Voir mourir Valentine

Ces deux gros volumes, publiés conjointement à l’exposition « Revoir Valentine » qui s’est tenue à Vevey, en Suisse, au début de l’année 2023, constituent, bien plus qu’un beau livre d’art, une sorte d’enquête : qu’est-ce qui se passe dans l’œuvre et dans l’esprit de Ferdinand Hodler (1853-1918) au milieu du mois de décembre 1914 quand il entreprend de peindre minutieusement l’agonie et la mort de sa maîtresse, Valentine Godé-Darel (1873-1915). Le choix de présenter l’ouvrage en deux tomes répond à un souci de maniabilité, mais il n’est pas sans conséquences sur la réception du lecteur. Sous-titré Peintures et dessins, le premier, d’une dureté clinique saisissante, porte un coup violent. Le second, Chronique et carnets, explique et peut-être tempère. Foisonnant d’études et de documents, il reproduit en particulier les carnets de Hodler correspondant à la période concernée.

Anne-Sophie Poirot et Niklaus Manuel Güdel (dir.) | Valentine. Les Cahiers Dessinés, 2 vol. en coffret, 248 p. et 176 p., 60 €
Couverture de Valentine T.1 , Ferdinand Hodler © Les cahiers dessinés
« Valentine » T.1, Ferdinand Hodler © Les cahiers dessinés

Le premier tome est divisé en huit séquences : les premières campent le décor, montrant Valentine au début de la liaison, muse et modèle, rapidement maîtresse. La première séquence, Valentine modèle, est constituée de quatre huiles de grand format et de leurs multiples études préparatoires, réalisées entre 1908, date probable de la rencontre, et 1911. Une femme qui danse s’y découpe sur un fond dégagé et lumineux, souriant à la vie, de dos, nue, ou habillée d’une longue robe très moulante en soie feu aux reflets vert sombre, les pieds nus. Le point de vue en contre-plongée magnifie la stature. Tout est mouvement, les longues jambes, l’envol gracieux des bras, la torsion de la nuque. Le point central est systématiquement fixé sur un fessier magnifique : Valentine en gloire. Les titres ne la nomment pas, c’est une allégorie de la beauté. Le nu est titré « Splendeur linéaire », les trois autres « La Femme qui danse », on se rappelle que Hodler, actif depuis le dernier quart du XIXe siècle, est un peintre inscrit dans la tendance symboliste.

La séquence suivante, Valentine en Parisienne, rassemble plusieurs dessins, études et portraits d’une jeune femme surnommée « la Parisienne », symbolisant peut-être la légèreté ou la gaîté – trois des huiles, cependant, portent le nom de Valentine. On la voit tête nue ou fastueusement chapeautée, de profil, de trois quarts ou de trois quarts dos, nuque ployée, visage tourné vers le peintre, œil en coin mutin, lèvres ouvertes sur un sourire engageant. D’autres, plus hiératiques, la montrent de face, sculpturale, avec un indéfinissable sourire, évoquant les portraits du Fayoum. Les dates vont de 1908 à 1912.

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Le regard de Valentine malade est peut-être ce qu’il y a de plus douloureux et pathétique dans cette chronique en images d’une mort annoncée.

Dès 1912, sa santé s’altère, elle est opérée une première fois début 1913, et dans la foulée elle est enceinte. La page blanche de la liaison se remplit. Est-ce la dégradation rapide du couple (qu’on peut suivre dans les carnets), les difficultés de sa grossesse, les premiers signes de la maladie ? La séquence Valentine mère nous montre des profils sérieux, fermés, à l’encre ou au crayon, et une seule huile, qui présente de face une tête de Madone inclinée, fatiguée, au regard qui s’intériorise. Le 13 novembre 1913, elle accouche de leur petite fille, quelques croquis la montrent alitée, son bébé dans les bras. Transition entre la vivante magnifiée et la suite.

