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"Le poète n'écrit presque jamais la réflexion" (A. de Musset)


"Le poète n'écrit presque jamais la réflexion. Le prosateur n’est juste et profond que par elle. Le poète cependant doit la sentir, et plus profondément encore que le prosateur, par cette raison que, pour exprimer son idée, quelle qu'elle soit, quand ce ne serait que pour la rime, il faut qu'il travaille longtemps. Or, pendant ce travail obligé, une multitude de commentaires, de faces diverses, de corollaires, se présentent nécessairement, à moins de supposer un idiot qui riment un plagiat. Ces corollaires sont plus ou moins bons, brillants, justes, séduisants ; ils détournent, ramènent, expliquent, enchantent ; pour le prosateur, ce sont des veines, des minerais ; pour le poète, les reflets d'un prisme. Il faut au poète le jet de l'âme, l’idée mère ; il s'y attache, et cependant peut-il se résoudre à perdre le fruit de la réflexion? S'il n'a que quatre lignes à écrire, il faut donc que le reste entre ; de là ce qu'on nomme la poésie, c'est-à-dire ce qui fait penser. Dans tout vers remarquable d'un vrai poète, il y a deux ou trois fois plus que ce qui est dit ; c'est au lecteur à suppléer le reste, selon ses idées, sa force, ses goûts.

Parlons de la mélodie. Tout le monde la sent (...). Là est, avant tout, la passion du poète. La poésie est si essentiellement musicale, qu'il n'y a pas de si belle pensée devant laquelle un poète ne recule si la poésie ne se trouve pas, et, à force de s'exercer ainsi, il en vient à n'avoir non seulement que des paroles, mais que des pensées mélodieuses. Pour celui qui écrit en prose, il y a bien, si l'on veut, une sorte de goût qui évite les dissonances, et une certaine recherche de la grâce qui groupe les mots le plus proprement possible ; mais, si cette recherche et ce goût préoccupent seulement un peu trop l'écrivain, c'est une puérilité qui ôte le poids à la pensée. Un mot suffit pour le prouver : la prose n'a pas de rythme déterminé, et sans ce rythme la mélodie n'existe pas. Or, du moment qu'un moyen qu'on emploie n'est pas une condition nécessaire pour arriver au but qu'on veut atteindre, à quoi bon ? (...) Le poète, au contraire, a pour première loi, pour condition indispensable, le rythme et la mesure. Son talent n'existe pas indépendamment de ces lois, mais par elles ; le rythme est sur ses lèvres, la mesure dans sa gorge ; sans eux il est muet.

Pénétrons plus avant. Mon but n'est pas de faire un parallèle et de prouver que le prosateur est un piéton et le poète un cavalier. Je veux dire que ce sont deux natures entièrement différentes, presque opposées, et antipathiques l'une à l'autre. Cela est si vrai, qu'il n'est pas rare de voir, parmi les lecteurs, des gens de mérite, pleins d'intelligence et d'esprit, montrer un goût parfait pour les ouvrage en prose, et ne rien comprendre à la poésie. D'autres, au contraire, presque ignorants, étrangers aux lettres, se laisser prendre, sans savoir pourquoi, au seul bruit d'une rime, jusqu'au point de ne plus pouvoir examiner ce que vaut une pensée dès l'instant qu'elle fait un vers. Que dire à cela ? Il faut bien reconnaître qu'une différence de procédé ne suffit pas pour motiver d'une part une si grande répugnance, de l'autre une si forte prédilection.

