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A Tokyo, Sony marie recherche et stratégie

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Par Nicolas Barré

Publié le 12 mars 1998 à 01:01

Des briques de Lego traînent par terre, ainsi qu'un fer à souder et des bouts de circuits imprimés. Un robot de la taille d'un jouet, équipé de capteurs tactiles et surmonté d'une caméra miniature, cherche son chemin à travers la pièce, longe une paroi, tourne à l'angle droit du mur, reconnaît une pomme rouge devant lui, l'évite et poursuit sa route à tâtons. De temps en temps, il marque une pause. « Son esprit travaille », sourit Jun Tani, jeune professeur Tournesol japonais, père de la créature.

Nous sommes au troisième étage du Sony Computer Science Laboratory (CSL), le laboratoire de recherche fondamentale du géant de l'électronique, à quelques minutes à pied de son siège social, dans le quartier chic de Gotanda, au coeur de Tokyo. De hauts murs de pierre verdis par la mousse dissimulent quelques-unes des plus belles demeures en bois sombre de la capitale entourées de jardins minutieusement entretenus. Parfois, un portail (électronique) s'ouvre. Une luxueuse Toyota aux vitres fumées glisse silencieusement vers sa mystérieuse destination. L'avenir de Sony s'invente en partie ici.

Une place centrale
Avec son robot intelligent capable de s'adapter à un environnement qu'il découvre par sa propre expérience sensitive, Jun Tani vise ni plus ni moins à « comprendre le phénomène cognitif ». Pour concevoir, un jour, « des systèmes capables d'apprendre ». D'autres chercheurs travaillent sur le fonctionnement du cerveau ou tentent de modéliser le fonctionnement des sens : vue, ouie, odorat... L'un des scientifiques de l'équipe vient de mettre au point un modèle reproduisant sous forme de lignes de programmes informatiques le mécanisme de la mort d'une cellule, lorsque, vieillissante, celle-ci cesse de se dupliquer. Des expériences en laboratoire « humide » (biologie) ont permis de vérifier la justesse de ses travaux en laboratoire « sec » (simulation par ordinateur). Ceux-ci sont sur le point d'être publiés dans un prestigieux magazine scientifique anglo-saxon. En attendant mieux, la modélisation de la mort d'une espèce vivante multicellulaire...

Que recherche Sony à la confluence de l'informatique et de la biologie ? Patron de CSL et président des laboratoires IT (technologie de l'information) de Sony, le Dr Mario Tokoro lève les yeux au ciel. « Si je le savais ! Le propre de ce genre de travaux est qu'on ne peut pas savoir sur quoi ils déboucheront. Nous avons des intuitions, une vision, mais aucune certitude. »

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Le fait est que tous les grands groupes d'électronique grand public, japonais en particulier, travaillent d'arrache-pied dans la même direction. A moyen terme, les applications sont évidentes. Les produits gagnants seront ceux dont « l'interface humaine » sera la plus performante. D'où l'intérêt des recherches sur « le comportement humain, les contacts entre l'homme et son environnement, le fonctionnement des sens, le processus d'acquisition des connaissances, la simulation de la conscience... », indique pêle-mêle le Dr Tokoro.

Le laboratoire CSL, qui possède une unique antenne à l'étranger, à Paris, au coeur du Quartier latin, est toutefois une entité à part dans le dispositif de recherche de Sony. Seule structure de recherche séparée de la maison mère, elle jouit d'une large indépendance. Mais la recherche fondamentale n'occupe globalement qu'une faible part de l'activité de R&D du géant de l'électronique. Combien ? « C'est confidentiel », lâche le responsable de la communication. « Notre recherche est surtout centrée sur les produits, avec des objectifs précis déterminés en liaison avec les branches d'activité du groupe », précise-t-il simplement.

Un coup d'oeil sur l'organigramme du groupe, remanié il y a tout juste deux ans par le président Nobuyuki Idei, peu après sa prise de fonction, montre que la recherche occupe une place centrale. Les six grands laboratoires principaux de recherche-développement, plus deux autres plus petits, ne dépendent d'aucune des dix « compagnies » (branches) spécialisées par métier que compte Sony. Ils sont directement rattachés à la direction générale et placés sous la responsabilité de Minoru Morio, le « directeur en chef de la technologie » ou « CTO » pour« Chief Technology Officer ».

Ingénieur de génie _ c'est lui qui a développé le format vidéo 8 millimètres _, il est le numéro quatre du groupe. Son statut le place hiérarchiquement au-dessus des présidents de compagnie, fonction qu'il occupait avant la réorganisation de 1996 à la tête de l'audiovisuel grand public. Le CTO rapporte directement au président. Il est l'un des dix membres du conseil de direction, dont ne font pas partie les présidents de compagnie. C'est l'un des personnages les plus importants après le président dans la définition de la stratégie de Sony _ différence notable avec le système français où lesmanagers sont rarement des ingénieurs issus de la recherche.