La suite ? Valentine malade. Réopérée début 1914, elle ne se relève pas. Toute l’année 1914, Hodler la croque, la dessine, la portraiture appuyée sur ses oreillers. Les titres pour la plupart restent allégoriques, « La Malade », « Femme malade ». Une huile est titrée « Portrait de Valentine Godé-Darel malade », et un dessin « Titine ». Les couleurs des huiles, d’abord dans des harmonies douces d’ocre pâle, de blanc rosé, de vert d’eau, virent déjà à des accords plus durs. Couchée, déjà épuisée, maintenant ce n’est plus le visage qui se tourne vers le peintre, mais seulement le regard, dorénavant interrogateur, de plus en plus anxieux, suppliant. Hodler, qui dans ses carnets a l’habitude de consigner des bouts de leurs dialogues, ses réflexions à lui ou des paroles de Valentine, note à la date du 25 décembre 1914 ces mots d’elle : « Nesse pas [sic] que je vais mourir ? Ne me mens pas ». Le regard de Valentine malade est peut-être ce qu’il y a de plus douloureux et pathétique dans cette chronique en images d’une mort annoncée.

Autoportrait de Ferdinand Hodler pour Valentine de Ferdinand Hodler
« Autoportrait aux yeux écarquillés III », Ferdinand Hodler © CC0/Wikimedia

Puis on entre dans le cœur brûlant du livre. Valentine à l’agonie. Hodler date alors avec précision : 17 décembre… 23 décembre… 29 décembre… 2, 3, 4, 13, 17, 19, 20, 21, 24 janvier… des dizaines de croquis et de dessins, certains très poussés, d’autres rehaussés de gouache ou d’huile, et deux huiles sur toile, dont une datée du 24 janvier, une tête blafarde ombrée de vert terreux ou plaquée d’une terre brique, qui émerge des draps blancs et s’enfonce peu à peu dans les oreillers. Les yeux sont fermés. Plus de regard. Les orbites se creusent. Le faciès hippocratique s’installe. Le zygomatique orbital saille de plus en plus, barrant la joue aspirée vers l’intérieur. La bouche s’ouvre, mais il n’y a pas de cri. « Valentine Godé-Darel n’en finit pas de mourir sous nos yeux » (Anne-Sophie Poirot).

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En réalité, par des glissements dont nous ne nous sommes pas rendu compte, c’est nous-mêmes, spectateurs, que nous regardons dans cet être qui s’enfonce. Nous regardons notre destin.

Valentine meurt le 24 janvier. Le 26, nouvelle série : Valentine sur son lit de mort, trois grandes huiles et plusieurs dessins préparatoires. Le corps réapparaît, elle est exposée mains croisées sur des draps bleu glacier, habillée de vêtements vert acide qui plissent autour du corps décharné, tout est très pâle sauf le visage et les bras, vert-brun terreux. Les pieds de la danseuse réapparaissent eux aussi, chaussés de chics chaussures vernies à boucles.

Depuis que le regard est aboli, est-ce encore Valentine ? En réalité, par des glissements dont nous ne nous sommes pas rendu compte, c’est nous-mêmes, spectateurs, que nous regardons dans cet être qui s’enfonce. Nous regardons notre destin. Nous, nous n’avons aucun lien affectif avec Valentine Godé-Darel : quand il s’agit d’un être aimé, la compassion pour lui qui souffre et notre douleur de le perdre brouillent le miroir de notre propre mort. Mais Hodler, qu’est-ce que signifie pour lui cet acharnement ? Car ce qu’il y a d’atroce pour quiconque à contempler un mois d’agonie est redoublé par une impression de malaise. On ressent une ambiguïté dans le travail pictural ou documentaire de Hodler. On ne sait pas si c’est de la rage ou de la froideur, il suinte, venant de lui, quelque chose d’impitoyable. Ce qu’il montre, c’est la mort plus que le deuil.

Bien sûr, la pente naturelle est d’idéaliser, comme Stéphane Guerzoni, une élève de Hodler, selon qui l’artiste a voulu « rendre à son amie un dernier et bouleversant hommage ». Mais des paroles de Hodler lui-même font contrepoint, comme à son amie la photographe Gertrud Dübi-Müller, « personne n’a encore fait ça » – presque un défi artistique : Hodler, marié, ne vivait pas avec Valentine ; pour réaliser cet énorme travail, il devait installer dans la chambre de la malade un atelier comprenant une « fenêtre de Dürer » dont il avait l’habitude d’user, un chassis vitré qui permet la précision dans les proportions.