Le romancier, l'écrivain dramatique, le moraliste, l'historien, le philosophe, voient les rapports des choses ; le poète en saisit l'essence. Son génie purement natif cherche en tout les forces natives. Sa pensée est une source qui sort de terre ; Ne lui demandez pas de se mêler de politique et de raisonner sur telle circonstance qui se passerait même à deux pas de lui ; il ignore ces jeux de la fantaisie et ces variations de l'espèce humaine ; il ne connaît qu'un homme, celui de tous les temps. Le poète n'a jamais songé que la terre tourne autour du soleil. Il est indifférent aux affaires publiques, négligent des siennes ; c'est assez pour lui des ouvrages de la nature. Le plus petit être, la moindre créature, par cela seul qu'ils existent, excitent sa curiosité. Le grand Goethe quittait sa plume pour examiner un caillou et le regarder des heures entières ; il savait qu'en toute chose réside un peu du secret des dieux. Ainsi fait le poète, et les êtres inanimés eux-mêmes lui semblent des pensées muettes (...). Regarder, sentir, exprimer, voilà sa vie ; tout lui parle ; il cause avec un brin d'herbe ; dans tous les contours qui frappent ses yeux, même dans les plus difformes, il puise et nourrit incessamment l'amour de la suprême beauté ; dans tous les sentiments qu'il éprouve, dans toutes les actions dont il est témoin, il cherche la vérité éternelle ; et tel qu'il est né, tel il meurt, dans sa simplicité première; arrivé au terme de sa gloire, le dernier regard qu'il jette sur ce monde est encore celui d'un enfant" (A. de Musset : Le Poète et le Prosateur, Oeuvres posthumes ; O.C., Edito-service, 1969, t. 10, p. 129-132).



***



Alfred de Musset a écrit très peu de textes théoriques. Celui-ci n’a jamais été publié de son vivant et on ne sait à qui il était adressé. Mais il est d’une grande fermeté de pensée et d’écriture. Musset utilise le registre de la raison démonstrative (“pénétrons plus avant… - mon but n’est pas de prouver que… je veux dire que… cela est si vrai que… il faut bien reconnaître que…”, à quoi s’ajoutent des “donc”, des “or”, et des “nécessairement”). A ce titre, le propos se place de lui-même dans une des catégories décrites, celle des “prosateurs”. La caractéristique des prosateurs est de marcher résolument vers un but, qui est d’entraîner, par une chaîne démonstrative, la conviction de son interlocuteur. Quelle conviction en l’occurrence ? Celle selon laquelle, justement, il n’existe pas sur terre que des prosateurs : ceux-ci doivent réserver à leurs côtés une place aux “poètes” dont la supériorité est d’un autre ordre que la leur.

Musset ne dit pas clairement que cet ordre auquel appartiennent les poètes, et dont lui-même relève personnellement, soit supérieur moralement et spirituellement à celui des prosateurs. En tout cas, du point-de-vue rationnel sur lequel il se place, une telle supériorité est difficilement démontrable. Musset prend donc bien soin de préciser qu’il n’entend pas d’établir, entre le prosateur-piéton et le poète-cavalier, une quelconque hiérarchie. Mais s’il ne l’établit pas, cette hiérarchie, il la suggère fortement et ce, par l’emploi métaphorique d’expressions empruntées à l’idéalisme platonicien. Musset en parsème son texte, en utilisant un ton solennel et parfois emphatique, dès qu’il est question pour lui, en tout cas, d’évoquer l’univers poétique : surviennent alors “l’idée mère”, “l’essence” /des choses/, “les forces natives”, “la forme de la matière”, “le secret des dieux”, “l’amour de la suprême beauté”... Baudelaire, que bien des choses opposaient pourtant à Musset, faisait de même lorsque, pour justifier qu’une place fût accordée au Poète dans “les rangs bienheureux des saintes Légions”, il affirmait que seul ce dernier avait le privilège d’accéder au “foyer saint des rayons primitifs” (Bénédiction ; Les Fleurs du Mal, Spleen et idéal, 1).

De telles références ont aujourd’hui perdu leur pouvoir d’attraction. Plus personne ne croit en Platon, sinon peut-être quelques mathématiciens… Musset et Baudelaire devront user d’autres artifices pour espérer obtenir au moins du Prosateur qu’il ne méprise pas totalement le Poète.

Mais ces autres artifices existent bien. Musset a l’habileté d’employer, à la toute fin de son texte, un terme susceptible à toute époque de produire un rayonnement perceptible à tous. Ce n’est pas, comme l’idée-mère, le souvenir d’une philosophie apprise au lycée, telle que le fut le platonisme pour les poètes romantiques (souvenir ou réminiscence qui d’ailleurs se perpétueront jusqu’à Proust). Ce serait plutôt un élément de psychologie, singulièrement présent dans l‘oeuvre et la vie de Musset certes, mais qui ne lui est pas propre et qui, tout comme le mythe des Idées platoniciennes, est voué à posséder un caractère d’universalité. Je veux parler de la formule finale, celle selon laquelle le dernier regard d’un poète sera encore celui d’un enfant. Sous cette formule il y a l’idée que la création poétique relève de la psychologie enfantine et que les poètes révèlent, au moment où ils s’expriment, une sorte de fixation dans le monde de l’enfance.


