Devenir hémophile à 80 ans

Hématies (globules rouges) © openaccessgovernment

C’est l’histoire d’un homme de 80 ans hospitalisé pour des ecchymoses étendues, d’apparition récente, sur les parties supérieure et inférieure du corps, ainsi qu’au niveau de  l’abdomen. Il prend des médicaments depuis des années en raison d’une insuffisance rénale chronique, d’une hypertension, d’une hypercholestérolémie et d’une maladie coronarienne. Il ne présente ni maladie auto-immune, ni cancer. Le seul fait notable est que ce patient prend depuis deux semaines de la doxycycline, un antibiotique, qui lui a été prescrit pour une infection bactérienne cutanée. Quelques jours après la fin du traitement, cet homme a développé des ecchymoses sur les avant-bras, suivies d’un hématome du bras gauche. Il présente également une ecchymose sur la cuisse droite.

Aux urgences, le bilan biologique montre une anémie (hémoglobine à 6,3 g/dl, alors que les valeurs normales sont comprises entre 14 et 18 g/dl), ainsi qu’une anomalie d’un test standard de la coagulation sanguine appelé TCA (temps de céphaline activée). On observe un allongement du TCA. Le taux de plaquettes est normal.

Auto-anticorps inhibiteur du facteur VIII

Par ailleurs, le dosage de l’activité du facteur VIII (facteur anti-hémophilique A), qui agit au niveau de la voie de la coagulation sanguine, indique un taux effondré. Son absence dans le plasma sanguin provoque l’hémophilie A, maladie hémorragique héréditaire dans laquelle le sang ne coagule pas normalement.

Chez ce patient octogénaire, l’activité coagulante du facteur VIII est inférieure à 1 %. Les taux d’autres facteurs de la coagulation (V, IX et XI) sont en revanche normaux. De même, celui du facteur Willebrand (FvW) est normal. L’ensemble de ces résultats fait suspecter la présence dans le plasma sanguin d’une substance qui inhibe spécifiquement l’activité du facteur VIII. Ceci est confirmé en laboratoire*.

1,5 cas par million d’habitants par an

Ce patient présente ce que les hématologistes appellent une hémophilie A acquise. Cette maladie hématologique est due au développement d’un auto-anticorps dirigé contre le facteur VIII.

Il s’agit d’une pathologie rare, dont l’incidence augmente avec l’âge. Elle est estimée à environ 1,5 cas par million d’habitants par an. Elle se manifeste par des hémorragies souvent sévères, dont ne souffre aucun membre de sa famille, et qui apparaissent chez une personne ne présentant pas d’antécédents hémorragiques.

Maladie auto-immune, cancer, grossesse, médicament

L’apparition de l’auto-anticorps anti-facteur VIII peut survenir au cours de maladies auto-immunes, telles que la polyarthrite rhumatoïde (maladie inflammatoire chronique des articulations), le lupus érythémateux systémique (maladie inflammatoire du tissu conjonctif), le syndrome de Gougerot-Sjögren (caractérisé par une sécheresse excessive des yeux, de la bouche et des autres muqueuses), ou encore des maladies dermatologiques comme le psoriasis.

Chez près de 10 % des patients présentant une hémophilie A acquise, la maladie est associée à une tumeur solide (cancer du poumon, de la prostate, du côlon, notamment) ou à un cancer du sang (hémopathies lymphoprolifératives, notamment leucémie lymphoïde chronique, lymphome non-hodgkinien).

La maladie peut également survenir en post-partum (généralement un à quatre mois après la première grossesse), plus rarement au cours de la grossesse. L’hémophilie A acquise du post-partum se manifeste par des hémorragies spontanées (ecchymoses, saignement de nez, sang dans les urines), ou gynécologiques (hémorragie utérine, saignement vaginal). Porter le diagnostic de cette maladie rare est essentiel chez la femme enceinte présentant un allongement isolé du TCA lors du bilan biologique, même lorsque les signes hémorragiques sont minimes ou absents. En effet, cela permet de limiter potentiellement les complications d’ordre hémorragique lors de l’accouchement en mettant préventivement en place des mesures appropriées.

