for the Arts and Sciences 11/2, 1954, 203-231, p. 228. 399 Kim Ian Parker « Mirror, mirror on the wall… », p. 26. 400 Certains auteurs ont proposé cette analogie, au point d’estimer par conséquent nécessaire la sortie du paradis, comme il est nécessaire à l’enfant de sortir du ventre de sa mère. On retrouve ce thème chez Hermann Gunkel, Genesis, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1910, p. 11-25 ; S. R. Driver The Book of Genesis. Westminster Commentaries. London, Metheum, 1911, p. 41-46 ; A. Fodor « The fall of Man in the Book of Genesis », American Imago 11 (1954) p 203-31 ; Alain Houziaux, « La gestation et expulsion d’Adam et Ève », Le mythe d’Adam et Ève, Paris, Cerf, 2013, p. 53. 163 4.5. Quand le féminin se conjugue à la marge En considérant la blessure de l’homme autrement que comme perte, les lectures féministes sur le versant de la psychanalyse rendent possible l’écriture du fait que la femme puisse être lue du côté du manque « incomblable »401, constitutif de l’être, soit sur ce qui, dans l’être, ne se referme pas. Sur ce versant, elle devient frontière : pas-tout homme. Au cours de nos recherches, nous avons repéré trois modalités qui permettent aux auteurs consultés de dire que la femme n’est pas-tout homme. Le premier mode met la femme à l’écart de la norme mâle/universel. Le deuxième place la femme du côté du tiers médiateur entre deux couples d’opposés, ce qui la place dans la position d’être le tiers monstrueux, l’anomalie. Enfin, le troisième mode inscrit la femme du côté de celle qui n’est pas-tout-homme, autrement dit, qui empêche la fermeture de l’universel : elle constitue une négation qui inscrit une ouverture, à lire du côté du en-plus. 4.5.1 La femme : comme un écart dans l’universel Le premier mode apparait comme une mise à l’écart de la norme homme/mâle. La question, reprise par plusieurs biblistes féministes, est de savoir si les traductions ont eu raison de traduire Adam par homme. Schüngel-Straumann montre que si cette traduction est impropre au sens littéral, elle ne l’est pas dans la mesure où le patriarcat ne fait pas de différence entre l’homme et l’espèce humaine : le patriarcat fait de l’homme la référence402. Dans la Grèce antique, que l’humain soit anthropos ou andhros/Άνδρος/homme était indifférent, note-t-elle, dans la mesure où la philosophie grecque ne reconnaissait qu’au mâle l’appellation d’anthropos 403. Pour Trible, cette lecture de l’Adam comme représentant de l’espèce humaine a été renforcée par le fait que la relecture du 401 Nous avons opté pour ce néologisme qui nous semble le plus adéquat pour rendre compte de ce comblement impossible. 402 Voir par exemple Wendy Martyna, « Beyond the "He/Man" Approach: The Case for Nonsexist Language », Signs 5/3, 1980, 482-493, p. 25-37, https://www.jstor.org/stable/3173588?seq=1#metadata_info_tab_contents (15/1/20120) ; Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 112-113. Quant à Milne, « What a feminist post-structuralist approach can establish is a change in the way we relate to and understand the Bible but it cannot rescue the Bible itself from patriarchy », Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of … », p. 146-172, p. 164. Voir aussi David J.A. Clines, What Does Eve Do To Help ? And Other Readerly Questions to the Old Testament, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1994, p. 40-41 ; Susan Lanser « Feminist criticism in the Garden », Semeia 41, 1988, p. 72 ; Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 98 et 102-104, en réference à Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 134-135. 403 Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 61. 164 premier récit de création s’est faite à partir du second récit de création, qui a légitimé la Tradition à faire de l’homme le représentant de l’humain fait à l’image de Dieu404. Cette relecture n’a fait, selon Schüngel-Straumann, que conforter les hommes à considérer la femme comme ne faisant pas partie du générique homme405. Lytta Basset, pour sa part, complète ce tableau en rappelant que la femme est mise à l’écart de la naissance du langage qui sert à « devenir maitre et possesseur du monde406 ». Pour elle, cela revient à lui refuser une existence à part entière 407 : la femme n’existerait qu’en fonction de l’homme, mais surtout, elle et sa parole n’auraient que peu de valeur pour le texte ou son rédacteur. Or, Basset remarque que c’est quand même bien sur la femme que la faute retombe, au point qu’elle a pu être accusée d’être le mal personnifié. Pour la théologienne, cette contradiction qu’on trouve dans les relectures tient au fait que la femme représente le lieu nécessaire de la relation et de l’altérité. Ce serait précisément en ce qu’elle est l’autre qu’elle dérangerait, ce qui amènerait les hommes à la dépeindre comme celle qui voit des mirages, comme une sensuelle et une jalouse qui ose prétendre à l’intelligence. C’est parce qu’elle ne correspondrait pas à ce qui en ferait un homme idéal, ajoute-t-elle, qu’elle ne rentrerait pas complètement dans « his-story »408. Selon cet axe de lecture, la femme n’est ni totalement étrangère à l’homme, ni totalement équivalente, ce qui fait écho à ce que Casay Miller et Kate Swift signalent. Au XIXe, des femmes 404 « God’s [image] is apparently only a human being in a full sense, namely a man », Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 61 ; mais aussi Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 98-102-104, ou Gale A. Yee, Poor Banished Children of Eve…, p. 69 par exemple. 405 Schüngel-Strauman rappelle que certaines interprétations rabbiniques confirment cette herméneutique en refusant à la femme d’être à l’image de Dieu, sinon avec ou à partir de l’homme, contrairement à l’homme qui l’est intrinsèquement. Elle ajoute que l’exégèse du Néotestamentaire a entretenu la même confusion, ce qui a pu nourrir une discrimination envers les femmes qui existait déjà dans le judaïsme ancien. Helen Schüngel-Straumann, « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3… », p. 61-64. 406 Lytta Basset, Le pardon originel, p. 211. Cf. aussi Adrienne Muniche va dans le même sens. En la nommant, l’homme la domine, puisque, pour elle comme pour d’autres, la nomination est le propre de la domination. (Adrienne Muniche, « Notorious signs, feminist criticism and literary tradition», G. Green et C. Kahn (dir.), Making a Difference, London, Routledge, 1985). 407 « Elle a le passé d’un autre (la côte), le présent d’un autre (de celui qui domine en elle, v.16), elle n’a aucun avenir propre. Même devant la mort, elle n’est pas une personne à part entière : sa mort est sous entendue⁠ ! ». Lytta Basset, Le pardon originel, p. 210. Pour Basset, c’est dû au fait que le rédacteur estime les femmes trop impures pour avoir une telle intimité avec le sacré⁠. 408 « Son histoire », celle de l’homme. Lytta Basset, Le pardon originel, p. 210. 165 ont essayé de faire valoir aux États-Unis que le terme men/hommes était générique, donc incluant les femmes. Elles se sont fait dire par la Cour suprême que « "men" (in some case) did not include women »409. Et dans le cas précis qu’elles rapportent, la cour locale avait stipulé que « "woman" was not a "person" ». En cela, ajoutent-elles, la cour rejoignait la Constitution des États-Unis, qui, à l’origine, excluait les femmes et certains hommes. Mais, ce faisant, ne mettent-elles pas en évidence un non-dit, qui pourtant fait consensus : l’homme serait troué, et c’est la femme qui représenterait ce qui manque ? C’est-à-dire que l’homme, en tant que métonymie de l’universel, est marqué d’une exception dont la femme est la représentante : la femme apparait comme différente, ce que le récit met aussi sur le versant de « l’autre ». 4.5.2 La femme, en tant que frontière, y compris comme tiers monstrueux Le deuxième mode de mise à la marge est lu en lien avec ce que deux sémioticiens, Edmond Leach et David Jobling, appellent des notions de couple d’opposés et de tiers médiateur410. C’est à partir de leur perspective et en s’appuyant sur leurs travaux que Pamela Milne estime que la femme occuperait dans le récit la place de l’anomalie 411 . Pour Leach, le mythe permet de visiter les problématiques humaines fondamentales, au nombre de deux. La première concerne la question de la vie et de la mort, la seconde, la régulation des relations sexuelles. À cet effet, le mythe serait organisé selon un système binaire qui fonctionnerait en opposition : « Myth is constantly setting up opposing categories » 412 . Milne explique brièvement que, pour fonctionner, ces couples d’oppositions nécessitent un tiers dont le rôle est de tenir une fonction de médiation entre les deux termes d’opposés. Selon Leach, l’opposition se produit entre inceste et exogamie. Pour lui, l’inceste est un produit de la sexualité et plus particulièrement de la loi de l’interdit de l’inceste : pour lui, cela s’explique parce que la loi de l’interdit de l’inceste a pour corollaire la loi de l’exogamie. Les deux 409 Casey Miller et Kate Swift, Words and Women, New York/Garden City, Doubleday/Anchor Press, 1976, p. 675. Edmund Leach, Genesis as Myth, and Other Essay Cape Edition, [1961] 1971; David Jobling, « The Myth Semantic of Genesis 2:4b-3:24 », Semeia 18, 1980. 41-59. 411 Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 153-155 ; Edmund Leach, Genesis as Myth, and Other Essay Cape Edition, 1971 [1961] ; David Jobling, « The Myth Semantic of Genesis 2:4b-3:24 », Semeia 18, 1980. 41-59. 412 Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 154, citant Edmund Leach, Genesis as Myth..., p. 8-9. 410 166 lois servent à réguler la sexualité des humains tout en assurant leur survie du point de vue de l’espèce. Or Leach estime qu’exogamie et inceste ne seraient pas régis par le couple d’opposés homme/femme, mais par ce qu’il appelle le couple nous/eux (our kind/different kind)413. Selon cette distinction, seules les relations sexuelles avec les femmes du type/our kind sont frappées d’interdit d’inceste. Selon cette logique, la femme occuperait à la fois la place du lieu interdit (dans le groupe) et la place de ce qui est autorisé (hors du groupe). Ici, il faut noter que ce qui rend possible le principe de permission/interdiction, c’est le couple fondamental eux/nous, qui placerait la femme en situation « d’être », ou « de n’être pas ». Cette orientation ne permet cependant pas à Leach de sortir de l’opposition homme/femme414. Cela n’est pas le cas de la position d’un autre sémioticien, David Joblings415 . Selon son hypothèse, c’est seulement une fois hors du jardin que l’humanité devient deux sexes et mortelle. Par conséquent, dans le jardin, le couple d’opposés homme/femme n’existerait pas, pas plus que n’existerait la femme en tant que l’autre sexe, et c’est sur cette méconnaissance que se fonderait le paradis perdu. Cet argument conduit Joblings à postuler que la femme occupe la place du tiers médiateur dans le couple d’opposés homme/animaux. Pour Milne, cette approche est importante : donner à la femme la place du tiers dans le couple d’opposés homme/animaux permettrait d’extraire le genre humain de cette dualité ravageuse. De plus, cette perspective mettrait en avant ce que la femme a de différent, à savoir qu’elle n’est pas « complètement humaine de la même manière » que les hommes le sont : « Genesis 2-3 serves precisely to make it possible to believe that women are not fully human in the same way that men are human »416. Est-ce à dire que, dans l’opposition homme-femme, la femme en vient à être associée à la fois au monstrueux, au sacré et au fabuleux, 413 Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 154, citant Edmund Leach, Genesis as Myth..., p. 10. En effet, comme le souligne Leach, le tiers monstrueux, sacré, autrement dit ce qui déborde du rationnel, prend dans le mythe la forme d’animaux fabuleux ou de dieux incarnés. Dans le mythe des origines, Leach estime donc qu’il y a bien un couple d’opposés homme/femme, car, si les premiers parents étaient du même type, alors leurs relations sexuelles seraient incestueuses, et il faudrait se demander qui serait l’autre type. Ici, on revient donc au couple d’opposés homme/femme dont le tiers médiateur est nécessairement le serpent qui occuperait la place des « creeping things » dont parle Gn 1:21 : « Dieu créa les grands serpents de mer et tous les êtres vivants qui glissent et qui grouillent dans les eaux selon leur espèce… » (BJ). 415 Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 161, reprenant David Jobling, « The Myth Semantic of Genesis 2:4b-3:24 », p. 26-29. 416 Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 165. 414 167 devenant du même coup un personnage mythique fabuleux417 ? Cela viendrait donner du poids à la remarque de Delphine Horvilleur, qui rappelle que « la sacralisation du féminin est toujours un prélude élégant à sa marginalisation sociale »418. Selon cette orientation, la femme n’occuperaitelle pas alors la place de l’élément monstrueux, sacré, qui serait comme la trace de ce que le texte essaye de cacher, et que la Vierge Marie ne ferait que réintroduire, si l’on suit Leach, pour qui introduire une « mère vierge » fait partie des éléments fabuleux du mythe ? Ainsi, Milne reprend les positions de Leach et Joblings en proposant de porter sur Ève un regard qui la déplace du rôle que la Tradition lui a attribué. Sa nouvelle place ne la situerait plus comme opposé, mais comme ce qui fait frontière, ce qui est à la marge. 4.5.3 L’inscription du féminin comme en-plus qui empêche la fermeture Le troisième mode concerne ce que la femme aurait en plus de l’homme. Cet axe a été développé notamment par deux psychanalystes, Balmary et Boer. Pour Balmary, la femme est la marque de l’incréé. Elle articule sa position en soutenant que Dieu a créé l’Adam à son image, en devenir comme lui, donc incréé, en tant qu’indistinct : il est « mâle et femelle » tant que la femme n’est pas créée 419 . Selon cette perspective, la femme représente la marque de cette création in-finie420. Elle est ce qui permet à l’homme d’être à l’image de Dieu, sur le mode d’une nécessaire incomplétude. Mais, en même temps, Balmary avance que la différence physique des sexes se lit en termes de « il y a ou il n’y a pas »421 un sexe visible. Pour elle, le sexe masculin ou féminin se détermine par l’affirmation ou la négation de l’attribut masculin. La négation est ce qui distingue la femme de l’homme : la femme est celle qui « ne l’a pas ». Mais, si c’est la négation qui sert de marqueur de la différence physique des sexes422, on peut se demander comment lire cette négation. 417 « Thus, myths are full of fabulous monsters, incarnate gods, virgin mother. This middle ground is abnormal, nonnatural, holy ». Pamela Milne, « The Patriarchal Stamp of Scripture… », p. 154, citant Edmund Leach, Genesis as Myth..., p. 11. 418 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, Paris, Grasset, 2013, p. 114. 419 Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, Paris, Grasset, 1993, p. 165. 420 C’est ce que nous soutenons dans notre mémoire de maîtrise (Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 43s). 421 Marie Balmary, La différence des sexes - Lecture d’un point de vue psychanalytique du récit biblique, Enseignement catholique.fr, 2005, https://enseignement-catholique.fr/wp-content/uploads/2016/09/marie-balmary-ladifference-des-sexes-lecture-d-un-point-de-vue-psychanalytique-du-recit-biblique.pdf (20/03/2019). 422 Pour elle, il y a d’abord un « il y a ou il n’y a pas » un sexe visible. Marie Balmary, La différence des sexes Lecture d’un point de vue psychanalytique du récit biblique. 168 Et, pour Balmary, loin d’être un signe de mépris/méprise envers les femmes, la négation est à lire comme le creuset de l’humain, car, « sans ce "ne… pas", pas de langage, pas d’identité, pas d’humanité »423. Boer va encore plus loin. Il note que le féminin est marqué par une lettre en plus, le h/ha de ishsha : ce quelque chose en plus la différencie de l’homme/ish. Il estime que cette trace, qui s’inscrit jusque dans le langage, démontre que la femme est l’exception constitutive de l’homme : « she is the constitutive exception of man himself »424, ce que confirme Daniel Sibony quand il note que le premier nom « humain » donné par l’homme est d’abord femme/ishsha, et non homme/ish425. Il n’y a donc pas d’« homme/ish » sans « femme/ishsha »426. Ici, l’exception semble se lire comme ce qui excède l’homme. Cette inscription ne serait pas à lire comme ce qui n’est pas pas-du-tout-homme, mais plutôt comme pas-tout homme, à la marge, et qui s’inscrit sur le mode du en-plus, du supplémentaire. Selon ces quatre caractéristiques – in-finie, en-plus, pas-tout et à la marge – la femme se situe en écart, comme une inscription en forme d’incomplétude qui ne peut se lire comme en-moins : sa caractéristique est de se situer sur ce qui déborde, sur le versant du supplémentaire. Une femme qui ne serait plus réductible à n’être qu’un objet ? 4.6. La femme comme faille entre perte, manque et désir Ces trois modalités d’approche nous permettent d’avancer que la majorité des auteurs qui cherchent à s’opposer à la Tradition et à sortir des sentiers battus abordent la femme comme l’autre de l’homme427. Ces recherches vont donc dans le sens de celles que nous avions faites lors de notre maîtrise428. Toutefois, les auteurs ne déploient pas de la même manière la question de la femme en 423 Marie Balmary, « Lire la différence des sexes ». Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 324-325. 425 « celle-ci sera appelée femme/, car elle fut tirée de l’homme/ish, celle-ci ! » (BJ, Gn 2:23), Daniel Sibony, L’autre incastrable : psychanalyse-écriture, Paris, Seuil. 1978, p. 124-125. 426 Merci à Bettina Bergo pour cette piste supplémentaire : « the retroaction (Nachträglichkeit) implicit in the heh by which Isha, and thus also Ish are first uttered. From the moment it is spoken, this (new) name suggests that man grasps himself firstly thanks to the "phenomenalization" of a being similar to, yet somehow different from, himself » (Bettina Bergo, « On Emmanuel Levinas’s "And God Created Woman" : Some Reading Notes », Conférence University of Chicago Divinity Scool, 28 fevrier 2017). 427 Par exemple, André Wénin, Marie Balmary, Walter Vogels, Phillis Trible. 428 Voir aussi Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 96. 424 169 tant qu’autre. Plusieurs, comme Walter Vogels, André Wénin ou Phillis Trible par exemple, notent qu’elle est un véritable secours pour l’homme429. Ils soulignent que, dans la Bible, le terme est surtout utilisé pour décrire la capacité de Dieu à venir en aide, à sauver. Rappelons qu’en Gn 2:18, Dieu voit que l’homme est seul, et il juge que cela n’est pas bon ; c’est à ce moment qu’Il décide de lui faire une aide. Pour Vogels, la femme jouerait le rôle d’un manque à combler 430 , que l’expression « ils ne forment qu’une seule chair », en Gn 2:25, viendrait attester. Il estime cependant que le manque est comblé, non pas comme on bouche un trou, mais plutôt comme ce qui permet la relation : « à la différence du début du récit, où être seul est synonyme de solitude, à la fin, être seul est relation. L’Humanité est complète quand elle forme communauté »431. Et même si, pour Vogels, « le lien conjugal »432 semble rester la plus haute représentation de la relation, il reste que la création de la femme permet la relation humaine et assure à l’homme de ne pas vivre seul. Pour empêcher de réduire la femme comme étant au service de l’homme, Trible insiste sur l’importance de l’expression « kénegdou/en face de ». Wénin appuie cette position : pour lui, cette expression implique que « dans la relation telle que Dieu la voit, l’un ne pourra être défini à partir de l’autre »433. Ainsi, ce que les hommes de la Tradition ont lu sur le mode de la hiérarchie et de la servitude, ces relectures le lisent en termes de relation et de différence. Selon ces lectures, la femme représente l’altérité434, l’autre de l’homme435. Pour Anna Piskorowski, le récit met en scène, avec la femme, la découverte du manque et de la différence, c’est-à-dire ce qui structure l’identité de l’individu en 429 Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, Québec, Bellarmin, 2000, p. 97 ; André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 72 ; Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 90. 430 « Pour combler le manque, Dieu passe à l’action » (Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 97). 431 Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 100 ; Voir aussi Lytta Basset. Mais pour elle, c’est en lien avec le problème du mal que « la création d’un autre devient indispensable : il est impossible de faire face tout-e seul-e ». Lytta Basset, Le pardon originel, p. 205. Elle ajoute p. 219 : « 432 Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 98. Lytta Basset n’adhère pas à cette idée, et elle suit en cela Westermann : « […] le mot habituel est le féminin‘ezrah et non ‘ezer : "ici la forme neutre ‘ézèr est utilisée délibérément", souligne C. Westermann, qui de ce fait refuse de donner la première place, dans ce texte, à la procréation ou à l’institution du mariage » (Lytta Basset, Le pardon originel, p. 219 citant Claude Westermann, Genesis, p. 227 et 234). 433 André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 72. 434 Phyllis Trible, God and the Rhetoric of sexuality, p. 74. Voir aussi notre mémoire de maîtrise, p. 105. 435 Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 117, traduisant la formule de Luce Irrigarray. Stratton ajoute qu’Irrigaray va même jusqu’à associer la femme à l’absence, la négativité, à une représentation extérieure à toute représentation, ce qui l’amène affirmer qu’elle échapperait au patriarcat. 170 lui permettant d’interagir avec le monde436. Basset suit aussi cette piste quand elle affirme que l’origine de la femme relève de l’inconnu en forme de béance : « Ce qui restera […] inconnu, c’est la blessure originelle, indispensable prélude à toute relation, à toute naissance d’altérité »437. La psychanalyste note ainsi le lien entre la béance et le mystère nécessaires au surgissement de la femme. Ainsi, selon ces commentaires, cette altérité ne saurait aboutir à une fusion de deux êtres438 : le manque réside précisément dans le fait qu’il ne se comble pas. Si Basset poursuit ainsi l’argument de Vogels, elle en montre la limite : la relation, et donc la femme, ne saurait combler le manque, car le manque, par définition, ne se comble pas. Parker ajoute que, si la femme peut représenter l’objet perdu, ce ne peut être qu’en tant qu’illusion, c’est-à-dire en tant qu’objet perdu qu’on ne pourrait pas retrouver439. Suivre cette idée d’une différence qui pose le manque comme incomblable permet de lire le manque comme le lieu d’une ouverture irréductible, ce que relève Jean Calloud, quand il note qu’en Gn 2:18, Dieu découvre qu’il n’est pas bon que l’homme soit « tout… seul »440. Basset complète l’idée en soulignant que, derrière l’idée du terme seul, on devrait lire que l’homme « était comme l’un »441, autrement dit, complet. Nous retenons de ces deux assertions l’idée que la femme se situe radicalement sur l’autre versant, celui de l’incomplétude, de l’ouverture, du côté de la négation du tout : « pas seul » « pas tout », ce que Paul Beauchamp résume sous cette expression lapidaire : 436 Anna Piskorowski, « In Search of the Father…», p. 318. Voir aussi Boer, pour qui cette maturité est symbolisée par la loi du Nom-du-père, Dieu, et l’arbre/phallus comme lieu du sens, du langage de la société et de la loi, mais aussi de l’absence, du manque (Roland Boer, « The Fantasy of Genesis », p. 310). Balmary ne tient pas exactement la même posture. Pour elle, « au commencement était la difficulté de devenir humain et d’en être heureux » (Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 268). 437 Lytta Basset, Le pardon originel, p. 204. 438 André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 72-84. 439 Kim Ian Parker, « Mirror, mirror on the wall… », p. 23. 440 Jean Calloud, « Pour une analyse sémiotique de la Genèse 1 à 3 », L. Derousseaux (dir.), La création dans l’ancien Orient, Congrès de l’ACFEB, Lilles 1985, Paris, Cerf 1987, p. 506. Calloud ajoute que la création ne progresse pas « par production de réalités aptes à remplir un vide, selon laquelle ici la femme répondrait au titre d’« objet » au manque diagnostiqué en l’homme ». Au contraire : « La femme vient neutraliser le risque de totalité et de complétude. Elle déclare à l’homme son manque et l’accompagne pour qu’il en vive », p. 506-507. Voir aussi Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 66.s et 96 ; ou Farid El Moujabber, « Posthumain, où es-tu ? La condition humaine entre manque et totalité », Théologiques 19/2, 2011, 189-207, https://id.erudit.org/iderudit/1024734ar. 441 Lytta Basset, Le pardon originel, p. 206 se référant au Midrach Rabba, Genèse Rabba, T.1, annoté par B. Maruani, Verdier, Lagrasse, 1987, p. 241. 171 « pas tout, pas sans un autre, pas avec le même »442. La femme se situe comme une différence irréductible : elle représente le manque comme condition fondamentale, en occupant une place à la marge : « pas tout-seul ». Ici, la femme ne représente pas uniquement ce qui manque et qu’on cherche à retrouver (donc quelque chose de perdu), mais bien le manque, en tant que ce qui ne se referme pas. Cette idée est aussi reprise par Christine Froula, mais cette fois à travers le poème de Milton qui revisite le texte de la Genèse443. Pour elle, l’Adam ne supporte pas la différence sexuelle auquel il est soumis, parce qu’elle marque le manque dont la femme est la représentante. Ainsi selon Froula, la femme représenterait ce qui déborde du patriarcat. L’eau dont parle Milton444, et dans laquelle Ève voit son image, serait un rappel des eaux maternelles, un rappel qui lui révélerait sa nature profonde de n’appartenir pas-toute au patriarcat 445 . Le poème révèlerait alors ce qu’il cherche à masquer, cette incomplétude de l’Adam, qui passe par le corps. 4.7. La femme, du manque au désir 4.7.1 De la perte au manque Ces lectures nous mettent sur la voie d’une représentation de la femme qui battrait en brèche l’illusion de complétude et le mythe de la partie manquante, en nous laissant entrevoir que la femme comme perte dissimulerait le réel du manque comme constitutif de l’être parlant dont la femme 442 Paul Beauchamp « La création des vivants et de la femme. Lecture allégorique de Gn 2:15-24 », Institut catholique de Paris Département des études bibliques (dir.), La vie de la Parole, de l’Ancien au Nouveau Testament. Études offertes à Pierre Grelot, Paris, Desclée 1987, 107-120, p. 109. Voir aussi Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 66. 443 Christine Froula, « When Eve Reads Milton : Undoing the Canonical Economy », Online Resources, Critical Inquiry 1984, 143-161, http://www.hu.mtu.edu/~rlstrick/rsvtxt/froula1.htm [Critical Inquiry 10/2, 1983, 321-347, https://www.jstor.org/stable/1343353] (12/05/2015). ; Milton, Paradise Lost Livre 4, Édition numérique New Art Library, http://www.paradiselost.org/ (19/11/2018). 444 « That day I oft remember, when from sleep / I first awak’t, and found my self repos’d / Under a shade of flours, much wondring where / And what I was, whence thither brought, and how. / Not distant far from thence a murmuring sound / Of waters issu’d from a Cave and spread / Into a liquid Plain, then stood unmov’d / Pure as th’ expanse of Heav’n; I thither went / With unexperienc’t thought, and laid me downe / On the green bank, to look into the cleer / Smooth Lake, that to me seemd another Skie ». Milton, Paradise Lost Livre 4, v. 449-459, http://www.paradiselost.org/ (19/11/2018). 445 Froula, « When Eve Reads Milton … », p. 148, en référence aux vers 451-459 de Milton. 172 serait la cause446. Elle en serait la cause à la fois comme objet et morceau du corps. Comme le remarque Parker, c’est en lien avec un objet du corps que le désir d’Adam émerge. Il surgirait du regard qu’il pose sur la femme : « Adam’s gaze at Eve, his mirror image, constitutes his desire »447. Ainsi, le manque est lié au corps en tant que corps sexué, et au langage en tant que ce qui fait de l’humain un corps parlant, ou comme le nomme Lacan, un parlêtre, un être parlant. De son côté, Balmary relève que l’entrée en scène du serpent initie un dialogue avec la femme tout en organisant le lieu de la relation qui permet une parole en je, qu’elle pose comme condition nécessaire pour mettre en jeu la dit-mention de la loi et du désir. L’interdit se double ainsi d’un dialogue qui fait circuler une parole : un « inter-dit ». Le dire du serpent vient inscrire entre l’homme et la femme un inter-dit rendu possible par la présence de la femme. Elle poursuit en affirmant que la relation ne peut exister qu’en tant que fondée par le manque : « La différence, c’est la relation ; le manque, c’est la possibilité de parler »448. Ce qui nous permet d’entendre que, ce que la sexualité vient diviser, la parole le redouble en posant l’inter-dit de l’arbre, à partir du manque dont la femme serait la marque, en tant que parlêtre. Or, lire le manque comme ce qui est et doit nécessairement rester comme incomblable conduit à le situer comme cause qui institue le désir. C’est ce que postule Jean-Daniel Causse : en partant de l’hypothèse lacanienne selon laquelle le manque est constitutif de l’humain, il montre que c’est l’interdit qui vient nouer le désir : « Désigner ce qu’il ne faut pas convoiter, c’est ouvrir la voie à un désir possible »449. En relisant Saint Paul, il montre le caractère « avènementiel » plus qu’événementiel d’une loi – la loi de l’interdit tel que le récit de la Gn le met en scène – qui « interdit ce qui est tout simplement impossible à l’humain »450. Autrement dit, selon lui, la fonction de la loi « réalise [paradoxalement] l’opération symbolique de la castration qui prive l’individu de 446 Kim Ian Parker « Mirror, mirror on the wall… », p. 25. Kim Ian Parker « Mirror, mirror on the wall… », p. 26. 448 Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 193. 449 Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort : où passe la frontière qui les distingue », Revue des sciences religieuses, 82/3 2008, 361-370, p. 364. 450 Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort : où passe la frontière qui les distingue », p. 365. 447 173 la puissance qu’il n’a pas »451. Ainsi, le désir désignerait ce qui est inatteignable, et auquel pour rien au monde on ne saurait renoncer tout à fait : l’interdit ferait surgir dans la parole le désir en tant que « ce que l’être humain rêve d’avoir et qu’il suppose détenu par Dieu » 452 . L’interdit viendrait par conséquent affirmer ainsi ce qui est impossible à l’humain, en renvoyant l’humain au manque qui le constitue. Le manque et la loi en tant qu’inter-dite, une loi qui se parle et dont l’effet est intimement lié au fait que l’humain parle, sont ainsi repérés comme les deux éléments qui instituent le désir. Dès lors, l’interdit est intimement lié au désir en ce qu’il signifierait : « ne cède pas sur le manque qui te constitue »453, ce qui, selon lui veut dire qu’il faut respecter le manque qui fait être. Or, n’est-ce pas la femme qui représente la part manquante, l’exception constitutive de l’homme ? Pour Patrick Avrane, le manque est compris comme une coupure. Il relève que la création d’Adam est le seul endroit dans la Bible où le mot façonner/wayitzer est écrit avec deux yod454. Selon lui, cela renvoie à une division, une déchirure déjà comprise dans la création de l’Adam, que la création d’Ève vient préciser en signifiant un impossible constitutif : L’essentiel est qu’une égalité, à l’image de Dieu, est impossible à l’homme, entre deux mêmes ce ne peut être que la guerre. La différence des sexes est donc une nécessité, mais accessoire dans la mesure où elle n’est pas à la hauteur de l’esprit.455 Ce que le Talmud pointe ainsi, selon Avrane, est que l’important ne se situe pas dans une différence qui permettrait la complémentarité, mais dans le fait qu’elle est la marque de « l’impossibilité d’une expérience fondatrice ultime »456. 451 Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort … », p. 365, citant Denis Vasse, Le temps du désir. Essai sur le corps et la parole, Paris, Seuil, 1969, p. 125. 452 Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort … », p. 365. 453 Jean-Daniel Causse, « Loi de vie et loi de mort… », p. 365, citant Jacques Lacan le Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 370. 454 Patrick Avrane souligne que le « y » de la translitération masque en fait un double yod en hébreu : way-yitzer. Patrick Avrane, « Née ou Faite ? », p. 5, Cartels constituants de l’analyse freudienne, http://www.cartelsconstituants.fr/medias/documents/6451.pdf (3/2/2015). 455 Patrick Avrane, « Née ou Faite ? », p. 5. 456 Patrick Avrane, « Née ou Faite ? », p. 5. 174 Balmary poursuit cette idée de la femme comme représentant le manque, mais en apportant un autre éclairage. Pour elle, la condition d’être parlant passe par le corps en tant que sexuel, et c’est en tant que troué que le corps est au cœur de la création. Balmary estime en effet que respecter l’interdit, c’est accepter de ne pas avoir tout. Et c’est la femme qui n’a pas tout, « puisque le féminin, dans la logique de l’avoir, c’est le sexe qui manque de sexe […]. Elle est le sexe invisible, le pôle négatif du phallus »457. Cela justifierait selon elle que le serpent s’adresse à elle, puisque, par sa forme, il représenterait ce que seul l’homme détient. Ce serait donc en référence au sexe de l’homme que Balmary comprendrait l’interdit, comme une loi qui priverait la femme de ce qu’elle n’a pas : « si elle obéit à Dieu, elle n’aura rien et ne sera rien »458. Or, du côté de l’être, Balmary avance que « lorsque la valeur n’est pas la relation mais le phallus, qu’est-ce que la femme ? Rien ou à peu près, ou si peu »459. Mais que représente le rien ici, sinon le manque ? Car, si, sur le versant imaginaire – le pénis – la femme, en effet, n’a rien, en est-il de même sur le versant symbolique – le phallus460 ? Quelle valeur donner au rien sur le plan symbolique, sinon la valeur du manque ? Autrement dit, non seulement a femme est la métaphore du manque, mais elle-même est manquante. 4.7.2 Milton : la femme comme ouverture au manque, creuset du désir du sujet L’hypothèse du manque comme dimension constitutive du féminin n’est cependant pas une dimension complètement nouvelle, ni récente. En effet, nos recherches permettent de montrer que nous retrouvons la trace de cette idée chez un homme du 17e siècle. Dans son poème Paradise Lost, John Milton revisite le récit de la Genèse en lui imprimant un certain nombre des nuances. La nouveauté, comme le souligne Stephen Greenblatt, est que Milton « ait reconnu qu’[Ève] posait un problème fondamental et insoluble »461. Mais lequel ? de n’être pas objet, mais sujet de désir ? 457 Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 193. Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 199. 459 Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 199. 460 Pour rappel, Freud fait une distinction entre le pénis et le phallus, que Lacan permet de cerner : le pénis est à mettre en rapport avec l’organe physique de l’homme, alors que le phallus relève du symbolique, d’où la distinction entre pénis et phallus dont les termes ne renvoient pas aux mêmes contenus. 461 Stephen Greenblatt, Adam et Ève, p. 250-251. 458 175 Nous nous sommes attardée sur le passage qui met Ève au premier plan, quand elle évalue si elle devrait ou non manger de l’arbre, et le partager ou non avec son homme : […] But to Adam in what sort / Shall I appeer ? shall I to him make known / As yet my change, and give him to partake / Full happiness with mee, or rather not, / But keep the odds of Knowledge in my power / Without Copartner ? so to add what wants / In Femal Sex, the more to draw his Love, / And render me more equal, and perhaps, / A thing not undesireable, somtime / Superior : for inferior who is free? / This may be well : but what if God have seen / And Death ensue ? then I shall be no more, / And Adam wedded to another Eve, / Shall live with her enjoying, I extinct; / A death to think. Confirm’d then I resolve, / Adam shall share with me in bliss or woe : / So dear I love him, that with him all deaths / I could endure, without him live no life.462 Dans ce passage, Milton montre clairement que le désir d’Ève est soutenu par la question du manque : la femme perçoit que son homme et elle y sont soumis. Sous la plume du poète, la femme comprend bien que garder pour elle le fruit lui permettrait d’ajouter à son sexe ce qu’il désire, autrement dit, d’ajouter ce qui lui manque : « so to add what wants in Femal Sex ». Chateaubriand, au 19e, traduit très finement cela par « afin d’ajouter à la femme ce qui lui manque » : Mais de quelle manière paraîtrai-je devant Adam ? Lui ferai-je connaître à présent mon changement ? Lui donnerai-je en partage ma pleine félicité, ou plutôt non ? Garderai-je les avantages de la science en mon pouvoir, sans copartenaire, afin d’ajouter à la femme ce qui lui manque, pour attirer d’autant plus l’amour d’Adam, pour me rendre plus égale à lui, et peut-être (chose désirable) quelquefois supérieure ? Car inférieur, qui est libre ? Ceci peut bien être... Mais quoi ? si Dieu a vu ? si la mort doit s’ensuivre ? Alors je ne serai plus, et Adam, marié à une autre Ève, vivra en joie avec elle, moi éteinte : le penser ; c’est mourir ! Confirmée dans ma résolution, je me décide : Adam partagera avec moi le bonheur ou la misère. Je l’aime si tendrement qu’avec lui je puis souffrir toutes les morts : vivre sans lui n’est pas la vie.463 Ce que la femme désire/wants 464 , chez Milton, devient ce qui lui manque sous la plume de Chateaubriand. La traduction de Chateaubriand vient mettre à nu la question du manque dans la dialectique du désir de la femme que Milton met en jeu. Le choix d’Ève pose la question de l’amour 462 Milton, Paradise Lost, Livre 9, v. 816-833 (texte en anglais de l’époque). C’est nous qui soulignons. Milton, Le paradis perdu de Milton, traduction de François-René de Chateaubriand, Paris, Renault & Cie, 1861, p. 173-174, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5452523p/f10.image (3/2/2015). C’est nous qui soulignons. 464 Le verbe want peut tout à la fois désigner le désir « What do you want » et le manque : « This shirt wants a button », selon le Dictionnaire Roberts et Collins, 5ème ed., 2000, p. 2033. 463 176 dans son rapport au désir465, au manque et à l’autre, et donc en lien aussi avec la parole et le sexuel, qui fait effet de coupure466. L’Ève de Milton est un sujet désirant, une femme sujet de son désir. Or, cette Ève décide que cette relation sera fondée non pas sur le pouvoir, non pas sur ce qui sépare, mais sur le partage et l’amour, ce que Dan Vogel relève aussi467 . Il note, comme des féministes vont aussi le relever bien plus tard, que le poète, dans une écriture qui le rend étrangement moderne, la dote d’une capacité de réflexion et de décision. Mais surtout, il met en scène une Ève dont le désir n’est pas d’abord de s’accaparer la connaissance, mais bien de la partager468. Au lieu de garder pour elle ce qu’elle pense que l’arbre est en mesure de combler chez elle, elle veut que l’Adam aussi connaisse cette félicité. C’est à partir de cette décision que l’Ève de Milton ira au bout de son désir, quels qu’en soient les risques et conséquences. Ici, la connaissance a donc à voir avec une certaine forme de jouissance qui n’est pas du côté de l’objet, mais du côté de l’autre et de l’amour. Or, comme le souligne Chateaubriand, il faut du manque pour que cela advienne, parce que c’est le manque qui fait vivre. Ainsi, Milton et Chateaubriand nous mettent sur la piste d’une Ève métaphore du manque469 , pas-toute du côté de l’universel masculin, un parlêtre mû par le désir et l’amour, qui renvoie à la question d’une éthique du sujet qui vient subvertir la morale religieuse. 4.8. Conclusion Les commentaires étudiés ouvrent le récit à des lectures qui ne placeraient plus tant la femme en sous-catégorie, ni en opposée, mais du côté de ce qui ne se réduit pas, de ce qui fait frontière, de ce qui déborde. Leurs discours laissent entendre, y compris malgré eux, qu’elle se situe sur le 465 Cf aussi Stephen Greenblatt, Adam et Ève, p. 252. Pour montrer à quel point parole et sexe sont indissociables chez l’humain en tant qu’être parlant, Sublon parle même de la parole qui « sexionne et fait aller le monde » (Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 225). 467 Dan Vogel, Eve -The First Feminist : John Milton’s Midrash on Genesis 3:6, 2012, https://www.semanticscholar.org/paper/Eve-The-First-Feminist%3A-John-Milton's-Midrash-onVogel/16950585774bf4835887343e918b0c4ad7cff090 (15/1/2020). 468 Ce désir du partage place la relecture de Milton à l’opposé de celle d’Augustin, par exemple, pour qui c’est l’homme qui, par amour, prend l’initiative de manger du fruit pour ne pas laisser Ève seule dans le péché (Cf. chapitre 2, point 2.1.2 de cette thèse. 469 Même si, d’après Greenblatt, cela échapperait à Milton : « Il imagine plutôt que la femme semble moins perturbée que l’homme par le sentiment d’une imperfection innée, qu’elle ne ressent pas le même manque » (Stephen Greenblatt, Adam et Ève, p. 253). 466 177 versant de ce qui reste voilé, de ce dont on ne fait jamais le tour, voire de ce qui ne se dit qu’à la forme négative, du côté de l’apophatique, ou de l’impossible. Elle représente l’anomalie, ce qui ne se représente pas, et qui n’est pas sans inquiéter. Cette question de l’inquiétante étrangeté peut être rapprochée de l’argument que présente Mieke Bal, pour qui la séparation entre le corps et l’âme est une invention de l’homme qui a pesé sur sa destinée470. Selon cette auteure, l’homme, insatisfait de lui-même, dégoûté de lui et de son corps, a essayé de le séparer de lui-même. Mais comme cela ne peut fonctionner, il a semblé plus facile de faire de la femme la métonymie de ce corps séduisant et de l’âme corrompue, ce à quoi l’homme voudrait ne pas être confronté. Ainsi, ce qui ressort avec encore plus d’acuité dans ce chapitre présentant un état de la question, c’est que la femme dérange. Tant qu’on a préféré ne pas tenir compte de la femme en tant que singularité dans le récit, on a pu croire qu’elle était la cause de la perte de l’homme, qu’elle était ignorante et qu’il était possible de la contenir pour ne pas qu’elle dérange. Il a fallu de nouveaux regards sur le texte pour entrouvrir la porte à des lectures capables d’entendre et de prendre en compte les a priori de la Tradition. Les recherches, analyses, commentaire des auteurs consultés, hommes et femmes, ont permis de montrer comment le récit, en voulant cacher ce qui, de la femme, constituait une différence vitale, est devenu le lieu d’une insoutenable question censurée par nombre d’auteurs de la Tradition. Il aura fallu les auteures féministes pour que la femme soit valorisée et qu’une brèche puisse s’ouvrir. Il aura fallu des hommes et des femmes qui lisent autrement le récit pour montrer qu’on peut lire le lieu du féminin comme un lieu associé au tiers, à l’anomalie, ce qui vient souligner la part du manque constitutif que la femme représente, et que c’est bien en tant qu’elle représente celle qui manque et qui est manquante que l’insoutenable surgit. L’insoutenable, c’est que la femme du récit n’en finisse pas de faire effet à la marge, à la fois comme la séductrice, comme celle qui a fait entrer la mort dans le monde, comme l’autre de l’homme, mais aussi comme sujet désirant qui dérange l’ordre patriarcal, autrement dit l’ordre de Dieu. Les lectures montrent qu’Ève est aussi le lieu de ce qui déborde du maîtrisable, du connu, du 470 Mieke Bal, « Sexuality, Sin and Sorrow… », p. 112. 178 raisonnable, même du trivial, du vertige, ce qui en fait aussi un parfait bouc émissaire, ce que le rôle de tiers permet, voire suscite. Est-ce parce qu’elle représente ce qui est familier, mais aussi étranger ? Quelque chose de dérangeant, mais qui pourtant existe comme réel, qu’on sait différent, mais dont ne veut cependant rien savoir ? Et cela se joue en lien avec son sexe. Son sexe dérange tellement que les hommes n’en finissent pas de le contrôler, l’abîmer, l’écarter, l’ignorer, pour mieux en jouir, comme le montre Diane Ducruet dans son livre La chair interdite471. Le titre est bien choisi, car à qui ce sexe est-il interdit, si ce n’est à la femme elle-même ? Ce qui est interdit, alors, est-ce la connaissance ? Cela n’indique-t-il pas que la Tradition a plutôt lu l’interdit de la connaissance comme inter-dit de la connaissance du sexe de la femme, c’est-à-dire dont il ne faudrait pas que la femme jouisse ? Si les voix féminines ont dénoncé cette insistance, les commentaires étudiés montrent aussi que la femme se situe en tant que lieu d’ouvertures, comme celle qu’on ne circonscrit pas : différence irréductible, béance inquiétante. Béance d’où du sujet pourrait surgir ? 471 Diane Ducruet, La Chair interdite, Paris, Alban Michel, 2014. 179 180 Deuxième Partie La faille Chair interdite depuis la naissance de la civilisation, le sexe des femmes […] a dicté ses lois et ses désirs à l’histoire de l’humanité, quand bien même certains hommes, certaines politiques ou religions tentaient de lui prescrire leurs volontés, leurs fantasmes, leurs interdits. Diane Ducruet472 Notre première partie fait ressortir que, jusqu’au XXe siècle, c’est principalement en contexte masculin et chrétien et à la lumière de la doctrine du péché originel que le texte de Gn 3 a été relu et interprété. Et, selon cette logique, la femme y apparaissait principalement comme la grande tentatrice dotée de cet étrange pouvoir de provoquer la perte de l’homme. Cet axe d’interprétation était soutenu et soutenable par le biais d’une réalité culturelle, sociale empreinte de machisme qui affirmait la sous-mission des femmes aux hommes. Il aura fallu que des femmes s’approprient le texte de Gn 3, en le relisant, non plus seulement en regard d’une doctrine théologique, celle du péché originel, mais en fonction de leurs propres réalités de femmes, pour que leurs recherches montrent le féminin sous un autre angle. Grâce à leurs recherches, le récit peut apparaitre comme faisant partie du mouvement de libération des femmes, sous la forme d’un lieu d’affirmation, qui prend la forme de ce que nous avons appelé une « d-énonciation ». Leur d-énonciation s’est articulée selon un double mouvement : un mouvement de dénonciation du patriarcat et de sa structure ostracisante pour des femmes, et un mouvement d’énonciation, une parole de femme qui assume sa part subjective. Mettre des mots sur leur condition de femme, sur leur « être-femme », 472 Blog Parlons plaisir féminin, « La chair interdite », https://www.parlonsplaisirfeminin.com/la-chair-interdite/ (10/9/2019), reprenant un extrait du livre de Diane Ducruet, La Chair interdite. 181 sur leur propre question identitaire en lien avec le texte de Gn 3 leur a permis de mettre en relief le lien qui les unit à celle qui apparait comme autre, comme altérité radicale. Elles ont pu repérer et soutenir que c’est parce que cette différence structurelle est inscrite dans leur corps, qu’elles ont longtemps pu être considérées de moindre valeur. Suivre de près ce mouvement nous a permis de relever une première boucle de rétroaction liée au postulat androcentrique. Les chercheuses issues des courants féministes ont souligné que le discours dominant culturel androcentrique et le discours théologique du péché originel ont conduit des hommes à relire et à interpréter le texte de Gn 3 en faisant tenir à la femme le rôle de la sorcière, du serpent, de la « putain » à sous-mettre. Cette première boucle de rétroaction en a produit une seconde. Le regard des hommes sur Ève, mais aussi les mots dits pour la diminuer, ont eu un effet sur les femmes elles-mêmes : traitées comme secondes, elles ont longtemps été exclues de la vie collective et politique, au point que des hommes ont pu les croire stupides en les maintenant ignorantes. Mais peut-être est-ce que, contrairement au vouloir de ces messieurs, et comme l’histoire le montre, « la femme », ça déborde, ça dé-range, ça ne se gère pas si bien que cela. C’est tellement vrai que des femmes ont osé relire le récit de Gn 3 comme femmes, en dérangeant ce que la Tradition en disait. Or, en dérangeant l’ordre herméneutique établi, elles ont apporté du nouveau, alimenté par le travail de plusieurs psychanalystes, produisant une troisième boucle de rétroaction. Leur relecture du récit fait ressortir le lien qui unit la femme au manque et à la négation, ce qui, en retour, nous amène à postuler que la femme du récit représente ce qu’il ne faudrait pas qu’il soit : la faiblesse, la tentation, la concupiscence, la perte, la sorcière. Elle est ce qui ne devrait pas être, à la fois une faille dans le monde de l’universel masculin et une faille dans le récit. N’est-ce pas précisément cette faille qui empêche qu’on puisse refermer le récit sur un sens qui viendrait en clore la recherche d’articulation signifiante ? Cette hypothèse va nous conduire, dans cette seconde partie, à continuer de porter attention au texte de Gn 3, mais cette fois, en le situant dans son propre contexte de narration, qui inclut Gn 2 et Gn 4. Cette orientation permettra à notre relecture discursive de se recentrer sur la figure d’Ève et de son parcours singulier dans une logique qui prendra en compte les avancées de la recherche. Ainsi, le chapitre 5 présente une analyse discursive du récit d’Ève. Il a pour objectif de mettre en exergue les différentes représentations que la femme occupe dans le récit. Cette analyse discursive 182 est supportée par une traduction personnelle du récit de Gn 3, dont Ève est le personnage principal, bordé en amont par ce qui l’introduit, une partie de Gn 2, et en aval par ce qui raconte sa destinée, que nous avons restreint à trois versets de Gn 4 (v. 1-2 et 25). Ce travail permettra de montrer que le texte de Gn 3 peut ouvrir la voie à une éthique du sujet femme. Cette éthique ne peut se lire uniquement sous le versant d’un universel. Elle ne peut pas plus s’exclure du maternel sous son angle le plus intime : l’expérience de la maternité telle que chaque femme a à le vivre. Le maternel, pour une femme-sujet, est un lieu de création avant d’être un lieu de reproduction. C’est à partir de ce lieu de création, qui passe nécessairement par sa parole, qu’une femme peut se dire et se vivre sujet femme effet-mère, soit une femme qui choisit d’être mère sans s’y réduire. Le récit montre que, s’il a fallu une parole de Dieu pour créer l’homme et la femme, il faut une parole de femme pour créer l’effet-mère, une maternité assumée qui reste sur le versant du pas-tout, du hors-champ de l’universel masculin. Car l’effet-mère, c’est aussi quand on rend la femme éphémère, non sans ravage. Il y a le ravage que provoque la maternité quand on veut y réduite la femme, comme le ravage la touche quand on veut faire la disparaitre comme femme. Or, c’est bien ce qui arrive après Gn 5 : la femme disparait. Sur ce versant, on peut dire qu’Ève aura été éphémère. Et pourtant : si elle disparait du texte, elle ne disparait pas pour autant de la vie des hommes. Elle reste, telle une rivière souterraine dont la Tradition a fait son lit, un lit ravageur pour les femmes. Ce premier temps d’analyse nous conduira au chapitre 6. Nous montrerons que le fait de relire Gn 2-5 « comme un rêve » est propice à suivre de près la chaine signifiante propre au récit et aux associations qui le composent. Cela nous permettra aussi d’approfondir les effets d’une relecture qui prend en compte le désir, non plus à partir de l’objet, mais du sujet. Ce sera l’occasion de faire ressortir que, si « l’adam »473 a été chassé du paradis, ce n’est pas tant pour avoir désiré, mais pour avoir consommé le fruit défendu. En effet, la doctrine du péché originel a produit une boucle de rétroaction qui a orienté une lecture du désir comme un péché de convoitise, de concupiscence, nécessairement mauvais aux yeux de la morale religieuse. En insistant sur l’objet, 473 Nous avons montré que l’adam est à la fois le terme générique pour dire l’humain, et le nom du premier homme. Aussi, à moins d’avoir besoin de parler d’« Adam » comme homme, individu, nous laisserons le terme générique tel que le récit l’emploie – l’adam –, contrairement à ce que nous avons fait dans la première partie, dans laquelle nous avons davantage tenu compte de la façon dont les auteurs en parlaient. 183 qu’il soit convoité ou perdu, la Tradition a perdu de vue le rapport au manque, et à quel point il est étroitement lié à la femme et au désir. De là, nous pourrons montrer qu’une fois sorti d’une logique de convoitise et d’objet, on peut, en passant par la notion de sujet-cause du désir, prendre en compte la place de la femme en tant que sujet parlant et désirant, un sujet de désir singulier, un sujet pris dans son rapport au désir inconscient. À partir de ce travail, nous pourrons montrer au chapitre 7 pourquoi la femme dérange. Nous commencerons par voir comment elle ne rentre pas-toute dans l’universel masculin. Nous montrerons ensuite en quoi le fait de la dire et la désirer « faille » lui permet d’accéder à sa dimension de sujet de désir. Nous pourrons alors revisiter l’effet que la femme « dit-faille » suscite, tant sur les hommes que sur l’être femme, dont la honte n’est pas le moindre, ce qui nous amènera à voir comment la femme y répond, en tant que sujet. Finalement, le chapitre 8 se présentera comme le fruit des trois précédents chapitres. Nous serons en mesure de cerner que la femme, parce qu’elle est manquante, réalise le désir de Dieu, et que c’est à partir de ce réel que la femme peut devenir sujet désirant : un sujet désirant qui, parce qu’il est touché par une jouissance Autre, ne cesse de déborder de ce qui est attendu d’elle. Mais si elle déborde de ce qui est attendu d’elle, qu’en est-il de son désir ? Gn 4 nous permettra de cerner de près ce que cela fait, pour une femme, de se désirer mère, de vivre sa maternité de l’intérieur, en sujet, en lien avec le fait que, pour un sujet femme, la limite, y compris la limite ultime de la mort, ne tient pas, en raison même d’être manquante et organisée par la maternité. 184 5 La première femme : dévoiler la faille « C’est Elle, Elle avec un grand E, Elle, Ève, qui a parlé la première ». Jacques Lacan474 5.0. Introduction Nous allons proposer dans ce chapitre notre propre relecture discursive du récit à partir du personnage femme : Ève. Ce travail émerge à la lumière de ce que nous avons lu et analysé dans la première partie de cette thèse. Pour cette raison, une herméneutique qui reposerait sur une exégèse ne suffirait pas pour rendre compte de l’effet qu’une relecture discursive permet de réaliser, ni pour prendre en compte le fait que la femme dérange. Car la femme dérange le plan de Dieu en mangeant du fruit défendu. Elle apparait comme ce qui, dans le récit, résiste à toute fermeture : elle vient empêcher de refermer le texte sur un sens qui ferait le tour du récit comme de la femme, du féminin. C’est donc sur ce postulat que ce travail d’analyse discursive est construit, à partir de la femme comme axe central. Gn 3 place en effet Ève comme le personnage principal, ce qu’un certain nombre d’indices textuels confirment. Sur les vingt-quatre versets, dix-sept la concernent directement, avant Dieu, l’adam et le serpent. Le champ lexical de la femme, si on y inclut la maternité, est le second plus important, juste après celui du verbe manger. C’est à elle que le serpent s’adresse, et elle est la première à transgresser. Elle est placée par Dieu au cœur de la filiation et 474 Jacques Lacan, « De James Joyce comme symptôme » conférence inédite du 6 janvier 1972 présentée par Henri Brévière dans la revue Le croquant 28, 2000 (Version corrigée parue en 2012 sur le site de Patrick Vallas), http://www.valas.fr/Jacques-Lacan-de-James-Joyce-comme-symptome%2c306 (20/06/2018). 185 de la relation homme-femme, au point d’être érigée mère du vivant par l’adam. C’est exclusivement avec elle que se joue la question du désir. Mais Gn 3 n’existe pas tout seul. Le texte a un prologue qui relate la création de la femme, et un épilogue qui raconte la suite de la vie d’Ève, comme femme et comme mère. Le texte de Gn 3 sera donc encadré en amont de Gn 2, et de Gn 4 en aval. Mais, parce que notre objectif est de nous concentrer sur la femme du récit, nous ne prendrons de ces deux chapitres que ce qui la concerne directement. Ainsi, le prologue ne comprend que les versets 8-9 et 16-23 de Gn 2, alors que l’épilogue se restreint aux versets 1-2 et 25 de Gn 4. Notre analyse permettra de montrer que, si les hommes ont lu la béance comme perte originelle, c’est pour cacher le manque incomblable que la femme représente, et qu’il ne faudrait pas qu’elle soit. À partir de cette notion de manque, la femme du récit prend un relief singulier, sous la forme de représentations qui ne s’emboitent pas, mais qui la situent sous différents angles. Elle est le sexe impossible parce que manquant, source d’une inquiétante étrangeté, dont on peut alors comprendre pourquoi la Tradition n’a eu de cesse de recouvrir Ève sous Marie, pur réceptacle sans sexualité ni jouissance. Mais ce faisant, la Tradition n’a fait que remplacer un insoutenable par un impossible, pour que précisément, du désir de la femme et de sa jouissance, on n’en veuille rien savoir, sinon pour la condamner. En recouvrant Ève par Marie, la Tradition a aussi recouvert ce qui, de la femme, ne s’appréhende pas comme un homme, ce qu’ont apporté les féministes et des psychanalystes en ouvrant la femme à une dimension d’individu, mais aussi de sujet dont l’éthique ne s’accorde pas avec la morale religieuse. 5.1. Le récit d’Ève Pour être en mesure d’effectuer notre analyse discursive, nous commencerons par faire la traduction du texte dont la femme est le centre. Cette traduction est faite à partir du texte massorétique475, immédiatement suivie d’un certain nombre de précisions textuelles destinées à éclairer certains choix de traduction. 475 Parler de texte massorétique renvoie au texte écrit par les massorètes, juifs du début de notre ère. Nous avons repris le texte de Bible Works. 186 5.1.1 Prologue : de la création de la femme comme manque (Gn 2:8-9 et 16-23) Sauf exception, les notes de traductions qui sont importantes pour la suite de cette thèse se trouvent à la fin de cette section. En ce qui concerne les éléments de traduction de Gn 2 qui ne concernent pas spécifiquement la femme, nous renvoyons à notre mémoire de maîtrise476. 2:8 ~d<Q<+mi !d<[eÞB.-!G: ~yhi²l{a/ hw"ôhy> [J;úYIw Yhwh Dieu plante un jardin en Eden, vers l’est. il place là l’adam qu’il a modelé. `rc")y" rv<ïa ~d"Þa'h'(-ta, ~v'ê ~f,Y"åw: 9 #[e²-lK hm'êd"a]h'ä-!mi ‘~yhil{a/ hw"Ühy> xm;úc.Y:w: Yhwh Dieu fait en sorte que surgisse de la terre tout arbre Désirable/nekhmad1 à la vue et bon comme nourriture, lk'_a]m;l. bAjåw> ha,Þr>m;l. dm'îx.n< et l’arbre de la vie au milieu du jardin, !G"ëh; %AtåB. ‘~yYIx;h;( #[eÛw> et l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais. `[r"(w" bAjï t[;D:Þh; #[e§w […] […] 16 rmo=ale ~d"Þa'h'(-l[; ~yhiêl{a/ hw"åhy> ‘wc;y>w Yhwh Dieu ordre-donne2 à l’adam en disant : De tous les arbres du jardin, tu peux manger à satiété `lke(aTo lkoïa' !G"ßh;-#[e( lKoïmi 17 WNM,_mi lk;Þato al{ï [r"êw" bAjå ‘t[;D:’ #[eªmeW WNM,Þmi ^ïl.k'a] ~Ay°B. yKiª Mais de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais tu n’en mangeras pas, car du jour où tu en mangeras tu mourras, mortellement marqué3. `tWm)T' tAm 18 ~yhiêl{a/ hw"åhy> ‘rm,aYO’w AD+b;l. ~d"Þa'h'( tAyðh/ bAj±-al{ `AD*g>n<K. rz<[Eß ALï-Hf,[/a,( Yhwh Dieu dit : Il n’est pas bon que l’adam soit pour lui-même. Il faut que je lui fasse477 une aide en face de lui4. 476 Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25. Cette traduction permet de faire ressortir le cohortatif (En hébreu. Ce temps marque un ordre à la première personne) et son implication dans l’engagement que Dieu se donne. À noter que c’est le seul cohortatif du chapitre, ce qui permet de renforcer l’importance de revêt pour Dieu ce choix. (Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25. 477 187 // hm'ªd"a]h'(-!mi ~yhiøl{a/ hw"“hy> •rc,YIw: 19 Yhwh Dieu modèle avec le sol toutes les bêtes sauvages et tout ce qui vole dans le ciel ~yIm;êV'h; @A[å-lK' ‘taew> ‘hd<F'h; tY:Üx;-lK' ~d"êa'h'ä-la, ‘abeY"w:; et il fait en sorte qu’ils viennent vers l’adam pour voir tAaßr>li comment il les appelera pour lui, Al=-ar"q.YI-hm; afin que tout ce que l’adam clame ~d"²a'h'( Alô-ar"q.yI rv,’a] lkow> devienne le nom de chaque être vivant `Am*v. aWhï hY"ßx; vp,n< // ‘hm'heB.h;-lk'l tAmªve ~d"øa'h'( ar"’q.YIw: 20 hd<_F'h; tY:åx; lkoßl.W. ~yIm;êV'h; @A[ål.W L’adam clame les noms de chaque animal volant dans les cieux, et de chaque animal vivant dans les champs. Mais l’adam ne trouve aucune aide en face de lui. `AD*g>n<K. rz<[Eß ac'îm'-al{) ~d"§a'l.W 21 ~d"Þa'h'-l[; hm'²DEr>T; Ÿ~yhiól{a/ hw"“hy> •lPeY:w: !v"+yYIw: Yhwh Dieu fait en sorte qu’un profond sommeil tombe sur l’adam. Il s’endort. Il prend de son côté5 wyt'ê[ol.C;mi ‘tx;a; xQ;ªYIw: et ferme la chair à la place de celle-ci. `hN"T<)x.T; rf"ßB' rGOðs.YIw 22 [l'²Ceh;-ta,( Ÿ~yhiól{a/ hw"“hy> •!b,YIw: Yhwh Dieu construit à partir du côté – qu’il avait pris de l’adam –, ~d"Þa'h'(-!mi xq:ïl'-rv,a] une femme6 hV'_ail. et il fait en sorte qu’elle vienne vers l’adam. `~d"(a'h'(-la, h'a,Þbiy>w: 23 è~d"a'h'¥ érm,aYOw ~[;P;ªh; tazOæ ym;êc'[]me( ~c,[, yrI+f'B.mi rf"ßb'W hV'êai arEäQ'yI ‘tazOl. L’adam dit : celle-là, cette fois os de mes os et chair de ma chair. Celle-là sera proclamée femme parce que de l’homme celle-là a été tirée. `taZO*-hx'q\lu( vyaiÞme yKiî 188 24 AM=ai-ta,w> wybiÞa'-ta vyaiê-bz"[]y:¥ ‘!Ke-l[ ATêv.aiB. qb;äd"w> C’est pour cela qu’un homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme pour qu’ils deviennent une seule chair `dx'(a, rf"ïb'l. Wyàh'w> 25 AT=v.aiw> ~d"Þa'h'( ~yMiêWr[] ‘~h,ynEv. WyÝh.YI)w: Tous les deux sont nus, l’adam et sa femme, et ils n’ont pas honte l’un envers l’autre. `Wvv'(Bot.yI al{ßw> 5.1.2 Ève : une femme-sujet de désir (Gn 3) 3.1 hd<êF'h; tY:åx; ‘lKomi ~Wrê[' hy"åh' ‘vx'N"h;w> Cependant, le serpent était devenu rusé parmi tout le vivant des champs que Yhwh Dieu avait fait. ~yhi_l{a/ hw"åhy> hf'Þ[' rv,îa] Il dit à la femme : hV'êaih'ä-la, ‘rm,aYO“w: Ainsi, dieu7 a dit : ~yhiêl{a/ rm;äa'-yKi( @a;… « Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ». `!G")h; #[eî lKoßmi Wlêk.ato) al{å 2 vx'_N"h;-la hV'Þaih'( rm,aToïw: La femme dit au serpent : Du fruit de tous les arbres du jardin, nous mangeons. `lke(anO !G"ßh;-#[e( yrIïP.mi, 3 é#[eh' yrIåP.miW Mais du fruit de l’arbre è!G"h;-%AtB. rv,äa] qui est au milieu du jardin, dieu a dit : ~yhiªl{a/ rm;äa' « Vous n’en mangerez pas WNM,êmi ‘Wlk.ato) al{Ü et vous n’y toucherez pas AB+ W[ßG>ti al{ïw> de crainte que vous mouriez ». `!Wt)muT.-!P, 4 hV'_aih'(-la, vx'ÞN"h; rm,aYOðw: Mais non, vous ne mourrez pas, mortellement marqués3! `!Wt)muT. tAmß-al{) 5 ~yhiêl{a/ [;dEåyO yKi… Le serpent dit à la femme : Parce que dieu7 sait 189 que le jour où vous en mangerez, WNM,êmi ~k,äl.k'a] ‘~AyB. yKiª vos yeux s’ouvriront ~k,_ynEy[e( Wxßq.p.nIw> et vous deviendrez comme dieu7, ~yhiêl{aKe( ‘~t,yyIh.wI des connaissants8 du bon et du mauvais. `[r")w" bAjï y[eÞd>yO 6 hV'‡aih'( ar<TEåw: La femme voit lk'øa]m;l. #[e’h' •bAj yKiä que l’arbre est bon comme nourriture, et qu’il (est) désirable/tawah9 au regard, ~yIn:©y[el' aWhå-hw"a]t;( ykiów> désirable/nekhmad1 au point de susciter la clairvoyance10. lyKiêf.h;l. ‘#[eh' dm'Ûx.n<w> Ayàr>Pimi xQ:ïTiw: Elle prend de son fruit, [en] mange, lk;_aTow: et [en] donne aussi à son homme [qui est] avec elle, HM'Þ[i Hv'²yail.-~G: !TeóTiw: qui [en] mange. `lk;(aYOw: 7 ~h,êynEv. ynEåy[e ‘hn"x.“q;P'Tiw: Leurs yeux à tous les deux s’ouvrent. ~he_ ~MiÞrUy[e( yKiî W[êd.YEåw: Ils se connaissent11 alors nus. hn"ëaet. leä[] ‘WrP.t.YIw:) Ils cousent ensemble du feuillage de figuier `tro)gOx] ~h,Þl' Wfï[]Y:w: et ils s’[en] font des ceintures. // %Leîh;t.mi ~yhi²l{a/ hw"ôhy> lAq’-ta, 8 Ils entendent la voix de Yhwh Dieu allant et venant dans le jardin à la brise du jour. W[úm.v.YIw:) ~AY=h; x:Wrål. !G"ßB; L’adam et sa femme se cachent de la face de Yhwh Dieu, au milieu de l’arbre du jardin. // ~yhiêl{a/ hw"åhy> ‘ynEP.mi ATªv.aiw> ~d"øa'h'( aBe’x;t.YIw: `!G")h; #[eî %AtßB 9 ~d"+a'h'(-la, ~yhiÞl{a/ hw"ïhy> ar"±q.YIw: Yhwh Dieu appelle l’adam. Alß rm,aYOðw: Il lui dit : `hK'Y<)a; où es-tu ? 10 rm,aYo¨w: Il dit : j’ai entendu ta voix dans le jardin, 190 !G"+B; yTi[.m;Þv' ^ïl.qo-ta, Et j’ai eu peur ar"±yaiw" car je [suis] nu. ykinOàa' ~roïy[e-yKi( Alors, je me suis caché. `abe(x'aew" 11 Il dit : rm,aYo¨w: Qui a fait en sorte que tu te découvres nu ? hT'a'_ ~roßy[e yKiî ^êl. dyGIåhi ymi… L’arbre #[eªh'-!mih] dont je t’avais ordre-donné2 de ne pas en manger, WNM,Þmi-lk'a] yTiîl.bil. ^yti²yWIci rv,óa] en as-tu mangé ? `T'l.k'(a' 12 ~d"+a'h'( rm,aYOàw: L’adam dit : ‘hV'aih'( la femme que tu as donnée à côté12 de moi, ydIêM'[i hT't;än" rv,äa] c’est elle qui m’a donné de l’arbre #[eÞh'-!mi yLiî-hn"t.n") awhi² et j’[en] ai mangé. `lke(aow" 13 hV'Þail' ~yhi²l{a/ hw"ôhy> rm,aYo’w Yhwh Dieu dit à la femme : tyfi_[' taZOæ-hm;: Qu’as-tu fait là ? hV'êaih'( ‘rm,aTo’w: La femme dit : le serpent a fait en sorte que je me trompe13. ynIa:ßyVihi vx'îN"h et j’[en]ai mangé. `lke(aow" 14 évx'N"h;-la,( Ÿ~yhiîl{a/ hw"’hoy> •rm,aYOw: ètaZO t'yfiä[' yKi hd<+F'h; tY:åx; lKoßmiW hm'êheB.h;-lK'mi ‘hT'a; rWrÜa'i %leête ^ån>xoG>-l[; `^yY<)x; ymeîy>-lK' lk;ÞaTo rp'î['w> Yhwh Dieu dit au serpent : À cause de ce que tu as fait, maudit sois-tu parmi tous les animaux et parmi tout le vivant des champs. sur le ventre tu iras, et de la poussière tu mangeras tous les jours de ta vie. 191 15 // hV'êaih'( !ybeäW ‘^n>yBe( tyviªa' Ÿhb'äyaew> H['_r>z: !ybeäW ^ß[]r>z: !ybeîW varoê ^åp.Wvy> aWh… Je mettrai la haine14 entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence15. Elle [sa semence] te broiera la tête, tandis que toi, tu lui broieras le talon. s `bqE)[' WNp,îWvT. hT'Þa;w> 16 rm;ªa' hV'äaih'-la,( Mais à la femme, il dit : Je ferai en sorte de décupler16 ta douleur17 et tes gestations. %nEërohe(w> %nEåAbC.[i ‘hB,r>a; hB'Ûr>h; Dans la douleur tu enfanteras des fils, ~ynI+b' ydIål.Te( bc,[,ÞB. tandis que vers ton homme [ira] ton désir/teshukate18, %teêq'WvåT. %veyai-la,w> alors que lui, il te dominera. s `%B'(-lv'm.yI aWhßw>. 17 rm;ªa' ~d"åa'l.W Par contre, à Adam19, il dit : è^T,v.ai lAqål. éT'[.m;v'-yKi( Parce que tu as écouté la voix de ta femme, #[eêh'-!mi ‘lk;aTo’w: et que tu as mangé de l’arbre à propos duquel je t’avais ordre-donné : rmoêale ‘^y“tiyWIci rv,Ûa] « tu n’en mangeras pas », WNM,_mi lk;Þato al{ï maudite [soit] la terre à cause de toi. ^r<êWb[]B ‘hm'd"a]h'( hr"ÜWra] Dans la douleur, tu t’en nourriras tous les jours de ta vie. `^yY<)x; ymeîy> lKoß hN"l,êk]aTo) ‘!AbC'[iB.;( 18 %l'_ x:(ymiäc.T; rD:ßr>d:w> #Aqïw> Mais elle fera en sorte qu’épines et chardons surgissent pour toi. `hd<)F'h; bf,[eî-ta, T'Þl.k;a'w> Tu te nourriras de l’herbe des champs. 