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Économie

Comment l'ex-PDG de Saint-Gobain ressusciterait la France

LIVRE Dans un essai intitulé "La France doit choisir", Jean-Louis Beffa suggère de s'inspirer davantage du modèle allemand. Il explique pourquoi il est opposé au laissez-faire et invite l'Etat à jouer son rôle de stratège.
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Jean-Louis Beffa a dirigé Saint Gobain de 1986 à 2007
Jean-Louis Beffa a dirigé Saint Gobain de 1986 à 2007
SIPA

Jean-Louis Beffa est un animal à part parmi les grands fauves du capitalisme français. Patron sans discontinuer de Saint-Gobain de 1986 à 2007, il est à la fois un chaud partisan de la mondialisation, et très critique sur l'adoption du "modèle libéral-financier" venu des pays anglo-saxons. C'est toute l'originalité de son livre La France doit choisir (Editions du Seuil) sorti le 5 janvier. Ainsi, il ne s'appesantit pas, comme nombre de ses pairs, sur la folie des 35 heures ou le nombre de fonctionnaires. "Le sujet des coûts n'est pas le problème français", insiste-t-il, mais il ne se berce pas d'illusions pour autant:"Si la France ne réagit pas, elle est condamnée à la décadence tranquille".

Tout son argumentaire pour que le pays ressuscite vise à lui faire renouer avec le "capitalisme commercial-industriel" en vigueur pendant les Trente Glorieuses. Aucune nostalgie du passé, mais le constat d'un infatigable voyageur - il est allé chaque année en Chine depuis trente ans - qui s'est mis au service de Lazard sur la zone Asie après son départ de Saint-Gobain, et note les succès du capitalisme allemand depuis le meilleur poste d'observation qui soit: le conseil d'administration de Siemens.

Non à la démagogie

Quand il dirigeait Saint-Gobain, il a mis son groupe à l'abri des coups de boutoir de la mondialisation en investissant pendant quinze ans exclusivement dans des métiers régionaux (distribution, matériaux lourds ). Ce n'est pas la seule option qu'il recommande pour le pays, car il faut aussi de grands leaders mondiaux, à condition de les accompagner et de concentrer sur eux des aides ciblées, pour faire renaître une forme de France SA comparable à la Japan Inc. ou à Deutschland AG. "Je suis opposé au laissez-faire, et je plaide donc pour un Etat stratège, mais pas pour un Etat démagogique, qui préfère le consommateur à l'industriel." 

La manière dont la France se prive de l'atout des gaz de schiste fait, par exemple, hurler cet ex-serviteur de l'Etat, qui a fait ses premières armes à la Direction des hydrocarbures du ministère de l'Industrie: "Bien sûr qu'il fallait un moratoire, mais surtout ne pas abandonner l'expérimentation ; et monter un programme avec des crédits publics en mouillant Vallourec pour les tubes, Degrémont pour le traitement des eaux, le tout sous la houlette de Total et de GDF Suez." On est ici aux antipodes du crédit impôt recherche pour tous et de la religion du soutien de la PME. "Il faut choisir les leviers les plus efficaces pour les exportations", plaide cet ardent défenseur de la grande entreprise.

Mais il y met des conditions:  "Un triptyque actionnariat privé/dialogue avec l'Etat/salariés présents au capital et au conseil d'administration." Là encore, l'exemple de Siemens n'en finit pas de l'impressionner: "L'Allemagne est au coeur de leurs projets futurs. Une manière de respecter leurs salariés, qui, en contrepartie, n'empêchent pas les restructurations nécessaires." Pour que ce capitalisme commercial-industriel triomphe, il faut à la fois un Etat stratège et un syndicalisme collaboratif. Deux conditions qui ne vont pas aider la France à "choisir".