Enfin, l’hémophilie  A acquise est parfois associée à la prise de médicaments, tels que la pénicilline et ses dérivés, le triméthoprime/sulfaméthoxazole (antibiotique), la phénytoïne (antiépileptique), la méthyldopa (antihypertenseur), le clopidogrel (antiagrégant plaquettaire), l’interféron-alpha (médicament utilisé en oncologie qui interfère avec le fonctionnement du système immunitaire).

En résumé, le diagnostic de l’hémophilie A acquise est évoqué par la survenue brutale d’un syndrome hémorragique, pouvant potentiellement mettre en jeu le pronostic vital. Dans environ la moitié des cas, l’origine de la maladie est inconnue. On ne trouve pas de pathologie possiblement associée au développement d’auto-anticorps anti-facteur VIII. On parle alors d’hémophilie A acquise idiopathique.

Le premier patient atteint de cette maladie hématologique a été décrit en 1940. Ce n’est qu’en 1961 qu’a été publiée dans la littérature médicale la première synthèse des connaissances sur cette mystérieuse maladie.  

La rareté de cette pathologie peut entraîner un retard de diagnostic, d’autant plus que le patient ne présente pas d’antécédent hémorragique personnel et familial. Le patient peut parfois être examiné par plusieurs spécialistes et être soumis à de nombreuses investigations invasives pouvant, elles-mêmes, être à l’origine de graves complications, avant que le diagnostic ne soit correctement posé.

Pour compliquer le tout, les signes cliniques de l’hémophilie A acquise diffèrent de ceux observés dans l’hémophilie « classique » qui est, elle, d’origine génétique et liée au sexe, affectant essentiellement les hommes. L’hémophilie A sévère, caractérisée par un taux de facteur VIII inférieur à 1% de la normale, se manifeste par des hémorragies graves qui débutent habituellement peu après la naissance.

Autre patient (88 ans), atteint d’hémophilie A acquise, présentant des ecchymoses diffuses sur le corps. Galsinh H, Potturu S, Singh K. Geriatric Med J. 23 April 2020.

Un tableau clinique qui diffère de celui de l’hémophilie héréditaire

Les symptômes cliniques diffèrent de l’hémophilie classique dans laquelle les saignements prédominent dans les articulations (hémarthroses). En effet, en cas d’hémophilie acquise, les épanchements de sang dans une articulation sont peu fréquents. Les patients développent spontanément des ecchymoses diffuses, des hémorragies musculaires, génito-urinaires, gastro-intestinales ou encore des saignements de nez (épistaxis). La survenue d’une hémorragie intracrânienne est rare mais peut être mortelle. Des signes hémorragiques sévères peuvent apparaître chez des patients ne présentant qu’une baisse modérée d’activité du facteur VIII.

Court-circuiter le facteur VIII

Le traitement a deux objectifs : traiter les complications hémorragiques en même temps que neutraliser l’auto-anticorps anti-facteur VIII. Le traitement antihémorragique repose sur l’utilisation d’agents contournant l’action du facteur VIII.

L’administration de facteur VIII n’est pas efficace en présence d’un taux élevé d’auto-anticorps anti-facteur VIII. Le traitement de l’hémophilie A acquise fait donc appel à des agents qui court-circuitent le facteur VIII dans la cascade de la coagulation, ensemble des nombreuses étapes biochimiques qui aboutissent à l’arrêt du saignement (hémostase). Ces médicaments (on parle d’agents « bypassants » dans le jargon médical) sont des concentrés de facteur VII recombinant activé (rFVIIa) ou des mélanges de facteurs spécifiques de la coagulation (appelés complexes prothrombotiques).

