LES PLUS LUS
Publicité
Economie

La saga des Gattaz, patrons de père en fils

ENQUETE - Maîtres dans l'art de rester en famille, Yvon Gattaz et son fils Pierre ont dirigé le Medef à trente ans d'intervalle. Le second s'apprête à passer la main. Le parcours de ces petits industriels de l'Isère, incarnation d'un capitalisme madré, raconte un morceau d'histoire économico-politique de la France.

Sylvie Bommel , Mis à jour le
Yvon Gattaz et son fils Pierre.
Yvon Gattaz et son fils Pierre. © DR

Au début, c'était tous les jours. Plusieurs fois par jour, même. Espérant l'amadouer, on lui glissait : "Vous savez, j'ai bien connu votre père!" Ou bien, quand on se pensait intime : "Et comment va Yvon?" Encore ceux-là étaient-ils aimables. Mais lorsque, à peine élu président du Medef en juillet 2013, il avait annoncé qu'il ne ­ferait qu'un seul mandat de cinq ans (ce qui ne s'était pas vu depuis Yvon, justement), d'autres, plus perfides, avaient chuchoté : "Décidément, il fait tout comme son père!" Comme Pierre avait passé la cinquantaine, cela l'agaçait un peu. Quelques-uns étaient plus mordants encore. Tel Serge, cet auditeur de la matinale de France Inter, qui l'inter­pella ainsi : "Dites, Monsieur Gattaz, vous n'avez pas l'impression d'avoir tout reçu en héritage? On dirait que l'ascenseur social est bien bloqué."

Publicité
La suite après cette publicité

Pierre répliqua. Tout sourire. C'est presque un tic chez lui. Même quand il dénonce l'ISF, "impôt destructeur", même quand il s'indigne de voir les "héros de la nation" (entendez : les chefs d'entreprise) "harcelés par l'Etat", même quand, au printemps dernier, il redoutait l'apocalypse ("Voter Mélenchon, Le Pen ou Hamon, c'est ruine, désespoir et désolation, pauvreté généralisée"), Pierre sourit. "Il était déjà comme ça enfant, calme et aimable", se souvient son père. Calmement et aimablement donc, le grand amateur de randonnées entreprit de convaincre Serge, l'auditeur matinal, qu'il était parfaitement à l'aise dans ses baskets.

Oui, expliqua-t-il en substance, il avait vu tant de ses pairs se désespérer, il les avait si souvent entendu dire que, si c'était à refaire, jamais ils n'embaucheraient en France, qu'il avait décidé de s'engager dans le mouvement patronal. Jusqu'à le présider. Oui, comme son père, trente ans plus tôt, quand, petit patron de province surgi d'on ne sait où, Yvon Gattaz avait été élu à la tête de ce qui s'appelait encore le CNPF. Oui, depuis 1993, il dirige Radiall, l'entreprise familiale. Et alors? Pourquoi la passion de l'entreprise ne se transmettrait-elle pas ? semblait suggérer Gattaz, prénom Pierre. Reproche-t-on aux Gainsbourg, Hallyday ou Bedos de devenir artistes de père et de mère en fils et en fille?

Cinq ans plus tard, dans le bureau parisien de l'avenue Bosquet, qu'il cédera le 3 juillet au nouveau président du Medef, Pierre Gattaz confirme sa foi indéfectible dans le capitalisme familial. Celui qui "s'ancre dans les territoires, maintient ses usines et continue à embaucher en France tout en se développant à l'international". C'est pour cela qu'en juin 2017, au terme d'une bataille qu'il a menée sept ans durant, la famille Gattaz, tous cousins réunis, est parvenue à récupérer la totalité du capital de Radiall et à sortir ainsi l'entreprise du marché boursier. En 2014, l'aînée de ses quatre enfants, Alicia, notaire de son état et maman de son premier petit-enfant – une fille –, est entrée au conseil de surveillance. De mère en fille, un jour peut-être…

Le pragmatisme, vertu cardinale

Naissance d'une dynastie? Si on veut, mais sans vouloir être désobligeant, de second rang. Les Gattaz ne jouent pas dans la même cour que les grandes aristocraties des affaires, les Arnault, Bouygues, Dassault ou Bolloré. Question puissance et glamour, Radiall est à LVMH ce que l'inspecteur Derrick est à James Bond. Le prototype de la moyenne entreprise industrielle, le M de PME, ce genre de boîte que les Allemands élèvent en batterie mais qui ne semble pas s'acclimater sur le sol français. Une société dynamique mais de taille modeste (310 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2016, soit 120 fois moins que le numéro un du luxe), conceptrice de composants d'interconnexion électronique qui ne font rêver que les ingénieurs, internationale mais fière de son ancrage provincial. Et de l'origine modeste de ses fondateurs. Car, n'en déplaise à Serge, la famille Gattaz est bel et bien montée dans l'ascenseur social au temps où il fonctionnait encore.