POUR ALLER PLUS LOIN

POSEZ VOS QUESTIONS Jean-Louis Beffa a accepté de répondre aux internautes de Challenges.fr. Si vous souhaitez laisser une ou plusieurs questions, utilisez l'espace "commentaires" de cet article ou cliquez directement ici

A LIRE Un extrait de La France doit choisir

La mise en place en France du modèle libéral-financier a conduit à la remise en question des groupes diversifiés, à qui l'on a demandé de s'éclater en groupes monométiers, lesquels ont la préférence des investisseurs anglo-saxons. Or ce choix peut se révéler périlleux. A titre d'exemple, l'éparpillement de la Compagnie générale d'électricité en plusieurs groupes (Alcatel, Alstom, Nexans, etc.) contraste avec le maintien en Allemagne d'un groupe solide et diversifié comme Siemens. En effet, cette critique d'un groupe diversifié est complètement différente de la vision d'outre-Rhin, qui favorise les groupes dont les activités ne sont pas soumises aux mêmes cycles économiques. L'Allemagne souhaite associer la puissance financière à la taille de l'entreprise, que seul un ensemble diversifié de bonne dimension permet d'atteindre.

Les entreprises qui ont su prospérer sous le modèle libéral-financier sont d'abord celles qui disposent de métiers régionaux, c'est-à-dire qui se développent essentiellement sur des territoires étrangers pour répondre à une demande internationale. On le constate pour des entreprises comme Saint-Gobain, Lafarge, Carrefour, Air liquide, Vinci, Veolia Environnement ou Suez Environnement. De même, les banques françaises comme la BNP, avec le développement en Italie et en Belgique, et le Crédit agricole, leaders en France, s'illustrent principalement par leur métier régional - leurs banques de détail.

En revanche, ce modèle libéral n'a pas été propice au développement fort des entreprises françaises qui contribuent à l'équilibre du commerce extérieur. On a ainsi vu les échecs puis la régression de groupes tels qu'Alstom, Alcatel, Thomson... Le régime du modèle libéral-financier a favorisé en France une déconnexion croissante entre les intérêts du pays tels qu'ils sont incarnés par les entreprises des métiers mondiaux, et les entreprises leaders françaises centrées sur des métiers régionaux, qui se développent très bien mais principalement à l'étranger.

Cette scission, profonde, est alarmante. Elle se traduit par une séparation de la France industrielle en deux secteurs: l'un multirégional et prospère, l'autre exportateur et en difficulté de compétitivité. C'est là une anomalie de l'évolution économique française, à laquelle le fonctionnement du marché, qu'incarne le modèle libéral-financier, n'a pas apporté de solution. Le déficit croissant du commerce extérieur français en est une manifestation majeure.

La France est aujourd'hui caractérisée par une structure industrielle affaiblie et en voie de dégradation, alors même qu'une des premières conséquences de la crise est l'intensification de la concurrence internationale et des délocalisations. On ne compte plus les entreprises internationales qui ferment leurs sites de production français pour ouvrir des sites à plus bas coûts, soit en Europe de l'Est, soit en Asie, avec toutes les répercussions que ces mouvements entraînent sur la perte des emplois industriels qualifiés.

Par ailleurs, les charges portées par les entreprises pour l'amélioration de l'environnement ou la protection du consommateur, comme celles relevant de diverses lois sociales, ont considérablement augmenté les coûts. La politique de cohérence nationale telle qu'elle a été menée en Allemagne a obtenu de bien meilleurs résultats. Dans un groupe industriel comme Saint-Gobain, il y a quelques années seulement, les salaires dans les usines françaises étaient environ 10% inférieurs à leurs équivalents allemands, alors qu'ils sont aujourd'hui supérieurs de 5%. Autrement dit, sur le seul plan des coûts salariaux, la perte de compétitivité a pu atteindre jusqu'à 15%.

Pour résumer, ce changement de modèle fut d'abord et avant tout le fruit d'un présupposé: on croyait que les seules forces du marché allaient contribuer à améliorer la spécialisation industrielle française.