19 ~x,l,ê lk;aToå ‘^y“P,a; t[;ÛzEB À la sueur de ta face tu mangeras ta nourriture hm'êd"a]h'ä-la, ‘^b.Wv) d[;Û jusqu’à ton retour en terre, T'x.Q"+lu hN"M<ßmi yKiî parce que [c’est] d’elle que tu as été extirpé, hT'a;ê rp'ä['-yKi( que poussière tu es, et poussière tu retourneras. `bWv)T' rp'Þ['-la,w> 20 hW"+x; ATßv.ai ~veî ~d"±a'h'( ar"ôq.YIw: L’adam nomme sa femme (la) Vivante20 192 parce qu’elle est devenue mère de tous les vivants. `yx'(-lK' ~aeî ht'Þy>h'( awhiî yKi² // ~d"ôa'l. ~yhiøl{a/ hw"’hy> •f[;Y:w: 21 Yhwh Dieu fait pour Adam19 et sa femme des vêtements de peau. rA[ß tAnðt.K' AT±v.ail.W et fait en sorte qu’ils [s’en] revêtent. `~ve(Bil.Y:w: 22 x~yhiªl{a/ hw"åhy> Ÿrm,aYOæw: Yhwh Dieu dit : ‘~d"a'h'( !heÛ [r"+w" bAjå t[;d:ßl' WNM,êmi dx;äa;K. ‘hy"h' Ainsi l’adam est devenu comme l’un de nous, avec la connaissance du bon et du mauvais. Ÿh_T_'ä[_;w_> Par conséquent, Adªy" xl;äv.yI-!P, il est à craindre qu’il étende sa main, prenne aussi de l’arbre de la vie, ~yYIëx;h;( #[eäme ~G:… ‘xq;l'w> en mange lk;Þa'w> et [soit] vivant pour l’éternité. `~l'([ol. yx;îw" // hm'êd"a]h'ä-ta, ‘dbo[]l;( !d<[E+-!G:mi ~yhiÞl{a/ 23 hw"ïhy> Whxe²L.v;y>w:) Yhwh Dieu le renvoie du jardin d’Éden servir la terre de laquelle il avait été extirpé. `~V'(mi xQ:ßlu rv,îa] 24 ~d"+a'h'(-ta, vr,g"ßy>w: Il expulse l’adam et fait en sorte que s’établissent les chérubins à l’est du jardin d’Eden, ~ybiªrUK.h;-ta, !d<[e-ø !g:l. ~d<Q,’mi •!Kev.Y:w: avec la flamme de l’épée tournoyante dans toutes les directions, tk,P,êh;t.Mih; ‘br<“x,h; jh;l;Û tae’w> afin de garder le chemin de l’arbre de la vie. ~yYI)x;h;( #[eî %r<D<ß-ta, rmo§v.li 5.1.3 Épilogue : une femme-sujet mère (Gn 4 : 1-2 et 25) 4.1 ‫ְוָ֣הָאָ֔דם ָי ַ֖דע ֶאת־ַח ָ֣וּה ִאְשֹׁ֑תּו‬ ‫ַוַ֙תַּה֙ר ַוֵ֣תֶּלד ֶאת־ַ֔ק ִין‬ L’adam connut11 Ève/khawwah, sa femme. Elle conçut et enfanta Caïn/Qaiin/Le Créé21, 193 en disant : ‫ַו ֕תּ ֹאֶמר‬ j’ai créé/qanah21 un homme/ish de par22 dieu7. ‫ָק ִ֥ניִתי ִ֖אישׁ ֶאת־ ְיה ָֽוה‬ ‫ַוֹ֣תֶּסף ָלֶ֔לֶדת ֶאת־ָא ִ֖חיו ֶאת־ָ֑הֶבל ַֽו ְיִהי־ֶ֙הֶב֙ל‬ 2 ‫ַוֵ֨יַּדע ָא ָ֥דם ֹעו֙ד ֶאת־ִאְשֹׁ֔תּו‬ 25 ‫ַוֵ֣תֶּלד ֵ֔בּן‬ ‫ַוִתְּק ָ֥רא ֶאת־ְשֹׁ֖מו ֵ֑שׁת‬ ‫ִ֣כּי ָ ֽשׁת־ ִ֤לי ֱא"ִהי֙ם ֶ֣ז ַרע ַאֵ֔חר ַ֣תַּחת ֶ֔הֶבל‬ ‫ִ֥כּי ֲהָר ֖גוֹ ָֽק ִין׃‬ Elle enfanta ensuite son frère Abel/Le Vain23. Adam19 connut11 sa femme/issha6. Elle enfanta un fils et lui donna le nom de Sheth/L’Accordé24, car [dit-elle] Voilà ! dieu7 m’a accordé/sheth une autre semence15 à la place d’Abel, puisque Caïn l’a tué. 5.1.4 Éléments d’analyse textuelle 1- Nekhmad/désirable478 : nous avons choisi de traduire les mots du champ lexical du désir (il y en a trois) par le mot désir, afin de souligner que, dans le texte, le désir est toujours en lien avec la femme479. Ici, le mot sert à qualifier tous les arbres que Dieu a fait pousser, accessible à l’homme avant même la création de la femme : c’est dire que tout humain y a accès. C’est aussi ce même mot qu’on retrouve en Gn 3:6, ce qui permet de noter que, pour Dieu, tous les arbres sont désirables, alors que, pour la femme, un seul prend une dimension singulière, puisqu’il est tawah et nekhmad. 2- Ordre-donner : cette traduction du verbe ordonner suit notre travail de maîtrise480, qui nous permettait de signaler que cet ordre implique des règles de vie qui limitent l’homme en sortant le monde du chaos, comme cela se passe en Gn 1:1 : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était un chaos, et il y avait les ténèbres au-dessus de l’Abîme, et l’esprit de Dieu planait au-dessus des eaux »481. Cela permet aussi de mettre en 478 Westermann rappelle que nekhmad veut dire desiderandus (desiderabilis) selon Gesenius’ Hebrew Grammar, §116e (Claus Westermann, « Genesis 2:4b-3:24-3 », 1987 (1974), p. 185). 479 Nous déploierons dans ce chapitre et le suivant les raisons qui nous ont amenée à faire ce choix pour le moins contestable dans le champ de l’exégèse, au point 5.3.3 de ce chapitre. 480 Nous reprenons la même expression utilisée dans notre mémoire de maîtrise : Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 27. 481 Bible Osty, Paris, Seuil, 1973. La version de la Bible Osty permet de faire un rapprochement entre le chaos qui existe avant que Dieu mette de l’ordre en séparant les éléments. Le chaos, comme contraire de l’ordre, étant la 194 évidence que la femme vient dé-ranger ce monde rangé/organisé par Dieu (et par les hommes ?). 3- Mortellement marqué : cette traduction de l’expression littérale hébraïque « de mort vous mourrez » suit la proposition de Lynell Zogbo concernant ce type de construction verbale482. Selon elle, cette construction n’est pas tant un marqueur qui vient appuyer un moment dramatique – ici la mort des humains – qu’un marqueur de pertinence narratif annonciateur de ce qui va se passer plus tard. La répétition du verbe mourir joue donc pour elle le rôle d’une prédiction. Elle propose de faire ressortir le redoublement du verbe en utilisant la formule « participe présent + verbe » : « dying you will die », pour mettre en valeur le poids de cet avenir implacable. Nous avons choisi de nous rapprocher de ce mode de traduction, qui vise également à faire ressortir que la marque de l’humain est d’être mortel, sous la forme d’une inscription mortelle, comme limite absolue. 4- En face de lui : à noter que la nuance du face-à-face disparaît dans la Septante au profit d’un semblable, ce qui pourrait expliquer que l’aide ne contienne pas, dans l’imaginaire chrétien, sa notion d’opposition potentielle. Le grec a préféré s’attarder sur la notion de conformité, d’égalité483, alors que, si l’on suit Monique Alexandre, certains targums ainsi que Rachi relèvent la notion d’adversité, d’affrontement potentiel484. 5- Le côté : le mot hébreu tzela sert à parler du côté du tabernacle, par exemple485. À ce sujet, Delphine Horvilleur précise : « la femme "côté" est une césure d’un être originel androgyne dorénavant coupé en deux. Elle est un autre sujet, et non un objet, sorti de l’organisme premier à deux genres, au même titre que l’homme. Dans cette version, les genres sont tous deux retranchés, séparés de l’entité première et indivise qu’ils constituaient »486. 6- Femme : à la lecture, ishsha/femme semble venir de ish/homme. Mais la proximité est phonique. Car, comme le souligne le BDB, le mot ishsha ne vient pas de ish, mais du verbe anash (être faible, fragile, malade), d’où vient aussi le mot enosh/humanité. L’étymologie et la construction même du mot ishsha permet de savoir, mais très subtilement, que le mot traduction du Tohou-Bohou (informe et vide), soit un lieu sans vie, puisque « sans séparation », comme le décrit le texte hébreu. 482 Lynnel Zogbo, « "Walk the walk and talk the talk" : the Infinitive Absolute in Hebrew and its translation into African languages », conférence donnée à la Society of Biblical Literature, New Orleans, 2009. Voir aussi « L’infinitif absolu en hébreu : au croisement entre l’exégèse, la linguistique et la traduction de la Bible », International Symposium on Exegesis and Bible Translation, Université Concordia, Montréal, 2010. 483 Comme la traduction de Cecile Dogniez et Marguerite Harl le fait ressortir : Gn 2:18 : « Καὶ εἶπεν Κύριος ὁ θεός Οὐ καλὸν εἶναι τὸν ἄνθρωπον μόνον· ποιήσωμεν αὐτῷ βοηθὸν κατ᾽ αὐτόν » « Et le Seigneur dit : "Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Faisons-lui une aide qui lui corresponde" ». (Cécile Dogniez et Marguerite Harl. Le pentateuque… p. 141. 484 Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 277, et notre mémoire de maîtrise, p. 10. 485 Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 34. 486 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 62-63. 195 renvoie à l’humanité, et donc bien à l’adam, tel que le récit le raconte aux versets 2:21-22, et non à l’homme comme individu masculin, comme une lecture trop rapide du verset 23 pourrait le laisser croire487. 7- Dieu : nous avons choisi d’écrire « dieu » sans majuscule à cet endroit pour rendre l’effet du texte hébreu. Elohim est un mot masculin pluriel, mais dans la bouche du serpent, il est toujours suivi d’un verbe au singulier. Il ne peut donc s’agir ni de Dieu ni des dieux488. Écrire dieu sans majuscule et au singulier permet de rendre le côté irrévérencieux qu’a le serpent de nommer Dieu, en le reléguant au rang d’un dieu banal, quelconque, indifférencié, choix repris par la femme. À noter aussi que, traduit ainsi, le terme permet de distinguer ce dieu, banal, du pronom nous, Dieu de majesté employé par Dieu en 3:22. 8- des Connaissants / des sachants : du verbe Yada, ce néologisme permet de faire ressortir le fait que le mot (au pluriel) se rattache aux humains et non à Dieu. Le mot permet aussi de rester très proche de l’arbre de la connaissance/savoir. 9- Tawah/désirable : ce mot appartient aussi au champ lexical du désir. Nous avons donc choisi expressément de rappeler cette proximité en le traduisant lui aussi par désir489. Il faut de plus souligner la proximité phonique entre tawah et Khawwah/Ève/Vie, deux termes par ailleurs très rares dans la Bible : le premier terme n’existe que 12 fois et l’autre 2 fois. Or, les mots rares sont bien souvent dans la Bible des mots importants. 10- Clairvoyance : du verbe neged/révéler. Ce verbe n’existe pas à la forme simple, mais au H/hiphil (ou au Hh/hophal), ce qui correspond à un verbe à deux sujets. Comme si celui qui s’emparait de la connaissance devenait sujet de cet acte de connaitre ? À noter que la racine du verbe est identique au mot « en face » (neged), qui qualifie l’aide que Dieu veut que l’adam ait pour ne pas être « pour lui-même », en 2:16. 11- Yada´ : le verbe connaitre/savoir a la même racine que celui que le nom qui forme l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais. Ce verbe indique la connaissance : il se savent nus, ils se (re)connaissent nus. On pourrait aussi bien dire qu’ils se (dé)couvrent nus. Car le verbe parle aussi d’un connaitre intime, sexuel. C’est pour cela qu’on retrouve le même verbe en Gn 4:1 : « L’adam connut sa femme », et 4:25 : « Adam connut sa femme ». 12- À côté : traduction de la préposition « avec », qui marque un lien de proximité. En traduisant par « à côté », nous permettons un jeu de mot qui raconte cette proximité sans fusion. 487 Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 38. Sur cette question on peut aussi voir la discussion de Claus Westermann, Genesis 1-11 : A Commentary, p. 232. 488 Voir aussi Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 300-301, ou John Skinner, A Critical and Exegetical Commentary on Genesis, p. 75. Eisenberg, lui, traduit le mot par dieux (Josy Eisenberg & Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme…, p. 207). 489 Voir note 479 et point 5.3.3 de ce chapitre. 196 13- Faire en sorte de se tromper : la construction de ce verbe est au H/hiphil, une construction verbale qui implique deux sujets. Notre traduction vise à faire ressortir que la femme a une responsabilité dans l’acte : elle est sujet, au même titre que le serpent490. 14- La haine : Le mot hébreu est inimitié. Mais pour mieux faire ressortir l’effet qu’induit cette inimitié, nous avons choisi le mot haine. Le psalmiste lui-même nous met sur cette voie : pas de haine sans inimitié. La haine découle du fait que l’autre est déclaré ennemi : « Ps. 139:21-22 Yahvé, n’ai-je pas en haine qui te hait, /en dégoût ceux qui se dressent contre toi ? / Je les hais d’une haine parfaite, / ils sont pour moi des ennemis »491. Le saut que nous faisons d’un adjectif qui a perdu de sa force pour un mot qui est plus proche de nous permet de montrer ce qui se joue dans cette relation d’inimitié et la dynamique qu’elle entraîne : une lutte sans merci. 15- Semence : ce mot pourrait aussi être traduit par descendance, lignage. On le retrouve deux fois : en Gn 3:15 et en Gn 4:25. Dans les deux cas, Dieu reconnait expressément à la femme le pouvoir de sa descendance/semence, alors qu’il n’est aucunement fait allusion à celle de l’homme492. 16- Décupler. On retrouve ici pour la troisième fois une structure de redoublement du verbe avec un infinitif, ici le verbe augmenter, qui donne littéralement : « j’augmenterai en augmentant »493. Notre traduction vise à marquer cette intensité. 17- Douleur : le mot est repris trois fois en 3:16 et une fois en 3:17 quand Dieu prévient l’adam de son sort. Les choix de traductions sont variés : douleur, peine, souffrance, labeur. L’important selon nous est de garder la même traduction pour les trois occurrences pour faire ressortir que les humains sont traversés pas le même ressenti, même si cela ne les touche pas dans leur être de la même façon. 18- Teshukate/désir : On trouve ici un troisième terme qui réfère au champ lexical du désir494. Nous avons donc, là encore, opté pour traduire ce mot en utilisant le même mot « désir ». Celui-là a en plus une connotation sexuelle. Nous en reparlons plus loin dans ce chapitre. 490 Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 15s. BJ. 492 André Wénin signale lui aussi qu’il s’agit du même mot dans les deux occurrences (André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 165). 493 Voir plus haut note textuelle n° 2 - mortellement marqué. 494 Le BDB et le CDCH traduisent par longing for, ou desire (BDB p. 1003, CDCH p. 496). Voir aussi note 479 et point 5.3.3 de ce chapitre. 491 197 19- Adam : en Gn 3:17 apparait la première occurrence du second récit de création dans laquelle l’adam perd son article495. Les autres occurrences sont en Gn 3:21, puis en Gn 4:25. Ces moments étant très rare en Gn 2-4, nous avons donc décidé de les relever. On peut se demander si, dans ces rares moments l’adam générique ne devient pas une personne, qui justifierait l’emploi de la majuscule en français. Les autres occurrences sont en Gn 3:21 et 4:25. On notera cependant qu’en Gn 4 :1, il est question de « l’adam » qui connait Ève, alors qu’en Gn 4:25, c’est bien « Adam » qui connait Ève. Comme si, au fil du récit, l’adam devenait de plus en plus un individu masculin, un être marqué par sa différence sexuelle. Il reste que le texte semble vouloir conserver une certaine ambiguïté, au moins jusqu’en Gn 4:25, avec la naissance de Seth, reprise en Gn 5. Nous rappelons cependant qu’en hébreu, le mot adam réfère d’abord à l’humain496. 20- Vivante/Khawwah : Nous avons choisi de traduire le mot par « Vivante », mais nous aurions aussi pu dire « Vie », ou encore « Èvie », comme Lacan le fait497. Le nom provient de la racine khawwah, vivre, et ne se retrouve que deux fois dans la Bible. L’autre occurrence est en 4:1 et constitue un quasi hapax. Nous avons choisi « Vivante » (hW"+x)) pour montrer l’aspect tout à fait unique et singulier du nom qui lui est donné, et qu’il ne soit pas confondu avec les autres références à la vie : l’arbre de la vie (‘~yYIx;h;(), tout le vivant (tY:åx);, tous les vivants (yx'('). Mais nous souhaitions cependant qu’il s’en approche suffisamment pour montrer à quel point son nom la relie à la fois à l’arbre de la Vie et à tout ce qui vit. 21- Caïn/Le Créé - Créer/qanah : Le nom de Caïn vient du verbe qanah, qui est le plus souvent traduit par « acquérir ». Or, exceptionnellement le verbe peut aussi avoir le sens de 495 Pour rappel, les deux toutes premières occurrences du mot « adam » se trouve en Gn 1. Au v. 26 adam ne prend pas d’article alors qu’au v.27, cet article apparait : Gn 1:26 : ‫ַו ֣יּ ֹאֶמר ֱא"ִ֔הים ַֽנֲﬠ ֶ֥שׂה ָא ָ֛דם ְבּ ַצְלֵ֖מנוּ‬ Dieu dit : « Faisons l’homme [adam] à notre image, comme notre ressemblance ». Gn 1:27 : ‫ַו ִיְּב ָ ֨רא ֱא" ִ֤הים ׀ ֶאת־ ָ ֽהָאָד֙ם ְבּ ַצְלֹ֔מו ְבּ ֶ֥צֶלם ֱא" ִ֖הים ָבּ ָ֣רא ֹאֹ֑תו ָז ָ֥כר וּ ְנֵקָ֖בה ָבּ ָ֥רא ֹא ָ ֽתם׃‬ Dieu créa l’homme [l’adam] à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Ces différences d’écritures viennent déployer comme le mot adam recouvre à la fois un terme générique d’humain, mais aussi quelque chose de l’homme, en terme à la fois être sexué et comme signifiant du masculin. 496 Liliane Vana rappelle en effet ceci : « En hébreu biblique, le terme ’adam est un nom commun qui désigne l’être humain, qu’il soit mâle ou femelle. Aussi serait-il erroné de le traduire par « homme » (qui serait ’ish en hébreu) ou par « Homme ». Ce n’est qu’à partir de Gn 3:8 que ’adam désigne tantôt le personnage biblique Adam, tantôt l’humain de manière générale. À l’exception des premiers chapitres de la Genèse, ’adam désigne toujours l’humain. Ce point est particulièrement important, car les exégèses et théologies juives et chrétiennes s’emploient à démontrer – au détriment des textes – que ’adam est un homme, qu’il fut créé en premier et que, de ce fait, il est supérieur à la femme. Cette lecture fut et demeure à l’origine de nombreuses lois défavorables aux femmes, lois qui ont détérioré leur statut dans la société juive et chrétienne », Vana Liliane, « Les lois noaẖides. Une mini-Torah pré-sinaïtique pour l’humanité et pour Israël », Pardès 52/2, 2012, 211-236, nbp nº 30, https://www.cairn.info/revue-pardes-2012-2page-211.htm. 497 Jacques Lacan, Séminaire XIII. Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 13. 198 créer, dans le sens de forger, comme nous le verrons plus loin de façon plus détaillée498. Aussi avons-nous choisi de traduire Caïn par « Le Créé ». 22- De par : je reprends ici la traduction de la BJ ou d’Alain Houziaux, qui permet de mettre en valeur que, pour Ève, l’enfant vient directement de Dieu499. 23- Abel/Le Vain : Le mot indique en effet ce qui est vapeur, inexistant (ou la vanité, comme dans Qohélet500). 24- Seth/L’Accordé : Le nom renvoie au verbe seth, qui veut dire accorder, donner, et contient, comme le texte l’indique, une connotation de compensation. 5.2. Pré-texte : la femme comme métaphore du manque 5.2.1 De la perte au manque Comme nous l’avons montré précédemment, la Tradition a relu le récit sous l’angle de la perte. Delphine Horvilleur est du même avis : elle estime que cette perte, perçue comme insoutenable par les hommes, est inscrite au cœur du masculin, ce qu’elle montre en rappelant qu’en hébreu, le masculin/zakha veut aussi dire se souvenir. Autrement dit, l’homme est bien au cœur de la perte que le mot lui rappelle. Au contraire, le féminin/nekeva signifie « percée, oblitérée, et renvoie à l’existence d’un manque dans la chair »501. Horvilleur vient ainsi rappeler que les mots ne relèvent pas du hasard. Le récit ne met-il pas en scène le souvenir de ce trou dans la mémoire, en faisant d’Ève celle qui vient trouer la chair de l’homme qui n’aura plus de choix que de s’en souvenir, y compris de façon insue ? À cette perte, les interprétations ont ajouté une autre perte, celle du paradis perdu, causé par la chute de l’adam. Relue à partir de la perte, la femme est un homme manqué en-corps et encore : quelque chose (lui) manque. Mais, à lire le récit « comme un homme », ne manque-t-on pas le fait que la femme pourrait représenter autre chose dans le récit, ce que Milton perçoit, soit le manque dont elle est la métaphore ? 498 André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 139. Comme la BJ et Alain Houziaux, Le mythe d’Adam et Ève, Paris, Cerf, 2013, p. 43. 500 Qo 1:2 ‫ ֲהֵ֤בל ֲהָבִלי֙ם ָאַ֣מר ֹקֶ֔הֶלת ֲהֵ֥בל ֲהָב ִ֖לים ַהֹ֥כּל ָ ֽהֶבל׃‬/ « Vanité des vanités, dit Qohélet ; vanité des vanités, tout est vanité » (JB). 501 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 141. 499 199 La question que nous posons au texte est donc de valider s’il est bien question de perte dans le récit. Or, c’est du manque qu’il est question, dès Gn 2:18, quand on apprend que l’adam, une fois installé dans le jardin, semble léthargique. Dieu se fait alors la réflexion suivante : Gn 2:18 : « il n’est pas bon que l’adam soit pour lui-même. Il faut que je lui fasse une aide en face de lui ». C’est précisément quand le manque est perçu que la création de la femme se décide. Elle est d’abord créée par la parole de Dieu, sous la forme d’un jeu de mots. Dieu découvre qu’il n’est pas bon que l’homme soit « tout… seul »502. Ce qui manque, c’est le manque. Si rien n’est encore perdu, ça manque déjà. Face à cette affirmation en forme de négation « il n’est pas bon », Dieu décide de sortir l’adam de son état de tout-seul, assorti d’une autre particularité : le pas-tout doit être une aide en face. Le mot aide, ici, est le même que celui utilisé pour parler du Dieu qui sauve503. Dieu ne veut pas d’une aide servile, mais quelque chose qui sauve l’adam d’un tout-seul qui ferait de lui un existant enfermé sur lui-même : c’est bien la crainte de Dieu, qui réagit à ce risque d’un pour soi sans l’autre. La femme correspond au « pas tout seul en face », puisque les animaux s’avèrent trop dissemblables pour que l’adam s’y retrouve. Dieu la crée semblable, provenant de la même chair, mais non identique. Elle n’est pas façonnée à partir de la terre, mais bâtie, construite à partir des os et de la chair de l’adam. Non seulement le matériau n’est pas le même – c’est le corps de l’adam qui sert de substrat et non la terre –, mais le mode de création aussi est différent : la femme est bâtie quand l’adam est façonné504. Face au tout-seul de l’adam, Dieu crée un pas-tout seul, une ouverture qui situe la femme du côté du manque : il faut du manque. Elle est la représentation du manque 502 Jean Calloud, « Pour une analyse sémiotique de la Genèse 1 à 3 », p. 506, Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 67, et Paul Beauchamp, « La création des vivants et de la femme. Lecture allégorique de Gn 2:15-24 » Institut catholique de Paris Département des études bibliques (dir.), La vie de la Parole, de l’Ancien au Nouveau Testament. Études offertes à Pierre Grelot, Paris, Desclée 1987, 107-120, p. 109, et le chapitre 4.6 de cette thèse. 503 Voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 30-31, et Vogels qui rappelle que le mot « est rarement appliqué à des humains, mais [...] réfère généralement à Dieu ; c’est lui qui est notre aide et notre secours (Ps 33,20) » (Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 83). Voir aussi Gordon J. Wenham, Genesis 1-15, Waco, Word Books, 1987, p. 68. 504 Le choix du verbe bâtir n’est pas anodin, car c’est le verbe utilisé quand Dieu bâtit le temple ou l’arche (voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 77). 200 constitutif dans l’être qui met en-vie, qui sauve du tout sous la forme d’une faille dans ce tout. La femme représente la métaphore de l’être pas-tout en-face de l’adam. Dieu la crée sous la forme d’une différence radicale505. Ici, l’altérité ne se situe pas tant comme ce qui est totalement étranger, mais bien à partir d’un semblant qui en accentue la différence, source aussi d’une inquiétante étrangeté que les réceptions n’ont pas manqué de souligner dans leur tentative d’en amoindrir la place, ou d’en faire le bouc émissaire. Autrement dit, le manque ça dérange, alors que c’est vital. Ainsi, dès Gn 2, la première femme est déjà au cœur du récit, non pas comme personnage principal, mais comme pierre angulaire, clef de vie pour l’adam, et même pour Dieu. L’exclamation « os de mes os, chair de ma chair », au v. 23 vient révéler chez l’adam le manque dans l’être, et chez la femme, le manque à être506 : ça manque. Relire le récit « comme un homme » a ainsi permis que la femme du récit soit le signifiant de cette dangereuse béance perçue par la Tradition comme le lieu de la perte originelle, et par conséquent comme ce qui fait surgir la convoitise et la concupiscence. Mais relire le récit « comme une femme », autrement que sur le versant de l’universel et de la perte, permet d’ouvrir cette même béance au manque, que les lectures traditionnelles ont cherché à masquer. 5.2.2 Le manque, creuset du subjectif et du singulier Mais il n’est pas surprenant que, dans le regard des hommes, quelque chose de la perte entre en jeu dès que ça manque. Le récit montre que si l’adam et la femme sont marqués par la différence, c’est précisément dans leur rapport même au manque, physique donc sexuel, mais aussi dans la parole qui est dite sur eux. On a vu que, pour la Tradition, l’adam représente l’universel, autrement dit l’homme, dont la femme est par opposition ce qui n’est pas tout-homme. Le manque alors est lu comme ce qui est depuis toujours perdu, qui vient écorner l’universel « qui-a(vait)-tout ». C’est donc à ce titre qu’elle est « parlée » comme une perte originelle. Perte et manque sont ainsi deux façons de cerner la question de la béance, en la situant à partir d’où on en parle. Le manque devient alors le lieu d’un écart irréductible dans la façon de lire cette béance. Du côté de l’homme, 505 Du latin radix : racine. Et si l’on suit Lacan, c’est sur le terreau du manque à être que s’inscrit la fonction du désir (Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, Coll. Points, 1973, p. 37). 506 201 universel, la perte renvoie à ce qui ne permet pas de faire le un, le tout, d’où une lecture sous l’angle de la perte. De notre côté, nous postulons que le manque est le lieu du singulier, de l’écart, de la différence qui permet à du sujet d’advenir, car c’est aussi le lieu de l’altérité507, ce qui crée l’écart. La perte renvoie nécessairement à l’objet perdu, du côté de l’avoir, là où le manque ouvre à l’expérience subjective, soit à l’être. Gn 3 est le lieu du basculement de l’objet perdu en manque constitutif, permettant le surgissement du sujet du désir, dans un mouvement rétrospectif. Le surgissement du serpent suivi de sa parole vient mettre en scène l’irruption de la puissance du langage et la force de la tromperie qu’il recèle, qui se traduit par cette difficulté qu’a la femme de dire ce qu’elle éprouve. Certes, on peut lire l’adam et la femme comme deux individus, comme cela s’est fait. Nous les situons plutôt comme des parlêtres, des êtres de langage, aliénés à ce langage qui les définit comme parlêtres. De plus, non seulement ils parlent, mais ils ont d’abord été parlés par Dieu lui-même, dont l’effet a été d’instituer le manque, fondement du désir qui surgit avec le dialogue entre le serpent et la femme. Prendre acte que cette béance lue comme manque permet de lire la femme comme faille dans l’universel, en tant qu’autre. Cette lecture vient l’extraire de sa fonction d’objet perdu, pour entendre qu’elle cause le désir. C’est donc bien en tant que faille qu’elle agit dans le récit. Une faille insoutenable, qui représente ce que Christian Fierens appelle l’inexistence, une existence pas-toute : « le féminin ne se présente pas comme Autre d’un point de vue extérieur […]. Le féminin se refuse à l’existence : il est plutôt dans l’inexistence. Il y a une brèche dans le barbelé, une faille de la loi, une folie au-delà de la raison »508. C’est pour cela, ajoute-t-il, que : « La féminité n’est pas un champ parce qu’elle suppose la négation du clôturé, mais aussi la négation du clôturant, l’outrepassement de la clôture »509. Si le récit peut être lu comme le récit littéral de nos origines humaines, il est aussi le récit du manque et de la perte comme marques constitutives de chaque homme et chaque femme. On ne saurait alors limiter la lecture du récit à n’être que l’histoire du 507 Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 74. Christian Fierens, « Plus que de raison. Le féminin et la psychanalyse », La clinique lacanienne 11/1, 2006, 27-42, p. 42. 509 Christian Fierens, « Plus que de raison… », p. 42. 508 202 premier couple. Le récit parle aussi de la structure humaine. Avec la femme, on passe de l’avoir, sous l’angle de la perte, à l’être-sujet, une lecture du sujet singulier aux prises avec son désir. En Gn 3, sous l’impulsion de la parole du serpent, Ève devient sujet de ce que le manque fait surgir dans la parole : le désir. Parce qu’elle est manquante, elle peut et va désirer. En fait, elle ne peut que désirer, et prendre acte de son désir, ce que Gn 3 puis Gn 4 va démontrer. Elle ne cède jamais sur son désir. Elle va au bout de son désir de connaissance qui la fait être comme Dieu, elle assume les conséquences de son acte, qui n’est pas du côté de l’infaillibilité, et elle devient mère, le lieu de création de son être-sujet femme, être singulier qui fait le choix de Dieu comme co-créateur de ses enfants. 5.3. La femme : sujet de son désir C’est sur le socle du manque que le serpent entre en scène, précisément quand le couple est perçu comme un tout, sans honte : le couple idéal. À ce moment surgit le serpent, l’animal le plus rusé de tout le vivant, le champion du tout. Le représentant de la toute-puissance s’adresse à celle qui n’est pas tout : est-ce qu’il cherche à supprimer le manque ? Son procédé, c’est la division. Il vient emmêler les choses, mais surtout il vient diviser ce couple parfait, qui fait un et qui est sans honte, en faisant croire à la femme qu’elle peut tout avoir, elle qui est manquante. La Tradition a aussi voulu croire et faire croire que, si le serpent s’est adressé à la femme, c’est parce qu’elle était le maillon faible. Si faible veut dire manquant, la Tradition a raison. Mais nous penchons plutôt pour le fait que le serpent veut annuler le manque, en cherchant à lui faire croire que l’on peut jouir totalement de tout : il cherche à refermer le manque sur l’illusion du tout. La femme vient alors jouer le rôle de la limite au tout, puisqu’elle représente ce qui n’est pas tout. On ne peut tout avoir, ce que la femme vient représenter, en chair et en os. La parole du serpent a alors un effet de réel sur la femme, qui se découvre manquante au moment même où elle fait limite au tout. Il y a un effet de concomitance, qui fait émerger le désir au lieu même où le manque se fait morsure. Par sa parole, le serpent introduit la femme au désir de connaissance, comme un tout à attraper : il introduit le parlêtre à devenir sujet de désir. 203 5.3.1 Désir ou jouissance ? Suivre la piste du manque et du sujet permet de montrer que la femme n’est plus tant l’objet perdu impossible à retrouver, mais la métaphore du manque à partir duquel se constitue le sujet parlant, sujet de désir. Précisément, le désir se situe du côté où ça parle et ça agit, à l’insu de la femme, au lieu même du manque : à ce moment l’arbre de la connaissance devient pour elle la mise à l’extérieur de ce qui la constitue à l’intérieur. L’arbre représente ce qui lui manque, condition d’émergence du désir, un désir, faut-il le rappeler, que Dieu ne condamne pas. Tous les arbres sont désirables/nekhmad à voir. L’interdit ne concerne que le fait de manger d’un arbre, ce qui en fait un interdit d’en jouir. Gn 2:9 Yhwh Dieu fait en sorte que surgisse de la terre tout arbre désirable/nekhmad à la vue et bon comme nourriture, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais. Gn 2:16-17 [Dieu] : « De tous les arbres du jardin, tu peux manger à satiété. Mais de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais, tu n’en mangeras pas, car du jour où tu en mangeras, tu mourras, mortellement marqué ». L’écart que Dieu inscrit entre désir et jouissance est redoublé avec la création de la femme en tant que ce qui manque. C’est précisément cet écart que le serpent cherche à annuler, en venant rabattre la question du désir sous le fait d’en jouir. Le serpent vient mêler les cartes du désir et de la jouissance, au risque de mêler la femme et le lecteur : Gn 3:2 [Le serpent] : « Ainsi, dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ». Là où Dieu interdit de jouir de tout sauf un, le serpent fait croire que Dieu a tout interdit. Par son insinuation : « vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin », le serpent passe outre le don de Dieu – jouir du « tout sauf un » – pour ne mettre l’accent que sur l’interdit510. En glissant du « tout sauf un » à « aucun », le serpent insinue que Dieu leur a interdit toute jouissance511. Avec Dieu, il 510 À noter que, dans les traductions, on passe aisément de « tous sauf un », à « aucun » ou « pas de tous » selon les traductions (voir par exemple BJ : « Alors, Dieu a dit « vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin ? ». 511 Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme, p. 215. 204 était question non pas du désir, mais d’une jouissance limitée ; le serpent en fait une jouissance interdite. La femme réagit aussitôt en montrant comment elle a interprété le dire de Dieu, mais en partant du dire du serpent, que nous soulignons pour les faire ressortir : Gn 3:2-3 [La femme] : « Du fruit de tous les arbres du jardin, nous mangeons. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, dieu a dit : Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas, de crainte que vous mouriez ». Alors que le dire de Dieu était : Gn 2:9 : Yhwh Dieu fait en sorte que surgisse de la terre […] l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais. Gn 2:16-17 : Yhwh Dieu ordre-donne à l’adam en disant : « De tous les arbres du jardin, tu peux manger à satiété. Mais de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais tu n’en mangeras pas, car du jour où tu en mangeras tu mourras, mortellement marqué. Autrement dit, la femme est agitée à son insu par le dire du serpent, qui dit la vérité, mais pas-toute. Elle entend bien que quelque chose cloche. Le serpent ne dit pas tout-à-fait la vérité : en effet Dieu n’a pas permis de manger de tous les arbres. Mais il ne l’a pas dit comme cela. Dieu a parlé d’un tous sauf un, là où le serpent laisse entendre que ce pourrait être tous les arbres qui sont concernés par l’interdit. Là où Dieu introduit une exception dans l’universel, soit une ouverture, le serpent laisse entendre que l’universel pourrait être sans exception, soit une fermeture absolue. La phrase du serpent introduit un écart qui ouvre à une ambiguïté que la femme entend, une ambiguïté qui laisse à désirer. Elle entend cet écart, ce qui l’amène à reformuler le dire de Dieu. Mais son dire subit l’effet du déplacement du dire du serpent, sous la forme de nouveaux déplacements qui organisent un certain nombre d’écarts entre jouissance pas-toute et manque. Ainsi, à partir de ce qu’elle sait – Dieu a bien prévu une jouissance pas-toute, pas totale –, et du dire en écart du serpent, elle en vient à produire quatre déplacements. Elle commence par déplacer l’interdit de Dieu en le restreignant au fruit de l’arbre. Ce faisant, elle déplace le dire de Dieu de l’arbre au fruit. Puis elle ajoute à l’interdit de manger celui de toucher, organisant un écart entre le dire de Dieu et ce qu’elle en comprend, du côté d’un en-plus. Cela se poursuit par un autre dé-placement qui met l’arbre interdit au lieu même de l’arbre de la vie : au centre. Enfin, son rapport à la mort change. Là où Dieu parle 205 d’une implacable réalité, elle n’y réfère que comme une hypothèse à craindre. Si, en tant que parlêtre, la femme ne peut que mi-dire la vérité, elle se situe aussi comme métaphore du manque et du pas-tout, en n’entrant pas-toute dans une limite : elle se situe en ouverture, à la marge. La limite en tant que fermeture ne fonctionne pas pour elle. Ce qui lui parle, c’est la marge, comme limite pas-toute. Le serpent, une fois que la femme lui a répondu, ne s’arrête pas là : Gn 3:4 […] Mais non, vous ne mourrez pas, mortellement marqués, Gn 3:4 […] dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous deviendrez comme dieu, des connaissants du bon et du mauvais. Autrement dit, non seulement vous ne mourrez pas, mais vous serez à l’égal de Dieu. Le serpent vient donner un sens nouveau au connaitre bon et mauvais : l’avoir fait l’être. Et en effet, à ce moment, la femme devient sujet désirant. L’interdit et le dire du serpent servent de révélateur à la femme, qui voit qu’elle est manquante. En Gn 3:6, l’arbre devient d’abord bon à manger, puis désirable/tawah pour le regard, alors que Dieu, en Gn 2:9 avait commencé par créer tous les arbres désirable/nekhmad à voir, puis bons à manger. On note au passage que, dans le dire de la femme, le terme utilisé pour nommer le désir change aussi, créant un nouvel écart : Là où, pour Dieu, le désir de l’arbre est nekhmad : Gn 2:9 Yhwh Dieu fait en sorte que surgisse de la terre tout arbre désirable/nekhmad à la vue et bon comme nourriture. La femme en parle comme étant tawah et nekhmad : Gn 3:6 La femme voit que l’arbre est bon comme nourriture, et qu’il (est) désirable/tawah au regard, désirable/nekhmad au point de susciter la clairvoyance. Son regard porte sur l’arbre une subjectivité désirante redouble le désir qu’elle porte à l’arbre en le modulant. Le désir se creuse. D’abord désir/tawah, marque du subjectif singulier, nouveauté que le dire du serpent fait surgit, son désir peut ensuite rejoindre le désir dont Dieu parle, un désir/nekhmad, le qualificatif de tous les arbres. Fort de ces deux modulations du désir qui en marquent la subjectivité, elle en vient à juger que l’arbre peut lui apporter la clairvoyance, la connaissance, l’intelligence, la sagesse – les mots varient selon les commentaires. Tout comme 206 Milton, des femmes rattachent ce terme à l’intelligence, un « savoir-sage » 512 , du côté d’une jouissance Autre. Dans ce court laps de temps, instantané, on pourrait dire avènementiel, elle devient sujet de désir, et se trouve aux prises avec un plus-de-jouir qui relève d’un incomblable en matière de jouissance. Lire au plus près le récit permet de cerner la question que tant de commentaires posent au texte : savait-elle ? En montrant la part de l’insu, soit ce qui agite le sujet à son insu, un savoir auquel on n’a accès que dans l’après-coup, voire un savoir qui ne se présente pas comme savoir, mais comme ce qui s’éprouve dans le corps, cette lecture permet de sortir d’une lecture sur le versant de la morale religieuse pour s’inscrire dans une éthique de sujet. Ici, il s’agit de lire la femme comme sujet de son désir, dont l’éthique est de « savoir y faire »513 avec son manque. 5.3.2 Désir d’être ou désir d’avoir ? Cette proposition rend la lecture du désir comme convoitise ou concupiscence inappropriée, ou en tout cas insuffisante, dans la mesure où la Tradition a lu le désir comme la recherche d’un manque à combler, une lecture qui relève de l’avoir, et non du rapport à l’être. Si le désir peut combler le manque, alors il n’est plus désir, mais jouissance qui peut légitimement se lire dans un rapport de domination, de possession, face à un objet qu’on voudrait faire sien – ou qu’on veut récupérer pour se retrouver complet. Cela fait de la convoitise une lecture rabattue sur le versant de la jouissance, mais aussi d’un j’ouïr du sens qui chercherait à en faire le tour, alors que le désir, tel que Lacan le définit, est par définition incomblable : il ne peut être comblé une fois pour toutes. Le désir de la femme ne porte pas sur l’objet arbre : du fait qu’elle signifie le manque, l’arbre lui apparait comme pouvant lui apporter un plus-de-jouir qui ne s’éteint pas : être comme Dieu, comme 512 Sur la question de la traduction du mot, voir Rooke, « Feminist Criticism of the Old Testament… », p. 167. Le verbe shaqal se retrouve au hiphil construit. Or, si au Qal (construction verbale de base en hébreu, comme l’indicatif en français), le verbe veut dire : comprendre, regarder, considérer, rendre sage, au hiphil, cela donne : désirable à considérer, rendre intéressant, donner la sagesse, donner la compréhension, la clairvoyance (cf. BDB p. 968. Calvin relève aussi que le mot hébreu a deux sens : « désirable pour le regard, ou pour donner la science », ce qui montre que l’hébreu fait un lien qu’on retrouve en français : le savoir n’est pas sans lien avec ce ça-voir (Cf. Calvin, « Le livre de la Genèse », p. 70). 513 « Savoir y faire » est une expression souvent reprise par Lacan, qui ne signifie pas seulement un savoir-faire. Il ne s’agit pas juste de savoir vivre avec, mais d’en faire quelque chose, de faire en sorte que le manque, dont il est question ici, devienne un ressort de vie. Le « y » représente ce quelque chose que le sujet doit s’approprier : c’est de son œuvre, de sa propre créativité dont il est question. 207 le lui annonce le serpent. Or, du côté de la jouissance, le récit dit bien à quel point manger de l’arbre les laisse sur leur faim, parce que le désir, lui, reste intact, vivant, brûlant. La femme vit comme un éveil de son être, un ça-voir nu, puisqu’elle se sait et se voit nue, et cet éveil se prolonge dans le désir sexuel, passionnel, comme on le voit en Gn 3:16, dont le récit raconte qu’il rate aussi, puisque l’homme règnera sur le désir qu’elle aura de lui. Selon notre trajectoire, le texte nous dit qu’accéder au désir, c’est accéder au risque d’être sujet de son désir, sans pouvoir le circonscrire. La lecture sur le versant du manque permet de découvrir que le désir de la femme concerne à la fois l’avoir et l’être, grâce à l’expression « être comme ». Ève ne veut pas être Dieu, mais bien « être comme Dieu ». Elle ne veut pas tout avoir, comme elle ne veut pas être tout. Ce qu’elle veut se situe entre avoir et être, ce que le terme « comme » signifie. Ce qu’elle éprouve n’est pas tant de l’envie ni de la convoitise, dans la mesure où elle ne veut pas le bien de Dieu. Ce qu’elle désire, c’est avoir accès à ce à quoi Dieu a accès : elle veut être à la hauteur de Dieu, elle veut être son égale. L’expression « être comme », qui englobe l’être et l’avoir, montre que ce n’est pas uniquement dans un rapport d’avoir que se situe le désir de la femme du récit, mais aussi dans un rapport d’être, sans que l’un ou l’autre suffise. Là encore, elle se situe à la marge de l’être et de l’avoir, à la frontière des deux. Le récit, lu à partir de la femme, nous introduit à la béance, au ratage, dont le récit va nous montrer qu’il mène à la création. 5.3.3 Le désir agité par le savoir Le désir tel qu’il agite la femme est un champ lexical important dans ce récit. Trois mots sont utilisés dans le récit pour aborder le désir de la femme : nekhmad (v. 3:6), tawah (v. 3:6), teshukateh (v. 3:16). Choisir de traduire chacun de ces mots par désir nous permet d’insister et de mettre en relief le champ lexical514 du désir auquel ces trois termes renvoient, et mettre le lecteur sur la piste d’un désir qui cerne plus qu’il ne circonscrit, ce que les traductions ne permettent pas. Les différentes traductions consultées ne montrent aucune cohérence entre les mots choisis. Chaque 514 Les deux dictionnaires hébreux qui font figure de référence, le BDB et le CDCH, traduisent les deux premiers mots par les mêmes termes : wish, will, lust, appetite, longing for. BDB p. 16 et CDCH p. 326. Le troisième terme connait pratiquement la même définition : longing for, desire. BDB p. 1003, CDCH p. 496. 208 mot est traduit indifféremment par un synonyme du mot désir, comme ces exemples le montrent. Là où nous avons traduit les trois mots par désir, on trouve pêle-mêle : Récit : BJ : TOB : NTB : Wénin515 : Thériault516 : Chouraqui517 : Eisenberg518 : Westermann519 : Wenham520 : Stratton521 : nekhmad séduisant, séduisant, appétissant, désir, appétissant, appétissant, attirant, pleasant, delight, delight, tawah, désirable, précieux, désir, convoité, agréable, convoitable, désirable, desirable, desirable, desirable, teshukateh convoitise désir désir avidité désir passion désir longing urge longing Cette profusion désordonnée de traductions a pour effet de masquer l’importance du désir, tout en révélant la difficulté de cerner ce que recouvre le désir de la femme. Surtout, cette impossibilité de faire correspondre chaque mot à une chose permet de montrer que de la subjectivité, tant celle de la femme que des lecteurs du récit, est à l’œuvre dès qu’il s’agit du désir. Le désir, ça déborde de ce qu’on en dit, et cela ne se cerne pas si facilement. Notre choix de réunir les trois termes sous le signifiant désir permet de souligner qu’à chaque fois qu’il est question du désir dans Genèse 3, c’est toujours en lien avec la femme, d’une part, et que ce désir est cernable sans pouvoir être circonscrit dans un mot qui le dirait tout. Reprenons chacun des versets où ces trois occurrences du champ du désir apparaissent dans le texte hébreu : Gn 3:6 La femme voit que l’arbre est bon comme nourriture, et qu’il (est) désirable/tawah au regard, désirable/nekhmad au point de susciter la clairvoyance. Gn 3:16 Mais, à la femme, [Dieu] dit : « Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes gestations. Dans la douleur tu enfanteras des fils, tandis que vers ton homme [ira] ton désir/teshukateh, alors que lui, il te dominera ». 515 André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 88. Jean-Yves Thériault, « Le parcours de l’adam dans le jardin », Sémiotique et Bible 67, 12-33, p. 15. 517 André Chouraqui, « Jardin en ‘Édèn », Lévangile, https://www.levangile.com/Bible-CHU-1-3-1-completContexte-oui.htm (15/1/2020). 518 Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme, p. 249 et 333. 519 Claus Westermann, Genesis 1-11 : A Commentary, p.185-186. 520 Gordon J. Wenham, Genesis 1-15, p. 45. 521 Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 27. 516 209 En se mettant à désirer ce qui ne se mange pas, elle désire là où il ne faudrait pas, doublement, puisqu’elle confond l’emplacement de l’arbre interdit avec celui de l’arbre de vie. Comme si arbre de vie et arbre de la connaissance ne faisaient qu’un. Mais en même temps : comment ne pas désirer un arbre qui se trouve au lieu de la vie, un arbre qui met en-vie ? L’enjeu du désir concerne le « connaitre bon et mauvais », révélé par la voix du serpent, puis par le regard que la femme lui porte. Ce qui se joue dans le dialogue entre le serpent et la femme relève du statut du savoir, du rapport à la vérité comme savoir-tout qui, dans la bouche du serpent, équivaut à être comme Dieu. En hébreu, le verbe connaître ([dy/yada‘) a une double signification. Selon Westermann, l’expression « connaitre bon et mauvais » réfère à un savoir fonctionnel davantage qu’à une « référence morale »522, un savoir qui donnerait le pouvoir de tout embrasser523, une forme de pouvoir qui permet de tout ça-voir. Adeline Landolt rappelle que, En grec ancien, savoir, c’était avoir fini de voir. Patrick Martin-Mattera ajoute : « L’acte de voir peut comporter l’idée de faire surgir, de faire naître du nouveau, tandis que la pulsion de savoir connote l’idée d’une découverte, du dévoilement de quelque chose qui était déjà là ». Quelque chose était déjà là avant et qui, dès lors que nous en prenons connaissance, en modifiant notre monde interne, va altérer notre perception de la réalité du monde externe.524 Difficile aussi d’oublier qu’en hébreu le verbe connaitre signifie aussi connaitre intimement, ce que les hébreux associent à la relation sexuelle. Comment s’étonner que le serpent s’adresse précisément à celle qui représente le manque à être, en lui faisant miroiter qu’un savoir-tout qui « ouvre les yeux » est possible, jusqu’au plus intime, jusqu’à l’insu ? C’est précisément dans ce mouvement que du désir émerge, et que la femme devient sujet de désir. Son désir ne se porte pas exactement sur un objet, il se dirige sur la connaissance. Désirer la connaissance correspond au fait de désirer le mouvement même du désir, et non d’abord un objet qui y serait accroché. Son désir l’ouvre à « désirer désirer, » soit quelque chose d’ouvert, 522 Claus Westermann, Genesis 1-11…, p. 242-243. Vogels rappelle que les hébreux utilisent souvent les contraires pour exprimer le tout (Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 94). 524 Adeline Landolt, « De-psy de là », Blog De-psy de-là, http://www.landolt.fr/psychanalyse-paris6.fr/Le_blog_Depsy_de-la....html (15/1/2020), citant Patrick Martin-Mattera, Théorie et clinique de la création, Paris, Economica, 2005. 523 210 nécessairement incomblable, une connaissance sur le mode de la quête qui ne s’arrête sur aucun objet en particulier, et sans que l’idée de la mort ne l’arrête. Le serpent ne lui montre-t-il pas la force du savoir, face à l’impossible connaissance de la mort ? Son désir la porte à désirer : c’est un désir qui la met en-vie, d’une vie sur laquelle, aux yeux du sujet femme, la mort n’a pas de prise. Si limite il y a, ce ne peut être que sur la jouissance, dans la mesure où précisément, elle éprouve une jouissance qui ne la comble pas, qui ne fait que souligner le manque constitutif qu’elle représente. Que ce soit à partir d’elle que du désir surgisse ne parait alors plus surprenant, car ce qui devient signifiant pour elle n’est pas la mort, mais la vie. Le désir, tel que mis en scène à partir de la femme, n’aurait-il pas alors vocation de montrer que le manque fait intrinsèquement partie de la vie, que la vie est par définition toujours écornée, entachée par la mort, mais pas-toute prise dans la mort ni dans la jouissance. Autrement dit, c’est par le manque qu’on a accès à la limite, et non à partir du tout, qui relève de l’illusion, du fantasme. Cela est corroboré par Dieu en Gn 2:18, quand il dit que l’homme ne doit pas être tout seul, d’une part, et quand il inscrit une limite au tout qu’il offre à l’adam, d’autre part. Ici Dieu vient dire que c’est le manque qui fait vivre, ce qu’il cerne sous la forme d’une limite, mais que le désir de la femme l’oblige à déplacer : en effet, aucun ne meurt tout de suite. La femme représente le manque qui fait vivre précisément en tant qu’il empêche toute fermeture : il y a une vie à vivre. Le désir inscrit la présence du manque comme lieu de la vie, dont la limite n’est plus inscrite dans l’interdit, mais dans la mort. 5.3.4 Le désir en tant que sexuel Le statut de l’arbre comme objet de désir est certainement au cœur de la question qui agite les commentaires. Si la Tradition et plusieurs psychanalystes ont vu dans le texte de la convoitise, c’est certainement qu’aux yeux des hommes, l’arbre représente plus qu’un arbre : le fait qu’il soit qualifié d’arbre de la connaissance du bien et du mal permet, pour ceux qui lisent l’hébreu, d’entendre que le mot renvoie à la fois à la connaissance et au sexuel, ce que confirme Gn 4 : Gn 4:1 L’adam connut Ève Gn 4:17 Et Caïn connut sa femme Gn 4:25 Adam connut sa femme 211 L’arbre de la connaissance n’est pas étranger à la relation sexuelle525. La Bible sait que connaitre l’autre passe par le sexuel, et par un inter-dit, autrement dit par une parole qui circule. La consommation de l’arbre déplace la limite. D’extérieure, elle devient intérieure. La vie court, entre désir et jouissance, comme la suite du récit le montre, car le désir ne peut se conjuguer hors de toute jouissance. Par conséquent, Dieu peut leur annoncer ce qui va déferler, et le récit le mettre en scène. Pour la femme cela donne ceci : Gn 3:15 […] « Je mettrai la haine entre toi [le serpent] et la femme, entre ta semence et sa semence. Elle [sa semence] te broiera [la] tête, tandis que toi tu lui broieras le talon ». Gn 3:16 Mais à la femme, il dit : « Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes gestations. Dans la douleur tu enfanteras des fils, tandis que vers ton homme [ira] ton désir526, alors que lui, il te dominera ». Gn 4:1 L’adam connut Ève/khawwah, sa femme/issha. Elle conçut et enfanta Caïn/Le Créé en disant : « j’ai créé un homme de par dieu ». Gn 4:2 Elle enfanta aussi son frère Abel/Le Vain Gn 4:25 Adam connut sa femme/issha. Elle enfanta un fils et lui donna le nom de Seth/L’Accordé, car, [dit-elle] « Voilà ! dieu m’a accordé une autre semence à la place d’Abel, puisque Caïn l’a tué ». Le verbe connaitre montre que l’attrait du sexuel gouverne les parlêtres, entre jouissance et désir, comme le met en scène le choix du terme teshukateh en 3:16. Ce terme n’est utilisé sous cette forme que trois fois dans la Bible527. Les commentaires s’accordent à dire que ce terme réfère au désir sexuel, en tant que ce désir met le corps en jeu528. Mais si l’emploi de ce terme est rare, les commentaires, eux, sont nombreux. Foh les a recensés en les regroupant en trois catégories529. La première catégorie de commentaires considère que le terme correspond à la passion, une passion si 525 Alexander R. Pruss, « Sexual Ethics and Theology », The thomist 64/1, 71-100, p.75, ou Alain Houziaux, « La découverte de la différence entre le bien et le mal », Le mythe d’Adam et Ève, Paris, Cerf, 2013. 526 Le mot hébreu est teshukateh. 527 L’utilisation de la rare expression teshukateh, qu’on ne retrouve que trois fois dans la Bible, en signe l’importance, renforcée par le parallèle que ces versets comportent : Gn 3:16 vers ton homme ton désir, mais lui, il dominera sur toi Gn 4:7 vers toi son désir, mais toi, tu la domineras Cant 7:11 vers moi son désir, moi à mon amour En ce qui concerne Cant 7:11, la traduction littérale donne ceci : « Moi à mon amour, vers moi son désir ». Nous avons délibérément inversé l’ordre syntaxique pour mieux faire ressortir le parallèle. 528 Voir par exemple Carol Meyer, Discovering Eve. Ancient Israelite Women in Context, New York/Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 110, ou Beverly, J. Stratton, Out of Eden…, p. 92. 529 Susan T. Foh, « What is the Woman's Desire ? ⁠ », p. 377-381. 212 dévorante que la femme est prête à affronter les souffrances occasionnées par les naissances. La deuxième estime qu’elle accepte librement de devenir l’esclave de l’homme, au point de s’en rendre totalement dépendante, pour bénéficier de sa protection ou comme le résultat de sa punition. Enfin, la troisième catégorie affirme que la femme perd toute capacité de jugement ou de désir personnel, en ne voulant plus que ce que veut son mari, subordonnée par le jugement de Dieu aux désirs530 de son homme dont elle est l’inférieure. Pour Foh, ces trois catégories ne font que démontrer que les commentaires situent cette forme de désir dans le champ de la possession sexuelle, redoublée par la domination du mari. Ainsi, cette forme de désir a pu être évaluée comme un jeu de pouvoir et de domination dont la femme sortirait assujettie à l’homme. Il nous semble que cela montre surtout que le rapport sexuel ne cesse de rater, ce que Gn 4 montre de façon insistante, sous la forme de deux répétitions. Par deux fois, si l’adam/Adam connait Ève, rien ne dit qu’Ève le reconnaisse comme père de ses enfants531. Cela ne montre-t-il pas que l’harmonie dans les relations entre hommes et femmes n’existe pas, sinon sous la forme d’une illusion ? Par contraste, il nous semble que le Cantique des Cantiques relève plus du chant d’amour idéal, fantasmé. Ainsi, nous estimons que cette troisième modalité du désir, le désir/teshukateh (Ct 7:11), vient souligner le rapport étroit qui se joue entre le corps, le sexuel et la parole, dont le manque est le pivot, et dont le désir vient rappeler que c’est précisément dans un certain ratage qu’il reste en-vie. Gn 4 vient montrer que ce ratage fait effet, puisque la femme va faire quelque chose de son désir. Elle va créer, comme et avec Dieu, en parole et en acte : elle conçoit et énonce qu’elle a créé un enfant « de par » Dieu. Sa parole est créatrice, à partir de l’Autre, au lieu de l’Autre. Si cette parole peut être condamnée sur le versant de la morale religieuse, elle n’en reste pas moins une parole qui met en scène l’éthique du sujet, ici d’un sujet femme. 530 Comme dans l’expression « vos désirs sont des ordres ». C’est comme si elle concevait seule. Pour rappel, en Gn 4:1 c’est l’adam qui connait sa femme, alors qu’en Gn 4:25, c’est Adam (sans article) qui connait à nouveau sa femme, et c’est ce même Adam qui engendre sans Ève en Gn 5:3 (« Quand Adam eut cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, comme à son image, et il lui donna le nom de Seth »). Il faut aussi noter qu’Abel n’est nommé ni par l’adam, ni par Ève (Gn 4:2 « Elle enfanta ensuite son frère Abe/Le Vain ») ; la filiation est établie via sa mère (elle enfanta), et son frère (Caïn). 531 213 5.4. La honte comme trace du sujet singulier 5.4.1 La découverte de la honte et son recouvrement Revenons au moment où la femme puis son homme mangent de l’arbre de la connaissance. Le récit montre que manger ne leur donne pas ce qu’ils croyaient, mais aussi que le serpent a dit vrai : ils ne meurent pas tout de suite, mais acquièrent un savoir nouveau. Ce savoir, qui passe ici par l’Autre via la parole et le regard, les rend honteux. Pour être en mesure de parler de honte, et dire ce c’est cet affect qui les submerge au moment où ils se découvrent nus, il faut mettre en parallèle deux versets, puisqu’en Gn 3 le mot n’est jamais prononcé : Gn 2:26 Tous les deux sont nus, l’adam et sa femme. Ils n’ont pas honte l’un envers l’autre. Gn 3:7 Leurs yeux à tous les deux s’ouvrent. Ils se connaissent alors nus. C’est l’expression « se connaitre-nu » qui met sur la piste de la honte, définie en Gn 2 par son absence, jumelée à l’absence du poids du regard qui sert de révélateur au « connaitre-nu ». Le récit nous indique que la connaissance a un lien si étroit avec le rapport au corps que c’est précisément à cet endroit du plus intime que de la honte peut surgir. Josy Eisenberg note que, pour les rabbins, le serpent arrive parce qu’il est jaloux de la relation d’amour sans heurt que vivrait le couple. Pour Armand Abecassis, cela signifie qu’au creux de tout amour existerait le potentiel de la discorde, de la division qu’incarne le serpent, en tant que celui qui met à l’épreuve532. Mais le récit organise aussi un parallèle avec l’intelligence, la ruse533. Le serpent est rusé (~Wrê['/‘arum), là où les humains sont nus (~yMiêWr[]/‘arumim). Ce parallèle organise un contraste et une proximité entre l’ingénuité des 532 Ils rappellent que, pour les juifs, le serpent n’est pas le diable, mais le satan qui joue le rôle d’accusateur, de révélateur (Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme…, p. 201-203). 533 Pour Moïse Maïmonide, cette connaissance ne veut pas dire qu’avant la chute l’adam n’avait pas l’intelligence. Il possédait la raison qui lui permettait de savoir le vrai et le faux, qu’il appelle les choses intelligibles, ce qui correspond au démonstratif d’Aristote dans les 4 syllogismes. En revanche, il ne connaissait pas encore le beau et le laid, qui relèvent des opinions probables, soit de la dialectique selon les syllogismes d’Aristote. Il complète sa démonstration par le fait que le beau et le laid sont en rapport avec les parties sexuelles : « […] ce qu’il y a de plus manifestement laid par rapport aux opinions probables, c’est-à-dire de découvrir les parties honteuses, n’était point laid pour lui, et il n’en comprenait même pas la laideur » (Moïse Maïmonide, Le guide des égarés, Lagrasse, Éditions Verdier, 2012, p. 86-92). 214 uns et l’ingéniosité de l’autre, l’ignorance des uns face à la ruse du serpent534. Or, si arumin/nus vient du verbe « ‫ר‬w‫ע‬/‘ur », qui veut dire être exposé, être nu535, la racine forme aussi le mot peau, qui est ce dont Dieu les revêt au verset 21 : « ‫ר‬w‫ע‬/‘or ». Mais c’est aussi la racine de rendre aveugle, être aveugle536, et du verbe s’élever, s’éveiller537. Ainsi, le terme vient mettre l’accent sur un double mouvement : celui de la nudité/recouvrement, et celui de ce qui (se) montre face à ce qui aveugle538. La honte colle au corps, comme la nudité que le couple découvre. Le savoir donne à la nudité son poids, sa valeur, un savoir qui ne rime pas avec l’innocence, mais avec un éveil aveuglant qui, quand il surgit, ne peut rester exposé au regard. La Bible insiste sur le fait que, du sexuel, certaines choses doivent rester loin du regard, et cela concerne l’inceste, dont l’interdit est posé comme loi humaine fondamentale. Le fils ne doit pas voir son père nu539, ni sa mère, sa belle-sœur, ni la fille de sa fille⁠540. Autrement dit, on ne peut voir/toucher « tout ». Dans le Lévitique, le tout fait explicitement référence à toutes les combinaisons d’incestes, repérables par l’expression « tu ne découvriras […] », ni par ton regard, ni en le touchant, ton proche, car cela te rendrait incestueux. Pour Eisenberg, cela explique pourquoi, en Gn 2, « l’homme quitte son père et sa mère » pour s’unir à sa femme : il faut quitter le lieu de la relation sexuelle parentale et de l’Œdipe541. La mort et l’inceste s’inscrivent ainsi comme les deux lois fondamentales de l’humain. Le désir a mis à nu le manque constitutif et 534 Wénin parle d’un « habile jeu de mots qui lie la nudité des humains à la ruse du serpent » (André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 87. Van Wolde souligne que ce jeu de mot est le pivot qui marque le passage de Gn 2 à Gn 3 (Ellen van Wolde, Words become Worlds. Semantic studies of Genesis 1-11, Leiden, New York, Köln, Brill 1994, p. 7). De son côté, Rooke note que le serpent est quand même le seul animal sur lequel l’homme n’exerce aucune domination ; Voir Rooke, Feminism Criticism of the Od Testament…, p. 165. 535 BDB 735. 536 Awaram, signifie la formation d’une peau sur l’œil des aveugles, BDB p. 734 : quelque chose recouvre le regard. 537 BDB p. 735. 538 Pour Wénin : « en promettant aux humains de leur ouvrir les yeux, le serpent les a aveuglés. Est-il raisonnable d’imaginer qu’Adonaï Élohim désire leur rendre la vue ? André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 117. 539 Gn 9:22-23 : « Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et avertit ses deux frères au dehors. Mais Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leur épaule et, marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père ; leurs visages étaient tournés en arrière et ils ne virent pas la nudité de leur père » (BJ). 540 Lv 18:6-17, qui relie explicitement la nudité dénudée au regard, et l’inceste, qui commence avec cet interdit : v. 6 : « aucun de vous ne s’approchera de sa proche parente pour en découvrir la nudité. Je suis Yahvé » (BJ). Le Lévitique passe ensuite en revue toutes les combinaisons d’inceste, relations nécessairement interdites, en commençant par l’interdit de découvrir. 541 Josy Eisenberg & Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme..., p. 157-160. 215 insoutenable dont la femme est la représentante. Il organise le passage d’un avoir impossible à celui d’un « être » marqué par le manque et l’interdit. Ce qui change avec la transgression est signifié par la honte, qui marque l’être de ce réel, un réel qu’il faut alors nécessairement recouvrir. Ressentir la honte les oblige de cacher (et de se cacher de) la vérité de leur nouvelle condition, comme si la vie mortelle impose qu’une vérité ne soit désormais possible que mi-dite, voilée. Cacher leur sexe ne suffit pas, ils vont se cacher de Dieu. Dieu sait que même cela ne suffit pas, ce qui l’amène à ce recouvrement de leur corps sous la forme d’une peau. Que représente alors cette peau ? Pour Horvilleur, être sans peau signifie la transparence, soit une absence de limite. Le « avant » devient synonyme d’un in-fini informe, du côté de la fusion, du chaos. Selon cette interprétation, la peau donnée par Dieu n’est pas un vêtement de peau de bête, mais notre peau humaine542. Il ne s’agit pas de dire qu’avant, ils auraient été des écorchés, mais plutôt des êtres transparents, sans épaisseur, sans bords, sans frontière. La peau devient alors le marqueur physique de cette limite qui les rend opaques, visibles, bordés. La transgression met à nu la limite que la peau vient souligner, dans leur chair. La honte est le reste, la trace du sujet « en train de se constituer » dans le regard de l’Autre, venant confirmer le rôle du regard dans ce surgissement subjectif, qui produit un im-monde, la confrontation à un réel insoutenable. Dans le récit, la honte devient la marque de l’existence du sujet désirant soumis au regard de l’Autre, qui le soutient et le traverse543, et la femme, la trace du manque, cette inscription dans le réel d’une limite et d’un sans limite. C’est pour cela que nous soutenons que le fait de se cacher n’a pas tant à voir avec la culpabilité d’avoir mangé, comme de nombreux commentaires le suggèrent, mais davantage au 542 Delphine Horvilleur rappelle la difficulté que la tradition juive (mais aussi chrétienne) a eu avec ce vêtement de peau. Pour certains, l’adam, avant la chute, n’avait pas besoin de sa peau, cette membrane qui le sépare du monde. Il était un être transparent, devenu opaque une fois recouvert (Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève p. 70-71). Voir aussi notre mémoire de maîtrise, qui rappelle le rôle de la membrane comme nécessaire à la vie. La peau fait office de limite, de séparation entre le tout et l’être (Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 62). À ce propos, Horvilleur note que « la nudité exposée renvoie à la membrane qui […] sépare [le corps] de son environnement, et menace son étanchéité » Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 130. 543 Jean-Richard Freymann & Guy Chouraqui, « 2. La honte et son historique », J.R. Freymann (dir), De la honte à la culpabilité, Toulouse, Érès, 2010, 27-41, p. 35-39. 216 surgissement effrayant de se découvrir nu, vulnérable 544 , ce que Claude Janin appelle « honte primaire »545. En effet, Horvilleur rappelle que la culpabilité concerne la faute qu’il faut racheter, expier ou réparer, quand, dans la honte, le sujet cherche à « échapper au regard de l’autre »546. Pour ne pas mourir, précisément. Pourquoi alors la Tradition a-t-elle plutôt préféré voir, dans le fait que les humains se couvrent, une preuve de leur culpabilité ? Pour Freymann, c’est parce que « l’individu ferait n’importe quoi pour avoir de la culpabilité, car là, on est dans un espace phallique. Tandis que, dans l’angoisse comme dans la honte, on est face au réel »547. Voir de la culpabilité là où il y a de la honte, n’est-ce pas une façon de reprendre du pouvoir là où on l’a perdu ? Mais la femme montre que ce n’est qu’illusion, comme le confirme Scotto pour qui Gn 3 retrace cette relecture instantanée d’une impuissance que la transgression révèle 548 . Cela ne suppose pas tant qu’un « avant la faute » ait été possible, lieu d’une toute-puissance sans limite. La honte révèle plutôt l’impuissance constitutive de l’humain, quand la culpabilité cherche à s’en défaire : les deux sentiments sont les deux faces de la médaille du désir, qui en révèle, dans l’aprèscoup, la force. Face à cette honte potentiellement dévastatrice, Dieu les recouvre de peau, enveloppe protectrice qui en même temps signe leur limite, et les préserve d’avoir honte de leur honte. Une enveloppe qui ne saurait annuler le manque constitutif de l’humain : la peau, c’est tout ensemble 544 L’article de Freymann et Chouraqui rappelle que Chouraqui traduit le terme hébreu bush/avoir honte par le terme blêmir, car selon lui, au motif que, selon lui, le mot réfère à la terreur qui fait blêmir, et non à l’humiliation qui implique un rougissement/mum (Jean-Richard Freymann et Guy Chouraqui, « 2. La honte et son historique », p. 29-30. 545 En effet, pour Claude Janin, « la honte primaire est l’après-coup (sexualisé) d’un temps originaire de passivité », (Claude Janin, « Pour une théorie psychanalytique de la honte (honte originaire, honte des origines, origines de la honte) », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1657-1742, https://www.cairn.info/revue-francaise-depsychanalyse-2003-5-page-1657.htm (15/1/2020). Delphine Scotto Di Vettimo rapproche cet affect de l’état de l’Hilflosighkeit de Freud, qu’elle traduit par « désaide ». Delphine Scotto di Vettimo, « La honte comme affect à l’origine de l’humanité et de la culture », non daté, conférence non datée, 1-9, p. 3, http://www.psicopatologiafundamental.org.br/uploads/files/ii_congresso_internacional/simposios/ii_con._sp._la_hon te_comme.pdf (10/09/2017). 546 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 73, faisant référence à l’entretien de Boris Cyrulnik (Émile Lanez, « Boris Cyrulnik : J’ai connu la honte », Le Point, 2 septembre 2010, https://www.lepoint.fr/societe/boris-cyrulnik-jai-connu-la-honte-02-09-2010-1234044_23.php (15/1/2020), à propos de son livre Mourir de dire. La honte, Paris, Odile Jacob, 2010. 547 Jean-Richard Freymann et Guy Chouraqui, « 2. La honte et son historique », p. 41. 548 Delphine Scotto di Vettimo, « La honte comme affect à l’origine de l’humanité et de la culture », p. 2. 