Cette idée est développée, mais de manière indirecte, dans l’ouvrage de Jean Piaget : “Le langage et la pensée chez l’enfant” (1938, rééd. Delachaux et Niestlé, 1976). Dans cet ouvrage, Piaget n’aborde certes pas le domaine de la poésie ni celui de la littérature. D’une manière aussi ferme que celle de Musset, Piaget définit deux manière contraires de raisonner et de penser, celle de l’enfant et celle de l’adulte. En rationaliste convaincu, que n’ébranle aucun relativisme, Piaget oppose la pensée de l’enfant à celle de l’adulte comme s’il s’agissait pour lui de faire se confronter la folie et la raison, la sottise et l’intelligence, le primitivisme et les Lumières. Si, toutefois, l’on fait l’effort de considérer avec bienveillance la description qu’il livre des modes de pensée et de langage de l’enfant, nous y retrouvons des traits et caractéristiques semblables à ceux que Musset attribue pour sa part aux poètes.


Les comportements et façons de raisonner infantiles relèvent, selon les catégories de Piaget, de la “logique égocentrique”, ceux des adultes de “l’intelligence communiquée”. Il définit ainsi l’une et l’autre :

“La logique égocentrique est plus intuitive, plus syncrétique, que déductive, c'est-à-dire que ses raisonnements ne sont pas explicités. Le jugement va d'un seul bond des prémisses aux conclusions en sautant les étapes. 2° Elle insiste peu sur la démonstration, et même sur le contrôle des propositions. Cette vision d'ensemble s'accompagne d'un état de croyance et d'un sentiment de sécurité beaucoup plus rapidement que si les anneaux de la démonstration étaient explicités. 3° Elle emploie des schémas personnels d'analogie, souvenirs du raisonnement antérieure, qui dirigent le raisonnement ultérieur sans que cette influence soit explicite. 4° Les schémas visuels également jouent un grand rôle, tiennent même lieu de démonstration et de support à la déduction. 5° Les jugements de valeurs personnels, enfin, influent beaucoup plus la pensée égocentrique que la pensée communicable.

L'intelligence communiquée, au contraire, 1° est beaucoup plus déductive et cherche à expliciter les liaisons entre propositions, les donc, les si... alors..., etc. 2° Elle insiste aussi davantage sur la preuve. Elle organise même tout l'exposé en vue de la preuve, de la conviction à produire chez autrui. 3° Elle tend à éliminer les schémas d'analogie les remplaçant par la déduction proprement dite. 4° Elle élimine aussi les schémas visuels, d’abord en tant qu’incommunicables, puis en tant que non démonstratifs. 5° Elle élimine les jugements de valeurs personnels pour s'en référer aux jugements de valeur collectifs, plus proches de la raison commune” (J. Piaget : Le langage et la pensée chez l’enfant ; Delachaux & Niestlé, 1976, p. 44).


Dans un autre passage de son ouvrage, il reprend la même distinction mais en empruntant cette fois-ci les termes et les notions qu’il utilise aux psychiatre suisse Eugen Bleuler, à qui l’on doit la création des termes “autisme” et “schizophrénie” :

“Les psychanalystes ont été conduits à distinguer de manière fondamentale deux pensées, la pensée dirigée ou intelligente et la pensée non dirigée que Bleuler a proposé d'appeler autistique. La pensée dirigée est consciente, c'est-à-dire qu'elle poursuit des buts qui sont présents à l'esprit de celui qui pense ; elle est intelligente, c'est-à-dire qu'elle est adapté à la réalité et qu'elle cherche à agir sur cette dernière ; elle est susceptible de vérité et d'erreurs (...) et elle est communicable par le langage. La pensée autistique est subconsciente, c'est-à-dire que les buts qu'elle poursuit ou les problèmes qu'elle se pose ne sont pas présent à la conscience. Elle n'est pas adaptée à la réalité extérieure, mais se crée à elle-même une réalité d'imagination ou de rêve ; elle tend non pas à établir des vérités, mais à satisfaire des désirs, et elle reste strictement individuelle sans être communicable comme telle par le langage. Elle procède, en effet, avant tout par images et pour se communiquer, elle doit recourir à des procédés indirects, en évoquant au moyen de symboles et de mythes les sentiments qui la conduisent” (op. cit. p. 41).