La suite après cette publicité
"

Tous les jeudis, Marceau Gattaz montait à Lyon pour aller se former auprès d'un aquarelliste local"

"

Là ou d'autres montrent leur dernier Basquiat, les Gattaz ont accroché sur leurs murs un impressionniste tardif. Le contraire d'un précurseur, ­autrement dit. Il était né en 1901 et signait "­Marceau Gattaz". Ce n'est pas l'ambition professionnelle qui le dévorait, Marceau. Instituteur à Bourgoin, petite commune de l'Isère qui n'avait pas encore fusionné avec sa voisine Jallieu, il refusa obstinément toute promotion. Ancien président des amis du musée local, Yves Lacour, un radiologue qui était familier de l'artiste, sait pourquoi : "Tous les jeudis, Marceau montait à Lyon pour aller se former auprès d'un aquarelliste local. Le travail administratif dévolu à un directeur d'école primaire l'aurait obligé à renoncer à ces escapades." Notons que Pierre, le touche-à-tout, aime, à ses heures perdues, peindre des aquarelles. Il a aussi dessiné l'épée d'académicien de son père. De grand-père à petit-fils, cela s'appelle l'atavisme.

Malgré quelques récompenses glanées dans les salons régionaux, la renommée de Marceau Gattaz, décédé en 1993 à 92 ans, n'a guère dépassé son Dauphiné natal. Mais au musée de Bourgoin-Jallieu (remarquable, soit dit en passant, pour son exposition sur l'histoire de l'impression sur étoffes), ses paysages enneigés sont en bonne place. Si bien que lorsque Yvon vient dans sa ville natale dédicacer ses livres, il n'est pas rare qu'on lui parle… de son père. Voilà qui aide à garder la tête froide! Et les pieds sur terre. Dans la maisonnée Gattaz, tels des paysans madrés, on se ferait même passer pour plus sot qu'on ne l'est. Yvon élève le pragmatisme en vertu cardinale, prône le "radinisme industriel" et ponctue ses propos de maximes humoristiques de son cru qu'il appelle des "gattazeries" ou "gattazismes", selon les cas. Il n'empêche que, dans une autre vie, ce centralien siège à l'Académie des sciences morales et politiques, instance où on accueille rarement des benêts.

Passage de témoin express

Quant à Pierre, promotion sociale aidant, il vit dans une belle demeure du Vésinet, commune ­ultrachic de l'Ouest parisien dont sa femme, Marie-Aude, est conseillère municipale (divers droite). Mais il reste en lui quelque chose de Gagny, la ville de Seine-Saint-Denis où il a passé son enfance dans un coquet quartier pavillonnaire. Le patron des patrons est d'un abord facile, il tutoie volontiers, ne goûte guère les honneurs et ne s'habille manifestement pas chez Arnys. "On l'imaginerait volontiers en épicier affable accueillant la clientèle avec un crayon derrière l'oreille", commente un syndicaliste. Ses meilleurs amis, les mêmes depuis quarante ans, insistent : non, leur copain n'a pas changé depuis qu'il fréquente le beau monde. "Jamais il ne manque les rendez-vous rituels de notre petite bande de couples : un dîner tous les deux mois et deux grands week-ends par an", remarque François ­Cordonnier, médecin généraliste à Poissy.

Marceau, Yvon, Pierre… Christiane Barbot ne choisit pas. Les Gattaz, elle les aime tous. Cette Berjalienne de 88 ans s'est découvert, à la retraite, une vocation de documentaliste. Chaque jour, elle dépouille la presse, découpe et classe tout ce qui concerne une douzaine de personnalités locales qu'elle admire. Résultat : Berlioz : cinq classeurs. Paul Claudel : six classeurs. Gattaz : trois classeurs. Grâce à Christiane, on fait connaissance avec Lucien, seul frère d'Yvon, de treize mois son aîné, décédé en 2003. Des frères inséparables, fusionnels même. Et complémentaires. "Notre mère disait qu'à nous deux nous formions un homme parfait", note Yvon. Ensemble, ils ont créé Radiall en 1952 dans une arrière-cour de la rue Oberkampf puis l'ont développé et dirigé pendant quarante ans. Ils ont aussi épousé deux sœurs. Frères et beaux-frères en même temps, ou l'art de rester en famille.