Un budget proche de celui du CNRS
Cette structure témoigne du caractère stratégique de l'activité R&D pour laquelle Sony investit chaque année entre 6 % et 6,5 % de son chiffre d'affaires, soit environ 13 milliards de francs. Un budget voisin de celui du CNRS (13,7 milliards). Ce chiffre figurant dans le rapport annuel est d'ailleurs le seul que le groupe publie. La répartition de l'effort entre chaque laboratoire, la part de la recherche de base par rapport au développement ou même les effectifs de R&D sont « confidentiels », tranche encore le responsable de la communication.

Contrairement à ce que pourrait laisser croire l'organigramme, les activités de R&D ne sont ni isolées du reste du groupe ni cloisonnées entre elles. « La grande force des groupes privés japonais est de savoir transformer leurs inventions en produits de masse », soulignait en décembre une étude de la Chambre de commerce américaine au Japon.

« L'ère du rêve numérique »

Fondé sur une excellente circulation de l'information en interne et une grande souplesse d'organisation, ce modèle s'impose avec d'autant plus de force aujourd'hui que la convergence entre le monde de l'électronique grand public et celui de la micro-informatique force les ingénieurs à croiser leurs cultures. C'est une des raisons pour lesquelles Sony a préféré centraliser ses principales activités de R&D sous une autorité unique plutôt que de les disperser au niveau de chaque famille de produits. De plus, les grands thèmes de recherche _ composants, écrans, systèmes de stockage de données, traitement de l'information, technologies de l'information, plates-formes logicielles, techniques de miniaturisation, etc. _ trouvent des applications dans de multiples produits. Leur caractère est transversal. Cela n'empêche pas bien sûr chaque compagnie de conserver ses propres labos, mais essentiellement pour y faire du développement.

« Ce qui frappe le plus en arrivant, c'est la très grande flexibilité d'organisation », confirme Xavier Michel, jeune ingénieur de l'Ecole nationale supérieure des télécoms de Paris recruté l'an dernier par Sony _ il est le seul Français _ pour travailler dans un laboratoire spécialisé dans le traitement de l'image. Constat : « La hiérarchie est beaucoup moins rigide qu'en France, l'information circule bien, la liberté de recherche est grande. »

Cette organisation reflète aussi le changement d'époque qu'est en train de vivre Sony _ et avec elle toute l'industrie de l'électronique et des médias _ en entrant dans ce que son président appelle « l'ère du rêve numérique ». Les temps où Sony pouvait faire fortune grâce aux inventions géniales de ses ingénieurs _ la radio à transistors, le Walkman, le Compact Disc, le téléviseur Trinitron... _ sont révolus. De plus en plus, le son et l'image seront restitués non seulement par des platines laser ou des téléviseurs, mais par des appareils (ordinateurs, assistants de poche, consoles diverses, etc.) utilisant le langage informatique.

De nouvelles pistes de recherche s'ouvrent donc à la confluence de spécialités jadis éloignées. Témoin, ces réflexions du président de Sony lors du Forum de Davos en février, passées un peu inaperçues, sur la nécessité de créer un jour une « architecture standard ouverte » _ autrement dit une langue commune _ pour l'industrie électronique au sens large. Une industrie divisée selon lui en « quatre mondes » _ l'audiovisuel, la micro-informatique, la téléphonie mobile et les décodeurs de télévision par câble _ aux frontières de moins en moins visibles, mais qui, pourtant, communiquent mal entre eux. Or « l'un des points forts de Sony, dit un analyste de Salomon Brothers à Tokyo, est justement la connexion entre, par exemple, une caméra numérique et un micro-ordinateur ». On imagine bien qui aurait à gagner à cette unification du langage...

Des produits à succès
Dans son laboratoire rattaché à la compagnie Audiovisuel Personnel, Shoji Nemoto travaille dans cette voie. Depuis qu'il est entré chez Sony, il y a près de vingt ans, sa vie professionnelle tourne autour du Caméscope. Il a joué un rôle capital dans la mise au point de la première caméra vidéo numérique dotée d'un écran de contrôle à cristaux liquides. Une idée que « tout le monde a copiée depuis ». Son obsession : fabriquer un appareil encore plus petit, plus léger et capable de communiquer aussi facilement avec un téléviseur qu'avec un micro-ordinateur, ce qui est déjà techniquement possible. Son rêve ? « Un assistant numérique de poche de la taille d'un Walkman, capable d'enregistrer des images numériques et de les transmettre à un ordinateur par liaison infrarouge. » Faisable techniquement, mais encore difficile à fabriquer en série.