Et pour mieux marquer le caractère selon lui fondamental de cette dualité, Piaget conclut en ces termes : “Il y a là deux modes fondamentaux de pensée qui, sans être du tout séparés à leurs origines ni même au cours de leur fonctionnement, obéissent néanmoins à des logiques dont les directions divergent. La pensée dirigée obéit de plus en plus, au cours de son développement, aux lois de l'expérience et à la logique proprement dit. La pensée autistique, au contraire, obéit à un ensemble de lois spéciales (lois du symbolisme, de la satisfaction immédiate, etc.) qu'il est inutile de préciser ici” (op. cit. p. 42).


Dans cette pensée “autistique” ou “égocentrique”, décrite constamment chez Piaget de façon dépréciative, l’on trouve la capacité à s’exprimer par des moyens indirects tels que les images et les “schémas visuels”, l’utilisation du rêve et des souvenirs, le raisonnement par analogie, la faible conscience du but poursuivi. C’est là également ce qui caractérise le Poète chez Musset. Du côté de l’intelligence communiquée, Piaget trace le tableau idéal de l’intelligence discursive, laquelle marche vers un but clairement et consciemment défini par celui-là même qui parle. Pour convaincre, ce locuteur use de cet habituel moyen de persuasion qu’est le raisonnement hypothético-déductif. Et pour créer une complicité avec son interlocuteur, il invoquera ce qu’il partage avec lui, l’ensemble de convictions, de références et de préjugés propre à une collectivité donnée que Piaget nomme “la raison commune”.

En un tel bourgeois, primaire et sûr de lui, nous reconnaissons le “prosateur” de Musset. Piaget a beau s’identifier pleinement avec ce dernier, il n’en a pas moins passé beaucoup de temps à en observer d’autres qui ne lui ressemblaient pas du tout, à savoir des enfants de 6-7 ans, qui babillaient et disaient n’importe quoi. Piaget est bien plus perspicace et percutant lorsqu’il les décrit, eux, avec leurs étrangetés et leurs illogismes, que lorsqu’il se place du côté des adultes. Le grand reproche qu’il adressait aux phénoménologues, tels que Sartre ou Merleau-Ponty, était de s’être adonnés à l’introspection plutôt qu’à la psychologie expérimentale : “Des oeuvres comme celle de Sartre sur les émotions et l'imagination, ou de Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception, n'ont pas exercé d'influence sur la psychologie scientifique, faute de dépasser le niveau des analyses introspectives" (J. Piaget : L’épistémologie et ses méthodes, in Logique et connaissance scientifique ; Encycl. de la Pléiade, 1967, p. 40).

Pourtant il ne trouve rien de mieux à faire, pour décrire le type même de la pensée adulte, que de se décrire lui-même en train d’écrire. Un Jean Piaget de 42 ans nous livre ainsi son autoportrait sur le vif : “L'adulte (...), même dans son travail personnel et intime, même engagé dans une recherche incompréhensible pour la plupart de ses semblables, pense socialement, a continuellement présente à son esprit l'image de ses collaborateurs ou contradicteurs, réels ou éventuels, celle des gens du métier, en tout cas, auxquels tôt ou tard il annoncera le résultat de sa recherche. Cette image le poursuit au cours même de la recherche et produit une perpétuelle discussion mentale (...). Plus un adulte est avancé dans la recherche, plus il est capable de se placer au point de vue des autres et de se faire comprendre d’eux” (op. cit. p. 39). L’idée ne paraît pas venir à l’auteur de ces lignes qu’il existe des adultes qui ne sont pas engagés, comme lui-même l’était alors, dans une recherche de type scientifique et que tous n’ont pas nécessairement présentes en l’esprit les objections que peuvent leur adresser des rivaux ou des collègues.


