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«Bilan a dynamisé l’info économique»

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De g. à dr.: Pierre Lamunière pose en 2004 avec le chef Philippe Rochat, le chancelier allemand Gerhard Schröder et l’éditeur Michael Ringier.
Pierre Lamunière se félicite de l’ouverture qui a traversé l’Europe dès 1989.
Avec Mario Soares, président du Portugal, lors du lancement de «Visão» en 1993.

Pierre Lamunière fait partie de ces entrepreneurs hors normes, tant il a su se réinventer plusieurs fois. Son groupe, Edipresse, est un exemple typique de ces entreprises qui ont aussi bâti un succès à l’international, une fois le marché suisse devenu trop petit. Quand il reprend la maison d’édition de son père Marc, Pierre Lamunière crée Bilan, rachète la Tribune de Genève , crée le Nouveau Quotidien puis lance l’idée du Temps . En parallèle, il commence son expansion internationale.

En 2012, il vend ses activités médias en Suisse à Tamedia pour environ 500 millions de francs. Il sort alors Edipresse de la bourse. Le groupe, dès lors entièrement en mains familiales, devient un family office qui ne publie plus ses chiffres. Il est maintenant actif dans trois secteurs: les médias, principalement en Europe de l’Est et en Asie, l’investissement dans des start-up et une activité de développement immobilier (en Suisse et à l’étranger).

L’entrepreneur, âgé aujourd’hui de 64  ans, a suivi l’émergence de la démocratie et l’ouverture qui a traversé l’Europe dès 1989. Et si c’était cela le grand apport de ces vingt-cinq dernières années? Interview à l’occasion de l’anniversaire de notre magazine.

Comment avez-vous créé Bilan? - -

En 1989, l’information économique était peu développée en Suisse romande. J’avais l’idée de lancer un magazine pour combler ce vide. J’ai appris alors que Jean-Louis Servan-Schreiber, l’éditeur français auteur de nombreux succès dont le magazine Psychologies , avait le même projet avec L’Agefi . Plutôt que de nous lancer dans une concurrence frontale, nous avons décidé de réunir nos forces.

Comment les choses se sont-elles passées au début? - -

Bilan a été rentable dès la première année, un cas très rare, et n’a jamais perdu d’argent, excepté en 2009 après la crise financière. C’était (ça l’est toujours) un magazine économique sérieux mais de proximité. Assez rapidement, nous avons racheté les parts de notre partenaire français.

L’information économique est devenue ensuite beaucoup plus répandue? - -

Oui, les quotidiens ont développé leur rubrique et Le Temps , dès sa création, a consacré beaucoup de pages à cette matière. Bilan a mis en route une dynamique positive en développant un contenu de proximité qui allait au-delà du travail d’agence.

Est-ce qu’il y avait déjà l’idée de marquer la différence avec la Suisse alémanique? - -

Oui, certainement. Les Romands lisent peu la presse alémanique et celle-ci, de toute manière, ne s’intéresse pas et sous-estime de manière chronique le développement de l’économie romande. Il y a encore un large public en Suisse alémanique qui nous considère comme la Grèce de la Suisse alors que la croissance de l’arc lémanique est supérieure à la moyenne suisse depuis bientôt dix ans.

A quoi attribuez-vous ce succès romand? - -

Tout d’abord à une prise de conscience renouvelée de la plupart des gouvernements cantonaux sur l’importance du développement économique couplé à un assainissement des finances publiques.

Il y a d’ailleurs dans ces domaines encore du travail à faire. La fiscalité des entrepreneurs reste l’une des plus élevées du monde, mais le trend va dans le bon sens. L’annonce de la baisse d’impôts sur les sociétés est une très bonne nouvelle, même si elle est le résultat de pressions extérieures. A cette occasion, de vrais hommes d’Etat se sont révélés, comme Pascal Broulis et Pierre-Yves Maillard dans le canton de Vaud, ou François Longchamp et David Hiler à Genève.