Inhiber la synthèse de l’auto-anticorps

La prise en charge thérapeutique comporte également l’administration précoce d’agents immunosuppresseurs. L’objectif est d’empêcher la production de l’auto-anticorps anti-facteur VIII par le système immunitaire du malade afin de réduire le temps durant lequel le patient est exposé à un risque hémorragique. Les agents immunosuppresseurs utilisés en première intention sont les corticoïdes (prednisone et/ou cyclophosphamide). En l’absence de réponse au traitement, le rituximab (anticorps monoclonal anti-CD20) peut être utilisé. Une étude récente a montré l’intérêt de l’anticorps emicizumab, qui mime certaines fonctions exercées par le facteur VIII.

Les hémorragies sont très rarement la cause directe du décès (environ 3 %). Malgré tout, la mortalité globale associée à cette maladie hématologique est importante. On estime que le taux de mortalité de l’hémophilie A acquise est au moins de 20 % chez les patients de plus de 65 ans et chez ceux souffrant d’un cancer.

Hémophilie induite par un antibiotique

Revenons au patient octogénaire dont le cas est rapporté le 1er octobre 2021 par des internistes et hématologues de la faculté de médecine de l’université du Sud de l’Illinois (Springfield) dans la revue en ligne BMJ Case Reports.

Ce malade a reçu de la prednisone. Trois jours plus tard, l’activité du facteur VIII reste en-deçà de 1 % et le taux d’hémoglobine continue de baisser. Le patient se voit prescrire par voie orale du cyclophosphamide, un immunosuppresseur. Quinze jours plus tard, le taux d’hémoglobine remonte à 9,9 g/dl. Les ecchymoses sur les deux bras et la cuisse droite s’atténuent. Le gonflement dû à l’hématome du bras gauche se résorbe. Le patient quitte l’hôpital le lendemain.

Mais, une semaine plus tard, le patient, toujours traité par prednisone et cyclophosphamide, présente un saignement par le rectum et une hémorragie dans le muscle grand fessier. Ces hémorragies sont probablement dues à la persistance de l’auto-anticorps anti-facteur VIII, associée à une activité coagulante effondrée (inférieure à 1 %).

Alors qu’à son admission à l’hôpital le patient était négatif pour le SARS-CoV-2, virus responsable de la Covid-19, il développe quelque temps après une pneumonie associée à un syndrome de détresse respiratoire aiguë. Son état clinique ne cesse ensuite de se détériorer. Le patient décède de complications respiratoires et rénales.

Selon les auteurs, il s’agit du premier cas d’hémophile acquise associée à la prise récente de doxycycline, aucune autre cause n’ayant été identifiée permettant d’expliquer la survenue de cette maladie hématologique rare chez ce patient. Son hémophilie acquise est due à une réaction auto-immune avec production d’auto-anticorps (immunoglobulines G) reconnaissant certaines régions (épitopes) du facteur VIII et neutralisant son activité coagulante.

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, Facebook, LinkedIn  

* Le test Bethesda confirme la spécificité de l’anticoagulant circulant vis-à-vis du facteur VIII, avec un titre élevé : 115 Bethesda Unit (BU). Le bilan biologique montre un allongement isolé du TCA témoignant de la présence d’un auto-anticorps circulant anti-facteur VIII avec absence de correction du TCA lorsqu’on mélange, à parties égales, le plasma du patient avec un plasma de référence normal. Il existe un déficit isolé en facteur VIII. Le diagnostic de certitude repose sur le titrage du facteur VIII et le dosage de son activité coagulante qui s’avère nettement diminuée, le plus souvent inférieure à 10 % et constamment sous les 30 %, alors que les taux et l’activité des autres facteurs de la coagulation sont en revanche normaux.