Piaget se veut d’autant plus adulte, donc “prosateur”, il réserve d’autant plus volontiers à une indistincte marmaille les étrangetés discursives de la logique “autistique” ou “égocentrique”, qu’elles relèvent pour lui de l’incommunicable : “Ces deux formes de pensée, qui ont des caractères aussi divergents, diffèrent avant tout quant à leur origine, en ce que l'une est socialisée, et dirigée par l'adaptation progressive des individus les uns aux autres, tandis que l'autre reste individuelle et incommuniquée” (op. p. 43). Les “schémas visuels sont en effet “incommunicables” et un adulte qui aura eu le malheur de rester enfermé dans la pensée égocentrique restera “longtemps enfermé dans sa propre pensée, lorsqu'il n’aura même pas acquis l'habitude de penser en fonction des autres et de communiquer sa pensée.”

Piaget fait pourtant bien référence çà et là à ce puissant mode de communication qu’est l’usage des mythes et des symboles, mais seulement de manière allusive et en fin d’énumération. Son idée est que seules des populations restées un peu “enfants” peuvent encore bêtifier de cette façon. C’est avec la même condescendance lointaine, et sous couvert de décrire le monde sans ”intelligence communiquée” des autistes, qu’il évoque la richesse des métaphores et de l’imaginaire aquatiques : “Que l'on pense seulement, par exemple, à l'orientation toutes différente que suit la pensée lorsqu'elle s'occupe de l'eau, pour prendre le premier objet venu, au point de vue de l'intelligence et au point de vue de l'autisme. Pour l'intelligence, l'eau est une substance naturelle, d'origine explicable, ou du moins de formation empiriquement observable ; elle se comporte et circule suivant des lois que l'on peut étudier, et l'activité technique a eu prise sur elle dès les temps historiques (en vue de l'arrosage, etc.). Pour l'autisme, au contraire, l'eau n’est intéressante que dans ses relations avec la satisfaction organique. Elle sert de boisson. Mais comme telle, aussi bien qu'en vertu de son aspect tout extérieur, elle est devenue motif, pour toutes les fantaisies des peuples, des enfants et de l'inconscient des adultes, à représentations purement organiques. Et elle a, en effet, été assimilée aux liquides issus du corps humain, et en est venue, de ce fait, à symboliser la naissance elle-même, comme le prouvent quantités de mythes (...), de rites (....), de rêves et de récits d'enfants. Bref, dans un cas la pensée s'adapte à l'eau en tant que réalité extérieure, dans l'autre elle se sert de l'eau non pour s'y adapter, mais pour l'assimiler aux représentations plus ou moins conscientes liées à la miction, à la fécondation et à l'idée de naissance” (op. cit. p. 42). On pense immédiatement à Gaston Bachelard en lisant ces lignes. Lequel publiera “L’Eau et les Rêves” en 1941, soit trois ans après que Piaget ait écrit son propre livre. C'est au psychiatre suisse Henri Flournoy que Piaget se réfère et c'est encore à un autre auteur que Bachelard se réfère lui-même, Martin Ninck en l'occurrence. Le sujet de la psychologie de l'eau n'était donc pas neuf. Quoiqu'il en soit,“La pensée et le langage chez l’enfant” ne sera pas complété ou réécrit au vu des travaux de Bachelard. Il est vrai qu’en tenir compte aurait contraint Piaget à élargir sa vision et à ne pas la cantonner à une psycho-génèse de l’intelligence.

C’est que Piaget est un observateur aigu et myope. Observant un autre trait du comportement enfantin, celui qui consiste à soliloquer, à monologuer et à jouer avec les mots et les sonorités, il ne le met pas davantage en rapport avec le travail ordinaire et quotidien de l’écrivain. Il y voit encore la marque de ce fameux défaut propre aux enfants qu’est l’égocentrisme : “Le langage égocentrique, c'est le groupe constitué par /ces/ trois catégories : la répétition, le monologue et le monologue collectif. Toutes trois ont ce caractère commun de consister en propos qui ne s'adressent à personne, ou à personne en particulier, et qui n'éveillent aucune réaction adaptée de la part des interlocuteurs occasionnels” (op. cit. p. 36). Mais l’activité de tourner le dos aux personnes avec l’on pourrait converser, de s’isoler, de se mettre à une table de travail et d’y écrire pour soi seul, n’est-elle pas la continuation de ces monologues commencés dans les berceaux, les crèches et les jardinières, monologues et gazouillements que Piaget et ses équipes se sont plu à enregistrer et à analyser ? Et la prise de connaissance de ces monologues, une fois ceux-ci recueillis dans un livre, n’est-elle pas, de la part des “interlocuteurs occasionnels” que sont les lecteurs, la réaction la plus “adaptée” qui soit ?