La réalité montre qu'il n'en a rien été. De plus, le rôle de l'Etat est brutalement passé d'un extrême à l'autre. A un Etat puissant, qui jouait un rôle décisif dans le développement de nouvelles entreprises exportatrices, s'est substitué un Etat passif, voire inerte. Ce dernier a comme abandonné les rênes au marché financier, devenu seul maître et juge de l'intérêt économique des orientations industrielles de la France. Ainsi, dans la gouvernance des entreprises, rien n'a été fait pour soutenir les actionnaires porteurs d'une vision industrielle à long terme.

Alors même qu'il existe au Japon, en Chine, en Corée ou en Allemagne des organismes publics en charge d'une réflexion sur les stratégies technologiques et industrielles à long terme, en France, le soutien des programmes industriels ambitieux est très mal vu par le ministère de l'Economie et des Finances ; il a par exemple été mis fin immédiatement sous la présidence de Nicolas Sarkozy à l'Agence de l'innovation industrielle créée à l'initiative de Jacques Chirac.

Redéfinir un Etat stratège, qui ne se substitue pas aux mécanismes des entreprises, tel est le défi à relever. La conscience est faible, en France, de ce qui se joue dans le domaine industriel. Les Français jugent avec désarroi, et parfois colère, la fermeture sur le territoire d'unités de production transférées à l'étranger. Mais ils ne savent rien ou presque de la façon dont les autres travaillent, pour des salaires qui n'ont rien à voir avec les leurs. A l'inverse, ils profitent bien volontiers des produits bon marché fabriqués à l'étranger, que ce soit des vêtements, des ordinateurs ou des téléphones de haute technologie, sans vraiment savoir qu'il n'existe plus de tissu industriel français capable de les produire. En réalité, on ne peut pas rester longtemps un consommateur heureux sans participer d'une manière ou d'une autre à la production de revenus provenant de l'étranger et susceptibles de compenser ce qu'on lui achète. Mais cette idée simple semble absente des débats en France, où les hommes politiques évitent soigneusement tout rappel aux réalités induites par un tel déséquilibre. 

Cette impression que la France ne parvient pas à s'insérer dans la mondialisation prend elle-même plusieurs formes. Elle est liée à l'absence de stratégie nationale pour répondre aux nouveaux enjeux du contexte mondial. La France a subi, sans anticipation, la montée des cours des matières premières, irréversible dans un contexte de compétition accrue entre Etats. Elle a subi également, sans réaction efficace, la concurrence des coûts salariaux des pays en développement, ce qui a entraîné le fameux phénomène des délocalisations. Tout se passe comme si elle prenait le même chemin face à la montée en gamme technologique des nouvelles puissances économiques. Les conséquences en sont bien connues: la conscience d'une perte grave de compétitivité industrielle, le mauvais rapport des Français avec les grandes entreprises et la crispation sur des privilèges de toutes sortes.

Ce malaise français prend racine dans le refus d'adopter une voie et de s'y tenir. L'absence de choix, qui produit un effet de balancier entre mesures protectionnistes et d'ouverture, entre politiques de relance de la demande ou de l'offre, conduit à des prises de position successives contradictoires. En un mot, la France ne sait pas choisir. Cette incohérence et cette indécision donnent la priorité aux confrontations plus qu'aux sacrifices. Elle nourrit une culture des rapports sociaux conflictuelle, où chaque groupe d'intérêt défend ses prérogatives, comme l'a montré le débat sur l'âge de la retraite.

Il existe cependant un scénario, raisonnable et réaliste, celui d'un nouveau pacte national. Il ne s'agit pas de revoir l'ensemble de la situation de l'économie française, mais de l'adapter aux nouvelles contraintes qui pèsent sur elle en fonction de ses forces et de ses faiblesses. Les changements à promouvoir sont de nature actionnariale, réglementaire, industrielle et fiscale. Pour les entreprises, la principale mesure est de mettre fin à la primauté absolue de l'actionnaire. Cette nouvelle politique doit favoriser un actionnariat stable et de long terme, en particulier l'actionnariat salarié.