"

Là où il a été génial, c'est en transposant chez Radiall une stratégie que seules, à l'époque, les très grosses entreprises adoptaient

"

Entre Lucien, l'oncle passionné, et le petit Pierre, curieux de tout, se noue une relation privilégiée. "À 4 ans, je le suivais partout dans l'usine." C'est Lucien qui, le premier, plaidera pour que Pierre reprenne, le jour voulu, la direction de Radiall. Le neveu soutient qu'il n'y avait jamais pensé. C'est inconsciemment, dans ce cas, qu'il suit le cursus parfait pour le job : diplôme d'ingénieur à Sup Télécom, coopérant au poste d'expansion économique de Washington, six ans dans une grosse société (Dassault) puis deux dans une PME qu'il faut redresser (Fontaine ­Électronique). Une expérience fructueuse pour Daniel Pelletier, son premier supérieur hiérarchique, chez Dassault : "Là où il a été génial, c'est en transposant chez Radiall une stratégie que seules, à l'époque, les très grosses entreprises adoptaient : conserver les usines de design en France et délocaliser la production au plus près des clients."

Le passage de témoin entre les fondateurs, bientôt septuagénaires, et l'héritier, à peine trentenaire, s'effectue en 1992. Pour le réussir, Yvon, le PDG, et Pierre, le DG, s'entendent pour partager pendant un an le même bureau. L'apprentissage sera écourté. "Un beau jour, Pierre m'a dit : 'Maintenant, il faut que tu me laisses tout seul.' J'ai pris mon cartable et je suis parti", raconte le patron licencié, sans sembler le moins du monde en avoir pris ombrage. "Et après? Vous lui donniez des conseils?" Comme s'il attendait la question, Yvon Gattaz sort de son tiroir une feuille A4 sur laquelle s'étalent en corps 150 trois lettres : "FLP". "C'est la règle de management que je prône vis-à-vis d'un successeur. Cela signifie : 'Fichons-lui la paix!' C'est une gattazerie, elle n'est pas mal, non?"

Pierre Gattaz est donc seul aux commandes de Radiall quand, au détour des années 2000, éclate la bulle des télécoms, son débouché principal. En moins de deux ans, l'entreprise voit s'envoler 40 % de son chiffre d'affaires. Beaucoup de concurrents n'y survivront pas. Est-ce d'avoir vu de si près passer le vent du boulet? L'engagement de Gattaz junior dans les organisations patronales démarre à cette époque.

"Je n'y suis pour rien. Je n'étais même pas au courant. Pierre est très indépendant, vous savez", clame Yvon. Mais parfois l'histoire s'entête à créer des ponts entre les biographies des pères et des fils, ces derniers fussent-ils indépendants. Quand, en 2013, Pierre Gattaz succède à Laurence Parisot au Medef, un président socialiste habite depuis quelques mois à l'Elysée. Ce qui n'était pas arrivé depuis 1981, année de l'élection d'Yvon au CNPF. "Avez-vous remarqué que lorsqu'il y a un François à l'Élysée, il y a un Gattaz au Medef ? Elle est bonne, celle-là, non ?", demande Yvon.

Terrain miné et sol instable

Le jeu des ressemblances s'arrête là tant la gauche époque Gattaz I n'a pas grand-chose à voir avec celle de Gattaz II. Dans la première, le gouvernement comptait des ministres communistes, la séquestration de cadres dirigeants était un mode d'action comme un autre et les terroristes s'en prenaient exclusivement aux patrons (Guy Brana, vice-président du CNPF, réchappa de peu à un attentat d'Action directe, chance que n'aura pas Georges Besse, le patron de Renault, quelques mois plus tard).

Entre 1981 et 1982, les chefs d'entreprise encaissèrent coup sur coup la cinquième semaine de congés payés, les 39 heures payées 40, la retraite à 60 ans et la création de l'ISF. "Le traumatisme était incroyable. De plus, du jour au lendemain, on s'est retrouvés comme des idiots, sans aucune connexion au gouvernement", se souvient Bernard Giroux, ancien proche collaborateur d'Yvon Gattaz, qui a relaté ses souvenirs dans un livre savoureux. "Dans ce contexte de lutte des classes, Yvon Gattaz a su faire preuve de subtilité, relève Bernard Vivier, directeur de l'Institut supérieur du travail. Il a joué la prudence plutôt que l'affrontement, n'hésitant pas, quand les choses allaient trop loin, à rappeler aux gouvernants qu'il connaissait deux ou trois petites choses sur le financement du PS."