Peut-être Piaget objecterait-il que l’activité d’écrire est hautement socialisée, contrairement à celle d’un enfant qui “parle de lui sans collaborer avec l'interlocuteur” (op. cit. p. 26), “sans souci du voisin (op. cit. p. 21), “sans ambition d'apprendre quelque chose à personne, (...), qui se préoccupe peu de s'adresser à quelqu'un de spécifique et même de se faire entendre de l'interlocuteur”, (op. cit. p. 25), “parle (...) pour lui, en un langage qui ne prend pas soin de marquer explicitement les nuances et les perspectives, qui, en particulier, affirme tout le temps, même dans la discussion, au lieu de justifier" (op. cit., p. 40).

Mais pourquoi de tels comportements seraient-ils par essence réservés aux enfants ? Les écrivains en tout cas n’hésitent pas à les adopter. Parfois, ils sont effectivement soucieux de “s'adresser à quelqu'un de spécifique et (...) de se faire entendre de l'interlocuteur”, ainsi que “d'apprendre quelque chose” à leurs futurs lecteurs ; il n’en reste pas moins que, dans le temps même de l’écriture, ces lecteurs ou ces interlocuteurs sont absents et s’ils sont présents dans l’imagination de l’écrivain, ils ne le sont pas de la manière dont Mersenne est présent à l’esprit de Descartes lorsque celui-ci répond à ses objections ou que ne le sont les confrères psychologues de Piaget impatients d’étriller ses thèses. Si les lecteurs d’un poème répondent “présents”, une fois le recueil publié, tant mieux ! S’ils manquent à l’appel, tant pis ! Les écrivains sans public ne manquent pas. Ainsi ceux qui, tel Amiel, n’ont jamais publié de leur vivant et n’ont jamais eu la moindre idée de ce que serait leur fortune posthume. Et parmi les écrivains les plus parfaitement reconnus et publiés peuvent se révéler des diaristes ou des graphomanes secrets qui n’ont nullement été traversés par le souci de “collaborer avec l’interlocuteur”. Ecrire, c’est certes user d’un mode de socialisation, puisque toujours l’on dialogue avec un autre soi-même : "Même quand le journal est authentiquement destiné à ne pas être lu, il est très fréquent que l'écrivain pose devant lui-même. Il a imaginé une certaine attitude, il la trouve belle et il goûte un plaisir esthétique à l’exagérer" (A. Maurois : Aspects de la biographie ; Grasset, 1928, empl. 738). Mais les enfants connaissent et pratiquent cette sorte de dialogue, ils jouent à être eux-mêmes devant un public imaginaire et ils ne sont en cela ni plus ni moins solipistes que les adultes.

Ainsi Piaget se refuse-t-il à jeter le moindre regard sur ces “monologueurs” professionnels, relativement respectés, parfois même consacrés et idolâtrés, que sont les écrivains : “De la petite enfance à l'âge adulte, il faut s'attendre à voir disparaître progressivement le monologue qui est une fonction primitive et enfantine du langage” estime-t-il (op. cit., p. 24). Il concède que certain adultes sont à cet égard restés en enfance, mais il n’est pas prêt à leur reconnaître une quelconque importance : “On retrouve cette manière de faire chez certains ou certaines adultes restés plus puérils (certains hystériques si l'on appelle hystérique la survie du caractère enfantin) qui ont l'habitude de réfléchir tout haut, comme s'ils se parlaient à eux-mêmes, mais dans l'idée qu'on les écoute” (Ibid).

Et il est vrai que l'habitude que nous prenons, en tant que lecteurs, d'entendre monologuer d'autres adultes que nous-mêmes ne nous aide pas à prendre conscience de l'étrangeté de cette conduite qui consiste à écrire on ne sait trop pour qui et avec quelle intention : "Ecrire pour soi est aussi absurde, exactement, que parler tout haut à soi et pour soi" (A. Thibaudet : La campagne avec Thucydide ; préface à l'Histoire de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, coll. Bouquins, 1990, p. 7).