217 la marque de la honte, de la nudité, de la première protection, autrement dit la marque de l’appartenance au monde. Elle est la marque physique, visible de leur nouvelle condition : des êtres limités, séparés, distincts, individualisés, marqués par le manque. La honte traduit la conscience d’être limité, ultimement par la mort, que la peau souligne, ce qui peut être alors compris comme le lieu de la perte, celle de l’illusion d’une vie sans limite. La peau est ce qui vient figurer physiquement la limite, à la fois source de vie, mais aussi barrière radicale au-delà de laquelle on rencontre la mort. 5.4.2 De la honte à la culpabilité, ou à la responsabilité ? Si, physiquement, la peau est le lieu du recouvrement de la vulnérabilité, symboliquement c’est la culpabilité qui semble recouvrir le mieux la honte. Mais la culpabilité n’est pas dans le texte. Elle court en revanche dans les commentaires, comme effet d’une relecture faite à partir de la question du péché originel. Le récit nous raconte la façon dont chacun répond (y compris à Dieu) de son acte. Commençons par l’adam. Gn 3:10 J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur car je [suis] nu. Alors, je me suis caché. Gn 3:12 L’adam dit : la femme que tu as donnée à côté de moi, c’est elle m’a donné de l’arbre et j’[en]ai mangé. Ces deux versets montrent la volonté de l’adam d’échapper à toute responsabilité. D’abord, il affirme à Dieu qu’il s’est caché parce qu’il a entendu sa voix. Mais en omettant de reconnaitre que c’est la honte qui l’a amené à se cacher, Dieu devient indirectement responsable de ce ça-voir nu insoutenable. Ensuite, en faisant reposer sur la femme l’odieux d’avoir mangé, l’adam se défausse encore de sa part de responsabilité, cette fois sur le registre d’un « c’est pas moi, c’est l’autre ». D’abord sur la femme, mais en arrière-plan sur Dieu, puisqu’il ajoute « la femme que tu m’as donnée ». Ce qui relie la femme et Dieu dans une même accusation qui annule sa responsabilité, c’est le verbe donner : Tu m’as donné une femme qui m’a donné à manger. Au passage, il vient aussi reconnaitre qu’il a réduit la femme – que Dieu a mis en face de lui pour qu’il ne soit pas tout-seul – au rang d’un objet qui lui appartiendrait. Ce faisant, ne confond-il pas l’objet de son désir (retrouver ce qu’il a perdu) et l’objet-cause du désir, que la femme, comme métaphore du manque, représente ? 218 La femme n’a pas la même attitude. À la question que Dieu lui pose, elle reconnait avoir été trompée, mais surtout, elle affirme aussi s’être trompée, bien que peu de traductions signalent que le verbe tromper, ici, impose deux sujets pour une même action549. Traduire « le serpent a fait en sorte que je me trompe » permet de faire ressortir que la femme assume sa part. Cela montre un sujet responsable de ses actes : elle ne se défausse pas sur le serpent. Mais cela montre aussi qu’elle a quelque chose à voir avec la tromperie, non pas uniquement du côté de la faute, mais aussi du côté de la faille, comme le souligne Claude-Noëlle Pickmann, qui note que faute et faille viennent de fallere, qui en latin veut dire tromper550. Le savoir, représenté par l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais, loin d’apporter la connaissance du tout, ouvre à un savoir qui se conjugue à la faute, à la faille, à la tromperie : la connaissance est un savoir qui n’est pas infaillible. C’est un savoir troué. Par conséquent, une lecture sur le versant de la faute conduit tout droit à une lecture sur le mode du péché originel, avec le risque de faire assez vite porter à la première femme le poids d’une culpabilité nourrie par le fait qu’elle devient celle qui trompe l’adam. Mais suivre la piste de la honte comme effet premier permet de révéler la force du désir comme force vitale, qui n’est pas sans faille. Sur ce versant, la culpabilité n’est plus une malédiction, mais un effet d’enfouissement pour savoir y faire avec la honte, la vulnérabilité, la faille. En recouvrant celle-ci par la culpabilité, les commentaires ont essayé de masquer le désir sur son versant sexuel, ce qui, selon nous, constitue la trace la plus intime du désir, au plus près de ce corps nécessairement limité. Il n’est donc pas étonnant que les commentaires aient pu relire le désir du côté de la convoitise et de la concupiscence, qui permettent de revisiter le désir sous le couvert de la culpabilité. Mais le récit 549 Les traductions ne prennent généralement pas en compte ce double sujet : la TOB traduit par exemple « le serpent m’a trompée », et la BJ, « le serpent m’a séduite ». Ici, on laisse croire que la femme se dédouane, quitte à accentuer la part de séduction du serpent. Or, le verbe tromper n’existe pas au Qal. Il nous semble donc important de faire ressortir ce double sujet imposé par la forme verbale. De plus, notons que le verbe tromper (avn/nasha) a la même racine que le verbe « prêter avec intérêt », « pratiquer l’usure », « faire crédit », à la forme simple (Qal), traduisant l’importance de l’acte de croire l’autre qui intervient dans le fait de tromper et d’être trompé. 550 Claude-Noëlle Pickmann, « D’une féminité pas-toute », dans De la féminité, Revue lacanienne 11, p. 51 : « ce terme de faille on peut l’entendre, sans doute, au sens de faute, car faille comme faute viennent du verbe latin fallere ». Notons aussi que le BDB traduit le verbe tromper par beguile, qui veut aussi dire, selon l’EDTC, enjôler, charmer, séduire (édition du XXIe siècle, 2003, p. 103). 219 montre une autre façon de s’arranger avec sa honte : en assumant sa responsabilité. Autrement dit, en assumant son manque et sa limite. 5.4.3 De la honte à la haine Dieu confirme la posture de sujet responsable de la femme, en faisant d’elle celle qui sera l’adversaire du serpent, tout comme elle était désignée en Gn 2:18 pour être « en face » de l’adam. De la confrontation potentielle de Gn 2:18, on passe à l’affrontement en Gn 3:15. Gn 2:18 Il n’est pas bon que l’adam soit pour lui-même. Il faut que je lui fasse une aide en face de lui. Gn 3:15 Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence. Elle [sa semence] te broiera la tête, tandis que toi, tu lui broieras le talon. La femme du récit est confirmée comme celle qui devra fait face et combattre le fantasme du tout de l’éternité. Le seul qui soit éternel, dans cette histoire, c’est le serpent. Mais n’est-ce pas aussi soutenir que le manque est tout aussi indélogeable dans l’humain ? Le serpent et la femme sont destinés à se vouer une haine éternelle et à se combattre mutuellement, mais si le serpent et ses descendants seront de tout temps l’adversaire, ce sont les descendants de la femme qui prendront le relais551 pour poursuivre une lutte552 qui n’en finit pas de ne pas finir. Si la Tradition chrétienne s’est fait l’écho de cette lutte553, c’est au prix d’un déplacement qui a fini par évacuer Ève en tant que la première figure de ce combat, au profit des figures chrétiennes du Christ et de 551 Le pronom est masculin singulier, et se réfère donc au mot [rz/zara’/descendance, lui aussi masculin singulier. Mais la Septante ne suit pas cette logique syntaxique : elle utilise le mot sperma, un nom neutre singulier⁠, suivi par un pronom masculin singulier. Pour Alexandre, il s’agit d’une erreur de syntaxe flagrante. Pour elle, cela a permis à des auteurs anciens d’associer ce pronom masculin singulier à l’adam pour leurs besoins herméneutiques, théologiques et anthropologiques. Et, en effet, pour Didyme, Adam étant le plus fort, il était plus apte à lutter contre un adversaire. De son côté, Philon a utilisé cette erreur syntaxique pour justifier sa théorie en associant la tête à l’homme et la raison, et le talon à la sensation et la femme, ce qui écarte la femme du pouvoir que Dieu lui donne. Elle note enfin que ce verset, qui renvoie aux fils de la femme (Gn 3:16) a servi, par association, l’interprétation messianique. Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 314-315. 552 Pour la tradition juive, le combat est directement lié à la loi : « lorsque les fils de la femme garderont les préceptes de la Loi, ils viseront [le serpent] à la tête, mais quand ils délaisseront les préceptes de la Loi, [le serpent] les mordra au talon ». Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 315. 553 « Dans sa fureur contre la femme, le Dragon porta le combat contre le reste de sa descendance » (Apocalypse 12:17) ; « Le Dieu de la paix écrasera bientôt le serpent sous vos pieds⁠ », (Rm. 16:20). Procope, dans son commentaire sur la Genèse, parle « du fils de la femme-Église […] en lutte contre le diable⁠ ». Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 315. 220 l’Église, avant que Marie reprenne le flambeau, faisant disparaitre Ève 554 . Ces illustrations montrent la force de ces représentations555 : Paul Rubens, L’Immaculée Conception, 1627, Musée National du Prado Le serpent et le fruit défendu, Association de la médaille miraculeuse - Détail Non seulement Ève disparait sous la figure de Marie qui foule le serpent au pied, mais à y regarder de plus près, le fait que le serpent tienne dans sa gueule une pomme ne vient-il pas dire que le serpent et Ève sont synonymes, comme lieux de la tentation et du péché ? On se souvient que, dans 554 « À partir du Haut moyen âge, le verset sera systématiquement appliqué à Marie » (Monique Alexandre, Le commencement du Livre…, p. 315). Dans l’encyclique sur l’Immaculée conception, le verset y est cité avec cette même interprétation. De même, dans l’iconographie chrétienne, Marie personnifie souvent la descendance qui écrase la tête du serpent. Sur cette question on peut aussi voir l’Encyclique ineffabilis Deus de 1854 : « Ainsi la Très Sainte Vierge, unie étroitement unie inséparablement avec Lui, fut, par Lui et avec Lui, l’éternelle ennemie du serpent venimeux, le vainquit, le terrassa sous son pied virginal et sans tache, et lui brisa la tête », p. 7, http://resistancecatholique.org/documents/papes/1854-12-08_Pius-IX_Ineffabilis-Deus.pdf (15/1/2020) ; ou Louis-Marie Grignon de Montfort, Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, chapitre 1, article II, : « Mais l’humble Marie aura toujours la victoire sur cet orgueilleux, et si grande qu’elle ira jusqu’à lui écraser la tête où réside son orgueil », p. 6, http://catholicapedia.net/Documents/ACRF/documents/St_LOUIS-MARIE_GRIGNION-Traite_vraie_devotion.pdf (15/1/2020) ; ou encore ce texte de 2015 faisant référence au Traité de Louis-Marie Grignon de Montfort : « La plus terrible des ennemis que Dieu ait faite contre le diable est Marie », https://bibliothequedecombat.wordpress.com/2015/07/26/la-plus-terrible-ennemie-du-diable-est-la-tres-sainte-viergemarie/ (15/1/2020). 555 Le serpent et le fruit défendu, Association de la médaille miraculeuse, https://www.medaillemiraculeuse.fr/meditation/regardons-notre-medaille-le-serpent.html (15/1/2020). 221 notre introduction, nous avons montré le serpent sous les traits de la femme556. Ici, le retournement est complet. Représentée ainsi, Ève, femme sujet désirant, n’est-elle pas définitivement condamnée à n’être que la tentatrice, foulée au pied par la parfaite Mère Vierge ? Qu’y a-t-il, là encore, de suffisamment difficile à entendre, qu’il faille la faire disparaitre sous la figure de la Vierge Marie, idéalisée, parfaite, sans tache, vierge ? N’est-ce pas précisément parce qu’elle représente le manque, ce qui la place naturellement face au serpent, celui qui n’en finit pas de chercher à combler le manque ? En contrepartie, n’est-il pas logique que ce soit à elle qu’incombe ce combat, d’autant plus que c’est elle qui a vécu la tromperie, et que c’est elle qui a assumé son erreur ? Or la tromperie a tout à voir avec la parole, dans la mesure où le langage par définition ne permet qu’un mi-dire, « un dire qui accepte qu’il ne dise pas tout, ni tout-à-fait »557. La haine, si l’on suit Lebrun, est le résultat du parlêtre qui s’éprouve et « éprouve le vide inclus dans la parole, […] c’est donc bien à partir de ce vide que nous parlons »558, un vide qui, quand on parle en « je » ne laisse que « l’angoisse légitime d’avoir à parler et de soutenir l’acte du dire »559. Comment alors s’étonner que ce soit à celle qui représente le pas-tout, celle qui occupe la place de ce qui manque, que le combat contre la tromperie incombe ? Ce qui fait office d’éternité dans cet affrontement déséquilibré, ce sont les descendants de la femme, qui agiront un à la fois, responsable chacun face au serpent qui n’en finit pas d’agir. Manque et responsabilité sont ainsi, dans ce verset, mis en relation, résultat de la tromperie inhérente au parlêtre. C’est le parlêtre qui est visé par la tromperie. La haine en est le résultat, qui doit être combattue par la femme et ses descendants, d’autres parlêtres, d’autres êtres marqués par le manque. 556 Voir notre introduction, point 0.1.1. Jean-Pierre Lebrun, « L’avenir de la haine », C.N. Pickmann (dir.), De la féminité, Toulouse, Érès, 2013, p. 161-162. Lebrun ajoute : « Nous avons de la haine du fait que nous parlons, car nous ne parlons jamais qu’avec des mots qui nous viennent des autres, nous sommes donc chacun, d’abord et avant tout, des intrusés, des contraints par la langue qui vient toujours de l’Autre, des aliénés donc, des obligés des mots, des serfs du langage. […] Parler nous fait perdre l’adéquation au monde, nous rend toujours inadaptés, inadéquats ». Dans la mesure, précise-t-il, où « le langage n’est pas qu’un simple outil, mais qu’il est ce qui subvertit la biologie de l’humain et fait dépendre notre désir de la langue ». Il continue en affirmant que le langage provoque une perte, qui s’inscrit en nous un fond de dépression permanente. 558 Lebrun, « L’avenir de la haine », p. 165. Il situe le vide de l’origine dans le « il n’y a pas », comme inadéquation perpétuelle du mot à la chose que le langage véhicule. 559 Lebrun, « L’avenir de la haine », p. 165. Selon lui, la haine permet de « s’approprier le vide qui habite la parole ». 557 222 5.5. De l’effet mère comme lieu de la vie Qui dit descendance dit maternité. Il n’est alors pas étonnant que le thème arrive au verset suivant. On pourrait s’étonner, dans un monde dit patriarcal, que ce soit par la femme que la descendance soit introduite. Pourtant, si les juifs ont toujours estimé que seule la mère est garante de la filiation, la Bible est plus encline à lire la génération à partir des hommes560. Or, les verset 15 et 16, les seuls dans Gn 3 qui parlent de descendance, le font en lien avec la femme. Reprenons les moments où il est question de la mère ou de la descendance dans le récit. En Gn 2, il est annoncé que l’homme quittera sa mère. En Gn 3, on apprend d’abord que la femme aura une descendance, puis qu’elle enfantera des fils, et enfin elle est nommée mère. Cela donne une étrange sensation de lecture à rebours. Gn 2:24 C’est pour cette raison qu’un homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme […]. Gn 3:15 « Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence. Elle [sa semence] te broieront [la] tête, tandis que toi tu lui broieras le talon ». Gn 3:16 […] « Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes gestations. Dans la douleur tu enfanteras des fils […]. Gn 3:20 L’adam nomme sa femme (la) Vivante/Khawwah parce qu’elle était devenue mère de tous les vivants/khaï. Mis à part la première partie de Gn 3:16, la question de la maternité est systématiquement abordée à partir de sa descendance masculine qui organise une représentation de « la mère » sous son versant universel, avec en point d’orgue la mère universelle : (la) Vivante, mère de tous les vivants (Gn 3:20). Quant à la première partie de Gn 3:16, elle préfigure Gn 4, où la maternité est abordée de l’intérieur, à partir de la femme, de son corps et de son désir. 560 C’est d’autant plus vrai que, comme nous le verrons plus loin, Gn 5 fait disparaitre toute trace de la femme : Adam seul devient l’origine de toute descendance, tout comme Noé, qui engendre sans femme (Gn 6:10 : « Noé engendra trois fils Sem, Cham, Japhet » BJ). Certes, on apprend qu’il a une femme au v. 18, mais celle-ci n’a pas de nom. Il faut attendre Abraham, pour la femme soit partie prenante dans l’engendrement : Gn 17:15-16 « Dieu dit à Abraham : "Ta femme Saraï, tu ne l’appelleras plus Saraï, mais son nom est Sara. Je la bénirai et même je te donnerai d’elle un fils ; je la bénirai, elle deviendra des nations, et des rois de peuples viendront d’elle" » (BJ). 223 5.5.1 L’effet-mère comme marque du féminin-singulier Ce que Dieu dit à la femme au verset 16, les femmes le savent : la maternité ne peut être réduite à porter des enfants, ni à offrir seulement une image merveilleuse – un peu à l’image de la Vierge Marie. La maternité, pour chaque femme en devenir de mère, se conjugue à la réalité d’un corps sexué qui souffre en donnant la vie. C’est bien ce que Dieu énonce quand il parle des souffrances à venir avec l’enfantement. Mais il le fait d’une drôle de manière : il annonce qu’il va augmenter deux choses que la femme n’a encore jamais connues, les gestations et les douleurs. Rien n’indique en effet à ce moment que la femme ait déjà enfanté. C’est donc d’abord la parole de Dieu qui la fait mère, avant que, dans son corps, elle ne le devienne. Comme si, pour Dieu il n’y avait pas de première fois. Toute grossesse, chaque enfant, relève déjà du choc, voire du ravage de l’effet-mère dans le corps et dans l’être-femme, du fait de donner la vie. Cette annonce a comme autre particularité de contenir ici encore un redoublement du verbe, ayant donc la même structure que celle qui annonce la mort : Gn 2:4 tu mourras, mortellement marqué (de mort tu mourras) Gn 3:4 Mais non vous ne mourrez pas, mortellement marqués (de mort vous mourrez) Gn 3:16 Je ferai en sorte de décupler (d’augmentation j’augmenterai) Cette répétition syntaxique devrait nous alerter. Nous avons vu plus haut que cette structure annonce un inéluctable561, quelque chose de majeur qui change la vie. Dans le cas de la mort, cela change la vie de tout humain. Dans le cas de la maternité, cela change la vie d’une femme. Le redoublement du verbe vient signifier cette trace dans le corps de chaque femme, aussi indélébile que la mort. 561 Si l’on suit Zogbo c’est une forme annonciatrice de ce qui va devenir le quotidien de toute femme à l’instant où elle devient mère, dès l’instant où elle conçoit. Lynell Zogbo, « L’infinitif absolu en hébreu : au croisement entre l’exégèse, la linguistique et la traduction de la Bible », p. 8 ; et « "Walk the walk and talk the talk" : infinitive absolutes in biblical Hebrew, a challenge for Bible translators » (À noter que ces deux articles ont été fournis encore non publiés par l’auteure et utilisés avec son autorisation). Pour Muruoka, « the inf. abs. in a paronomastic structure is used to give emphasis with various nuances, […] the writer or the speaker wants to indicate that he is especially interested in it or to demand that the reader or hearer give especial attention to it » (Takamitsu Muraoka, Emphatic Words And Structures In Biblical Hebrew, Jerusalem, The Magmes Press, 1985, p. 92). 224 La structure syntaxique de l’annonce faite par Dieu à la femme de son rapport à la maternité est aussi intéressante parce qu’on la retrouve à deux autres endroits dans le livre de la Genèse : À Ève (Gn 3:16) d’augmentation j’augmenterai ta douleur et tes gestations À Sarah (Gn 16:10) d’augmentation j’augmenterai ta descendance À Abraham (Gn 22:17) de bénédiction je te bénirai, et d’augmentation j’augmenterai ta descendance Si on retrouve la même expression, il y a chaque fois une différence. Pour Ève, c’est dans son corps que cela se passe, là où pour Sarah et Abraham, cela concerne la descendance. Et c’est à Ève seulement que Dieu parle de sa maternité à partir de son intimité, de son corps, de sa subjectivité, ce qui vient redoubler la singularité de ce verset. Comme si la maternité d’Ève était à lire à partir du féminin, du singulier, qui ne saurait se restreindre à n’être lu qu’à partir de l’homme, de l’universel. Il y a donc un écart entre la façon dont les hommes, de l’extérieur, voient la mère, avant tout comme le lieu de la descendance, et ce qu’éprouve une femme, dans son être-femme, d’être mère. Si elle peut devenir sujet de sa maternité, elle est à risque d’être ensevelie sous une fonction qui rend alors son être-femme éphémère au point d’y être engloutie : dans ce cas, l’effet mère devient « l’effet-mère ». Et, précisément, le verset 16 vient faire une parenthèse qui met en relief ce que l’effet-mère peut représenter pour le sujet femme, surtout si on l’encadre des v. 15 et 20, qui la situe davantage sous sa fonction reproductive, comme celle qui permet la poursuite de l’universel, du côté des hommes. Enfin, Le verset 16 se présente comme l’annonce de Dieu faite à la femme. Cette annonce, chaque femme ne peut l’entendre que d’une façon singulière, particulière, qui vient en effet dire ce que chaque femme vit singulièrement à chacune de ses grossesses, et dont aucun universel ne peut rendre compte. Le verset inscrit ici la femme en tant que lieu du singulier, en tant que ce qui ne rentre pas-tout dans l’universel. Remarquons enfin que Dieu n’emploie pas de redoublement de verbe pour prévenir Adam562 qu’il va devoir travailler pour la terre. Le travail reste en extériorité, au contraire de la femme dont 562 À cet endroit, le mot adam perd son article : on peut donc considérer que Dieu s’adresse à Adam en tant qu’homme. 225 les grossesses s’impriment dans son corps. De fait, la femme est réellement la seule qui soit concernée dans son corps par la vie et la mort, ce que semble entendre l’adam quand il l’appelle (la) Vivante/Ève, « parce qu’elle est devenue mère de tous les vivants » (Gn 3:20). Comme si la maternité, en tant que lieu de la vie, occupait une place aussi importante que la mort, et dont elle serait le pendant. La maternité serait-elle à lire comme lieu de la vie bordé par la mort ? 5.5.2 Le maternel comme lieu de la vie bordée par la mort Or, précisément, le verset 20 laisse entendre que c’est son statut de mère qui justifie son nom, Khawwah, ce qui veut dire, selon les dictionnaires, Vivante, Vie, qui donne la vie. Mais est-ce la seule raison, à défaut d’être la plus évidente ? Car le récit raconte tout de même quelque chose qui pose un problème, puisque la femme ne saurait être la mère de tout le vivant. Il y a là comme une erreur, qu’on pourrait rapprocher du moment où il est affirmé, en Gn 2:23, que la femme a été prise de l’homme/ish, alors qu’on sait que c’est de l’adam qu’elle est issue. Gn 2:23 Celle-là sera appelée femme parce que de l’homme/ish celle-là a été tirée Gn 3:20 L’adam nomme sa femme (la) Vivante/Khawwah/Ève parce qu’elle est devenue mère de tous les vivants Comme si, à deux reprises, un déplacement s’opérait dans le regard de l’adam, ou bien du rédacteur, dans la perception qu’ils ont de la femme563. Un déplacement, ou une équivalence ? Dans le premier cas, elle est perçue comme objet dont l’homme est l’origine, dans le second comme la mère d’où tout s’origine, soit comme celle qui vient du tout et d’où tout part, mais là encore, dans le regard des hommes : On notera aussi que son nom la rapproche aussi du serpent, « le plus rusé parmi tout le vivant/khayath des champs » (Gn 3:1). Avant la transgression, c’est le serpent qui est au-dessus du 563 Nous nous référons ici à notre mémoire de maîtrise, dans lequel nous soutenons que ce n’est pas l’adam qui parle, mais le rédacteur (Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25, p. 20 et 35s.). À noter aussi la façon dont 1Co 11:12 reprend le verset. Dans la Septante, cela donne : « σπερ γὰρ ἡ γυνὴ ἐκ τοῦ ἀνδρός, οὕτως καὶ ὁ ἀνὴρ διὰ τῆς γυναικός, τὰ δὲ πάντα ἐκ τοῦ θεοῦ », et dans la Vulgate : « nam sicut mulier de viro, ita et vir per mulierem, omnia autem ex Deo », soit « car, de même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît par la femme, et tout vient de Dieu » (BJ) : ici l’homme dont il est question c’est andros/vir, soit l’homme, le mari, le mâle, et non l’adam, l’humain. 226 vivant. Après, c’est Ève/Vivante qui prend cette place. Est-ce au titre de « mère de tous les vivants », ou de son désir de sujet femme ayant pris le parti de la vie au risque de la mort ? Le récit montre que la femme et le serpent sont intimement reliés à la vie et la mort. La femme dans son pouvoir de procréation, à travers la force vitale de son désir, et le serpent comme signe de vitalité, dans son savoir sur la mort. Eisenberg rappelle que le serpent incarne moralement la mort, et physiquement la vie, la vitalité564, comme de nombreuses féministes l’ont aussi relevé565. S’il note également la proximité en araméen des mots serpent et vie (respectivement ‘hiviah et ‘haïm566), on peut aussi ajouter la proximité phonétique de l’arbre de la vie/khaïim (Gn 2:9 et 3:22). Est-ce face à cet insoutenable réel d’un éternel impossible qu’un pan tout entier de la littérature a fini par confondre le serpent et Ève dans un même élan, démonisant les femmes au passage ? Nous soutenons au contraire que le récit maintient un écart entre la femme et le serpent, puisque c’est elle qui a pour vocation de lutter contre lui. La maternité n’est-elle pas alors une façon d’inscrire l’humain dans une vie rythmée par la mort, qui donne à chacun la responsabilité d’assumer ses actes ? Le récit vient nous dire que la vie ne rime pas avec éternelle, mais la Vivante peut alors rimer avec le singulier de chacun, et non un tout informe comme l’universel « tout le vivant » le laisserait entendre. Au creux de l’universel adamique s’inscrit le singulier féminin, femme sujet de son désir, métaphore du manque, auquel le serpent s’est adressé. Là où, avant, c’est l’arbre du milieu du jardin qui est la vie, une fois la transgression, c’est Ève qui reprend le flambeau. Doublement pourrait-on dire, puisque c’est aussi à la suite de cette action que Dieu prend la décision de rendre inaccessible l’arbre de la vie. Est-ce parce que la femme est devenue ce qui fait vivre ? Une vie bordée par la mort, et une vie qui n’est plus compatible avec le lieu d’un arbre qui entretiendrait le fantasme de la vie éternelle ? Comme si, en interdisant l’arbre de la vie, Dieu venait affirmer lui aussi l’impossible d’une vie éternelle imaginaire, sinon toujours éternellement trouée dès l’origine. 564 Vogels n’hésite pas à comparer le serpent au phallus, comme symbole de la fertilité. Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 110. 565 Voir la première partie de cette thèse, chapitre 4, point 4.3.2. 566 Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa la femme…, p. 194. 227 5.5.3 Ève, creuset de la vie Selon nous, c’est bien à partir de ce manque qu’Ève peut être reconnue comme lieu-de-lavie, en tant que parlêtre désirant, un désir qui passe aussi, comme on va le voir, par devenir sujet de sa maternité. Ici, il s’agit de la reconnaitre comme lieu d’ouverture à une vie bordée par la mort, scandée par la souffrance, un lieu marqué par le manque et le désir. Sur ce versant, le texte ne raconte pas la mère telle qu’elle est lue dans le regard des hommes. En racontant un acte issu du désir de créer, le texte nous parle du féminin à partir du féminin. Est-ce pour cela que Dieu peut dire au v. 22 : « L’adam est devenu comme l’un de nous » ? L’adam est devenu plus que ce qu’il était à sa création : la femme le met littéralement en-vie. Elle représente le désir qui fait vivre – et mourir, un lieu qui n’est pas étranger au désir, comme le jeu phonique entre tawah (désirer) et khawwah (Ève/Vivante) le rappelle. Étant celle par qui la vie advient, elle est devenue « comme Dieu », un semblable distinct par une différence irréductible. L’ajout du « comme » signale qu’elle est semblable à Dieu puisqu’elle crée la vie, mais dans les limites de la vie humaine. La femme ne peut pas être la mère de tout ce qui vit, mais l’expression permet de reconnaitre que, sans le féminin, sans l’autre, sans la différence et le manque, la vie ne peut advenir. La rareté de son nom devrait aussi nous alerter. En hébreu, le nom Khawwah n’apparait que deux fois, et tout autant dans la Septante, sous le mot Èva. À l’époque de la Septante, les hébreux hellénisés pouvaient encore entendre la proximité sonore entre Khawwah et Èva567, le nom grec translittéré de Khawwah. En passant au latin puis aux langues vernaculaires, le signifiant Khawwah et sa sonorité nous ont échappé, de deux façons. Premièrement, dans notre Occident chrétien, le nom d’Ève est devenu courant, mais porteur de la charge négative qu’on lui connait. Nos cultures ne peuvent plus entendre la proximité entre les mots Ève et Vie. Si, pour nous, en Occident, le nom Ève est devenu courant, dans la Bible, c’est un mot rare qui consacre la mise au singulier de la première femme, en tant que sujet, mais aussi en tant que représentante du sujet singulier, là où 567 Ce qui n’est pas tout à fait le cas en grec. Rappelons que Ève vient du grec Eua, qui n’est pas une traduction mais une transcription phonique du mot khawwah. Voir Cécile Dogniez et Marguerite Harl, Le pentateuque : La Bible d’Alexandrie, Paris, Gallimard, 2001, p. 696. 228 l’adam reste tout au long du récit le glébeux568, le terrien, cet être dont l’universalité est désignée par son matériau, la terre/adama. Ainsi, c’est dans ses mots mêmes que le texte vient trouer le récit dans ce qu’il a d’universel. Dans la Bible hébraïque comme dans la Septante, la rareté du nom Ève/Khawwah lui confère sa singularité. Marguerite Harl en prend acte quand elle souligne que les juifs d’Alexandrie ne traduisaient pas de la même façon les lieux et les noms de personnes. Pour les lieux, il leur semblait nécessaire de « faire entendre la raison de ces nominations »569. Ils les traduisaient donc. Et, en effet, en Gn 3:20, la Septante réfère à Vie/Zoé/Khawwah, comme si les juifs reconnaissaient qu’elle est un « lieu de la vie ». En revanche, poursuit-elle, la règle pour les noms de personnes est la translittération, pour ne faire disparaitre aucun nom juif. Voilà pourquoi en Gn 4:1, la Septante réfère non pas à Zoé, mais à « Èva/Khawwah ». Pour Harl, « cette différence de traitement entre noms de lieux et noms de personnes tient sans doute au fait que la volonté de faire passer le sens, qui a prévalu pour les premiers, a cédé devant l’impossible disparition des noms sur la dialectique du désir et la lutte des fils d’Israël »570. Dans ce mouvement, ce qui disparait sous « la mère » dans l’Occident chrétien, résiste avec Ève en tant que nom propre, véritable hapax de la Septante. Comme une faille qui insiste. Comme si la vie ne rimait pas avec le tout, mais avec la faille, du manque, autrement dit erva, mot qui en hébreu veut dire vulnérabilité571. Ainsi, la femme du récit, dans sa nomination même, n’est-elle pas étrangère au manque, à la vulnérabilité, à la nudité, au désir, donc à la vie selon un réseau de signifiants sonores ou linguistiques, mais uniquement accessibles à qui lit l’hébreu. Ainsi la maternité apparait comme le lieu qui accueille la vie, ce qui suppose une ouverture pour que de la vie surgisse, mais qu’il faut faire disparaitre précisément pour cette même raison. Horvilleur rappelle que si erva dit la nudité de l’homme572, le mot est très vite utilisé dans le Talmud 568 Tel est le nom que Chouraqui lui donne. André Chouraqui, « Jardin en ‘Édèn », Lévangile, https://www.levangile.com/Bible-CHU-1-2-1-complet-Contexte-oui.htm (6/6/2019). 569 Cécile Dogniez et Marguerite Harl, Le pentateuque. La Bible d’Alexandrie, p. 629. 570 Cécile Dogniez et Marguerite Harl, Le pentateuque. La Bible d’Alexandrie, p. 630. 571 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 119-120. 572 « Noé : le grand-père ne doit pas révéler sa erva, sa nudité ». Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 122, nbp. 1. 229 pour qualifier l’organe féminin, puis toutes les parties du corps « susceptibles de provoquer l’émoi » de l’homme573. Ainsi la femme devient « erva-tique » : un être secret qui trahit l’intérieur du corps574. Par métonymie, la partie la plus cachée de son corps devient ce qui la définit, au point de confondre l’organe féminin à ce qui s’en échappe, un liquide : « Le mot est donc corrélé à une faille ou à une fissure »575. Au bout du compte, le féminin renvoie à un lieu secret qui sécrète576, qui rend difficile à séparer le contenant du contenu. « Découvrir l’Erva, c’est traverser la membrane et savoir ce qui devait rester caché, voir ce qui devait être caché »577. Comment ne pas faire le lien entre la nudité et la femme, la vulnérabilité et la faille, l’interdit et le regard, mais aussi le secret de la vie et la force du désir ? La femme du récit représente alors un danger, en tant que précisément ce qui réfère au manque, au désir, à la vie et son ravage, c’est-à-dire la mort. Nous estimons que la justification « parce qu’elle est devenue la mère de tout ce qui vit » est un commentaire masculin, qui raconte la façon dont les hommes n’ont eu de cesse d’enfermer les femmes dans leur fonction maternelle en pensant mieux les contrôler. Selon cette lecture, la maternité peut être perçue comme lieu au service de l’homme, mais aussi comme lieu de servitude. N’est-ce pas, d’ailleurs, de cette façon que Gn 3:16 a été relu, provoquant la colère des féministes qui l’ont dénoncé comme scandaleux ? Si le verset fait scandale pour les femmes, c’est parce qu’il sert de justification rétrospective aux hommes. Rappelons le verset 16 : Gn 3:16 Mais à la femme, il dit : Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes gestations. Dans la douleur tu enfanteras des fils, tandis que vers ton homme [ira] ton désir, alors que lui, il te dominera. Le verset, écrit et relu par les hommes, donne aux femmes le sentiment d’être ensevelies, pour deux raisons au moins. D’abord en étant réduites à n’être que des lieux de la descendance des hommes. Ensuite parce que les hommes se sont servis de ce verset et du reste du récit pour justifier leur 573 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, 122-123. Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 123. 575 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 120. 576 En latin secretio a donné sécrétion et secret. Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 121. 577 Pour Horvilleur, le corps féminin réfère à « une membrane de séparation […] traversée, fendue ou rendue poreuse et les frontières entre l’intérieur et l’extérieur du corps s’en trouvent floutées » (Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 121). 574 230 contrôle, scellant doublement leur destin. Mais dans ce mouvement, qu’est-ce que les hommes estiment qu’ils doivent contrôler, sinon précisément ce qui leur échappe ? Reconnaitre en Ève la mère de tous les vivants ne revient-il pas à reconnaitre que, du côté de la femme, ça déborde de vie ? De plus, si « la mère » se situe sur le versant d’un « toujours déjà là », tel que les hommes l’entendent dans un mouvement rétroactif, la première femme se situe sur le versant de l’à-venir. La femme montre la voie d’un futur singulier toujours à construire, quand « la mère » se trouve du côté de la recherche universelle des origines, un passé toujours révolu auquel on n’a pas accès, et qu’on ne peut que fantasmer, reconstruire. Or le récit ne nous conduit pas d’emblée sur le versant de la mère originelle universelle, puisqu’elle n’a pas été appelée « Mère », mais bien « Vivante ». Autrement dit, peut-on avancer que le nom ne vise pas uniquement la femme dans sa fonction maternelle, mais aussi l’être de manque, l’être de désir, qui met en-vie au risque de la mort ? En devenant la Vivante, deux changements majeurs arrivent qui concernent la vie. D’une part, la Vivante devient la mère de tout le vivant, quand, au début de Gn 3, c’est le serpent qui était le plus rusé de tout ce qui vit. D’autre part, l’arbre de la vie devient interdit en lieu et place de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais, comme s’il fallait contenir un peu de cette vie débordante, bordée par la mort. Ève personnifie cette vie humaine, une vie de chair et de sang, de portage et de mise au monde, d’avenir et d’origine, de désir et de jouissance. En lieu et place de l’arbre de vie ? L’adam peut bien être la métaphore de l’humanité ; Ève en est la métonymie, le symptôme, la trace qui mord à pleines dents dans la chair et la vie. 5.5.4 La femme effet-mère : quand parler c’est créer À propos de morsure, la femme montre aussi que son désir de femme ne cède pas face à l’enjeu de la vie et de la mort. Sujet désirant, elle assume son désir jusqu’au bout. Mais il faut attendre Gn 4 pour le savoir, même si le texte nous en donne un aperçu quand elle assume son choix en reconnaissant ses torts, mais sans s’excuser, et sans faire porter l’entière responsabilité sur un autre qu’elle. En Gn 4:1, on apprend que l’adam a connu Ève (en Gn 4:25 il sera question d’« Adam »). En hébreu, on a vu que le verbe connaitre veut aussi dire avoir des relations sexuelles. Mais si l’on suit le texte de près, c’est l’adam qui a une relation sexuelle avec sa femme. L’inverse n’est pas vrai. Le récit ne dit pas qu’ils ont eu une relation sexuelle ensemble, ni qu’Ève a connu l’adam. Est-ce parce que le patriarcat est à l’œuvre, et que la femme n’est pas censée connaitre son 231 mari, ou serait-ce qu’Ève n’est pas intéressée par cette relation ? Mais en reconnaissant que la conception n’inclut pas l’adam, d’une part, et que la relation sexuelle n’est pas réciproque, d’autre part, le récit vient confirmer d’une certaine façon ce que Lacan dit, qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Les relations sont marquées par le déséquilibre, la non adéquation des rapports. Et, en effet, non seulement Ève conçoit seule, mais elle énonce que le père est Dieu, et non l’homme. Par sa parole, Ève fait de Dieu le père. En disant qu’elle a créé un enfant avec Dieu, elle dit bien que son désir est d’être comme Dieu, capable comme lui de créer, mais elle reconnait aussi la part de l’autre, et de l’Autre, pas toute seule ni sans le désir de l’Autre. De la même façon qu’il y a l’annonce faite à Marie, le récit ne nous introduit-il pas à l’annonce faite par Ève à Dieu, qu’il est le père de son enfant ? La parole d’Ève nous introduit à une femme-sujet de ses maternités, que son énonciation fait advenir. Si le serpent fait office de visiteur/annonciateur578, c’est bien du désir d’une femme qui, face aux conséquences de son désir, se place en sujet, y compris dans son rapport à la maternité, sur un mode actif. Autrement dit, le récit n’en finit pas de déborder pour qui cherche à le lire entre les lignes. Le rédacteur comme les lecteurs se retrouvent débordés par ce que représente la femme, sur le mode d’une faille qui ouvre à un sujet singulier qui assume son désir, provoquant une béance qui n’en finit pas de ne pouvoir être refermée : l’humanité. En fait, ce qui échappe du récit, c’est la femme. Et, dans le récit, la femme s’éprouve femme et ne se laisse pas engloutir dans l’effet-mère. Au contraire, elle s’assume comme femme et mère, en faisant un choix de sujet. 5.6. Épilogue : quand la femme se fait faille La première femme fait figure de faille, d’échappée. En rendant possible de l’inscrire comme métaphore du manque irréductible, ou comme sujet femme qui désire et qui devient mère, le récit raconte plus que l’histoire de la première femme. C’est en tant que faille qu’elle déborde du texte. Cette tension entre singulier et universel, entre perte et manque, entre objet et sujet, est organisée de plusieurs façons. Par exemple, le texte maintient subrepticement une tension entre l’adam et 578 Dans son mémoire de maîtrise, Iris Francine Putman parle de la « the serpent’s visitation to Eve » (The Dawn of Eve and the Etiology of Myth, Master of Arts’ Thesis, Sacramento, California State University, 2009, p. 87. 232 Adam, entre l’universel et l’homme singulier, entre l’adam générique et Ève dont le prénom lui donne sa singularité, mais aussi en refusant d’ensevelir la femme sous la mère comme simple ventre de l’humanité. Le nom que l’adam donne à la femme la reconnait comme être dont le corps est un « Lieu-de-la-vie »579, un lieu pas-tout, le lieu de l’Autre, lieu du manque qui transcende l’humanité, et dont le corps de chaque femme est le creuset. Le point de départ, c’est la femme qui, dans le texte, est une construction qui concerne l’à-venir, quand « la mère » est une construction rétrospective dans le regard des hommes : Gn 2:23 Celle-là sera proclamée femme parce que de l’homme celle-là a été tirée. Gn 3:20 L’adam nomme sa femme (la) Vivante/Ève parce qu’elle est devenue mère de tous les vivants. C’est rétrospectivement que l’effet-mère est perçu comme un toujours déjà là, du côté de l’universel, alors que la femme est présentée sur le mode du devenir et sur le versant du singuliersubjectif. Autrement dit, la mère est un effet de lecture rétroactif du rédacteur. S’il y a bien une présence féminine depuis le début, en Gn 2, c’est en tant que femme et non en tant que mère. Le récit donne place à un sujet femme dont le désir peut la rendre mère, mais ne la présente pas comme mère avant tout. Selon nous, le récit met au défi le lecteur de lire attentivement le texte, pour éviter d’ensevelir la dit-mention d’Ève/Vivante, à la fois ce qu’elle est et ce qu’on en dit, sous une explication qui risque de la réduire à un universel indifférencié, y compris en la réduisant à une fonction. Utiliser l’anticipation pour la dire mère avant qu’elle ne le soit n’est-il pas un aveu qu’on la veut mère pour mieux ne pas la « ça-voir » femme ? Les commentaires qui posent un regard autre que celui de la Tradition nous paraissent essentiels : ils permettent de sortir la première femme de son rôle exclusif de mère originelle, par définition toujours déjà perdue, mais aussi de la « putain », par définition aussi perdue : ne parle-t-on pas d’une prostituée comme d’une « fille perdue »580 ? Mais perdue pour qui ? Car Ève n’est pas perdue : elle est manquante, désirante, éphémère, nécessairement pas-toute, comme autant de failles. L’organisation textuelle que nous avons choisie nous permet 579 Selon le BDB, Khawwah veut aussi dire tente/village, autrement dit, un lieu de la vie humaine (BDB p. 295). Site Expressions françaises, « Fille perdue », http://www.expressions-francaises.fr/expressions-f/2694-filleperdue.html (20/5/2019). 580 233 de cerner à quel point la femme représente ce qui ne se ferme pas, le manque en tant que substrat qui cause le désir. Nous postulons que c’est donc à ce titre qu’elle est manque en Gn 2, et sujet en Gn 3 et 4, un sujet aux prises avec son désir. À ce titre, elle se situe du côté de ce qui ne se ferme pas, qui met en-vie, un sujet désirant créer/acquérir à son tour « comme Dieu », autrement dit devenir ce qu’elle est : Vivante parce que manquante et désirante. Ainsi la femme se présente-t-elle comme autant de failles qui sont aussi des questions sans réponse. En effet, est-elle expulsée du paradis ? Le récit ne le dit pas, cette question est laissée en suspens. Comme si son rôle ne se situait pas entièrement du côté de l’universel, comme si l’effetmère, en l’engloutissant, ne pouvait faire disparaitre la femme. Sur ce versant, elle est la faille dans le regard des hommes, en tant qu’elle s’estime l’égale de Dieu dans sa capacité à créer de l’homme. Le récit nous dit en effet qu’Ève donne vie à trois hommes. Le premier, elle l’appelle Caïn/Le Créé. Son nom dit qu’Ève reconnait son acte comme un acte de création. Le second, elle le nomme Abel/Le Vain, celui qui, en effet, sera comme la vapeur ou la brume, ce que sera en effet son passage sur terre, mais qui flotte dans le monde, inaccompli, coupé dans son élan vital, et qui sera recouvert par un autre enfant. Quant au troisième, elle le nomme Seth/L’Accordé, en affirmant que Dieu lui a accordé/donné un autre enfant pour remplacer celui qui a été tué. Ses trois enfants, c’est elle et uniquement elle qui les nomme, sans l’intervention de l’adam. La femme, en nommant, montre qu’elle se situe comme sujet femme effet-mère, soit une femme qui s’éprouve mère, mais qui ne disparait pas sous sa fonction maternelle. Au contraire : en plaçant Dieu comme son partenaire, elle s’énonce co-créatrice. Rien de moins. Mais la femme constitue aussi une faille dans la Bible. En effet, l’histoire des origines commence en Gn 1, pour reprendre mot à mot son cours en Gn 5, comme si Gn 3 et 4 pouvaient ne pas exister, ou n’avaient pas existé. Le texte ? ou la femme dans le texte ? Gn 5:1-3 Voici le livret de la descendance d’Adam : Le jour où Dieu créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu. Homme (Adam)581 et femme il les créa, il les bénit et leur donna 581 L’hébreu parle de mâle et femelle. 234 le nom d’« Homme » (Adam)582, le jour où il les créa. Quand Adam eut cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, comme à son image, et il lui donna le nom de Seth.583 En Gn 5, Ève a littéralement disparu. Cela permet d’abord de montrer que cette faille est constamment à risque d’être refermée sous l’universel masculin. Mais les commentaires montrent aussi que cette faille n’en finit pas de résister, de ne pas se laisser refermer : cela fait 2 000 ans et plus que la femme du récit n’en finit pas de rebondir dans les écrits de nombreuses disciplines, dans la littérature, dans les tableaux, les œuvres de toutes époques. Cela fait plus de 2 000 ans qu’on en parle, de ce récit qui fait parenthèse, et encore plus de cette femme qui n’en finit pas de faire couler tant d’encre, de rage et de larmes. Comme une rivière souterraine qui n’en finit pas de rejaillir. Une rivière d’autant plus souterraine que, s’il est question des fils d’Ève, il est fait totalement abstraction des filles d’Ève. 5.7. Conclusion Notre travail montre qu’une analyse discursive amène à relire différemment la femme du récit, par rapport à la façon dont le récit a été relu par la Tradition. À partir de ce que qui s’est dit avant nous, nous avons pu montrer que la femme ne s’enferme pas dans la fonction d’objet, qu’il soit sexuel ou de reproduction. Cette analyse est venue poursuivre l’ouverture créée par le chapitre 4, qui fait basculer la femme de l’objet perdu au lieu du manque, creuset du subjectif et du singulier. Dans ce chapitre d’analyse discursive, nous avons pris le temps de déployer en quoi la femme est sujet de désir, sujet de son désir, à la fois pour l’avoir et pour l’être. Analyser le récit à partir du sujet femme empêche de rabattre trop vite le désir sur le versant de la convoitise ou de la concupiscence, tout en mettant en relief la subjectivité à l’œuvre. Nous montrons ainsi qu’une lecture qui prend en compte la femme du récit en tant que femme-sujet de désir oriente le reste de la lecture du récit. Notre analyse au plus près du texte permet de lire le rôle de la honte pour dire l’intime, mais aussi la femme. Car c’est bien à partir de 582 Le mot hébreu est Adam, soit le mot « ‘adam » sans article, ce qui montre bien que le terme hébreu « adam » est à la fois le générique humain et l’homme. 583 BJ. La Bible de Jérusalem est une illustration exemplaire du fait que le christianisme comprend le mot « homme » comme le terme générique désignant l’humanité comme universel. 235 la honte que le sujet femme prend une posture de sujet responsable, là où la Tradition a préféré recouvrir la honte sous la culpabilité. C’est à partir de sa posture de sujet responsable que Dieu charge la femme de lutter contre le mal et la haine qu’il suscite. C’est à partir du fait qu’elle est celle par qui la lutte se poursuivra que la question de la maternité surgit. Le temps de la maternité a permis de déployer la question de l’effet-mère dans le processus d’une femme-sujet qui désire se situer en sujet-mère, face à la posture des hommes qui veulent la femme comme objet universel de reproduction. Enfin, nous avons relevé le singulier destin d’Ève. Dans le livre de la Genèse, elle disparait purement et simplement. Dans la Bible, elle n’est plus mentionnée, et dans la Tradition chrétienne, elle est remplacée par la Nouvelle Ève. Autrement dit, que ce soit dans la Bible ou dans la Tradition chrétienne, Ève fait figure de parenthèse. Une fois disparue, elle fait faille : ni vraiment là, ni tout-à-fait absente, elle ne cesse de déranger les hommes. Parce qu’elle resurgit dans chaque être-femme ? Nous retenons de cette analyse discursive de la figure d’Ève trois thèmes qui seront l’objet des trois prochains chapitres. Le premier thème postule que la femme est la métaphore du manque, lieu même de la vie, lieu d’émergence du désir. Ce sera le thème du chapitre 6. Nous montrerons qu’il a fallu le processus de relecture après-coup pour lire une signification qui à son tour en éclaire une autre. Mais c’est aussi parce que nous avons retenu la structure du rêve comme expression de l’inconscient que nous avons pu sortir d’une lecture chronologique du récit. Nous montrerons que c’est à partir de ce double mouvement méthodologique que nous pouvons soutenir la femme comme sujet de désir, ce qui permet de passer de l’objet au sujet. La Tradition reproche à la femme d’avoir désiré ce qu’elle n’aurait pas dû désirer, et d’avoir joui de ce dont elle n’aurait pas dû jouir. Nous développerons plutôt comment, sur le versant d’une éthique de sujet, la femme du récit peut être lue comme lieu privilégié d’émergence du désir, en soulignant la tension qui oppose et relie désir et jouissance. Le second thème portera sur la femme en tant que sujet qui dérange. Ce sera l’objet du chapitre 7. Il y sera question de sa place face à l’universel, sur le versant du singulier, mais aussi du fait que la femme se situe à la marge du masculin, dans la mesure où elle n’y est pas-toute. Ce sera aussi l’occasion de souligner l’inquiétante familiarité auquel la femme, en tant que sujet, confronte l’homme. Une femme-sujet, c’est un lieu qui raconte la femme en écart de l’homme, 236 selon sa propre singularité, qui prend en compte le manque, la faille et l’intime. Ce sont autant de lieux qui parlent de vulnérabilité, mais aussi de la force du désir créé par cette ouverture, qui peut conduire une femme à assumer son désir et ses conséquences. Le troisième thème fait un retour sur le destin et la destinée de cette femme-sujet désirante. Ce sera l’objet du chapitre 8, le dernier chapitre. Nous établirons en quoi le fait qu’Ève soit sujet désirant dérange au point que, comme la honte, il faut la recouvrir, pour effacer la trace du sujet femme. Mais si la figure d’Ève dans la Tradition se lit sur le versant d’un insoutenable, nous pourrons montrer que, subjectivement, Ève ne cède pas sur son désir : elle devient femme et mère, et que, pour toute femme, cela rend leur destinée difficile, dans la mesure où une femme est toujours à risque d’être ensevelie sous l’effet-mère. 237 238 6 Sur la trace du désir La découverte de l’inconscient freudien tient au désir. Tout ce qui anime, ce dont parle toute énonciation, c’est du désir. Jacques Lacan584 6.0. Introduction Dans la première partie, nous avons vu que la Tradition patriarcale a relu le récit de Gn 3 sous l’angle de la faute, dans une logique où le récit devient le lieu d’un kaïros qui a fait basculer le monde humain dans un nouveau chaos : celui du péché, de la séparation d’avec Dieu et de la perte de l’immortalité. Dans cette logique chrétienne, le désir est reçu et interprété comme un péché de convoitise qui a conduit l’homme à sa perte. Ce déplacement associe le désir à un mouvement jugé mauvais par la morale religieuse, une morale étroitement imbriquée dans une logique patriarcale dénoncée par les analyses féministes. Elles ont montré que cette orientation a eu pour effet de limiter l’être femme à n’être qu’un objet à contrôler et à soumettre, mais aussi à être réduite à la fonction asservissante de la reproduction. D’autres regards ont ouvert le récit à d’autres interprétations que celles du péché originel. Par exemple, les relectures sur le versant du mythe de la maturation de l’humain ont permis de commencer à porter attention à la dimension de la perte, du manque ainsi qu’à sa place dans la question de la femme et du désir. À la suite de ces recherches, notre propre relecture discursive, au chapitre 5, a permis de découvrir la place particulière qu’occupe le désir de la femme dans le récit de Gn 3. Suivre de près le texte nous a permis de faire ressortir que ce n’est pas d’abord parce que l’humain a désiré qu’il 584 Jacques Lacan, Les quatre concepts…, p.158. 239 a été « chassé du paradis », mais bien parce qu’il a consommé l’objet désirable : l’humain a perdu son immortalité parce qu’il a consommé du fruit défendu. Mais, dans la Tradition, cette perte est relue et interprétée rétroactivement à la lumière de la logique du péché originel. Rétroactivement, le désir a alors été interprété comme un péché de convoitise et de concupiscence, jugé mauvais par la morale religieuse585. Mais en jugeant la valeur du désir par rapport à son objet, cette orientation a masqué la nécessité du manque, de la différence et de l’altérité que, pourtant, le récit ne cesse de mettre en scène. En prenant acte de cette difficulté, en portant attention aux déplacements successifs produits par les commentaires, notre analyse discursive a permis de montrer que les notions de femmes et de désir sont intimement reliées entre elles par le rapport à la parole introduit par le serpent. Parole, femme et désir sont trois signifiants qui s’articulent à partir du manque. Le nouage de ces trois signifiants permettrait-il de tracer des jalons éthiques d’un espace interprétatif capable de lire le rapport au manque et au désir qui se cache sous la lecture de la perte ? Lire le rapport au désir d’Ève selon cette orientation pourrait-il permettre d’aborder la femme autrement : comme sujet désirant ? Pour avancer sur cette question, nous allons travailler le récit dans une logique d’analyse qui aborde le texte non pas d’abord comme un « mythe des origines » mais « comme un rêve ». Selon cette logique, le texte est pris comme un « ensemble discursif » formant une chaîne signifiante à interpréter en tenant compte des lois de l’inconscient. Lire le texte sur le versant du rêve permettra d’ouvrir un espace pour que le désir puisse être considéré au-delà de la censure, dans une logique qui admet la dimension du sujet désirant. Une telle orientation permet de sortir d’une temporalité chronologique nécessairement tournée vers la recherche des origines, et de proposer une herméneutique du récit capable de « dit-cerner » entre les lignes la place du sujet femme. Cela dit, admettre cette dimension dans la logique du sujet parlant et désirant n’est pas sans produire un bousculement qu’il convient de prendre en compte. 585 En effet, si la convoitise est, comme le soutient Augustin, « le résidu du péché », c’est bien le serpent qui occupe cette place. Pourtant, la Tradition a subrepticement fait porter à la femme ce rôle de tentatrice, dont l’imaginaire chrétien se fait l’écho comme le montre le point 0.1.1 de notre introduction. Ainsi, de celle qui est tentée, elle devient la tentatrice, et le désir devient convoitise. Lu à partir de son objet, le désir devient moralement condamnable. 240 Pour cette raison, la première section de ce chapitre va tracer les jalons conceptuels d’une herméneutique soutenue par la logique du rêve. Une fois que nous aurons clairement établi les règles qui régissent l’inconscient et la formation de ce lieu, nous pourrons nous attarder sur la rigueur conceptuelle qui sous-tend une analyse discursive du sujet femme et de son désir singulier. Cette logique, que nous déployons à la suite des analyses psychanalytiques, nous amènera, dans la deuxième section, à montrer le rapport du sujet à l’Autre, et au manque dans la troisième section. Dans la quatrième et dernière section, notre perspective discursive nous conduira à explorer comment la logique de l’inconscient structuré comme un langage permet d’ouvrir un espace herméneutique qui admet le sujet femme et son rapport au désir inconscient dans l’analyse du texte de Gn 3. 6.1. Du rêve comme méthodologie de relecture du désir de la femme Freud affirme que le rêve est « la voie royale » qui même à l’inconscient, une instance psychique dont la structure et les lois de fonctionnement sont distinctes de la conscience586. Il définit l’inconscient comme le lieu psychique des pulsions et du désir dont la logique obéit à des règles précises : l’inconscient ne connait ni la mort, ni la négation, ni le temps ou l’espace tel que nous le construisons dans notre conscience. La prise en compte des règles qui régissent l’inconscient permet d’articuler sous un angle nouveau des éléments tels qu’ils ressortent de notre l’analyse discursive réalisée au chapitre 5. Plus précisément, aborder le récit de Gn 3 comme un rêve permet de cerner la part de réalisation du désir en acte que comporte ce texte. 6.2.1.1 L’inconscient ne connait ni la négation, ni la contradiction, ni la mort Freud détermine que l’inconscient ne connait ni la négation587, ni la contradiction, ni la mort : il y a quelque chose de la limite qui ne tient pas, et que le désir permet de cerner. Relire le texte de 586 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1962 [1917], pp. 276-277. Freud illustre cette affirmation que l’inconscient ne connait pas la négation de cette façon : « La manière dont nos malades présentent leurs associations au cours du traitement psychanalytique nous fournit l’occasion de quelques observations intéressantes. Il arrive qu’un malade nous dise : "Vous allez penser maintenant que je vais vous dire quelque chose d’offensant, mais je n’en ai réellement pas l’intention". Nous saisissons qu’il s’agit du refus, par projection, d’une association qui vient de surgir. Ou bien il nous dit : "Vous vous demandez qui peut être cette personne du rêve. Ce n’est pas ma mère". Nous corrigeons : c’est donc sa mère. Nous prenons la liberté, dans notre 587 241 Gn 3 en tenant compte des lois qui structurent l’inconscient permet de saisir autrement la portée de l’acte de la femme face à l’interdit de Dieu. Cela permet de l’écarter du soupçon d’avoir volontairement et sciemment utilisé son pouvoir tentateur pour conduire l’homme à sa perte. Car le récit montre bien que la femme n’est pas le serpent, contrairement à une certaine idée répandue que la toile « Adam et Ève » de Giuseppe Cades, reproduit en introduction, met en scène588. Mais, si la femme n’est pas le serpent, elle parle avec lui. Comme nous l’avons montré dans notre analyse discursive, c’est dans cet échange intersubjectif de paroles que se produisent des déplacements où la négation « tu ne mangeras pas » est reformulée et entendue de manière déplacée. L’échange et la parole entre le serpent et la femme remettent le manque à l’avant-scène, et le désir qui en émerge semble à la fois ne pas tenir compte de la négation (l’interdit) et méconnaître la mort. En effet, par son dialogue avec le serpent, par sa parole, la femme a déplacé les deux limites posées par Dieu : l’interdit de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, et le fait qu’en manger la fera mourir. Elle en tient même si peu compte qu’elle transgresse : comme si aucune de ces deux limites n’avait eu le pouvoir de freiner son désir, celui-là même qui a émergé, qui a pulsé à partir de son dialogue avec le serpent. Le désir de la femme déborde l’interdit et ce débordement n’est pas sans conséquence : une fois le désir consommé, elle et son homme découvrent la nudité, la tromperie, la vie limitée, la contrainte et la souffrance. Si l’acte de transgression ne fait pas mourir immédiatement, il change cependant drastiquement le rapport à la vie, en confrontant l’humain à une vie limitée, et une vie dans laquelle le désir prend place. Le récit montre que le désir de la femme la pousse à vivre au risque de mourir, malgré la finitude d’une mort dont son désir n’a que faire. L’acte de sujet qu’elle pose vient dire toute la puissance de vie d’un désir pour qui la mort fait partie de la vie au point de s’y confondre. La mort fait tellement partie de la vie que l’adam appelle la femme Ève/Vivante, comme s’il reconnaissait lui aussi la puissance du désir qui ne connait pas la mort en tant que finitude, ni en interprétation, de faire abstraction de la négation et de n’envisager que le contenu pur de l’association. C’est comme si le patient avait dit : "Cette personne du rêve m’a rappelé ma mère, mais il ne me plaît point d’accepter cette association" ». Sigmund Freud, « La Négation », traduit de l’allemand par Henri Hoesli, dans Revue Française de Psychanalyse, 7/2, 1934, 174-177. http://psychanalyse-paris.com/1276-La-Negation.html (5/01/2018). 588 Voir notre introduction, le point 0.1.1. 242 tant qu’opposée à la vie. Le désir, c’est la vie. Cette lecture peut paraitre antinomique avec celles qui estiment que la femme a fait entrer la mort dans le monde par sa transgression. Pourtant, c’est tout aussi vrai. La femme devient celle par qui la vie, telle que nous la connaissons, advient. Une vie bordée par la finitude. Mais, dans le même mouvement, la femme devient la marque du sujet désirant, la marque qui met en-vie : c’est bien en tant que Vivante qu’elle va à son tour donner la vie, à partir de son désir. Autrement dit, la mort n’a eu aucun effet de limite sur son désir de vivante. Cela ne donne-t-il pas un autre regard sur le fait qu’Ève, au-delà de l’interdit posé par Dieu, ait été tentée par le fruit défendu ? Comment prendre en compte le fait que le désir soit plus fort encore que l’idée de la mort, au point que l’humain peut sacrifier son éternité pour prendre le risque de connaitre ? 6.2.1.2 L’inconscient ne connait pas l’espace en tant que limité : l’Éden comme lieu in-fini Si l’inconscient ne connait ni la mort ni la négation, il ne connait pas plus les frontières qui borderaient un espace. Plus spécifiquement, en lien avec le récit, l’inconscient implique une logique de relecture qui ne connait pas d’emblée la distinction entre intérieur et extérieur, entre soi et l’autre. Ici, c’est la notion de frontière entre un lieu et un autre, entre l’un et l’autre, qui est en jeu. Une telle logique peut paraitre en contradiction avec le fait que l’Éden apparait comme un espace bordé. Mais cette organisation répond davantage à un besoin de structure narrative, parce qu’on ne peut pas tout dire en même temps. En effet, on voit bien que le jardin n’est pas aussi bien bordé qu’il n’y paraît. On commence par apprendre que Dieu a créé un jardin et qu’il y met l’humain. Mais est-ce que le jardin prend toute la place ? Non, puisqu’on découvre plus loin que le serpent vient des champs, un lieu extérieur à l’Éden, tout comme on apprend à la fin du récit que l’Adam est expulsé de ce lieu qui sera mis sous bonne garde pour en défendre l’accès – mais dont on ne sait pas si la femme l’a quitté. Autrement dit, l’Éden prend des allures de monde fermé, mais dont les frontières sont en même temps ouvertes sur un ailleurs, l’Autre, à la fois notre monde et à la fois étranger à notre monde, dont le serpent et Dieu seraient des représentants. L’intérieur et l’extérieur sont distincts, mais non délimités. Le récit, ici, prend des allures de rêve, qui rend flou les frontières spatiales. 243 Mais les lieux ne sont pas les seuls à ne pas tenir dans des limites rigoureuses. Il en est de même pour les personnages, qui sont autant de lieux. L’adam est-il l’homme ? La femme est-elle issue de l’adam ou de l’homme ? Le désir de la femme peut-il être confondu avec celui de l’homme ou de l’adam ? Est-il question de désir ou de jouissance ? Où sont les filles d’Ève (car si le récit parle de descendance, seuls des fils naissent d’Ève) ? Ève devient-elle rétroactivement la mère de tous les vivants ? Que recouvre l’expression « tous les vivants » ? Autrement dit, le contenu des mots varie selon ce qu’ils représentent pour celui qui en prend connaissance. Ce n’est pas tout. Dans le dialogue qui s’instaure entre le serpent et la femme, là aussi la frontière est floue, si l’on en croit le récit et les commentaires. L’arbre interdit est-il celui situé au milieu du jardin ? Les deux arbres ne font-ils qu’un ? La femme dit qu’on ne peut manger ni toucher du fruit de l’arbre interdit, mais Dieu a-t-il vraiment dit cela ? Qui dit vrai ? Dieu dit-il vrai ? Le serpent dit-il vrai ? La femme dit-elle vrai ? Le rédacteur dit-il vrai ? Quel est le but de Dieu d’interdire un acte sous peine de mort, si les humains ne pouvaient s’en empêcher ? Que veut dire avoir les yeux qui s’ouvrent, alors que la femme a vu que l’arbre était bon et beau ? Qu’est-ce que ce vêtement de peau ? L’adam est expulsé du jardin : mais qu’en est-il de la femme ? Toutes ces questions ont amené de nombreux commentaires à questionner un texte qui ne fonctionne pas si bien que cela, sauf à chercher comment combler ses trous ou ses incohérences. Or ces difficultés sont précisément ce qui nous permet de proposer que le récit a la structure du rêve, une structure discursive avec sa logique propre et particulière. Force est de constater que, comme dans le rêve, les mots pour le dire ne disent pas tout de ce que le rêve a à dire, mais que, sans les mots, rien ne peut en être dit. Le texte, à l’instar du rêve, résiste ainsi à toute tentation de trancher trop précisément sur le sens à lui donner. Il résiste à la joui-sens, il résiste à ce qu’on puisse jouir du sens du récit : du récit, de sa compréhension, il s’échappe quelque chose. 6.2.1.3 L’inconscient ne connait pas le temps On vient de voir que l’inconscient ne connait ni la négation, ni la contradiction, ni la mort, ni l’espace en tant que limite. Mais l’inconscient ne connait pas plus le temps, contrairement à la conscience. Du fait même que nous sommes des parlêtres, le temps est même le rapport le plus étroit que nous entretenons avec le monde. Pour parler, il faut raconter, ce qui impose une 244 chronologie. La narration est contrainte par une structure qui ne peut s’extraire de sa chronologie pour être comprise. Or, la Tradition a pris pour acquis que le temps de la narration correspondait à la chronologie du récit lui-même. Cela a conduit à lire le récit sur le mode temporel et chronologique, en considérant la transgression comme un kaïros provoquant un avant et un après le péché originel. Cependant, si le langage rend impossible de raconter une histoire autrement que selon un mouvement chronologique, cette chronologie, telle que le récit la met en scène, ne rend pas forcément compte de la structure du récit, si, comme nous le proposons, il a la structure du rêve. Selon cette hypothèse, le récit parle alors d’un événement qui ne tient pas dans le chronos589, et qui ne se suffit pas du kaïros – au sens d’événement irréversible comportant un avant et un après. Il faut aussi noter que l’hébreu lui-même ne connait pas le présent grammatical tel que nous le connaissons. Les temps hébraïques ne se déclinent pas entre imparfait, présent et futur : l’hébreu ne connait que le parfait (notre imparfait) et l’imparfait ou inaccompli (qui contient à la fois notre présent et notre futur). Cela indique que le présent tel que nous le connaissons, cet instant qui habiterait notre actualité, si éphémère soit-elle, se vit déjà en hébreu sur le mode du futur. En hébreu, on passe du parfait, fini, au futur, à-venir, déjà en route au moment même où l’événement se produit. Cela vient nourrir notre postulat que l’événement ne peut être lu que dans le temps de l’après-coup, le temps de la relecture du lecteur qui s’approprie le récit, autrement dit, au futur antérieur. Or, sortir d’une lecture par défaut chronologique, et entrer dans le mouvement d’une relecture discursive après-coup permet de mieux cerner le mouvement du désir. Comme nous l’avons expliqué en introduction, lire le désir et le récit selon ce même mouvement permet de faire ressortir la subjectivité à l’œuvre non seulement dans l’interprétation de la femme du récit, mais aussi dans les effets de cette interprétation sur Ève, et les femmes. Ce mouvement nous permet de proposer que le récit re-conte, dans l’après-coup, quelque chose de notre histoire humaine et de la recherche incessante, ancestrale et actuelle du parlêtre à discerner quelque chose de son origine. Selon cette orientation, la visée du récit change. Il perd la 589 Le chronos, ou temps chronologique, est un temps linéaire. C’est notre temps humain. 