Interview

Bouli Lanners : “Si je ne devais parler que de ce que je suis, je ne ferais que des films avec des mecs de 56 ans en surpoids, qui ont un accent belge !”

L'acteur belge Bouli Lanners signe son cinquième long-métrage en tant que réalisateur, L'Ombre d'un mensonge, en salles mercredi 23 mars. L'occasion parfaite pour discuter avec lui de son amour de l'Écosse, son rapport au cinéma et son engagement écologiste.
Bouli Lanners  “Si je ne devais parler que de ce que je suis je ne ferais que des films avec des mecs de 56 ans en...
Bouli Lanners : “Si je ne devais parler que de ce que je suis, je ne ferais que des films avec des mecs de 56 ans en surpoids, qui ont un accent belge !”Versus Production – Brian Sweeney

À 56 ans, Bouli Lanners continue de prouver qu'il est l'une des personnalités les plus surprenantes du cinéma francophone. L'acteur belge, vu chez Albert Dupontel ou Jean-Pierre Jeunet, passe pour la cinquième fois derrière la caméra avec L'Ombre d'un mensonge, son premier film tourné en langue étrangère, sur des terres qu'il a longtemps fantasmées lorsqu'il était enfant : celles de l'île de Lewis en Écosse. Des paysages sublimes qui ont beaucoup à jouer dans l'émotion toute particulière distillée par ce long métrage, la première romance écrite par Bouli Lanners. 

L'histoire de Phil, un homme victime d'un accident vasculaire cérébral, qui devient amnésique et réapprend à vivre aux côtés de Millie, campée par l'excellente Michelle Fairley (Game of Thrones). Cette femme va développer une véritable relation intime avec Phil, quitte à maintenir un mensonge : l'origine même de leur histoire. À l'occasion de la sortie de L'Ombre d'un mensonge dans les salles de cinéma ce mercredi 23 mars, GQ a pu discuter avec Bouli Lanners dans un hôtel parisien afin d'évoquer la naissance de ce film touchant, mais aussi sa longue histoire d'amour avec l'Écosse et ses engagements contre le nucléaire.

Comment se passe la promotion de L’Ombre d'un mensonge ?
Très bien ! Je reviens d’un tour de France des avant-premières. J’ai fait Lille, Tours, Bordeaux, Toulouse, Avignon, Lyon, Dijon, Hyères, Strasbourg. Il me reste Bruxelles, Liège, Charleroi, Ostende… J’ai vu du public tous les soirs.

Et comment les gens réagissent face au film ?
On a eu de longues discussions avec les spectateurs. Pour la première fois avec l’un de mes films, personne n’est sorti de la salle. Il y a toujours un tiers des gens qui sortent au générique de fin, et là bizarrement personne. Comme s’ils étaient figés par l’émotion. Ils sont contents de me voir mais ils ont aussi envie d’en parler et les débats durent. On parle souvent de l’Écosse et l’île sur laquelle le film a été tourné.

Quelle a été l’origine du projet ? D’où est venu ce désir de partir à l’étranger pour tourner votre cinquième long métrage ?
Je voulais marquer une rupture avec ce que je faisais avant. Je souhaitais passer à autre chose, faire un film différent. Ici c’est clairement l’exploration d’un genre, l’histoire d’amour, tourné sur un autre territoire, dans une autre langue, avec un potentiel plus grand public. L’envie initiale était surtout de tourner en Écosse, un fantasme que j’avais depuis plus de 20 ans. Chaque année je disais aux gens “un jour je ferai un film en Écosse” et le rêve a fini par se produire. Je suis parti écrire le scénario là-bas et j’y suis resté pour le réaliser.