De même encore, les psychologues de l’école de Piaget ne surprendront-ils aucun adulte sain et responsable à jouer bêtement avec les mots en s’attachant uniquement à leurs sonorités et au rythme des phrases. Agiter sa langue sans autre motif que d’y faire bruisser des écholalies, des glossolalies, c’est là encore un comportement de bébé qui ne sait ce que parler veut dire :

“A l’âge de nos deux enfants /6-7 ans/, plusieurs des propos recueillis participent encore de la répétition pure ou écholalie. Le rôle de cette écholalie est celui d'un simple jeu : l'enfant prend plaisir à répéter des mots en eux-mêmes, pour l'amusement qu’ils lui procurent et sans aucune adaptation à autrui, sans interlocuteur. voici quelques exemples typiques :

Mlle E. apprend à M. le mot celluloïd. L., tout en travaillant à son dessin, à une autre table : “Luloïd... leloïd...”, etc.

Devant un aquarium. P. est en dehors du groupe, et ne réagit pas. On prononce le mot Triton. P. : “Triton... triton...”

Ces pures répétitions, d'ailleurs rares à l'âge de P. et L. sont sans intérêt. Il est plus suggestif de les voir surgir en pleine conversation apparente (...). C'est le plaisir de répéter pour répéter qui fait tenir ces propos (...), c'est-à-dire le plaisir de se servir des mots entendus non pour s'adapter à la conversation, mais pour jouer avec eux” (op. cit., p. 20-21).

Le terme “sans intérêt” est amusant pour qualifier ces jeux de langage, surtout lorsque l’on pense aux générations d’agrégatifs en lettres que l’on a entraîné dans le moindre poème à détecter les “bele-bele”, les “tatati-tatata” et autres allitérations et “pensées mélodieuses” qui sont réputés donner des ailes à ce poème et nous guider vers “les forces natives”. Certains d’entre elles ne sont pourtant pas moins curieuses et suggestives que le “Luloïd... leloïd...” du petit P.


L’on peut soutenir que les vrais écrivains, ceux du moins que Musset désigne comme étant des “poètes”, détiennent ce privilège d’être restés des enfants au fond d’eux-mêmes. Ils ont en eux laissé ouverte la porte du rêve et de l‘émerveillement infantiles. Et ces vieux enfants, riches par ailleurs de tout le savoir et de la richesse d’expression des adultes raisonnables et savants avec lesquels ils vivent, sauraient porter jusqu’à nous les échos d’un état oublié de la vie de chacun. Cet “état indifférencié,” où règne “le langage magique qui consiste à agir par le mot”, “sans contact avec les choses ni avec les personnes“, “où le cri et le mot accompagnent l’acte puis tendent à le prolonger” (op. cit. p. 21-23).

C’est là une thèse qui reste soumise au rationalisme de Piaget et qui permet, tout en corrigeant l’étroitesse de son regard et de ses comparaisons, de ne pas travestir sa pensée qui est celle d’une genèse et d’un progrès de la pensée. Musset, le plus rationnel des poètes liés au Romantisme, n’y contredirait pas et il est facile à cet égard de le “déplatoniser”. A tous deux on pourra joindre cet autre rationaliste qu’est André Maurois. Pour lui aussi, la poésie prend naissance chez des adultes un peu “retardés” : “Les mots, pour les enfants, ne sont pas définis ; ils désignent des zones d'émotion, plus ou moins étendues, mal délimitées, et beaucoup d'adultes, sur ce point, demeurent toute leur vie des enfants” (A. Maurois : Mémoires ; Flammarion, 1970, p. 18-19). “Reflets d’un prisme” chez Musset, “zones d’émotions” chez Maurois, “langage magique" chez Piaget, tous trois parlent de la même chose, de ce halo de rêves, d’émotions et de souvenirs qui entoure les mots et leur fait exprimer et signifier plus qu’ils ne disent.

On peut aussi penser - et c'est la thèse contraire - que ces enfants et ces adultes ne font qu’accéder à un univers symbolique qui existe objectivement et dont les règles s’imposent à eux, en dehors de toute psychologie. Dans ce cas il faudrait prendre au sérieux les allusions platoniciennes de Musset ou les rajeunir au contact de Jung. Ce serait toutefois dommage : c’est tout de même bien sa dernière phrase qui donne toute sa qualité d’émotion au texte de Musset.









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