245 vocation qu’on lui donne à raconter une histoire sous la forme d’une chronologie, comme un récit qui dirait le vrai sur nos origines historiques. En revanche, si on aborde le récit comme un rêve, comme la réalisation d’un désir, alors le récit recèle en lui « le souffle d’un conteur »590, et plus encore celui du lecteur qui se l’approprie en tant que ce qui le fait vivre : c’est par son désir que le lecteur, en s’appropriant le récit, le re-conte. Mais alors, si l’espace, le temps, la négation et la mort ne font pas limite pour l’inconscient, que reste-t-il pour a-border la dimension désirante propre au sujet femme ? 6.2. L’Autre, ce lieu du trésor des signifiants qui instaure le sujet Prendre au sérieux les lois de l’inconscient telles qu’établies par Freud, et partir d’elles pour lire le récit, permet de considérer que, comme le temps de l’inconscient est différent de celui de la conscience, le temps du sujet est différent du temps de l’être. À la suite de Freud, mais en partant de ses découvertes, le psychanalyste Jacques Lacan en est venu à définir la logique de l’inconscient par la formule suivante : « l’inconscient est structuré comme un langage »591. Selon cette logique, il apparait que, du lieu de l’inconscient, « ça parle et ça pense et ça fonctionne d’une façon aussi élaborée qu’au niveau du conscient, qui perd ainsi son privilège »592. Dire que ça parle et que ça pense comme le langage, cela veut dire que cela fonctionne selon les lois propres au langage. 6.2.1 Le sujet parlant : un sujet divisé Pour Lacan, l’humain habite le langage. Mais le fait d’habiter le langage n’a rien de paradisiaque. En fait, pour Lacan, le langage s’apparente plutôt à une « maison de torture » dans laquelle l’humain « est pris et torturé par le langage »593. Le langage condamne l’humain parlant à 590 « L’homme façonné dans l’argile devient une créature vivante, nous dit la Bible, quand un souffle de vie lui fut insufflé dans les narines. Cette scène mythique recèle une vérité puissante. À un certain moment de ce passé immensément lointain, ce fut un souffle qui rendit Adam vivant, le souffle d’un conteur » (Stephen Greenblatt, Adam et Ève, p. 33). 591 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p.72. 592 Jacques Lacan, « L’inconscient freudien et le nôtre », Les quatre concepts…, p. 33. 593 « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme, c’est le sujet pris et torturé par le langage ». Jacques Lacan, Freud dans le siècle, conférence du 16 mai 1956 donnée à l’occasion du centenaire de la naissance de Freud, p.22, http://data.over-blogkiwi.com/1/33/83/93/20160110/ob_dfccfd_freud-dans-le-siecle-conference-de.pdf (19-10-2019). 246 ne pouvoir advenir que comme sujet parlant au lieu de l’Autre, au lieu du langage qui l’aliène et le détermine, y compris à son insu. Ainsi, pour Lacan, le langage aliène le sujet aux prises avec des mots qui ne peuvent jamais le représenter et le dire parfaitement : le langage ne peut que mi-dire ce que le sujet a à dire594. Le résultat de cette aliénation est ce qu’il appelle la division du sujet : « Je m’identifie dans le langage, mais seulement à m’y perdre comme un objet »595. Ne pouvant s’extraire du langage, qui le constitue autant qu’il le fonde comme manque à être, le sujet parle au lieu de l’Autre : « le sujet reçoit de l’Autre son propre message sous forme inversée »596. L’Autre, dans la théorie lacanienne, est donc un concept fondamental. L’Autre, c’est le lieu qui échappe au sens, mais non à la signification. L’Autre n’est pas un objet culturel ou un mot, mais un lieu que Lacan définit comme le « trésor du signifiant ». En tant que tel, l’Autre varie selon ce qu’il représente pour le sujet : « le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant »597. Suivant cette idée, on comprend que l’idée de l’inconscient structuré comme un langage implique un sujet qui ne peut se saisir que dans un rapport d’interrelation avec le signifiant qui le gouverne à son insu. Le concept de signifiant ne vient pas de nulle part : Lacan l’a repris entre autres de la linguistique saussurienne en subvertissant le « signe saussurien »598. Par cette inversion, Lacan fait, 594 L’expression mi-dire réfère au fait que la vérité ne peut jamais être dite totalement. Non seulement elle est partielle, mais elle est « dite entre deux signifiants » : Sophie Genet, « L’aliénation dans l’enseignement de Jacques Lacan. Introduction à cette opération logique et à ses effets dans la structure du sujet », Tracés. Consentir : domination, consentement et déni 14/2008, 153-173, p. 154, https://www.researchgate.net/publication/30438985_L’alienation_dans_l’enseignement_de_Jacques_Lacan_Introduc tion_a_cette_operation_logique_et_a_ses_effets_dans_la_structure_du_sujet (24/1/2020). Pour le sujet, les mots ne peuvent qu’avoir valeur de signifiants, sans jamais pouvoir dire la vérité totale du sujet, mais uniquement le représenter, toujours de façon inadéquate ou partielle. 595 Jacques Lacan, Écrits I, Paris, Seuil coll. points, 1966, p. 298. 596 Jacques Lacan, Séminaire III. Les psychoses, Seuil, 1981, p. 48. 597 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 79. 598 Rappelons brièvement que Lacan subvertit la théorie saussurienne du signifié/signifiant. Dans la théorie saussurienne, le langage est vu comme une ellipse à l’intérieur de laquelle se trouvent deux éléments : le signifiant, qui est l’image acoustique, détachée de sa signification, et le signifié, qui est le concept, la représentation mentale d’une chose. Le rapport entre l’un et l’autre est nécessairement arbitraire, mais il permet la communication. Ainsi le phonème – le mot – est le signifiant, soit le concept qui permet de dire le signifié : la chose qu’il représente (Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1933, p. 272). Lacan part de cette théorie, mais il inverse les deux termes. Pour lui le signifié est l’objet, et le signifiant la représentation linguistique. Mais, là où Saussure relie les deux termes entre eux, Lacan inscrit une barre entre les deux termes, qui les rend totalement indépendants l’un de l’autre. Ainsi, une poubelle, comme le raconte en exemple Guy-Robert Saint-Arnaud dans un de ses cours, n’est plus la chose « poubelle », mais un signifiant qui peut signifier tout autre chose pour un sujet : ne 247 non plus du signifié, mais du signifiant l’articulation centrale du sujet et de l’Autre. Il reconnait au signifiant des effets tellement déterminants que ce qui peut être signifié (le signifiable) en porte la marque, y compris dans le corps. En inversant le rapport signifié/signifiant, Lacan reconnait au signifiant sa suprématie : c’est le signifiant qui gouverne le discours du sujet. Le sujet naît en tant qu’au champ de l’Autre surgit le signifiant. Mais de ce fait même, cela – ce qui auparavant n’était rien, sinon sujet à venir – se fige en signifiant. […] Le sujet c’est ce surgissement qui, juste avant, comme sujet n’était rien, mais qui à peine apparu se fige en signifiant.599 Le sujet émerge d’une chaîne signifiante singulière où se constitue sa singularité. Cette chaîne signifiante inscrite au lieu de l’Autre n’est pas maîtrisée par le sujet, mais elle l’affecte au point même de le gouverner à son insu. Pour illustrer cette coupure qui empêche le sujet d’avoir accès à l’Autre, le « schéma L » tel que Lacan le présente montre que l’axe imaginaire « autre/moi » fait littéralement barrage entre le sujet et l’Autre. L’axe défini par Lacan comme imaginaire est ce par quoi le sujet passe dans sa relation, à la fois au monde et à la part insue qui le constitue. Il y est entièrement subordonné : « Le schéma », aussi appelé « schéma L »600 D’un point de vue méthodologique, le schéma L permet de prendre acte du caractère déterminé de l’inconscient et d’en répondre par une logique du signifiant qui prend en charge les plus être belle par exemple, mais cette « pou-belle » représente à ce moment le sujet dans la suite des signifiants, autrement dit, de l’histoire du sujet, sans cesse relue. 599 Jacques Lacan, Les quatre concepts…, p. 180. 600 Jacques Lacan, Séminaire IV. La relation d’objet, Paris, Seuil, 1998, p. 12. 248 discontinuités qui s’introduisent dans le discours, et qui laissent émerger le sujet. Si le signifiant gouverne le sujet, il lui donne aussi sa singularité désirante, comme le souligne Lacan, le sujet parlant désigne non pas un être, mais un manque à être produit par le fait de l’assujettissement du sujet au langage, ce que Sublon confirme : Le signifiant fait trou : vide dans l’Autre, vide dans les riens, vide dans le sujet ; c’est le même vide, le même manque, la même absence qui double et tresse tout. Et c’est sur ce vide que le désir se fonde […]. Le désir qui se porte vers ce vide offre, dès lors, cet aspect de négativité, rebelle à la satisfaction.601 En fonction de ce qui a été dit, on voit que la logique de l’inconscient structuré comme un langage implique de situer notre analyse dans un rapport de relation où le sujet émerge comme désirant, en lien avec le langage, un sujet qui émerge au lieu de l’Autre. De ce fait, dans le texte, l’Autre peut, en fonction des personnages et des moments du récit, être Dieu ou le serpent : Dieu est le premier à parler, l’adam est le premier à s’exprimer tout seul, le serpent est le premier qui parle à un autre, et la femme est la première humaine à parler à un autre/l’Autre. En Gn 2, Dieu désire que l’humain ne soit pas seul quand il (se) parle. Et, si l’on en croit Balmary ou Wénin, l’adam se met à désirer la femme quand il s’écrie : « chair de ma chair, os de mes os »602. Enfin, la femme se met à désirer l’arbre une fois la discussion avec le serpent enclenchée. Le texte le dit : il faut de l’Autre, autrement dit une parole, pour que du désir puisse surgir. Parce que le manque est incomblable, le désir n’en finit pas de courir. S’intéresser au désir, c’est s’intéresser au sujet désirant concerné par ce désir qui fait sa loi. Lacan précise que le désir mène tant et tant le sujet parlant qu’il ne lui reste comme seule alternative de ne pas céder sur son désir. Il est important de relever l’ambiguïté voulue de cette affirmation, qui ne permet pas de savoir s’il faut aller jusqu’au bout de son désir, ou si, au contraire, il faut se tenir debout face à son désir, et lui résister. Dans l’éthique du désir, l’objet devient secondaire. Ce qui devient central, c’est l’acte de sujet qui fait fi de la morale religieuse, alors que c’est davantage par son objet en tant que finalité 601 Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 223, qui ajoute : « pour que la parole puisse jaillir du vide, il faut que la Loi crée et garde la Chose coupée et interdite. Cette Loi est le désir que le parlant profère… Sans verbe pas de vide, sans vide pas de verbe ». Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 225. 602 Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 294 ; André Wénin, D’Adam à Abraham, p.80, mais en utilisant le mot convoitise. 249 qu’on cerne et qu’on juge le désir, nécessairement selon un mouvement de relecture rétroactif. Dans le récit, c’est la femme qui est aux prises avec le désir. Mais comment s’en étonner si elle est la métaphore du manque ? Suivre la trace du manque qui organise le désir met sur la voie de la femme-sujet désirante. Si l’on relit le récit sous l’angle du désir de la femme, on peut dire qu’elle a choisi d’aller au bout de son désir, au risque de la mort, certes, mais aussi de se tenir debout face à son désir, en assumant la responsabilité de son désir, en donnant la vie, et en choisissant comme partenaire rien de moins que Dieu. Autrement dit : vivre une vie d’humain, avec ses implications603. 6.2.2 Le désir dans Gn 3 : un mouvement plus qu’un mot Nous avons dit plus haut que le désir est étroitement imbriqué dans le rapport du sujet à l’Autre, au point que, pour Lacan, le désir vient de l’Autre, du langage. Selon cette orientation, l’Autre de la femme dans Genèse 3 prend les traits du serpent. Mais, si le désir vient de l’Autre, il vient aussi du rédacteur, et du lecteur. En effet, Gn 3 met en scène la femme comme sujet de désir, mais le rédacteur décline son désir en le cernant sans le circonscrire, en utilisant trois mots différents chaque fois que son désir est en jeu : tawah, nekhmad et techoukateh. Comme si le désir ne rentrait pas dans un mot qui en dirait tout. Comme si, justement, les mots ne pouvaient tout dire. C’est la même chose du désir : on ne peut qu’en mi-dire. C’est encore plus vrai dans les traductions et commentaires, qui parlent aléatoirement de convoitise, passion, concupiscence, envie, plaisir604, sans qu’un des mots hébreux fasse consensus pour sa traduction. Autrement dit, comme nous l’avons déjà souligné dans notre analyse discursive, le fait de traduire indifféremment ou presque chacun des trois mots, laisse entendre qu’il n’existe aucune corrélation ferme entre chaque mot et ce à quoi il réfère en hébreu. Cela signale aussi une réelle difficulté à décider de façon certaine comment traduire chacun des termes. Surtout, là où l’hébreu prend soin d’utiliser trois mots pour cerner quelque chose du mouvement du désir, mais sans l’enfermer dans un seul sens, les traductions ne semblent pas percevoir cet effort. Au lieu de respecter ce mouvement, elles le 603 Le récit à cet égard n’est pas sans rappeler le conte de la petite sirène de Hans Christian Andersen (1836). Ce conte parle précisément d’une sirène qui n’appartient pas au monde des humains, qui par amour, choisit de vivre selon les humains. Le prix à payer est lourd : sa ravissante voix de sirène lui est ôtée contre des jambes qui la font atrocement souffrir à chaque pas, comme si des aiguilles la transperçaient. Parce que le désir a un prix. 604 C’est tout aussi vrai en anglais : lust, desire, letchery, appetite, pleasure, envy, wish, craving, delight. 250 perdent : choisir presque indifféremment et aléatoirement des termes synonymes a pour effet de masquer sous un morcellement de sens le mouvement du désir qui court tout au long du chapitre. À partir de ce constat, nous avons délibérément opté de regrouper ces trois facettes du désir mis en scène dans le texte par le même mot désir, pour insister sur le mouvement que ce mot représente, sans l’enfermer sous un seul sens. Cette décision nous permet d’alerter ouvertement le lecteur que le texte met en scène le désir d’un sujet : la première femme. Parler du désir de la femme dans Gn 3, c’est lire le mouvement dans lequel le sujet femme est pris. Car, si l’on suit de près le texte, le sujet femme est aux prises avec son désir quand elle dialogue avec le serpent, et dans sa relation avec son homme, mais aussi avec Dieu en Gn 4. Le récit nous met ainsi sur la piste de l’Autre qui suscite le désir, dont le récit montre qu’il prend des tonalités variées, mais toujours en lien avec l’autre, et originé par le langage, le lieu de l’Autre. Mais le désir de la femme se lit aussi dans la façon dont le rédacteur, les traducteurs et les commentateurs se sont emparés du récit, et de la femme. Que lisent-ils du désir de la femme ? Autrement dit, quelle place de sujet laissent-ils à la femme dans ce désir à l’œuvre ? Ainsi, le désir de celui qui est aux prises avec le texte est concerné par le désir de la femme, y compris subjectivement. 6.3. De l’objet désiré au sujet désirant 6.3.1 Perte et manque, un rivage commun À la lumière de ce qui s’est dit plus haut, nous pouvons nous concentrer sur la place du désir dans le récit. Le mot vient du latin desiderare, comme le rappelle Jean-Marie Le Quintrec. Sidus/sideris veut dire astre, étoile. Il poursuit en expliquant que desiderium veut dire regret ou « manque douloureux d’un objet céleste ayant disparu »605, alors que desideria, veut dire paresse, dans le sens du désinvestissement, d’un refus d’implication : « cesser de contempler l’astre, se détourner de lui et en quelque sorte l’oublier. Le désir renvoie dès lors à l’abandon de l’étoile, à l’interruption de la fascination qu’elle exerçait sur nous. Désirer signifierait ainsi 605 Jean-Marie Le Quintrec, La nostalgie d’une étoile, http://aphorismes-jean-marie-le-quintrec.overblog.com/2014/06/de-l-etymologie-du-desir.html (20/11/2017). Voir aussi Philippe Blazquez, « Désir ? Vous avez dit désir ? », https://www.philippeblazquezpsychanalyste.com/desirs (29/11/2017). 251 être "dé-sidéré" » 606 . Dans ce cas, l’astre ne fait plus effet. Mais il ajoute : « Le désir a-t-il originairement été pensé comme nostalgie ou comme dé-fascination ? L’étymologie marque-t-elle un renoncement à l’étoile ou une aspiration à la retrouver ? »607. Cette remarque n’est pas sans lien avec la relecture des commentaires de la Tradition, qui lisent le paradis sous l’angle d’une perte, alors que, si l’on suit Françoise Coblence, ce qui nous constitue, n’est pas l’existence de cet objet, mais sa quête. L’objet en cause dans le désir n’est pas un objet transitif au sens grammatical du terme, mais un objet causal : un objet qui a pour effet de mettre en mouvement le désir. Ce n’est pas un objet devant, en aval, mais un objet situé en amont qui demande à être dit-cerné dans une lecture en rétroaction pour ensuite lire sa place en aval. Lacan rappelle que l’objet en cause est toujours déjà perdu608, mais cela ne veut pas dire que ses coordonnées n’existent pas. Ainsi, pour obtenir le statut d’objet-cause du désir, l’objet doit-il avoir un lien avec le manque, mais aussi avec ce qui, dans le corps, fait trou doté d’un bord. Pour Lacan ces objets-cause du désir sont au nombre de cinq : le regard, le sein, la voix, les excréments et le rien609. Si Lacan parle de regard, et non de l’orifice œil, c’est pour insister sur l’objet en tant qu’il met en jeu à la fois le lieu d’où il part et où il arrive. Ces objets appartiennent à la fois au sujet et à l’Autre610. Ils sont des objets-cause du désir, et à ce titre, représentent la part de l’Autre dans l’objet qui cause le désir du sujet. C’est donc bien un objet en amont du désir, qui le suscite, au plus près du corps, et non l’objet sur lequel le désir se porte, qui s’inscrit déjà dans la jouissance. Ainsi, 606 Jean-Marie Le Quintrec, La nostalgie d’une étoile. Jean-Marie Le Quintrec, La nostalgie d’une étoile. 608 Françoise Coblence rappelle que cet objet est perçu comme un « seulement dedans-aussi dehors », autrement dit, précise-t-elle : « l’objet est [d’abord] perçu "seulement en moi". Dans un second temps, avec l’épreuve de réalité, l’objet est perçu "aussi dehors", l’objet étant ainsi retrouvé au dehors ». Quelque chose qui est chez nous, en nous, mais qui, dans l’épreuve de réalité, est perçu comme retrouvable à partir du dehors, et qui reste étranger, inassimilable. Françoise Coblence, La chose, un reste inassimilable, Conférence du 18 décembre 2014, publié le 09 janvier 2015 par la Société psychanalytique de Paris, http://www.spp.asso.fr/wp/?p=9163 (15/1/2020). 609 Voir Jacques-Alain Miller, « Les six paradigmes de la jouissance », site La cause freudienne, avril 2015, p. 20, http://www.causefreudienne.net/wp-content/uploads/2015/04/JAM-Six-paradigmes-jouissance.pdf (18/5/2017). Lacan s’est aussi posé la question du placenta comme objet a « originaire ». (Bernard This, Placenta et écriture, Mythes et fantasmes de la grossesse, séance 14, 1973, p. 60. http://ecole-lacanienne.net/wpcontent/uploads/2016/04/11_n-14-seance-de-travail-Mythes-et-fantasmes-de-la-grossesse-vendredi-02-11-73-AM2.pdf (3/2/2018). 610 Pour éviter précisément que l’on s’arrête à la valeur de signifié des objets, Lacan les appelle objet a. 607 252 chercher la cause permet de rester sur le versant du désir, quand chercher ce sur quoi porte le désir montre la jouissance. Cette approche a pour autre intérêt de ne jamais évacuer l’Autre, en tant que ce qui cause le désir. Cela permet à Lacan d’affirmer que, si le désir fait la loi au sujet, c’est le langage qui dicte au désir sa loi, au point que, pour lui, le désir, c’est le désir de l’Autre611, dont les objets-cause sont la trace. Avec les objets-cause du désir, on est au cœur de la triade, désir/Loi/Autre, mais aussi au cœur du récit de Gn 3. Il est en effet aisé de repérer que la voix et le regard sont des objets-cause en ce qu’ils jouent dans le surgissement du désir de la femme. La voix est en jeu dans le dialogue entre le serpent et la femme, et le regard entre en scène juste après pour transformer la vision que la femme a de l’arbre. Mais la femme aussi est objet-cause du désir en Gn 2 : elle est un morceau du côté de l’adam qui en est détaché par Dieu, et dont l’adam sait que, sans qu’elle soit lui, elle est pourtant de lui. C’est le fait qu’elle vienne du corps de l’adam, mais qu’elle en soit détachée pour devenir autre, que du désir peut surgir. Cela nous permet d’avancer que la femme est à la fois la métaphore de l’objet-cause du désir et l’objet perdu à retrouver. 6.3.2 De l’objet-cause du désir au sujet, femme désirante C’est bien ainsi que l’adam et la Tradition ont relu la femme : comme un objet perdu. Cette lecture a été favorisée par la perception que l’Antiquité avait de la femme, mais aussi par la relecture christocentrique faite par le christianisme. Or, si l’on suit Liliane Fainsilber, l’objet perdu a un statut particulier : En somme il y aurait trois types d’objets, l’objet perdu, les objets à retrouver et enfin un certain type d’objet qui pourrait arriver à nous faire croire que l’objet est sinon retrouvé, au moi localisé, épinglé comme impossible à retrouver, et donc marqué en tant qu’objet perdu, objet de deuil ou tout au moins objet inaccessible. Il a un statut particulier par rapport au glissement infini de l’objet cherché, il a le statut d’un objet idéalisé.612 611 Jacques Lacan, « La direction de la cure », Écrits, p. 628. Liliane Fainsilber, « De Freud à Lacan, la question de la sublimation, À propos du das Ding des religieux et des mystiques (Suite) », Le goût de la psychanalyse, http://www.le-gout-de-la-psychanalyse.fr/?p=428 (Décembre 2017). 612 253 Ce que Fainsilber note, c’est précisément le déplacement qui permet à Lacan de passer de la loi chrétienne, comme loi morale religieuse fondée sur le péché613, à une éthique de ce qu’il appelle « la Chose ». En effet, dans le Séminaire VII, L’Éthique de la psychanalyse, Lacan reprend ce que dit Paul, en Rm 7:7, à ceci près qu’il remplace le mot péché par le terme « la Chose » ce qui donne : Est-ce que la Loi est la Chose ? Que non pas. Toutefois, je n’ai eu connaissance de la Chose que par la Loi. En effet, je n’aurais pas eu l’idée de la convoiter si la Loi n’avait dit – tu ne la convoiteras pas. Mais la Chose trouvant l’occasion produit en moi toutes sortes de convoitises grâce au commandement, car sans la Loi la Chose est morte. Or moi, j’étais vivant jadis, sans la Loi. Mais quand le commandement est venu, la Chose a flambé, est venue de nouveau, alors que moi, j’ai trouvé la mort. Et pour moi, le commandement qui devait mener à la vie s’est trouvé mener à la mort, car la Chose trouvant l’occasion m’a séduit grâce au commandement, et par lui m’a fait désir de mort.614 Déplacer le péché sur le versant de la Chose permet de révéler la structure du sujet soumis à la loi de l’Autre, et de sortir d’une morale religieuse fondée sur une binarité bien/mal, tout en soulignant la force de ce qui agit et nous agite à notre insu, qui nous aliène et à laquelle on ne peut échapper. L’illusion est de croire qu’on ne peut y échapper. Car, ce qui fait la loi au désir, c’est l’Autre, le langage, ce que le récit montre fort bien : c’est par des mots que Dieu marque l’interdit, et que le serpent suscite le désir. Ainsi, Paul et Augustin, pour ne parler que d’eux, ont raison de penser que quelque chose vient dicter sa Loi. Lacan le nomme l’Autre, là où « ça » parle615. Le désir est ainsi pris dans la dialectique de la Chose qui fait loi, à la fois au dehors, sous la forme de l’objet à (re)trouver, y compris sous la forme d’un interdit, et au-dedans, comme désir qui dicte sa loi au sujet. On rejoint ici la problématique que Paul soulève, à savoir que la Loi fait effet, mais non comme « il faudrait », ce qui serait une Loi idéalisée, mais sous la forme d’un mouvement qui n’en finit pas, et qui fait sa Loi. 613 On peut voir d’ailleurs un déplacement : avec Paul, le péché est un fait de structure, alors qu’Augustin lui donne une valeur originelle. Dans un cas, le péché est endémique, dans l’autre on croit qu’on aurait pu l’éviter. 614 Jacques Lacan, Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, p. 101. 615 « Ça parle dans l’Autre », Jacques Lacan, Ecrits II, p. 108. 254 Lacan justifie ce déplacement du mot péché au mot Chose en soutenant que, en grec, hamartanô/pécher616 signifie « manque », soit « non-participation à la Chose »617. Autrement dit, c’est bien du fait d’un manque dont la pression devient démesurée que le désir flambe, et emporte le sujet. Comme le rappelle Coblence, la Chose correspond à « l’objet recherché, l’objet de la satisfaction […] toujours déjà perdu comme tel, [qui] ne sera jamais retrouvé »618. Le manque en est la trace : il peut être lu comme perte si on l’attache à un objet. Mais, ce que retrouve le sujet, ce sont les coordonnées du plaisir, l’attente, la tension : « Au fond, ce n’est pas un objet de la perception mais un objet de la satisfaction hallucinatoire, ce qui constitue notre horizon d’attente et d’attention »619. Le fait que l’objet perdu relève d’une illusion nous met ainsi sur la trace du sujet du désir, car si l’objet n’est pas retrouvable, le mouvement qui le sous-tend, lui, est vital. C’est le mouvement du désir auquel le sujet est assujetti. Ainsi, parler de l’objet-femme est enfermant. Une fois le mot prononcé, la femme ne représente plus que cela. Or, si le désir a quelque chose à voir avec l’objet, surtout l’objet-cause, il ne peut être sans sujet. Et, dans le récit, c’est à la femme qu’il revient d’être sujet de désir. La femme est à la fois un objet-cause du désir et sujet du désir. Pour signifier ce double mouvement, qui montre que cela se passe dans la lecture, nous allons parler de la femme comme sujet-cause du désir. Parler de sujet-cause du désir, nous permet de prendre en compte le versant de l’objet-cause et du sujet, sans les refermer l’un sur l’autre, avec le désir comme lieu de bascule. 616 Selon le site Enseigne-moi, le verbe grec hamartano a plusieurs sens : 1/ Ne pas participer, 2/ Manquer la marque, 3/ Errer, être fautif, 4/ Manquer le chemin de la droiture et de l’honneur, faire le mal, 5/ S’éloigner de la loi de Dieu, violer cette loi, pécher. Site internet Enseigne-moi, www.enseignemoi.com/bible/strong-biblique-grec-hamartano264.html (6/12/2017). Lacan a donc interprété le verbe sur le versant du ratage, comme on manque une cible. 617 Jacques Lacan, Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, p. 101. 618 Françoise Coblence, La chose, un reste inassimilable, faisant référence à Jacques Lacan, Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, p. 65. 619 Françoise Coblence, La chose, un reste inassimilable, en référence à Jacques Lacan, Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse, p. 66s. 255 6.4. Le désir : du manque au sujet pour la vie 6.4.1 Le manque irréductible comme condition du désir C’est à la lumière de Gn 2 que le désir de la femme devient signifiant en Gn 3, en nous mettant d’emblée sur le versant du manque, sur ce qui fait béance, le substrat du désir. Dieu met en jeu le manque à travers deux actions : en créant la limite au tout de la jouissance de la vie, et en reconnaissant qu’il manque quelque chose à l’adam, pour qu’il ne soit pas tout seul. Ainsi Gn 2 nous raconte que le désir n’existe pas sans le manque ni la limite qui en borde le mouvement. Dieu n’organise pas l’altérité pour combler le manque, mais bien pour le marquer, pour le rendre réel, sans pour autant éliminer la limite. Ici, manque et limite sont les deux lieux d’émergence du désir. Le premier est à l’intérieur du sujet, quand l’autre, à l’extérieur, vient faire morsure. Il appartient au lecteur de décider du sens qu’il veut donner au récit : rester sur le versant du manque permet de ne pas refermer trop vite le texte sur un sens qui en ferait le tour. En cela, la femme du récit devient un enjeu majeur qui amène le lecteur à se positionner. La femme sera métaphore du manque ou métonymie de la perte, selon la place que le lecteur lui donne. Du côté de la perte, elle devient l’objet perdu originaire et l’objet-cause de la perte originaire. Mais à lire de près le récit, Dieu définit bien le manque comme ce qui ne doit pas manquer : c’est le manque radical qui fait le parlêtre, un être asservi au langage, lieu d’où le désir peut surgir. Mais on ne désire pas n’importe quoi finalement : on ne désire que l’incomblable, le manque qui n’en finit pas de manquer. Freud a donné un nom à ce manque radical qui ne peut être comblé, en s’inspirant de l’image du Phallus, le sexe dressé de l’homme. Le Phallus représente la fertilité et le pouvoir, mais dans son aspect le plus éphémère, parce qu’illusoire, « en référence au simulacre qu’il était pour les Anciens » 620 . Lacan souligne l’illusion du Phallus en affirmant qu’il est le « signifiant du manque »621. En gagnant sa majuscule, le Phallus est élevé au rang d’un simulacre, pour devenir « le signifiant privilégié de cette marque où la part de logos se conjoint à l’avènement du désir »622. N’est-ce pas ce que l’arbre représente : ce qui manque, qui ne se représente pas sinon sous la forme 620 Jacques Lacan, Écrits II, p. 108. Lucien Israël, Le désir à l’œil, Paris, Arcanes, 1994, p. 114. 622 Jacques Lacan, Écrits II, p. 111. 621 256 d’un mot qui n’équivaut pas à une chose ? Le désir tel qu’il apparait dans Gn 3 est celui vers lequel le sujet tend, en tant que c’est le désir qui révèle le sujet. Si l’interdit est ce contre quoi le sujet se défend, c’est en même temps ce qui origine le désir, en signant le manque qui fait appel : appel d’air, appel à vivre, ce qui ne se sait que de façon insue623. Le désir sert de révélateur de l’être pour la mort dont parle Heidegger624, mais encore plus du parlêtre, un être de langage dont la vie est nécessairement écornée par la limite, y compris de la mort. Le récit, dont Ève et l’arbre interdit sont la clef, raconte l’inéluctable dans lequel tout parlêtre est pris, et ce, quelles que soient les actions posées. Cet inéluctable, même Dieu ne peut y échapper. La question que le texte pose, et auquel Dieu lui-même est confronté, peut se formuler ainsi : peut-on empêcher la vie quand le désir y est, même au prix de la mort à venir ? Au creux de cette vie, le parlêtre, porté par le manque, ne peut qu’éprouver douleur et manque. Est-ce pour cela que la femme est appelée Vivante ? Et surtout est-ce pour cela qu’elle « est devenue mère de tout le vivant » ? 6.4.2 La femme : sujet-cause du désir Si on lit la femme comme objet-cause du désir, alors le récit dit une vérité pas-toute dans la mesure où elle ne saurait être la cause de tout ce qui vit, ni l’objet de reproduction de tout le vivant. Mais si on prend au sérieux le fait qu’elle est sujet de désir, alors il nous semble qu’on peut avancer l’hypothèse que la femme peut être lue comme sujet-cause du désir. Et là, le récit ne se trompe pas, et nous ne nous trompons pas non plus. Dieu le dit lui-même : il faut du manque pour que de la vie advienne. Rappelons que les animaux et la femme ne sont créés qu’une fois que Dieu crée le manque par sa parole. Si le verbe s’est fait chair, il est certain alors que le manque aussi s’est fait chair : en une femme. Si elle est, pour l’Adam, objet-cause du désir, elle est manquante à sa propre cause. En cela, elle rate doublement son effet d’objet, auquel elle n’est jamais, en tant que sujet, en 623 Parler d’insu permet de souligner que le sujet sait sans savoir, ce qui est le propre de l’inconscient selon Freud ou Lacan : l’inconscient n’est pas détaché du conscient, il n’est simplement pas accessible au conscient. C’est ce qui agit et nous agite sans que notre volonté consciente soit en jeu, si l’on suit la théorie lacanienne : le sujet dirait sous les signifiants. Autrement dit : le fait de parler vient l’aliéner au langage, qui ne peut que le mi-dire. 624 « La mort comme fin du Dasein est la possibilité la plus propre, absolue, certaine et comme telle indéterminée, indépassable du Dasein ». Martin Heidegger, Être et temps, traduction française de Emmanuel Martineau – Édition numérique hors commerce, 1985, §52, http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf (5/2/21090). 257 mesure de se réduire. Ça rate aussi chez les lecteurs qui cherchent à réduire un texte qui raconterait la perte d’un objet, qu’il soit la femme ou l’éternité. C’est encore plus vrai si l’on met en lien le récit et ses lecteurs. Tant que la femme est lue en tant qu’objet, on ne sait pas quoi en faire ; elle est condamnée : on la condamne, ou on la met à l’écart. Elle est objet de scandale. Pourquoi ? Parce qu’elle dérange. Dire qu’elle a fait chuter l’humanité en lui faisant perdre l’éternité, c’est dire qu’elle a fait rater le désir fou des lecteurs pour l’immortalité. Mais comment s’en étonner ? Le récit montre que ce n’est pas vraiment l’éternité et le Bien – pas même le souverain Bien – qui intéressent la femme, mais ce que Dieu est, ce que Dieu a. Ce qui la meut, ce qui constitue son désir, c’est la connaissance – et pas n’importe laquelle : la connaissance comme Dieu, la connaissance de Dieu. Ni la mort, ni l’éternité ne l’intéresse. Le récit nous montre plutôt qu’une fois la transgression commise, elle se place du côté de cette vie marquée par la limite et la mort. En cela, nous estimons qu’elle est la métaphore du sujet désirant. Non seulement elle ne meurt pas aussitôt après avoir mangé, mais elle partage ce qu’elle a acquis, elle connait la honte, elle assume sa responsabilité. Plus encore : c’est elle qui est destinée à se dresser devant le serpent, celle qui aura une descendance pour le combattre, c’est elle qui aura des fils, c’est aussi elle qui éprouvera – encore ! – du désir pour un autre et c’est elle, et personne d’autre, qu’Adam appelle « Vivante ». Enfin, c’est encore en tant que sujet-cause du désir qu’elle annoncera qu’elle a créé un enfant avec Dieu, en Gn 4:1 : « j’ai créé un homme/ish de par Dieu ». Rien de moins. Le récit montre que cerner son désir, c’est aussi cerner ses illusions, et faire avec ce qui reste quand les illusions éclatent, faire avec les conséquences du désir. Conséquences qui touchent à la honte, à la culpabilité et à la responsabilité, quitte à reconstruire d’autres illusions. Le désir d’Ève se situe du côté de l’être et non pas seulement de l’avoir. Son désir semble correspondre à ce qu’en dit Robert Misrahi : « le désir, c’est l’existence […] soit une jouissance d’exister, que l’existence soit sa propre justification »625, désir qui n’est pas incompatible comme le rappelle Sylvie Germain 625 Robert Misrahi, « Le libre désir : un mouvement vers la joie », M. de Solemne (dir.), Entre désir et renoncement, Paris, Albin Michel, 1999, 13-46, p. 45. 258 avec la souffrance, produite par la séparation et le manque626. Le désir, cela rime avec une vie débordante. Désirer, c’est bricoler, mais aussi bris-coller avec la vie. C’est se débrouiller avec le fait qu’on ne peut pas tout avoir, ce qui permet de ne pas tout perdre – autrement dit de rester marqué par une ouverture : être à la fois cause et sujet. Parler d’Ève comme sujet-cause permet de montrer qu’elle peut être lue comme objet-cause du désir, mais qu’elle est aussi sujet de désir. La contraction sujet-cause permet de ne la réduire ni à l’un ni à l’autre : là aussi, la femme déborde. 6.5. Conclusion Ce chapitre a permis de montrer l’intérêt de lire le récit comme un rêve, afin de cerner de plus près le rôle du désir et du manque dans la relecture de la femme de Gn 3, contrairement à une lecture sur le mode chronologique et historique, qui ne peut prendre en compte que la perte. Selon et à partir de cette logique, qui implique l’Autre, le désir et le sujet, nous avons pu montrer que lire la femme sur le versant du manque plutôt de la perte amène à mettre en évidence comme premier déplacement que la femme n’est pas qu’objet du désir : Gn 2 montre qu’elle est aussi objet-cause du désir. La femme est prise du corps de l’adam, elle est un objet détaché du corps de l’adam, qui appartient à la fois à l’adam et à la femme. C’est à ce titre qu’elle joue la fonction d’objet-cause, et c’est précisément en cela qu’elle peut représenter le manque constitutif, que la Tradition a relu comme l’objet toujours déjà perdu. Mais on a aussi vu que Gn 3 apporte un second déplacement, qui fait passer la femme d’objet à sujet. Elle agit en tant que sujet désirant, et assume son acte en sujet. Selon cette orientation, le désir occupe la fonction de point de bascule, selon ce que l’on cherche dans le texte : un objet ou un sujet. Si la femme a été condamnée, c’est en ce que, comme le serpent, elle est perçue comme celle qui a perdu l’humanité. Sur ce versant, elle est objet-cause du désir de l’adam, mais certainement aussi du désir des lecteurs, en tant qu’objet-cause de la perte de l’éternité, donc du malheur des hommes. Pourtant, le récit de Gn 3 nous présente bien une femme-sujet de désir. Pour signaler qu’elle est l’un et l’autre, à la fois objet-cause et sujet, elle peut être lue comme sujet-cause du désir. Cette 626 Sylvie Germain, « La morsure de l’envie : une contrefaçon du désir », M. de Solemne (dir.), Entre désir et renoncement, Paris, Albin Michel, 1999, 47-75, p. 51. 259 dénomination nous permet de ne pas la réduire à un objet, mais de ne pas non plus la restreindre à n’être que sujet. Cette lecture nous amène à prendre au sérieux la place de la femme, à la fois en Gn 2 et en Gn 3. D’une part, lire la femme en Gn 2 en tant que manquante la place sur le mode de l’ouverture, de la faille qui ne se referme pas. Quand, d’autre part, la définir en Gn 3 comme sujetcause du désir permet de saisir qu’elle est bien celle qui a été appelée la Vivante, soit aussi en tant que, sans manque, pas de vie : la vie s’origine du manque. Selon cette double lecture, la femme, sujet-cause du désir, devient alors, non pas un personnage dont on ne sait quoi faire, mais le pivot qui oblige le lecteur à décider comment il désire voir la femme. Si on peut la voir comme objet de désir et comme objet-cause du désir, nous avons fait le choix de montrer qu’elle peut aussi représenter le lieu du désir, en tant que lieu-faille qui ne se referme pas. Selon cette orientation, elle dé-range précisément parce qu’elle est tout à la fois manquée, manque, manquante. Le fait d’être nommée « Vivante » vient alors définir la femme comme celle qui représente la vie, à la fois sous la forme d’une descendance, mais aussi d’un écrit qui a survécu au temps qui passe. De plus, ce qui la fait vie, c’est précisément que Dieu ne s’offusque pas de la décision de la femme. Non seulement il ne la condamne pas, mais il accompagne la condition humaine, que nous ne qualifierons pas de « nouvelle ». Car en lisant le récit sur le versant du rêve, nous sommes en mesure de postuler que le avant la chute, telle que la Tradition en parle, est une illusion, un « ment-songe », précisément ce à quoi le serpent veut faire croire. Mais ne répond-il pas à un désir ? À tout le moins celui d’un lecteur ? Faire croire qu’il existerait un lieu éternel, « comme Dieu », sans désir, parce que tout y serait déjà. Ce tout sans faille ni vie ressemble davantage à une illusion en forme de piège : piéger la vie dans la mort. La femme du récit n’est-elle pas plutôt celle qui empêche de refermer le texte sur cette illusion ? La femme déborde aussi dans les relectures du récit, puisqu’elle n’y rentre pas-toute. Elle représente la brèche qui signe la vulnérabilité, en lien avec le manque qui nous constitue. Et c’est en tant que sujet qu’elle prend le risque de vivre, « ce risque qui fait qu’on s’embarque sans provisions, sans bagages, qu’on n’est assuré ni de son être, ni de son avoir […] » 627 . Pour le 627 Lucien Israël, Le désir à l’œil, p. 61. 260 psychanalyste Lucien Israël, c’est la définition de la castration, c’est-à-dire le rapport à la perte que la vie implique. N’est-ce pas une autre façon de parler du fait de s’accepter manquant, de vivre la perte, autrement dit de parler de la vulnérabilité, ce à quoi tout parlêtre est confronté ? Or, la vulnérabilité est considérée par la Tradition comme honteuse. Si la vulnérabilité est insoutenable, cela peut-il expliquer que tant de femmes restent en silence face à la honte suscitée par leur « faiblesse structurelle », redoublée par le silence auxquels des hommes les ont si souvent contraintes ? C’est ce que semble dire Adèle Haenel concernant sa propre expérience avec la honte : « Le silence n’a jamais été sans violence, le silence est un bâillonnement […] Ce n’est pas parce qu’on est victime qu’on doit porter la honte »628, qui lui fait aussi ajouter que « dénigrer la parole des femmes est une grande violence »629. Parler de la femme comme sujet-cause du désir prend alors une dimension spéciale. Elle devient le lieu le plus risqué à lire, car c’est le lieu par excellence de la faille. Ici, ne pourrait-on reprendre les propos de Sylvie Germain en disant que, dans le récit, « le désir épouse amoureusement, érotiquement, le manque »630 ? Que ce soit sous l’angle de la perte ou du manque, le désir pointe vers cette faille qui expose l’humain dans toute sa vulnérabilité à une perte de pouvoir qui nécessite l’autre pour vivre : « on ne crée jamais seul »631. 628 Entrevue avec Adèle Haenel, « #metoo : Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence », Médiapart, 4 novembre 2019, https://www.youtube.com/watch?v=QFRPci2wK2Y&fbclid=IwAR0PXBWWUv46gU2hzqx8oTx3Qc95R7Sm2dIM D6s6qoaSQbiBzO3gNhzpZY8&app=desktop (11/11/2019), min 25:39, et nom 32:30. 629 Entrevue avec Adèle Haenel, « #metoo : Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence », mn 33:36. 630 Sylvie Germain, « La morsure de l’envie : une contrefaçon du désir », p. 61. 631 Lucien Israël, Le désir à l’œil, p. 61. 261 262 7 La femme-sujet désirante : une question de failles Une vraie femme, c’est le sujet quand il n’a rien – rien à perdre, et ne recule devant aucun sacrifice pour faire valoir son être féminin. C’est celle qui n’a pas et qui, de ce « n’avoir pas », fait quelque chose. Sonia Chiriaco632 7.0. Introduction Notre approche est celle d’une logique discursive, faite par une femme, qui part de la femme du récit comme métaphore du manque. Cette approche a mis en évidence que la relecture du texte tant par la Tradition que les commentaires qui en ont été faits, s’est faite sous l’angle de la perte, ce qui a conduit à faire de la première femme le bouc émissaire de la faute originelle. Partir du manque a permis d’admettre d’emblée la place singulière de la femme et de prendre en compte la part du désir inconscient qui se joue pour le sujet qui s’éprouve comme femme. Le chapitre précédent s’est intéressé à la dimension du sujet en tant que sujet parlant, à partir de la dimension de l’inconscient structuré comme un langage. Il a aussi permis de montrer qu’en abordant le texte de Gn 3 comme un rêve et en considérant qu’il dit quelque chose du désir humain, on peut sortir d’une vision chrono-logico-historique et androcentrique du récit pour en questionner la logique discursive particulière. Relire le récit comme un rêve nous a permis de postuler qu’Ève, si elle n’est 632 Sonia Chiriaco, « Le vide et le rien », femmesenpsychanalyse.com, 30 avril 2019, https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/04/30/le-vide-et-le-rien/ (15/06/2019), citant en partie Jacques-Alain Miller, « Médée à mi-dire », Lettre mensuelle, n° 122, sept.-oct. 1993, p. 19. 263 pas une personne en tant que telle, représente néanmoins métaphoriquement quelque chose du singulier féminin, quelque chose que nous avons situé comme relevant de la position d’une femmesujet désirante. Aborder Ève comme sujet désirant, et non comme objet causant le désir, pourraitil permettre d’ouvrir un espace de recherche différent pour aborder la question de la place singulière de la femme du récit ? Une telle orientation pourrait-elle permettre de réfléchir de manière hypermoderne à la question du devenir du sujet femme ? Ces questions nous conduisent à nous concentrer dans le présent chapitre sur le personnage d’Ève en tant que sujet femme. Nous allons porter attention à la manière dont le récit de Gn 3 met en scène le désir singulier du sujet femme et sur ce que cette mise en scène produit comme effet dans les réceptions et, par ricochet, sur les femmes. Pour cette raison, ce chapitre situe le sujet femme comme une faille à la fois par les lectures qui ont été faites du texte comme dans ses implications, tant sur la réception du récit que sur les femmes prises dans la réception du récit. Pour développer cette thématique, nous nous appuyons sur notre analyse discursive réalisée au chapitre 5 et sur notre chapitre 6, qui a permis de montrer que le personnage de la première femme apparait dans le texte comme métaphore du manque, et, comme tel, désiré par Dieu. En effet, appréhendée par la Tradition comme un morceau perdu du corps de l’homme, elle fait bien figure de faille : est faite faille, elle est la faille de l’homme, elle est faille. C’est pour cette raison, parce qu’elle occupe la place du manque, du manquant, qu’elle est la manquante, que le serpent s’adresse à elle. Par ce dialogue, elle se présente ainsi comme ce qui ne se referme pas : à la fois l’Autre manquant et débordant, mais aussi en tant que corps troué, vulnérable. Sur le versant du corps troué, elle représente le manque qui provoque cette honte qui la dit faille, et dont le patriarcat l’a marquée : la honte d’une béance insoutenable, qu’il faut recouvrir coûte que coûte. Nous montrerons que la honte met en mouvement la nécessité d’un recouvrement, qui peut se faire de trois façons : la pudeur, la culpabilité et la responsabilité. Dans le texte, il est bien question de la pudeur à travers le geste de se faire des ceintures, pour le couple, et d’être recouverts de peau, par Dieu. La Tradition a choisi la voie de la culpabilité : la doctrine du péché originel a eu pour effet de recouvrir la honte par la culpabilité, avec comme effet de contribuer à ensevelir le sujet femme dessous. Mais en la faisant disparaitre, que fait-on disparaitre, sinon sa place en tant que faille, en tant qu’elle n’appartient pas-toute à ce qu’il faudrait, entre mise 264 à l’écart et mal-et-diction ? Enfin, nous verrons que la femme a choisi la troisième voie, celle de la responsabilité, en tant que sujet responsable, traçant ainsi la voie à une éthique de femme-sujet qui choisit de répondre de son désir et de sa honte. 7.1. La femme : du manque à l’Autre manquant La première partie a permis de cerner ce que cela implique pour des hommes de relire le texte de Gn 3 et, partant de là, de réfléchir aux questions de la place, du rôle et de la fonction de la femme. Dans ce chapitre, il sera question de ce que cela implique pour une femme d’être abordée comme sujet désirant et métaphore du manque, mais cette fois à partir de notre voix de femme. Tenir compte de l’impact que cela a, pour une femme, d’être créée et posée comme métaphore du manque vient poursuivre la réflexion que nous avions eue dans notre mémoire de maîtrise sur l’approche théologique processuelle, qui postule et montre un Dieu ouvert, un Dieu en devenir avec l’humain 633 . Or, notre approche discursive montre que, dans Gn 2, Ève apparait comme représentant le désir de Dieu, un Dieu qui désire que sa création soit toujours en devenir, marquée par le manque de l’incomplétude. Autrement dit, elle réalise le désir de Dieu que sa création reste en devenir. Et nous soutenons que Gn 3 met en scène une femme-sujet qui ne cède pas sur son désir. C’est en cela qu’elle est la métaphore de cette ouverture qui n’en finit pas. Pourtant, nous avons montré dans la première partie de cette thèse que cette quête désirante a été plus souvent abordée par les hommes de la Tradition comme une faiblesse, un péché, voire comme un crime. Si cette perspective a permis à ces hommes d’espérer mieux contrôler les femmes en les réduisant au rang d’objet, cela a aussi eu pour effet de rendre inaudible, voire de faire 633 La théologie processuelle repose sur la métaphysique d’Alfred North Whitehead, philosophe, logicien et mathématicien britannique mort en 1947. Sa réflexion métaphysique, appelée philosophie du process, cherche à démontrer la présence de Dieu comme scientifiquement et philosophiquement pensable. Plusieurs théologiens ont développé une théologie qui s’en inspire de très près. Loin de considérer que Dieu est extérieur au monde, Whitehead considère que Dieu en fait partie. Il considère également que Dieu, comme toutes les entités du monde, est dynamique, interpellé par ce qui arrive dans le monde, et appelé à en faire en quelque chose. Ainsi, pour Whitehead Dieu est-il en constant devenir. Le Dieu processuel est un Dieu qui ne sait pas d’avance, dont l’avenir dépend autant de ce qu’il reçoit du monde que des impulsions qu’il suscite dans le monde, à travers les interactions qu’il a avec le monde, et donc l’humain. C’est donc un Dieu de relation, un dieu in-fini et un Dieu ouvert. Pour en lire plus sur Dieu et sa relation au monde dans Gn 2 sous l’angle processuel, voir Lydwine Olivier, Analyse processuelle de Genèse 2:4b-25…, plus particulièrement le chapitre 4, « Et Dieu dans tout cela ? », p. 93-106. 265 disparaitre la femme en tant que sujet de désir. Il nous semble que ce n’est pas étranger au fait que la question du désir et de la jouissance féminine demeure encore de l’ordre d’une méconnaissance. Pour bien des hommes, cette méconnaissance est liée au fait que la question de savoir ce que veut une femme demeure un mystère au point d’être rangée dans la catégorie de l’hystérie ou de la mystique. Selon nous, cela n’est pas étranger au fait que la femme fait faille dans le désir de complétude de l’homme en tant qu’universel. En effet, la question du désir de la femme est à rapprocher de ce que notre parcours permet de révéler : le désir d’une femme ne relève pas de l’Un universel, mais de l’un singulier. Reconnaitre la place de la première femme comme sujet permet de cerner ce qu’implique ce mouvement subjectif, nécessairement singulier. L’axe de l’un singulier, subjectif et désirant, nous amène à postuler qu’Ève, « mère de toutes les filles », est plus qu’un objet représentant « toutes les femmes » : elle est aussi un sujet-cause du désir, soit un sujet désirant qui a été au bout de son désir, désir qui a émergé d’avoir parlé avec le serpent. Prendre en compte la femme du récit sur le versant du un singulier nous mène à concevoir le désir d’un sujet femme comme le désir de l’Autre manquant, que Lacan écrit S(A)634. C’est avec cette notion de l’Autre manquant que nous pouvons aborder le désir et la jouissance en tant qu’ils ne sont pas régis par une règle universelle, celle de l’Un, mais bien qu’ils la débordent, ce qui rejoint ce que Lacan postule : le seul universel du désir, c’est l’exception à la règle635. Nous proposons de suivre Lacan, qui part de cette notion d’exception pour définir la question du féminin sur le mode du « en-plus » et du « pas-tout » en regard du masculin. C’est en effet à partir de l’universel masculin que Lacan définit la non-universalité du signifiant femme. Si 634 Lacan montre dans son chapitre sur la logique de la jouissance, que l’Autre ne peut jamais être pris pour l’Un sinon dans la structure perverse : par définition, l’Autre est manquant. Jacques Lacan, Séminaire XVI. D’un Autre à l’Autre p. 382. 635 « […] Lacan [pose] que l’Autre est manquant, donc désirant, ce qu’il écrit S(Ⱥ). Par cette écriture de l’Autre comme barré Ⱥ, Lacan fait d’une pierre deux coups : l’Autre barré chez Lacan le sépare aussi de Kant et de son impératif catégorique, parce que le désir et la jouissance ne sont pas corrélés à la raison d’une règle universelle pour tous, au contraire ils la débordent. Cela est très important à saisir, parce que Lacan pose que le seul universel du désir c’est l’exception à la règle ». Patrick Valas, Le choix du désir et de la jouissance, 22 octobre 2014, http://www.valas.fr/Patrick-Valas-le-choix-du-desir-et-de-la-jouissance,336 (28/10/2019). 266 l’universel existe, c’est en regard d’une exception qui le définit. C’est ici qu’il peut formaliser le registre de la femme comme n’étant « pas-toute », et celui de la jouissance féminine comme étant radicalement Autre, et qu’il nomme « Autre jouissance ». Par jouissance Autre, il réfère à un au-delà du phallus organique, où la différence entre la femme et l’homme ne relève pas d’abord d’une norme biologique, sociale ou culturelle qui en déterminerait le rôle et la fonction. Pour Lacan, le champ de la jouissance implique la prise en compte du corps : « il n’y a de jouissance que du corps »636. Mais ce corps humain, du fait d’habiter le langage, est pris dans et avec la parole : « Le signifiant morcelle la jouissance, découpe le corps en faisant passer un organe au rang de signifiant, d’où il prend fonction »637. Ainsi, la femme, telle que Lacan l’aborde, implique de la considérer non sur le versant du en-moins, en tant que celle à qui manque le phallus, mais du « pas-tout » : la femme n’est pas-toute phallique. Cela ne signifie pas que certaines femmes seraient phalliques et d’autres pas. Cela veut dire que les femmes ne sont pas toutes dans la castration : elles éprouvent une jouissance « en plus », une jouissance qui déborde la limite, et qui, parce qu’elle est en prise avec le corps sans passer par le langage, a du mal à se dire. 7.2. La femme comme structure du pas-tout homme Pour Lacan, la jouissance est indissociable du phallus, en tant qu’il représente à la fois ce qui comble, et le manque à combler : c’est l’autre définition de l’illusion. Là, il suit de près Freud qui définit le phallus comme le représentant de la représentation, autrement dit le signifiant de l’illusion. En se servant du concept du phallus pour travailler la question de la jouissance, en lien avec la pulsion et sa satisfaction, Lacan a pris grand soin de préciser que le phallus, en tant que signifiant, n’est pas le pénis, même s’il n’y est pas étranger. Si l’un n’est pas l’autre, c’est que le signifiant phallus a directement à voir avec le langage, dans la mesure où il cerne quelque chose du fait que nous sommes des parlêtres. Cette spécificité d’être parlant définit l’humain non plus exclusivement par rapport à son être biologique, mais aussi en tenant compte du rapport étroit qu’il 636 Jacques Lacan, Séminaire XIV. La logique du fantasme, p. 470, http://www.valas.fr/IMG/pdf/S14_LOGIQUE.pdf (20/1/2019). 637 Esthela Solano-Suárez, « Lacan, les femmes », La Cause freudienne 79/3, 2011, 2011, 272-277, qui se réfère à Jacques Lacan : « Télévision », p. 512, et « L’étourdit », p. 456 dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. 267 entretient avec ce langage qui le détermine dans son corps et qui fait de lui un parlêtre. Selon cette logique, le mot n’équivaut plus à la chose. Ainsi, si pénis et phallus ne sont pas étrangers l’un à l’autre, ils ne s’équivalent pas, car le premier désigne l’organe, là où le second, en tant que signifiant, le déborde précisément parce que l’humain est pris dans le langage qui fait de lui un parlêtre. Le phallus est ainsi posé comme l’illustration absolue de l’illusion mais, comme nous le préciserons, une illusion qui a force de loi. Cela implique que les hommes ne sont pas les seuls à être concernés par ce signifiant. Les femmes le sont aussi, dans la mesure où elles sont aussi des parlêtres. C’est en cela que le phallus se situe du côté de l’universel : hommes et femmes sont concernés par le langage. Dire cela implique que les termes de jouissance phallique et de jouissance « pas-toute phallique » ne sont pas plus spécifiques à l’homme ou à la femme : « l’homme et la femme […] ne sont que des signifiants, c’est de là, du dire en tant qu’incarnation distincte du sexe, qu’ils prennent leur fonction »638. C’est en tant que représentant de la représentation que le phallus est l’objet du désir par excellence, en tant que ce qui rate toujours, ce qui reste à jamais inatteignable639. C’est en cela que le phallus est une illusion, mais une illusion qui, dans le réel, marque un insoutenable : il représente ce qu’on cherche, qui manque toujours, et qui est, par définition, de l’ordre de l’irreprésentable. Le phallus c’est l’irreprésentable du manque à combler. C’est ce qui permet à Freud comme à Lacan d’affirmer que, pour l’enfant, la mère en est dotée : mais c’est évidemment sous le mode du fantasme, de l’illusion. Selon cette orientation, la mère se situe aussi sur le versant de l’universel, du côté de la jouissance phallique. Mais qu’en est-il de la jouissance de la femme ? 638 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 52. « L’objet, c’est un raté, L’essence de l’objet, c’est le ratage ». Il ajoute : « L’utilitarisme, ça ne veut pas dire autre chose que ça – les vieux mots, ceux qui servent déjà, c’est à quoi ils servent qu’il faut penser. Rien de plus. Et ne pas s’étonner du résultat quand on s’en sert. On sait à quoi ils servent, à ce qu’il y ait la jouissance qu’il faut. À ceci près que – équivoque entre faillir et falloir – la jouissance qu’il faut est à traduire la jouissance qu’il ne faut pas ». Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 75-76. 639 268 La jouissance de la femme, Lacan la définit comme pas-toute phallique. Il l’appelle aussi Autre jouissance, ou jouissance féminine640. Parler de la femme comme pas-toute phallique, c’est aborder un certain rapport au monde qui n’est pas entièrement soumis au phallus en tant que loi du parlêtre. Il ne s’agit pas d’une jouissance qui ne serait pas phallique, mais d’une jouissance qui ne s’arrête pas à la jouissance phallique : elle la traverse et la déborde. Cette jouissance est prise dans le langage, mais vise un au-delà du langage. En quelque sorte, elle échappe au discours tout en s’éprouvant dans le corps. Un au-delà, certes, mais peut-être encore plus un en-deçà, ce qui, du corps, ne passe pas dans ou par le langage, ou pas entièrement. Ainsi, l’Autre jouissance n’est pas une jouissance opposée, mais une jouissance au-delà du phallus. C’est pour cela que, pour Lacan, le féminin doit être vu comme ce qui déborde du masculin en tant qu’universel : le féminin est l’exception qui donne sens à l’universel, nécessairement masculin, phallique. 7.1.1 La femme en tant que pas-toute : une boite de Pandore La jouissance phallique relève pour Lacan de ce dont on a l’usage et dont on jouit. Parce que la jouissance est un impératif, on jouit des choses tout autant qu’on jouit du langage. Elle est définie comme ce qui ne cesse pas de s’écrire, c’est-à-dire ce qui ne cesse de revenir, de faire répétition, de s’inscrire encore et en-corps, dans le corps et à partir du corps : jouir de la vie, mais aussi j’ouïr du sens des mots. Dans l’Autre jouissance – ou jouissance pas-toute, ou jouissance féminine641 –, on est au-delà de l’usage, de l’objet et du sens. On bascule du côté du sans-objet, de l’indicible, d’un hors-sens, à lire comme au-delà du langage qui se dit et se lit sur le corps. Et ce qui déborde est honni ou vénéré. C’est ce qui permet à Horvilleur de dire que, pour les hommes juifs, la femme, quand elle n’est pas la sous-mise à l’homme et sous sa dépendance, est présentée comme « trop intimement liée au sacré ou à la divinité »642. Ainsi, pour les hommes, c’est par ce trop que la femme dérange. Mais cela nécessite de se demander quelle est la place, dans le texte, de la femme 640 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore. Sonia Chiriaco ajoute : « Cette position féminine […] est marquée du consentement à n’être-pas-toute » (Sonia Chiriaco, « Le vide et le rien »). 641 Plusieurs termes sont avancés par parler de cette jouissance Autre : l’Autre jouissance, la jouissance de l’Autre, la jouissance « pas-toute », la jouissance féminine. Tous ces termes réfèrent à ce concept de jouissance pas-toutephallique. 642 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 169. 269 vis-à-vis de Dieu. Ne serait-elle ce qui relie, en tant que sacré, l’homme et Dieu, en tant que ce qui reste ouvert et qui déborde ? Car la femme déborde, ce qui amène Horvilleur à estimer que la femme fait figure de paradoxe entre manque et excès, au point que Freud en parle en disant qu’elle possède « un appareil génital auquel manque réellement le morceau estimé par-dessus tout » 643 . Elle est « l’autre essentiellement »644 selon un mode qui, comme le dit bien Horvilleur, « se dérobe à jamais »645. Sa différence n’est pas sur le mode de la symétrie, mais bien de l’asymétrie, du « "trop" manquant »646. C’est en cela que la femme n’est pas du côté de l’universel. Ainsi, le manque, les femmes l’ont. Et, manquantes, elles le sont. En ce sens, Ève peut légitimement être considérée comme la métaphore du manque647. À partir de là, une femme désirante peut être lue comme la représentation du sujet aliéné qui cherche une voie vers un absolu impossible. Car c’est parfois quand cela n’a plus de sens que du nouveau émerge. Le récit ne serait-il pas précisément ce lieu proposé au lecteur ? N’étant pas-toute homme, Lacan affirme que « La femme ça n’existe pas »648, car l’article « la » la place entièrement du côté de l’universel, du phallus, donc de la loi du langage. Cette fonction inédite où la négation porte sur le quanteur à lire pas-tout, ça veut dire que lorsqu’un être parlant quelconque se range sous la bannière des femmes c’est à partir de ceci qu’il se fonde de n’être pas-tout, à se placer dans la fonction phallique. C’est cela qui définit la… la quoi ? – la femme justement, à ceci près que La femme, ça ne peut s’écrire qu’à barrer 643 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 170 citant Freud, Abrégé de psychanalyse, Paris PUF, 1967, p. 62. Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 171. 645 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 171. 646 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 171. 647 Lacan fait une distinction entre métonymie et métaphore, en reprenant les termes freudiens de condensation et déplacement, comme le résume Marie-Ève Garand : « […] la métaphore rend compte de la condensation. Par condensation, Lacan, reprenant le vocabulaire de Freud quant aux deux processus à l’œuvre dans le rêve, entend la substitution d’un élément par un autre. Autrement dit, un mot pour un autre, un mot concret pour un mot abstrait, un transfert de sens par substitution analogique. La métonymie, elle, désigne le processus de déplacement : il s’agit de prendre le contenu pour le contenant de manière à produire une élision d’une partie du discours […] En associant le désir inconscient à la soustraction métonymique et à l’addition métaphorique, Lacan le lie à une impossibilité : le désir est défini par l’impossibilité de recevoir un sens de l’articulation signifiante. Autrement dit, le désir résiste à toute signification », Marie-Ève Garand, Sectaire et "inter-dit" : introduction à la dimension du croire dans l’écoute du dire des personnes en cause dans le sectaire, Thèse, Université de Montréal, 2013, p. 298. Voir aussi : Sigmund Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1993 [1899], p. 92, et Jacques Lacan, « L’instance de la lettre », Écrits, Seuil coll. Points, 1966, p. 490s. 648 Jacques Lacan, Séminaire XXII. R.S.I., inédit, 1974-1975, p. 75. 644 270 La. Il n’y a pas La femme, article défini pour désigner l’universel. Il n’y a pas La femme puisque […] de son essence elle n’est pas toute.649 Pour souligner cet au-delà de l’universalité, il barre l’article « la » et ajoute qu’elle n’existe pas, sinon qu’en tant que « la mère »650. Autrement dit, pour Lacan, « la femme » est une illusion sauf à être « la mère », un signifiant qui la fait retourner du côté du langage, de l’universel, et du fantasme : on a tous une « la mère ». Cela implique que, si le signifiant « la mère » fait retourner la femme à l’universel, la femme n’y rentre qu’à barrer l’article : Lfemme651. Mais on voit bien que cette définition, si elle permet de ne pas faire rentrer toute la femme dans l’universel, ne permet pas pour autant d’en dire quelque chose du côté subjectif. C’est une définition qui vient la raconter objectivement, et non subjectivement, de l’intérieur, expérientiellement. Cette définition ne peut en effet rien dire de l’expérience que vit chaque femme, une à la fois, singulièrement, d’être et de se vivre femme, y compris dans son expérience de la maternité, cette expérience qu’elle vit dans son corps, dans sa chair, dans son âme, dans son cœur de femme. La jouissance féminine représente donc quelque chose d’éminemment subjectif, qui demande une énonciation féminine. C’est là que cela se complique. Si on en croit la psychanalyste Laure Thibaudeau qui relit Lacan, la jouissance féminine a quelque chose de la boite de Pandore, en ce sens que la femme est « un lieu qui excède ce que le discours peut contenir, là où le réel bat en brèche l’ordre symbolique »652. Pour les anciens, cette boite contenait tous les maux de l’humanité : « Il fallait selon eux la garder fermée sous peine d’être soumis au plus grand des malheurs »653. Pour Lacan, la femme appartient au même registre, car le propre de la boite de Pandore est qu’il ne faut pas l’ouvrir. C’est précisément l’enjeu de la jouissance Autre, celle qu’il ne faudrait pas. Celle qui est par définition interdite : S’il y en avait une autre [que la jouissance phallique], il ne faudrait pas que ce soit celle-là […]. S’il y en avait une autre, mais il n’y en a pas d’autre que la jouissance phallique – sauf 649 Jacques Lacan, Séminaire XX Encore, p. 93. Jacques Lacan, Séminaire XX Encore, p. 126. 651 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 102-103. 652 Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 53. 653 Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 53. Rappelons que, dans la mythologie grecque, Zeus avait doté Pandore de tous les dons. 650 271 celle sur laquelle la femme ne souffle mot, peut-être parce qu’elle ne la connait pas, celle qui la fait pas-toute. Il est faux qu’il y en ait une autre, ce qui n’empêche pas la suite d’être vraie, à savoir qu’il ne faudrait pas que ce soit celle-là ».654 Autrement dit, si la jouissance pas-toute existe, c’est comme la boite de Pandore. De même que la boite de Pandore, il ne faut pas l’ouvrir, de même les femmes, il faut qu’elles se taisent, ou qu’on n’en parle pas trop. Pour ne pas les faire trop exister. Comment s’étonner alors que, subjectivement et expérientiellement, chaque femme ait autant de mal à en dire quelque chose qui soit audible ? 7.1.2 De la femme pas-toute à une femme, sujet singulier marqué par la faille Justement, pour en entendre quelque chose, de ce qu’une femme, une à la fois, peut faire de l’expérience de son être femme, y compris de son être mère, une expérience qui la concerne dans son corps, dans sa chair, dans son âme, dans son cœur de femme, encore faut-il accepter d’entendre leur parole singulière, leur parole de femme une à une, dans ce qu’elle a de manquant et de débordant. C’est pour cette raison que Julia Kristeva prône comme Lacan la non-universalité du sujet femme : « on ne peut pas parler des femmes, à la manière des féministes, mais d’une femme, […] celle-ci, celle-là, et encore celle là-bas, toujours singulière et unique »655. Ce qui existe, pour Kristeva, c’est « une(s) femme(s) »656, soit un « pluriel de singuliers »657. Pour elle, dire une femme implique d’accepter que celle d’à côté ne soit pas la même. Cela veut dire qu’on ne peut en parler qu’au singulier : une femme, plus une femme, et encore une autre, autant de discours qui, par définition, ne peuvent les englober toutes, encore moins les englober dans un tout. Or, si on revient au récit, lieu de l’universel, c’est bien en tant qu’universel que la femme y a été relue. Et c’est à l’intérieur même de cette relecture qu’Ève fait figure de celle qui fait achopper l’universel. La première femme, c’est la brèche dans l’universel, le pas-tout qui dé-range. Ève peut alors être envisagée comme représentant ce « une femme à la fois », sans jamais y arriver complètement : Ève ne saurait contenir toutes les femmes. C’est donc à partir du singulier et du 654 Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux, p. 77 Alice Granger, « Seule, une femme. Julia Kristeva », e-litterature.net, http://www.elitterature.net/publier2/spip/spip.php?article477 (30/01/2010). 