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Christian Streiff : la vie d'après

En 2008, la carrière et la vie de ce patron français du CAC 40 ont été stoppées net par un accident vasculaire cérébral. Il lui a fallu des années pour remonter la pente et tout réapprendre. Récit d'une renaissance.

Par Denis Cosnard

Publié le 07 février 2013 à 14h54, modifié le 12 février 2013 à 17h19

Temps de Lecture 8 min.

Christian Streiff, en janvier.

Pour Christian Streiff, tout a failli s'arrêter le 22 mai 2008. Ce jeudi matin-là, éreinté, le patron de Peugeot et Citroën s'accorde une pause entre deux réunions. Une sieste de dix minutes, comme il en fait depuis quelque temps pour évacuer la pression. Avenue de la Grande-Armée, au siège parisien du groupe, il s'enferme dans son bureau du neuvième étage et demande que personne ne le dérange.

Mais la pause s'éternise. Quand sa secrétaire entrouvre la porte, elle le découvre gisant sur la moquette, nauséeux. Il respire mal. L'infirmière d'entreprise veut l'envoyer à l'hôpital. Il résiste : ce n'est qu'un petit malaise, non ? "Non, cette fois-ci, vous nous laissez faire", réplique son chauffeur, accouru lui aussi. Pied au plancher de la Peugeot de fonction, il emmène son patron à la Pitié-Salpêtrière. Diagnostic : un accident vasculaire cérébral. Sévère. Voilà le PDG du CAC 40 entre la vie et la mort.

Près de cinq ans plus tard, Christian Streiff est un autre homme. Sur le coup, il avait voulu reprendre son poste au plus vite. En réalité, "il m'a fallu plus de trois ans pour remonter la pente", reconnaît-il aujourd'hui, attablé dans un restaurant parisien. Détendu, sans cravate, légèrement barbu, il raconte sa nouvelle vie. Avec le souci de témoigner : oui, on peut se remettre d'un AVC.

Comme chaque 1er janvier, il s'est offert un cahier neuf, et y a inscrit ses objectifs pour l'année. Une habitude d'ancien scout. Mais, cette fois-ci, pas facile de fixer le cap. Redevenir grand patron, comme lorsqu'il pilotait Airbus ou PSA ? Toujours plein d'énergie, il s'y verrait bien. Revenir à ses amours écologistes de jeunesse, et monter un fonds d'investissement spécialisé dans l'environnement ? C'est le projet du moment. Il consacre déjà des heures à soutenir de jeunes créateurs d'entreprises "vertes". Passionnant... et frustrant, lorsqu'on a dirigé 200 000 personnes. S'atteler à l'écriture, après Kriegspiel (La Nuée bleue, 2000), d'un deuxième roman, alors ? L'idée le taraude. En attendant, avec deux amis, il s'est mis à l'escrime. Les trois mousquetaires !

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"CELA M'EST TOMBÉ DESSUS"

A 58 ans, Christian Streiff se sent prêt pour de nouvelles aventures. Depuis huit mois, il ne voit plus d'orthophoniste. A l'été 2012, il est parti, seul, pour sept semaines de randonnée, de la Moselle jusqu'à Nice. Certains jours, il était capable de passer trois cols ou d'avaler cinquante kilomètres. Il a tenu bon. "Une façon de dire : je suis réparé." Enfin.

Comment l'accident est-il arrivé ? "Cela m'est tombé dessus", dit Christian Streiff. Françoise, sa femme, corrige : "Pour moi, ce n'était pas une énorme surprise. Il avait un boulot de fou, et tant de stress accumulé..."

Né à Sarrebourg (Moselle), où son père travaillait à la sous-préfecture, ce matheux très doué avait l'habitude depuis l'enfance d'être le premier de la classe, de tout réussir quitte à travailler d'arrache-pied. Entré chez Saint-Gobain à sa sortie de l'Ecole des mines de Paris, il y avait pris des responsabilités de plus en plus lourdes, restructurant ici, développant là, vingt-cinq ans durant. Jusqu'à être choisi par Jean-Louis Beffa pour lui succéder à la tête de cette cathédrale industrielle, en 2004.

C'est là, sans doute, que le stress a commencé à monter dangereusement. Car, au siège de Saint-Gobain, la transition se passe mal. La greffe ne prend pas entre ce manageur direct et une culture centrale assez politique, voire florentine. Il manque de diplomatie. Soudain, c'est la disgrâce. Jean-Louis Beffa, son mentor, le congédie. Une blessure toujours ouverte.

Au bout de quelques mois, l'ingénieur retrouve un poste de premier plan : patron d'Airbus. Cette fois-ci, c'est lui qui claque la porte au bout de cent jours, jugeant que la complexe structure d'EADS l'empêche d'agir efficacement. Et puis, il l'admet, il a voulu aller trop vite, il a manqué de recul. "Vous avez une énergie à déplacer les montagnes. Certaines, il est plus simple de les contourner...", lui avait déjà conseillé Jean-Louis Beffa des années auparavant.

Chez PSA, promis, Christian Streiff gardera donc un peu de distance, assure-t-il début 2007, lorsque la famille Peugeot lui offre une troisième chance de devenir patron d'un champion industriel.

SOUS TENSION

Promesse vite oubliée. Car PSA a besoin d'un coup de fouet. Les profits fondent. Les ventes sont en berne. Très vite, Christian Streiff lance donc un plan-électrochoc. Il se met aussi sous tension lui-même. Il enchaîne les réunions, les voyages, rentre le soir à 23 heures, repart le lendemain à 5 h 30... "Pour lui parler, avec les enfants, il fallait prendre rendez-vous !", confie son épouse. Sans compter les relations délicates avec les Peugeot, très présents à tous les niveaux de l'entreprise.

