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Interview

Jean Peyrelevade : « Nous sommes dans un déni collectif de réalité »

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Par François Vidal, Laura Berny, Véronique Chocron

Publié le 24 juin 2013 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Comment analysez-vous l'accélération de la justice sur l'affaire Tapie-Crédit Lyonnais ?
Je dis la même chose depuis près de vingt ans ! En tant que président du Crédit Lyonnais de 1993 à 2003, je connais assez bien ce dossier et, depuis de nombreuses années, j'avais la conviction qu'il s'agissait d'une conspiration. Mais je parlais dans le désert et j'estimais la partie presque perdue. Tout a changé depuis quelques semaines. Ce sont les critiques de la Cour des comptes sur l'arbitrage qui ont, à mon sens, permis de renverser la situation, en déclenchant l'enquête pénale. Vraiment, cette affaire a donné lieu à des manipulations grossières, mais, aujourd'hui, plus personne ne peut se mettre en travers de la justice.

Le Crédit Lyonnais est-il exempt de tout reproche dans la vente d'Adidas pour le compte de Bernard Tapie ?
La thèse de M. Tapie est qu'il s'est fait voler par le Crédit Lyonnais. Mais comment pourrait-on voler quelqu'un qui n'a pas d'actif, qui n'a qu'un passif net, qui est insolvable ? A la fin de 1992, Adidas est au bord du dépôt de bilan, ses banques allemandes menacent explicitement d'arrêter de financer. M. Tapie reste redevable d'une dette d'acquisition de 600 millions de francs, qu'il n'est pas en mesure de payer. Les prêteurs remettent en catastrophe 1 milliard de francs dans Adidas. Les dettes du groupe Tapie, en dehors d'Adidas, se montent alors à 1,5 milliard de francs pour, en face, quelques rares centaines de millions de francs d'actifs. Le montage proposé par le Crédit Lyonnais n'était destiné qu'à permettre à M. Tapie de sauver la face. Mettre un ministre en dépôt de bilan aurait été mal venu !

Quelle sera la fin de l'histoire ?
L'annulation de l'arbitrage, j'espère. Le saccage des finances publiques par l'Etat lui-même, qui a dû verser 403 millions d'euros à Bernard Tapie, a choqué l'administration française et surtout la justice, qui continuera à exercer une pression sur les acteurs de l'affaire jusqu'à obtenir si possible l'annulation de l'arbitrage.

Pourquoi, selon vous, le pouvoir politique a choisi la voie arbitrale en 2008 ?
Je ne sais pas. J'espère que les juges en trouveront la raison.

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Quelle leçon faut-il tirer de cette affaire ?
Elle a montré une grande fragilité de la République. La thèse du vol par le Crédit Lyonnais n'a jamais été démontrée - et pour cause - et pourtant, pendant toutes ces années, M. Tapie a réussi à installer sa vérité dans l'opinion publique, chez certains politiques et journalistes, et même à certains moments parmi les responsables du CDR, la structure chargée de gérer le passif du Crédit Lyonnais. Pour paraphraser le général de Gaulle, cette affaire n'a rien eu que de vulgaire et de subalterne, et s'est pourtant traitée, sur la base du mensonge originel, à l'Elysée, le lieu où s'incarne la République. Nous avons besoin d'une vraie cure de puritanisme au coeur de l'Etat. Nous devrions nous inspirer des Américains, qui placent la souveraineté de l'ensemble des citoyens au-dessus de celle de l'Etat. Ce n'est pas le cas en France, où parfois l'Etat se permet des privautés coupables.

Que pensez-vous du maintien de Stéphane Richard à la tête d'Orange ?
Je ne suis pas choqué, il faut respecter la présomption d'innocence, et c'est à lui de savoir s'il peut en conscience exercer son mandat. Cette décision confirme en tout cas que, dans cette affaire, le pouvoir politique est obligé de suivre la justice et le fait de façon prudente. Alors que Christine Lagarde a chargé son directeur de cabinet de façon, à mes yeux, choquante, on constate que le gouvernement le laisse respirer.

Quel regard portez-vous sur la situation économique de la France ?
Le vrai diagnostic sur la situation française n'a pas été formulé. Ni par le gouvernement, ni par la droite, ni par le patronat ou les syndicats d'ailleurs. Nous sommes aujourd'hui dans un déni collectif de réalité. En fait, le mal central, c'est l'évolution du coût du travail. On sait qu'il est parmi les plus élevés dans le monde. Ce que l'on dit moins, c'est qu'il continue à déraper silencieusement. Pour une raison simple, depuis quinze ans, la productivité augmente moins vite que les salaires réels, aussi bien dans le public que dans le privé, et cette évolution continue. Résultat, le prix de revient des produits progresse sans cesse. A partir de là, une mécanique imparable se met en place. Pour préserver leurs marges, les secteurs protégés - les services, la construction, la fonction publique - compensent cette hausse par une augmentation de leurs tarifs. Ce que les secteurs exposés à la concurrence internationale, c'est-à-dire l'industrie pour l'essentiel, ne peuvent pas faire. Du coup, leurs marges s'effondrent. Dans ces conditions, on comprend mieux tous les phénomènes que l'on observe : la baisse des investissements, la chute des exportations pour cause de recul de la compétitivité, la croissance structurellement nulle, la hausse du chômage et pour finir la difficulté à rétablir les comptes publics.