Comment expliquez-vous votre attachement à l’Écosse ?
Ça a commencé tout petit, mes parents n’ont jamais vraiment compris. On ne voyageait pas parce qu’on n’avait pas l’argent pour mais j’ai commencé à me focaliser sur ce pays vers l’âge de 7-8 ans et ce n’est plus jamais parti. Je suis allé jusqu’à croire que ma grand-mère était écossaise et qu’on me le cachait. J’étais vraiment dans des délires de gamin. J’ai dû voir ou entendre quelque chose qui m’a marqué mais je n’en connais pas l’origine. À 19 ans, je suis parti pour la première fois en Écosse et ça a été la confirmation de tout ce que je sentais.

Au niveau de la culture ?
Tout. La culture, les paysages, les gens, la langue, la bouffe, la musique… Je me sens simplement à la maison là-bas. C’est un lien très puissant que j’ai avec ce pays.

Y avait-il une forme d’appréhension à l’idée de tourner en anglais ? Certains acteurs peuvent craindre de ne pas être crédibles dans une langue qui n’est pas la leur
Bien sûr ! Surtout que je ne m’étais pas du tout prédestiné à interpréter le rôle principal, que je voulais confier à un acteur italien. La première appréhension a été d’arriver à jouer en anglais, puis il y a eu celle de la réception des spectateurs. Le film est achevé depuis plus d’un an et demi donc ça laisse du temps pour cogiter. Je me demandais souvent “est-ce que les gens ne vont pas se foutre de moi ?”, je me préparais à entendre que j'étais ridicule… Mais ça a été absorbé très rapidement par les prix d’interprétation qu’on a gagnés, Michelle Fairley et moi, au Festival de Chicago. Je me suis dit que c’était drôle d’être récompensé au moment où je parle en anglais pour la première fois ! J’ai même imaginé qu’ils n’avaient rien compris à ce que je disais et que je jouais juste d’une façon merveilleuse. Je commence enfin à être rassuré, grâce aux rencontres avec le public et les projections en Écosse.

Et justement, la réaction écossaise face au film ?
Elle est très bonne. Le film a été projeté au Festival de Glasgow et tout s’est passé à merveille. C’était une inquiétude : je mets en scène leur pays, je ne suis pas un natif écossais, c’est le regard d’un étranger. La question de la crédibilité s’est beaucoup posée.

Qu’est-ce qui vous a convaincu de choisir Michelle Fairley dans l’autre rôle principal du film ?
Je l’avais vue dans Game of Thrones, dans le rôle de Catelyn Stark, mais je ne pensais pas du tout à elle quand j’écrivais le scénario. C’est lorsque j’ai travaillé sur le casting à Édimbourg que son nom est apparu sur la liste et je me suis rappelé que c’était une formidable actrice. Ça a vite relevé de l’évidence.

Michelle Fairley incarne Millie, une femme qui va aider Phil à retrouver une vie normale après son accident.Versus Production – Brian Sweeney

Vous avez souvent écrit des personnages masculins dans vos précédents longs métrages. Dans L’Ombre d’un mensonge, vous racontez l’histoire d’une femme. Est-ce qu’on écrit différemment un personnage féminin en tant qu’homme ?
En fait non, mais il y a une réflexion différente. Surtout aujourd’hui puisque nous sommes dans une guerre des genres revendiquée. Être un homme blanc de 56 ans, occidental, ce n’est pas vraiment ce qu’il y a de plus dans l’air du temps. C’est sûr qu’on peut douter à l’idée d’écrire sur une femme, avoir peur des réactions. Mais en même temps, je mets complètement ma part féminine dans le film, je l’assume totalement, et j’observe beaucoup les femmes de mon entourage, à commencer par mon épouse [la costumière Élise Ancion, ndlr]. Je pense qu’on a le droit de parler de tout ce qu’on veut. Passé le mur de l’appréhension, je ne fais qu’écrire un personnage, comme lorsque je parle d’un enfant. Si je ne devais parler que de ce que je suis, ça réduirait le champ des possibles à quelque chose d’imbuvable. Je ne ferais que des films avec des mecs de 56 ans en surpoids, qui ont un accent belge ! Ça ferait des films super casse-couilles.