656 Julia Kristeva, 2007, Seule, une femme, p. 129. 657 Julia Kristeva, 2007, Seule, une femme, p. 129. 655 272 pas-tout que Kristeva affirme que la jouissance des femmes leur est singulière et construit leur identité : « au travers des particularités biologiques et physiologiques, l’identité féminine apparaît comme un fait symbolique, une façon de se vivre face à la cohésion sociale et au pouvoir du langage »658. Selon Kristeva, cette identité se construit à travers deux composantes. La première, c’est l’« effet femme » sur la femme : « ce qui n’est pas le pouvoir, ni le système de la langue, mais son support muet qui les travaille et les excède »659 . La seconde, c’est la fonction maternelle, qui leur donne un « destin biologique » qui en fait des mères pour l’humanité : « ce destin "de naissance" peut et commence à être vécu comme un "engagement biologique" […], une création singulière pour chaque femme qui la choisit. "On" naît femme [...], mais "je" devient "sujet" progressivement, continument après la naissance »660. Chaque femme est concernée par cette identité à deux composantes, ce qui permet à Kristeva de situer la femme à la fois dans un non-universel, mais aussi dans un hors-temps, un temps à construire, à la fois cyclique et anhistorique661 qui la fait devenir sujet femme662. Le lieu de la maternité, sur son versant subjectif, devient donc un lieu de création que Kristeva qualifie de « polyphonique » et qui la fait sujet femme : « femme amante, femme mère, femme exerçant un métier »663. Ces lieux de création sont autant de lieux dans lesquels chaque femme se crée comme sujet femme désirant. Cette lecture permet de situer la femme comme sujet singulier, sujet de désir, n’appartenant pas entièrement au système phallique. Cela permet de ne plus la regarder exclusivement comme une sans-pénis. Une femme, une à la fois, est plus que cela. Notre approche change la lecture qu’on a fait et qu’on fait encore de la femme, placée plus généralement du côté du moins : la sans-pénis, l’inférieure, la mise-dessous. Avec Lacan, ce que les hommes ont 658 Julia Kristeva, 2007, Seule, une femme, p. 115. Julia Kristeva, Seule, une femme, La Tour d’Aigue, Éditions de L’Aube, 2007, p. 116. 660 Julia Kristeva, Julia Kristeva lit « le deuxième sexe » 60 ans après, 2009, http://www.kristeva.fr/deuxiemesexe.html (30/01/2011). 661 Kristeva parle de temps monumental. Cette temporalité correspond à un temps autre que linéaire ou historique, et proche de celui du mythe. Mais c’est aussi le temps du « sémiotique », qu’elle situe dans un temps pré-œdipien, quand la symbiose entre la mère et l’enfant occupe tout l’espace, et que, selon elle, on peut retrouver dans tout processus de création d’une œuvre. 662 On retrouve cette idée développée par Kristeva dans, Seule, une femme, p. 189. 663 Julia Kristeva, Julia Kristeva lit « le deuxième sexe » 60 ans après. 659 273 considéré comme étant en-moins devient un en-plus : elle déborde le masculin, du côté du « un à la fois ». Lire la femme en tant que sujet singulier a une autre implication. Si elle est singulière, c’est qu’à partir de ce creux qui la constitue, elle s’éprouve manquante, et donc susceptible de donner la vie. Comme le souligne Thibaudeau, l’être-femme a pour singularité qu’elle « éprouve dans son être le manque de signifiant, comme la faille par où la vie a la potentialité de jaillir de son corps ; elle "devient" toujours »664. Cependant, cela passe, toujours selon Thibaudeau, par un accès à cette boite de Pandore, dont le secret, « s’avère ainsi être un creuset pour la création »665. La maternité devient ici lieu et acte d’une femme-sujet désirante, qui vit sa maternité comme une expérience singulière qui ne se transmet pas, qui ne se partage pas. Si cela se vit, cela ne peut que se mi-dire. Ainsi, quand la psychanalyse estime que la structure du féminin est hors-castration, n’est-ce pas précisément du fait que chaque femme affronte la castration dans son corps, à la fois du côté du manque et du potentiel de vie que son corps recèle ? Deux lieux qui démontrent que, pour une femme, la limite ne tient pas. La femme du récit fait trace de cette ouverture, de deux façons. Elle représente ce qui ne se referme pas, mais aussi ce qu’une femme éprouve : qu’elle peut créer de la vie. Le récit montre aussi que Dieu et l’homme le savent aussi. En cela, Ève représente le lieu où l’en-moins et l’en-deçà se traduisent en-plus et au-delà : le manque et la maternité en sont la trace, comme lieux d’ouverture subjectifs. 7.3. La faille faite femme Prendre en compte l’impasse logique à laquelle conduit le fait d’intégrer les femmes dans l’universel permet de mettre en évidence le traitement de l’exception femme. Nous avons fait ressortir que, de tout temps, la femme a exercé sur les hommes une fascination au point que des hommes se sont longtemps sentis légitimes à la voir comme un bien à posséder, un objet dont ils peuvent disposer, en se donnant le droit d’organiser leur soumission quand ce n’est pas leur répudiation. Dans la tradition chrétienne, le fait de placer la femme comme la métaphore de l’Église 664 665 Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 56. Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 57. 274 a renforcé le pouvoir du discours androcentrique, qui fonde la soumission des femmes aux hommes. Pour cela, le christianisme s’est servi de l’image de l’Église et du Christ pour relire et fonder le rôle des hommes et des femmes. L’Église comme corps du Christ permet de faire le parallèle avec la femme, corps qui, comme l’Église, doit se soumettre au maitre : pour l’Église, c’est le Christ, pour la femme, c’est l’homme. Cette métaphore ne peut être prise à la légère car, dans une approche discursive inspirée de la psychanalyse lacanienne, la métaphore et la métonymie sont à prendre comme « le véhicule privilégié du désir »666. C’est par la métaphore et la métonymie que l’on sait que du désir est à l’œuvre. Or, de quel désir est-il ici question ? Quel est ce désir qui se dit entre les lignes des réceptions qui parlent de la femme comme objet à sous-mettre ? Surtout, de quel désir parle-t-on : du désir des hommes pour la femme, du désir de Dieu pour la femme, ou du désir de la femme ? Nous avons montré au chapitre 5 que, dans le récit, la femme faillit/fait faille de trois façons. Premièrement, elle est créée à partir de ce qui, du corps de l’homme, est perdu et qui va lui manquer : un bout de côté, un bout de côte, un bout de lui qui n’est pas lui, mais qui vient de lui. En cela elle fait faille dans le corps de l’homme. Deuxièmement, la femme échappe à l’ordre de Dieu, puisqu’elle désobéit en mettant l’interdit au procès de la parole : le déplacement que produit sa parole organise une faille dans la complétude de l’adam, et par le fait même, réalise le désir de Dieu : cela continue à manquer. Enfin, en troisième lieu, elle rit de la mort, d’abord en transgressant, mais aussi au point de créer en se plaçant comme co-créateur avec Dieu. Ces différentes pistes sont autant de jalons pour penser la femme du récit à partir de son désir, qui s’organise comme ce qui ne se referme pas. Le récit aborde trois aspects de la femme-faille, que nous allons reprendre plus précisément dans les trois sections qui vont suivre. Premièrement parce qu’en tant que faille Ève réalise le désir de Dieu. Deuxièmement, le corps troué de la femme exerce un double mouvement de fascination et d’inquiétude sur les hommes. L’étrangeté familière qu’elle représente vient alors révéler une béance insoutenable, au point qu’elle apparait comme ce qui doit 666 Marie-Ève Garand, Sectaire et "inter-dit"…, p. 298. 275 être effacé ou comblé. Enfin, et ce sera le troisième point, nous verrons que cela n’est pas sans effet pour les femmes, qui portent souvent la honte de cette béance insoutenable. 7.3.1 Ève : le manque comme désir de Dieu Notre première partie a montré que la femme est devenue la représentation de l’objet de convoitise à cause précisément de la force d’attraction qu’elle exerce sur les hommes. Nous avons également montré, dans notre analyse discursive, que Gn 3 met en scène une femme qui n’obéit pas, une femme qui fait fi de l’ordre et de la limite donnés par Dieu. Son agir hors-norme, parce qu’il vient remettre en cause l’ordre-donné par Dieu, a permis aux hommes d’avoir la confirmation qu’elle puisse apparaître dangereuse. La femme, parce qu’elle incarne le manque pourtant voulu par Dieu, est cause du désordre dans l’ordre du patriarcat et de l’androcentrisme. Elle représente un danger pour l’ordre masculin, alors même que sa présence n’est pas étrangère à la volonté même de Dieu. Rappelons-nous : Dieu voulait une altérité semblable et différente à l’homme, mais ce désir divin n’a pourtant pas ou peu été pris en compte par la Tradition. Cela a conduit les réceptions à « oublier » que le récit de Gn 3 ne dépeint pas Ève comme un monstre, contrairement à tant de mythes qui dépeignent les femmes comme d’infâmes créatures667. 667 La synthèse faite par Anne-Marie Pons sur le phénomène monstrueux que les femmes occupent dans l’imaginaire androcentrique est édifiante : « Dans les mythes en effet, loin d’être castrées, inférieures, démunies, les femmes apparaissent sous la forme d’horribles monstres femelles, des êtres omnipotents et terrifiants, dont le héros armé de sa seule épée et de son courage doit triompher. Ce sont tour à tour les déesses perfides, les cruelles sorcières aux potions maléfiques, les sirènes qui dévorent les marins qu’elles font échouer sur les récifs après les avoir envoûtés, la Sphinge, cette femme redoutable, au corps de lion et aux ailes d’oiseau, qui ne fait qu’une bouchée de ceux qui ne savent pas répondre aux énigmes qu’elle pose, les Gorgones, ces trois sœurs malfaisantes, qui changent en pierre quiconque les fixe, les Harpies, ces créatures fantastiques, au corps d’oiseau et à la tête de femme, qui enlèvent les enfants et volent les âmes, la Chimère cette « chose » effroyable équipée de trois têtes qui crachent le feu, une de lion, une de chèvre et une de serpent plantées au bout de sa queue. C’est Charybde, également, cette fille déchaînée de la Terre et de Poséidon, qui garde le détroit de Messine, entre la Sicile et l’Italie. Trois fois par jour, elle engloutit d’énormes quantités d’eau et tous les navires attirés dans les tourbillons. Les marins qui changent de cap pour échapper aux crocs de Charybde tombent sur Scylla, autre terrible divinité féminine qui les attend un peu plus loin et dont les flancs sont ornementés de six chiens féroces qui se jettent sur tout ce que Charybde a laissé filer. Conclusion : Tomber de Charybde en Scylla, c’est être incapable d’échapper à la femme. Ces mêmes mythes et fantasmes dépeignent le sexe de la femme comme un lieu mystérieux et terrifiant. Son vagin est denté et, tel une bouche vorace, il sectionne et dévore le pénis qui ose le pénétrer. Son clitoris est perçu comme une flèche acérée qu’il est plus prudent d’exciser. Son utérus est un animal sauvage qui guette avec voracité la semence de l’homme. Des serpents logent dans son ventre et les hommes qui ont des rapports sexuels avec elle se font mordre cruellement. Démocrite en son temps avait d’ailleurs mis en garde Hippocrate : plus de six cents démons et d’innombrables catastrophes sont sortis de l’utérus des femmes. Quand l’utérus est insatisfait, il se déplace : c’est l’utérus voyageur 276 Notre analyse, débarrassée des oripeaux de ces aprioris androcentriques que les analyses féministes ont permis de mieux révéler, nous a permis de cerner que, dans le récit de Gn 3, la femme apparait plutôt comme étant celle par qui le désir advient dans l’Éden. Elle est ce que Dieu désire : ce manque nécessaire pour que sa création ne se referme pas sur un tout-seul. Le désir de Dieu prend la forme du manque, manque que la femme personnifie. Si on reprend cette idée de Lacan que la métaphore est le véhicule du désir, et que le rêve est la réalisation d’un désir, alors la femme occupe magistralement la place du désir de Dieu réalisé. Autrement dit, là où la Tradition n’a eu de cesse de minimiser le rôle de la femme ou de la maudire, notre lecture du récit « comme un rêve » lui a donné une autre place. Ce choix méthodologique nous a permis de tenir compte du fait que, pour la psychanalyse, le rêve comporte la réalisation d’un désir, et ainsi lire autrement la femme du récit, et, à partir d’elle, le désir de Dieu. En effet, dans notre perspective, la femme accomplit le désir de Dieu en devenant celle par qui le fini s’ouvre à l’in-fini comme trace du devenir, à la manière de l’hébreu comme langue qui inscrit l’avenir sur le mode de l’im-parfait, encore en devenir668. Mais n’est-ce pas précisément le nom de Dieu, qui se définit lui-même comme toujours manquant parce que toujours en devenir : « Je vais devenir qui je deviendrai »669 ? qui peut remonter jusqu’à la gorge. Pour le faire redescendre, on fait respirer à la femme des vapeurs nauséabondes ou on la suspend par les pieds. Son appétit sexuel est insatiable. Seule la copulation avec le diable peut parvenir à satisfaire cette sorcière. De ce commerce avec les démons vont découler les premières menstruations dues à la morsure d’un animal surnaturel. Ce sang ne peut être qu’impur et maléfique. La femme menstruée, véritable nuisance, amène dans son sillage quantité de calamités. Sur son passage, les animaux meurent, les récoltes se dessèchent, le vin devient aigre, les chiens enragés, les fruits tombent des arbres, les miroirs s’obscurcissent, la nourriture se transforme en poison, la chasse, la pêche, les expéditions guerrières sont vouées à l’échec, les hommes enfin à son contact s’affaiblissent et succombent. D’un côté un monstre dévorant, de l’autre une sorcière à la sexualité animale, sauvage, au sexe terrifiant ». Anne-Marie Pons, « Des femmes, je ne sais rien… », Filigrane 12/1, 2003, 107-118, p. 111-112, https://spip.teluq.ca/filigrane/squelettes/docs/vol12_no1_printemps/8_PONS.pdf (15/1/2020). 668 Conformément à l’hébreu, qui appelle inaccompli ou imparfait le temps du présent/futur, parce que précisément le futur est ce qui reste à faire, par opposition au parfait, nécessairement fini, terminé, mort. Tant qu’il y a du mouvement, du possible, on est dans l’inaccompli, dans l’im-parfait. À noter qu’on trouve en anglais le « perfect » comme temps indiquant le passé, ce qui est fini. 669 Robert David en arrive à cette traduction en suivant de très près la construction des verbes utilisés en Ex. 3:14. Cette traduction met en valeur le fait que Dieu ne s’énonce qu’à l’im-parfait, sur le mode du devenir qui n’en finit pas de ne pas finir (Robert David, « L’analyse syntaxique, outil pour la traduction biblique : le cas des cohortatifs », R. David et M. Jinbachian (dir.), Traduire la Bible hébraïque. De la Septante à la nouvelle Bible Segond, Montréal, Médiaspaul, 2005, 275-318, p. 317. 277 En tant que manque, mais aussi en tant que sujet désirant, Ève représente ce qui déborde, ce qui est en devenir, et dont on ne peut que mi-dire car elle n’est pas-toute encore écrite. En cela, Ève représente ce dont Lacan parle quand il avance que le mystique et la femme se situent tous les deux sur le versant de l’Autre jouissance. L’Autre jouissance est le creuset du « pur amour » qui, comme le rappelle Laure Thibaudeau, ne saurait en aucun cas signifier la réciprocité, pas plus que, pour Lacan, il pourrait être synonyme de complémentarité. S’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est en ceci qu’il y a, dans la notion de pur amour, l’idée d’avoir à affronter l’éventualité que Dieu, ou l’Autre, puisse causer sa perte ou lui refuser le salut. Peu importe finalement que l’on soit assuré ou non d’une présence et de réciprocité. Il apparaît ainsi que ce n’est pas le lien qui pare à la perte, mais au contraire que c’est la perte qui fonde la possibilité du lien.670 La femme du récit aurait ainsi ceci en commun avec les mystiques d’avoir cette disposition d’un amour qui « revendique son accomplissement dans la perte de soi, qui est sans retour »671 : toujours en devenir, jamais complète, jamais refermée, parce que, dans ce mouvement, la complétude rate toujours. C’est aussi ce que souligne Lacan lorsqu’il situe l’amour du côté de l’Autre jouissance, en le définissant par la formule suivante : « Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça »672. Ce n’est jamais cela, et c’est bien comme cela, car cela empêche que cela se referme. Ce mouvement, tel que nous l’avons cerné, n’est pas étranger à l’Ève de Milton, dont l’amour est lié au manque et au désir673. 7.3.2 Le corps féminin comme faille : entre fascination et horreur À ce stade, il importe de souligner que la faille féminine ne relève pas uniquement du registre du discursif. C’est dans son corps que la femme fait faille : c’est dans son corps qu’elle porte un trou qui ne peut se refermer, ni sur commande ni par la volonté. Si le trou est inscrit dans son corps, c’est aussi par son corps que la femme dé-borde des cadres qui croyaient la soumettre. En effet, notre parcours a permis de montrer que la femme du récit ne se contente pas d’être un objet passif 670 Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 60. Laure Thibaudeau, « Enserrer le réel », p. 60. 672 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 142. 673 Voir notre chapitre 4, le point 4.7.2. 671 278 créé par Dieu, pas plus qu’elle ne se place en objet que le serpent ou l’homme possèderait. Sa place dans le récit est d’induire le manque. La femme exerce cet effet de manque en n’étant jamais là où on l’attendrait a priori, en agissant là où il ne faudrait pas, soit dans le champ du hors-norme. En cela, la femme représente ce désir « encore et en-corps »674, selon un mouvement qui se répète, qui a donc trait à la jouissance, mais qui se joue au plus intime de son corps, au lieu de cette « faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour » 675 . Ainsi, la femme, en tant que métaphore du manque, mais aussi en tant que corps, oblige à se poser la question de la différence sexuelle originelle, et plus spécifiquement encore de la différence dans l’acte sexuel. À cet égard, Gn 3 montre que la transgression de l’interdit a eu un effet immédiat, puisqu’aussitôt « leurs yeux à tous deux s’ouvrent ; ils se savent nus » (Gn 3:7). La transgression, appelée péché dans la tradition chrétienne, provoque la prise de conscience de la différence sexuelle, de ces corps semblables et différents produits à partir de l’universel masculin. Ainsi, si nous avons montré l’importance du langage dans la question de l’humain et de la femme comme parlêtres, notre relecture montre aussi que le manque dont Ève est la métaphore n’est pas sans faire écho au fait que c’est dans son corps comme dans sa parole que la femme apparait comme trouée. Cette précision est importante si on se rappelle que la femme, corps créé troué, est voulue par Dieu : elle est celle qui permet d’introduire le manque dans l’Éden. C’est un trou, une faille qui ne peut se refermer. C’est aussi ce que souligne Marie Cardinal, quand elle dit que le corps de la femme est un corps troué qui ne peut pas se refermer, et c’est ce qui la rend vulnérable. Mais elle ajoute que c’est aussi de ce lieu « trou », de ce creux que la vie peut jaillir. Le corps d’une femme, constitué d’une béance, devient alors à la fois un lieu fascinant et inquiétant. Nous sommes trouées et ce trou est une terrible faiblesse. Il nous rend vulnérables. Quiconque connait l’existence de ce passage non défendu sait, dès lors, qu’il peut l’emprunter sans risque. Aucun muscle, aucune porte, aucun sphincter, aucun cartilage, aucun labyrinthe ne défend l’accès du centre de notre corps. Entrer dans ce couloir équivaut à atteindre ce qui 674 675 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 12-13. Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 12. 279 est au-delà de la mort, c’est, dans un éblouissement, être maître de la vie ; car l’essentiel se passe là, au bout de la voille676, dans le plus profond de la femme.677 Porter attention à cette dimension permet de constater que le trou qui marque le corps de la femme n’existe pas seul : les femmes vivent leur corps comme troué par le regard des hommes. Car c’est à partir de cette faille que des hommes ont pu aborder la femme en tant que corps manquant, corps manqué, corps vulnérable, corps fragile, corps accessible, corps à posséder. C’est la faille inscrite dans le corps qui a permis au regard des hommes et à leurs paroles d’hommes de regarder la femme comme un être impur, abject. Marie Cardinal l’a bien saisi, ce qui l’amène à affirmer qu’en condamnant la femme à cause de sa béance, de son corps à la fois issu et différent du masculin, des hommes ont scellé la condition et le destin tragique d’un corps tout à la fois merveilleux et abject, étranger et familier : C’est par cette béance qu’on nous a asservies, par elle qu’on nous a définies. Cette définition et cet asservissement sont les viols de notre esprit et de notre corps, acceptés depuis la nuit des temps. […] Nous avons pris l’habitude de subir. Nous ne savons même plus que nous subissons. Les hommes aussi ont oublié que nous subissons.678 Cardinal vient nous rappeler que la femme s’éprouve trouée : elle se vit béance, mais elle se vit aussi percée et transpercée par le regard des hommes qui voient son corps à la fois comme fascinant et repoussant. Du côté du fascinant, Delphine Horvilleur rappelle que, dans le monde religieux, « la femme est souvent tenue à distance, mais le féminin, lui, est souvent revendiqué »679. Elle donne comme exemple que, pour certains juifs, l’alliance avec Dieu se fait par une marque du féminin dans le corps : la membrane enlevée lors de la circoncision signifie une féminisation partielle du corps, une « déficience pensée comme radicalement féminine »680. Cette coupure en forme de faille inscrit 676 « La voille » est le mot que Marie Cardinal utilise pour parler du vagin : « La béance. L’ouverte. La nuite. La nuine… Quel mot fera exister mon con ? Quel mot exprimera son active et sombre inertie ? […] Sente. Ravine. Voille, Tronce… Pour dire le chemin carmin du plaisir, de l’enfant ». Marie Cardinal, Autrement dit, p. 98. 677 Marie Cardinal, Autrement dit, p. 134 678 Marie Cardinal Autrement dit, p. 135 679 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 135. 680 Elle souligne que d’autres, au contraire, estiment que découvrir entièrement l’organe mâle lui permet de devenir entièrement externe, donc mâle sans ambiguïté (Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 141). 280 une béance sur le corps de l’homme au lieu de son propre attribut sexuel, béance qui unit l’homme juif à son Dieu. Ici, c’est bien la fascination de cette béance, creuset de l’alliance, qui est mise en avant et recherchée dans la relation de l’homme à Dieu. Ainsi, quand les hommes s’identifient au féminin dans leur recherche de Dieu, c’est en passant par la béance d’une chair ouverte, offerte. Que ce soit via la coupure ou en se faisant réceptacle au service de l’Époux Christ, le corps de la femme devient un lieu recherché en cela qu’il permet de se rapprocher de Dieu : « les hommes lisent et étudient constamment des textes qui font d’eux les femmes de Dieu »681. Si la béance féminine sert de trace sur le corps de certains hommes pour dire leur relation à Dieu, le corps percé de la femme est aussi ce qui suscite leur mépris. À cet égard, notre relecture des auteurs de la Tradition montre que ce mépris n’est pas sans lien avec la vulnérabilité dont témoigne la béance inscrite dans le corps des femmes. Des hommes disent que c’est parce que la femme est vulnérable que le serpent a pu user du charme de sa parole, qu’elle se laisse aller au désir qui l’anime et qui fait chuter l’adam. Or, cette vulnérabilité féminine, dont ont abondamment discuté les hommes de la Tradition, n’est pas une dimension proprement féminine. Selon notre axe de relecture, cette dimension concerne le manque et donc le désir, ce qu’Augustin par exemple a parfaitement perçu682. Mais il n’en demeure pas moins que, si le désir n’est pas une dimension proprement féminine, dans Gn 3 c’est par la création de la femme, par son échange de parole avec le serpent, par la force de son désir et par son acte que l’interdit a été franchi. La faille de la femme vient évoquer la vulnérabilité humaine face au désir qui nous constitue comme sujet. Ainsi, Ève ne fait pas simplement qu’évoquer la vulnérabilité désirante, elle la représente. Et ce manque de contrôle de la volonté consciente devant ce désir venu d’ailleurs, Horvilleur estime qu’il est perçu « comme un signe de vulnérabilité, une caractéristique identifiée au féminin »683. Incidemment, le genre féminin devient symboliquement le référent identitaire de toute personne dans un état d’aliénation, de dépendance, physique ou statutaire, y compris de ses passions, quel que soit son 681 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 135 Voir notre chapitre 2, fin du point 2.1,2. 683 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 163. 682 281 sexe. Cela remonte à loin, puisqu’on retrouve cette idée chez Aristote, pour qui le manque de contrôle est un signe de vulnérabilité, et donc nécessairement une caractéristique du féminin684. On le voit, la vulnérabilité désirante est perçue comme une faille insoutenable, faille à laquelle le sujet femme ne cesse pourtant pas d’être confronté, et ce de trois façons : elle est le manque voulu par Dieu, elle est le manque inscrit dans son corps qui l’aliène, et elle est le manque qui l’aliène au langage venu de l’Autre685. Cette triple inscription du manque marqué au lieu même du personnage femme dans le récit de Gn 3 nous permet de soutenir l’hypothèse de la femme métaphore du sujet désirant. Elle devient la représentation du vulnérable, de ce qui se laisse déborder par le désir et qui peut ouvrir des chemins hors normes. La dire ainsi, c’est cerner quelque chose du sujet femme désirant qui apparait aussi inquiétant que familier. Contrôler, dominer les femmes, dans leurs corps, leurs vêtements ou leurs rôles, constitue autant de signes indiquant que les hommes cherchent à se protéger contre le désir qu’elles provoquent et qu’elles représentent. Horvilleur estime qu’il s’agit pour les hommes de se prémunir de leur vulnérabilité qui les ferait entrer dans la « catégorie du féminin »686. Elle rappelle ainsi que, si « le mâle » se définit comme celui qui est libre et indépendant, c’est essentiellement vis-à-vis de ses pulsions et de ses passions, une définition qui « dresse en creux la vision d’un féminin dont l’une des caractéristiques serait la dépendance à son désir, et la soumission à ses penchants »687. Métaphoriquement, dominer les femmes revient alors pour les hommes à dominer leur propre vulnérabilité, et éviter autant que 684 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 163. À ce sujet, Horvilleur note que la langue hébraïque souligne aussi à sa façon les caractéristiques de cette faille inscrite sur le corps de l’homme. Ce trou dont Horvilleur rappelle que c’est aussi « le trou de sens, le trou de peau, le trou de signifiant, le trou de mémoire, etc. Tout cela relève étymologiquement de la racine nekeva ». Delphine Horvilleur, « La lettre féminise », La cause du désir 104/1, 2020, 101-105, https://www.cairn.info/revue-la-cause-dudesir-2020-1-page-101.htm (1/3/2020). Horvilleur rappelle aussi qu’en Gn 1, « l’humanité est créée zachar ou neveka. La plupart des traductions de la Bible traduisent ainsi ce verset : l’humanité est créée masculine et féminine. Or zachar et neveka en hébreu signifient autre chose. Zachar vient d’une racine zachor qui signifie littéralement la mémoire. Nekeva, vient de la racine nakav qui signifie oblitéré, troué. Au commencement, […| Dieu n’a pas créé le monde homme et femme, masculin ou féminin. L’humanité est créée « mémoire et trou de mémoire », « souvenir et amnésie. Telle est l’image de dieu qui est la nôtre, celle dont nous pouvons nous souvenir ou mieux : ne surtout pas oublier de ne pas l’oublier ». Delphine Horvilleur, Souviens-toi de m’oublier : le trou de mémoire comme condition de la mémoire, Colloque Gypsy, 8 décembre 2017 (http://www.gypsy-colloque.com/articles/conference-du-rabbindelphine-horvilleur/ (10/3/2021). 686 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p.164. 687 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 162. 685 282 possible d’y être confronté. D’où la prière juive : « Béni sois tu, Ô mon dieu, de ne pas m’avoir fait naitre femme »688, qui fait écho à la prière de Platon qui remercie les dieux d’être né « humain et non animal, homme et non femme, grec et non barbare »689. Ainsi, sous couvert de ce qu’il ne faudrait pas laisser se déployer, soit le désir issu de ce manque qu’il faudrait combler pour mieux le contrôler, on fait de la femme ce dont il faut se méfier. À force d’être regardée avec méfiance, la femme en vient à signifier sous le regard des hommes un danger qui échappe et déborde parce que hors-contrôle. Marie Cardinal résume parfaitement ce sentiment d’inquiétude que suscite la femme. Le corps d’une femme, au lieu de sa faille interne, représente ce qui ne se contrôle pas. Le corps d’une femme, c’est aussi un trou d’où le sang s’écoule sans que sa volonté n’y puisse rien690. Le corps d’une femme, c’est un corps qu’on peut pénétrer sans que la volonté de son esprit ou de son corps puisse refermer la béance pour s’y opposer. Le corps d’une femme, c’est enfin, par le passage laissé ouvert par la béance, un corps en creux où la vie peut grandir, parfois même contre sa volonté, parfois même à son insu. C’est aussi la conclusion à laquelle arrive Gabrielle Saïd. Pour elle, c’est précisément ce qui fait que son corps fascine autant qu’il est perçu comme inquiétant, dangereux, terrifiant même : Depuis la nuit des temps peut-être, le sexe féminin attire et terrifie les hommes, non parce qu’il est en soi attirant et terrifiant, mais parce que les hommes y ont projeté maintes visions fantasmatiques, parce qu’ils ont vu en lui la chose impossible à voir, parce que le sexe féminin demeure un grand trou noir, le grand trou noir de la création, face cachée du monde, voilée à 688 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 169 citant Liliane Vana, « Béni sois-tu… qui ne m’as pas fait femme », Revue Tzafon 60, 2010, 93-129, p. 101. 689 Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 169, citant Liliane Vana, « Béni sois-tu… », p. 101. 690 Anne-Marie Pons rappelle aussi que c’est à cause du sang que les femmes suscitent l’inquiétude. Faire couler le sang renvoie à un pouvoir de vie et de mort. Ainsi les bourreaux et les guerriers, « comme les femmes, ils doivent se soumettre à de longs rituels de purification. Derrière le tabou du sang se cache donc la crainte inspirée par les forces obscures de la vie et de la mort. Que les femmes menstruées ou qui viennent d’accoucher soient à ce point dangereuses renvoie à l’époque lointaine où, dans la compréhension qu’en avaient les êtres humains, la femme seule décidait de procréer. Soit elle retenait son sang pour en faire un enfant, soit elle le laissait couler, ce qui à toutes fins pratiques était associé à un meurtre ». Anne-Marie Pons, « Des femmes je ne sais rien », p. 113. 283 jamais au regard. En ce sexe est enfoui un lieu abscons, non seulement abstrus,691 mais dont la traversée, la pénétration, au sens physique et intellectuel, s’avère périlleuse.692 7.3.3 L’effet de la faille sur le sujet femme Le corps de la femme est ainsi le lieu de l’Autre, en cela qu’il est transpercé par le regard de l’autre masculin qui y projette ses propres peurs fantasmatiques. Il se présente de manière universelle comme le lieu à partir duquel la vie advient : la vie de chaque homme et de chaque femme. Mais c’est peut-être précisément en raison de cette part d’universel que le corps de la femme est aussi un corps parlé par l’autre au lieu de l’Autre. Comment une femme vit-elle singulièrement, subjectivement le fait de porter en elle la faille de l’humanité ? Cette question n’appelle pas une réponse unique. C’est peut-être aussi pour cela qu’à la question posée par les hommes – que veut une femme ? – même une femme peut aussi avoir de la difficulté à répondre. Car l’effet que le corps des femmes a sur les hommes n’est pas indifférent à la construction identitaire des femmes dont elles-mêmes ne peuvent que mi-dire. Il y a dans la parole féminine un hiatus qui sourd, qui s’infiltre à l’intérieur de l’instance du discours et rend le je ou la voix suspecte. Si cette dernière est la source de son propre discours, c’est qu’elle parle d’elle-même en elle-même, et une femme qui parle de la femme qui parle se retrouve soudain la voix brisée, la langue coupée, le corps emmuré. Soudain sa parole qui s’élance aux quatre coins du globe se voit refoulée, le cercle se restreint, son corps l’enchaîne, la communautarise, la minorise. Elle n’a pas voix à l’universel. Pour atteindre cet universel, elle doit se décentrer, se dé-sourcer, se dés-identifier, et plus exactement s’homonimer. […] Une femme qui parle de sexe, de son sexe, ne peut parler qu’en tant que femme, c’est-à-dire partielle : fragment, débris, reste. C’est donc le sujet de l’énonciation lui-même qui est mis en cause, car la question se pose, lui pose : d’où parle-t-elle ?693 Cela est d’autant plus vrai que, pour une femme, il en va chaque fois de son désir, de son corps, de son être, de sa vie, de sa faille et de son manque inscrit dans son corps et dans le langage pour la dire. Être femme, c’est vivre avec le fait que, de sa béance, tout peut surgir : la vie, l’amour, 691 Abstrus : obscur, incompréhensible. Gabrielle Saïd, « Corps et désir : L’homme devant le sexe de son Origine (2/8) », Diacritik 4 avril 2017, https://diacritik.com/2017/04/04/corps-et-desir-lhomme-devant-le-sexe-de-son-origine-28/ (15/5/2019). 693 Gabrielle Saïd, « Une femme qui parle de sexe : Nina Léger ou l’expérimentation sextuelle (Corps et désir 8/8) », Diacritik 18 janvier 2019, https://diacritik.com/2019/01/28/une-femme-qui-parle-de-sexe-nina-leger-oulexperimentation-sextuelle-corps-et-desir-8-8/ (15/5/2019). 692 284 la violence, la tendresse, la haine, la mort. Notre relecture du sujet Ève lue comme sujet désirant montre qu’à travers Ève, c’est l’histoire singulière d’une femme qui a su répondre de son désir. Pour un sujet femme, le savoir-faire avec son désir implique, comme nous l’avons montré, de savoir y faire avec la faille qui constitue chaque femme, une faille qui, comme le dit Marie Cardinal, relève de l’intime du corps, mais aussi de l’intime du rapport à la parole, jusqu’à l’intime de son être mère comme lieu de création subjectif et singulier, et non seulement objectif et universel. 7.4. Le trou de la honte : son effet sur la femme Le récit de Gn 3 montre qu’Ève, comme chaque femme, s’expérimente comme sujet à partir de la faille qui la constitue. C’est-à-dire que chacune se vit et s’énonce comme sujet marqué par le manque et la béance, à la fois dans son être, dans sa subjectivité et dans son corps. Suivant cet axe de relecture, le récit de Gn 3, et plus encore les réceptions du récit, amène à réfléchir à l’effet des discours qui portent non seulement sur la femme, mais aussi sur la béance qu’elle représente, la faille humaine désirante. Or, ce qui surgit du manque qu’elle représente et que son corps met en scène, c’est le ravage de la honte : honte de la faille, honte d’un trou, d’une béance qui nécessite d’être recouverte en-corps et encore de voiles. Or cette constante du recouvrement du corps des femmes n’est pas étrangère à ce que le récit met en scène. Suivre de près le récit de Gn 3, qui relie étroitement le désir à la honte, permet de dévoiler trois moyens par lesquels l’humain tente de se préserver de la honte liée à la différence sexuelle. La pudeur est le premier moyen qui permet aux humains de se préserver de la mise à nu de leur sexualité. Le second moyen, c’est la culpabilité, une lecture qu’on trouvera répandue au fil des réceptions – et son contraire, qui implique de rejeter la faute sur l’autre, ce que fait l’adam. Le troisième, c’est la responsabilité : c’est la réponse choisie par la femme, qui assume son acte et en répond. 7.4.1 La honte : un effet de trou sans fond La première occurrence du mot honte, étrangement, ce n’est pas en Gn 3 qu’on la trouve, mais en Gn 2, où il apparait sous une forme négative : Gn 2:25 Tous les deux sont nus, l’adam et sa femme, et ils n’ont pas honte l’un envers l’autre. 285 C’est une fois le fruit de l’arbre interdit consommé que la honte surgit, donc en Gn 3, mais cette fois sans être nommée comme telle : Gn 3:7 Ils se connaissent alors nus. Ils cousent ensemble du feuillage de figuier et ils s’[en] font des ceintures. Le fait que la honte soit niée suppose une écriture après-coup, une écriture qui connait la honte. En Gn 2, Adam et Ève ne connaissent pas la honte parce qu’elle apparait en Gn 3 comme l’effet, la conséquence d’un désir mis en acte et d’une jouissance réalisée. C’est donc la honte qui donne le signal de la jouissance réalisée. Dans le récit, la honte est présentée comme un affect lié au regard investi d’un savoir. Le « ça-voir nu » devient la marque de la honte, en signalant simultanément que le désir accompli n’est pas sans effet. En effet, après avoir mangé de l’arbre, ils se découvrent nus, et se font des ceintures de feuillage (Gn3-7). Pour cacher quoi ? Leurs corps nus à la vue de l’autre. C’est la vue de la nudité en tant que connaissance qui permet aux lecteurs de saisir de manière rétroactive la portée d’une nudité qui parait insignifiante, innocente, en Gn 2:25. C’est une fois qu’on a éprouvé la morsure du désir en acte et de la jouissance réalisée qu’on peut imaginer, fantasmer un temps ancestral où la honte de la nudité n’aurait pas existé. Ainsi, préciser qu’ils n’ont « pas-honte » fait exister cet affect sur le mode du « pas encore » et non d’une absence. Parler du « pas-honte » montre que la honte n’a pas de contraire, tout en jouant le rôle d’un révélateur dans l’après-coup. L’illusion est de croire que l’on peut y échapper : le récit nous apprend que le sujet ne peut échapper au ravage de la honte. Pour Thierry de Saussure, qui reprend la position de Janin et de Beetschen notamment, la honte est probablement le premier affect organisateur de la psyché humaine. Si j’emploie ainsi le terme d’« organisateur », c’est pour souligner que je considère la honte comme un affect dont le poids est déterminant dans l’hominisation. Présent au début de la vie psychique, il l’est aussi à l’origine de l’humanité, telle que les évoquent nos grands récits mythiques ; qu’on se rappelle la Genèse, le récit biblique des premiers temps, dans lequel connaissance, nudité, honte sont intimement liées.694 694 Claude Janin, « Pour une théorie psychanalytique de la honte… ». 286 La honte, c’est donc un affect ressenti devant un événement soudain qui provoque « l’angoisse de l’effondrement des repères et, à la limite, du rejet du monde humain. Elle ne protège de rien. Elle est la catastrophe même » 695 . C’est un ravage dont l’effet est désintégrateur par sa fonction désocialisante et déstructurante, en excluant le sujet qui l’éprouve du groupe auquel il appartient696. Le récit de Gn 3 place ainsi la honte face à la vulnérabilité que provoque le désir, une vulnérabilité qui fait partie intrinsèque de la psyché humaine subjective. Dans le récit, la honte est l’effet du drame de découvrir sa vulnérabilité et la mise à nu de l’impossible un : la honte vient dire que la différence sexuelle est là, irrémédiablement. Ce faisant, la honte devient la trace du ratage du désir, et la réalisation en acte de la jouissance697. La honte signe à la fois la tromperie et un désir réalisé, mais un désir qui a raté quant à son but en se perdant dans les affres de la jouissance : l’adam et Ève ne découvrent pas la connaissance du tout, mais la nudité toute nue – la différence sexuelle. Ce qu’ils découvrent et qu’ils ne savaient pas, ce à quoi ils seront confrontés désormais, c’est la différence sexuelle. Ils seront aussi confrontés à la question de l’être et de l’avoir. Leur ça-voir, c’est de se découvrir nus. Leur savoir est de découvrir ce qu’elle n’a pas et ce qu’elle n’est pas. En découvrant la différence – nécessairement sexuelle –, elle se découvre en même temps sous le regard de l’autre/Autre, dont le savoir-nu est la trace698. La honte marque ainsi 695 Il ajoute que la honte « tombe littéralement sur quelqu’un ». Serge Tisseron, « De la honte qui tue à la honte qui sauve », Le coq Héron 184/1, 2006, 18-31, p. 19, https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2006-1-page-18.htm (15/1/2020). 696 Serge Tisseron avance même que l’exclusion peut aller au point de se retrouver dans le groupe du non humain. Être banni signifiait être plongé dans la honte, et ses proches avec soi. Le banni était déclaré étranger dans son propre pays et devait prendre le chemin de l’exil. Être honteux, c’est aussi éprouver l’angoisse de se sentir exclu du genre humain. C’est pourquoi la honte est si difficile à reconnaître, même en son for intérieur. La honte s’impose à partir de l’extérieur et vient faire effraction. Serge Tisseron, « De la honte qui tue à la honte qui sauve », p. 4. D’aucuns parlent de « raptus de la honte » pour signifier son aspect dévastateur qui opère un rapt du sujet. Voir Claude Janin, « Pour une théorie psychanalytique de la honte… », p. 1670-7, et Jean Guillaumin, « La honte, la culpabilité et le statut du tiers entre affect et représentation », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1593-1597, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2003-5-page-1593.htm (15/1/2020). La honte dévastatrice s’articulerait en termes d’activité ou de passivité, de vide ou de plénitude, de présence ou d’absence, d’amour et de haine, et, plus profond encore, d’être et de non-être, de vie et de mort. 697 « La vie quotidienne et sa psychopathologie ne montrent-elles pas régulièrement que nos déceptions s’attachent à nos souhaits les plus vifs ? ». André Beetschen, « L’accomplissement et l’atteinte », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1455-1527, p. 1472, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2003-5-page1455.htm (15/1/2020). 698 Sur la question de la nudité et du vêtement sur son versant théologique, nous renvoyons à l’article d’André Guindon, « Pour une éthique du vêtement ou de la nudité », Laval théologique et philosophique 50/3, 1994, 555-574, 287 l’effondrement sur lequel se fonde le sujet, confronté à la force du désir dans le regard de l’Autre, qui peut prendre les traits de Dieu, du serpent, comme du lecteur. Mais, si on suit Houziaux, la honte signerait aussi le fait « de jouir de ce qui ne vous appartient pas »699, que Tisseron et Saussure définissent comme le fait de s’approprier la toute-puissance de Dieu en refusant une condition humaine qui nécessite la différence et la réciprocité700. Pour Janin, la honte se nicherait plutôt dans le fait de vouloir « faire comme si », ou « être comme »701. Dans le récit, la femme veut du fruit parce que le serpent lui dit qu’elle sera « comme dieu », un dieu sans majuscule, un dieu de paille, un dieu illusoire. Cela, elle ne le sait pas, mais elle le découvre. Ce n’est donc pas seulement la jouissance, mais aussi le ratage du désir par rapport à son but qui provoque une honte dont l’insoutenable dévoile un intime qui doit le rester. La honte est le premier effet du ratage du désir, la marque d’une jouissance taboue, vue par et dans le regard de l’autre, qui touche à la fois l’intime et le social, auquel nul ne peut échapper. L’expression « ils se découvrent nus » vient donner le signal d’une lecture rétrospective qui connote le lien étroit entre le désir et la jouissance. Il y a bien à cet endroit un « j’ouïr du sens » qu’ils donnent à leur acte. Leur désir et leur agir ne produisent pas l’effet escompté : cela ne se passe pas comme ils l’avaient « pré-vu », mais ce qui se passe leur permet de « ça-voir » la différence qui les fonde manquants, ce qui est conforme à la volonté de Dieu. https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1994-v50-n3-ltp2150/400871ar.pdf (15/1/2020) : « Au Paradis, "la nudité suit la chute". Avant celle-ci, il n’y avait qu’un non-vêtir, c’est-à-dire une nudité "inaperçue". Si la chute manifeste une "corporéité nue [...] avec les signes du sexe", c’est qu’un changement métaphysique venait de s’opérer. Le corps n’existait plus revêtu de la gloire divine. Dépouillé de cet habit paradisiaque, le "nu du pur corporel" est sans noblesse. Il dut être couvert de feuilles de figuier puis de tuniques de peau. "On tient cachée la corruption, et l’on jette un voile sur la pourriture". Ces vêtements fabriqués rendent à l’homme sa dignité. Sans eux, il est incomplet puisque l’homme a été créé pour recevoir un habit surnaturel de grâce ». Ici, André Guindon fait référence à Erik Peterson, Pour une théologie du vêtement, Lyon, Éditions de l’Abeille, 1943, p. 5-6. 699 Alain Houziaux, Ces péchés capitaux… si capiteux, Paris, Desclée de Brouwer, 2011, Chapitre 1 ; ou encore, du même auteur, « La découverte de la différence entre le bien et le mal », dans Le mythe d’Adam et Ève. 700 Thierry de Saussure, « Un mythe originaire de la honte : Adam et Ève », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1849-1854, p. 1851, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2003-5-page-1849.htm (15/1/2020). 701 Claude Janin, « Pour une théorie psychanalytique de la honte… », p. 79 ; Thierry de Saussure, « Un mythe originaire de la honte… », p. 1853. 288 7.4.2 La pudeur dans le texte comme révélateur que du sexuel est en jeu Face au ravage de la honte, la réaction d’Adam et Ève est de se faire des ceintures pour couvrir leur nudité nouvellement visible. En masquant l’attribut sexuel qui révélait la différence sexuelle, ils ont recouvert ce qui était insoutenable au regard. C’est un geste de pudeur, un geste qui, si l’on en croit Tisseron, relève d’un désir de ne pas montrer. En cela, la pudeur ne s’oppose pas à la honte, mais à l’impudeur. Cet affect fait partie de l’arsenal humain pour se défendre et faire face à la catastrophe de la honte. Ce qui caractérise la pudeur, c’est donc la crainte d’être victime d’une agression. Elle est inséparable du désir de nous protéger, alors que le sentiment de honte témoigne du fait que nos défenses ont été « enfoncées », et que le regard honnisseur de l’autre a pénétré jusqu’au fond de nous. La pudeur ne saurait donc être considérée comme une forme mineure de la honte. Elle est en fait une protection contre un désir, celui de se montrer.702 Ainsi, face au risque de sombrer dans l’abîme qu’ouvre la honte, la pudeur permet de gérer la distance que la différence sexuelle organise entre l’être et le monde, tout en s’en protégeant. Le mouvement vise à récupérer un peu de ce qui a été englouti dans la honte, à sortir de cet effondrement en se prémunissant du regard de l’autre. Ce n’est donc pas par hasard si le sexe devient le lieu par excellence de la représentation de l’intime – par définition vulnérable. La pudeur vise à se cacher de ce regard « honnisseur » à la fois intérieur et extérieur qui est issu du lieu de l’Autre. C’est dans l’après-coup de la connaissance de la différence sexuelle acquise que se développe la conscience du manque et cette vulnérabilité intime. En les vêtant, Dieu redouble le mouvement de recouvrement. Il entend leur honte. Il voit leur honte et il sait qu’il doit les protéger de ce nouveau savoir qui les a changés à jamais. En mangeant l’arbre de la connaissance, ils sont devenus des sachant-nus, des « connaissants »703 du pas-tout. C’est bien ce que leur avait dit le serpent en Gn 3:5, mais sans tout dire, ou plutôt, sans leur dire que la connaissance toute n’existe pas. La réaction de Dieu montre qu’il ne veut pas l’effondrement des humains. Il ne les punit pas pour leur transgression. En revanche, Dieu, comme le rédacteur, 702 Serge Tisseron, « De la honte qui tue à la honte qui sauve », p. 19. Gn 3:5 : « Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous deviendrez comme dieu, des connaissants du bon et du mauvais ». 703 289 connaît notre réalité humaine : l’un et l’autre savent ce qui attend les humains marqués par la finitude et la mort. Le désir de Dieu est de les « ça-voir » vivants, malgré une condition souffrante de sachant-nus, et une condition qui n’est pas de l’ordre de la satisfaction pure que pourrait apporter la complétude de l’unité. Dieu connait le manque : c’est pour cela qu’il offre aux humains manquants un vêtement qui devient à la fois un moyen de protection contre la honte et le révélateur de leur vulnérabilité, la marque de leur finitude et de leur humanité différenciée. Le vêtement signe là l’impossible retour à un avant de complétude et d’unité qui ne peut exister que sous la forme rétrospective du fantasme ou du rêve. Il est à la fois une résistance au regard, au toucher, et le rappel d’une condition humaine limitée. En tant que tel, le vêtement offert par Dieu signe cette pudeur nouvelle qui vient avec la honte, pudeur que Dieu conforte comme moyen de savoir-faire. Le revêtement de peau vient cacher cet affect (dé)structurant qu’est la honte, en tant que marqueur de jouissance qui permet de relancer le sujet désirant sur les chemins de sa propre mascarade704. 7.4.3 La culpabilité : la réponse de la Tradition face au ravage de la honte Dans le récit de Gn 3, la honte a pour effet de faire surgir l’abîme, le risque d’effondrement, le trou sans fond. Mais la honte issue du « ça-voir » agit aussi comme moteur d’une éthique subjective qui permet au sujet de se situer à la frontière entre son être et son environnement, entre la vie et la mort. Dans le récit, la honte est clairement nommée comme l’effet premier de la transgression. Malgré tout, la Tradition a préféré déplacer la question de la honte : avec la doctrine du péché originel, le christianisme a choisi de réduire la dimension de la honte à une affaire de culpabilité dont seul le Christ, dans l’au-delà, peut nous sauver. En développant une lecture qui prend davantage en compte la culpabilité, les réceptions ont opéré un déplacement qui n’est pas anodin, si l’on en croit André Beetschen : 704 Autrement dit, de tromper son manque. Sur le concept de mascarade, on peut lire Jacques Lacan, les quatre concepts…, p. 215-217, ou l’article de Jean-Michel Vivès, « La vocation du féminin », Cliniques méditerranéennes 68/2 2003, 193-205, https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2003-2-page193.htm (15/1/2020). 290 le sentiment de culpabilité est d’une double nature : tantôt il humanise, tantôt il rend malade. C’est dire qu’il représente particulièrement le conflit psychique, organisé par la pulsion, et qu’il est à la fois mode de liaison et de contenance : honte et culpabilité.705 La culpabilité, précise Beetschen, a donc un rôle structurant pour les hommes qui ont relu le récit sous l’angle du péché originel, puisqu’elle permettrait de se ressaisir face au gouffre de la honte. Ainsi, se sentir coupable sans fin, sans fond, permettrait à un sujet d’éviter d’intégrer la limite pourtant à l’origine de la honte. Mais le prix de la culpabilité n’est pas des moindres si l’on en croit Freymann et Chouraqui. Car la culpabilité ne cesserait de rappeler brutalement au sujet non seulement cette limite, mais aussi l’insoutenable auquel la honte renvoie706. En relisant la réaction du couple comme s’il s’agissait d’un mouvement de culpabilité, la Tradition a pu certes masquer la honte, mais en ouvrant la voie à une relecture sur le versant de la faute, de la perte du paradis, et incidemment de la femme sur le versant de l’objet, au point de justifier d’en faire un objet à sous-mettre. Balmary ou Saussure par exemple s’étonnent que le mot péché soit absent de Gn 3, alors qu’il est présent dans les relectures de la Tradition707. N’est-ce pas précisément parce que la culpabilité sert de camouflage ? Mais camoufler quoi, sinon un désir qui rend vulnérable ? Soulignons aussi que, selon Thierry de Saussure, la culpabilité serait un moyen de contrôler le désir du sujet, en essayant de le faire taire. De son point de vue, le christianisme, comme civilisation de la culpabilité, témoignerait de la méfiance de la religion chrétienne vis-à-vis du désir et de son sujet708. Pour sa part, Lucien Israël estime que le social impose que le désir soit honteux dans la mesure où le désir de l’un ne fait que révéler à l’autre « sa propre insuffisance, son propre 705 André Beetschen, « L’accomplissement et l’atteinte », p. 1456. Selon Freymann et Chouraqui, la honte signale au sujet « la dévalorisation soudaine de son image (son moi) ou de celle d’un semblable (brutalement quelque chose se produit du côté de l’axe imaginaire qui constituait le support) en découvrant son lien originaire à un objet immonde (l’objet a) et le pouss[e] à s’en désolidariser ». Jean-Richard Freymann & Guy Chouraqui, « 2. La honte et son historique », p. 39, faisant référence à Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 1998, p. 172. Les parenthèses sont des ajouts de Freymann. 707 Thierry de Saussure, « Un mythe originaire de la honte… », p. 1850, et Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 173. 708 Thierry de Saussure, « Un mythe originaire de la honte… », p. 1854. 706 291 manque, sa propre faille »709, sa propre vulnérabilité710. Si la honte est le révélateur d’un désir qui ne peut ni ne doit plus se dire/vivre, la culpabilité vient bris-coller ce qui, sinon, serait perdu. La culpabilité rend la honte, et incidemment le désir, supportable précisément en tant qu’on les recouvre. Il nous semble alors que relire la honte sur le versant de la culpabilité apparait comme moyen de récupérer un peu de ce qui parait perdu, le paradis, tout en essayant de contrôler le désir. Mais ce n’est pas le seul effet de ce recouvrement. En entretenant l’illusion du paradis perdu, du contrôle des passions, et de l’amour parfait, ce déplacement discursif découvre aussi que, pour la Tradition, l’amour parfait serait la fusion avec l’Autre, le Un. Doit-on aller jusqu’à lire le désir de faire un avec Dieu ? Bien qu’humain, un tel désir nous semble aller à l’encontre de la direction à laquelle conduit le récit, qui insiste au contraire pour affirmer cet impossible, au point même de mettre en scène un Dieu qui ne veut aucunement de l’unité désirée par les hommes. Dieu n’en veut tellement pas, que c’est même précisément pour éviter cette force du désir de complétude que Dieu crée la femme. Cet aspect du texte permet de montrer l’enjeu du manque pour une femme. Car la Tradition montre, par sa posture, une certaine difficulté à accepter de déchirer l’illusion de l’un, avec la conséquence de mettre la femme, en tant que représentante du manque, au banc des accusés. Ici, la réflexion de Beetschen est importante : pour lui, la honte sert de soubassement à la culpabilité, que la haine déclenche711. Ainsi, l’avènement de la haine serait lié à la honte. Poser la honte comme soubassement de la haine implique alors de questionner le lien entre la haine et la femme puisque, dans Gn 3, c’est la femme qui est au cœur à la fois de la haine et de la honte. Son geste déclenche la honte, et c’est elle qui porte la haine, comme le lui annonce Dieu : Gn 3:14 « Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence. Elle [sa semence] te broiera la tête, tandis que toi, tu lui broieras le talon ». En donnant à la femme la tâche de porter la haine contre le serpent, Dieu lui fait porter incidemment le poids de cette haine, une haine qui ne quittera plus les hommes, puisque ce sont ses fils qui 709 Lucien Israël, Le désir à l’œil, p. 60. Pour Israël, la Verpönung/honnissement permet de cacher le désir, donc « ne pas paraître comme désirant, car être reconnu comme désirant, c’est être reconnu en même temps comme vulnérable » (Lucien Israël, Le désir à l’œil p. 60). 711 Voir André Beetschen, « L’accomplissement et l’atteinte », p. 1513. 710 292 continueront à la porter. Mais porter quoi : la haine de ne pas être un, la haine d’avoir à vivre avec la faille ? En intériorisant le dommage de la transgression, en organisant ainsi une dette qui n’en finit pas, la doctrine du péché originel n’aurait-elle pas désigné la femme comme la coupable : c’est bien la faute à Ève712 ? La femme se trouve ainsi, incidemment, au cœur de la culpabilité que la Tradition a développée. Car si, pour la Tradition, c’est la perte du paradis qui est au cœur de la honte et de la culpabilité, on peut se demander dans quelle mesure la doctrine du péché originel n’aurait pas invité le lecteur à répondre de cette perte et de cette haine. Porter la haine fait de la femme un parfait bouc émissaire de cette haine, mais n’est-ce pas là encore une illusion de croire qu’en faisant porter la haine à la femme, on s’en débarrasserait ? Le récit ne dit-il pas que ce sont les fils qui ensuite la porteront ? Autrement dit, trop vouloir se débarrasser de la honte en la recouvrant ne permet pas d’y échapper, mais juste de trouver un coupable : Ève, et avec elle, ses filles. 7.4.4 La responsabilité comme réponse au réel de la honte Le récit nous montre ainsi que le sujet parlant est pris avec l’Autre, son désir et la honte, et que la honte est une dimension du sujet désirant. Pris avec la honte, le sujet doit se « bris-coller » une posture subjective, recoller ensemble ce qui peut l’être pour tenter de sortir de l’abîme. Nous avons montré que la pudeur est l’acte aussitôt posé par le premier couple et secondé par Dieu pour revêtir la nudité. Nous avons aussi montré que la culpabilité sans fin et sans fond est, avec la doctrine du péché originel, l’essentiel de la voie de relecture proposée par la tradition patriarcale chrétienne. Notre propre analyse, parce qu’elle repose sur l’hypothèse d’un sujet femme désirant, invite à réfléchir à une troisième voie, une voie éthique qui met en jeu la responsabilité subjective, qui est précisément celle ouverte en Gn 3 par la femme manquante, sujet de son désir. Cette voie est bien un choix de sujet, puisque l’adam refuse la responsabilité : 712 Beetschen rappelle le mot Schuld en allemand qui veut à la fois dire faute et culpabilité, mais aussi dette (André Beetschen, « L’accomplissement et l’atteinte », p. 1460). C’est ce que soutient aussi Dominique Sigaud : « Les femmes à qui on fait des violences se taisent, parce qu’elles ont honte de ce qu’on leur a fait » (Radio-Canada, entretien avec Dominique Sigaud, « Être née fille est toujours une malédiction dans le monde ». 293 Gn 3:12 « La femme que tu as donnée à côté de moi, c’est elle qui m’a donné de l’arbre, et j’[en] ai mangé ». Non seulement l’adam nie sa responsabilité, mais il tente de s’en extraire en opérant à son tour un déplacement qui lui permet de faire porter la faute d’abord sur la femme, et ensuite sur Dieu qui a osé lui donner une telle femme ! L’adam se présente comme l’innocente victime, la belle âme qui n’a rien à se reprocher713. La posture d’Ève est autre : Gn 3:13 « Le serpent a fait en sorte que je me trompe, et j’[en] ai mangé ». Au contraire de l’adam, la femme choisit la voie de la responsabilité, en assumant pleinement son désir et sa part de sujet acteur dans l’acte de transgression714. Pour rappel, si nous postulons qu’Ève choisit la voie de la responsabilité, c’est en tenant compte de la construction verbale hébraïque. Le hiphil est une construction verbale à deux sujets : dans ce cas, le serpent et la femme. Ils sont donc tous les deux sujets du verbe tromper : elle se trompe autant que le serpent la trompe. Cette traduction est importante, car elle permet de signaler que le récit ne met pas uniquement en scène la figure de l’Autre trompeur, ce que les traductions habituelles laissent entendre, comme le fait la BJ par exemple : « C’est le serpent qui m’a séduite, et j’ai mangé ». En s’impliquant dans le fait de se tromper, Ève reconnait son acte et son erreur. Elle prend sa part de responsabilité tout en reconnaissant le rôle du serpent. Par la parole venue d’Ailleurs, par l’échange qu’elle a eu avec le serpent, Ève s’est trompée au sens où elle s’est laissé gagner par l’illusion. En reconnaissant sa responsabilité, la femme montre qu’elle a un recul et une capacité d’analyse de la situation. Or cette posture qui émane de celle qui représente les femmes, les filles d’Ève. Ne démontre-t-elle pas une capacité à répondre de son acte, une voie éthique pour un sujet-femme désirant ? En répondant de son acte, Ève montre aussi qu’elle tire de son être-faille une force qu’on retrouve chez ses filles, les femmes. Mais si l’adam représente les hommes, alors il montrerait ce qui se passe quand des hommes trouvent cette faille insupportable, au point de la recouvrir sous la 713 La belle âme cherche en effet à préserver sa pureté. C’est un terme que Lacan a repris d’Hegel pour mieux cerner en quoi la belle âme se désolidarise de son énonciation. 714 Sur la question de la responsabilité, on peut aussi voir le texte de Serge Baqué, Honte, culpabilité et responsabilité, 18 juin 2015, http://www.chautard.info/2015/06/honte-culpabilite-et-responsabilite-par-serge-baquepretre-et-psychologue.html (5/2/2018). 294 faute et ultimement sous une culpabilité sans fin et sans fond. Or, on a vu que les femmes portent la honte dont les hommes de la Tradition n’ont pas voulu, et qu’ils n’ont eu de cesse de déplacer pour essayer de se protéger de la morsure de cette faille honteuse insoutenable. Au contraire, par sa posture de sujet désirant, Ève se présente comme celle qui n’a pas cédé sur son désir : elle l’assume jusque dans la honte qu’elle porte en creux. En ce sens, Ève ne représente-t-elle pas une voie pour permettre aux femmes de savoir y faire avec leur manque, leur désir, leur jouissance et cette honte associée à la différence sexuelle ? Il nous semble qu’avec Ève se trace une voie féminine de savoir y faire avec le désir et la honte en écart de ce que des hommes veulent leur faire porter. Ici, il ne s’agit plus tant de porter la honte sous couvert d’une culpabilité, que d’en répondre à partir d’une posture de sujet désirant. Cette posture permet deux choses. Elle permet de sortir de « l’enferme-ment » de l’illusion du sans-limite lié à la perte, la convoitise et la culpabilité. Et elle dispense de déplacer la faute sur l’Autre, ce qui a le plus souvent pour effet de sombrer dans la haine de l’autre sexe. En répondre relève d’une posture différente que de chercher à d’entretenir l’illusion, le mensonge. Or le mensonge, si l’on suit Freud et Lacan, sert de révélateur de ce qui, de la vérité, ne peut être dite toute. Dans le récit comme dans la Tradition, le ment-songe concerne le rapport à la limite, dont la mort est la plus radicale. Avec son ment-songe, le serpent vient dire que le sujet femme est pris par et dans le réel du manque à être, pris dans et par le langage qui ne peut pas la dire entièrement, ni adéquatement. Et, en effet, la rencontre avec le serpent implique que le sujet ne peut y échapper, seulement faire avec et en répondre au péril de sa vie. La posture d’Ève, celle de l’adam comme celle de la Tradition, révèle l’enjeu de vie auquel est soumis le sujet aliéné au manque qui le constitue comme sujet parlant. Et, dans le récit, il n’est plus étonnant que ce sujet soit représenté sous les traits du personnage féminin. Dieu la voulait faille, et le récit montre que, depuis, la femme n’en finit pas de se faire faille et de déborder la limite : elle continue à « a-border » le lieu du manque, elle ne le ferme jamais. 7.5. Conclusion Dans ce chapitre, nous avons montré que la femme, en tant que l’exception à la règle de l’universel, ouvre une voie qui fait entrer du singulier, et plus particulièrement une faille qui crée 295 l’ouverture en la rendant in-refermable. La femme occupe une place manquante désirée par Dieu. En effet, Dieu, dès la création de l’humain, ne veut pas que sa création soit enfermée dans l’Un. Pour éviter cet enfer-me-ment, il faut de l’Autre, et il faut de l’Autre comme manquant. C’est donc à partir de la femme comme métaphore du manque que peut surgir de l’Autre. La femme représente ainsi l’exception qui fait faille/ouverture dans l’universel, mais aussi le lieu d’où la parole et du désir peuvent surgir. C’est sur cette base que Gn 3 peut mettre en scène un serpent qui arrive de nulle part pour mettre en jeu la parole, une femme qui devient sujet parlant sous-mise au désir, et un sujet femme qui ne rentre pas-toute dans l’universel masculin. La femme, parce qu’elle est la métaphore du manque, est ce qui fait ouverture, une faille insoutenable dans l’histoire des hommes, une faille dont le corps percé fait peur autant qu’il fascine. La métaphore de la boite de Pandore permet de montrer ce qui, de la femme, est désirable et attirant, et qui, à ce titre, nécessite de ne pas l’ouvrir : c’est trop dangereux. Un peu comme la boite de Pandore, la femme du récit représente dans la Tradition cet objet brillant et désirable que les hommes voudraient contrôler par peur de sombrer sous le joug de leur désir. En posant la femme comme sujet désirant, notre analyse du récit permet de montrer que le corps troué et manquant de la femme vient redoubler cet insoutenable. C’est ce qui nous a aussi permis de mettre en relief que c’est en tant que sujet désirant, être manquant, corps troué qui assume son manque à être, que la femme ne cède pas sur son désir, comme le chapitre suivant le montrera plus amplement. En ce sens, la femme du récit représente ce lieu de l’insoutenable faille, que le corps des femmes ne cesse de rappeler. Mais le corps des femmes est aussi un lieu paradoxal, car il est aussi le lieu d’où la vie peut surgir. Ainsi, précisément à cause de cette béance cachée au plus profond d’elle-même, la femme exerce sur des hommes un pouvoir d’attraction qui oscille entre fascination et mépris. Or, c’est à partir de ce regard, qui les voit comme inférieures, faibles, corps manquant, troué, manqué, que les femmes ont eu à construire leur identité de femme, en portant une honte qui est celle dont les hommes les couvrent. Comme nous en avons discuté, cette honte se retrouve dans Gn 3 comme le résultat de la jouissance interdite, précisément parce que la jouissance relève du plus intime du sujet. La honte est l’effet direct du désir : lorsqu’il se transforme en-plus-de-jouir, son effet ravageur est à risque d’anéantir le sujet. Face à cet effet de déréliction induit par la honte, qui met le sujet à risque 296 d’effondrement, nous avons montré qu’il existe trois façons d’y faire face. La pudeur permet de la recouvrir : c’est ce que l’adam et la femme ont fait. C’est aussi ce que fait Dieu : son geste, qui les couvre d’un vêtement, est un gage de bienveillance, un geste d’humanité, car il est inhumain de laisser un être se noyer dans la honte. La seconde voie, celle de la culpabilité, nous avons montré que c’est celle adoptée par les tenants de la Tradition inspirés par la doctrine du péché originel. Nous avons pu mettre en évidence que la doctrine du péché originel a transformé la honte en culpabilité. Pourquoi ? Pour mieux cacher ce qui, de l’intime du désir et de la femme, aurait pu être pris en compte ? Suivre de près cette orientation permet de la rapprocher de la posture de l’adam. En effet, comme nous l’avons montré, ce dernier se déclare d’emblée innocent de son acte. Mais n’est-ce pas la posture d’un christianisme patriarcal et androcentrique qui, de façon affichée ou l’air de rien, fait de la femme le bouc émissaire du drame humain ? Enfin, en suivant notre propre analyse discursive et notre hypothèse d’une femme-sujet désirante, nous avons montré que la posture de la femme du récit trace une troisième voie d’un savoir-faire face à la honte. Face au surgissement du désir, de la jouissance et de la honte qui en résulte, nous avons montré qu’Ève se place en sujet responsable : par sa parole, elle assume de répondre de son désir. 