Quelles peuvent être les solutions ?
Pour régler le mal français, il faut avant tout poser le diagnostic. Ensuite, il faut d'un côté une modération salariale, de l'autre une amélioration de la productivité par tête. Cela passe par la suppression des dépenses inutiles, à travers par exemple la simplification du millefeuille administratif. Et aussi par un accroissement du temps de travail à salaire constant. Je constate d'ailleurs que la réforme des retraites intègre un allongement de la durée de cotisations. J'ai bien conscience de la difficulté de la tâche qui nous attend, mais c'est indispensable.

A propos des retraites, la réforme envisagée vous paraît-elle aller dans le bon sens ?
Je ne sais pas encore. Augmenter les cotisations des entreprises serait une énorme erreur. Il faut, comme le propose la CFDT, se fixer un objectif clair à quinze ans dans lequel tous les régimes de retraite convergeraient et définir le chemin pour y parvenir.

Vous dirigiez le cabinet de Pierre Mauroy en 1983, estimez-vous qu'il faudrait un tournant vers la rigueur ?
J'ai bien conscience que la situation est beaucoup plus compliquée qu'elle ne l'était à l'époque. Mais Pierre Mauroy avait compris que pour asseoir la légitimité de la gauche au pouvoir, il fallait inscrire son action dans la durée. Ce qui signifiait accepter le principe de réalité. Je ne pense pas que l'équipe actuelle en soit là. Quand nous avons convaincu Pierre Mauroy qu'il n'y avait pas d'avenir pour les Charbonnages en France, il est allé l'annoncer en personne aux salariés. Il n'a pas cherché à louvoyer en prétendant trouver un repreneur ou une solution miracle. C'était pourtant dans sa région même - le Nord - que cela se passait.

Vous vous occupez de la restructuration de la dette de la Saur. Risque-t-on d'assister à une multiplication de dossiers de ce type dans les prochains mois ?
Je pense, hélas, que oui. Nous allons au-devant de restructurations lourdes.

Comment jugez-vous les réformes du secteur financier lancées depuis la crise, et notamment le projet français de séparation des activités ?
Le projet de loi bancaire française ne mérite ni cet excès d'honneur ni cette indignité. C'est une anticipation de la future directive européenne. Or je suis déçu qu'elle tarde à venir. Il est vrai que pour séparer des activités, il faut avoir une idée précise de la manière dont on régule la partie séparée, je veux dire la finance de marché. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. D'une manière générale, peu de chose a vraiment changé dans le monde de la finance. La tendance à l'essor de la désintermédiation est naturelle. Mais elle entraîne la croissance de la « banque fantôme » qui, à ce stade, n'est couverte par aucune réglementation ! Aujourd'hui, qui m'interdit de créer une gigantesque boutique de dérivés de crédits, comme le fit AIG en son temps ?

On assiste quand même à des avancées en matière d'évasion fiscale...
C'est très bien et je m'en félicite. Mais tant que l'on n'a pas traité la question de l'optimisation fiscale, on n'aura pas gagné grand-chose en matière de recettes publiques. Pour cela, il faudrait harmoniser les fiscalités au niveau international, ce qui est une affaire avant tout politique. Tant que l'Irlande, par exemple, proposera une taxation aussi avantageuse par rapport à d'autres pays européens, la lutte contre l'optimisation fiscale au sens large restera anecdotique. Sans doute ce sont les Américains qui donneront ici encore le signal, les pratiques fiscales d'un Apple ou d'un Google ont frappé les esprits outre-Atlantique.

Avez-vous un regret quand vous regardez vos cinquante années de carrière ?
J'ai le regret d'avoir vu disparaître la marque internationale du Crédit Lyonnais après sa cession au Crédit Agricole. C'était une belle franchise. Mais, en dépit de mon âge, j'ai la chance enfantine de me projeter dans l'avenir et de ne pas m'attarder sur le passé. Sauf pour mes recherches ! Ce que je fais actuellement pour les besoins de mon prochain livre, qui va tenter de mettre au jour les racines de l'archaïsme économique de la France. Une plongée fascinante dans quatre cents ans d'histoire économique, sociale, politique et culturelle...


Son actualité

Comme ancien patron du Crédit Lyonnais de 1993 à 2003, Jean Peyrelevade s'est toujours opposé à la voie arbitrale dans l'affaire Adidas opposant sa banque à Bernard Tapie.

Début juin, le banquier d'affaires a décidé de quitter la présidence du conseil de surveillance de Leonardo & Co, filiale française de la banque d'affaires italienne qu'il avait rejoint en 2006. Il continue cependant son activité de conseil, en coopération avec Leonardo.

Il travaille à un nouveau livre sur les racines de l'archaïsme économique français.

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Son parcours

Né à Marseille en 1939, Jean Peyrelevade, diplômé notamment de Polytechnique et de Sciences po, a été au cabinet du Premier ministre Pierre Mauroy de 1981 à 1984, avant de diriger plusieurs grandes entreprises publiques : Suez de 1983 à 1986, la Banque Stern de 1986 à 1988, l'UAP de 1988 à 1993, et le Crédit Lyonnais de 1993 à 2003.

A partir de 2004, il rejoint le secteur privé et la banque d'affaires européenne Leonardo & Co.

Engagé sur la scène publique, il a soutenu la candidature de François Bayrou aux dernières élections présidentielles.

Laura Berny, Véronique Chocron, François Vidal

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