Pour en savoir plus :

Shah E, Abro C, Zaidi F, Goel R. Doxycycline-induced acquired haemophilia A. BMJ Case Rep. 2021 Oct 1;14(10):e244748. doi: 10.1136/bcr-2021-244748 

Knoebl P, Thaler J, Jilma P, Quehenberger P, Gleixner K, Sperr WR. Emicizumab for the treatment of acquired hemophilia A. Blood. 2021 Jan 21;137(3):410-419. doi: 10.1182/blood.2020006315

 

Liberman P, Burkholder BM. Adalimumab-associated Acquired Hemophilia in a Patient with Scleritis. Ocul Immunol Inflamm. 2020 Sep 23:1-3. doi: 10.1080/09273948.2020.1808227 

Cuilleron J, Mas P, Kiakouama L, et al. Une hémophilie A acquise ayant révélé un cancer du poumon. Rev Mal Respir. 2018 Sep;35(7):727-730. doi: 10.1016/j.rmr.2017.08.005 

Franchini M, Vaglio S, Marano G, et al. Acquired hemophilia A: a review of recent data and new therapeutic options. Hematology. 2017 Oct;22(9):514-520. doi: 10.1080/10245332.2017.1319115 

Kruse-Jarres R, Kempton CL, et al. Acquired hemophilia A: Updated review of evidence and treatment guidance. Am J Hematol. 2017 Jul;92(7):695-705. doi: 10.1002/ajh.24777 

Daumas A, Cauchois R, Massy E, et al. Une hémophilie à 86 ans. Rev Geriatr. 2015 Sep;40(7):433-7. 

Tengborn L, Baudo F, Huth-Kühne A, et al; EACH2 registry contributors. Pregnancy-associated acquired haemophilia A: results from the European Acquired Haemophilia (EACH2) registry. BJOG. 2012 Nov;119(12):1529-37. doi: 10.1111/j.1471-0528.2012.03469.x 

Collins P, Baudo F, Knoebl P, et al; EACH2 registry collaborators. Immunosuppression for acquired hemophilia A: results from the European Acquired Haemophilia Registry (EACH2). Blood. 2012 Jul 5;120(1):47-55. doi: 10.1182/blood-2012-02-409185 

Chaari M, Sassi M, Galea V, et al. Hémophilie A acquise découverte au cours de la grossesse : à propos d’un cas et revue de la littérature. Rev Med Interne. 2012 Jul;33(7):401-4. doi: 10.1016/j.revmed.2012.04.018  

Knoebl P, Marco P, Baudo F, et al; EACH2 Registry Contributors. Demographic and clinical data in acquired hemophilia A: results from the European Acquired Haemophilia Registry (EACH2). J Thromb Haemost. 2012 Apr;10(4):622-31. doi: 10.1111/j.1538-7836.2012.04654.x 

Franchini M, Gandini G, Di Paolantonio T, Mariani G. Acquired hemophilia A: a concise review. Am J Hematol. 2005 Sep;80(1):55-63. doi: 10.1002/ajh.20390 

Bossi P, Cabane J, Ninet J, et al. Acquired hemophilia due to factor VIII inhibitors in 34 patients. Am J Med. 1998 Nov;105(5):400-8. doi: 10.1016/s0002-9343(98)00289-7 

LIRE aussi : Un patient nommé Christmas

Un patient nommé Christmas

Stephen Christmas quand il avait 10 ans, avec le Dr J. Lawrence Naiman. Photographie prise en 1957 par son frère Robin au Toronto General Hospital où il recevait une transfusion de plasma pour une hémarthrose (épanchement de sang dans une articulation). Giangrande PL. Br J Haematol. 2003 Jun;121(5):703-12.

C’est l’histoire d’un garçon de 5 ans qui présente de nombreuses hémorragies survenant le plus souvent quand il joue. Le petit patient a été transfusé à de nombreuses reprises, chaque transfusion entrainant l’arrêt du saignement. Son cas a été publié le 27 décembre 1952 dans le numéro de Noël du British Medical Journal (BMJ).

Il souffre d’un trouble de la coagulation qui diffère de l’hémophilie. En effet, les médecins et chercheurs de l’université d’Oxford montrent par une série d’examens biologiques que son sang n’est pas dépourvu de la protéine faisant défaut aux patients hémophiles. Nécessaire à la coagulation normale, celle-ci porte à l’époque le nom de « globuline antihémophilique ».

