©Julien Chatelin 2014
Paris le 23 Septembre 2014
Sidonie Dumas et Christophe Riandee 
Directrice générale et Directeur général adjoint de Gaumont.

Pour Sidonie Dumas et Christophe Riandee, le choix par Gaumont de produire Hemlock Grove est d'abord lié à une rencontre.

© Julien Chatelin/Divergence pour L'Express

Un psychiatre cuisine avec amour des abats humains avant de les déguster, morceau après morceau, seul devant son assiette et un verre de vin rouge. Une étudiante se rend à un rendez-vous amoureux avec sa prof, mais se trouve prise en chasse en pleine nuit par une créature surnaturelle avant de finir éviscérée dans une petite cabane d'enfant. Des scènes chocs tirées de deux séries américaines. Mais un même producteur français : Gaumont International Television.

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Plus connu pour ses films cultes -Fantômas, Les Tontons flingueurs ou OSS 117-, le groupe cinématographique présidé par Nicolas Seydoux a pris de gros risques, et pas seulement éditoriaux, en s'aventurant aux Etats-Unis. D'autant qu'il a produit en parallèle 13 épisodes d'Hannibal, retraçant les premiers pas du Dr Lecter, le célèbre cannibale du film Le Silence des agneaux, et 13 autres de Hemlock Grove, une fiction d'épouvante. "Nous n'avons pas choisi délibérément de nous concentrer sur des histoires de monstres ou de psychopathes, tient à préciser, tout sourire, Sidonie Dumas, directrice générale de Gaumont et fille de Nicolas Seydoux. Ce n'est pas notre ligne éditoriale. Il s'agit plutôt du hasard des rencontres."

Cette fièvre s'est même emparée de la Chine

La société, fondée en 1895 par Léon Gaumont, a décidé d'ouvrir un bureau à Los Angeles voilà maintenant trois ans pour tenter d'exploiter un filon, celui des séries. Mais pas question pour l'une des plus anciennes firmes cinématographiques du monde de se faire hacher menu, à l'image de ses personnages, en débarquant au Far West. L'an dernier, sa filiale a dégagé, à elle seule, plus d'un quart des revenus du groupe, soit 40,7 millions d'euros. Sa recette semble éprouvée et consiste à embaucher des équipes sur place, à travailler avec des réalisateurs américains et à avoir misé très tôt sur le service de vidéo à la demande Netflix.

Outre-Atlantique, la création de fictions pour la télévision est devenue une véritable industrie de masse. Le secteur tourne à plein régime! Loin de l'artisanat gaulois, ces usines à rêves crachent de nouveaux épisodes pour nourrir les quatre ogres, les chaînes ABC, CBS, NBC et Fox. Dans ce paysage audiovisuel à l'audience très morcelée, chacune diffuse de 8 à 10 séries chaque année -soit soixante heures d'antenne hebdomadaires- et tente de se différencier de la concurrence en prenant des risques, souvent audacieux en termes de créativité.

L'arrivée de nouveaux acteurs, venus d'Internet, à la recherche de contenus toujours plus originaux à diffuser sur la Toile, tels Netflix, Amazon ou, plus récemment, Yahoo! ne fait qu'accentuer encore la tendance de ces dix dernières années. Cette fièvre s'est même emparée de la Chine, où les grands acteurs locaux du Web, à l'image du portail Tencent ou du réseau social Renren, se mettent aussi à financer la création audiovisuelle de l'empire du Milieu.

Imposer des créations tricolores à Hollywood reste une gageure

Pourtant, dans le passé, l'aventure améri caine n'a guère réussi aux Français. Faire le grand écart, un pied dans l'Hexagone, l'autre sur le continent nord-américain, conduit souvent à des déchirures douloureuses. Dans les années 1990, le Crédit lyonnais en fait l'amère expérience avec une major du cinéma, la Metro Goldwyn Mayer, véritable gouffre financier. Puis Vivendi tente sa chance en reprenant Universal Pictures. Là encore, sans succès.

Lorsqu'il s'agit d'imposer des créations tricolores à Hollywood, l'opération relève toujours de la gageure. "Ce marché demeure très hermétique, les Américains ne supportent pas les sous-titres ni les doublages", analyse Mathieu Béjot, délégué général de l'association des exportateurs de programmes audio visuels, TV France international. Y compris les grands succès, comme certaines séries israéliennes, donnent lieu à des remakes revus à la sauce Hollywood tels Hostages et Homeland, vendus ensuite dans le monde entier.

D'ailleurs, le groupe Gaumont lui-même en a fait les frais. Dès 1992, il s'asso cie à l'américain Rysher Entertainment pour porter au petit écran les aventures de l'Ecossais immortel Duncan MacLeod, le héros de la série Highlander. Six saisons se succèdent, mais la rentabilité n'est pas au rendez-vous, et la maison à la marguerite met fin à son épopée. Il faudra attendre dix ans pour qu'elle retente sa chance. "Gaumont fut l'un des premiers à produire outre-Atlantique et pousse aujourd'hui la logique encore plus loin en ouvrant un bureau sur place", rappelle Mathieu Béjot.

Sidonie Dumas et son adjoint, Christophe Riandee, tirent plusieurs enseignements de cette expérience malheureuse, en créant une filiale égale ment détenue par une banque d'investissement, Evolution Media Capital. Ensuite, ils l'installent à Los Angeles, en embauchant une équipe d'une vingtaine de personnes placée sous la direction de Katie O'Connell, une ancienne de la chaîne NBC, dotée d'une solide connaissance de l'international. "Qui mieux que les Américains connaissent leur marché? On n'invente pas à leur place", ajoute Sidonie Dumas.