La présence obligatoire au moins de trois salariés, dont un cadre, dans les conseils d'administration des grandes entreprises, en particulier celles du CAC 40, est nécessaire. Une telle politique permettrait de s'assurer de l'évolution de l'état d'esprit des entreprises françaises en faveur de stratégies de long terme, de prises de risque, et d'association des travailleurs à ces stratégies. On a vu en Allemagne combien c'était là un moteur efficace qui favorisait l'action des entreprises, la priorité donnée aux rentabilités de long terme, les efforts technologiques et la sauvegarde, sur le territoire national, des unités de production.

En termes de politique économique, ce scénario devrait replacer l'industrie au centre des préoccupations françaises, une place qu'elle a progressivement abandonnée. Il s'agirait donc de relancer les grands programmes d'innovation, non pas, comme l'a fait le gouvernement, par le biais d'un crédit impôt recherche, qui accorde un avantage fixe à la recherche sans en hiérarchiser les priorités, et qui, paradoxalement, a grandement bénéficié aux banques et aux sociétés de services peu exportatrices. On devrait plutôt remettre en vigueur certains programmes ambitieux et ciblés, comme ceux qu'avait réalisés l'Agence de l'innovation industrielle en associant PME et laboratoires publics, avec évaluation des contreparties concrètes de la part des entreprises: remboursement de l'aide en cas de succès ; exécution de la recherche et développement sur le territoire ; enfin, production sur le territoire, en cas de succès de la recherche, de biens et de services correspondant à un futur marché mondial, et donc création d'emplois à haute valeur ajoutée.

La hausse des impôts est inévitable et une solidarité nationale bien comprise ne peut envisager que la seule baisse des dépenses puisse rééquilibrer les comptes publics. Tenir compte d'un réel effort d'insertion dans l'économie mondiale demande un double choix fiscal. Le premier est de recentrer la pression fiscale en faveur des producteurs et donc en défaveur, à court terme, du consommateur. Ce choix difficile permet d'accroître l'emploi et de diminuer le chômage. La hausse de la fiscalité sur les ménages doit, bien sûr, ne pas pénaliser les plus bas revenus qui souffrent de la situation économique actuelle sans avoir profité suffisamment de la croissance de ces dernières années, mais elle ne peut se contenter de « faire payer les riches ». L'effort doit être large.

Le second choix consiste à différencier les pressions fiscales en fonction des secteurs. La fiscalité doit être allégée sur les entreprises les plus soumises à la concurrence internationale. Pour les entreprises concernées, la contrepartie de ce traitement différencié est l'engagement à développer des activités sur le territoire national. Le choix allemand d'augmenter la TVA pour baisser les cotisations sociales qui pèsent sur le coût du travail est un exemple clair d'arbitrage en ce sens.

L'essentiel d'un tel programme consiste avant tout en l'abandon des mesures imposées par le modèle libéral financier et l'adoption claire en France du modèle commercial-industriel. L'action de l'Etat n'y serait pas interventionniste mais incitative: l'Etat ne s'immiscerait pas directement dans la gestion des entreprises, mais, comme en Allemagne, les inciterait à privilégier les stratégies de développement de long terme, tournées vers les industries d'avenir exportatrices sur le territoire national. Ce programme mettrait ensuite l'accent sur une politique sociale associant les syndicats à la mise en place d'un tel modèle, qui serait la contrepartie d'un dialogue salarial susceptible d'améliorer la compétitivité, et d'investissements permettant de créer des emplois sur le sol national.

Au fond, ce programme relève d'une vision d'entente nationale et de solidarité. Il ne pourra être adopté qu'avec un effort politique de long terme. Ce serait enfin le moyen pour la France d'échapper à une décadence morose et conflictuelle.

© Editions du Seuil 2012


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