Lorsque le sang du petit patient est mis en contact avec cette protéine, le temps de coagulation reste inchangé. Il manque donc dans le sang de ce petit malade autre chose que ce qui fait défaut aux patients atteints d’hémophilie.

Les cas de six autres patients, respectivement âgés de 6, 7, 14, 21 et 28 ans, sont également rapportés dans l’article du BMJ. Tous sont de sexe masculin et souffrent d’hémorragies à répétition. Dans deux cas, il s’agit de cousins germains âgés de 6 et 14 ans. Au sein de leur famille, la pathologie semble suivre le même profil de transmission que l’hémophilie, celui d’une maladie récessive liée au sexe. L’anomalie génétique, transmise par la mère, atteint des patients de sexe masculin.

Les chercheurs d’Oxford vont baptiser cette nouvelle pathologie « maladie de Christmas », du nom du petit patient de 5 ans, le premier à avoir été déclaré atteint.

De Toronto à Londres

Le petit patient s’appelle en effet Stephen Christmas. Il est né le 12 février 1947. Son frère Robin et lui sont nés de parents anglais. Leur père, Eric, est acteur et part souvent en tournée pour entretenir le moral des troupes durant la guerre. Peu de temps après la fin du conflit mondial, la famille émigre au Canada et s’établit à Toronto. Depuis l’âge de 20 mois, le petit garçon présente des hémorragies récurrentes. Cet enfant est le seul dans sa famille à présenter une telle pathologie. Les médecins de l’hôpital des enfants malades de Toronto posent le diagnostic d’hémophilie quand Stephen a 2 ans.

En 1952, la famille Christmas rend visite à ses proches en Grande-Bretagne. Lors de ce voyage, le petit Stephen est hospitalisé et son sang est envoyé pour analyse dans le laboratoire du Dr Rosemary Biggs et du Pr Robert Gwyn Macfarlane de l’université d’Oxford.

Ces médecins et chercheurs montrent que Stephen Christmas et six autres patients présentent un tableau clinique et biologique en tout point similaire à l’hémophilie. En effet, les examens biologiques sanguins standard ne révèlent pas de différence avec ceux des hémophiles classiques. Pourtant, leur temps de saignement est corrigé par du plasma… provenant de patients hémophiles.

Pour déterminer la nature de l’anomalie de la coagulation présente chez leurs sept patients, les chercheurs d’Oxford utilisent un examen biologique qu’ils ont développé : le test de génération de thromboplastine (thromboplastin generation test). Ils découvrent alors que l’anomalie réside dans le plasma (élément liquide du sang) de leurs sept patients. Ils baptisent la protéine de coagulation déficiente, « facteur Christmas ». Cette protéine manquante sera plus tard appelée facteur IX (neuf). La maladie sera par la suite dénommée hémophilie B, tandis que l’autre variété d’hémophilie est baptisée hémophilie A.

« Maladie de Christmas. Une affection auparavant confondue avec l’hémophilie ». Biggs R, et al. Br Med J. 1952 Dec 27;2(4799):1378-82.

Maladie de Christmas

Il existe donc deux formes d’hémophilie. L’hémophilie A, qui constitue 80 % des cas, est due à un déficit en facteur VIII (huit). L’hémophilie B est, quant à elle, due à un déficit en facteur IX. Les profils de saignement et les conséquences de ces deux types d’hémophilie sont similaires. Les gènes codant pour les facteurs de coagulation VIII et IX sont tous deux situés sur le chromosome X.

Dans les pays anglo-saxons, l’hémophilie B est appelée « maladie de Christmas ». L’hémophilie A affecte moins d’une personne sur 10 000, tandis que l’hémophilie B touche environ un individu sur 50 000.

Le terme hémophilie vient du grec (haima, sang et philia, ami). Les premières références à cette pathologie, caractérisée par des saignements qui durent plus longtemps que chez les individus sains, remontent au IIe siècle avant J.-C. Il en est fait mention dans le Talmud de Babylone qui décrétait si deux enfants mâles d’une même fratrie avaient déjà succombé à la circoncision, le troisième enfant mâle en serait exempté pour éviter les risques.