"Chez PSA, contrairement aux jobs précédents, je ne dominais plus complètement la situation", reconnaît l'intéressé. Françoise Streiff est plus dure : "Il allait dans le mur, cela ne pouvait pas durer."

Cela ne dure guère. A la mi-mai 2008, première alerte. Un matin, le patron de PSA se réveille insensible d'un côté du corps. Direction l'hôpital. Les médecins le laissent cependant repartir, et le soir même il prend l'avion pour présenter la stratégie de PSA à des investisseurs irlandais. Ce n'est pas le moment de lâcher : il faut préparer l'assemblée générale, prévue dans dix jours. Mais la sensation d'insensibilité ne disparaît pas, et la fatigue grandit au fil de la semaine. "Ils vont me tuer !", fulmine-t-il en s'affalant sur son canapé le mercredi soir, à bout de forces. Le lendemain, c'est l'AVC.

"Sur le coup, j'ai eu peur, bien sûr. Mais en même temps, j'étais soulagée. Je me suis dit : ça y est, ils ont arrêté le cheval au galop, on va pouvoir s'en occuper." Françoise Streiff est bien placée pour aider son mari à se reconstruire. Cette ancienne enseignante travaille comme sophrologue. Elle permet à des hommes et à des femmes de retrouver l'harmonie, de souffler, de respirer.

Dans le cas de son époux, il y a du pain sur la planche. Officiellement, tout va bien ou presque. Pour justifier l'absence de son patron à l'assemblée des actionnaires, la direction de PSA indique juste qu'un "incident de santé" l'a conduit à effectuer un "bilan" médical, et qu'il devrait reprendre ses activités "dans les jours à venir".

TOUT RÉAPPRENDRE À 53 ANS

La réalité est bien plus critique. Ni comateux ni inconscient, Christian Streiff est néanmoins incapable de diriger le groupe. Epuisé, il dort énormément. Surtout, il souffre de troubles du langage. Il ne retrouve plus certains noms, certains mots. Il en invente d'autres. L'ancien major de l'Ecole des mines ne peut plus ni écrire ni compter ! Quant à lire, c'est difficile : arrivé à la fin d'une phrase, il ne se souvient pas toujours du début.

Au sortir de l'hôpital, quand ils vont se mettre au vert en Bretagne, les Streiff reprennent donc tout de zéro. Un imagier des "1 000 premiers mots" en main, l'ex-institutrice montre à son mari des dessins représentant un verre, une porte, un chat... A lui de donner le bon mot. Souvent, il n'y arrive pas. Elle l'aide. Mais le lendemain, il a déjà oublié la moitié de ce qu'ils ont vu la veille. Ensemble, ils feuillettent aussi le trombinoscope des dirigeants de PSA, pour retrouver le nom de chacun. "Oui, j'ai dû tout réapprendre." A 53 ans...

Après discussion avec Thierry Peugeot, président du conseil de surveillance, Christian Streiff reprend malgré tout son poste. "Les médecins n'ont pas mis leur veto, j'ai décidé d'essayer." Il redémarre en douceur, à raison de quatre ou cinq heures de travail par jour. Une heure quotidienne est aussi consacrée à une séance chez une orthophoniste, qui sait encourager sans leurrer.

Mais la reprise est rude. Deux mois jour pour jour après son attaque, à peine revenu au bureau, le patron de PSA se retrouve sous les projecteurs pour présenter les résultats semestriels. "Je suis en bonne forme, comme vous pouvez le voir, et toujours aussi motivé", affirme-t-il aux analystes. Un grand numéro d'illusion. "En fait, je ne me souvenais pas de la moitié de ce que je devais dire. Heureusement, la directrice financière me passait des petits papiers dès que je ne trouvais plus les mots."

LES MOTS LUI REVIENNENT PEU À PEU

Ceux qui le fréquentent à l'époque ne sont pas dupes. En octobre, au Salon de l'auto, il bute sur les mots, tient des propos embrouillés. "A la fin de la conférence, il nous a serré la main et dit bonjour au lieu d'au revoir. Gêné, tout le monde a fait comme si de rien n'était", rapporte une journaliste. "En interne, il n'était plus du tout crédible. Il y avait un flottement atterrant", se rappelle un homme du siège.

La situation est d'autant plus délicate qu'à l'automne, l'automobile est emportée dans une crise sans précédent, et PSA avec. Le patron à mi-temps doit serrer les boulons, négocier un plan d'aide à l'Elysée et annoncer des pertes, tout en enchaînant de nouveau les voyages. Jusqu'à ce dimanche de mars 2009 où la famille Peugeot finit par le remplacer par un manageur jugé plus apte à résister à la tempête, Philippe Varin.

Un coup de massue. Mais Christian Streiff a désormais tout le temps nécessaire pour oeuvrer à son rétablissement. Il y met la même énergie que celle qu'il consacrait à son travail. "Au fur et à mesure, mon cerveau a recréé des liens."

Un jour, grande fierté, il réussit à calculer plus vite que son orthophoniste. Les mots lui reviennent peu à peu, les gestes pour écrire aussi. Et aujourd'hui, seule une légère hésitation sur certains noms peut encore rappeler l'accident. Mieux encore : administrateur du Crédit agricole, de ThyssenKrupp, Finmeccanica et TI-Automotive, il y discute en français, en allemand, en italien et en anglais sans problème. La mémoire des langues étrangères n'avait, semble-t-il, pas été touchée. "Ce qui est possible va bien au-delà de ce que l'on imagine."

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