Valentine T.2, Ferdinand Hodler © Les cahiers dessinés
Valentine T.2, Ferdinand Hodler © Les cahiers dessinés

Par le soin qu’il met à accumuler, à dater et signer son travail, il montre, écrit Caroline Guignard, qu’il « savait que la maladie de Valentine était un bon sujet ». Et qu’il était bien conscient de sa valeur. Dès 1917, il commercialise les dessins et les toiles du cycle, y compris ceux sur lesquels il avait noté « p. a v. », pas à vendre. C’est là que le second tome, Chronique et carnets, prend toute sa place pour mettre en perspective dans le parcours de Hodler ce trou noir qui, très au-delà du symbolisme, fait dévier l’œuvre vers un expressionnisme, ou plutôt la projette dans l’intemporel.

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« Chronique et carnets », prend toute sa place pour mettre en perspective dans le parcours de Hodler ce trou noir qui, très au-delà du symbolisme, fait dévier l’œuvre vers un expressionnisme, ou plutôt la projette dans l’intemporel.

On approche petit à petit les ambivalences de Hodler. Qu’il ait eu une tendance morbide, une fascination pour la mort, cela semble probable. Il avait déjà peint des cadavres avec la frontalité du Christ au tombeau de Holbein le Jeune. Très jeune, il avait vu mourir son père et deux frères de la tuberculose, puis, un peu plus tard dans sa jeunesse, sa mère et ses quatre autres frères et sœurs. « Pendant toute une partie de ma vie j’ai vécu avec ces souvenirs. Il m’a fallu du temps pour me sortir de là. » Entre fascination et répulsion, dans quelle mesure se barricadait-il derrière sa fenêtre de Dürer ?

Les ambivalences encore de ses sentiments pour la muse. Il l’entretenait, peut-être au début comme modèle, puis comme maîtresse. Le contrat financier nécessairement déséquilibrait le couple, et le dossier rassemblé par les éditeurs documente admirablement la situation inconfortable de Valentine dont le seul pouvoir est de se refuser et de bouder. Hodler rapporte dans ses carnets cette phrase d’elle : « Je ne suis pas une machine à baiser et en plus je n’ai point de plaisir ». Il consigne ses interminables bouderies. Il en veut pour son argent. Il menace de couper les vivres quand elle se rebiffe. Il la juge assez peu tendrement : « Insolente. Haute opinion de soi. Orgueil et égoïsme intense… », « elle est d’un égoïsme forcené », notes qui résonnent plutôt ironiquement avec cette exclamation du peintre « sombre et en colère », rapportée par un témoin, devant ses tableaux en 1917 : « N’est-ce pas malheureux qu’une si belle femme soit morte quand il y a tant de vieilles femmes qui ne servent à rien ! »

Mais à un autre témoin (son élève Stéphane Guerzoni) il confie : « Vois-tu cette femme je l’ai passionnément aimée ». Et peut-être plus éclairant encore pour les souterrains blessés du glacial document : « Fais tout ce que tu veux dans ta vie mais ne donne jamais ton cœur ». Nietzsche : « On n’est fécond qu’à ce prix : être riche de contradictions. »

La septième séquence, Valentine de mémoire, nous montre une huile de 1915, Portrait posthume de Valentine Godé-Darel. Retour à la page blanche de la liaison, retour aux crayons de 1909 et assomption de Valentine, visage lisse, toutes tensions effacées, hiératique, lumineuse.

Et la femme légitime, Berthe, la grande muette de l’histoire ? Après la mort de Hodler, trois ans après celle de Valentine, elle élèvera leur fille, la petite Paulette Godé-Darel, et mènera à terme l’adoption qu’il avait entreprise de l’orpheline. En 1944, elle intentera un procès à un peintre qui avait exposé un portrait de son mari sur son lit de mort.