La fréquence cardiaque hors norme de la baleine bleue

Balaenoptera musculus (baleine bleue, encore appelée rorqual bleu) © Wikimedia Commons

Des biologistes marins américains ont réussi à enregistrer l’électrocardiogramme d’une baleine bleue pour la première fois. Leurs résultats, publiés le 25 novembre 2019 dans un article en ligne des Comptes-rendus de l’Académie des sciences américaines (PNAS), montrent que la fréquence cardiaque de la plus grande créature existant sur Terre est vraiment hors norme.

La physiologie de ce grand cétacé a toujours fasciné les biologistes du fait de son gigantisme. Malgré une demande énergétique très élevée, ce mammifère marin a un rythme cardiaque extrêmement étonnant.

Afin de mieux comprendre la fonction cardiaque de la baleine bleue, des biologistes de l’université de Stanford (Pacific Grove) et de la Scripps Institution of Oceanography (université de Californie, San Diego) ont conçu un enregistreur de l’électrocardiogramme (ECG) qu’ils sont parvenus à fixer sur une baleine. En l’occurrence, un mâle âgé d’environ 15 ans nageant librement dans la baie de Monterey (Californie).

ECG d’une baleine en liberté

Les électrodes, placées grâce à un système de ventouses au voisinage de la nageoire gauche de l’animal, ont permis d’enregistrer pendant 8,5 heures l’électrocardiogramme (ECG) de l’imposant mammifère marin et de déterminer les évolutions de son rythme cardiaque.

Evolution de la fréquence cardiaque (battements par minute) enregistrée par les électrodes ECG en fonction du comportement de la baleine bleue : descente en plongée, nutrition par engouffrement, filtrage de l’eau, phase ascensionnelle, maintien en surface. Les intervalles QRS et QT ont été mesurés pour 20 battements, avec pour conséquence une fréquence de 32 ± 2 battements par minute. Par ailleurs, compte tenu de l’intervalle QT et d’un intervalle PR estimé par une équation allométrique à 771 ms pour un animal de 70 tonnes, la durée d’un battement cardiaque serait d’environ 1,8 seconde, ce qui implique une fréquence de 33 battements par minute. En moyenne, la fréquence cardiaque est 2,5 fois plus importante entre le moment où elle est la plus basse en plongée et celui où la baleine remonte en surface. Goldbogen JA, et al. Proc Natl Acad Sci USA. November 25, 2019.

Deux battements par minute, a minima

L’enregistrement ECG montre que le cœur de la baleine effectue entre quatre et huit battements par minute lorsque l’animal atteint la zone à laquelle il se nourrit et ce, quelle que soit la durée de la plongée (jusqu’à 16,5 minutes) ou la profondeur maximale (184 mètres). La fréquence cardiaque du mammifère peut alors descendre à deux battements par minute.

Valeurs de la fréquence cardiaque (FC) de la baleine bleue lors de 60 plongées. La fréquence de base et minimale diminue avec la durée de la plongée. Elle peut atteindre 2 battements par minute. En revanche, le rythme cardiaque est maximale lorsque l’animal est en surface et que les échanges gazeux respiratoires reprennent, ce qui permet alors la reperfusion des tissus. Goldbogen JA, et al. Proc Natl Acad Sci USA. November 25, 2019.

En revanche, la fréquence cardiaque est la plus rapide (entre 25 et 37 battements par minute) lorsque la baleine remonte à la surface après avoir plongé très profondément (à plus de 125 mètres). Il s’avère que la fréquence cardiaque est maximale lorsque l’animal refait surface et reprend les échanges respiratoires gazeux lui permettant d’assurer la reperfusion des tissus.

La fréquence cardiaque du plus gros animal sur Terre évolue donc entre deux extrêmes : un rythme cardiaque lent, voire très lent (bradycardie), et un autre bien plus rapide (tachycardie).