297 298 8 Ève : de l’effet-mère sur le sujet femme […] que ce soit à titre de filles, de sœurs, de mères, de militantes, d’intervenantes, de théoriciennes ou de chercheures féministes, aucune expérience plus que la maternité ne rejoint, n’interpelle, ne remet en question les choix de vie des femmes, leurs rapports à la famille, à l’amour, à l’affectivité, à la souffrance, au travail et à la mort. Francine Descarries-Bélanger & Christine Corbeil715 8.0. Introduction Notre première partie a mis en évidence que, dans la Tradition, la femme a été considérée comme objet : objet de convoitise, objet à posséder, mais aussi objet qui cause le désir. Dans la seconde partie, notre propre analyse textuelle a permis de montrer que le texte biblique met autre chose en jeu qu’un rapport objectal : nous avons dit que la femme représente la métaphore du manque, manque désiré par Dieu. Or, cette piste nous a conduite à montrer que le manque voulu par Dieu constitue une dimension essentielle de la femme, au point qu’elle apparait, tant dans son corps que dans le désir qui l’a fait naître, comme trouée, et comme ce qui cause du désir. Elle apparait tellement trouée qu’à la fin du récit, le lecteur ne peut manquer de découvrir qu’Ève n’est 715 Francine Descarries-Bélanger et Christine Corbeil, « La maternité : un défi pour les féministes », Revue internationale d’action communautaire 18/58, 1987, 141-152, p. 141, https://www.erudit.org/en/journals/riac/1987n18-riac02292/1034274ar.pdf (15/1/2020). 299 pas expulsée du jardin, contrairement à l’adam. Cette mise à l’écart, puisqu’on ne sait pas si elle quitte le jardin, est redoublée par le fait qu’elle disparait totalement de la Bible dès la fin de Gn 4, puis du récit des hommes qui ont lu le récit sur le versant du péché originel. Sa disparition nous semble ainsi confirmer le fait qu’elle est la métaphore du manque : elle incarne ce qui fait trou, ce qui échappe, ce qui reste à la marge. Même quand, en Gn 4, elle devient mère, son être-mère est gommé : en Gn 5, Adam engendre tout seul. Faire ressortir la figure de la femme comme la métaphore du manque, faire ressortir son sort singulier sur le versant de ce qui manque, de ce qui fait trou, empêche certainement de la réduire à un objet à mettre dessous, à posséder, à réduire à une fonction. Nous avons montré comment le fait qu’elle soit métaphore du manque amène à la situer comme sujet et sujet désirant. À ce stade, il reste à se demander si c’est en tant que sujet désirant que la femme a été et reste encore une énigme pour bien des hommes. Car en travaillant la notion de sujet et de désir selon la logique de l’inconscient qui les fonde, nous avons pu souligner que la lecture des rapports hommes-femmes s’est faite exclusivement sous l’angle de la relation d’objet. Or c’est bien cette lecture orientée qui a justifié, en l’organisant, le maintien des femmes dans une position de soumission en les plaçant socialement et culturellement comme des objets à posséder et à contrôler. Nous avons aussi pu souligner que la relation des hommes aux femmes-objets n’est pas sans provoquer un certain vertige qui prend la forme d’une familière étrangeté, d’une inquiétante familiarité. Enfin, nous avons pu montrer que, si la femme apparait comme corps à contrôler, ce n’est pas sans lien avec le désir qu’elle suscite dans le regard de l’autre masculin. Ce mouvement fait surgir un troisième terme, le phallus, dont le rôle signifiant est majeur, en tant qu’il est le représentant de l’illusion de l’Un. Et c’est bien ce que montre le récit : quand Adam et Ève découvrent la différence des sexes, ils se découvrent nus et perçoivent le manque que le corps de la femme incarne. L’effet est tel que de honte ils se couvrent. Prendre en compte le manque et la honte introduite par l’apparition du phallus – ce qui manque à la femme – permet de mettre en évidence le passage de la relation homme-femme à une relation plus complexe : c’est ce que la suite de Gn 3, que nous avons appelé l’épilogue, démontre. En Gn 4, Ève échappe encore une fois à ce qui est attendu d’elle : on s’attendrait en effet à ce qu’elle devienne la partenaire d’Adam et qu’il soit le père des enfants qu’ils auront eu ensemble. 300 Or le récit ne nous raconte pas cela. En déviant de cette trajectoire, en suivant son désir, Ève vient sceller son sort, à tout le moins aux yeux des hommes, ce que nous prendrons le temps de déployer dans ce chapitre. En se situant comme femme désirante face à sa maternité, elle incarne aussi aux yeux des hommes la toute-puissance des sorcières et des forces obscures : celles qui refusent de céder sur leur désir, pas plus qu’elles n’acceptent de céder aux désirs des hommes, celles qui échappent aux hommes. En Gn 4, Ève n’est plus seulement un objet, ni un pur objet de satisfaction : elle devient un objet désirable et craint. C’est donc réellement à partir du regard des hommes que l’histoire des hommes et des femmes a pu se retrouver enfermée sur le versant de la relation d’objet, dans une relation duelle creusée dans le sillon des bons principes et des besoins. Autre est notre relecture discursive : elle permet de reconnaitre que la création d’Adam et Ève met en jeu le manque voulu par Dieu, et de montrer que le récit tourne autour de cet enjeu. En reconnaissant à Ève son rôle de personnage central, nous avons aussi pris un risque : celui de lui donner sa place de sujet désirant. Ce faisant, nous avons pu mettre en évidence qu’elle ne cesse de déborder des catégories de l’universel où l’on voudrait l’enfermer. Prendre une trajectoire, qui part d’Ève comme métaphore du manque pour en arriver à la reconnaitre sujet parlant désirant, a mis en relief comment sa façon d’être au monde vient faire brèche dans l’illusion de l’Un. Dans la foulée, cela a permis de cerner ce qui l’amène à aborder la mort comme une dimension avec laquelle elle n’hésite pas à jouer. Les chapitres précédents, surtout le septième, ont permis d’interroger le rapport de la femme à l’Un universel, en cernant davantage sa singularité subjective en lien avec le « pas-tout » et le manque dont elle est la représentante. Ce chapitre se propose comme une ouverture destinée à interroger le rapport de la femme à la limite de la vie. Il s’agira ici de se concentrer sur le sujet désirant Ève, en interrogeant les effets de la trajectoire de son désir sur le rapport qu’elle entretient avec son être femme, avec le monde et les objets du monde, avec la vie et la mort et, nécessairement aussi, son rapport à la maternité. Le risque est grand d’aborder cette question, particulièrement dans notre monde occidental qui a un rapport souvent binaire à la maternité. D’un côté, celle-ci est vue comme un choix intime, personnel et privé, appartenant à la conscience individuelle d’une femme, une à la fois. D’un autre, il est encore question de la maternité sur son versant collectif. La pression sociale cherche encore à imposer ses vues aux femmes et leurs maternités : il s’agit collectivement 301 d’un enjeu de société. Or, si le développement des techniques scientifiques et le mouvement de libération de la femme permettent à des femmes de croire qu’elles ne sont plus soumises comme leurs ancêtres à la difficile question de la maternité, le récit rappelle que la dimension de la maternité ne saurait se réduire à une fonction sociale ni à un intime individuel. Notre hypothèse et notre relecture du récit nous amènent à reconnaitre que le récit de Gn 3 et les interprétations qui en ont été faites mettent en scène la délicate question de la maternité comme dimension subjective incontournable pour une femme. Le récit a cependant ceci de particulier qu’il présente l’expérience de la maternité comme le lieu pour chaque femme d’une nouvelle faille : comment être à la fois femme et mère ? Nous postulons que cette expérience intime, subjective, tissée serrée dans un corps à corps troué, fait qu’une femme ne peut dissocier son être-femme de son expérience de femme, pas plus que de son expérience à la maternité. C’est l’effet de vacillement que cette dimension suscite que nous allons tenter de cerner dans ce chapitre : une ouverture sur la coupure que provoque l’effet de la maternité sur l’être-femme. Pour cela, nous commencerons par regarder l’effet de la limite et de la mort sur le sujet femme, son désir et sa jouissance. Nous verrons que, pour le sujet Ève, la mort fait partie de la vie sans constituer une frontière absolue dans la mesure même où son désir et son rapport à la maternité viennent créer une brèche dans la limite, y compris dans la perception de la limite absolue qu’est la mort. Nous verrons que cette limite, qui ne tient pas, n’est pas étrangère au fait que son corps est troué, organisé pour la vie. Cela nous amènera à travailler ensuite l’effet de « La Mère », l’effet, pour tout humain, d’être né d’une femme. À ce sujet, nous verrons que La Mère déclenche un effet d’inquiétante familiarité, source de bien des affres pour les hommes. Car il faut bien l’admettre, la maternité relève à ce point d’un paradoxe pour certains, qu’ils en sont venus à élever la femme au rang de La Mère, pratiquement au rang du sacré, tout en la rabaissant à n’être qu’une fonction. Or, ce paradoxe, chaque femme le vit et l’éprouve dans son être femme. Chaque femme, en tant que sujet, s’éprouve expérientiellement comme pouvant devenir mère. Elle sait aussi que ce pouvoir n’est pas la même chose que de se désirer mère : elle sait que vivre une maternité désirée n’est pas la même chose que subir une maternité sans désir. L’effet-mère pour une femme est ainsi intimement lié au désir et à la maternité. Mais plus encore : une femme qui devient mère découvre vite que la maternité ne saurait combler ce qui la fait femme, cette béance qui la travaille encore et 302 en-corps. Avec Ève, nous serons ramenée à la question de l’éthique du sujet-femme, pour lire la trajectoire du désir d’un être manquant, d’un être dont le corps est ouvert, dont la subjectivité est prise dans un rapport de jouissance pas-toute. 8.1. De la béance comme vie a-bordée par l’Autre et la mort Comme nous l’avons montré dans le chapitre 5, ce n’est pas par hasard que le serpent venu d’ailleurs s’adresse à la femme. Les commentaires androcentriques issus de la Tradition ont eu tendance à interpréter que c’est parce que la femme est plus faible et plus vulnérable qu’elle a été choisie par le serpent. Notre propre analyse montre plutôt que, si le serpent s’adresse à Ève, ce n’est pas étranger au fait qu’Ève, précisément parce qu’elle est posée comme la métaphore du manque désiré par Dieu, se situe sur le versant du manque et de la parole. C’est parce qu’Ève tient cette position d’être la métaphore du manque voulu par Dieu dans le récit, c’est parce qu’elle organise le manque dans l’universel que le serpent s’adresse à elle et à nul autre. Or, comme nous l’avons montré, en ouvrant au dialogue, le serpent inscrit un nouvel écart, un nouveau manque dans la jouissance universelle. Ce serpent, qui vient des « champs », joue le rôle de l’Autre, le champ de l’Autre, le lieu de l’Autre, un lieu impossible sans la béance que représente la femme dans Gn 2. L’irruption du serpent vient représenter le surgissement du langage, langage qui vient aliéner Ève en la déterminant comme sujet parlant. À ce moment, par et dans le dialogue, la femme s’éprouve comme sujet désirant. C’est sous la domination du signifiant qu’elle s’éprouve comme sujet capable de déplacer l’énoncé de l’interdit pour faire jouer le signifiant : c’est par le langage qui surgit au cœur de l’Éden que le franchissement de l’interdit divin devient possible et désirable. En parlant, Ève se révèle et se découvre à la fois manquante et désirante : l’interdit devient inter-dit. Le désir d’Ève se recèle dans cette béance entre les lignes, pris dans les rets du langage où la relation signifiante qu’il permet de créer ouvre à un au-delà de la jouissance phallique. Ici, l’inter-dit ouvre à la femme une jouissance supplémentaire que le jeu des signifiants crée à son insu, et c’est un jeu qui la dé-borde. C’est par et dans la parole que le désir de la femme est pris dans les rets du langage surgi de nulle part et venu d’ailleurs, que le serpent incarne. Gn 3:3 [Le serpent] dit à la femme : « Ainsi, dieu a dit : "Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin" ». 303 Gn 3:4 La femme dit au serpent : « Du fruit de tous les arbres du jardin, nous mangeons. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, dieu a dit : "Vous n’en mangerez pas, et vous n’y toucherez pas de crainte que vous mouriez" ». Gn 3:5 Le serpent dit à la femme : « Mais non, vous ne mourrez pas, mortellement marqués ! Parce que dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous deviendrez comme dieu, des connaissants du bon et du mauvais ». Certes, le premier dialogue mis en scène en Gn 3 instaure un mensonge. Certes, ce premier dialogue fausse le commandement donné par Dieu. Mais on ne saurait se contenter de dire que le serpent a fait entrer le mensonge dans l’Éden, car ce serait camoufler un autre drame, qui se joue en trame de fond. Lire le texte « comme un rêve » a permis en effet de montrer que le dialogue ment-songé instauré par le serpent a pour effet de déplacer la parole de Dieu, celle qui énonce l’interdit, en rendant difficile la distinction entre le vrai et le faux. Le dialogue entre Ève et le serpent/l’Autre fait découvrir à la femme que la vérité est toujours impossible à dire toute : on ne peut qu’en midire en la mé-disant, ce que le dialogue met en scène. Dans ce dialogue, le serpent use de son pouvoir de conviction et de séduction pour mettre l’interdit en jeu sous la forme d’un mensonge, d’un mi-dire qui vient confondre la femme. Si l’on reprend les termes du dialogue, on s’aperçoit non seulement que le mensonge du serpent/l’Autre pousse Ève à répondre, mais que sa réponse contient, en les révélant, les germes de son désir. Il faut cependant se rendre compte que c’est précisément en mettant en jeu la limite de la mort que le serpent/l’Autre sème les germes du désir, en mettant en place les termes d’un choix forcé. Et le choix forcé d’Ève, poussée par son désir, c’est de vivre au risque de la mort et de s’incarner comme sujet parlant et désirant : un sujet qui découvre que l’Autre a menti, un sujet dont le désir a surgi du fait même que l’Autre a menti, révélant du même coup son manque. Prendre en compte le rapport de la parole au manque nous met sur les traces d’une lecture du ment-songe qui nous incite à réfléchir à la manière même dont l’irruption du langage dans l’Eden vient introduire une division au plus intime d’Ève : elle se trouve réduite, après son dialogue avec le serpent, à devoir advenir comme sujet parlant, donc comme sujet divisé. En arrivant d’un Autre champ, en arrivant d’un champ qui n’appartient pas au jardin, mais qui vient d’ailleurs, le serpent introduit le langage et le dialogue. En introduisant le langage, il introduit une coupure sous la forme d’un avant et d’un après. Mais par sa parole, le serpent n’est pas le seul à induire un déplacement. La parole d’Ève, certes inspirée par la parole du serpent, induit à son tour un déplacement dans le dit de l’interdit 304 divin, qui devient dès lors le lieu inter-dit, le lieu privilégié où quelque chose du désir d’Ève peut s’écrire et s’inscrire entre les lignes. Et, en effet, en déplaçant l’arbre de l’interdit pour le situer au milieu du jardin, Ève déplace l’interdit et la mort en les plaçant au cœur de l’enjeu de la vie. Par cet énoncé, Ève montre qu’elle se sait et se reconnait mortelle. Elle sait, et reconnait en l’énonçant, qu’à la différence de Dieu, elle n’est pas éternelle et qu’elle peut mourir si l’objet désirable est consommé. Mais le serpent fait un pas de plus. En venant déplacer le désirable en connaissable, il oblige cette fois Ève à se découvrir « non connaissante ». La parole du serpent vient lui révéler qu’elle ne connait pas le bien et le mal, qu’elle ne connait ni le tout ni le discernement, contrairement à Dieu. C’est à partir de la parole du serpent/l’Autre qu’elle découvre que manger de l’arbre, c’est acquérir ce savoir divin. Le serpent lui fait miroiter qu’elle pourra acquérir un savoir qu’elle n’a pas encore : c’est à partir de là que la femme se met à désirer savoir au risque de la mort. Mais ce qu’elle découvre au cœur du dialogue qui s’instaure entre elle et le serpent/l’Autre, c’est de s’éprouver manquante. Ce n’est donc pas par hasard que la femme change le dire de Dieu. Là où Dieu a dit : « si vous en mangez, vous mourrez, mortellement marqués » (Gn 2:17), Ève dit : « vous n’en mangerez pas, et vous n’y toucherez pas de crainte que vous mouriez » (Gn 3:3). En changeant les termes de la mort et de la limite, Ève met en évidence qu’elle n’a que faire de cette réalité d’être limitée et mortelle, elle qui se vit et s’éprouve manquante. Ainsi, se mettre à désirer ce nouveau savoir change son regard sur le fruit au point de passer à l’acte. En mangeant, elle met en acte le fait que, pour elle, la vie ne semble pas tout-à-fait finir avec la mort. Est-ce si étonnant ? Une femme ne s’éprouve-t-elle pas à la fois manquante et susceptible de créer la vie, autrement dit, ne s’éprouve-t-elle pas expérientiellement comme lieu sur lequel la mort et la vie peuvent se rejoindre ? Une femme ne découvre-t-elle pas que donner la vie peut lui coûter la sienne ? Donner la vie n’est pas sans risque : comme tant de femmes l’ont expérimenté, donner la vie est un risque qui peut s’avérer mortel. Aussi on ne peut être surpris que Dieu ne parle pas de maternité idéalisée, mais bien de donner vie au risque d’y laisser sa peau, ou la vie de son enfant si chèrement porté. Il parle de la souffrance qu’être mère occasionne, et il la présente comme limite intrinsèque à une vie idéalisée. Il rappelle à la femme que la maternité se vit comme un lieu de souffrance et de mort possible, et que cela lui est absolument spécifique. En parlant à Ève, Dieu ne 305 s’adresse pas seulement à Ève, la femme : il s’adresse aussi à celle qui deviendra la mère de tout le vivant. Mais, à travers Ève, chaque femme n’est-elle pas ainsi appelée subjectivement à se situer dans cette dialectique de l’être, de l’avoir, du manque et de la perte ? Mais aussi en tant qu’être dont le corps, qu’elle le veuille ou non, est traversé par cette pulsion de vie, un corps qui peut devenir le théâtre de la vie au risque de la mort ? 8.2 Féminin et maternité : sur les traces de l’Autre jouissance ? Considérer le rapport de la parole au manque sous l’angle du mensonge invite à interroger la part du désir féminin qui reste inter-dite, prise et empêtrée dans les rets du langage. L’écriture de cet inter-dit interroge sur cette part désirante qui ne passe pas par le langage, qui demeure en deçà du phallus/langage et le déborde. La fonction phallique, nous l’avons déjà montré, désigne ce qui reste de la jouissance quand elle est passée par le signifiant. Mais, de ce passage, il subsiste quelque chose, sous la forme d’un plus-de-jouir, le reste dégradé de la découpe que le signifiant a opéré. C’est ce que la psychanalyse désigne sous le vocable de « castration », qui est foncièrement l’effet de la morsure du langage dans la jouissance du corps. Certes, hommes et femmes entretiennent un rapport avec la fonction phallique. Cependant, par rapport à la jouissance soumise à cette fonction phallique, liée à la fonction langagière, la femme n’y est pas-toute assujettie. Cette jouissance supplémentaire que Lacan associe à la femme, il faut encore se demander si c’est parce qu’elle se situe « au-delà », ou « en deçà » du langage. Si la jouissance est en prise directe avec le langage qui constitue le propre de l’être parlant, l’Autre jouissance, telle que Lacan en parle, indique qu’il y aurait, dans la jouissance, une dimension qui en déborde. Notre relecture et notre analyse du personnage d’Ève amène à situer le sujet femme et son expérience de la maternité sous ce versant de l’Autre jouissance, c’est-à-dire comme une dimension expérientielle qui met en jeu cette dimension d’un en deçà et d’un au-delà du langage. « En deçà » réfère ici à ce qui, du corps jouissant, inscrit une répétition en prise avec l’impossible, qui n’est pas étrangère à la satisfaction originaire. Cette satisfaction qui existerait avant le langage, sous une forme organique, biologique, pulsionnelle, relèverait du réel dans la mesure où le parlêtre, précisément parce qu’il est un sujet torturé par le langage, ne peut la vivre telle quelle : elle est irrémédiablement altérée par le langage. Cependant, il reste quelque chose de 306 cette sensation, de ce corps à corps qui, sous la forme d’une jouissance de la vie, n’est pas sans lien avec la jouissance que l’on peut supposer à la vie telle qu’elle se répète à la marge du symbolique et de l’imaginaire, c’est-à-dire sans pourquoi, sans question ni parole, y compris pour se reproduire. Le corps et l’animal jouissent, mais sans que cela soit parlé, sans que cela soit contaminé par les mots. Même si cette jouissance fait partie du corps du sujet parlant, elle lui est interdite. C’est du fait même de parler que l’humain, s’il peut ressentir dans son corps organique cette jouissance, ne peut la saisir que par et à travers le prisme du langage et des mots pour la dire. Et ces mots nécessitent un échange dans un dialogue qui met en jeu un autre et l’Autre. C’est à ce titre que l’on peut dire que cette jouissance Autre correspond à « une dimension du réel qui résiste à la symbolisation du corps parlant »716. Pour la femme, il nous semble que cette jouissance en-deçà et au-delà concerne précisément l’impossible qu’elle éprouve à contrôler son corps organique. On parle ici de ce corps affublé d’un trou qui ne se ferme ni sur demande ni selon son bon vouloir, ce corps qui ne fait pas barrage à son effraction pas plus qu’à faire advenir la vie, qui ne peut pas plus retenir le sang que l’enfant, comme nous l’avons montré dans le précédent chapitre. En ce sens, cette expérience organique, cette jouissance qu’on peut appeler Autre, échappe au langage, mais a tout à voir d’être le lieu de ce qui échappe, ce réel qui échappe à la femme. Et ceci d’au moins trois façons, en insistant sur la métaphore du manque. Premièrement, la femme apparaît dans le texte comme la représentation du manque voulu par Dieu. Quel est ce désir de Dieu qui l’a façonnée à partir d’un bout de corps de l’autre ? Poser cette question incite à poser la question de la jouissance Autre sur son versant « au-delà ». En effet, le rapport à Dieu, sur son versant théologique, mystique, apophatique, ne concerne-t-il pas aussi une jouissance qui échappe, une jouissance Autre 717 ? Si l’on suit Lacan, les mystiques sont 716 Fernando Silveira Rosa, Écriture du réel aux frontières de l’expérience mystique : lecture psychanalytique et théologie thérésienne, Thèse, Université de Montréal/Université de Strasbourg, 2020, p. 2. En effet cette trace sur le corps de la mystique, dont parle Fernando Silveira Rosa, n’a-t-elle pas à voir avec cette trace dans la femme, qui précisément échappe ? 717 Le terme d’apophatique vient cerner à quel point, pour les mystiques, parler de leur expérience avec Dieu, en Dieu, relève de l’indicible. Voir à ce sujet Fernando Rosa, pour qui l’expérience de Thérèse est à lire comme un réel sous la forme d’une inscription à la fois dans le corps et dans le texte : « ce qui est en jeu dans cette expérience est 307 concernés de près par cette jouissance Autre qui concerne le corps, mais pas n’importe comment. C’est à partir de Dieu que cette question lancinante insiste encore et en-corps : que veut Dieu ? Cette question théologique, le récit n’y échappe pas, en mettant précisément en scène le désir de Dieu. Reste la question : et sa jouissance ? En réalisant le désir de Dieu, que du manque ne cesse pas, Ève ne vient-elle pas mettre en scène ce que veut Dieu : du manque, un manque qui se joue sur le versant d’une jouissance Autre, sur le versant d’un au-delà, la jouissance de l’Autre ? Pourquoi Dieu voulait-il que, non seulement l’homme ne soit pas seul, mais qu’en plus, il doive pour cela avoir un bout en moins pour que la femme puisse apparaitre comme compagne ? Que voulait Dieu à cette femme créée à partir d’un bout masculin en moins ? Car l’homme se retrouve bien avec la marque de son corps troué. En effet, en refermant la chair, Dieu parvient-il à effacer tout-à-fait ce trou dans le corps de l’adam, ou bien reste-t-il comme manque ? De plus, la marque de son corps troué, l’homme l’a sous ses yeux sous la forme du corps de cette femme en face de lui. La marque de ce bout manquant apparait comme trou réel. Deuxièmement, la femme, en tant que métaphore du manque, apparait comme celle qui a un corps qu’il faut maîtriser. N’est-ce pas précisément parce qu’elle ne maîtrise pas complètement son propre corps ? Le corps de la femme échappe à sa propre volonté, puisque c’est par elle que la vie s’échappe. Les hommes ne s’y sont pas trompés. Dans le récit, le fait même que son corps puisse produire une autre vie, parfois même à son corps défendant, fait de la femme ce point de rencontre entre manque et maternité. Cela nous amène à la troisième raison. On ne peut que constater que la femme échappe aussi par le fait qu’Ève, femme-sujet, a été tant bien que mal effacée tant dans la Bible que dans la Tradition. Souvenons-nous : en Gn 4, Ève donne à son tour la vie à partir d’un petit bout d’elle, sa « semence », l’autre mot pour parler de descendance, de lignage, comme cela est mentionné en Gn 3:15 et Gn 4:25 : Gn 3:15 « Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence ». vivre l’union avec ce Dieu qui ex-siste au langage. Le savoir-faire avec le réel en devient une conséquence possible, voire une grâce ». Fernando Silveira Rosa, Le réel comme impasse d’une lecture psychanalytique de l’expérience mystique…, p. 2. 308 Gn 4:25 Adam connut sa femme. Elle enfanta un fils et lui donna le nom de Sheth/L’Accordé en disant : « Voilà ! dieu m’a accordé une autre semence à la place d’Abel, puisque Caïn l’a tué ». Parler de sa semence, que les traductions ne nomment peu ou prou jamais comme telle, préférant le plus souvent les mots descendances, lignage, pourtant, dit bien que c’est à partir d’un bout de ses propres entrailles que de la vie advient. Or, produire la vie, créer la vie comme l’affirme Ève ne fait-elle pas d’elle la métaphore même du pouvoir créateur ? Pourtant, cette réalité est déjà effacée dès Gn 3:20 sous le vocable de mère du vivant : Gn 3:20 L’adam nomme la femme (la)Vivante/Ève parce qu’elle est devenue mère de tous les vivants. Est-ce parce que le récit met en scène une femme à la fois manquante, sujet de désir, et un être capable de donner la vie, trois lieux du féminin qui font de la femme ce lieu inquiétant plus que familier718 ? Nous avons montré que, quand l’inquiétant l’emporte, enfouir la femme sous la mère est une stratégie que de hommes ont utilisé pour rendre l’inquiétant familier. Il semblerait que le récit s’engage sur la même voie : en enfouissant Ève sous le vocable de mère, avant même qu’elle le devienne, ne procède-t-on pas à l’effacement du sujet femme ? En étant si bien identifié au maternel, le sujet femme Ève peut bien disparaitre. Cependant, on doit bien se rendre à l’évidence que, dans le récit comme dans sa suite, Ève n’est pas plus expulsée de l’Éden qu’elle n’apparait comme mortelle. Gn 3:23-24 Yhwh Dieu le renvoie du jardin d’Éden servir la terre de laquelle il avait été extirpé. Il expulse l’adam et fait en sorte que s’établissent les chérubins à l’est du jardin 718 Le fait qu’Ève affirme avoir créé avec Dieu, voire le fait qu’elle enfante Abel/Le Vain sans même que l’adam soit mentionné (Gn 4:2 : « Elle enfanta ensuite son frère Abel/Le Vain »), ne vient-il pas nourrir ce qui anime la réflexion de Nestorius, qui refuse à Marie d’être Theotokos, soit la Mère de Dieu ? En effet, pour lui, Marie ne peut être que la mère d’un homme « dans lequel le Verbe s’est incarné » au motif que « la créature n’a pu engendrer le Créateur ». Olivier Chavarin, « À propos de Marie "Mère de Dieu" », testimonia.fr, 2011, https://testimonia.fr/a-propos-demarie-mere-de-dieu/ (23/2/2020), ou Justin Fèvre, Histoire apologétique de la Papauté, depuis Saint Pierre jusqu’à Pie IX, Paris, Vivès, 1878, p. 210, à propos de l’« Homélie de Noel » nº 428 de Nestorius. Son argument ne met-il pas sur la voie du risque que pourrait constituer, pour des hommes, de reconnaitre à ne serait-ce qu’une femme, même la mère du Christ, une place de déesse, en étant l’égale de Dieu ? 309 d’Eden, avec la flamme de l’épée tournoyante dans toutes les directions, afin de garder le chemin de l’arbre de la vie. Si à la fin de Gn 3, l’expulsion de l’adam seul laisse la place de la femme en suspens, on doit aussi rappeler qu’après Gn 4, le nom même d’Ève la Vivante en tant que nom, femme-sujet et mère disparaît de la Bible elle-même, comme nous le verrons au point 8.5 de ce chapitre. On peut se demander si cet effacement ne camoufle pas quelque chose qui a tout à voir avec ce que cette thèse cherche à mieux cerner : la dimension indicible du devenir femme-sujet, irrémédiablement marqué par cet obscur pouvoir de donner la vie. Mais c’est un drôle de pouvoir, car il semble en fait la déposséder du plein contrôle sur son corps : il suscite l’irrépressible besoin, par le genre masculin, de le maîtriser au point même d’exiger des femmes une soumission de leur corps. Pourtant, malgré cet effacement, cet effort de mise dessous, ne sommes-nous pas, nous femmes, toutes des filles d’Ève ? Ce qui devrait rester effacé ne cesse-t-il pas de resurgir, à la façon d’une rivière souterraine ? 8.3. L’effet de La Mère : de l’inquiétante familiarité à l’insoutenable étrangeté Ainsi, on voit que la maternité n’est pas une dimension à part du sujet femme. Pourtant, pour une femme, aborder cette dimension ne va pas de soi. Elle va d’autant moins de soi que l’expérience de la maternité apparait en hypermodernité comme une dimension supplémentaire du féminin. Le développement des moyens de contraception et l’accès à la possibilité d’avorter a en effet donné aux femmes le pouvoir d’avoir un contrôle sur leur choix de devenir mère, ce qui rend incidemment possible le contrôle des naissances. Ce choix, rendu possible par le développement de la science, et qui porte sur le fait de devenir mère, ou non, de pouvoir ou non donner la vie, a produit un changement important dans la façon de concevoir, de percevoir, de penser et d’appréhender le rapport de la femme à la maternité. À l’époque biblique, comme au moment où la Tradition a relu ce texte, les femmes ne disposaient pas du choix qu’elles ont aujourd’hui. Aussi, à cette époque, comme nous l’avons déjà abordé, la figure de la mère a été utilisée pour « purifier » la femme, pour la réhabiliter et la rendre acceptable socialement, voire théologiquement. Cette tendance doit être repérée et prise en compte, car elle permet de cerner ce qui a pu engendrer le fait que, pour tant de femmes, la maternité puisse encore être perçue comme une 310 contrainte extérieure, imposée par les hommes, contrainte qu’elles ont pu et voulu rejeter. Le fait que pendant des millénaires, le corps des femmes ait été traité et abordé comme un corps servant à la reproduction a installé une gestion de l’expérience de la maternité à partir des hommes, de l’extérieur719. Le fait que des femmes aient souhaité conquérir leur liberté en osant affirmer que la maternité était une dimension exclusivement féminine qui concerne le corps et la conscience de chaque femme, une à la fois, et qu’elles aient revendiqué le droit à la liberté, peut laisser croire que nous, femmes, sommes sorties de ces temps patriarcaux. Car cette revendication a induit chez des femmes la perception que la maternité pouvait et devait être un choix personnel, intime et singulier720. Selon cette lecture, la maternité est comprise comme l’expérience intime d’une femme face à ce qui ne 719 On se souvient à quelles extrémités conduisait le fait de ne pouvoir décider de devenir mère. Entre les remèdes « de bonnes femmes », les « faiseuses d’anges », autres aiguilles à tricoter ou « cliniques », de fortune ou non, destinés à empêcher une grossesse ou se débarrasser du fœtus, combien de femmes sont mortes au passage, ou se sont retrouvées stériles, y compris aussi à leur corps défendant ? Ces questions restent d’actualité. Pour y réfléchir plus avant, on peut consulter : a- Sur le droit à l’avortement ou son interdiction, voir Laurence Duchêne, Marie Fontana, Adèle Ponticelli et al., « L’IVG, quarante ans après », Vacarme 67/2, 2014, p. 1-23, https://www.cairn.info/revue-vacarme-2014-2-page1.htm (15/1/2020). De son côté, l’Organisation mondiale de la santé, estime à « environ 25 millions le nombre des avortements à risque pratiqués dans le monde chaque année », p. 1. Rapport Prévention des avortements à risque du 26 juin 2019, https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/preventing-unsafe-abortion (15/1/2020) ; on peut aussi lire sur le droit à l’avortement, sérieusement remis en question aux États-Unis par exemple, Ximena Sampson, « Avortement : un droit loin d’être acquis aux États-Unis », Radio canada, 15 juin 2019, https://ici.radiocanada.ca/nouvelle/1174534/ivg-avortement-etats-americains-restrictions-cour-supreme (15/1/2020) ; b- Sur les effets de la pression familiale sur le fait d’interrompre ou non une grossesse, voir Laura Pomicino, Patrizia Romito, Vicenta Escribà-Agüir et al., « Est-ce que je peux choisir ? Violence contre les femmes et décisions reproductives », Nouvelles Questions Féministes 32/1, 2013, 29-45, https://www.cairn.info/revuenouvelles-questions-feministes-2013-1-page-29.htm (15/1/2020), ou Agnès Guillaume et Clémentine Rossier, « L’avortement dans le monde. État des lieux des législations, mesures, tendances et conséquences », Population 73/2, 2018, 225-322, https://www.cairn.info/revue-population-2018-2-page-225.htm (15/1/2020) ; ou encore Le Parisien, entretien avec Véronique Séhier, « Une femme meurt toutes les 9 minutes d’un avortement clandestin », 20 mai 2018, http://www.leparisien.fr/societe/veronique-sehier-une-femme-meurt-toutes-les-9-minutes-d-unavortement-clandestin-dans-le-monde-20-05-2018-7725984.php (15/1/2020) ; c- Sur la question du filliacide des mères sur leur propres filles, là encore en raison de la pression sociale et familiale, voir Radio-Canada, entretien avec Dominique Sigaud, Être née fille est toujours une malédiction dans le monde. 720 Ce choix peut concerner celui de devenir mère, mais aussi de regretter de l’être devenu. Voir Claire Sejournet, « Elles regrettent d’être mères », Psychologies, 26 mars 2020, https://www.psychologies.com/Famille/Etreparent/Mere/Articles-et-Dossiers/Elles-regrettent-d-etre-meres#xtor=CS2-6-%5B31-03-2020%5D-%5B20:30%5D%5BElles-regrettent-d-etre-meres%5D (30/3/2020). 311 se partage pas : on entre dans le subjectif expérientiel le plus singulier. Pourtant, comme le raconte le récit, chaque femme est aussi concernée par la question de la maternité, puisque chacune est visée par l’aspect universel et collectif de sa capacité reproductive, nécessaire à la survie de l’espèce humaine. Chaque femme est concernée à la fois collectivement et singulièrement au plus intime de son être par la dimension subjective et singulière de cette expérience de la maternité. C’est une expérience qui commence avec cette question : est-ce que, comme femme, je peux, j’ai le goût de m’éprouver comme mère ? D’autant plus que, pour une femme, l’expérience de la maternité est doublement liée à son versant universel : chacun de nous, humain, est issu d’une mère. Même avec le développement de la science, – ou devrait-on dire malgré le développement de la science ? –, la mère ne peut être (encore ?) détachée de la femme. Tout humain « sait-prouve » d’une mère. Parler de l’effet de « La Mère » en signifie l’universalité. La Mère, si l’on en croit Freud et Lacan, est le premier lieu que l’enfant connaît, le ventre maternel, le lieu du premier séjour : homme ou femme, tout le monde naît de La Mère. Le fait même que la femme soit nécessairement abordée d’abord comme La Mère implique qu’elle soit le lieu de l’umheimlich, le lieu de l’inquiétant familier, aussi appelé l’inquiétante étrangeté : Le mot heimlich [familier] n’a pas un seul et même sens : il appartient à deux groupes de représentations qui, sans être opposés, sont pourtant très éloignés l’un de l’autre : le mot appartient à ce qui est familier, mais aussi à ce qui est caché, dissimulé : unheimlich [inquiétant]721. 721 Sigmund Freud, L’inquiétant familier, traduction Olivier Mannoni, Paris, Payot et Rivages, Coll. Petite bibliothèque Payot, 2011 [2019], p. 29-42. Dans la première partie du chapitre qu’il consacre à l’inquiétant familier, Freud se demande « comment il est possible et sous quelles conditions, que ce qui nous est familier devienne inquiétant » (p. 32), alors qu’il s’attend plutôt à ce que l’inquiétant vienne de ce qu’on ne connait pas. En allemand l’inquiétant se dit unheimlich, soit « le contraire de ce qui est heimlich ». Le mot renvoie donc à ce qui est familier, habituel, intime. Mais le mot renvoie aussi à ce qui est caché, dissimulé. Mais umheimlich renvoie aussi ce qui est angoissant, inquiétant, du côté de « tout ce qui devrait rester dans le secret, dans le dissimulé et qui est sorti au grand jour », p. 39. Ainsi, « heimlich affiche, à travers toutes ses nuances, un sens qui coïncide de manière inquiétante avec son contraire : "le familier devient alors l’inquiétant familier" » (p. 39-40). Par exemple, ce qui devrait être sans vie (comme une poupée de cire) devient effrayant une fois animé. Inversement quand un objet vivant ne bouge plus. Autrement dit, comme le reprend Menès qui relit Freud : « L’inquiétante étrangeté surgit quand quelque chose s’offre à nous comme réel ». Martine Menès, « L’inquiétante étrangeté », La lettre de l’enfance et de l’adolescence 56/2, 2004, 21-24, p. 23, https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2004-2page-21.htm. (15/1/2020). 312 Ce mot, qui dit son contraire, permet de situer précisément ce qu’il en est de la femme. Dans l’histoire de chaque humain, le féminin renvoie d’abord toujours au maternel, à la toute-puissance de La Mère, mais une mère sans sexe pour l’enfant, sans sexe féminin. L’inquiétant familier, qui « pétrifie le sujet, réduit à un regard à la fois séduit et horrifié, est la révélation du féminin derrière le maternel »722. Ainsi la femme est le lieu de cette inquiétante familiarité qui, pour Lacan, est le signal qui saisit le sujet « confronté à l’inconnu du désir de l’Autre, un désir qui pourrait le mettre à sa merci »723. L’Autre en tant qu’il manque. À cause de la femme, La Mère ne peut être le lieu du familier rassurant. Autrement dit, « l’effet-femme » sur les hommes est lié à l’effet de « La Mère », du maternel, un effet qui les inquiète suffisamment pour provoquer la méfiance, voir l’horreur. Selon Simone Korf-Sausse, ce n’est pas étonnant : cette simultanéité de la femme qui fascine et fait peur est à relier au personnage mythique de Médusa724 : la notion d’étrangeté rend compte du double caractère d’une expérience – horreur et fascination, attrait et répulsion – qui nous la fait appréhender simultanément comme familière et comme étrangère, comme désirable et comme repoussante, et qui conjugue, telle la Méduse, la laideur et la beauté.725 La Méduse, c’est celle dont la laideur pétrifie le regard. Mais avant de devenir l’horrible Gorgone qu’on connait, cette tête à la chevelure de serpent, Médusa était une belle jeune femme inaccessible, ayant fait vœu de chasteté pour servir la déesse Athéna726. Poséidon n’en a eu cure et l’a violée Pour Rajaa Sitou, la grande révolution freudienne est d’avoir montré que l’étranger est au cœur du sujet du fait de sa division. Rajaa Sitou, « Le regard et l’étranger », Champ psychosomatique 46/2, 2007, 115-125, https://www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2007-2-page-115.htm (15/1/2020). 722 Martine Menès, « L’inquiétante étrangeté », p. 22. 723 Martine Menès, « L’inquiétante étrangeté », P. 22. 724 On peut lire à ce sujet le court texte de Freud, « La tête de Méduse » de 1922, qui travaille aussi la question de ce personnage mythqque, https://www.psychaanalyse.com/pdf/freud_La_tete_de_Meduse.pdf, (15/1/2020). 725 Simone Korf-Sausse. « Préface », S. Freud, L’inquiétant familier, Petite bibliothèque Payot, 2011, p. 25-26. 726 Le mythe raconte que Médusa était une belle jeune fille dotée d’une magnifique chevelure, qui avait fait vœu de chasteté pour servir la déesse Athéna. Mais Poséidon la trouva et la viola dans le temple d’Athéna. (Plus rarement il est dit qu’elle aurait été séduite). Offensée par la violation de son temple, Athéna transforma les tresses de Médusa en autant de serpents, et donna à ses yeux le pouvoir de transformer en pierre quiconque la regarderait directement. Bannie, elle ne devait plus être en contact avec le monde. Mais Persée, qui voulait protéger sa mère d’un mariage déshonorant, accepta d’aller chercher le cadeau demandé par le roi qui désirait sa mère. Ce cadeau était la tête de Médusa que Persée obtint par la ruse. Il la décapita après avoir fait en sorte qu’elle regarde son bouclier, évitant alors 313 (d’aucuns disent qu’il l’a conquise… » Victime de Poséidon, elle subit les conséquences de ce qu’elle n’a pas désiré. Car, bien que victime de viol, Athéna se venge sur elle de la violation de son temple (mais qu’est-elle d’autre qu’un temple ?) en la transformant en monstre repoussant à la chevelure de serpents dont le regard pétrifie quiconque croise son regard. Comment ne pas noter le parallèle avec le récit de Gn 3 : il y est aussi question de serpent et de regard. Mais, alors que, chez Médusa, le serpent fait corps avec la femme, peut-on faire ce même rapprochement pour Ève ? Pourtant, c’est bien ce qui s’est fait dans les réceptions au point de faire apparaitre Ève comme une dangereuse créature, l’horrible tentatrice dont il faut éviter la chevelure serpent et le regard qui piège. Et quoi de mieux pour s’en tenir loin que d’en faire une créature qui suscite l’horreur, le dégoût, l’abject, au point d’en faire un bouc émissaire ? L’inquiétante familiarité de la femme est telle que certains hommes en viennent à décider de son sort sans jamais lui demander son avis : on la décide, on la parle, on la condamne, on la dit-femme, on la « diffâme » ajoute Lacan727. Comme Médusa : violée par Poséidon, rendue hideuse par Athéna, décapitée par Persée et passée à la postérité comme une dangereuse créature. Ainsi, l’attitude des hommes face aux femmes est doublement ambigüe, puisque leur expérience du féminin ne peut s’extraire de l’effet de La Mère sur son versant universel : La mère est le lieu de leur première expérience du féminin, premier lieu du féminin auquel ils ont originellement accès. Cela explique pourquoi Lacan affirme que la femme n’existe qu’en tant que La Mère : « La femme n’entre en fonction dans le rapport sexuel qu’en tant que la mère »728. Un terrain connu, familier, mais qui n’en reste pas moins inquiétant, comme on vient de voir avec Médusa. Surtout, le mythe de Médée, cette femme qui tue ses propres enfants, ne semble-t-il pas leur donner raison729 ? Pour conjurer cette inquiétude, voire cette horreur que le féminin suscite, la religion, qu’elle soit judaïque ou chrétienne, s’est servie de l’image du maternel dans ce qu’elle à Persée de croiser son regard. Pour en savoir plus, on peut consulter Ovide, Les métamorphoses, Traduction de Marie Cosnay, Paris, Éditions de l’Ogre, 2017. 727 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 108. 728 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 47. 729 Médée, c’est l’histoire d’une femme follement amoureuse d’un homme, Jason, pour qui elle tue son frère, trahit son père et sa patrie. Quand Jason la délaisse pour une autre femme, Médée, folle de rage d’avoir tout donné et tout perdu pour lui, en vient, par dépit et vengeance, à tuer ses propres enfants, le fruit de cet amour. 314 pouvait avoir de rassurant. Horvilleur note par exemple le soin pris par les juifs à porter et toucher la Torah, comme une mère prend soin de son enfant. Il s’agit bien, le temps du culte, de mimer la mère730. Mais elle ne s’y trompe pas : pour elle, ce n’est pas le féminin qui est ici mimé, mais bien le maternel. Ce qui est vénéré, c’est la fonction maternelle, considérée comme seule fonction digne de respect, à laquelle les hommes cherchent à réduire les femmes. Cela peut donc justifier à leurs yeux qu’ils s’en em-parent, au sens de s’en emparer, prendre, mais aussi au sens de se parer de ces femmes comme leur faire-valoir : sous la forme d’une double appropriation. Le catholicisme n’est pas en reste avec la Vierge Marie, symbole chrétien de la femme rassurante : non seulement elle est mère, mais en plus elle est pure. En lui ôtant son caractère sexué, charnel, sexuel, la Tradition a pu présenter une image parfaite de la femme, exempte de toute inquiétude. Mais à quel prix pour les femmes ? Au prix de chercher trop souvent à nier leur sexualité, mais aussi en les oblitérant, en cherchant à les réduire. Quelle image d’elles-mêmes la religion des hommes renvoie-t-elle alors aux femmes qui se vivent femme ? Quel est l’effet de cette négation, subjectivement, expérientiellement pour une femme, dont le fantasme de la vierge mère tend à laisser croire qu’on veut bien de leur corps de mère, mais qu’on ne veut pas qu’elles se sentent femmes dans leur corps ? On voudrait bien d’un corps qui met au monde, qui panse les enfants, mais pas d’un corps portant la trace du trou, de la béance, d’un corps qui jouit, d’un sujet de désir. Comment une femme peut-elle s’y retrouver dans l’Ève des hommes qui l’ont déjà enfermée dans La Mère du tout ? Ève ne représente-t-elle pas celle qui, en tant que manque, en tant que sujet désirant, leur échappe de façon objective autant que subjective ? Faire disparaitre Ève sous la figure rassurante et lisse de la Vierge Mère n’est-il pas un aveu des hommes de n’avoir pas voulu reconnaitre aux femmes jusqu’à cette « dit-mention » expérientielle, singulièrement subjective de leur rapport à la maternité, précisément parce que cela leur échappe ? 730 Delphine Horvilleur « le culte [dans la synagogue] semble mimer la maternité, ou du moins des gestes qui furent longtemps l’apanage des mères, dans un monde d’hommes dont les femmes sont généralement exclues ou simples spectatrices. […] L’activité religieuse serait parfois l’expression d’un désir maternel qui n’est pas tant une célébration de la femme qu’une tentative de s’approprier le féminin et d’en contrôler les fonctions maternelles. Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 146-147. 315 Le concept de la Vierge Marie est venu annuler la dimension du féminin pour ne garder que la dimension de La Mère, pure, parfaite, dissociée d’un corps de chair et de sang, un corps jouissant. Il nous semble qu’un tel choix en dit long sur le désir singulier des hommes envers La Mère et montre bien comment la « toute-puissance maternelle » n’est pas seulement le lot de l’enfance, mais bien de l’inconscient qui ne connait pas le temps. Car enfin, est-ce que ceux qui adhèrent au dogme de la Vierge Marie se sont déjà demandé si Marie avait désiré, si elle avait une sexualité, pire : si Marie avait un sexe de femme, donc un trou ? Même triviale, parce que triviale, la question mérite d’être posée. Or, il a quand même bien fallu concevoir cette idée (folle ?) qu’une telle femme puisse exister, une mère, une seule, qui serait vierge, pour être en mesure de présenter Marie comme pur accueil, parfait et pur réceptacle de Dieu et des hommes. Ce qui tend à penser que les hommes ont peu pensé la Vierge Marie sur le versant d’une femme sexuée. Rappelons que la pureté promue par la figure de Marie est une pureté qui exclut le sang, le sexe, le désir, la jouissance. Mais, à notre connaissance, on n’a pas plus essayé de voir la Vierge Marie comme une mystique. Et pour cause. Marie est la femme idéalisée qui, à la différence de la femme mystique, ne jouit pas, même pas sur le versant de l’Autre jouissance. C’est pour cela que Marie nous apparait comme une construction du regard masculin qui permet à des hommes de faire disparaitre précisément ce que Marie, femme-sujet, pourrait avoir de gênant, de trivial. Le catholicisme a même été jusqu’à lui nier d’autres enfants, pour qu’elle reste la vierge immaculée qu’elle devait être. Elle est la femme pure, sans tâche, non touchée par le péché originel. Doit-on lire « non touchée par Ève », c’est-à-dire différente de sa propre mère, une fille d’Ève, dont en effet on ne sait rien731 ? De plus, en refusant de lui reconnaitre des enfants, on peut la penser sans relations sexuelles, on peut même se dispenser de la reconnaitre sujet de son désir, sujet de son corps sexué de femme. En ce sens, la Vierge Mère est le symbole parfait que la 731 Cette question n’est pas sans interroger doublement. La Bible ne fait en effet aucune mention des parents de Marie. Elle semble donc, au moins dans l’Écriture, vierge de toute mère… Comme Ève ? Il faut en effet attendre l’évangile apocryphe de Jacques pour que sa filiation soit racontée (re-contée ?) : « On y apprend comment ses parents, Joachim et Anne, un couple riche de Jérusalem, étaient privés d’enfants. La naissance de Marie est donc miraculeuse ». Jean-Marc Prieur, « Les écrits apocryphes chrétiens », Cahier Évangile n° 148, juin 2009, 32-34, https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/870.html (15/1/2020). N.B. : le Protévangile de Jacques, intitulé « Nativité de Marie. Révélation de Jacques » ou « Évangile de Jacques » est considéré comme un texte apocryphe pseudépigraphique daté de la seconde moitié du IIe siècle. 316 femme n’existe pas, sinon comme métaphore d’un impossible, ce qui a permis à des hommes de croire que Marie est le contraire d’Ève. Pour les femmes, cela s’est fait à leur détriment, car cette construction dit aussi leur volonté de ne rien vouloir savoir d’une femme-sujet désirante. Ainsi, l’attitude des hommes face aux femmes et à l’effet de La Mère n’est pas sans effet sur le sujet femme, sur sa subjectivité singulière, sur son désir et sa jouissance. 8.4. L’effet de la mère sur une femme Ce détour qui nous fait revenir à Ève, la première femme, nous semble important, car cela a permis de mettre en évidence que la lecture sous l’égide du péché originel cache en fait, en le révélant, l’effet d’inquiétante étrangeté que la femme produit sur les hommes. Si la Tradition, sur son versant théologique, a préféré mettre Ève à l’écart, c’est pour la même raison que l’imaginaire populaire l’a condamnée : le fait de l’avoir sacrifiée n’est pas sans lien avec la puissance d’évocation qu’elle suscite. La femme, et par conséquent l’effet-mère qu’elle induit, est à la fois dangereuse et attirante, familière et inquiétante ; suffisamment familière pour faire partie du genre humain et suffisamment inquiétante pour qu’on la brûle comme une sorcière. Cette femme, celle dont le désir et le rapport à la jouissance inquiètent les hommes732, nous semble alors en effet représenter ce que Freud dit de la femme, qu’elle est un continent inexploré. Inexploré dans la mesure où la question d’Ève a peu intéressé la Tradition, sauf à la discréditer ; mais c’est aussi dû au fait, comme le récit le redit avec Ève mère de tout le vivant, que, de la femme, nous sommes toutes et tous issus, ainsi que de la rencontre sexuelle entre une femme et un homme. Inexploré ne fait-il pas aussi référence à ce qui est à la fois sombre et mystérieux et, par conséquent inconnu, ce continent noir qui nous a abrités, tous et chacun, pendant neuf mois et dont l’accès nous est barré à jamais : le centre le plus intime et le plus caché de la femme, notre mère ? Ainsi, ce n’est pas d’abord l’accès à la femme qui est barré, mais bien l’accès à la mère. On peut alors saisir à quel point l’accès à la femme devient difficile : parce que la femme est liée 732 Voir à ce sujet le livre de Mona Chollet, Sorcières : la puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, 2018. Elle montre le tribut que les femmes ont payé à sortir du cadre où les hommes les voulaient, en ciblant plus particulièrement celles qui leur échappaient : les femmes seules, les veuves, les vieilles, les femmes sans enfants, soient celles qui pouvaient afficher une indépendance nécessairement jugée dangereuse. 317 irrémédiablement à l’effet-mère. Autrement dit, comment faire avec ce qui est étranger, à ce qui échappe, et pourtant à qui on doit la vie ? Ce qui est en jeu concerne, on le voit, l’effet de ce regard d’homme sur les femmes, un regard teinté par l’inquiétante familiarité. Le fait que La Mère occupe la place du continent originaire n’est pas étranger au fait que la Tradition a pu considérer la femme comme un objet de convoitise. On a vu que La Mère est précisément ce qui, de la femme, est irrémédiablement barré à l’homme, comme loi de l’inceste. Or, n’est-ce pas précisément parce qu’elle est interdite qu’elle suscite le désir ? Considérer les femmes comme des ventres, des lieux de reproduction, sert le même objectif : faire d’elles des objets destinés à être possédés, ce qui en fait des objets de convoitise. En tant qu’objet destiné à la reproduction, la femme reste quand même ce qui doit être possédé : il suffit de lire ou voir La Servante écarlate733 pour mesurer jusqu’où ce rapport au contrôle du corps féminin maternel peut aller dans l’imaginaire social et culturel issu du discours dominant. Dans ce mouvement, c’est la femme en tant que sujet qui est effacé, nié. Que ce soit en tant qu’objet selon les uns, ou d’objet cause du désir selon les autres – ce lieu honni ou éternellement à rechercher –, la femme en tant que sujet se retrouve ensevelie, sauf à être une « La Mère », une « putain », une sorcière ou une tentatrice, autant de lieux qui, aux yeux des hommes, légitiment la nécessité de la tenir sous contrôle. Sous ce couvert, le sujet femme est perçu comme la part maudite dont parle Assoun734, condamnée par les réceptions au honnissement et à l’opprobre par le regard social735. Mais alors, comment une femme vit-elle de se voir objet d’attirance ou de dégoût, de domination et de reproduction dans le regard des hommes ? Comment gère-t-elle le sentiment de honte que génère ce regard ? En effet, Delphine Horvilleur estime que la honte fait partie de la vie d’une femme au cœur même de son corps et sa sexualité, à partir du regard que les hommes portent sur elle. D’où la question : comment une femme vit-elle d’être perçue comme familière, mais inquiétante ? Comment une femme vit-elle de se sentir perçue à ce point comme un continent noir 733 Margaret Atwood, La Servante écarlate, Robert Laffont, Paris, 1987. Paul-Laurent Assoun, Le for intérieur à l’épreuve de la psychanalyse, casuistique et inconscient, p. 55, https://www.u-picardie.fr/curapp-revues/root/35/paul_laurent_assoun.pdf_4a081d78a048b/paul_laurent_assoun.pdf (14/05/2018). 735 Paul-Laurent Assoun, Le for intérieur à l’épreuve de la psychanalyse, p. 48-49. 734 318 et mystérieux précisément parce que d’elle, on n’a rien voulu savoir, sinon en fantasmant ce qui n’est pas elle : une femme sans sexe ? Comment une femme vit-elle de n’être acceptable que sous la forme idéalisée de la Mère Vierge, une femme doublement extirpée de sa sexualité ? Cette question se double d’une autre. Ce qui est vrai pour les hommes est vrai pour une femme : chaque femme sait qu’elle vient d’une Mère. Comme les hommes, une femme a une mère qui se trouve aussi être une femme singulière. Mais là où l’effet-mère diffère, c’est dans l’effet du « même ». Pour une femme, l’effet-mère se vit à partir de la position de la fille : une « même » femme d’une femme « autre ». Chaque femme se retrouve, parce qu’elle est femme, à devoir se positionner face au même pourtant radicalement différent, parce qu’occupant la position de La Mère. Mais ce n’est pas tout : l’effet-mère renvoie aussi chaque fille à son propre rapport à la maternité, dans un rapport au plus intime de sa subjectivité de femme en train de devenir. Or, cette question du même, qui passe par le singulier subjectif, peut être un ravage pour une femme736. Cela appelle chaque femme, une à une, à se demander comment se distinguer de cet autre « même » sans être détruite, ni se détruire. On peut en effet se demander comment une femme éprouve le fait de vivre sous le regard de sa mère et du désir qu’elle éprouve pour sa fille. Et cela pose encore d’autres questions. Comment vivre sous le regard de La Mère, nécessairement parfaite, complète, quand une fille, en devenant femme-sujet, se découvre manquante et ouverte ? Comment gérer ce paradoxe, voire cet oxymore ? Comment se séparer du même à la fois lieu de structuration identitaire, et lieu d’un possible ravage, ou dit autrement, comment frayer sa route et, en effet, fuir les mains de La Mère 737 ? Comment frayer sa destinée quand la question du même occupe à l’origine toute la place ? Cela ne revient-il pas à demander comment une femme en arrive à se vivre manquante ? 736 Pour lire davantage sur ce sujet on peut consulter Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich, Mères-filles, une relation à trois, Paris, Albin Michel, 2002, ou Vanessa Brassier, Le ravage du lien maternel, L’Harmattan, 2013. 737 Évelyne Tysebaert, « Où fuir les mains des mères ? », p. 108. 319 8.5. Ève, femme éphémère Rappeler que La Mère n’est pas manquante, et qu’à ce titre elle se situe sur le versant du tout universel, permet de revisiter l’expression « mère de tout le vivant » dont Ève est qualifiée. Car, à moins de donner à Ève ce pouvoir du tout-universel, l’expression contient une erreur : au sens purement littéral, Ève ne saurait être mère de tout ce qui vit. Mais ce mensonge révèle que cette assertion recèle l’illusion de La Mère du tout, ce tout si cher à l’universel, en essayant de venir refermer l’ouverture que son nom clame : Ève/Vivante. L’appeler la Vivante, ou Vie selon les traductions, dit bien que les hommes lui reconnaissent le pouvoir de faire advenir la vie, de mettre au monde : ils savent bien, quand même, que c’est du manque que la vie peut advenir. Sans elle, pas de descendance, pas de fils, pas de semblables. Surtout, n’oublions pas que Dieu désire que les fils d’Ève prennent le relais du combat contre le serpent : Gn 3:15 « […] Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence. Elle [sa semence] te broiera la tête, tandis que toi, tu lui broieras le talon ». Est-ce parce que ce combat, voulu par Dieu, est aussi celui contre l’illusion du « tout », du mensonge du tout ? Au final, dans le récit, chacun reste fidèle à son désir : l’homme reste fidèle à son goût du tout, et Dieu reste fidèle à sa passion du manque. Mais, sous couvert de ce qu’il ne faudrait pas laisser se déployer, à savoir le manque sur lequel se déploie le désir, la Tradition a fait de la femme celle dont il faut se méfier, et donc contrôler, recélant ce manque si précieux que Dieu ne veut point qu’il manque. Ainsi, même sous La Mère, le récit montre qu’Ève représente bien ce qui échappe : la vie pulse, et le désir en est le signe. Et c’est précisément ce qu’on lui a reproché. Elle a osé désirer. Pire : elle n’a pas cédé sur son désir, qui reste intact, toujours en alerte. Pire : elle a osé se comparer à Dieu en se disant co-créatrice. Autrement dit, rien ne semble jamais se refermer pour la femme du récit. Mais ce n’est pas, pour les hommes, faute d’avoir essayé. Comme si Ève devait disparaitre complètement, sans même que la mémoire de la vie de celle qui fût la mère du vivant mérite d’être soulignée. En effet, le récit et la suite du récit sont à ce sujet édifiants. D’une part, rien ne dit qu’elle est expulsée du jardin, contrairement à l’adam. De plus, on ne sait rien de sa mort. Ensuite, dès Gn 5, on la fait littéralement disparaitre, elle n’a même jamais existé : on apprend qu’Adam engendre seul. Ce qui reste, c’est une faille, une parenthèse dans l’histoire de l’adam, mais aussi 320 dans la Bible, qui n’en parle plus. Enfin, n’oublions pas que la Tradition a redoublé cet effet en la faisant disparaitre sous la Vierge Mère. Mais en faisant abstraction de son existence, en faisant en sorte de ne pas honorer sa mémoire, qu’essaye-t-on de faire disparaitre, sinon sa place en tant que faille, en tant qu’elle n’appartient pas-toute à ce qu’il faudrait. Elle reste, irrémédiablement, un lieu d’ouverture. Reprenons. Hormis le fait qu’elle est absente de la Bible dans son ensemble, il est remarquable de constater qu’elle est évincée dès Gn 5 : les premiers versets effacent toute trace d’Ève, sous deux formes. Premièrement, en faisant référence à Gn 1, Gn 5 laisse que croire ce chapitre est la suite immédiate de Gn 1, comme la comparaison des deux chapitres le montre : Gn 1:26-27 Elohim dit : « Faisons un adam à notre image, selon notre ressemblance […] ». Elohim créa l’adam à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa.738 Gn 5:1-2 Voici le livret de la descendance d’Adam : le jour où Dieu créa l’adam, il le fit à la ressemblance de Dieu. Mâle et femelle il les créa. Il les bénit et leur donna le nom de « adam », le jour où ils furent créés. Ce n’est pas tout. Ève a d’autant moins de raison d’exister que Gn 5 dit qu’Adam engendre seul, qu’il n’a pas besoin de l’autre (une femme) pour produire sa descendance. Mais n’est-ce pas précisément parce que le récit met en parallèle Dieu et l’Adam ? Dieu fait et crée adam à son image et sa ressemblance, quand Adam engendre à sa ressemblance et à son image : Gn 1:26-27 « Faisons Adam à notre image, selon notre ressemblance […] ». Dieu créa l’Adam à son image, à l’image de Dieu il les créa, […]. Gn 5:3 Quand Adam eut 130 ans, il engendra739 un fils à sa ressemblance et à son image, et lui donna le nom de Seth.740 738 Ici, on peut noter que l’absence d’article à la première occurrence du mot « adam » ne veut pas dire qu’il s’agit d’Adam l’homme, l’individu, mais bien de l’humain en tant qu’espèce vivante. 739 À noter le verbe dly/yalad est traduit par enfanter pour la femme (3:16 et 4:1-2 24 25) et par engendrer pour l’homme (Gn 4:26 et 5:2). 740 BJ. Pour la Bible de Jérusalem, le chapitre 5 permet de « combler l’intervalle entre la création et le déluge, comme la généalogie de Sem […] couvrira le temps qui sépare le déluge et Abraham. Il ne faut y chercher ni une histoire, ni une chronologie⁠ » (BJ p. 36, nbp. a). La BJ admet donc que le récit biblique n’a aucune vocation ni historique, ni chronologique. Pourtant, c’est bien cette logique qui permet à l’évangéliste Matthieu de faire remonter la généalogie du Christ à Abraham (voir Mt 1:1-16, ou Lc 3:23-38). 321 Si Adam engendre, Ève peut disparaitre, puisqu’elle perd ce qui la fonde aux yeux des hommes : si elle ne sert plus à la reproduction, elle ne sert plus à rien. Et, concrètement, Ève est effectivement effacée du récit : en Gn 5, Ève n’a plus de place ; elle n’a jamais existé. Seth n’a pas de mère. La génération ne repose plus que sur Adam : Ève a disparu. Son nom disparait de la Bible. Il y a plus : les filles d’Ève n’existent pas. Ève n’enfante pas de filles. Il est question d’une autre femme après Ève en Gn 4, quand Caïn prend femme, puis de deux autres quand Lamek prend femmes à son tour : Gn 4:17-20 Caïn connut sa femme, qui conçut et enfanta Hénok. À Hénok naquit Irad et Irad engendra Metushaël, et Metushaël engendra Lamek. Lamek prit 2 femmes : le nom de la première était Ada et le nom de la seconde Çilla. Ada enfanta Yabal…. Au détail près qu’on ne sait pas d’où elles viennent. Le texte ne dit pas qu’elles viennent d’Ève : elles surgissent de nulle part, ou plutôt elles apparaissent comme par enchantement, ou par « en champ-te-ment », tel le serpent en Gn 3. Tout comme en Gn 5, quand on apprend qu’Adam a eu des filles : on ne sait pas avec qui. Le récit laisse entendre qu’il les a engendrées seul, comme cela semble avoir été le cas pour Seth : Gn 5:4 Le temps que vécut Adam après la naissance de Seth fut de huit cents ans et il engendra des fils et des filles. Gn 5:7 Après la naissance d’Énosh, Seth vécut huit cent sept ans et il engendra des fils et des filles.741 Après Ève, les premières femmes dont il est question à sa suite surgissent comme le serpent, ou sont issues du corps de l’adam. Le récit se répète. Du côté de l’homme, l’adam continue à ne vouloir rien savoir de la femme comme partenaire d’incomplétude de l’homme, comme ce qui fait faille : il se suffit à lui-même. Du côté de la femme, peut-on en déduire que ses filles sont encore associées au champ du serpent, le champ de l’Autre jouissance ? La Tradition n’est pas en reste. Elle a évincé Ève de sa position de première femme en la remplaçant par un modèle de femme idéale : la femme première, c’est-à-dire la femme qui est mise 741 BJ. 322 en premier, au-dessus : la « nouvelle Ève »742. Le choix même de ce qualificatif donné à la Vierge Marie montre à quel point la Tradition a voulu opposer les deux femmes. Si Marie représente la femme idéale, le modèle de perfection chrétienne, c’est parce que la Tradition l’a dite et désirée sans tâche. Rappelons que le dogme de l’Immaculée conception, comme son nom l’indique, définit la Vierge Marie comme née sans tâche, c’est-à-dire née vierge de la tache du péché originel. Cette pureté était nécessaire parce qu’on l’a consacrée Vierge et Mère, qui plus est Mère de Dieu. Sa virginité vient renforcer et légitimer une pureté devant être de tout temps et à jamais. Cela fait de La Vierge Marie la seule femme pure, non salie par la trivialité du corps féminin. Elle représente aussi la femme idéale parce que parfaitement soumise au désir de l’Autre, ici Dieu. Elle est celle qui accueille et obéit sereinement, pur réceptacle – n’est-ce pas indirectement ce que les hommes de la Tradition attendaient des femmes ? Ainsi, le dogme de la Vierge qui enfante a pour effet de risquer d’enfermer les femmes dans un fantasme d’idéal féminin, soit une mère considérée comme pure parce que « parlée » et regardée sans sexualité, mais aussi et soumise au point qu’on pourrait la croire passive743. C’est à l’aune de ce triple standard – vierge, mère, soumise – que la femme a été relue, au détriment radical d’Ève, la femme perdue : perdue parce que disparue, perdue parce qu’elle a fait perdre aux hommes leur salut, perdue parce qu’elle est celle dont le salut est perdu, mais aussi perdue comme le sont les filles de mauvaise vie. Mais comment les femmes peuventelles se définir face à ce poids qui les hante, cette chape qui les recouvre ? Quel est le lien entre ces corps couverts et ces voix étouffées ? Nous avons vu en Gn 3 comment la découverte du désir provoque un mouvement de recouvrement, d’abord de l’intime du corps, puis du corps tout entier, puisque Dieu lui-même les recouvre. Si la honte est la trace du désir réalisé, cet affect vient aussi souligner que le désir met en jeu le corps, donc le sexuel. Dans le regard des hommes, c’est le corps des femmes qui est devenu, 742 « L’Évangile nous révèle comment Marie prie et intercède dans la foi : aux noces de Cana (cf. Jn 2, 1-12) la mère de Jésus prie son fils pour les besoins d’un repas de noces, signe d’un autre Repas, celui des noces de l’Agneau donnant son Corps et son Sang à la demande de l’Église, son Épouse. Et c’est à l’heure de la nouvelle Alliance, au pied de la Croix (cf. Jn 19, 25-27), que Marie est exaucée comme la Femme, la nouvelle Ève, la véritable "mère des vivants" », si l’on en croit le Catéchisme de l’Église catholique, Bayard, Cerf, Mame, Ed. Poche, 1999, §2618. 