Ils ont réussi à dégager une vision commune pour l’avenir de leur canton au-delà de l’idéologie de leur parti respectif en n’hésitant pas à s’opposer à leurs coreligionnaires fondamentalistes. Le développement économique profite à tous, même aux plus démunis.

Et au-delà de la politique? - -

La Suisse romande bénéficie d’un tissu économique diversifié et d’activités tournées vers l’avenir: l’industrie du luxe, la biotechnologie, les institutions internationales et les fédérations sportives, le trading et le siège des multinationales.

L’EPFL a joué aussi un rôle très positif. Grâce à Patrick Aebischer, l’école a non seulement amené beaucoup d’argent dans la région et de la créativité académique, mais elle a fait beaucoup plus que cela. L’EPFL a amené de la fierté aux Romands qui doutaient trop d’eux-mêmes. Cela a contribué à rééquilibrer les choses dans nos rapports avec la Suisse alémanique.

Certes, mais beaucoup de start-up de l’EPFL sont rachetées par l’étranger et les activités médias d’Edipresse en Suisse ont été absorbées par Tamedia. - -

Tout d’abord, même s’il est préférable que les centres de décision ne s’expatrient pas, l’important, c’est le nombre de postes de travail qui restent sur place. Nous vivons dans un monde ouvert et la réputation d’excellence de la Suisse dans certains domaines amène aussi des entreprises étrangères dans notre région.

Il est vrai cependant que le tissu économique romand est essentiellement tourné vers l’exportation, car la base est souvent trop petite pour les sociétés tournées vers le marché intérieur. Là, les entreprises alémaniques gardent un avantage déterminant dans le processus de consolidation indispensable qui concerne la plupart des activités. Dans le cas d’Edipresse, il n’y avait pas d’alternative régionale, d’autant plus que la Commission de la concurrence nous interdisait d’absorber de nouveaux concurrents.

Voyez-vous l’économie romande plus forte que jamais? - -

Oui, nous traversons une période très positive. Mais attention, tout cela reste très fragile. Nous dépendons beaucoup de l’étranger, donc du maintien de conditions-cadres favorables, tels la libre circulation des gens et des capitaux, un environnement politique et légal stable, une fiscalité compétitive.

Du côté politique, on voit monter à droite et à gauche (à l’UDC comme au Parti socialiste) des chefs de parti qui voguent de plus en plus sur la vague populiste. Les résultats de la votation du 9 février sont préoccupants, tout comme les votations à venir dont celle sur l’impôt sur les successions. Si cette dernière venait à passer, vous pouvez dire adieu aux entreprises familiales avec toutes les conséquences que cela entraîne.

Etes-vous inquiet? - -

Il faut tout de même se souvenir que nous sommes plutôt bien lotis. Les pays qui nous entourent ont nos problèmes à la puissance 10. Mais rien n’est acquis et il faut rester vigilant.

Je suis cependant très soucieux de voir l’UDC et le Parti socialiste prêts à affaiblir le tissu économique pour des raisons électoralistes. Il est vrai qu’il y a aussi une évolution de l’opinion publique qui ne va pas dans le sens d’un développement des emplois.

Par exemple? - -

Il faudrait encourager l’immigration positive, accueillir à bras ouverts tous ceux qui veulent venir travailler ici et dont nous avons besoin pour les entreprises et pour les services de santé. Ils participent positivement à notre richesse et à notre bien-être. Par contre, la faiblesse dans le traitement des délinquants étrangers par la gauche rose- verte est une gifle pour les étrangers bien intégrés.

C’est insupportable d’un point de vue éthique. La sécurité est le premier droit démocratique. La naïveté des uns crée le terreau malsain des autres. Ensemble, ils sapent allègrement ce qui a fait notre force: l’ouverture aux autres, la sécurité et la stabilité du système juridique.