La fréquence cardiaque de la baleine bleue évolue entre deux extrêmes : bradycardie et tachycardie. Alex Boersma © Stanford University

Une aorte très élastique

L’évolution spécifique de la fréquence cardiaque du rorqual bleu permet d’expliquer la dynamique de sa circulation sanguine. Celui-ci dispose en effet d’une aorte de très gros diamètre et dont la paroi a une grande capacité à se distendre en fonction de la pression sanguine. En effet, la partie initiale de ce gros vaisseau (arche aortique) est très élastique, ce qui limite le travail que le cœur de la baleine doit fournir pour expulser une énorme quantité de sang à chaque cycle cardiaque.

Sur la base d’équations s’appliquant à des animaux de différentes tailles, on estime qu’une baleine de 70 tonnes a un cœur de 319 kg, pouvant éjecter environ 80 litres de sang à chaque battement. La capacité de distension de la partie initiale de l’aorte permet, durant les longues pauses entre chaque battement cardiaque, de maintenir un apport sanguin suffisant dans ce gros vaisseau qui amène le sang vers tous les territoires du corps de l’animal.

Nombreuses questions en suspens

L’extrême bradycardie enregistrée par les chercheurs a de quoi surprendre au regard du coût énergétique élevé associé à chaque plongée. En effet, la baleine doit dépenser beaucoup d’énergie pour accélérer la masse d’eau qu’elle engloutit et qui est supérieure à celle de son propre corps. Il y a donc un paradoxe pour le rorqual bleu à posséder un très gros cœur, battant lentement, et le coût énergétique élevé imposé par son comportement alimentaire. Ce mode de nutrition, par engouffrement, permet à une baleine d’ingérer plus d’une tonne de krill (petites crevettes) par jour.

Les biologistes reconnaissent ainsi que d’autres recherches, portant sur la consommation d’oxygène, le métabolisme énergétique et le flux sanguin au sein du tissu musculaire, seront nécessaires avant d’élucider l’incroyable physiologie du cétacé. Et de conclure qu’il est probable que les contraintes physiologiques associées aux plongées et au temps passé en surface ont sans doute contribué à fixer une limite à la taille de ce géant des mers.

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, sur Facebook)

Pour en savoir plus :

Goldbogen JA, Cade DE, Calambokidis J, Czapanskiy MF, Fahlbusch J, Friedlaender AS, Gough WT, Kahane-Rapport SR, Savoca MS, Ponganis KV, Ponganis PJ. Extreme bradycardia and tachycardia in the world’s largest animal. Proc Natl Acad Sci USA. November 25, 2019. doi: 10.1073/pnas.1914273116

Potvin J, Goldbogen JA, Shadwick RE. Metabolic expenditures of lunge feeding rorquals across scale: implications for the evolution of filter feeding and the limits to maximum body size. PLoS One. 2012;7(9):e44854. doi:10.1371/journal.pone.0044854

Noujaim SF, Lucca E, Muñoz V, Persaud D, Berenfeld O, Meijler FL, Jalife J. From mouse to whale: a universal scaling relation for the PR Interval of the electrocardiogram of mammals. Circulation. 2004 Nov 2;110(18):2802-8.

Shadwick RE, Gosline JM. Arterial mechanics in the fin whale suggest a unique hemodynamic design. Am J Physiol. 1994 Sep;267(3 Pt 2):R805-18. PMID:8092327

VIDEO. Voici à quoi ressemble l’énorme cœur d’une baleine bleue (Le Monde)

10 réponses sur “La fréquence cardiaque hors norme de la baleine bleue”

  1. Les plongeurs en apnée savent bien que le cœur ralentit fortement pendant la-dite apnée, mais même si cela se travaille avec l’entrainement, on aimerait bien avoir l’aorte aussi élastique que la baleine pour pouvoir rester dans « le grand bleu » encore plus longtemps! : )