Au XIIe siècle, un médecin arabe du Califat de Cordoue, Albucassis (Abu Al-Qasim), décrit une famille dont les garçons sont décédés après des hémorragies survenues à la suite de blessures mineures. Le célèbre médecin juif Maïmonide consacre également un chapitre à l’hémophilie dans ses écrits, déclarant que la circoncision (pratiquée au 8ème jour de vie) peut être différée jusqu’à ce que l’enfant soit plus grand et plus fort. Ajoutant que l’on ne peut circoncire qu’un enfant totalement indemne de maladie dans la mesure où le risque de mise en danger de sa vie doit primer sur toute autre considération.

1803 : description moderne de l’hémophilie

On estime que la première description moderne de l’hémophilie apparaît en 1803 dans un article publié par le New York Medical Repository. John Conrad Otto (1774-1844), médecin à Philadelphie, décrit une prédisposition héréditaire aux hémorragies dans une famille au sein de laquelle seuls des garçons sont atteints et dont la transmission se fait par des femmes non affectées par la maladie. La pathologie court sur trois générations et remonte à une femme, dénommée Smith, ayant vécu en 1720 à Plymouth, dans le New Hampshire.

Le terme hémophilie fait son apparition pour la première fois en 1829 sous la plume d’un médecin allemand, Johann Lukas Schönlein et de son étudiant Friedrich Hopff. Ce dernier décrit cette pathologie dans sa thèse soutenue à l’université de Zurich (Suisse) et intitulée « À propos de l’hémophilie ou de la prédisposition héréditaire aux saignements mortels ». Certains soutiennent que Schönlein n’était pas très enclin à utiliser lui-même le mot hémophilie (qui signifie « affinité pour le sang »), lui préférant le terme « hémorraphilia » (« affinité à saigner »). Celui-ci tombe en désuétude dans les années 1850. Seul le terme hémophilie est définitivement adopté.

Observations déroutantes

Cinq ans avant la description du cas de Stephen Christmas, en 1947, le médecin argentin Alfredo Pavlovsky (1907-1984) avait rapporté que le temps de coagulation du sang d’une personne hémophile pouvait être corrigé in vitro en présence d’un sang… d’un autre patient hémophile. Le sang de ce dernier s’avère donc aussi efficace que le sang d’une personne saine pour corriger l’anomalie. Il est donc démontré qu’il existe deux formes d’hémophilie associés à des défauts différents.

En 1952, Irving Schulman et C.H. Smith de l’université de Stanford (Californie) rapportent des observations similaires. Ces chercheurs remarquent qu’un examen biologique sur le sang d’un petit hémophile de 11 ans d’origine italienne est corrigé par le plasma d’un autre hémophile. Et inversement : le plasma de ce patient normalise in vitro le test biologique effectué sur le plasma d’un patient hémophile.

C’est cependant à l’équipe de Biggs (Grande-Bretagne) et à celle de Paul Aggeler (États-Unis) qu’il revient d’avoir pleinement caractérisé la nouvelle maladie que l’on appellera plus tard l’hémophilie B ou maladie de Christmas. En avril 1952, quelques mois avant la publication de l’article de l’équipe d’Oxford, Aggeler et ses collègues de l’université de Californie à San Francisco rapportent le cas d’un patient hémophile de 16 ans dont le temps de coagulation n’est pas corrigé in vitro par l’ajout de la globuline antihémophilique. Ces chercheurs montrent que leur patient souffre d’un déficit d’un facteur de coagulation inconnu à l’époque. Ils le baptisent plasma thromboplastin component (PTC), mais ne proposent pas de nom pour cette nouvelle maladie. On sait aujourd’hui que le plasma de patients souffrant d’hémophilie B renferme un taux normal de facteur VIII, permettant de corriger le déficit observé chez les patients atteints d’hémophilie A.