Comment le concept d’influence a-t-il évolué ces vingt-cinq dernières années? - -

Les réseaux des partis politiques, comme ceux des radicaux dans le canton de Vaud, se sont affaiblis. Par exemple la BCV, dont je suis administrateur, est gérée de manière très indépendante, même si le Conseil est nommé par le gouvernement. D’une manière générale, l’influence de toutes les institutions – Eglise, syndicats, armée, partis politiques – s’est affaiblie.

Par contre, l’influence de l’étranger, à travers une multitude de pressions, a fortement augmenté ainsi que la démocratie directe qui s’est plutôt renforcée. En tant que citoyen je peux m’en réjouir, en tant qu’entrepreneur je suis moins sûr, car les thèses populistes progressent dans la population.

La politique, c’est une passion chez vous. Si on revient en 1989, année de la création de Bilan et aussi de la chute du Mur, quel était votre état d’esprit? - -

J’étais très heureux de voir la fin du régime communiste. En dehors de toute considération idéologique, ce système a surtout permis d’installer la médiocrité crasse à la tête de ces pays. Ils ont ruiné l’économie, écrasé les droits démocratiques et tenté de détruire les âmes de leurs concitoyens.

Je ne comprends d’ailleurs pas comment – sous pression de la gauche intellectuelle européenne – on arrive encore à distinguer fascisme et communisme. Ce serait soi-disant une idéologie détournée, mais avec 30  millions de morts en Russie, 40 millions en Chine, sans parler du Cambodge qui a liquidé 40% de sa population, ces régimes ont fait beaucoup plus de victimes que les deux dernières guerres mondiales. Difficile de faire dans la nuance.

Quelles conséquences alors pour vos activités? - -

Deux ans après la chute du Mur, nous avons racheté en Pologne un vieux magazine féminin au nom imprononçable. A partir de là, nous sommes devenus le deuxième éditeur de magazines du pays. Nous y éditons maintenant 25 magazines et une multitude de sites web. Ce pays n’a pas connu, depuis sa libération de l’empire russe, une seule année de récession. C’est exceptionnel.

Cela m’a permis aussi de connaître Lech Walesa, une des grandes rencontres de ma vie. Il s’est opposé avec courage au régime communiste et quand il est arrivé au pouvoir, comme Mandela, il n’a pas cherché la vengeance. Il a mon respect le plus total. On ne se rend pas compte en Suisse ce que c’est de vivre dans un Etat totalitaire et l’on ne sait pas si l’on se comporterait comme un héros ou comme un lâche.

La démocratie fleurit partout ces années-là, dans le sud de l’Europe aussi… - -

Oui, et cela nous a permis de développer aussi nos activités en Espagne et au Portugal. Un journaliste portugais avait lu une interview que j’avais donnée au quotidien El País . Il est venu me voir à Lausanne et m’a fait la déclaration suivante: «Nous sommes une coopérative de journalistes où toutes les décisions se prennent à l’unanimité, cela ne fonctionne plus et nous avons besoin d’un capitaliste pour nous mettre d’accord.»

Leur titre s’appelait O Jornal, le grand news magazine de la gauche portugaise qui avait gagné la Révolution des œillets. J’ai plongé dans l’aventure, à condition de pouvoir moderniser le titre, qui est devenu le magazine Visão . Cet hebdo tire toujours à 150 000 exemplaires et a contribué fortement à l’éveil démocratique du pays. La plupart de ses journalistes avaient été emprisonnés ou persécutés sous Salazar. C’étaient des gens bien, même si nous n’étions pas du même bord politique.

Pourquoi, à l’époque, cette volonté d’internationalisation?

Edipresse avait une position très forte en Suisse romande et les milieux politiques nous critiquaient pour cela, notamment lors de la création du Temps . Il n’y avait à l’époque plus de possibilité de croissance dans notre région. Et puis la tentation de se frotter à d’autres cultures était forte. Je n’ai pas été déçu. Travailler avec des gens à très forte identité comme des Catalans ou des Polonais, c’est fascinant.