  2. Etonnant vu la taille de l’animal. Peut être que les chercheurs découvriront l’équivalent de notre voûte plantaire, sensée aider puissamment au retour veineux quand nous marchons (c’est un « on dit », je ne sais pas en fait si ça a été réellement vérifié), et / ou des valves qui se ferment au niveau capillaire / veine le temps de la plongée, pour que les organes concernés restent suffisamment irrigués. L’aspect « torsion » de notre coeur a été observé, un peu comme un mouvement d’essorage qui aide à l’éjection sanguine. Si la baleine bleue a cette capacité, ça peut aussi augmenter le flux sanguin, même avec un rythme faible. Bref, mon imagination s’envole un peu à la lecture de cet article, j’espère que les observations des chercheurs apporteront des précisions avérées.

  3. Je suis chiffonné par l’utilisation des termes Bradycardie et Tachycardie. Certes ils sont utilisés pour qualifier des valeurs basses ou hautes du rythme cardiaque.
    Cependant, les termes sont associés (me semble-t-il) à des valeurs basses et hautes anormales. Hors ici, qu’elle est la valeur normale du rythme cardiaque chez la baleine ?
    Est ce que ces enchainements de rythme ne sont justement pas normaux ?
    Où alors, on prend un rythme moyen, qui ne correspond qu’à une valeur théorique de repos ?

    1. La fréquence cardiaque (FC) du plus gros animal vivant (et ayant jamais vécu) sur Terre évolue entre deux extrêmes : un rythme cardiaque lent, voire très lent (équivalant alors à une bradycardie extrême), et un autre bien plus rapide (que l’on peut qualifier de tachycardie au regard au précédent). En d’autres termes, il n’existe pas de rythme cardiaque de repos (FC de base) car le cœur du cétacé évolue sans cesse entre bradycardie (parfois extrême) et tachycardie.

  4. Est-ce que ce fonctionnement cardiaque est spécifique à la baleine bleue, ou se retrouve-t-il chez les autres cétacés ?

    1. Cet article sur la bradycardie en plongée d’autres mammifères marins : dauphin à gros nez ou tursiops (Tursiops truncatus) phoque de Weddel (Leptonychotes weddellii) : Williams TM, Fuiman LA, Kendall T, Berry P, Richter B, Noren SR, Thometz N, Shattock MJ, Farrell E, Stamper AM, Davis RW. Exercise at depth alters bradycardia and incidence of cardiac anomalies in deep-diving marine mammals. Nat Commun. 2015 Jan 16;6:6055.
      Et aussi : Noren SR, Kendall T, Cuccurullo V, Williams TM. The dive response redefined: underwater behavior influences cardiac variability in freely diving dolphins. J Exp Biol. 2012 Aug 15;215(Pt 16):2735-41. https://jeb.biologists.org/content/215/16/2735.
      Ces deux articles sont en accès libre.

  5. Peut-on imaginer que le « repos » de la baleine est la période où, en surface, elle a accès à l’air pour respirer, et que au contraire les moments de bradycardie sont une adaptation liée au « stress » de la plongée?

  6. Super intéressant, mais je ne saisis pas pourquoi c’est si surprenant (spectaculaire c’est certain, mais tout est exceptionnel chez ces animaux) . Ça semble une adaptation logique à l’apnée extrême dont sont capables ces cétacés. Je serais curieux de savoir ce qu’il en est des cachalots, qui sont capables de plonger bien plus profondément et longtemps (et qui chassent en profondeur qui plus est).

    1. Pour en savoir plus sur les cachalots, cette phrase extraite de l’article publié dans les PNAS :
      Much longer foraging dives are regularly observed in other large whale species, such as sperm whales (Physeter macrocephalus) and bowhead whales (Balaena mysticetus), which exhibit comparatively less costly feeding strategies and also, have higher Mb concentrations.
      Référencée : J. A. Goldbogen, P. T. Madsen. The evolution of foraging capacity and gigantism in cetaceans. J. Exp. Biol. 221, jeb166033 (2018).

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