Mais vous mettez toujours un peu de vous dans vos films quand même ? Quelle place a votre histoire dans L’Ombre d’un mensonge ?
Oui, clairement. Le fait de mettre un acteur italien dans mon rôle, c’était peut-être un filtre que je m'imposais inconsciemment pour ne pas me rendre compte à quel point ce film m’était intime. Quand j’ai accepté in fine de jouer le rôle, ça me semblait important de l’assumer à fond. C’est tellement proche de ce que j’ai vécu avec mon épouse, qui est une espèce d’avatar de Michelle Fairley. Mon personnage s’appelle Phil, comme mon vrai prénom Philippe. Je vais toujours puiser dans des choses très personnelles et ce film probablement plus que dans les autres.

Et l’idée de faire un film qui se calquerait sur la psyché du héros, qui est déficiente à cause de son accident, c’est venu pendant l’écriture ou au montage ?
Au début je voulais écrire un thriller et l’amnésie est quelque chose qui vient de ce genre-là. Quand j’ai basculé vers l’histoire d’amour, il y avait déjà des éléments en place, qui sont restés dont celui-ci. Si j’avais d’emblée voulu écrire une romance, je n’aurais pas intégré un personnage amnésique. Ça peut être casse-gueule justement parce que dans les films de ce genre on essaye de savoir ce qui s’est passé avant dans sa vie. Il y a une première écriture puis vient le montage où on retourne certaines scènes, change des dialogues en post-synchronisation. C’est très délicat et c’est un équilibre à trouver par petites touches.

Et vous aviez des références de films ?
Quand j’ai basculé dans l’histoire d’amour, je me suis rappelé un film très marquant, La Fille de Ryan de David Lean. Je l’ai adoré et je l’ai vu plein de fois, je repense aux scènes sur la plage. On me parle souvent de Sur la route de Madison de Clint Eastwood ou La Leçon de Piano mais je dois avouer que je n’ai jamais vu le film de Jane Campion.

L’île que vous filmez est un personnage à part entière…
L’espace raconte beaucoup sur la solitude des personnages. J’ai aussi pensé aux westerns car on a souvent un personnage seul qui déambule à cheval au milieu d’un endroit désert.

On pense effectivement beaucoup au western avec l’église, le fait que tout le monde connaisse tout le monde…
C’est vrai, même si ce n’est pas du tout un western. Ça aurait pu se passer dans une communauté du 19è siècle, au Texas. Le mec aurait reçu le sabot d’un cheval sur la tête et aurait perdu la mémoire. D’ailleurs si des Américains très riches lisent votre article, ils peuvent racheter les droits du scénario et l’adapter en western !

Le titre original du film est Nobody has to know (“Personne n’a à savoir”) et en France c’est L’ombre d’un mensonge. Quelle part vous jouez dans ce changement ?
C’est une pure volonté du distributeur qui estime qu’il vaut mieux avoir un titre français sur un marché français. Traduire littéralement le titre original, ce n’est pas très beau donc il faut trouver quelque chose qui soit accrocheur et qui se rapproche le plus de l’histoire.

Comment trouve-t-on un titre de film alors ?
C’est vraiment très compliqué. En trouver un, c’est déjà difficile mais alors deux… À un moment il y a quelque chose qui sonne à l’oreille et qui reste. Il faut ensuite voir le titre avec l’affiche et on décide si ça marche. Le titre n’a pas à toujours être représentatif du film. Je pense souvent à Elephant de Gus Van Sant. C’est très bizarre comme titre, vu ce que ça raconte, mais sur l’affiche c’était attrayant. Après, le réalisateur a expliqué que ce qui s’annonçait à Columbine était gros comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. On est loin du propos du réel du film mais le titre fonctionne.