Et comment arrive l’aventure asiatique? - -

Huit ans plus tard. J’avais déjà beaucoup voyagé en Asie. J’ai eu l’opportunité de racheter le magazine Tatler, qui nous a permis de prendre pied dans huit pays de la région. C’est la zone du monde la plus dynamique, malgré de nombreux problèmes à résoudre. La loi du nombre s’impose et les gens y ont une vraie mentalité d’entrepreneur.

Fait-on des magazines de la même manière en Suisse et en Asie? - -

Oui, le métier reste fondamentalement le même, mais le déclin relatif du print nous oblige à trouver de nouvelles sources de revenus. Nos magazines s’adressent aux familles et aux décideurs les plus importants de la région.

Cela nous a permis de développer de nombreux événements liés à l’art, au vin ou à l’horlogerie, qui sont devenus très rentables. Nous organisons aussi des événements à but non lucratif pour soutenir des causes humanitaires. Certains d’entre eux récoltent des fonds vraiment importants.

Quel est l’avenir de la presse traditionnelle? - -

Nous entrons dans une période politiquement beaucoup plus instable et l’on peut constater que le besoin d’information n’a jamais été aussi important. Par contre, le business model des entreprises médias est mis sous forte pression. Le problème vient du fait que les gens consomment cette information sur un nombre toujours plus grand de plateformes, amenant une fragmentation de l’offre.

Par ailleurs, la publicité, qui est la source de revenus principale des entreprises de presse, change de comportement. Les annonces classées filent sur le web et les annonceurs commerciaux diversifient leur budget marketing dans de nouvelles formes de communication: événements, publicité sur le lieu de vente, publications propres, marketing viral, etc.

Quels sont les acteurs qui souffrent le plus en Suisse? - -

Tous les titres souffrent. Certains, comme les journaux très implantés dans leur région, résistent un peu mieux. Par contre, ceux qui perdent dans le print ne sont pas automatiquement ceux qui gagnent sur le web.

En Suisse, presque tous les sites d’annonces rentables ont été rachetés par Tamedia et par Ringier, sans oublier naturellement ce grand prédateur de Google, qui est le leader mondial de la publicité. Sur le web, seuls les deux ou trois premiers font de l’argent. C’est très disruptif et cela prépare le terrain pour plus de concentration.

Cela constitue-t-il un risque pour la liberté rédactionnelle des titres? - -

A mon sens, non. La liberté rédactionnelle est plus forte dans les grands groupes. Ce que la commission de la concurrence n’a jamais compris et qui est pourtant une évidence: un grand groupe aura toujours avantage à éditer des titres ayant des positionnements clairs et différenciés. Il est par ailleurs impossible d’envoyer des consignes politiques à une multitude de titres à la fois. Les rédactions ne l’accepteraient jamais.

Cela arrive par contre souvent lorsqu’un éditeur monotitre s’estime aussi propriétaire du contenu du journal. Chez Edipresse comme chez Tamedia, la pression économique a toujours été forte, mais l’indépendance éditoriale est totale.

Comment analysez-vous la bataille actuelle autour du site search.ch ? - -

En tant qu’administrateur de Tamedia, il m’est difficile de me prononcer publiquement sur une opération encore en cours.

Etes-vous à l’aise avec la prise de contrôle du «Temps»? - -

Oui, parce que Ringier est un éditeur professionnel et responsable. Il n’était plus possible de présider à la destinée du titre avec deux actionnaires de même poids et en plus concurrents. Un actionnaire unique est beaucoup plus à même de prendre ses responsabilités et de garantir la survie du titre. Je leur souhaite le meilleur. Les journaux d’ailleurs survivent la plupart du temps à leurs propriétaires, c’est plutôt encourageant.