743 Pourtant, il y a bien une distinction entre soumission, obéissance et passivité, dont la Vierge Marie est le modèle, comme celle qui a consenti activement à devenir la servante. Sa posture de soumission n’est pas une posture de passivité, mais d’accueil accepté, un mouvement non étranger au désir. Voir plus loin la fin du point 8.6.2. 323 par extension, la marque du honteux, de la source d’opprobre. On en trouve la trace dans le voile partiel ou total dont le corps des femmes est encore recouvert dans certains endroits ou religions. La honte et la femme du récit ont ceci en commun d’être des lieux mettant en jeu le corps et l’intime, c’est-à-dire le sexuel, la différence, et l’impur qu’il inscrit. Le voile vient alors dire ce qui doit être caché, en venant révéler ce qu’il cache, le corps de la femme – ce que des femmes ont parfaitement compris744. De même, des hommes se sont servi de Gn 3:16 pour dominer les femmes et ne pas reconnaitre leur désir, comme le souligne Horvilleur : À partir du fruit défendu, Ève perd son pouvoir sur la parole, et sur l’expression de son désir. Il y a cette phrase atroce dans la Genèse où Dieu dit à Ève : « Le désir t’attirera vers ton homme, et lui, il te dominera. » La femme ne pourra plus verbaliser son désir, devenu muet, et ce sera l’homme qui dira désormais pour elle, ou à sa place, son désir.745 Nous avons pu en effet constater à quel point, dans la Tradition, la voix d’Ève, son désir, bref tout ce qui fait d’elle un sujet, mais aussi le désir des femmes à sa suite, a été muselé. Mais, selon nous, le moment du muselage n’arrive pas en Gn 3, mais à partir de Gn 5. En s’énonçant mère, Ève montre qu’elle n’a pas cédé sur son désir. De plus, elle n’a reconnu l’adam ni comme partenaire sexuel, ni comme père. Enfin, elle a osé se dire co-créatrice avec Dieu des enfants qu’elle met au monde. En faisant disparaitre Ève de la suite de la Bible et de l’Église, le texte vient dire ouvertement qu’elle est bien à la fois ce creux, cette métaphore du manque, et ce sujet dont le désir ne peut se réduire. Et cela se traduit du côté de l’excès, du débordement qui sort du cadre – le cadre étant l’homme. 744 Les religieuses chrétiennes qui choisissent encore de nos jours de porter le voile, comme les musulmanes qui choisissent de porter le foulard, n’utilisent-elles pas ce recouvrement pour révéler quelque chose de leur subjectivité de femme ? C’est en tout cas ce que ces femmes disent. Sur la question du voile des religieuses, on peut lire : Josiane Desloges, « Habillement des religieuses : le dernier voile », Le soleil, 28 mars 2010, https://www.lesoleil.com/actualite/habillement-des-religieuses-le-dernier-voile4e1f36adb2e39b9a9d2411676dc84852 (1/11/2019) ; sur le foulard des femmes musulmanes, on peut lire, parmi les très nombreux articles et témoignages : Isabelle Porter, « Port du voile - Les motifs derrière les apparences », Le Devoir, 23 septembre 2013, https://www.ledevoir.com/societe/388157/port-du-voile-les-motifs-derriere-lesapparences (1/11/2019), ou Aude Lorriaux, « Les femmes musulmanes sont-elles forcées à porter le voile, comme on l’entend dire ? », Slate, 30 septembre 2016 / 31 janvier 2019, http://www.slate.fr/story/124142/femmes-voileescoercition-pressions (1/11/2019). 745 Elisabeth Quin, « Delphine Horvilleur et Christine Angot explorent comment le désir féminin a été muselé », Madame Figaro, 15 novembre 2015, http://madame.lefigaro.fr/societe/delphine-horvilleur-et-christine-angotelogedu-feminin-061115-109556 (4/10/2019). 324 8.6. L’effet-mère comme expérience subjective sur le sujet femme 8.6.1 Ève, sujet femme et mère En Gn 3, nous avons dit que le désir de la femme émergeait de sa discussion avec le serpent. C’est le ment-songe du serpent qui fait jaillir le désir d’Ève, le désir d’un sujet en acte dont le corps et la parole sont créateurs. Or, son désir la place en femme-sujet qui se vit femme et mère. Dieu l’entend fort bien, comme les deux versets suivants le montrent : Gn 3:15 [Dieu au serpent] : « […] Je mettrai la haine entre toi et la femme, entre tes descendants et ses descendants ». Gn 3:16 Mais à la femme, il dit : « Je ferai en sorte de décupler ta douleur et tes gestations. Dans la douleur tu enfanteras des fils, tandis que vers ton homme ton désir, alors que lui, il te dominera ». Dieu présente la réalité du sujet femme effet-mère comme un ensemble dont les deux termes sont indissociables, mais non équivalents. Dans un premier temps, en Gn 3:15, Dieu prend acte du fait que la fonction maternelle, qui fait partie intrinsèque de la femme, est le moyen pérenne de lutter contre le serpent. C’est de par son effet-mère qu’il investit le sujet femme de la lourde responsabilité d’assurer la suite, la poursuite, même, de la lutte contre le serpent. Ce que la femme va transmettre, par sa capacité à être mère, c’est quelque chose du désir de Dieu : lutter contre le ment-songe du Un et de l’universel. Est-ce si étonnant que ce soit le sujet femme qui soit choisie pour inscrire du manque ? D’abord, c’est elle que le serpent a trompée. Ensuite, on sait que l’adam s’est littéralement défaussé de toute responsabilité. Enfin, il faut bien s’éprouver manquant pour lutter contre le ment-songe, autrement dit contre l’illusion du tout. Le sujet femme, là encore, réalise le désir de Dieu. En Gn 3:16, on passe à l’effet-mère sur le sujet femme. Ce qui est en jeu, c’est l’effet de la maternité sur le sujet femme, dans son corps de femme, subjectivement, intérieurement, expérientiellement746. Mais, là encore femme et mère sont indissociables aux yeux de Dieu. Juste 746 Sur la question de la valeur expérientielle du féminin, on peut aussi lire la thèse de Fernando Rosa, qui s’intéresse de près à la question de l’expérience mystique de Thérèse d’Avila, comme expérience subjective singulière qui, 325 après avoir parlé à Ève de son rapport à sa propre intimité, de son creux qui peut accueillir la vie, Dieu poursuit en lui parlant de son rapport à sa subjectivité de femme, c’est-à-dire d’être sexué, sujet sexuel nécessairement concernée par la relation à l’homme, l’autre sexe, l’autre sujet sexué. Et son discours vient dire d’emblée que cette relation est déjà marquée du rapport à l’universel, à la domination, autrement dit que le rapport sexuel est déjà marqué irrémédiablement de la nonréciprocité. Le ratage, donc la faille dans les rapports hommes-femmes, est inscrit dans l’énoncé de Dieu, là encore terriblement fidèle à son désir que le manque ne manque pas. À ce moment, l’effet-mère est en route. Le texte nous annonce que la femme, pour se situer femme sans être engloutie par le maternel, devra composer avec son désir. Dominique Guyomard donne la balise qui permet que la maternité d’une femme ne se transforme pas en ravage : « Ce qui doit rater dans la relation mère-fille pour que celle-ci ne soit pas un ravage, c’est la permanence de l’éphémère ! »747. Autrement dit, elle fait une distinction entre le maternel, du côté de l’universel, et la maternité, du côté du subjectif féminin singulier. Si le maternel n’a pas de limite, alors le sujet femme, qu’il soit fille ou mère, disparait et le ravage s’installe. L’excès du lien maternel est ravageant quand il assujettit « le féminin à un maternel qui n’est plus alors qu’une figure idéalisée surmoïquement – et non incarnée par une mère – et qui pourrait se nommer : La Mère »748. L’effet-mère est alors la capacité, pour une femme-sujet, de conserver dans le temps particulier de la maternité ce qui, du féminin, ne l’y enferme pas. Se vivre femme-sujet effet-mère concerne la capacité d’une femme à vivre sa propre division entre femme et mère, une division que chaque femme qui devient mère éprouve dans son être et dans son corps, dans une expérience subjective d’une singularité radicale absolue. C’est donc à rester éphémère que le maternel n’engloutira pas un sujet femme. précisément, déborde de l’universel, puisque se situant sur le versant de l’Autre jouissance. Fernando Silveira Rosa, Le réel comme impasse d’une lecture psychanalytique de l’expérience mystique… 747 Jean-François Solal, « L’effet-mère », Carnet/Psy 147, 2010, 19-20, http://www.carnetpsy.com/article.php?id=1938&PHPSESSID=gafjuplmpith1hur66b30p28s3 (5/8/2019), citant Dominique Guyomard, L’entre-mère-et-fille. Du lien à la relation, PUF, 2009. 748 Joyceline Siksou, « L’Effet-mère de Dominique Guyomard. L’entre-mère-et-fille. Du lien à la relation », Revue française de psychanalyse 75/3, 2011, 898-901, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2011-3page-898.htm (15/1/2020). 326 Pour Ève, l’effet-mère se traduit par le choix de sujet d’être femme et mère : elle a trois enfants, mais pas avec n’importe qui. Gn 4:1 L’adam connut Ève, sa femme. Elle conçut et enfanta Caïn/Le Créé, en disant : « j’ai créé/qanah un homme de par Dieu ». Gn 4:2 Elle enfanta ensuite son frère Abel/Le vain. Gn 4:25 Adam connut sa femme. Elle enfanta un fils et lui donna le nom de Sheth/L’Accordé car [dit-elle], « Dieu m’a accordé/sheth une autre semence à la place d’Abel, puisque Caïn l’a tué ». Les versets 1 et 25 font écho à ce qu’annonce Gn 3:16. L’homme domine bien la femme avec le terme connaitre/yada, dans une relation sexuelle dans laquelle la femme est prise comme objet, alors que la femme se pose en sujet désirant, dont le désir ne correspond pas vraiment à celui de l’homme. Contrairement à ce que Dieu annonce, son désir d’être mère n’inclut à aucun moment Adam. En fait, si elle désire un homme, il semble plutôt que ce soit celui qu’elle reconnait avoir créé avec Dieu : son fils Caïn. Le ravage de La Mère serait-il en route ? 8.6.2 Le nom des fils d’Ève comme expression d’un désir réalisé Comme on peut le voir, c’est Ève, et Ève seule qui annonce en Gn 4 qu’elle a des enfants, ce que l’adam ne fait jamais749. Ce faisant, elle se place là encore en sujet désirant, en assumant cette posture selon une éthique qui ne rejoint pas la morale religieuse : elle se pose en sujet qui crée. Elle met au monde doublement, car, dans la Bible, le fait de nommer fait exister. Cet acte de nommer n’est pas sans rappeler ce que Dieu et l’adam font avant elle : Gn 1:20 Dieu dit : Que les eaux grouillent d’un grouillement d’êtres vivants et que des oiseaux volent au-dessus de la terre contre le firmament du ciel et il en fut ainsi.750 Gn 1:24 Dieu dit : Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce et il en fut ainsi.751 Gn 2:19-20 Yhwh Dieu modèle avec le sol toutes les bêtes sauvages et tout ce qui vole dans le ciel et il fait en sorte qu’ils viennent vers l’adam pour voir comment il les appellera pour lui, afin que tout ce que l’adam clame devienne le nom de chaque être vivant. L’adam 749 Même en Gn 5, l’adam n’énonce jamais qu’il a un enfant et encore moins qu’il le nomme. Il ne parle pas : il est raconté. 750 BJ. 751 BJ. 327 clame les noms de chaque animal volant dans les cieux, et de chaque animal vivant des champs […].752 De plus, le nom qu’elle donne à son premier-né vient confirmer son désir de s’énoncer sujet dans son acte de création, et d’en répondre. Le nom de Caïn vient du verbe qanah. Wénin rappelle que ce verbe signifie généralement « acheter, acquérir, posséder », mais, ajoute-t-il, « dans deux textes bibliques avec Dieu comme sujet, il semble avoir le sens de ''créer'' (Gn 14:19-22 et Pr 8:22). Ce sens est aussi attesté dans d’autres langues sémitiques »753. Ainsi, dire que Caïn signifie acquis, c’est se situer du côté des commentaires, c’est choisir le camp de la morale religieuse, le camp des hommes qui la font, le camp de ceux qui condamnent et jugent Ève, en l’instrumentalisant : on est encore du côté de l’objet, ici le fils. Choisir de traduire le mot par créé/forgé, c’est se situer du côté du sujet Ève et de son éthique de sujet femme qui s’assume sujet. Or, étrangement, c’est aussi le choix des rédacteurs juifs de relier Caïn au signifiant créé/forgé puisque, dans la tradition biblique, Tubal-Caïn, fils de la lignée de Caïn, est nommé comme étant « l’ancêtre de tous les forgerons »754, précisément à cause de son nom, Caïn, qui pourrait alors être Le Forgé : Gn 4:17-22 Caïn connut sa femme, qui conçut et enfanta Hénok. Il devint un constructeur de ville et il donna à la ville le nom de son fils, Hénok. À Hénok naquit Irad, et Irad engendra Mehuyaèl, et Mehuyaèl engendra Metushaèl, et Metushaèl engendra Lamek. Lamek prit deux femmes : le nom de la première était Ada et le nom de la seconde Çilla. […] De son côté, Çilla enfanta Tubal-Caïn : il fut l’ancêtre de tous les forgerons en cuivre et en fer.755 Tubal-Caïn, c’est la lignée des artisans, des créateurs à partir du métal. Signifier que Caïn veut aussi dire Le Forgé n’est pas sans rappeler Dieu qui façonne l’adam, comme un potier, ou qui bâtit la femme comme un maçon ou un architecte. Là où Dieu bâtit la première femme à partir de l’adam, Ève crée/forge un homme avec Dieu. Là où Dieu crée une femme à partir de l’adam, mais aussi de l’homme/ish (Gn 2:23), Ève crée/forge un homme à partir d’elle, une femme. Autrement dit, elle 752 Notre traduction. André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 139 ; BJ : « Caïn signifie forgeron dans d’autres langues sémitiques », nbp. p. 35. 754 Gn 4:22 et BJ p. 35, nbp g. 755 BJ. 753 328 se situe comme sujet co-créateur et partenaire de Dieu, et certainement pas comme « toute » soumise à son homme. Quant à Abel, l’enfant qui ne vivra que le temps de le dire, porte le nom qui dit sa fugacité : vapeur756, vanité, vain, qui ne dure pas, un nom vient d’emblée confirmer son destin éphémère. Non seulement il n’est pas nommé par Ève, mais son existence est systématiquement associée à celle de ses frères. De plus, on apprend avec la naissance de Seth, donc après-coup, qu’aux yeux de sa mère, il est remplacé sans avoir été nommé par le puis-né. Sa place « entre-deux » n’en est pas une, sinon celle de nourrir la terre de son sang. Enfin, Le nom du dernier fils, provient du verbe sheth qui signifie accorder757, mettre758, placer759, avec une connotation de compensation760. Ève inscrit bien Seth/L’Accordé comme une promesse de réparation réalisée. Ainsi, le nom qu’elle donne à ses enfants traduit la place qu’ils occupent dans son discours, et donc dans la relation qu’elle entretient subjectivement avec Dieu : en faisant de Dieu le père de ses enfants, elle se place comme son égale et sa partenaire. En annonçant qu’elle a co-créé – et non simplement enfanté – et que cet acte est conjoint avec Dieu et non avec Adam, qu’elle ne reconnait aucunement comme le père de ses enfants, Ève énonce son choix éthique de sujet femme face à son rapport, lui aussi subjectif, à la maternité. Ce qu’elle voulait être (comme Dieu), elle a cherché à l’avoir (avec Dieu) en devenant comme lui. Mais son acte de création est double : elle co-crée dans son corps et dans son énonciation, en parole et en acte. Pour la femme, le verbe se fait chair, comme Dieu. En appelant Caïn « Le Créé » et Seth « L’Accordé », Ève se positionne comme sujet femme effet-mère qui choisit quelle femme et quelle mère elle désire devenir. Elle se pose en acteur, en sujet actif. Or, cette posture de concevoir avec Dieu, et non avec le partenaire homme prévu, n’est pas sans rappeler Marie. Les deux ont conçu 756 Wénin rappelle qu’Abel signifie « fumée, buée vanité », et que le terme « revient cinq fois sans le premier verset du Livre de Qohélet » (André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 141). 757 Selon la BJ p. 35, nbp. j, et Walter Vogels, Nos origines, Genèse 1-11, p. 156. 758 André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 163. 759 TOB, nbp. q, p. 73. 760 Seth : « Compensation, mis à la place », site emBible, https://emcitv.com/bible/strong-biblique-hebreu-sheth8352.html (15/1/2020). 329 avec Dieu. Mais là où semble que le bât blesse, du côté des hommes, c’est qu’ils ont élevé au rang de la sainteté le fait que Marie ait conçu de Dieu, passivement761, là où ils ont porté aux gémonies le fait qu’Ève ait osé concevoir avec Dieu, activement, en assumant subjectivement sa maternité par son dire : j’ai créé avec Dieu. Ce qui gêne, est-ce : le verbe créer, le « je », ou le « avec » ? Ou est-ce plutôt d’avoir osé se situer, par cet acte, comme un sujet qui choisit son partenaire et qui s’énonce acteur et créateur ? On doit aussi noter que Marie et Ève ont en commun de ne pas avoir reconnu l’enfant qu’elles portent comme étant celui de leur homme, mais comme celui de Dieu762. La différence est dans la posture de sujet singulier qu’elles ont chacune dans leur rapport à Dieu. L’une a « accueilli » le don de Dieu763, tandis que l’autre a « créé », ou, comme les traductions l’ont souvent écrit, qu’elle a acquis un enfant avec Dieu. Ne serait-il pas plutôt là, le péché d’Ève, aux yeux des hommes ? D’une part, Ève a osé évincer l’homme de toute participation à l’enfant, mais plus gravement à leurs yeux, elle jouerait un rôle actif, là où Marie aurait joué un rôle passif764. Mais que dire d’un accueil actif, autrement dit de la posture de Marie, qui fait acte de sujet en accueillant en son sein la parole créatrice de Dieu ? Ce qui est en jeu ici n’est pas une question de passivité ou d’activité, mais bien d’une posture de sujet, d’un sujet en acte. Si la Tradition a reconnu la « passivité » de Marie comme accueil, ne serait-ce pas en tant que sujet ? Dénier à Ève qu’elle puisse être un sujet en acte, c’est 761 Y compris dans le sens de choisir de consentir sans agir, d’accueillir, de s’offrir. Certes, la situation, en tout cas aux yeux du christianisme, est un peu différente, puisque Mathieu nous dit que, contrairement à Ève, Marie n’a pas encore eu de relation sexuelle avec Joseph : « Marie, sa mère, était fiancée à Joseph : or, avant qu’ils eussent mené vie commune, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint ». Mt 1:18 (BJ). 763 « Marie dit alors : "Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole !" », Lc 1:38 (BJ). 764 Pour rappel, dans l’Antiquité, ce qui est insoutenable pour un homme respectable n’est pas d’abord d’être femme, mais d’occuper la place du passif. On est en droit de se demander si cette idée n’a pas longtemps perduré : « Les pratiques sexuelles à Rome ne se définissaient pas fondamentalement selon un eros par rapport au genre, c’est-à-dire par un amour des femmes ou par un amour des hommes. Mais [ces] conduites se distinguaient plutôt selon qu’elles étaient du côté de l’activité ou du côté de la passivité : "Prendre du plaisir virilement ou en donner servilement, tout est là". Mépris et distinction de genre s’y retrouvent : les femmes, de même que les enfants, sont nécessairement perçus comme passifs ; les hommes libres qui étaient homophiles et « passifs » étaient quant à eux sévèrement méprisés. Sénèque l’Ancien [Lucius Annaeus Seneca (60 av.-39 av.), à ne pas confondre avec Sénèque] résumait ce contexte d’une formule parfaitement limpide : "L’impudicité (la passivité) est une infamie chez un homme libre ; chez un esclave, c’est son devoir le plus absolu envers son maître ; chez l’affranchi, cela demeure un devoir moral de complaisance" ». Nicolas Chaignot, La servitude volontaire aujourd’hui, Paris, PUF, 2012, 7-47, https://www.cairn.info/la-servitude-volontaire-aujourd-hui--9782130594307-page-7.htm#no24 (5/12/2019), citant Paul Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005, p. 198-199. 762 330 décider de la valeur de son choix de sujet désirant. Mais ce faisant, ne prend-on pas le risque de placer ces deux figures majeures de femmes, même pour les meilleures raisons théologiques, sous la coupe d’une morale religieuse, nécessairement androcentrique, qui ne veut rien savoir de l’éthique du sujet, et encore moins de l’éthique d’un sujet femme ? 8.6.3 Ève sujet désirant et mère Paradoxalement, en tout cas sur le versant de la morale religieuse, la femme réalise le désir de Dieu : que du manque soit. La femme vient répondre à ce désir Autre, un désir en écart pour que du manque nécessaire puisse s’inscrire au cœur de la vie. C’est-à-dire que le récit et les réceptions viennent montrer que c’est précisément à titre de vivante qu’Ève résiste à cet ensevelissement. C’est bien en tant que faille que le personnage d’Ève vient représenter le versant de l’expérience intime, du subjectif, du singulier qui met en jeu le corps, la chair et ses passions, le sujet en tant que sexué, doté d’un corps qui agite un être de parole, de chair et de sang. En effet qui, sinon une femme dont le corps est marqué d’un creux, qui saigne chaque mois, qui porte la vie au cœur de son corps, et qui sort de ses entrailles l’enfant nouveau-né, peut mieux représenter cette imbrication entre sujet et être sexué, entre sujet parlant et être de chair et de sang ? Sur ce versant, la femme du récit nous montre une femme-sujet comme lieu qui met en jeu dl rapport d’un sujet qui s’éprouve manquant et qui vit sa vie d’être manquant selon une éthique de sujet qui fait fi de la morale religieuse. Ève n’est pas bien-pensante. Ève la Vivante, c’est une vie qui pulse, une vie qui jouit, une vie qui n’en finit pas de confronter la limite et la loi de l’universel : elle représente ce qui, de la vie, réalise le désir de Dieu jusque dans le fait de l’excéder. Ève se tient debout face à son choix, certes forcé, mais qu’elle assume de façon responsable, en femme-sujet, un sujet se désirant femme et mère, qui veut l’avoir et l’être, sur le mode de la conjonction et non de la disjonction. Ève se positionne comme sujet qui veut créer comme et avec Dieu, sous l’effet-mère d’assumer ses maternités. Et c’est avec celui qu’il ne faudrait pas, Dieu. Ainsi, nous soutenons que, si péché d’Ève il y a, ce n’est pas d’avoir osé être femme et mère, mais d’avoir voulu exister sans l’autre, l’adam, autrement dit sans manque. Son péché n’est pas d’avoir désiré, mais porte sur l’objet sur lequel a porté son désir de femme-sujet : se hisser à l’égal de Dieu, sans faire de place à l’autre, et de ce fait, en venir à se refuser manquante. 331 Mais le récit nous montre, dans ce choix même, quelque chose du désir du sujet femme sous son angle le plus expérientiel, c’est-à-dire dans le rapport à son corps pris dans l’effet-mère : on assiste au choix d’une femme-sujet responsable, et ce choix réside dans le fait de désirer – ou non – faire de l’homme son partenaire, de désirer – ou non – le reconnaitre comme père de ses enfants, autrement dit de la place qu’on donne à l’autre dans sa vie, de la place qu’on fait à l’autre face à son manque. En cela, le récit nous raconte quelque chose de la femme en tant que sujet désirant, femme responsable, et mère. Le récit nous parle de la question du choix de sujet, encore et encorps, en nous montrant que, sous son versant féminin, ce choix se trouve être nécessairement noué à la maternité et au maternel. Dans le récit, elle s’éprouve et se vit mère et femme 765 . Loin d’organiser un tout, cette conjonction dévoile plutôt le sujet féminin divisé, sur plusieurs plans : en tant que parlêtre, mais aussi en tant qu’effet-mère, c’est-à-dire constamment à risque d’être enseveli sous le maternel, un mouvement qui pourrait la faire disparaitre comme femme. N’est-ce pas ce qui arrive à Ève ? Autrement dit, l’effet de museler ce qui, de la femme, déborde et reste ouvert, a rendu difficile pour les femmes de se dire comme sujet. Non pas qu’elles ne se vivent pas sujet, mais le dire et le vivre est difficile, parfois dangereux, voire mortel. D’autant plus que, comme le dit Guyomard par exemple, il y a un enjeu très particulier pour une femme, nécessairement née d’une La Mère, de se vivre sujet femme effet-mère, car c’est de cette relation au maternel que va dépendre son propre rapport à la maternité. Il y a un vertige pour une femme à se vivre mère, de l’intérieur, à partir de ce creux qui, quand l’enfant nait, occasionne un nouveau vide : la séparation d’avec l’enfant fantasmé. Dans la rencontre avec ce qui vient d’elle et qui n’est pas elle, une femme nouvellement mère se retrouve dans la position de revivre sous forme inversée sa propre relation mère-fille : mais cette fois, elle est la mère de l’enfant qu’elle a mis au monde. Or, ce rapport très particulier, très 765 Nous ne suivons donc pas la position de Lacan pour qui Médée représenterait la vraie femme, ce qui implique de choisir entre mère ou femme, comme le souligne Lyasmine Kessaci : « c’est bien [Médée], plus encore qu’Antigone, que Lacan considère comme « vraie femme », nous laissant entendre en somme qu’il y a, entre maternité et féminité, un vel, une alternative, un choix contraint. Que si l’une représente ordinairement l’issue de l’autre, il est possible aussi d’atteindre un point d’extrême, un point d’horreur, voire un point d’éthique, où l’une s’oppose à l’autre ». Lyasmine Kessaci, « Mal de mère : la "vraie" femme », Cliniques méditerranéennes 92/2, 2015, 97-108, https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2015-2-page-97.htm (10/07/2018). 332 singulier, très intime pour une femme, très exclusif aux femmes, le récit nous dit à quel point une femme le vit comme quelque chose qui la dépasse, au point de pouvoir se dire co-créateur, ou au contraire, comme d’autres femmes l’expérimentent, comme un ravage. Est-ce parce qu’Ève, qui n’est pas née d’une femme, ne peut rien connaitre de ce ravage de La Mère dont on nous dit dans le récit qu’elle n’est pas issue ? C’est possible. Mais elle offre aussi, par sa posture de sujet acteur et responsable, une réelle ouverture aux femmes de se dire femme, de se vivre femme, et de construire leur histoire, en forme d’à-venir : « je serai celle que je serai »766, et advenir comme femme-sujet désirante, y compris, fatalement, sous le regard de l’Autre/autre. 8.7. De la morale religieuse à l’éthique du sujet femme Selon la morale religieuse, les actes de sujet d’Ève sont condamnables. Mais lire Ève comme sujet désirant amène à faire une différence entre l’éthique du sujet et ce qui, dans la Tradition, relève de la morale religieuse. Tenir cette posture permet de lire de près la question du sujet, du désir et de la responsabilité sans verser d’abord dans le jugement moral. Tenir cette posture en écart nous semble d’autant plus important que le sujet femme se situe en écart de l’homme, de l’universel, montrant au passage que Lacan ne se trompe pas quand il affirme : « il n’y a pas de rapport sexuel »767. Le récit traduit cette réalité dans les relations par un effet de possession ou de domination de la part de l’homme et, de la part de la femme, par un désir de s’en affranchir au point de nier l’autre. Chez l’homme, la possession prend la tournure de faire sien l’autre, autrement dit de ne pas lui laisser sa place à côté, mais comme objet d’appartenance : 1- Gn 2:23 2- Gn 2:24 3- Gn 2:25 4- Gn 3:20 5- Gn 4:1 6- Gn 4:25 L’adam dit : « […] os de mes os, chair de ma chair ». […] un homme/ish […] s’attachera à sa femme. [… l’adam et sa femme] n’ont pas honte l’un en face de l’autre. L’adam nomme sa femme Ève/Vie. L’adam connut Ève, sa femme. Adam connut de nouveau sa femme. 766 Pour paraphraser le dire de Dieu en Ex 3:14. Jacques Lacan, Séminaire XX Encore, p. 21, en lien avec Freud : « Là où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer... », Sigmund Freud, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969 [1912], p. 55. 767 333 Le premier possessif cherche à faire de la femme ce qui le complète, en la faisant disparaitre. Le second est de l’ordre du fusionnel, sans écart entre elle et lui. Le troisième dit qu’elle est sienne, et le verset comporte un aspect de non réciprocité dans ce qu’ils éprouvent : ils sont en face, mais la femme est la possession de l’homme. Le quatrième implique indirectement une forme de domination : en devenant celle qui donne la vie, elle est mise situation d’être celle qui lui donnera des enfants, et qui donc lui appartient. Ce que confirment les occurrences cinq et six : la relation sexuelle est totalement unilatérale. L’homme connait la femme qui n’a aucune voix au chapitre dans cette relation sexuelle. À ce sujet, Wénin souligne que le verbe connaitre/yada est le même que celui utilisé pour parler de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et que la Bible utilise peu ce verbe dans un contexte sexuel768. Cependant ajoute-t-il, « là où ce verbe décrit un rapport sexuel avec l’homme comme sujet, la situation induit souvent un pouvoir exercé par lui sur la partenaire »769, un pouvoir de domination. À sa façon, la femme met aussi en scène que les relations humaines se placent sous les auspices du ratage de la « connaissance » de l’autre : elle ne reconnaît pas Adam comme son partenaire ni comme père de ses enfants. Cependant si elle ne considère pas l’homme comme son partenaire, elle démontre cependant une capacité à entrer en relation. La fonction possessive est accompagnée d’une forme imparfaite de réciprocité sans équivalence : Gn 3:6 : Elle [en] donne à son homme. Gn 3:16 : « vers ton homme ton désir, alors que lui, il te dominera ». Par conséquent, le récit vient affirmer que les relations hommes-femmes, par définition, ne se situent jamais sur le mode de la complétude et de la communion. Quand Wénin estime que toute cette histoire est une histoire de culpabilité et de relations faussées, il dit vrai770 : le rapport sexuel 768 Selon Wénin, ce verbe, est utilisé « moins de 15 fois sur plus d’un millier d’usage » en contexte sexuel. André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 137. 769 André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 137. Il ajoute en nbp. 21 que le verbe yada n’est utilisé pour la femme que dans deux expressions consacrées : « ''pour décrire une vierge qui n’a pas connu d’homme'' (Gn 18:9 par exemple), ou dans une expression légale ''connaitre la couche d’un mâle'' ». Notons que ce sont précisément les deux seuls cas où la Bible accorde aux femmes d’être sujets du verbe connaitre/yada. 770 André Wénin, D’Adam à Abraham, p. 141, Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, p. 258. Le terme « raté » est aussi repris par Wénin, précisément en lien avec le péché et le désir. En Gn 4:7, il traduit le mot « péché » par le mot « raté ». Juste avant le verset 7, Caïn a voulu offrir une offrande à Dieu, et ce dernier n’en a pas été 334 n’existe pas au sens d’une adéquation dans les relations, d’une illusoire complémentarité qui réaliserait l’Un. Ainsi, il nous semble que le récit nous introduit à réfléchir au fait que, si les relations humaines sont nécessairement faussées, inadéquates, la femme permet de montrer que le manque et le désir introduisent à des relations impliquant un sujet, un à la fois. Des relations nécessairement imparfaites, mais non moins réelles. Ève introduit le lecteur au fait qu’on ne peut échapper ni au traumatisme du manque, ni à celui d’une relation qui ne sera jamais adéquate, totalement réciproque et parfaite, ni au réel de cette différence expérientielle sexuelle nécessairement subjective, pas plus qu’au mouvement du désir qui déborde. 8.8. Conclusion Notre relecture discursive montre que la femme du récit vient empêcher de refermer le récit sous la lecture unique du péché originel. Elle en constitue la brèche irréductible, venant en cela réaliser le désir de Dieu, à savoir d’instaurer le manque face au tout mortifère. La femme vient représenter cette ouverture qui résiste à toute fermeture jusque dans les relectures, qui sont ellesmêmes marquées par la faille. Notre relecture discursive permet à la fois de souligner pourquoi la femme empêche de refermer le récit sur un sens qui le dirait une fois pour toutes, tout en mettant en évidence l’importance de faire une place au sujet femme. Le simple fait que le canon biblique ait conservé un texte qu’il aurait été très facile d’évacuer est déjà un signe de la nécessaire irréductibilité de la faille dont la femme se fait l’écho771. La mise à l’écart de la femme par la relecture chrétienne, aussi importante théologiquement qu’elle soit, a satisfait, ce qui a mis Caïn en colère (ses faces brûlent). Dieu lui dit alors : « Pourquoi cela brûle-t-il pour toi et pourquoi tes faces sont-elles tombées ? N’est-ce pas, si tu fais bien, lever ? Mais si tu ne fais pas bien, à l’ouverture, ratée est tapi et vers toi son avidité, mais toi, ne le domineras-tu pas ? » (Gn 4:7). C’est nous qui soulignons. Wénin, qui suit de près le texte, reconnait que « la phrase est difficile en hébreu. Le terme traduit par "ratée" (hatta’t, féminin en hébreu) est rendu d’habitude par "péché", mais ce mot français a des connotations trop morales pour le texte », (Wénin, D’Adam à Abraham, p, 132). En traduisant par « raté » ce que la plupart des traductions traduisent par « péché » (BJ, TOB, Osty), ou « faute » (La Bible nouvelle traduction ; Marie Balmary, Abel ou la traversée de l’Éden, 158), Wénin ne vient-il pas rappeler en effet que la relation relève du raté qui a tout à voir avec le désir ? Mais que, pourtant, Wénin, traduit par avidité. 771 Le Livre d’Ézéchiel 28:11-19 montre en effet qu’il aurait été possible, surtout si on voulait une lecture sur le versant du péché originel, de se contenter d’un récit des origines faisant abstraction de la femme. Ce n’a pas été le choix qui a été retenu. 335 eu pour effet de révéler l’effet de déplacement qu’elle suscite. Là où le récit lui reconnait cette place fondamentale, la Tradition a préféré lui faire perdre son épaisseur charnelle et sa dit-mention sexuelle, en révélant au passage qu’il faut travestir la vérité quand elle est insoutenable. Boer le dit : l’insoutenable pour les hommes est d’être né d’une femme772. La Tradition a voulu que ce soit par La Mère qu’on remonte à la femme, là où le récit part de la femme comme fondement du manque, du féminin, du singulier et du maternel. Là où la Tradition veut la femme passive et la lit sur le versant de l’objet, le récit nous permet d’accéder à la subjectivité du féminin, en donnant une voix à une femme-sujet qui « sait-prouve » mère, qui se désire mère, et qui fait acte d’être mère. Depuis, on a fait taire sa voix. Mais, même rendue muette, elle reste, telle une rivière souterraine, sans disparaitre. La Tradition l’a même fait resurgir sous sa forme inversée : la Vierge-Mère. Ève, nouvelle ou pas, n’en finit pas de résister à cet effort d’enfouissement. Elle représente en cela la voix de chaque femme qu’on essaye de faire taire, ou qu’on ne veut pas entendre. Au contraire, prendre au sérieux le rôle d’Ève ouvre la porte à d’autres lectures, et empêche de surcroît de continuer à opposer deux figures de femmes qui ont en commun de n’avoir pas cédé sur leur désir. Ève ne représente-t-elle pas alors ce qui, par le désir, « se murmure ou s’énonce, se crie ou se hurle à travers la création »773 ? Quelque chose qui n’en finit pas, puisque, par deux fois, la femme se fait absence : Ève n’est pas explicitement expulsée – Dieu n’expulse que l’adam –, et nulle part il n’est fait mention de sa fin. Étrangement, la question de la mort de la nouvelle Ève, la Mère de Dieu, reste également ouverte774. N’est-ce pas un signe que la femme se situe à la marge de l’homme, sous la forme d’une écriture qui n’en finit pas de ne pas s’écrire, qui n’en finit pas de déborder ? La femme s’inscrit comme une parenthèse ineffaçable, une inscription irréductible. Autrement dit, même la mort ne fait pas figure de limite absolue, comme le sujet femme le montre en parole et en acte. Ève vient dire que chaque femme est invitée à se positionner comme sujet face à son manque, son désir, son être-femme et sa maternité. Chaque femme devient, par son existence, 772 Roland Boer, « The Fantasy of Genesis ». Olivier Deshayes, Le désir féminin ou l’impensable de la création, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 10. 774 En 1950, le dogme de l’Assomption consacre cet état particulier de la Mère de Dieu « élevée corps et âme à la gloire du ciel ». Voir Gervais Dumeige, Textes doctrinaux du Magistère de l’Église sur la foi catholique, p. 234-235, et Pie XII, Munificentissimus Deus, Vatican, 1er novembre 1950, § 44. Dumeige estime que, par cette affirmation, l’Église semble sursoir au fait que la Theotokos ait pu connaitre le sort des mortels. 773 336 responsable de ce lieu d’ouverture à créer, à inventer, à vivre et faire advenir, au risque d’aimer, d’enfanter, de créer, de se faire enfermer, éteindre, museler. Au risque de vivre à en mourir. Chaque femme vient dire à la morale religieuse à quel point l’éthique du sujet est un lieu indispensable pour donner aux femmes un espace où elles puissent se dire. 337 338 9 Conclusion La féminité est l’éternelle ironie de l’acte éthique par rapport à l’action morale. Christian Fierens775 Cette thèse montre qu’Ève, en tant que métaphore du manque, réalise le désir de Dieu, mais qu’elle est aussi la représentante du sujet-femme désirant. La considérer comme sujet nous a permis d’inscrire la maternité et son effet expérientiel sur un sujet-femme. L’originalité de cette thèse se situe dans l’approche que nous avons choisie. La méthodologie de la relecture discursive, parce qu’elle s’appuie sur le désir inconscient, permet de prendre en compte le désir de la femme sur son versant subjectif et lire l’effet de rétroaction que cette méthodologie implique. Dans notre introduction, nous avons souligné la place d’objet à posséder que des femmes occupent encore trop souvent aujourd’hui en 2020 pour des hommes. Le désir de faire occuper à la femme une place de soumise, une place d’objet à posséder, conduit encore des hommes à ce que dire « tu es ma femme » devienne « tuer ma femme », lorsque celle-ci leur échappe. Notre recherche nous a permis de cerner le lien qui existe entre la façon dont des femmes sont traitées par des hommes, et la façon dont Ève est relue par la Tradition et l’Église. Notre démarche met en évidence ce qui, sur le versant du désir, se joue d’insoutenable dans le regard des hommes sur le féminin, tandis que notre analyse fait ressortir le singulier du féminin comme lieu de vie marqué par le manque et le désir. 775 Christian Fierens, « Plus que de raison. Le féminin et la psychanalyse », p. 38. 339 Si le regard des hommes sur les femmes comme le regard de l’adam sur Ève a en quelque sorte scellé leur sort, notre propre analyse du récit et de la Tradition démontre l’angle mort des réceptions : la place du manque dont la femme est la métaphore, un manque, comme nous l’avons montré, voulu par Dieu Lui-même. Relire la figure d’Ève en la situant dans la trajectoire de ce désir de manque voulu par Dieu nous a permis de repérer le rapport entre la femme et le manque. Cette orientation nous a permis de montrer que le texte de Gn 3 peut être lu et analysé autrement que dans une logique androcentrique. Tenir compte du rapport au désir inconscient comme dimension issue de la parole, nous a conduit à chercher un espace pour que le désir singulier d’Ève puisse être lu dans sa logique subjective. À partir de cet espace, il a alors été possible de travailler l’effet de prendre en compte Ève comme sujet désirant qui assume sa subjectivité de femme, d’une part. Et, d’autre part, l’effet, pour une femme, de lire Ève comme sujet-femme singulier qui se dit et se vit femme de l’intérieur, marquée par le manque, qui s’éprouve femme marquée par l’effet-mère qui la traverse. 9.1. La relecture discursive pour mettre en évidence la force de la Tradition sur la relecture d’Ève Si, au départ, travailler la femme dans Gn 3 nous semblait la suite logique de notre mémoire de maîtrise, dans l’après-coup, au fil de nos recherches, nous est apparue plus clairement ce qui se jouait. Nous avons montré, dans la première partie de cette recherche, que cet état structurel est le fait d’une perception masculine du rôle de la femme prise comme objet, qui a servi de mesure pour lire la femme dans Gn 3. Et nous avons aussi montré comment cette perception a eu un effet de boucle de rétroaction : en retour, cette perception d’Ève comme étant la femme qui a perdu l’homme a conduit des hommes à en faire le bouc émissaire du malheur des hommes, et, avec elle, toutes les femmes. Notre revue de littérature, nécessairement ciblée, a mis en évidence que ce mouvement cache sans y arriver le fait que la femme dérange, et ce pour plusieurs raisons. Les commentaires consultés révèlent, y compris à leur insu, que la femme empêche de refermer le texte sur un sens qui en ferait le tour une fois pour toutes. Et c’est une bonne nouvelle. La femme ne rentre pas-toute dans les relectures qui en sont faites : chez Ève, il y a toujours quelque chose qui fait tache, qui accroche, qui résiste, qui échappe. Elle est la faille qui empêche de croire qu’on peut enfermer ce récit dans une connaissance objective. Ce que notre analyse discursive révèle 340 aussi, c’est que même en cherchant à l’enfermer dans une soumission sans fin, Ève résiste encore et en-corps. Relu suivant la logique de la relecture discursive, le récit montre ainsi que la figure d’Ève ne saurait se réduire à être la femme-objet de l’homme, et ce, même si elle est l’objet-cause de son désir. Ainsi, ce qui se jouait dans le récit, mais plus encore dans la Tradition, c’est la place de la femme en tant que métaphore d’un manque perçu comme une faille insoutenable. Notre lecture de la Tradition, autant la période intertestamentaire que la période classique, montre que la faible opinion dans laquelle les hommes de ces époques ont pu avoir de la femme, y compris à leur insu, n’est pas étrangère à leur haine de leur propre vulnérabilité. C’est donc à l’aune d’un insupportable que des hommes perçoivent la femme comme inférieure, parce que manquante et manquée, donc plus faible. Dans les pires des cas, ils la méprisent, la rabaissent et la sous-mettent en la réduisant à un objet servant à la reproduction. Dans les meilleurs des cas, elle est vue comme source de mystère et occasionne une difficulté théologique à la lire comme l’égale de l’homme. Mais cet embarras cache, comme nous l’avons montré, ce que la femme provoque d’inquiétante étrangeté, à la fois trop familière et trop étrangère, qui justifie aux yeux des hommes la nécessité de la contrôler. Cela leur permet de mieux cacher ce à quoi, sinon, ils devraient faire face : le manque et la vulnérabilité. Le regard de l’Église moderne sur la femme montre que cette perception n’a pas tellement varié, même si elle se drape sous une apparente égalité des sexes. Nous avons mis en évidence qu’en faisant de la figure de Marie la Nouvelle Ève au point d’en faire l’icône de la femme idéale, c’est en réalité une figure impossible à laquelle l’Église cherche à soumettre les femmes : la figure impossible d’une Mère Vierge, femme sans sexe, sans désir sexuel. En érigeant la Vierge Marie au rang d’idéal féminin, l’Église a contribué à enfermer les femmes dans une image qui ne peut en aucun cas leur correspondre, les mettant face au choix binaire de s’approcher d’un idéal impossible ou d’être une fille perdue. Mais à vouloir cacher le sexe des femmes sous la Mère Vierge, l’Église ne fait que révéler là encore la sourde inquiétude que la femme, en tant qu’être sexué, en tant qu’être de chair et de sang, occasionne. Sous cette image de pureté, l’Église souligne qu’à ses yeux 341 la femme, en tant qu’être sexué, est aussi le lieu d’un ob-scène776, à la fois obscène et sur une Autre scène, dont on ne veut rien savoir. Mais ne pas vouloir savoir ne fait rien disparaitre, sinon à refuser aux femmes le droit à se dire et se vivre sujet de leur propre destinée. 9.2. Des voix en écart pour dévoiler l’insoutenable du féminin Il a fallu l’irruption de voix féminines et de voix de psychanalystes pour qu’une brèche s’ouvre dans ce paysage réducteur et enfermant pour les femmes. En dénonçant le sort que les hommes font aux femmes, en dénonçant les effets ravageurs du patriarcat et en dénonçant la lecture réductrice faite d’Ève, des féministes ont mis à découvert la perception androcentrique du récit, fondée sur cette perception négative des femmes. De plus, en faisant ce travail, les voix féminines retenues dans cette thèse ont aussi fait entendre leur propre perception du féminin, leur propre perception d’Ève, à partir de leur propre subjectivité, un lieu d’ouverture auquel les voix de la psychanalyse se sont associées. C’est à travers ces deux modes de rapport à la subjectivité que le récit a pu être relu autrement et sortir de sa lecture monolithique du péché originel. Les voix féminines, suivies par les voix de la psychanalyse, ont pavé la voie à une perception subjective d’Ève. La d-énonciation des femmes a permis de commencer à lire le récit autrement. Elle a montré que la femme du récit se comporte en individu responsable, éthique qui apprend de ses erreurs, et qui, surtout, les assume. Elle a aussi montré que le rôle subversif joué par Ève a pu insidieusement justifier que les hommes contrôlent les femmes. Mais surtout elles ont dit qu’on a fait d’Ève un sujet inter-dit, c’est-à-dire une femme « parlée » par un discours d’hommes qui, au fond, à ne cesser d’en parler, finissent par la faire taire. On la mi-dit, on la médit, on la maudit. Cette énonciation faite par des hommes a mis à jour ce qui, de la femme, inquiète au point de la soumettre. La 776 Cette notion d’ob-scène/Autre-scène est induite par le fait que, pour Freud et Lacan, l’inconscient en tant que structuré comme un langage est indissociablement lié au sexuel et au regard, d’où cette idée d’une scène Autre, celle de l’inconscient. Voir Jacques Lacan, Séminaire LXVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant, inédit, 1970-1971, leçon du 9 juin 1971, http://www.gnipl.fr/Recherche_Lacan/2013/08/23/lxviii-dun-discours-qui-neserait-pas-du-semblant-1970-1971-lecon-du-9-juin-1971/ (15/1/2020). Valentin Nusinovici ajoute : « Parce que ce qui est obscène, c’est ce qui vient sur la scène et qui ne devrait pas » ; Valentin Nusinovici, Dossier de préparation du Séminaire d’été 2015, À propos du Séminaire XXIV. Commentaire de la leçon 10, https://www.freudlacan.com/getpagedocument/10641 (15/1/2020). 342 psychanalyse est venue préciser en quoi la femme est un objet de désir. Elle est venue dire que le fait de la lire comme objet, qu’il soit la cause ou la visée, induit une lecture sur le versant de la perte. La perte traduit une lecture sur le versant du sens, du côté du fantasme et de l’illusion, ce que conforte une lecture chronologique du récit pris comme histoire, en venant renforcer cette recherche d’un sens universel. Lire le récit comme celui de la perte du paradis perdu oriente ainsi une lecture qui insiste sur l’illusion d’un objet perdu qu’on pourrait retrouver, en relançant les boucles de lecture de rétroaction sur les traces de cette recherche de paradis perdu. Or, pour la psychanalyse, le paradis ressemble fort à ce que les hommes cherchent à retrouver : la mère. Mais plus encore, ils révèlent que ce qui se cacherait sous cette lecture, c’est l’insoutenable d’être né d’une femme, d’être né de ce qui est manquant et d’être eux aussi soumis à la faille qui les a vu naître. Lire la femme du récit comme la métaphore du manque, cette faille insoutenable, lue comme vulnérabilité de l’altérité, mais source du désir qui met en-vie, permet de ne plus lire la femme uniquement comme objet, encore moins un objet perdu ou un objet-cause du désir, mais le manque qui suscite le désir du sujet. 9.3. Ève : la brèche dans l’histoire du péché originel Comme nous l’avons montré, l’analyse du récit de Gn 3 a longtemps été enfermée sous le prisme du péché originel. Cette lecture a conduit à rendre la femme coupable d’une perte insoutenable, le paradis. En restant du côté de la perte, la lecture sur le versant du péché originel a enfermé la femme dans un rôle d’objet : objet qui manque, objet manqué, objet de convoitise. Quant à nous, reconnaitre la femme comme manquante, comme ce qui empêche de refermer le récit, comme celle qui échappe, nous a permis de la reconnaitre comme débordant de l’universel masculin, autrement dit comme pas-toute. Femme-sujet désirante, elle s’inscrit du côté de ce qui n’en finit pas d’échapper. Et c’est précisément en tant que métaphore du manque constitutif de l’homme que la femme ouvre le récit, telle une brèche qui ne se referme pas. Or, nous avons montré que c’est parce qu’elle est manquante que le serpent, celui qui vient de l’Autre champ, peut s’adresser à elle, et à elle seule. C’est parce que du manque existe que du désir peut surgir. Autrement dit, la femme du récit, parce qu’elle est manquante, peut certes être lue comme la représentation de l’objet à posséder pour récupérer ce qui est perdu : en cela, elle est cause le désir. Mais notre relecture nous amène surtout à montrer qu’en parlant à partir du champ de l’Autre, au 343 lieu du langage qui aliène le sujet parlant, le serpent fait germer le désir du sujet femme qui, de cet échange, va s’éprouver manquante. Et le surgissement du désir amènera Ève à se découvrir manquante. Ainsi, nous avons pu montrer que, dans le récit, la femme joue le rôle de ce qui ne se referme pas, qui est par définition « im-parfait ». Comme dans ce mot, elle fait faille tout en faisant trait d’union : elle fait coupure, mais elle relie. Dans le récit, c’est bien en tant que manque et pas-toute, en tant que faille que la femme réalise le désir de Dieu, qui voulait que l’homme ne soit pas « tout-seul », qu’il ne soit pas Un. Mais elle n’en finit pas de réaliser ce désir : si la femme n’est jamais là où l’homme la désire, elle n’en finit pas de réaliser celui de Dieu, précisément en n’étant jamais tout-à-fait là où Dieu l’attend. Elle existe à la fois comme métaphore du manque, comme ce qui déborde, et comme femme, sujet de désir qui fait fi de la mort, femme qui assume son désir au point de se dire comme Dieu. Ainsi, en assumant sa condition de mortelle désirante, elle assume sa condition de Vivante, y compris comme mère. Elle assume sa vie, une vie qui déborde du texte, de la Bible et de ses lecteurs. En cela, Ève est bien la métaphore de la Vie, et porte bien son nom : la Vivante. Une vie qui, pendant qu’elle s’écoule, inscrit sa trace, ne serait-ce que sous la forme d’une descendance, mais aussi d’un vestige, d’un écrit. Selon nous, cet écrit ne peut se lire comme un récit chronologique. Lire l’avant de la transgression sur un mode chronologique, c’est entrer dans le jeu du serpent, et croire à l’illusion d’un lieu éternel, un lieu sans désir, parce que tout y serait déjà… un tout sans faille, sans vie. Or, c’est précisément ce à quoi aboutit la lecture du récit sous le versant du péché originel. Croire à un possible avant relève aussi d’un ment-songe. La femme peut alors devenir la raison du ressentiment, qui se traduit en retour par le fait de garder le pouvoir sur elle – en faisant d’elle un objet. Autrement dit, croire que la femme est à l’origine de la perte du paradis perdu est à la fois la conséquence et la source du regard que des hommes ont depuis si longtemps posé sur les femmes et de leur rôle dans l’économie humaine. La conséquence a été de sceller encore et en-corps le sort des femmes, en cherchant à contenir leur destinée, à empêcher que les femmes ne puissent advenir comme sujets. 344 Vouloir condamner la femme à n’être que la mère ou « la putain » pourrait bien cacher ce que Daniel Sibony dit du péché originel. Pour lui, le récit n’est pas tant un récit de chute dans le péché qu’un récit de la découverte du désir comme structure subjective, par conséquent nécessairement singulière à chacun, comme ce qui fait vivre, souffrir et mourir. Pour lui, le vrai péché n’est pas celui qu’on croit : D’après le livre, c’est à la scène entre une femme et l’arbre phallique que nous devons d’avoir été délivrés du Paradis, par cette fameuse « chute » qui n’en finit pas, chute dans le désir, et non dans le péché : c’est renoncer au désir qui est un vrai péché.777 Mais on peut tout de même se demander si, pour la Tradition, le péché d’Ève ne serait pas de n’avoir pas cédé sur son désir. Pire : elle ne s’est pas laissé assujettir par l’homme. En lisant la question du désir de la femme comme lieu de la convoitise, la Tradition a favorisé un regard sur les femmes qui oscille entre l’idéal féminin et la grande tentatrice. À partir de là, nous sommes d’accord avec Olivier Deshayes qu’il ne reste pas d’autre possible que de sanctification ou de condamnation778 des femmes, et c’est bien ce qui a été fait dans la Tradition par les figures de Marie et d’Ève. Pour cerner les enjeux sous-jacents à la dialectique du sujet femme qui se joue entre la mère et la putain, nous avons préféré privilégier une lecture du récit comme un rêve qui viendrait questionner l’origine. En poursuivant cette lecture de la fiction du Un en forme d’impasse, jusque dans le fantasme généalogique que Gn 5 met en scène, nous avons montré comment le christianisme redouble cette impasse quand il fait du Christ le nouvel Adam, ou en faisant de la Vierge Marie la nouvelle Ève. Dans ce mouvement de relecture qui cherche un coupable à une perte insoutenable, les plus grandes perdantes sont les femmes à travers la femme du récit. Autrement dit, en cherchant à récupérer ce qu’ils pensent avoir perdu, le paradis, les hommes en ont profité pour ne rien vouloir savoir du désir d’une femme-sujet. Ce n’est donc pas par hasard qu’elle a pu représenter, dans le regard des hommes, à la fois le lieu métaphorique d’un impossible retour vers un lieu non moins impossible, mais aussi le lieu de la passion qui fait perdre le contrôle. Ces deux versants révèlent 777 778 Daniel Sibony, La haine du désir, Paris, Christian Bourgeois, 1978, p.10. Olivier Deshayes, Le désir féminin ou l’impensable de la création, p. 258. 345 le malaise face au manque qui suscite et entretient le désir, et qu’on ne cesse de réprouver pour la même raison. Si souvent considérée par les hommes à la fois comme un mystère et comme un danger, aimée et honnie, fascinante et redoutée, la femme, représente ce dont les hommes ne veulent rien savoir, ou ne peuvent rien savoir : le féminin, c’est-à-dire ce qui, par définition, échappe, qu’ils lisent sous l’angle de la perte, mais aussi comme l’expression leur propre vulnérabilité. Ainsi, aux yeux des hommes, le péché d’Ève serait de ne pas avoir accepté leur domination, d’avoir résisté et d’y échapper encore et en-corps. Et l’actualité ne cesse de nous rappeler le prix qu’une femme paye de ne pas être ce que l’homme veut qu’elle soit, et que cela peut être au prix de sa propre vie. Mais, au regard de la théologie, le péché d’Ève se situerait davantage de se croire l’égale de Dieu en tant que femme-sujet, et non simplement en tant qu’humain. C’est précisément à partir de son être femme pas-tout, qui déborde de la limite, que se situe son péché. Certains diraient qu’elle a refusé la castration, qui serait le propre du féminin de ne pas s’y confronter de la même façon779. Pour notre part, le fait, pour une femme, de se reconnaitre comme béance pas-toute, nous permet de proposer que la posture féminine du désir a une incidence sur son propre rapport à la limite et, par là même, de questionner le rapport singulier de la femme à la mort que cette relecture met en jeu. En la faisant disparaitre sans passer par la mort, le récit ne met-il pas en scène que la femme est sans limite ? Le christianisme ne rappelle-t-il pas la même chose avec la Vierge Marie, puisque le dogme de l’Assomption stipule que la Marie est enlevée au ciel sans passer par la mort ? Les deux figures féminines par excellence échappent chacune à la limite absolue qu’est la mort. Comme si les hommes reconnaissaient que le féminin appartient au pas-tout, à ce qui déborde de la limite. Cela ne révèle-t-il pas, de la part du christianisme, la même difficulté que celles que les hommes ont à ne pas supporter que la femme ait un rapport autre à la limite ? Autrement dit, Ève, 779 Selon une telle lecture, on parlerait pour les hommes de l’angoisse de castration, soit la peur de perdre son pénis, alors que, pour les femmes, on parlerait du complexe de castration, soit d’avoir à résoudre cette équation de ne pas l’avoir. Mais, plus précisément en psychanalyse, symboliquement la castration ne saurait juste se limiter à avoir un pénis ou en être privé. Elle marque une coupure, une limite, à laquelle le parlêtre est confronté. 346 c’est la mise en scène du refus de la limite poussé à son paroxysme. Ève tient une posture de sujet dont l’éthique ne rejoint pas la morale religieuse qui juge la femme pécheresse. Notre recherche permet de montrer la force d’un texte qui a pris le parti de raconter l’histoire d’un ratage, l’histoire d’une béance insoutenable, que le christianisme n’a eu de cesse de refermer. En cela, il nous semble que le texte de Gn 3 peut alors être lu comme un prétexte qui donne au texte de quoi soutenir le désir, comme force vitale au risque de la mort. 9.4. De l’Autre manquant comme source de vie, lieu du désir Si notre relecture du récit démontre que le ratage porte sur cet incomblable perte originaire, le désir de la femme du récit, lui, ne rate pas. Elle va au bout de son désir, et elle n’en meurt pas, du moins pas tout de suite. Il lui reste une vie à vivre, une vie après l’Éden : une vie écornée par la mort, bordée par la honte, la culpabilité et la souffrance, mais une vie de femme quand même. Autrement dit, dans le ratage que les relectures font du récit, sur le versant de la nostalgie d’une perte originelle, on peut aussi déceler dans le même temps la puissance du désir qui se joue dans un rapport de vie et de mort, nécessairement en faisant fi de la morale religieuse. La femme représente précisément cette vie pulsée par le désir sur lequel elle n’a pas cédé – au risque d’une vie limitée, y compris par la mort. Ève devient ainsi, au-delà de la femme pécheresse, la représentation d’un certain nombre de représentations du manque qui empêchent que l’une permette d’enfermer les autres dedans. Elle est le lieu de la faille, de l’ouverture, mais aussi le manque, le sujet désirant, le lieu de la vie. La force créatrice n’est-elle pas à rapprocher, comme le féminin, du lieu de cette béance propice à la création ? Il y a en effet dans l’écriture, et la Bible ne fait pas exception, quelque chose de cette béance, qui déborde de son auteur, qui résiste à toute recherche d’un sens qui dirait le vrai sur le vrai. Les commentaires en prise avec la Tradition montrent que la femme est le témoin gênant, mais nécessaire, de cette vérité. Notre thèse rejoint ce que la théologie processuelle dit de Dieu et de la vie : rien, à part la mort, ne reste immobile, pas même Dieu. D’où cette idée que Dieu ne peut être qu’im-parfait, puisqu’il reste indéfiniment chez lui une part d’inconnu et de nouveauté toujours à advenir. Notre thèse montre que la femme s’inscrit dans ce mouvement, comme mouvement pour 347 la vie au risque de la mort. Autrement dit, elle réalise le désir de Dieu, que du manque n’en finisse pas, que la vie se fasse sous le signe de l’ouverture, de la faille. La place de la femme dans un récit de création dont nous postulons qu’il ne parle pas seulement de la création de l’humain, mais aussi du surgissement du sujet parlant, prend alors une dit-mention signifiante. La femme devient, dans le récit, le lieu de cette coupure dont parle Sublon à propos de la parole : une « coupure féconde, le sexe qui divise et fait vivre en mourant. Le verbe, et non pas le sexe, fonde la différence de l’homme et de la femme et en fait des sujets »780. Si c’est la parole qui « sexionne et fait aller le monde781 », la femme du récit permet de mettre en scène, en mots et en acte, cette singularité humaine fondée sur le manque. En effet, qui incarne mieux qu’elle dans ce récit le sujet parlant aux prises avec la loi du signifiant et du désir ? Femme, elle est à la fois esclave et sujet du désir de désirer, coûte que coûte, hors de la morale religieuse, mais non hors de toute éthique. Autrement dit, elle vient incarner ce que dit Sublon, à savoir que c’est le verbe et non la nature qui fonde la différence entre l’homme et la femme, qui fait que le rapport sexuel n’existe pas, et qui institue le sujet. Si Gn 1 raconte comment le monde s’érige en mâle et femelle, le récit d’Ève parle de l’incursion du sexuel et du langage en tant que ce qui crée le parlêtre, audelà du binaire mâle et femelle. La femme ne peut alors plus être exclusivement lue sur le versant de l’autre de l’homme. Elle devient le lieu de ce qui, dans le parlêtre, reste toujours béant, le signifiant, le sujet à signification. Elle est le lieu de ce dont parle Sublon quand il dit : « Le désir désire désirer : désir de désir, désir du désir de l’Autre ; désir que le désir soit enfin reconnu, reconduit, reporté, exprimé, interprété sans être piétiné par une réponse adéquate et tuante »782. Il nous semble que la figure centrale d’Ève nous raconte quelque chose de notre être-deparole, dans sa part collective et singulière. Ève représente à la fois les femmes, le sujet et le manque, dans une trilogie inextricable, dont un des termes ne saurait être isolé sans que l’ensemble 780 Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 225. Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 225. André Green précise que la « sexion » est une coupure qui n’est pas qu’imaginaire. Elle est aussi symbolique et réelle : « Sexe vient de secare, de sexion. Le nom porte donc la trace d’une coupure, celle qui sépare les deux sexes et qui renvoie à une androgynie primitive mythique. Mais la sexion, la castration, est aussi ce qui sépare le sexe du corps ». André Green, Le complexe de castration, Paris, PUF, Coll. Que sais-je, 2007, 4-8, https://www.cairn.info/le-complexe-de-castration--9782130560173-page-4.htm (22-11-2018). 782 Roland Sublon, La lettre ou l’esprit, p. 228. 781 348 soit affecté. En tant que sujet, elle s’éprouve comme sujet divisé. En tant que sujet désirant, elle est sujette à ce qui résiste à toute satisfaction. En tant que femme et mère, elle se trouve confrontée au difficile équilibre de désirer être mère sans être submergée par La Mère. En cherchant à saisir le rôle d’Ève au-delà de la morale religieuse, nous avons pu nous concentrer sur l’effet d’une éthique du sujet sur le versant spécifique du féminin. Sur ce versant, Ève se présente comme une ouverture radicale qui traverse chaque époque, chaque mode, sans jamais pouvoir s’y résumer, s’y conformer tout-à-fait. Parce qu’elle a désiré, Ève devient la figure de ce qui, dans la vie, est vivant : femme, sujet désirant, parlêtre singulier, in-fini, divisé, soumis au manque. Sur ce versant, la destinée du parlêtre n’est pas tant d’échapper au péché, ou de se lamenter d’avoir chuté, mais d’en répondre. On peut se demander si Ève en répond. Le fait de ne pas reconnaitre son homme comme le père de ses enfants nous laisse penser que oui. Elle assume le fait que, la limite, elle n’en veut pas : n’est-ce pas ce qu’elle choisit en affirmant que seul Dieu, celui qui représente le hors-limite, serait le père de ses fils ? Mais elle en répond aussi par son désir de créer, de devenir mère en vivant l’effet-mère comme sujet femme. 9.5. Ève : le trajet d’un sujet habité par le manque C’est donc à partir de ces observations en forme de fil conducteur que nous avons pu aborder notre propre relecture discursive du texte. Au terme de ce travail, il ressort que, ce qui tient le récit, c’est précisément qu’il ne tient pas : il reste une béance dont la femme est la garante. La femme est ce qui empêche de refermer le texte sur un sens qui en dirait le tout. Ce que nous avons découvert en travaillant les réceptions du texte, c’est la force de la femme comme métaphore du manque, mais dont nous montrons dans la seconde partie de cette thèse que c’est à partir du manque que la femme peut être sujet de désir, femme-sujet de son désir. Dans le récit, elle est bien la représentante de ce que les anciens appelaient le sensible, ce qui ne se maîtrise pas, mais qui advient. Elle représente cette puissance, ce mouvement dynamique qui dérange et bouscule, et qui advient là où on ne s’y attend pas, là où on ne le voudrait pas, et pourtant. Si réhabilitation il y a, c’est sur le versant de la faille, mais une faille qui n’est pas sans contours, car une faille, ce n’est pas rien : elle a une structure de bord. 349 Le récit montre que, si chaque femme est confrontée à être un tout pour l’autre, elle éprouve dans son être et dans sa chair cette division en forme de nœud : femme et mère, dans l’ordre du pas-tout, du en-plus. Le récit nous ouvre une fenêtre sur le rapport subjectif d’une femme à sa maternité. Les paroles d’Ève montrent que l’enfantement est le fruit du désir : avoir avec Dieu pour être, mais aussi être désirant l’avoir. Être femme et mère, c’est l’avoir pour être. Pas étonnant alors que le récit trouble et dérange. Si, pour l’autre, les hommes, l’insoutenable, c’est d’être femme et mère, pour une femme, l’enjeu se situe de s’éprouver femme et mère, sans avoir, pouvoir, devoir se réduire à n’être que l’un ou l’autre. Cause du désir, la femme ne peut que déborder, déranger, subvertir l’ordre. Elle est un singulier précisément parce son être-sujet la marque d’un impossible, d’un débordement insoutenable, tant pour elle que pour l’autre, difficile à tenir, en encore plus d’en répondre. La vie montre que ce choix peut avoir quelque chose d’insoutenable pour une femme. Médée montre en effet que, quand être femme et être mère en viennent à s’opposer dans l’être-femme, c’est au prix de l’enfant783. Plus récemment, le roman d’Anaïs Barbeau-Lavallette, « La femme qui fuit », montre le prix à payer de se désirer femme artiste de valeur, mais de n’être pas reconnue comme telle par les hommes784. Le prix à payer pour ne pas céder sur son désir d’être femme fut de laisser ses enfants, précisément parce que, pour cette femme, l’effet-mère l’aurait enfermée dans un rôle qui ne lui laissait plus de quoi créer. Le travail d’écriture de Barbeau Lavallette montre la difficulté qu’il y a pour une femme à ne pas céder sur son désir : quand le difficile équilibre s’avère impossible, c’est au prix d’une déchirure bouleversante. L’effet-mère, sur le versant de l’universel, n’est donc certainement pas sans effet sur les femmes. Si la femme n’existe pour chacun qu’en tant que la mère, chaque femme s’éprouve femme et mère. Mais l’effet-mère est source d’une division. L’effet-mère ouvre un abîme en forme d’ouverture et de coupure. Pour une femme, être mère c’est aborder un abîme dont les bords expérientiels sont incertains. À ce titre, Ève représente le sujet femme, un sujet divisé. Le récit ne se situe pas uniquement là où le christianisme le situe : il parle aussi d’une femme-sujet qui relève 783 Lyasmine Kessaci, « Mal de mère : la "vraie" femme » ; Anaïs Barbeau-Lavalette le montre aussi sous son versant très actuel dans son live La femme qui fuit (Anaïs Barbeau-Lavalette, La femme qui fuit, Montréal, Éditions Marchand de feuilles, 2015). 784 Anaïs Barbeau-Lavalette, La femme qui fuit. 350 d’une éthique de sujet en prise avec son désir et son manque-à-être. Ce qu’elle ne peut être, elle désire l’acquérir, mais son désir la met face à son être manquant dont l’effet est créateur. Le récit montre que, chez une femme-sujet, l’être et l’avoir sont indissociables sans pour autant se recouvrir. Ça rate toujours : par définition, le désir ne peut que se cerner, tout comme le sujet femme. Selon nous, la maternité ne peut combler le manque-à-être d’une femme, mais peut se présenter comme un moyen d’y faire avec son être-femme. 