La façon dont vous représentez la nature a quelque chose de politique. On connaît votre engagement contre le nucléaire. Est-ce que vous suivez la campagne à l’élection présidentielle française ?
On n’a pas le choix ! Même en étant belge ! Dès qu’on allume la télé dans un hôtel, il y a un débat. Je n’avais jamais vu un pays avec autant de débats. On pourrait même faire un débat sur l’utilité des débats. Je pense que ça doit agacer les gens à la longue…

Comment vous percevez la façon dont est traitée l’écologie dans la campagne présidentielle ? 

On en parle pas du tout. On fait peur aux gens avec le réchauffement climatique, pour s’en servir comme acte de communication et justifier le nucléaire en faisant croire que c’est une énergie décarbonée. Ce n’est pas vrai, elle l’est au moment de la fission mais pour ramener l’uranium jusque dans les centrales, cela consomme énormément de gaz à effet de serre. La gestion des déchets nucléaires est aussi inquantifiable en CO2. Quand on voit comment un type comme Vladimir Poutine est capable de prendre en otage les centrales nucléaires, on sait potentiellement que c’est quelque chose qui peut détruire la planète en peu de temps. C’est une énergie horrible et moribonde car il n’y aura plus d’uranium dans 50 ans. Ce n’est pas l’avenir, ce ne sont que des leurres. La France est tellement investie dans le nucléaire maintenant qu’il n’y a plus de marche arrière. Et tant qu’on est dans une société de consommation, où le productivisme est le moteur de l’économie, qu’on met en place des initiatives comme la cryptomonnaie qui est énergivore, on va à l’opposé du chemin qu’on souhaite prendre. La seule solution c’est la décroissance et en s’y refusant on se dirige vers l’effondrement.

L’effondrement total ?
À un moment donné, on va atteindre ce qu’on appelle en économie le point de futilité, lorsque le coût d’extraction des minerais est plus cher que le produit terminé. C’est la fin du bénéfice et Karl Marx l’avait déjà expliqué. On y est car on a dépassé tous les pics d’exploitation des minerais. Mais de toute façon, en étant 8 milliards d’individus sur terre, avec pour une immense majorité le capitalisme et le productivisme comme seuls moteurs, on va droit dans le mur. Il ne faut pas avoir fait l’ENA pour voir le problème. On est dans le refus de voir ce qui se passe.

Le concept de décroissance a parfois été abordé durant la campagne présidentielle
Oui mais on tombe vite dans la caricature quand on l’évoque. Emmanuel Macron s’en est moqué en disant “On ne va pas revenir à la lampe à huile” ou au “Modèle Amish”. La décroissance n’est pas un retour au Moyen-Âge, c’est juste prendre un chemin différent. Quand on fait marche arrière en voiture, ça ne veut pas dire qu’on va rouler toute sa vie en marche arrière. On peut faire demi-tour pour juste prendre une autre direction. Faire un pas en arrière, ce n’est pas un aveu d’échec. C’est justement le courage politique de reconnaître une erreur et d’imaginer autre chose. Donc je pense vraiment qu’on va vers quelque chose de dramatique dans les prochaines années et que cela arrivera beaucoup plus vite qu’on ne le croit.

Après L’Ombre d’un mensonge, vous avez d’autres projets en préparation ?
Si le cinéma existe toujours dans quelques mois, je travaille sur l’adaptation du roman de Serge Joncour, Nature Humaine. C’est une chronique qui se déroule à la ferme entre 1976 et 1999. Ça parle, à travers une histoire d’amour, de comment toutes les mauvaises décisions ont été prises au sujet de l’agriculture dans ces années-là, ce pourquoi on est arrivés à une agriculture déshumanisée et productiviste. Pour la première fois dans mon cinéma, il y aura une dimension plus politique, même si ce n'est pas quelque chose d'aussi frontal que chez Costa-Gavras. Ça va rejoindre des idéaux qui sont les miens. À mon âge, au vu de l’état de la planète et de la société, je ne peux plus faire un film pour juste faire un film, je dois amener quelque chose qui peut susciter un embryon de débat.