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Si le secret de la réussite des groupes électroniques japonais réside précisément dans leur capacité à transformer une innovation en produit de masse _ le meilleur exemple à ce jour restant le magnétoscope _, c'est à des hommes comme Takayuki Shiomi qu'ils le doivent. Passionné de télévision _ il en possède sept chez lui _, il est ce que l'on appelle chez Sony un « Hit Model Producer ». Autrement dit un producteur de produits à succès. Après quelques années passées dans le département de R&D de la division téléviseurs, cet ingénieur d'une cinquantaine d'années occupe une fonction clef dans la philosophie du groupe : il suit un produit depuis la phase de R&D jusqu'à sa mise sur le marché.

En l'occurrence, M. Shiomi est en charge des téléviseurs à grand écran plat. Parlant d'égal à égal avec les chercheurs, il a travaillé avec eux à la mise au point des circuits et des composants essentiels. Puis il a assuré le passage au stade du développement, phase durant laquelle est défini le design de l'appareil avec les départements de marketing. « Entre la phase de recherche finale et la mise sur le marché, il s'écoule de deux à trois ans. Mais, lorsque le produit arrive dans les magasins, c'est ma responsabilité qui est engagée », explique-t-il.

Les Occidentaux déroutés
Dans cette industrie de masse qui constitue encore le coeur de l'activité de Sony, les erreurs coûtent cher. C'est pourquoi la communication entre ingénieurs-chercheurs, divisions industrielles et responsables du marketing est systématiquement encouragée. Ce qui n'interdit pas les désaccords, au contraire ! Shoji Nemoto cite l'exemple de l'appareil photo numérique, lancé sur le marché l'an dernier, dont la particularité est que la pellicule traditionnelle est remplacée par une disquette informatique. Démentant l'enthousiasme des ingénieurs, le verdict du marketing est sans appel : « Ça ne marchera jamais ! » Refusant de trancher, la direction de Sony décide tout de même de lancer le produit en test. Surprise, le Digital Mavica a fait un tabac aux Etats-Unis et est désormais commercialisé partout dans le monde.

Opportunisme et empirisme sont peut-être les traits qui caractérisent le mieux la manière de travailler japonaise. Désormais bien connue à l'étranger, la fameuse méthode « kaizen » d'amélioration continue (kai : améliorer ; zen : bon, vertueux) reste déroutante pour les esprits occidentaux. « Les Européens recherchent d'abord la théorie puis essaient de la vérifier par l'expérience,explique Xavier Michel. Ici, on essaie des tas de solutions. Parfois ça marche, et on tente alors de voir pourquoi. Sinon, on essaie autre chose jusqu'à ce qu'on obtienne un résultat intéressant... » Un oeil occidental trouve généralement la méthode désordonnée et synonyme de perte de temps considérable. « Pourtant, le résultat est là ! Sony a une grande avance sur ses concurrents », constate l'ingénieur français.

Le groupe sait aussi reconnaître ses points faibles. Ses quatre laboratoires en Europe (deux en Grande-Bretagne, un en Allemagne et un en Belgique) sont tous spécialisés dans les télécommunications, créneau d'excellence des Européens au niveau mondial. Aux Etats-Unis, Sony a créé quatre laboratoires de recherche sur la côte Ouest (San Jose et San Diego) pour profiter de l'expertise locale dans les technologies de l'information et les nouveaux médias.

Recruter des étrangers présente aussi l'avantage de contourner les règles rigides de l'emploi à vie qui prévalent dans l'Archipel pour le personnel japonais. Même si, là encore, des changements se font jour. Informaticien spécialiste des réseaux, le Dr Fumio Teraoka travaille chez CSL sur l'architecture de la prochaine génération du réseau Internet. Un projet mené conjointement avec le géant des télécommunications NTT et l'université de Keio. Il s'agit de mettre au point une nouvelle norme de transmission de données multimédia permettant de faire circuler des images de haute qualité via Internet, réseau sur lequel, à la différence du câble, la qualité de transmission est seulement « optimale ». L'astuce pour atteindre une fiabilité parfaite consiste à créer un réseau virtuel entre le client (un domicile particulier) et le serveur (un opérateur de télévision à la demande, par exemple).

Le projet a beau être de grande importance pour Sony, le Dr Teraoka ne fait pas partie des employés permanents du groupe. La plupart de ceux qui travaillent dans le labo CSL sont dans ce cas et se disent plutôt heureux de cette « liberté de mouvement ». Dans son bureau où trône une magnifique contrebasse, Jun Tani, le père du robot intelligent, médite sur les aléas de la vie professionnelle. Si par malheur sa créature devait un jour lui échapper et semer la panique chez Sony, sa reconversion est (presque) assurée. Quelque part dans Tokyo, son jazz band l'attend...

NICOLAS BARRÉ

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