9.6. Ève : la figure du féminin singulier qu’on veut faire taire Au bout de ce parcours qui ne se termine pas – en finit-on jamais d’être femme ? –, il nous semble que cette thèse s’inscrit profondément dans la réalité d’une femme-sujet désirante. Parce que, comme nous l’exposions en introduction, de n’être que femme, c’est encore de nos jours, naître à risque : de se faire violer, massacrer, brutaliser, réduire au silence. Il nous semble alors que, si Ève représente encore pour des hommes la figure de la sorcière qu’il faut soumettre coûte que coûte, elle devient aussi celle qui donne pour ces femmes des clefs de lecture pour comprendre de quels droits des hommes se servent pour tenter de les aliéner. On pourrait alors avancer qu’Ève fait figure de symptôme, en tant qu’elle fait irruption dans un savoir universel, sur le mode du pas-tout qui dérange, en suscitant une lecture différente. Si, comme l’affirme Albert Nguyên, Lacan relie la vérité de l’inconscient à la jouissance féminine, cette jouissance pas-toute qui troue le savoir, alors la femme du récit confirme que la femme, en tant que pas-toute, se situe bien du côté de l’ex-sistence785 d’un savoir troué, autrement dit de quelque que chose qui s’éprouve, mais ne se dit pas, ou se mit-dit. C’est en tant que savoir troué 785 Lacan parle de l’ex-sistence pour montrer que l’énonciation laisse toujours un reste qui ne se retrouve pas dans l’énoncé. Selon Pascale Leray, « le dire se distingue des dits et n’entre pas de ce fait dans la logique du signifiant, car il relève d’une fonction autre que symbolique, une fonction qualifiée par Lacan d’existentielle, qui, elle, ne peut se dégager qu’à partir de l’écrit, de ce qui vient à s’écrire dans l’analyse. Comment qualifier cette fonction d’exsistence, si ce n’est déjà situer que c’est par elle que le dire ex-siste au dit, dit qui, lui, est du côté du sens qu’emporte la parole », Pascale Leray, « Au-delà de la parole : le dire rappelé à l’ex-sistence », L’en-je lacanien 23/2, 2014, 43-57, https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2014-2-page-43.htm (11/08/2019). Sur la question de l’ex-sistence, voir aussi Fernando Silveira Rosa, « chapitre 5 : L’ex-sistence de Dieu est la vérité moderne », Le réel comme impasse d’une lecture psychanalytique de l’expérience mystique. 351 que la prise en compte de la femme dans le récit fait figure d’un savoir nouveau sur l’interprétation du récit et du savoir établi que la Tradition a véhiculé : Les savoirs établis ne se dérangeant pas, c’est d’un savoir nouveau qu’il s’agit. […L’]ex-sistence d’un savoir troué, du fait de l’inconscient, […] implique en son centre un point de non-savoir, un point qui ne peut se savoir et qui tient à ce qu’est la jouissance féminine : elle fait obstacle au rapport sexuel, d’être pas-toute. […] Se déranger ne peut avoir d’autre sens que celui d’une ouverture à la nouveauté, autrement dit un refus de l’automaton et des classifications, une anti-habitude. Faire cas du réel, non pas à des fins d’amortissement, encore qu’« on s’y habitue », mais pour ne pas lâcher la corde de la vérité. Se déplacer, se déranger consiste à prendre place au point de rencontre avec le réel.786 Grâce à Ève, le récit reste avec une faille, celle que le prochain lecteur trouvera. Notre thèse se situe dans cette trajectoire, celle d’une interprétation qui reste in-finie, offerte à de nouvelles propositions. Surtout, en proposant qu’Ève représente aussi quelque chose des femmes, en tant que féminin singulier qui ne rentre pas-tout dans l’universel masculin, notre thèse s’inscrit dans le mouvement de ces femmes qui cherchent à ce qu’une parole de femme soit entendue à partir de cette ouverture singulière. La relecture du récit sur le versant du péché originel a eu pour effet de masquer le désir sous le sein de la culpabilité sans fond précisément pour ne pas avoir à affronter ce que le récit a à nous dire sur la nécessaire différence sexuelle, qui induit toutes les autres : raciales, sociales, géographiques. Mais en magnifiant la culpabilité, le dogme du péché originel a amplifié le mouvement en enterrant soigneusement au passage la question de la honte, autrement dit ce qu’elle contient de l’intime du désir parce qu’étroitement lié au sexuel. En faisant de la femme la grande coupable de la perte du paradis, on a en fait cherché à masquer ce que, de son intimité, on ne veut rien savoir : on ne veut pas qu’elle en parle. 786 Albert Nguyên, « Cette vérité qui dérange », L’en-je lacanien 2/1, 2004, 83-10, https://www.cairn.info/revue-l-enje-lacanien-2004-1-page-83.htm (17/03/2019). Selon Agnès Sofiyana, Lacan définit l’automaton comme « le réseau des signifiants, support de la parole et du discours. Le discours qui se répète est donc à situer du côté de l’automaton, sans but, réglé comme une équation, quand bien même ce discours aurait les qualités d’une association libre, c’est-àdire emporté par le hasard de la pensée », Agnès Sofiyana, « Tuchê et Automaton. Introduction à l’Introduction au séminaire sur La Lettre volée », La clinique lacanienne 8/1, 2005, 199-220. Pour Lacan, le réel est au-delà de l’automaton (Jacques Lacan, les quatre concepts, p. 64). 352 Car enfin, quand des femmes parlent, d’où, de quel lieu parlent-elles ? Elles parlent à partir de la béance qui les structure comme pas-toutes, qui les définit à l’im-parfait comme sujet à-venir pour se faire une place et oser une parole en écart. Leur parole, qui ose dire leur être en devenir, est une parole mi-dite et non maudite. Non pas que ces femmes n’en disent rien, que ce soit de leur jouissance ou de leur désir, mais leur dire est à entendre en écart du discours universel, connu et reconnu comme le lieu de l’universel. Une parole de femme, c’est un discours qui essaye une énonciation trouée, manquante, sur le mode du « c’est pas ça ». Mais n’est-ce pas la définition même de l’amour : « je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça »787. Autant dire qu’une part de « m’hystère »788 demeure, et c’est bien ainsi : ce que les hommes ont appelé l’hystérie n’est-elle pas précisément une brèche dans le discours normé ? Hommes et femmes, à travers Ève, sont sollicités à y faire avec leur désir, leur être-sujet, leur différence sexuelle, leur manque et leur parlêtre qui ne peut se dire tout. Ève, c’est l’assurance que de la vie circule, à l’im-parfait, au devenir, au singulier pluriel, au risque de la mort, quand la limite ne fait plus sens parce qu’elle devient hors-sens. Mais l’actualité ne cesse de nous dire à quel point cette parole est difficile à dire pour une femme, parce qu’encore trop souvent in-entendue, in-ouïe. Si le mot « inentendu » n’est même pas dans le dictionnaire, est-ce parce que c’est si souvent une parole qui implique de parler de l’intime, donc nécessairement qui flirte avec la honte, et que ça, c’est une posture féminine ? Est-ce aussi pour cela que tant de femmes restent en silence face à la honte suscitée par ce refus des hommes de les considérer pour ce qu’elles sont, des sujets, au point de les réduire au silence, comme le souligne Adèle Haenel concernant sa propre expérience avec la honte : 787 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, p. 142. Comment ne pas se souvenir en effet que les femmes sont si souvent traitées d’hystériques quand on ne les comprend pas, ou quand de leur singularité on ne veut rien savoir ? Il semble que, de nos jours on ait troqué l’hystérie pour le trouble de personnalité limite (TPL). Mais n’est-ce pas encore une façon pour des hommes de ne pas reconnaitre le singulier d’une femme ? Voir Catherine Fortin, « Les nouvelles hystériques », Mauvaise Herbe, 10 mars 2017, http://www.mauvaiseherbe.ca/2017/03/10/les-nouvelles-hysteriques (15/1/2020). Sur le fait que l’on tolère mieux certains comportements de la part des hommes que des femmes, on peut lire ceci : « Certains comportements typiquement associés au trouble de personnalité limite sont socialement plus tolérés chez les hommes. Une femme colérique, quant à elle, risque beaucoup plus rapidement d’être jugée instable ou hystérique par son entourage », dans Association québécoise des parents et amis de la personne atteinte de maladie mentale (AQPAMM), « Le trouble de la personnalité limite. Le TPL, c’est quoi ? », Revue spécialisée Famille et santé mentale 42, 2014, p. 8, https://aqpamm.ca/wpcontent/uploads/2017/11/Le_trouble_de_le_personnalit%C3%A9_limite.pdf (2/1/2020). 788 353 « Le silence n’a jamais été sans violence, le silence est un bâillonnement […] »789 dit-elle à propos de la honte que peut porter une femme victime de sévices de la part d’un homme. Une affirmation qu’elle soutient parce que les femmes, non seulement ne sont pas entendues, mais voit leur parole dénigrée, ce qui lui fait dire que « dénigrer la parole des femmes est une grande violence »790. Autrement dit, quand Josée Néron demande : « Le dieu de l’histoire de la sexualité aurait-il réussi à nullifier la création de la femme ? »791 , elle vient rappeler à quel point les hommes ont une responsabilité dans le fait de ne rien vouloir savoir du réel de la sexualité, du réel de la différence des sexes, et par conséquent, du réel de la femme, que pourtant le récit crie haut et fort : la femme existe, ni dessous, mais bien à-côté, en-plus. Elle fait une différence : Ève est là pour nous rappeler le réel d’un sujet femme. C’est peut-être pour cela que, de cette femme, Paul Claudel, ne peut qu’en saisir la faille : La voici entre tes bras, Adam, cette promesse qu’à jamais – tu le sais et elle le sait – [la femme] est incapable de tenir.792 789 Entrevue avec Adèle Haenel, « #metoo : Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence », mn 25:39. Entrevue avec Adèle Haenel, « #metoo : Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence », mn 33:36. 791 Josée Néron, « Foucault, l’histoire de la sexualité et la condition des femmes dans l’Antiquité », Les Cahiers de droit 36/1, 1995, 245-291, https://www.erudit.org/fr/revues/cd1/1995-v36-n1cd3802/043329ar.pdf?fbclid=IwAR0Gwrf0JRJAGSm0OvIOF9PkqwPK7gwAlaeT3W_BMPbutRt46ICq83oqrhE (1/10/2019). 792 Paul Claudel, Apprenez-nous à prier, Paris, Gallimard, 1942, p. 51 ; lu dans Helen Huzarewicz, Le rôle de la femme dans le théâtre de Paul Claudel, Thèse, Whitesboro Central, School, 1964, http://digitool.library.mcgill.ca/webclient/StreamGate?folder_id=0&dvs=1576698618836~572&usePid1=true&usePi d2=true (1/12/2019). 790 354 Bibliographie Rappel : les liens hypertextes sont valides en date du 13 avril 2020 ; les dates de consultation des sites web sont indiquées dans les notes de bas de page. Articles et monographies avec auteurs Aichele, George et al. (dir.). The Postmodern Bible, The Bible and Culture Collective, New Haven & London, Yale University Press, 1995. Alexandre, Monique. Le commencement du Livre. Genèse I-V : la version grecque de la Septante et sa réception, Paris, Beauchesne, 1988. Allen, Prudence. The Concept of Woman I : The Aristotelian Revolution, 750 BC-AD 1250, Grand Rapids/Cambridge, Eerdmanns, 1997. Ançay, Stéphanie. « La sexualité selon Jean-Paul II », missa.org, 2005, http://www.missa.org/theologie_du_corps_jp_ii-1.pdf. Antier, Guilhen. L’origine qui vient. Une eschatologie chrétienne pour le XXIe siècle, Genève, Labor et Fides, 2010. Antier, Guilhen. « Violences de l’un », Études théologiques et religieuses 93/1, 2018, 97-112, cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2018-1-page-97.htm Anthonioz, Stéphanie. Premiers récits de la création, Paris, Cerf, 2020. Assoun, Paul-Laurent. Le for intérieur à l’épreuve de la psychanalyse, casuistique et inconscient, https://www.u-picardie.fr/curapprevues/root/35/paul_laurent_assoun.pdf_4a081d78a048b/paul_laurent_assoun.pdf. Association québécoise des parents et amis de la personne atteinte de maladie mentale Inc., (AQPAMM), « Le trouble de la personnalité limite. Le TPL, c’est quoi ? », Revue spécialisée Famille et santé mentale 42, 2014, https://aqpamm.ca/wpcontent/uploads/2017/11/Le_trouble_de_le_personnalit%C3%A9_limite.pdf. 355 Atwood, Margaret. La Servante écarlate, Paris, Robert Laffont, 1987. Augustin. Confessions, édition numérique selon l’œuvre de l’œuvre de M. Moreau, 1864, Bibliothèquemonastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/confessions/confessions.htm. Augustin. « Tractatus XVIII », dans Johannis evangelium, Homélies sur l’évangile de saint Jean XVII-XXXIII, texte latin de l’édition mauriste, traduction, introduction et notes par Marie-François Berrouard, 2e éd., Paris, Études augustiniennes, 1988 (BA 72), 116-156. Augustin. La cité de Dieu, T. 2, Paris, Seuil, Coll. Points, 1994. Augustin. Le bonheur conjugal, traduit du latin par Jean Hamon, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2001. Augustin. De la Trinité, Bibliothèquemonastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/trinite/livre12.htm#_Toc512833991. Augustin. « Livre IX, Création de la femme », De la Genèse au sens littéral, Bibliothèquemonastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/genese/gen2.htm. Augustin. De la Genèse contre les manichéens, Bibliothèquemonastique.ch, https://www.bibliothequemonastique.ch/bibliotheque/bibliotheque/saints/augustin/polemiques/manicheens/index.htm. Avrane, Patrick. « Née ou Faite ? », Cartels constituants de l’analyse freudienne, http://www.cartels-constituants.fr/medias/documents/6451.pdf. Bal, Mieke. « Sexuality, Sin and Sorrow : the emergence of the Female character », M. Bal (dir.), Lethal Love : Feminist Literary Readings of Biblical Love Stories, Bloomington, University Press, 1987, 104-130. Balcells, Sabine. Freud et la honte, Séminaire de psychanalyse 2012-2013, 71-82, http://www.gnipl.fr/pdf_actes_sem18/Freud%20et%20la%20honte%20Sabine%20Balcells.pdf. Balmary, Marie. La divine Origine. Dieu n’a pas créé l’homme, Paris, Grasset, 1993. Balmary, Marie. Abel ou la traversée de l’Éden, Paris, Grasset, 1999. Balmary, Marie. « La différence des sexes - Lecture d’un point de vue psychanalytique du récit biblique », Enseignement catholique.fr, 2005, https://enseignement-catholique.fr/wpcontent/uploads/2016/09/marie-balmary-la-difference-des-sexes-lecture-d-un-point-de-vuepsychanalytique-du-recit-biblique.pdf 356 Balmary, Marie. « Lire la différence des sexes », Revue Projets 287, 2005, https://www.revueprojet.com/articles/2005-4-lire-la-difference-des-sexes/. Balmès, François. « Sexuel », F. Balmès (dir.), Dieu, le sexe et la vérité, Toulouse, Érès, 2007, 81-133. https://www.cairn.info/dieu-le-sexe-et-la-verite--9782749207599-page-81.htm. Baqué, Serge. « Honte, culpabilité et responsabilité », 18 juin 2015, http://www.chautard.info/2015/06/honte-culpabilite-et-responsabilite-par-serge-baque-pretre-etpsychologue.html. Barbeau-Lavalette, Anaïs. La femme qui fuit, Montréal, Éditions Marchand de feuilles, 2015. Basset, Lytta. Le pardon originel. De l’abîme du mal au pouvoir de pardonner, Genève, Labor et Fides, 1995. Baudry, Gérard-Henry. Le péché dit originel, Beauchesne, Paris, 2000. Beauchamp, Paul. « La création des vivants et de la femme. Lecture allégorique de Gn 2:15-24 », Institut catholique de Paris Département des études bibliques (dir.), La vie de la Parole, de l’Ancien au Nouveau Testament. Études offertes à Pierre Grelot, Paris, Desclée 1987, 107-120. Bechtel, Lyn. « Rethinking the Interpretation of Genesis 2,4b-3,24 », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, Sheffield Academic Press, Sheffield, [1993] 1997, 77-117. Beetschen, André. « L’accomplissement et l’atteinte », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1455-1527, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2003-5-page1455.htm. Belenky, Mary et al. Women’s Ways of Knowing. The Development of Self, Voice, and Mind, New York, Basic Books, 1986. Berder, Michel. « Chantiers exégétiques actuels sur saint Paul », Transversalités 114/2, 2010, 13-30. Bergo, Bettina. « On Emmanuel Levinas’s "And God Created Woman" : Some Reading Notes », Conférence donnée à l’University of Chicago Divinity School, 28 fevrier 2017. Blais, Martin. « Thomas d’Aquin… subversif ! », Texte inédit, Les Classiques des sciences sociales, Chicoutimi, Édition électronique de l’UQAC, 2014, http://classiques.uqac.ca/contemporains/blais_martin/thomas_dAquin_subversif/thomas_dAquin_ subversif.html. Bledstein, Adrien Janis. « Are Women Cursed ? », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, Sheffield Academic Press, Sheffield, 1997 [1993], 142-145. 357 Boehringer, Sandra. L’Homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, Les Belles Lettres, 2007. Boer, Roland. « The Fantasy of Genesis », Biblical Interpretation 14/4, 2006, 309-331. Bogaert, Pierre-Maurice. « Les bibles d’Augustin », Revue Théologique de Louvain 37/4, 2006, 513-531. Bonhoeffer, Dietrich. Création et chute. Exégèse théologique de Gn 1-3 Paris, Bayard, [1937] 2006. Børrensen, Kari Elisabeth. Subordination et équivalence, nature et rôle de la femme d’après Augustin et Thomas d’Aquin, Paris, Mame, 1968. Børrensen, Kari Elisabeth. « Jean-Paul II et les femmes », Lumière et Vie 52, 2003, 57-69. Bottero, Jean. « La naissance du péché », Initiation à l’Orient ancien, Paris, Le Seuil, 1992. Brassier, Vanessa. Le ravage du lien maternel, Paris, L’Harmattan, 2013. Brousse, Marie-Hélène. « Qu’est-ce qu’une femme ? », Colloque Qu’est-ce qu’une femme, le Pont freudien, 18 février 2000, http://pontfreudien.org/content/marie-h%C3%A9l%C3%A8nebrousse-quest-ce-quunefemme?fbclid=IwAR2QpwacLPyf5iJE3TGw9dFRyqGLDtieJW6tYqpIP_xFNsKDYFYTzYHat wc. Brousse, Marie-Hélène. « La maternité, ravage du féminin », Colloque La Cause Du Désir, École de la Cause freudienne, La cause du désir 103/3, 2019, 53-59, https://www.cairn.info/revue-lacause-du-desir-2019-3-page-53.htm. Bussières, Valérie. « Femme, l’os de la création divine », Colloque Femmes en psychanalyse du 16-17 novembre 2019, École de la cause freudienne, 10 juin 2019, https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/06/10/femme-los-de-la-creation-divine/. Calloud, Jean. « Pour une analyse sémiotique de la Genèse 1 à 3 », L. Derousseaux (dir.), La création dans l’ancien Orient, Congrès de l’ACFEB, Lilles 1985, Paris, Cerf 1987, 501-513. Calvin, Jean. « Le livre de la Genèse », Commentaires vol. 1, Genève, Labor et Fides, 1960. Camus, Pierre. « Le mythe de la femme chez Saint Thomas », Revue Thomiste, T. LXXVI, 1976, 243-265. Capelle, Catherine. Thomas d’Aquin féministe ?, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1982. Caquot, André. « I Hénoch », A. Dupont-Sommer et M. Philonenko (dir.), La Bible, Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987, 468-629. 358 Cardinal, Marie. Autrement dit, Paris, Grasset, 1977. Cassuto, Umberto. A Commentary on the Book of Genesis, Jerusalem, Magna Press, 1961. Castiglioni, Luca. Filles et fils de Dieu. Une manière d’articuler égalité baptismale et différence sexuelle, Paris, Cerf, 2020. Catéchisme de l’Église catholique, Paris, Bayard, Cerf, Mame, Ed. Poche, 1999. Causse, Jean-Daniel. « Loi de vie et loi de mort : où passe la frontière qui les distingue », Revue des sciences religieuses 82/3, 2008, 361-370. Chaignot, Nicolas. La servitude volontaire aujourd’hui, Paris, PUF, 2012. Chavarin, Olivier. « À propos de Marie "Mère de Dieu" », testimonia.fr, 2011, https://testimonia.fr/a-propos-de-marie-mere-de-dieu/. Chemama, Roland et Bernard Vandermersch. Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 1998. Chiriaco, Sonia. « Le vide et le rien », femmesenpsychanalyse.com, 30 avril 2019, https://www.femmesenpsychanalyse.com/2019/04/30/le-vide-et-le-rien/. Chollet, Mona. Sorcières : la puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, 2018. Chouraqui, André. « Jardin en ‘Édèn », Lévangile, https://www.levangile.com/Bible-CHU-1-2-1complet-Contexte-oui.htm. Claudel, Paul. Apprenez-nous à prier, Paris, Gallimard, 1942, Clines, David J.A. What Does Eve Do To Help ? And Other Readerly Questions to the Old Testament, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1994. Coblence, Françoise. « La chose, un reste inassimilable », Conférence du 18 décembre 2014, publiée le 9 janvier 2015 par La Société psychanalytique de Paris, http://www.spp.asso.fr/wp/?p=9163. Cojean, Annick. « Françoise Héritier : "Il faut anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible" », Le Monde, 5 novembre 2017, https://www.lemonde.fr/societe/article/2017/11/05/francoiseheritier-j-ai-toujours-dit-a-mes-etudiantes-osezfoncez_5210397_3224.html?xtref=https://t.co/4ZD0ZgzLPh&utm_campaign=Lehuit&utm_medi um=Social&utm_source=Twitter. Couture, Denise. « L’antiféminisme du "nouveau féminisme" préconisé par le Saint-Siège », Recherches féministes 25/1, 2012, 15-35. Cyrulnik, Boris. Mourir de dire. La honte, Paris, Odile Jacob, 2010. 359 Daly, Mary. Le deuxième sexe. Contexte, Tours, Mame, 1969. David, Robert. « L’exégèse des récits bibliques de la création, miroir d’un questionnement », Théologiques 2/1, 1994, 45-60. David, Robert. « L’analyse syntaxique, outil pour la traduction biblique : le cas des cohortatifs », R. David et M. Jinbachian (dir.), Traduire la Bible hébraïque. De la Septante à la nouvelle Bible Segond, Montréal, Médiaspaul, 2005, 275-318. David, Robert. Déli_l’Écriture. Paramètres théoriques et pratiques d’herméneutique du procès, Montréal, Médiaspaul, 2006. Delassus, Jean-Marie. Le corps du désir : Psychanalyse de la grossesse, Paris, Dunot, 2010. Delessert, Thierry. « Christine Bard (dir.) : Les féministes de la première vague », Nouvelles Questions Féministes 36/1, 2017, 118-121. Descarries-Bélanger, Francine et Christine Corbeil. « La maternité : un défi pour les féministes », Revue internationale d’action communautaire 18/58, 1987, 141-152, https://www.erudit.org/en/journals/riac/1987-n18-riac02292/1034274ar.pdf. Deshayes, Olivier. Le désir féminin ou l’impensable de la création, Paris, L’Harmattan, 2010. Desloges, Josiane. « Habillement des religieuses : le dernier voile », Le soleil, 28 mars 2010, https://www.lesoleil.com/actualite/habillement-des-religieuses-le-dernier-voile4e1f36adb2e39b9a9d2411676dc84852. Didyme l’Aveugle. Sur la Genèse, Paris, Cerf, Coll. Sources chrétiennes 233, 1977. Dogniez, Cécile et Marguerite Harl. Le pentateuque. La Bible d’Alexandrie, Paris, Gallimard, 2001. Dorival, Gilles, Marguerite Harl et Olivier Munnich. La Bible grecques des Septante, Paris, Cerf, 1988. Driver, Samuel R. The Book of Genesis. Westminster Commentaries, London, Metheum, 1911. Duchêne, Laurence, Marie Fontana, Adèle Ponticelli et al. « L’IVG, quarante ans après », Vacarme 67/2, 2014, p. 1-23, https://www.cairn.info/revue-vacarme-2014-2-page-1.htm. Ducruet, Diane. La Chair interdite, Paris, Alban Michel, 2014. Dumeige, Gervais. Textes doctrinaux du Magistère de l’Église sur la foi catholique, Paris, édition de l’Orante, 1982. Dupont-Sommer, André et Marc Philonenko (dir.). La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987. 360 Edwards, Katie. Sex and The Garden: Representations of Eve in Postfeminist Popular Culture, Thèse, Sheffield, University of Sheffield, 2008. Eisenberg Josy et Armand Abecassis. Et Dieu créa la femme. A Bible ouverte II, Paris, Albin Michel, 1979. El Moujabber, Farid. « Posthumain, où es-tu ? La condition humaine entre manque et totalité », Théologiques 19/2, 2011, 189-207. Eliacheff, Caroline et Nathalie Heinich. Mères-filles, une relation à trois, Paris, Albin Michel, 2002. Eryoruk, Zehra. « Tabou de la virginité et suture de l’hymen », Conférence donnée au Forum du champ lacanien de Liège du 26 septembre 2009, http://xn--lacan-lige-66a.be/wpcontent/uploads/2018/08/ZEHRA.pdf. Fabris, Rinaldo. La femme dans l’Église primitive, Paris, Nouvelle Cité, 1987. Fainsilber, Liliane. « De Freud à Lacan, la question de la sublimation, À propos du das Ding des religieux et des mystiques (Suite) », Le goût de la psychanalyse, http://www.le-gout-de-lapsychanalyse.fr/?p=428. Fajnwaks, Fabian. « Féminismes en mouvement », La Cause Du Désir 103/3, 2019, 136-149, https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2019-3-page-136.htm. Ferrant, Alain. « La honte et l’emprise », Revue française de psychanalyse 67/3, 2003, 1781-1787, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2003-5-page-1781.htm. Fèvre, Justin. Histoire apologétique de la Papauté, depuis Saint Pierre jusqu’à Pie IX, Paris, Vivès, 1878. Fierens, Christian. « Plus que de raison. Le féminin et la psychanalyse », La clinique lacanienne 11/1, 2006, 27-42. Fodor, A. « The Fall of Man in the Book of Genesis », American Imago 11/2, 1954, 203-231. Foh, Susan T. « What is the Woman’s Desire ?⁠ », The Westminster Theological Journal 37/75, 1974, 376-83. Fortin, Anne. « Du sens à la signification : pour une théorie de l’acte de lecture en théologie », Laval théologique et philosophique 52/2, 1996, 327-338, https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1996-v52-n2-ltp2155/400994ar/. Fortin, Catherine. « Les nouvelles hystériques », Mauvaise Herbe, 10 mars 2017, http://www.mauvaiseherbe.ca/2017/03/10/les-nouvelles-hysteriques. 361 François (pape). Je vous salue Marie, Montrouge, Bayard, 2019. French, Marylin. Beyond Power : On Women, Men and Morals, New York, Ballantine Books, 1985. Freud, Sigmund. « La Négation », traduit de l’allemand par Henri Hoesli, Revue Française de Psychanalyse, 7/2, 1934, 174-177. http://psychanalyse-paris.com/1276-La-Negation.html. Freud, Sigmund. Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, [1917] 1962. Freud, Sigmund. Abrégé de psychanalyse, Paris PUF, [1940] 1967. Freud, Sigmund. La vie sexuelle, Paris, PUF, [1912] 1969. Freud, Sigmund. L’interprétation des rêves, Paris, PUF, [1899] 1993. Freud, Sigmund. L’inquiétant familier, traduction Olivier Mannoni, Paris, Payot et Rivages, Coll. Petite bibliothèque Payot, [1919] 2011. Freymann, Jean-Richard et Guy Chouraqui. « 2. La honte et son historique », J.R. Freymann (dir), De la honte à la culpabilité, Toulouse, Érès, 2010, 27-41. Froula, Christine. « When Eve Reads Milton : Undoing the Canonical Economy », Online Resources, Critical Inquiry 1984, 143-161, http://www.hu.mtu.edu/~rlstrick/rsvtxt/froula1.htm, et Critical Inquiry 10/2, 1983, 321-347, https://www.jstor.org/stable/1343353?seq=1#metadata_info_tab_contents. Froula, Christine. « Rewriting Genesis : Gender and Culture in 20th Century Texts », Tilsa Studies in Women’s Literature 7/2, 1988. Funke, Max. Sind Weiber Menschen ? Mulieres homines non sunt. Studien und Darlegungen auf Grund wissenschaftlicher Quellen, Halle, Marhold, 1910. Garand, Marie-Ève. Sectaire et "inter-dit" : introduction à la dimension du croire dans l’écoute du dire des personnes en cause dans le sectaire, Thèse, Université de Montréal, 2013. Geffré, Claude. « Préface », W. Jeanrond, Introduction à l’herméneutique théologique, Paris, Cerf, 1995. Germain, Sylvie. « La morsure de l’envie : une contrefaçon du désir », M. de Solemne (dir.), Entre désir et renoncement, Paris, Albin Michel, 1999, 47-75. Gilbert, Pierre. Une Théorie de la légende. Hermann Gunkel et les légendes de la Bible, Paris, Flammarion, 1979. Goarzin, Maël. « Saint Augustin et le bonheur conjugal: recherche du plaisir et sanctification », Comment vivre au quotidien ?, 15 janvier 2019. 362 Gounelle, André. Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du process, Paris, Van Dieren, 2010. Granger, Alice. « Seule, une femme. Julia Kristeva », e-litterature.net, http://www.elitterature.net/publier2/spip/spip.php?article477. Green, André. Le complexe de castration, Paris, PUF, Que sais-je, 2007, 4-8, https://www.cairn.info/le-complexe-de-castration--9782130560173-page-4.htm. Green, André. « Énigmes de la culpabilité, mystère de la honte », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1639-1653, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse2003-5-page-1639.htm. Greenblatt, Stephen. Adam et Ève. L’Histoire sans fin de nos origines, Paris, Flammarion, 2017. Grenet, Sophie. « L’aliénation dans l’enseignement de Jacques Lacan. Introduction à cette opération logique et à ses effets dans la structure du sujet », Tracés, Consentir : domination, consentement et déni 14, 2008, 153-173. Grenier, Louise. « Psychanalyse et féminisme » S. Harel (dir.), Résonances, Montréal, Liber, 1998. Grenier, Louise. « L’étonnement du féminin », L’Étonnement, Montréal, Liber, 2000, 121-142. Grenier, Louise. « Le sexe malentendu. Regards sur la sexualité féminine en psychanalyse », F. Peraldi (dir.), L’Autre et le temps. Séminaire 1982-1985, Montréal, Liber, 2007, 229-246. Golliau, Catherine. « La part d’ombre de Jean-Paul II », Le Point, 2 avril 2020, https://www.lepoint.fr/culture/la-part-d-ombre-de-jean-paul-ii-02-04-2020-2369911_3.php. Guillaume, Agnès et Clémentine Rossier. « L’avortement dans le monde. État des lieux des législations, mesures, tendances et conséquences », Population 73/2, 2018, 225-322, https://www.cairn.info/revue-population-2018-2-page-225.htm. Guillaumin Jean. « La honte, la culpabilité et le statut du tiers entre affect et représentation », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1593-1597, https://www.cairn.info/revue-francaisede-psychanalyse-2003-5-page-1593.htm. Guillaumont, Antoine et al. L’Évangile selon Thomas, Paris, PUF, 1959. Guindon, André. « Pour une éthique du vêtement ou de la nudité », Laval théologique et philosophique 50/3, 1994, 555-574. https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1994-v50-n3ltp2150/400871ar.pdf. Gunkel, Hermann. The Stories of Genesis, Oakland, Biblical Press, 1994. 363 Gunkel, Hermann. Genesis. Göttinger Handkommentar zum Alten Testamenten, I.1, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1910. Guyomard, Dominique. L’entre-mère-et-fille. Du lien à la relation, Paris, PUF, 2009. Harl, Marguerite. La Bible d’Alexandrie, T.1 La Genèse, Paris, Cerf, 1986. Heidegger, Martin. Être et temps, traduction française de Emmanuel Martineau – Édition numérique hors commerce, 1985, http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf. Higgins, Jean M. « The Myth of Eve : The Temptress », JAAR 44/4, 1976, 639-647. Horvilleur, Delphine. En tenue d’Ève, Paris, Grasset, 2013. Horvilleur, Delphine. Comment les rabbins font les enfants, Paris, Grasset, 2015. Horvilleur, Delphine. Souviens-toi de m’oublier : le trou de mémoire comme condition de la mémoire, Colloque Gypsy, 8 décembre 2017, http://www.gypsycolloque.com/articles/conference-du-rabbin-delphine-horvilleur/. Horvilleur, Delphine. « La lettre féminise », La cause du désir 104/1, 2020, 101-105, https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2020-1-page-101.htm Horvilleur, Delphine. Le rabbin et le psychanalyste, Paris, Hermann, 2020. Houziaux, Alain. Ces péchés capitaux… si capiteux, Paris, Desclée de Brouwer, 2011. Houziaux, Alain. Le mythe d’Adam et Ève, Paris, Cerf, 2013. Huston, Nancy. Bad girl, Arles, Acte Sud, 2014. Huzarewicz, Helen. Le rôle de la femme dans le théâtre de Paul Claudel, Thèse, Whitesboro, Whitesboro Central School, 1964. Israël, Lucien. Boiter n’est pas pécher, Paris, Denoël, 1989. Israël, Lucien. Le désir à l’œil, Paris, Arcanes, 1994. Israël, Lucien. La Jouissance de l’hystérique. Séminaire 1974, Paris, Seuil, coll. Point/essai, 1999. Janin, Claude. « Pour une théorie psychanalytique de la honte (honte originaire, honte des origines, origines de la honte) », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1657-1742, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2003-5-page-1657.htm. Jeammet, Nicole. Le plaisir et le péché. Essai sur l’envie, Paris, Desclée De Brouwer, 1998. 364 Jean-Paul II. La théologie du corps, l’amour humain dans le plan divin, introduction, traduction, index, tables et notes par Yves Semen, Paris, Cerf, 2014. Jeanrond, Werner. Introduction à l’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 1991. Jobling, David. « The Myth Semantic of Genesis 2:4b-3:24 », Semeia 18, 1980, 41-59. Kalfa, Ariane. Contre l’idole. La Genèse, Paris, L’Harmattan, 2003. Kessaci, Lyasmine. « Mal de mère : la "vraie" femme », Cliniques méditerranéennes 92/2, 2015, 97-108, https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2015-2-page-97.htm. Kikawada, Isaac M. « Two Notes on Eve », Journal of Biblical Literature 91/1, 1972, 33-37, http://www.jstor.org/stable/3262918. Korf-Sausse, Simone. « Préface », S. Freud, L’inquiétant familier, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2011. Kristeva, Julia. Seule une femme, La Tour d’Aigue, Éditions de L’Aube, 2007. Kristeva, Julia. Julia Kristeva lit « le deuxième sexe » 60 ans après, 2009, http://www.kristeva.fr/deuxiemesexe.html. Kristeva, Julia. « La maternité au carrefour de la biologie et du sens », 11e colloque Médecine et psychanalyse : Le statut de la femme dans la médecine : entre corps et psyché, 2010. Kristeva, Julia. « L’érotisme, entre chair et sens », Le Point-Références, 28 octobre 2010, http://www.kristeva.fr/sexe-et-religion.html. Kristeva, Julia. « La reliance, ou de l’érotisme maternel », Revue française de psychanalyse 75/5, 2011, 1559-1570, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2011-5-page1559.htm. Lacan, Jacques. Écrits, Paris, Seuil, ou Écrits I et II, Paris, Seuil, Coll. Points, [1966] 1971. Lacan, Jacques. Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. Lacan, Jacques. Séminaire III. Les psychoses, Paris, Seuil, 1981. Lacan, Jacques. Séminaire IV. La relation d’objet, Paris, Seuil, 1998. Lacan, Jacques. Séminaire VI. Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013. Lacan, Jacques. Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986. Lacan, Jacques, Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, Coll. Points, 1973. 365 Lacan, Jacques. Séminaire XIII. Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005. Lacan Jacques. Séminaire XIV. La logique du fantasme, inédit, 1966-1967. Lacan, Jacques. Séminaire XVI. D’un Autre à l’Autre, Paris, Seuil, 2006. Lacan, Jacques. Séminaire XVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant, inédit, 1970-1971, leçon du 9 juin 1971, http://www.gnipl.fr/Recherche_Lacan/2013/08/23/lxviii-dun-discours-quine-serait-pas-du-semblant-1970-1971-lecon-du-9-juin-1971/. Lacan, Jacques. Séminaire XX. Encore, Paris, Seuil, Coll. Points, [1975] 1999. Lacan, Jacques. Séminaire XXII. R.S.I., inédit, 1974-1975. Lacan, Jacques. Séminaire XXIII. Le sinthome, Paris, Seuil, 2005. Lacan, Jacques. Freud dans le siècle, conférence du 16 mai 1956 donnée à l’occasion du centenaire de la naissance de Freud. P.22, http://data.over-blogkiwi.com/1/33/83/93/20160110/ob_dfccfd_freud-dans-le-siecle-conference-de.pdf. Lacan, Jacques. « De James Joyce comme symptôme » conférence inédite du 6 janvier 1972 présentée par Henri Brévière dans la revue Le croquant 28, 2000 ; Version corrigée parue en 2012 sur le site de Patrick Vallas, http://www.valas.fr/Jacques-Lacan-de-James-Joyce-commesymptome%2c306. Lancel, Serge. « Augustin et la société féminine de son temps », S. Lancel et al. (dir.), Saint Augustin. La Numidie et la société de son temps, Bordeaux, Ausonius Éditions, 2005. Landolt, Adeline. « De-psy de là », Blog De-psy de-là, http://www.landolt.fr/psychanalyseparis6.fr/Le_blog_De-psy_de-la....html. Lanez, Émile. « Boris Cyrulnik : J’ai connu la honte », Le Point, 2 septembre 2010, https://www.lepoint.fr/societe/boris-cyrulnik-j-ai-connu-la-honte-02-09-2010-1234044_23.php. Lanser, Susan. « Feminist criticism in the Garden », Semeia 41, 1988. Laplanche, Jean et Jean-Bertrand Pontalis. « Après-coup », D. Lagache, (dir), Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, [1967] 1981. Laroche-Parent, Madeleine. « La Femme (dite Barrée) selon l’approche lacanienne », Philosophiques XII/1, 1985, https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/1985-v12-n1philoso1296/203277ar.pdf. Larousse, Virginie. « Pourquoi la femme fait peur ? », Entretien avec Michel Cazenave, Le monde des religions 60, juil/aout 2013, http://www.lemondedesreligions.fr/une/. 366 Laurin, Camille. « Phallus et sexualité féminine », Revue de la société française de psychanalyse 7, 1964, 15-54. Le Quintrec, Jean-Marie. La nostalgie d’une étoile, http://aphorismes-jean-marie-lequintrec.over-blog.com/2014/06/de-l-etymologie-du-desir.html. Leach, Edmund. Genesis as Myth, and Other Essay, London, Jonathan Cape, [1961] 1971. Lebrun, Jean-Pierre. « L’avenir de la haine », C.N. Pickmann (dir.), De la féminité, Toulouse, Érès, 2013. Lecuit, Jean-Baptiste. Le désir de Dieu pour l’homme. Une réponse au problème de l’indifférence, Paris, Cerf, 2007. Lecuit, Jean-Baptiste. « Violences de l’un », Études théologiques et religieuses, 93/1, 2018, 97-112, https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2018-1-page-97.htm Leguil, Clotilde. « De l’être à l’existence. L’au-delà du désir de reconnaissance chez Lacan », Consecutio rerum, 14 avril 2013, http://www.consecutio.org/2013/04/de-letre-a-lexistence-laudela-du-desir-de-reconnaissance-chez-lacan/. Leray, Pascale. « Au-delà de la parole : le dire rappelé à l’ex-sistence », L’en-je lacanien 23/2, 2014, 43-57, https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2014-2-page-43.htm. Lorriaux, Aude. « Les femmes musulmanes sont-elles forcées à porter le voile, comme on l’entend dire ? », Slate, 30 septembre 2016, http://www.slate.fr/story/124142/femmes-voileescoercition-pressions. Maïmonide, Moïse. Le guide des égarés, R. Levy (dir.), Lagrasse, Éditions Verdier, 2012. Major, René. « Préface », W. Granoff et F. Perrier, Le désir et le féminin, Paris, Aubier-Montaigne, 1979. Malabou, Catherine. « Le sens du « féminin » », Revue du MAUSS, 39/1, 2012, 236-244. Maldamé, Jean-Michel. Le péché originel. Foi chrétienne, mythe et métaphysique, Paris, Cerf, Coll. Cogitatio fidei n° 262, 2008. Mannoni, Octave. Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Seuil, 1969. Marchadour, Alain. Genèse, Paris, Bayard, 1999. Marie, Pierre. La croyance, le désir et l’action, Paris, PUF, 2011. Martin, François. Documents pour l’étude de la Bible, Les apocryphes de l’Ancien Testament, Paris, Létouzey et Ané, 1906, https://livresmystiques.com/partieTEXTES/Apocryphes/Henoch_Ethiopien.pdf. 367 Martin, Paul-Aimé. Vatican II, les seize documents conciliaires, Montréal/Paris, Fides, 1967. Martin-Mattera, Patrick. Théorie et clinique de la création, Paris, Economica, 2005. Martyna, Wendy. « Beyond the "He/Man" Approach: The Case for Nonsexist Language », Signs 5/3, 1980, 482-493, http://www.jstor.org/stable/3173588. Maruani, Bernard et Cohen Arazi, Albert. Midrach Rabba, Genèse T.1, Verdier, Lagrasse, 1987. McIntosh, Peggy. « Interactive Phases of Curriculum Re-vision ; a Feminist Perspective », Wellesley College, Center for Research on Women 124, 1983, 131-150. McKenzie, John L. « The Literary Characteristics of Genesis 2-3 », Theological Studies 15/4, 1954, 541-572. McKinley, Judith. « Bothering to Enter the Garden of Eden Once Again », Feminist Theology 19/2, 2011, 143-153. Méhu, Didier. « Augustin, le sens et les sens. Réflexions sur le processus de spiritualisation du charnel dans l’église médiévale », Revue historique 674, 2015/2, 271-302, https://www.cairn.inforevue-historique-2015-2-page-271.htm. Melançon, Louise. L’avortement dans une société pluraliste, Montréal, Éditions Paulines, 1993. Menès, Martine. « L’inquiétante étrangeté », La lettre de l’enfance et de l’adolescence 56/2, 2004, 21-24, https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2004-2-page21.htm. Meschonnic, Henri. Au commencement. Traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002. Meyer, Carol. Discovering Eve. Ancient Israelite Women in Context, New York/Oxford, Oxford University Press, 1988, Miller, Casey et Kate Swift. Words and Women, New York/Garden City, Doubleday/Anchor Press, 1976. Miller, Jacques-Alain. « Médée à mi-dire », Lettre mensuelle 122, sept.-oct. 1993. Miller, Jacques-Alain. « Les six paradigmes de la jouissance », site La cause freudienne, avril 2015, http://www.causefreudienne.net/wp-content/uploads/2015/04/JAM-Six-paradigmesjouissance.pdf. Millot, Catherine. « Préface », F. Balmès, Dieu, Le sexe et la vérité, Toulouse, Érès, 2007. Milne, Pamela. « Eve and Adam : Is a Feminist Reading Possible ? », BibRev 4, 1988, 121-139. 368 Milne, Pamela. « The Patriarchal Stamp of Scripture : The Implications of Structural Analysis for Feminist Hermeneutics », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis. Sheffield, Sheffield Academic Press, [1993] 1997. Milton, John. Paradise Lost, Édition numérique New Art Library, http://www.paradiselost.org/. Milton, John. Le paradis perdu de Milton, traduction de François-René de Chateaubriand, Paris, Renault & Cie, 1861, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5452523p/f10.image. Misrahi, Robert. « Le libre désir : un mouvement vers la joie », M. de Solemne (dir.), Entre désir et renoncement, Albin Michel, 1999, 13-46. Moberly, Robert. « Story in the Old Testament », Themelios 11/3, 1986, 77-82. Molière. Les Fourberies de Scapin, Acte II, Scène 7, 1671. Molière. Le Tartuffe, ou l’Imposteur, Acte III, scène 2, 1669. Moscovitz, Jean-Jacques. « Côte d’Adam, sexuation et désir du psychanalyste », Psychanalyse actuelle Mars 2007, http://www.psychanalyseactuelle.com/textes/cote-d-adam-sexuation-et-desirdu-psychanalyste. Mourgère, Isabelle. « Journée internationale des filles : naître fille, la malédiction qui perdure », TV5Monde, Série Terriennes, 11 octobre 2019, https://information.tv5monde.com/terriennes/journee-internationale-des-filles-naitre-fille-lamalediction-qui-perdure-320830. Muniche, Adrienne. « Notorious signs, feminist criticism and literary tradition », G. Green et C. Kahn (dir.), Making a Difference, London, Routledge, 1985. Muraoka, Takamitsu. Emphatic Words and Structures In Biblical Hebrew, Jerusalem, The Magmes Press, 1985. Natanson, Jacques. « Lectures psychanalytiques de la Bible de Freud à nos jours », Imaginaire et Inconscient 11/3, 2003, 7-16, https://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2003-3page-7.htm. Néron, Josée. « Foucault, l’histoire de la sexualité et la condition des femmes dans l’Antiquité », Les Cahiers de droit 36/1, 1995, 245-291, https://www.erudit.org/fr/revues/cd1/1995-v36-n1cd3802/043329ar.pdf?fbclid=IwAR0Gwrf0JRJAGSm0OvIOF9PkqwPK7gwAlaeT3W_BMPbut Rt46ICq83oqrhE. Nguyên, Albert. « Cette vérité qui dérange », L’en-je lacanien 2/1, 2004, 83-10, https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2004-1-page-83.htm. 369 Nguyên Albert. « Aujourd’hui, humaine la honte », Essaim 41/2, 2018, 31-41, https://www.cairn.info/revue-essaim-2018-2-page-31.htm. Nguyen, Michaël. « Les enfants tués pour "faire chier" leur mère », TVA Nouvelles, 06 octobre 2015, https://www.tvanouvelles.ca/2015/10/06/les-enfants-tues-pour-faire-chier-leur-mere. Niccacci, Alviero. The Syntax of The Verb in Classical Hebrew Prose, Sheffield, JSOT Press, Supplement Serie 86, 1990. Noyon-Collier, Laurent. La mort comme origine, Thèse, Université Nice Sophia Antipolis, 2014, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01176599/document. Nusinovici, Valentin. « Dossier de préparation du Séminaire d’été 2015 », À propos du Séminaire XXIV. Commentaire de la leçon 10, https://www.freudlacan.com/getpagedocument/10641. Oh, Jea Sophia, « Hybridity of Kuanyin and Mary, Maternal Sacrifice and Salvation : A Comparative Theological Study », The Journal of Inter-Religious Dialogue 9/5, 2012, 18-24. Olivier, Lydwine. Analyse processuelle de Genèse 2:4b -25. Incidences herméneutiques et théologiques, Mémoire, Université de Montréal, 2009. Olivier, Lydwine. « La place de la femme dans le récit de la création (genèse 2) », L’Autre parole 130, 2011, https://www.lautreparole.org/la-place-de-la-femme-dans-le-recit-de-lacreation-genese-2/. Olivier, Lydwine. « À l’écoute de la réception de Genèse 3 : une place pour une femme désirante », Ouvertures 1, octobre 2013, https://ceinr.com/revue-ouverture/2017/4/2/-lcoute-dela-rception-de-gense-3-une-place-pour-une-femme-dsirante. Oort, Johannes van. « Manicaean Women in Augustine’s Life and Works », Vigiliae Christianae 69, 2015, 312-326. Origène. Homélie sur St Luc, Paris, Cerf, Coll. Sources chrétiennes 87, 1962. Ovide, Les métamorphoses, Traduction de Marie Cosnay, Paris, Éditions de l’Ogre, 2017. Parat, Hélène. « Préface », H. Parat (dir.), Sein de femme, sein de mère, Paris, PUF, 2011, 11-20, https://www.cairn.info/sein-de-femme-sein-de-mere--9782130585695-page-11.htm. Pardes, Ilana. The Biography of Ancient Israel: National Narratives in the Bible, Berkeley, University of California Press, 2000. Parker, Kim Ian. « Mirror, mirror on the wall, Must We Leave Eden, Once and For All ? A Lacanian Pleasure Trip Through the Garden », JSOT 83, 1999, 19-29. 370 Parmentier, Élisabeth. L’écriture vive. Interprétation chrétienne de la Bible, Genève, Labor et Fides, 2004. Paul, André. La littérature intertestamentaire, septembre 2003, https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/la_litterature_intertestamentaire.asp. Pedotti, Christine. Jésus, l’homme qui préférait les femmes, Paris, Albin Michel, 2018. Penaranda, Albane. « Nuit – Les Femmes et la Psychanalyse », Entretien 1/3 avec Sarah Chiche et Catherine Millot, France Culture, 21 avril 2019, https://www.franceculture.fr/emissions/lesnuits-de-france-culture/nuit-les-femmes-et-la-psychanalyse-12-entretien-13-avec-sarah-chiche-etcatherine-millot-1ere. Penna, Romano. « Le féminisme de Saint Paul », L’Osservatore Romano, 1er décembre 2018, http://www.osservatoreromano.va/fr/news/le-feminisme-de-saint-paul. Perrault, Laura-Julie, « Violence contre les femmes : l’autre épidémie », La Presse, 10 mars 2020, https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/202003/09/01-5263931-violence-contre-lesfemmes-lautre-epidemie.php. Perrin, André. « Thomas d’Aquin féministe ? À propos d’un livre de Catherine Capelle », À propos d’un livre de Catherine Capelle », Cahiers philosophiques 49, 1991, http://philo.pourtous.free.fr/Articles/A.Perrin/stthomasfemme.htm. Perrot, Michèle. « Préface », C. Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme. Paris, Fayard, 1999. Peterson, Erik. Pour une théologie du vêtement, Lyon, Éditions de l’Abeille, 1943. Philon d’Alexandrie. De opificio mundi, Traduction Roger Arnaldez, Paris, Cerf, 1961. Piron, Sylvain. « Note sur le commentaire sur la Genèse publié dans les œuvres de Thomas d’Aquin », Oliviana 1, 2003, https://journals.openedition.org/oliviana/22. Piskorowski, Anna. « In Search of the Father : a Lacanian Approach to Genesis 2-3 », P. Morris et al. (dir.), A Walk in the Garden : Biblical, Iconographical and literary Images of Eden, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1992, 310-318. Pomicino, Laura, Patrizia Romito, Vicenta Escribà-Agüir et al. « Est-ce que je peux choisir ? Violence contre les femmes et décisions reproductives », Nouvelles Questions Féministes 32/1, 2013, 29-45. https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2013-1-page-29.htm Pons, Anne-Marie « Des femmes, je ne sais rien… », Filigrane 12/1, 2003, 107-118, https://spip.teluq.ca/filigrane/squelettes/docs/vol12_no1_printemps/8_PONS.pdf. Porter, Isabelle. « Port du voile. Les motifs derrière les apparences », Le Devoir, 23 septembre 2013, https://www.ledevoir.com/societe/388157/port-du-voile-les-motifs-derriere-les-apparences. 371 Prieur, Jean-Marc. « Les écrits apocryphes chrétiens », Cahier Évangile 148, juin 2009, 32-34, https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/870.html. Pruss, Alexander R. « Sexual ethics and Theology », The thomist 64/1, 71-100. Putman, Iris Francine. The Dawn of Eve and the Etiology Of Myth, Master of Arts’ Thesis, Sacramento, California State University, 2009. Quin, Elisabeth. « Delphine Horvilleur et Christine Angot explorent comment le désir féminin a été muselé », Madame Figaro, 15 novembre 2015, http://madame.lefigaro.fr/societe/delphinehorvilleur-et-christine-angoteloge-du-feminin-061115-109556. Rachi, La Bible. I. Le Pentateuque, Introduction et annexes de Gilbert Werndorfer. Paris, Cerf, 2019. Ricœur, Jean-Paul. Honte et culpabilité », 5 mai 2007, http://www.groupe-regional-depsychanalyse.org/petitebiblio/HONTE_ET_CULPABILITE.pdf Rooke, Deborah W. « Feminist Criticism of the Old Testament : Why Bother ? », Feminist Theology 15/2, 2007, 160-174. Rad, Gerhard von. Genesis - A Commentary, Philadelphia, Westminster Press,1973. Radford-Ruether, Rosemary. « Feminist Interpretation of the Bible : a Method of Correlation », L. Russel. (dir.), Feminist Interpretation of the Bible, Feminist Interpretation of the Bible, Philadelphia, Westminster Press, 1985. Rashkow, Ilona. Taboo or Not Taboo: Sexuality and Family in the Hebrew Bible, Minneapolis, Augsburg Fortress, 2000. Rossi, Guido. « Statut juridique de la femme dans l’histoire du droit italien », La femme. Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, XII, Bruxelles, Société Jean Bodin, 1959. Rubin, Miri. Mother of God : A History of the Virgin Mary, Yale University Press, 2009. Ruff, Pierre-Yves. « Paul et les catégories culturelles de son temps », Théolib 32, 2012, http://www.theolib.com/paul.html. Saïd, Gabrielle. « Corps et désir : L’homme devant le sexe de son Origine (2/8) », Diacritik 4 avril 2017, https://diacritik.com/2017/04/04/corps-et-desir-lhomme-devant-le-sexe-de-sonorigine-28/. Saïd, Gabrielle. « Corps et désir : Une femme qui parle de sexe : Nina Léger ou l’expérimentation sextuelle (8/8) », Diacritik 18, janvier 2019, https://diacritik.com/2019/01/28/une-femme-quiparle-de-sexe-nina-leger-ou-lexperimentation-sextuelle-corps-et-desir-8-8/. 372 Sakenfeld, Katharine. « Feminist Uses of Biblical Materials », Feminist Interpretation of the Bible, Feminist Interpretation of the Bible, L. Russel. (dir,), Philadelphia, Westminster Press, 1985. Sampson, Ximena. « Avortement : un droit loin d’être acquis aux États-Unis », Radio canada, 15 juin 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1174534/ivg-avortement-etats-americainsrestrictions-cour-supreme. Sauret, Marie-Jean. « La fonction phallique serait ce qui permet de donner une signification phallique à la jouissance phallique » », J-M. Sauret et P. Bruno (dir.), Du divin au divan. Recherches en psychanalyse, Toulouse, Érès, Poche/Psychanalyse, 2014, 165-172. Saussure, Ferdinand de. Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1933. Saussure, Thierry de. « Un mythe originaire de la honte : Adam et Ève », Revue française de psychanalyse 67/5, 2003, 1849-1854, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse2003-5-page-1849.htm. Sawyer, Deborah. God, Gender and the Bible, London, Routledge, 2002. Scheler, Auguste. Dictionnaire d’étymologie française d’après les résultats de la science moderne, Bruxelles, Mucquart, 1873. Schnürer, Gustave. L’Église et la civilisation du moyen âge, T.2, Paris, Payot, 1935. Scholz, Susanne. « A Third Kind of Feminist Reading: Toward a Feminist Sociology of Biblical Hermeneutics », Currents in Biblical Research 9/1, 2010 9-32, http://cbi.sagepub.com/content/9/1/9. Schumacher, Michèle M. Féminisme et théologie du corps : la femme selon Jean-Paul II, 2015, http://www.laici.va/content/dam/laici/documenti/donna/teologia/francois/Theologie%20du %20corps%20-%20feminisme%20-%20MSchumacher.pdf. Schüngel-Straumann, Helen. « On the Creation of Man and Woman in Genesis 1-3 : The History and Reception of the Texts Reconsidered », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, Sheffield Academic Press, Sheffield, 1997 [1993], 53-76. Scotto di Vettimo, Delphine. La honte comme affect à l’origine de l’humanité et de la culture, conférence non datée, 1-9, http://www.psicopatologiafundamental.org/uploads/files/ii_congresso_internacional/simposios/ii _con._sp._la_honte_comme.pdf (10/09/2017). Sejournet, Claire, « Elles regrettent d’être mères », Psychologies, 26 mars 2020, https://www.psychologies.com/Famille/Etre-parent/Mere/Articles-et-Dossiers/Elles-regrettent-detre-meres#xtor=CS2-6-%5B31-03-2020%5D-%5B20:30%5D-%5BElles-regrettent-d-etremeres%5D 373 Semen, Yves. La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004. Siboni, Jacques. « Le désir est la métonymie du manque à être », 2006, Présenté à Paris le 15 septembre 2006 au Colloque Angoisse et désir, Centre de Recherche en Psychanalyse et Écritures, 2006, https://docplayer.fr/29493384-Le-desir-est-la-metonymie-du-manque-aetre.html. Sibony, Daniel. La haine du désir, Paris, Christian Bourgeois, 1978. Sibony, Daniel. L’autre incastrable : psychanalyse-écriture, Paris, Seuil, 1978. Sigaud, Dominique. La malédiction d’être fille, Albin Michel, 2019. Silveira Rosa, Fernando. Le réel comme impasse d’une lecture psychanalytique de l’expérience mystique : La voie de la théologie thérésienne, Thèse, Université de Montréal/Université de Strasbourg, 2020, http://www.theses.fr/s78119?fbclid=IwAR0iWVDVSVgJpp_q0dQVHGlyCAjP92AHC1zvpK2Y IaKuIBjKcTd6oCZ14xA. Siksou, Joyceline. « L’Effet-mère de Dominique Guyomard. L’entre-mère-et-fille. Du lien à la relation », Revue française de psychanalyse 75/3, 2011, 898-901, https://www.cairn.info/revuefrancaise-de-psychanalyse-2011-3-page-898.htm. Skinner, John. A Critical and Exegetical Commentary on Genesis, New York, Scribner, 1910. Skinner, John. Genesis, Edinburgh, T&T Clark, 1930. Snyder, Patrick. La femme selon Jean-Paul II, Montréal, Fides, 1999. Sofiyana, Agnès. « Tuchê et Automaton. Introduction à l’Introduction au séminaire sur La Lettre volée », La clinique lacanienne 8/1, 2005, 199-220. Solal, Jean-François. « L’effet-mère », Carnet/Psy, 147, 2010, 19-20, http://www.carnetpsy.com/article.php?id=1938&PHPSESSID=gafjuplmpith1hur66b30p28s3. Solano-Suárez, Esthela. « Lacan, les femmes », La Cause freudienne 79/3, 2011, 272-277, https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2011-3-page-272.htm. Sorge, Elga. Religion und Frau. Weibliche Spiritualität im Christentum, Stuttgart, Kohlhammer, 1985. St-Arnaud, Guy-Robert. « Théologie et psychanalyse ? Quels parcours, quelles scansions dans la lecture ? », A. Gignac et G.R. St-Arnaud (dir.), Théologiques 10/2, 2002, 5-11. St-Arnaud, Guy-Robert. « À-propos. Théologie et psychanalyse, que dit l’une au sujet de l’autre ? », A. Gignac et G.R. St-Arnaud (dir.), Théologiques 10/2, 2002, 13-23. 374 St-Arnaud, Guy-Robert. « Après-coup. Théologie et psychanalyse : que dit l’une au sujet de l’autre ? », A. Gignac et G.R. St-Arnaud (dir.), Théologiques 10/2, 2002, 159-216. St-Arnaud, Guy-Robert. « Mystique, expérience spirituelle et corps : éléments psychanalytiques pour la relecture d’un excès d’étrangeté », Théologiques 18/1, 2010, 241-265. St-Arnaud, Guy-Robert, Marie-Ève Garand et Jean-Paul Gilson. Expérience du croire et praxis d’écoute, 2009/2010, séminaire donné à la Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal. St-Arnaud, Guy-Robert. « La bordure de l’espace du désir en psychanalyse. Expérience et écoute du croire », Ouvertures 1, 2013, https://ceinr.squarespace.com/revue-ouverture/2017/7/2/labordure-de-lespace-du-dsir-en-psychanalyse-exprience-et-coute-du-croire. Stanton, Elisabeth C. The Woman’s Bible, Seattle, Pacific publishing Studio, 2010. Stavy, Yves-Claude. « Ève, Lilith, et ek-sistence », La Cause Du Désir 103/3, 2019, 87-90, https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2019-3-page-87.htm. Stitou, Rajaa. « Le regard et l’étranger », Champ psychosomatique 46/2, 2007, 115-125, 115-125, https://www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2007-2-page-115.htm. Stratton, Beverly. J. Out of Eden : Reading, Rhetoric and Ideology in Genesis 2-3, Journal for the Study of the Old Testament Supplement Series, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1995. Sublon, Roland. La lettre ou l’esprit, Paris, Cerf, 1993. Suenens, Léon-Joseph. Promotion apostolique de la religieuse, Paris, Desclée de Brouwer, 1960. Swidler, Leonard. « The Garden Of Eden Story, Source Of Often Misread Wisdom : A JewishChristian Dialogue », Journal of Ecumenical Studies, 46/2 2011, 143-149. Tertullien. La toilette des femmes, I, 1-2, Paris, Cerf, Coll. Sources chrétiennes 173, 1971. Thériault, Jean-Yves. « Le parcours de l’adam dans le jardin », Sémiotique et Bible 67, 1992, 12-33. Thériault, Jean-Yves. « L’Adam dans le jardin (Deuxième partie) », Sémiotique et Bible 68, 1992, 15-34. Thibaudeau, Laure. « Enserrer le réel », Psychanalyse, 20/1, 2011, 53-63. This, Bernard. Placenta et écriture, Mythes et fantasmes de la grossesse, séance 14, 1973, http://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/11_n-14-seance-de-travail-Mythes-etfantasmes-de-la-grossesse-vendredi-02-11-73-AM-2.pdf. 375 Tisseron, Serge. « De la honte qui tue à la honte qui sauve », Le coq Héron 184/1, 2006, 18-31, https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2006-1-page-18.htm. Thomas d’Aquin. Somme théologique, Paris, Edition numérique du Cerf, 1984, http://www.documentacatholicaomnia.eu/03d/12251274,_Thomas_Aquinas,_Summa_Theologiae_(Frere_Reginald),_FR.pdf Trible, Phyllis. « Depatriarchalizing in Biblical Interpretation », JAAR 41, 1973, p. 36 Trible, Phyllis. God and the Rhetoric of sexuality, Minneapolis, Fortress Press, 1978. Troots, Arie. « Reading for the Author’s Signature : Genesis 21.1-21 and Luke 15.11-32 as Intertexts », A. Brenner (dir.), A Feminist Companion to Genesis, Sheffield, Sheffield Academic Press, [1993] 1997, 251-259. Tysebaert, Évelyne. « Où fuir les mains des mères ? », Penser/Rêver 9, 2006. Vaillancourt, Philippe. « La Vierge et Marie Madeleine, une hypersexualisation aux antipodes », Présence, 2 mai 2019, http://presence-info.ca/article/academique/la-vierge-et-marie-madeleineune-hypersexualisation-aux-antipodes?fbclid=IwAR0TXoAZbKymdvr61EjKClELNkxMnU6U2nfS8dTCIJQJdMVXfSIEBc0npU. Vallet, Odon. « Note philologique : la gauche est-elle sinistre ? », Mots. Les langages du politique, 1990/22, 95-97, https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1990_num_22_1_1577. Van Laer, Werner (dir.), Léon-Joseph Suenens, Mémoires sur le Concile Vatican II, Leuven, Peeters, coll. Instrumenta Theologica, 2014. Vana, Liliane. « Béni sois-tu… qui ne m’as pas fait femme », Revue Tzafon 60, 2010, 93-129. Vana Liliane. « Les lois noaẖides. Une mini-Torah pré-sinaïtique pour l’humanité et pour Israël », Pardès 52/2, 2012, 211-236, https://www.cairn.info/revue-pardes-2012-2-page-211.htm. Vasse, Denis. Le temps du désir. Essai sur le corps et la parole, Paris, Seuil, 1969. Valas, Patrick. Le choix du désir et de la jouissance, 22 octobre 2014, http://www.valas.fr/Patrick-Valas-le-choix-du-desir-et-de-la-jouissance,336. Veyne, Paul. L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005. Vivès, Jean-Michel. « La vocation du féminin », Cliniques méditerranéennes 68/2, 2003, 193-205, https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2003-2-page-193.htm. Vogel, Dan. Eve -The First Feminist : John Milton’s Midrash on Genesis 3:6, 2012, https://www.semanticscholar.org/paper/Eve-The-First-Feminist%3A-John-Milton’s-Midrash-onVogel/16950585774bf4835887343e918b0c4ad7cff090 376 Vogels, Walter. Nos origines, Genèse 1-11, Québec, Bellarmin, 2000. Vouga, François. « Le corpus paulinien », Daniel Marguerat (dir.), Introduction au Nouveau Testament, Son histoire, son écriture, sa théologie, Genève, Labor et Fides, 4e édition 2008, 161-178. Wenham, Gordon J. Genesis 1-15, Waco, Word Books, 1987. Wénin, André. « Ève : quand la femme se laisse dire », Chemins de femmes Les Cahiers de Paraboles 4, 1998, 7-23. Wénin, André. D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain. Lecture de Genèse, 1:1-12:4, Paris, Cerf, 2007. Westermann, Claus. Genesis 1-11 : A Commentary, Minneapolis, Fortress Press, [1984] 1994. Wetzel, James. « Augustine’s Mythology of Sin », Cornell Colloquium in Medieval Philosophy, 2003, https://www.academia.edu/7046919/Augustines_Mythology_of_Sin. Wetzel, James. Augustine’s City of God. A Critical Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2012. Wevers, John W. Notes on the Greek text of Genesis, Atlanta, Scholars Press, 1993. Whitehead, Evelyn et James. Method in Ministry : Theological Reflection and Christian Ministry, Seabury, Seabury Press, 1980. Wolde, Ellen van. A Semiotic Analysis of Genesis 2-3, Assen, Van Gorcum, 1989. Wolde, Ellen van. Words become Worlds. Semantic studies of Genesis 1-11, Leiden, New York, Köln, Brill, 1994. Yee, Gale A. Poor Banished Children of Eve: Woman as Evil in the Hebrew Bible, Minneapolis, Augsburg Fortress Publishing, 2003. Zafiropoulos, Markos. La question féminine, de Freud à Lacan, Paris, PUF Coll. Philosophie d’aujourd’hui 2010. Zikmund, Barbara B. « Feminist Consciousness in Historical Perspective », Feminist Interpretation of the Bible, L. Russel (dir,), Philadelphia, Westminster Press, 1985. Zogbo, Lynell. « L’infinitif absolu en hébreu : au croisement entre l’exégèse, la linguistique et la traduction de la Bible », Conférence donnée à l’International Symposium on Exegesis and Bible Translation, Université Concordia, Montréal, 2010. (Texte fourni gracieusement par l’auteure). 377 Zogbo, Lynell. « "Walk the Walk and Talk the Talk" : Infinitive Absolutes in Biblical Hebrew, a Challenge for Bible Translators », conférence donnée à la Society of Biblical Literature, New Orleans, 2009. (Texte fourni gracieusement par l’auteure). Textes du Vatican Léon XIII. Quod apostolici muneris, 1878, Rome, Vatican. Léon XIII. Arcanum divinae, Lettre encyclique de sa sainteté le pape Léon XIII, sur le mariage chrétien, 1880, Rome, Vatican. Léon XIII. Rerum novarum, 1891, Rome, Vatican. Pie XI. Casti connubii, 1930, Rome, Vatican. Pie XII. Actes de SS. Pie XII, T. I, Paris, Maison de la Bonne Presse, 1949. Pie XII. Munificentissimus Deus, 1950, Rome, Vatican. Pie XII. « La place de la femme dans la société d’aujourd’hui », Discours aux participants au XIVe congrès international de l’union mondiale des organisations féminines catholiques, DC n° 1668, 1957. Paul VI. Lumen Gentium, 1964, Rome, Vatican. Paul VI. Gaudium et spes, 1965, Rome, Vatican. Paul VI. Clôture du Concile Vatican II, Message aux femmes, 8 décembre 1965. http://www.vatican.va/content/paul-vi/fr/speeches/1965/documents/hf_pvi_spe_19651208_epilogo-concilio-donne.html. Paul VI. « Allocution aux congressistes du Centre italien féminin. Les problèmes du mariage et de la famille », DC n° 1462, 1966. Jean-Paul II. À l’image de Dieu homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3, Paris, Cerf, 1980. Jean Paul II. Mulieris dignitatem - sur la dignité et la vocation de la femme à l’occasion de l’année mariale, Vatican, 1988, Rome, Vatican, http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_letters/documents/hf_jpii_apl_15081988_mulieris-dignitatem_fr.html. Jean-Paul II. Evangelium vitae, Lettre encyclique sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine, 1995, Rome, Vatican. 378 Benoit XVI. « Les femmes au service de l’Évangile », Audience générale, 14 février 2007, http://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/audiences/2007/documents/hf_benxvi_aud_20070214.html. Benoit XVI. Discours du pape, Congrès international "femme et homme, l’humanum dans son intégralité", 9 février 2008, http://www.vatican.va/content/benedictxvi/fr/speeches/2008/february/documents/hf_ben-xvi_spe_20080209_donna-uomo.html. Benoit XVI. Actes de Benoit XV, T.II, 1919-1920, Paris, Maison de la Bonne Presse. François (pape). Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, 2015, Rome, Vatican. Revues, journaux et sites internet sans auteurs Conférence des évêques de France. église.catholique.fr, http://www.eglise.catholique.fr/foi-etvie-chretienne/la-vie-spirituelle/la-bible/la-bible-chretienne.html. emBible. https://emcitv.com/bible/strong-biblique-hebreu-sheth-8352.html. Enseigne-moi. www.enseignemoi.com/bible/strong-biblique-grec-hamartano-264.html Huffington Post. « Le pape François a pris la défense d’Ève par rapport à Adam », 17/09/2015. https://www.huffingtonpost.fr/2015/09/17/pape-francois-eve-adam-bible_n_8152988.html. Journal de Québec. « En France, 121 femmes tuées en 2018 par leur conjoint ou excompagnon », 20 juillet 2019, https://www.journaldequebec.com/2019/07/10/en-france-121femmes-tuees-en-2018-par-leur-conjoint-ou-ex-compagnon. Le Blog. « La violence domestique tue plus de femmes que le cancer », 19 septembre 2019, https://www.blogsanteplus.com/psycho-sexualite/la-violence-domestique-tue-plus-de-femmesque-lecancer/?fbclid=IwAR36Fl7x3Ig0KkLxT0SraDkdS3Q15Pl2MarbqJUoo3iY1zPGGyojr_m0gE0. Le Parisien. « Une femme meurt toutes les 9 minutes d’un avortement clandestin », Entretien avec Véronique Séhier, 20 mai 2018, http://www.leparisien.fr/societe/veronique-sehier-unefemme-meurt-toutes-les-9-minutes-d-un-avortement-clandestin-dans-le-monde-20-05-20187725984.php. Médiapart. « #metoo : Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence », 4 novembre 2019, https://www.youtube.com/watch?v=QFRPci2wK2Y&fbclid=IwAR0PXBWWUv46gU2hz qx8oTx3Qc95R7Sm2dIMD6s6qoaSQbiBzO3gNhzpZY8&app=desktop 379 Parlons plaisir féminin. « La chair interdite », https://www.parlonsplaisirfeminin.com/la-chairinterdite/. Radio-Canada. « Être née fille est toujours une malédiction dans le monde », Entretien avec Dominique Sigaud, 11 octobre 2011, mn 9:42, https://ici.radiocanada.ca/premiere/emissions/penelope/segments/entrevue/137765/violences-filles-droits-egalitemonde. Radio Canada. « Une femme ou une fillette tuée tous les deux jours et demi au Canada », 30 janvier 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1149971/meurtre-femmes-feminicidecanada-2018-etude. Bibles Biblia Hebraica Stuttgartensia, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1997. Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1990. Bible nouvelle traduction, Paris/Montréal, Bayard/Mediapaul, 2001. Bible Osty, Paris, Seuil, 1973. emBible, https://emcitv.com/bible/strong-biblique-hebreu-sheth-8352.html. Traduction Œcuménique de la Bible, Paris/ Villiers le Bel, Cerf, Société biblique française, 2004. Dictionnaires et grammaires The Brown-Driver-Briggs Hebrew and English Lexicon, Peabody, Hendrickson, 2005. The Concise Dictionary of Classical Hebrew, Sheffield, Sheffield Press, 2009 Gesenius’ Hebrew Grammar – enrichie par Krautzsch & Cowley, Mineola, Dover Publications, 2006. English Dictionary & Thesaurus Collins, édition du 21ème Siècle, Glasgow, Harpers & Collins, 2003. 380 Illustrations Cades, Giuseppe. Adam et Ève, (1750 - 1799), Royal Academy Collection, https://www.google.com/search?q=Giuseppe+Cades,+Adam+et+%C3%88ve,+(1750++1799),+Royal+Academy+Collection&sxsrf=ACYBGNSe9XnQ4op6lT69OgsZEbbAYfEnA:1575909548022&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ved=2ahUKEwi-LrGgKnmAhVE0FkKHey1DqsQ_AUoAXoECAsQAw&biw=1920&bih=891#imgrc=Ny4G54oHOMCAM:. Granach le Vieux, Lucas. Adam et Ève, 1526, The Courtault Gallery, London, https://www.google.com/search?q=Lucas+Cranach+le+Vieux,+Adam+et+%C3%88ve&sxsrf=ACYBGN TLO4m_l4HwpgYOgIpKv2NHIz7ybA:1575903522581&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ved=2ahUKE wigoKeN6qjmAhUQhAKHa8CCIgQ_AUoAXoECAwQAw&biw=1920&bih=891#imgrc=1_TJZtdJfnK2qM:. Le Caravage. La Madone au serpent (ou Madone des palfreniers), 1605-1606, Rome, Collection Borghèse, Galerie Borghèse, https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Madone_des_palefreniers Le serpent et le fruit défendu, Détail d’une statut de la vierge, site de la médaille miraculeuse, https://www.medaille-miraculeuse.fr/meditation/regardons-notre-medaille-le-serpent.html. Rubens, Pierre Paul. The Immaculate Conception, Museo Nacional del Prado, https://www.museodelprado.es/en/the-collection/art-work/the-immaculate-conception/abea9a483712-4068-a0dd-c669005430d5. Vierge à l’enfant, Statut de Cascastel des Corbières – détail, https://biorestauro.fr/web/wpcontent/uploads/2018/09/detail-4.jpg. Films et chansons Doria, Enzo. « Adam et Ève, la première histoire d’amour », 1983. Stanton, Andrew. « Wall-E », Pixar, 2008. Sylvestre, Anne. « La Faute à Ève », J’ai de bonnes nouvelles, 1979, https://www.youtube.com/watch?v=8ZyhLqbTmOs. 381