Rosemary Biggs (1912-2001). © Royal College of Physicians

Facteur Christmas

La protéine nécessaire à la coagulation faisant défaut aux patients atteints d’hémophilie B a été baptisée facteur Christmas par Biggs et Macfarlane dans leur article publié dans le British Medical Journal (BMJ) en décembre 1952. Or, en plus d’articles sérieux, le numéro de Noël du BMJ renferme traditionnellement une série d’articles humoristiques, voire loufoques. Au milieu de tout cela se trouvait le fameux article intitulé « Maladie de Christmas : une affection auparavant confondue avec l’hémophilie ».

Quarante-cinq ans plus tard, en 1998, Rosemary Biggs a raconté dans une interview que tout le monde avait lu son article pensant qu’il s’agissait d’une pathologie ayant un rapport direct avec les fêtes de fin d’année. En d’autres termes, qu’il s’agissait d’une maladie associée à la prise exagérée de nourriture.

D’autres lecteurs ont pensé qu’il s’agissait d’une farce ou que toute l’histoire avait été carrément inventée. Cerise sur le gâteau, le British Medical Journal (BMJ) avait même reçu des lettres de lecteurs choqués qu’on ait osé utiliser le nom d’une fête pour dénommer une pathologie, allant jusqu’à réclamer des excuses de la part des auteurs. Non sans humour, ceux-ci avaient répondu qu’ils ont choisi la simplicité en utilisant le nom du premier patient mais qu’ils auraient fort bien pu l’appeler aussi « hypocoprothrominémie ». Ils ajoutaient avec malice que si le facteur Christmas devait lui-même dériver d’une protéine plus grosse, ils éviteraient tout de même de baptiser ce précurseur « Christmas Eve factor » (facteur de la veille de Noël) !

Alexander Wiener, chercheur américain reconnu internationalement pour sa contribution à la découverte du groupe Rhésus, s’est également fendu d’une lettre au BMJ pour se plaindre du nom choisi. Il a proposé de la nommer hémophilie B. Une idée partagée plus tard par les hématologues français  Jean-Pierre Soulier et Marie-José Larrieu.

Remplacer le facteur de coagulation

Durant les années 1950 et le début des années 1960, le traitement des patients hémophiles repose sur la transfusion de sang entier ou de plasma frais congelé afin de stopper les saignements en apportant le facteur de coagulation manquant ou déficient. Ces produits sanguins renferment cependant une concentration insuffisante en facteur VIII ou facteur IX. Par conséquent, les patients hémophiles que l’on devait transfuser en produits sanguins se trouvaient exposés à une surcharge circulatoire avant même qu’une quantité efficace de ces protéines leur soit administrée.

Macfarlane réalise alors qu’il peut modifier le nouveau test que son équipe a développé de manière à déterminer la quantité de facteur VIII ou IX présent dans le sang du patient. Le chercheur estime que 1 000 donneurs de plasma seraient nécessaires pour chaque hémophile chaque année. Une situation à laquelle le service de transfusion sanguine ne peut faire face. Macfarlane suggère alors d’isoler le facteur VIII à partir de sang de bœuf, facilement disponible auprès d’abattoirs et connu pour avoir une forte concentration en facteurs de coagulation.

Structure protéique du facteur IX humain. © Drugbank.ca

Malgré le fait que ces produits sanguins soient d’origine animale et que leur utilisation conduise à l’apparition d’une résistance après sept à dix jours de traitement, ceux-ci vont représenter un progrès majeur dans le traitement des urgences et en chirurgie lourde. En 1955, Macfarlane et Biggs éditent les premières recommandations britanniques du traitement de l’hémophilie. Les patients viennent alors en nombre à Oxford pour des extractions dentaires et d’autres opérations chirurgicales qui présentaient de gros risques auparavant.

En 1961, le facteur IX humain devient disponible sous forme de cryoprécipité (le sédiment qui se forme lorsqu’on dégèle lentement le plasma frais congelé), ce qui autorise à l’utiliser plus largement en chirurgie.