Netflix, un "effet démultiplicateur pour le producteur français"

Gaumont International Television prend soin encore de travailler sur des oeuvres susceptibles de séduire les médias internationaux. "Les deux tiers des productions américaines, il faut le savoir, sont diffusées en dehors du continent, note Christophe Riandee. Comme nous entretenons des liens étroits avec de grandes chaînes dans toute l'Europe, cela nous a offert des possibilités pour y diffuser nos séries." Enfin, le groupe se refuse à présenter des pilotes pour limiter les risques financiers.

Traditionnellement, cet épisode introductif doit convaincre les chaînes de s'engager et de préacheter une saison complète. Mais, en cas de refus, le concept et l'argent investi finissent à la poubelle. Une pratique qui ne gêne pas Netflix, le service de vidéo à la demande : l'américain passe commande à l'aveugle au studio français de Hemlock Grove et, récemment, de Narcos, une série sur l'ancien dirigeant du cartel de Medeliín, Pablo Escobar. "Présent dans plus de 40 pays dans le monde, avec plus de 50 millions d'abonnés, Netflix a eu un effet démultiplicateur pour le producteur français en lui offrant une exposition internationale très rapide", souligne Mathieu Béjot.

Pour honorer ces commandes, deux sociétés de production ouvrent sur Sunset Boulevard, près de Hollywood. La première, Ouroboros, en référence au serpent se mordant la queue, emblème de l'éternel retour, permet de financer les deux premières saisons de la série d'épouvante Hemlock Grove. La seconde, Chiswick, du nom d'un quartier de Londres, sert à mettre sur pied la série policière Hannibal pour la chaîne NBC. Le groupe français doit faire appel à des établissements financiers pour l'épauler : Comerica Bank et surtout Union Bank prêtent au total plus de 169 millions de dollars, pour payer le tournage des deux saisons de Hemlock Grove (92 millions de dollars) et de Hannibal (77 millions).

Malgré un accueil plutôt mitigé pour Hemlock Grove, une troisième et dernière saison vient d'être demandée par Netflix. A l'inverse, Hannibal a été bien reçu par la critique, mais les audiences, elles, ont tardé à décoller. L'an dernier, un épisode a même été retiré de la programmation à la demande de son créateur, Bryan Fuller. Il mettait en scène des meurtres d'enfants par d'autres enfants, alors que les Etats-Unis venaient de vivre un drame similaire dans l'école primaire de Sandy Hook (Connecticut).

Bien que ces deux séries soient reconduites, Sidonie Dumas se tourne déjà vers l'avenir. "Nous pouvons mener quatre projets en parallèle, pas plus. Ce devrait être notre rythme de croisière." Gaumont International et Canal+ veulent transposer à la télévision Barbarella, le film, sorti en 1968, de Roger Vadim. Mais recréer l'univers de l'héroïne de science-fiction sexy, libérée et indépendante prend plus de temps que prévu. Le groupe a également entamé des négociations avec Amazon pour produire une série destinée à son service en ligne Instant Video.

Cette stratégie a donné des idées à Luc Besson. Le réalisateur du Grand Bleu dirige aujourd'hui son propre studio, EuropaCorp, à Saint-Denis, dans la banlieue parisienne. Après avoir produit une saison de XIII, tirée de la bande dessinée du même nom, la société a produit pour NBC Taxi Brooklyn, diffusé en France par TF 1. "Durant douze semaines, NBC a été neuf fois leader en audience grâce à notre programme, précise Thomas Anargyros, dirigeant de la filiale EuropaCorp Television. Nous sommes en discussion pour une deuxième saison."

Loin des performances de l'Allemagne ou du Royaume-Uni

L'équipe de Besson dispose aussi désormais d'un bureau à Los Angeles, ouvert l'été dernier et dirigé par Matthew Gross, un ancien de la chaîne ABC, producteur, notamment, de Body of Proof (diffusé sur M6). Et si Gaumont, comme EuropaCorp Television, continue de produire pour les chaînes françaises, Thomas Anargyros regrette leur frilosité. "Aujourd'hui, les pays scandinaves, l'Angleterre ou Israël parviennent à exporter leurs séries, mais pas la France. Tout l'enjeu pour la production hexagonale est d'accomplir sa révolution éditoriale et de produire davantage."

Une récente étude du Centre national du cinéma et de l'image animée et de TV France inter national montre pour tant que les ventes de fictions à l'étranger ont augmenté, en 2013, de 14,1%, pour atteindre 26 millions d'euros. Une reprise due en grande partie aux productions de Canal +, comme Les Revenants, mais qui reste très loin des performances de l'Allemagne, de la Turquie et, surtout, du Royaume-Uni, avec, notamment, Downton Abbey, tableau de l'aristocratie anglaise à l'époque victorienne, énorme succès... en Chine.

"La France a raté le marché mondial des séries, déplore Olivier Bomsel, directeur, à l'école des Mines ParisTech, de la chaire d'économie, des médias et des marques. Les chaînes de télévision choisissent de financer les oeuvres les moins coûteuses, comme Louis la Brocante ou Sauveur Giordano. Mais ce système est à bout de souffle."

En 2010, dans son rapport sur la fiction hexagonale, le producteur Pierre Chevalier constatait déjà, lui aussi, "qu'avec une télévision réduite à un sous-genre, des scénaristes sous-payés [...] et des chaînes interventionnistes, le système français [...] a pris le contre-pied de tous les bouleversements induits ailleurs par la révolution des séries !".

Sidonie Dumas est bien moins pessimiste. Confiante, elle estime que les mentalités changent. "Bientôt, vous verrez de grands réalisateurs et acteurs tourner dans des séries." A quand Gérard Depardieu se délectant de morceaux humains arrosés d'un bon verre de vin?

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