À cette époque lointaine, personne n'imaginait qu'un jour un Premier ministre de gauche honorerait de sa présence un rassemblement du Medef et encore moins qu'il y déclencherait une standing ovation en déclarant "J'aime l'entreprise" (université d'été du Medef, août 2014). On le sait, par la suite la love story entre Pierre Gattaz et Manuel Valls ne fut pas sans nuages. Le père avançait en terrain miné, le fils dut apprendre à marcher sur un sol instable. "Pierre Gattaz s'est adapté aux oscillations du gouvernement avec pragmatisme mais sans jamais réellement définir de doctrine, poursuit Bernard Vivier. De ce fait, il est passé à côté de certaines réformes, sur la rémunération des dirigeants, par exemple." Le professeur de sciences politiques Michel Offerlé, grand spécialiste du patronat, partage ce constat mitigé : "Les années de Pierre Gattaz n'auront pas renouvelé le Medef. Mais ce n'était pas dans son mandat, tant l'organisation patronale marque une représentation de l'économie quelque peu obsolète."

"

Je leur dis : 'Start, c'est bien, mais up c'est mieux.' Celle-là, c'est ma meilleure, je crois!

"

Tout juste élu à la tête de Business Europe (le patronat européen), Pierre Gattaz dit qu'il s'est battu pour faire reculer l'idéologie. Et qu'il part soulagé parce que, peu importe qu'on lui en attribue une part du mérite ou pas, c'est ce qui s'est produit. "Il y a, à la tête de l'État, quelqu'un qui comprend l'entreprise, qui est probusiness, pro-Europe, promondialisation et qui incarne le pragmatisme et le mouvement." Qu'est-ce que c'eût été si François Fillon, dont il avait soutenu le programme, avait été élu ! Et Pierre de se faire lyrique : "Après les Trente Glorieuses puis les trente piteuses, nous sommes au début, j'espère, des trente audacieuses."

L'audace, pour lui, consiste à se lancer à 58 ans dans une nouvelle carrière : viticulteur. Il a ­racheté, l'an passé, pour 11 millions d'euros, selon des sources locales, le château de Sannes, dans le Luberon ("plutôt une bastide, corrige-t-il, et je me suis endetté à mort"). Le domaine compte 73 hectares, dont 35 de vignes, et des amandiers, des oliviers, des truffes. Il compte y produire du vin bio, rosé surtout, et l'exporter aux États-Unis, en Chine… Pour le moment, il suit des cours d'œnologie avec ses enfants car, cette aventure-là, elle aussi, il la souhaite familiale.

Il y en a un autre qui est drôlement soulagé de voir le mandat de Pierre Gattaz s'achever. C'est son père. À 92 ans, Yvon Gattaz est une véritable boule d'énergie, tout comme l'était Jean d'Ormesson, son aîné d'un jour (ils s'appelaient mutuellement "mon jumeau"). À se demander ce qu'on mettait dans les biberons en juin 1925. Tous les matins que Dieu fait, le président ­Gattaz, comme tout le monde l'appelle, y compris sa ­secrétaire, arrive à 7h30 à son bureau de Jeunesse et ­Entreprises, l'association qu'il a fondée en 1986 et dont l'objectif est de rapprocher le monde de l'éducation et celui des entreprises. Sensible à l'air du temps, il sillonne la France pour donner des conférences où il parle de "disruption digitale" et incite des auditoires de jeunes, épatés par ce dinosaure dynamique, à se lancer dans la création ­d'entreprise sans attendre que tous les obstacles soient levés. "Je leur dis : 'Start, c'est bien, mais up c'est mieux.' Celle-là, c'est ma meilleure, je crois!"

Yvon, donc, est soulagé parce que la diète médiatique qu'il s'est imposée depuis cinq ans pour ne pas gêner son fils va prendre fin. "J'imagine à quel point cela a dû lui coûter", sourit Pierre. Libéré de son bâillon, Yvon Gattaz est au taquet. Dès la fin juin, il va publier un livre, son douzième, intitulé Soyons sérieux avec humour. "Il s'agit, raconte l'auteur, d'un mix de souvenirs, de réflexions et de gattazeries." On peut parier qu'il y en a une, fort ancienne*, qu'il oubliera de mentionner : "Les entreprises ne résistent pas plus de trois générations à l'incompétence des descendants." Elle est bonne, pourtant, non ?

* Dans Les patrons reviennent, Robert Laffont, 1988.

Contenus sponsorisés

Sur le même sujet
Patrick Martin, président du Medef.
Politique

EXCLUSIF - Le coup de gueule du patron du Medef contre le gouvernement

ALERTE. 70 000 nouveaux fonctionnaires en 2024, une croissance à la baisse et une énième réforme de l'assurance chômage : les patrons perdent confiance… Le président du Medef, Patrick Martin, répond en exclusivité aux questions du JDD dans un contexte brûlant.

Publicité