Nouveau progrès en 1968, les premiers concentrés de facteur IX humain provenant de plasma humain remplacent les cryoprécipités. Renfermant une plus grande quantité de facteur de la coagulation dans un moindre volume, ces produits sanguins révolutionnent le traitement de l’hémophilie car ils sont bien plus efficaces. Il faudra cependant attendre le début des années 1990 pour disposer de facteurs de coagulation recombinants. Ceux-ci, obtenus par génie génétique, ne proviennent plus du plasma humain.

Christmas, un patient militant

Mais revenons à Stephen Christmas qui n’avait que 5 ans quand Biggs et Macfarlane ont décrit son cas dans le BMJ fin décembre 1952. Passionné de photographie en grandissant, il étudie cette discipline artistique à l’Institut Ryerson de Technology (maintenant l’Université Ryerson) de Toronto. Il travaille ensuite pendant quelques années comme photographe médical de l’hôpital des enfants malades de Toronto, mais surtout comme chauffeur de taxi, profession qu’il trouve plus commode d’exercer en raison de sa maladie.

Plus tard, il devient membre actif de la Société canadienne de l’hémophilie. Il fait alors inlassablement campagne en faveur de la sécurité transfusionnelle et milite pour le dédommagement des patients infectés par le virus du sida (VIH).

Son nom fait une nouvelle apparition en 1992 dans un article médical publié dans la revue Thrombosis and Haemostasis, quarante ans après celui du British Medical Journal. Des chercheurs canadiens ont en effet décrypté son génome. L’analyse génétique révèle que Stephen Christmas est porteur d’une mutation du gène du facteur IX, non rapportée jusqu’alors*, la première mutation sur ce gène ayant été identifiée en 1981.

Stephen Christmas décède malheureusement prématurément à l’âge de 46 ans. Il fait en effet partie des nombreux patients hémophiles contaminés par le virus du sida via les produits sanguins reçus. Il meurt le 20 décembre 1993, quelques jours avant Noël.

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, sur Facebook)

* Mutation en position 30070, replacement d’une guanine par une cytosine et celui d’une sérine à la place d’une cystéine dans la protéine).

L’hémophilie, maladie des rois

L’hémophilie est souvent appelée « la maladie des rois » ou « maladie royale » car plusieurs membres de familles royales européennes en ont été atteints. Victoria (1837-1901), reine de Grande-Bretagne et d’Irlande, impératrice des Indes, était en effet porteuse de l’anomalie génétique responsable de l’hémophilie et l’a transmise à son fils Léopold. Celui-ci a présenté de nombreux saignements et est décédé d’une hémorragie cérébrale à l’âge de 31 ans. Deux filles de la reine Victoria, Alice et Béatrice, également porteuses de l’hémophilie, ont transmis la maladie aux familles royales d’Allemagne et d’Espagne. Alexandra (née Alix de Hesse-Darmstadt), fille d’Alice, également porteuse, a épousé Nicolas II, tsar de Russie. Elle a transmis la maladie à son fils, le tsarévitch Alexis.

Jusqu’en 2009 on ignorait de quel type d’hémophilie, A ou B, était atteinte la famille impériale russe. Jusqu’à qu’une analyse génétique publiée dans la revue Science et conduite par des chercheurs de l’université du Massachusetts et de l’Académie russe des sciences médicales de Moscou, conclue qu’il s’agit de l’hémophilie B.

L’analyse génétique portait sur les extraits d’ADN provenant de restes osseux de membres de la famille Romanov assassinés en 1918, dont les restes du tsarévitch Alexis. Alors que la tsarine Alexandra (petite-fille de la reine Victoria) était porteuse hétérozygote de la mutation, les échantillons du Prince Alexis ont montré que ceux-ci ne renfermaient qu’un unique allèle muté, indiquant qu’il était hémizygote pour la mutation.

 

Pour en savoir plus :

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Sur le web :

Hémophilie A et B (Société canadienne de l’hémophilie)