Pour Dominique Strauss-Kahn, un ministre des Finances qui se veut si soucieux de la bonne gestion de l'argent public, voilà un beau chantier. L'Etat français est à nouveau pris en flagrant délit de gaspillage. Cette fois, c'est le dispositif des aides aux entreprises qui est dévoilé par deux rapports rédigés au vitriol. L'Expansion s'est procuré en avant-première celui d'une commission d'enquête parlementaire qui a travaillé pendant six mois sur ce sujet sensible (1) et révèle les grandes lignes d'un second rapport resté jusqu'ici confidentiel, celui de l'Inspection générale des finances (IGF) sur les aides à l'aménagement du territoire. Leurs auteurs n'ont pas de mots assez durs : les députés dénoncent la " myopie de l'Etat ", et l'IGF stigmatise l'" inefficacité " du dispositif. Le pactole s'élève à plus de 170 milliards de francs, soit l'équivalent de 12 000 francs par salarié privé, ou de ce que l'impôt sur les sociétés rapporte au fisc. Mais le problème ne provient pas de ce montant en tant que tel : la France se situe au-dessous de la moyenne européenne ­ derrière l'Allemagne ou l'Italie ­ pour le montant global des aides. Le vrai scandale, c'est que cette dépense n'est ni rationnelle ni contrôlée.

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Le dispositif français se caractérise d'abord par un maquis inextricable. La commission d'enquête a recensé quelque 70 dispositifs d'aide publique, avec 18 types d'aide à l'aménagement du territoire et 13 formes de soutien à la recherche... Et encore n'est-elle pas entrée dans le détail des aides à l'emploi (plus de 60), ou des 1 832 aides à la création d'entreprise répertoriées par l'Agence pour la création d'entreprise l'an dernier.

Les grandes entreprises

s'accrochent à leurs primes

Les dispositifs se recoupent souvent, par exemple entre les primes nationales à l'aménagement du territoire et les aides européennes. La France a son propre découpage géographique, la Commission de Bruxelles le sien (les zones Objectif 1, 2 et 5b) pour verser des fonds structurels aux régions défavorisées. Résultat : 11 types de zonage se superposent. " Si ce zonage complexe rend difficile la connaissance des aides pour les entreprises, se pose aussi le problème de son efficacité ", note le rapport de la commission, qui manie l'euphémisme à merveille.

A cette avalanche d'aides correspond une multitude d'organismes qui, chacun dans son coin, distribuent " leurs " subsides. Dans les aides à la recherche, la situation est caricaturale entre les Drire (Direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement) et l'Anvar, l'Agence nationale pour la valorisation de la recherche. Les premières sont censées cibler les grandes entreprises, la seconde, les PME. En fait, chacun empiète sur les plates-bandes de l'autre, surtout les Drire, qui multiplient les soutiens à la " diffusion de techniques ", très voisins de " l'aide au projet innovant ", produit phare de l'Anvar.

Ce sont les plus gros, les grands groupes industriels, qui tirent parti du système en captant une part majeure des aides publiques. L'argent du contribuable sert d'abord à soutenir Rhône-Poulenc, Thomson, Bull, Béghin-Say ou Bolloré, des entreprises qui disposent de moyens financiers déjà considérables. Selon une enquête d'Henri Guillaume, ancien président de l'Anvar, réalisée à la demande de DSK et de Claude Allègre, trois groupes industriels ­ Rhône-Poulenc, Thomson et Bull ­ captent 42 % des aides à la recherche-développement accordées par le seul ministère de l'Industrie. Sur les 23,2 milliards de financement public de la recherche, une dizaine de groupes liés au secteur de la défense (Thomson, Aérospatiale, Dassault...) accaparent 83 % des deniers publics. Alors que " les entreprises moyennes sont ignorées par les procédures de soutien à la recherche-développement des ministères ", déplore Henri Guillaume, qui souligne l'exception française dans ce domaine.

Le plus étonnant, c'est que les grandes entreprises, enclines à dénoncer officiellement l'intervention de l'Etat, s'accrochent à leurs primes. Selon nos informations, la nouvelle directrice générale de l'Industrie, Jeanne Seyvet, souhaite " nettoyer " ce système d'aide aux grands groupes en transformant leurs subventions en " avances remboursables " en cas de succès de l'innovation. Une réforme équitable, qui alignerait ce système sur celui déjà appliqué par l'Anvar aux PME innovantes. Sentant le danger, les gros industriels ont réagi de façon virulente.

Aménagement du territoire

et subventions lucratives

Emmenés par SGS-Thomson, ils exercent actuellement un lobbying actif auprès du secrétaire d'Etat à l'Industrie, Christian Pierret, avec le soutien des hauts fonctionnaires de la Direction générale de l'industrie, afin de faire échouer ce projet. D'autant que les grandes entreprises profitent aussi très largement des aides à l'aménagement du territoire. Pour soutenir la création d'emplois dans les régions, l'Etat distribue la PAT (prime à l'aménagement du territoire). Selon l'IGF, le bilan de l'application de cette aide est très décevant. La PAT a une utilité faible car elle pèse peu dans les projets financés (4,9 % des investissements seulement sur la période 1994-1996) et a donc peu d'influence sur le comportement des entreprises. En plus, " elle favorise plutôt les grands projets ", comme l'écrit l'IGF, en subventionnant des groupes tels que Philips, Valeo, Thomson, Saint-Gobain, Fuji, Motorola ou Siemens. Certaines entreprises (Philips et Thomson) ont même obtenu " de la PAT de façon répétitive ", selon l'expression sibylline de l'IGF.

Des plans sociaux avides

d'allocations publiques

C'est tout le paradoxe des aides d'Etat : les entreprises les dénoncent en proposant, par la voie du Medef, l'organisation patronale, de les remplacer par des baisses de charges massives. En attendant, elles utilisent activement, et parfois abusivement, les dispositifs existants. C'est le cas des plans sociaux aidés par l'Etat. Un club de douze grandes entreprises a capté les deux tiers des allocations spéciales du FNE (Fonds national de l'emploi) en s'adressant trois fois en six ans à ce fonds financé par l'Etat. Selon la Cour des comptes, citée par la commission d'enquête parlementaire, une entreprise a même conservé indûment 289 millions, qu'elle devait pourtant reverser à l'Etat dans le cadre de ces conventions FNE !

Les grands groupes ne chassent pas seulement leurs primes auprès de l'administration. Ils mettent souvent la pression sur les collectivités locales, prêtes à toutes les surenchères pour attirer les entreprises sur leur sol, ou pour éviter qu'elles ne partent. Chaque année, les collectivités locales dépensent plus de 14 milliards de francs afin d'attirer le chaland, des aides souvent considérables au regard des budgets locaux. La dérive est dénoncée par plusieurs chambres régionales des comptes, qui ont pointé de nombreux cas d'entreprises aidées au-delà du " raisonnable " par des collectivités territoriales irresponsables.

Exemple emblématique : Exxon. La filiale du groupe américain a reçu 45 millions de francs de subventions du département de la Seine-Maritime, entre 1990 et 1992, pour la construction de deux nouvelles unités sur le site de Port-Jérôme, avec 250 emplois à la clé. Les magistrats ont relevé, dans un rapport publié en 1996, le faible ratio investissement-emplois créés. Mais, surtout, ils ont dénoncé l'importance des aides publiques cumulées (110 millions ont été versés par l'Etat), qui atteignent 35 % de l'investissement, soit beaucoup plus que le plafond légal de 25 % !

Cette surenchère des collectivités locales peut conduire à de cruelles désillusions, comme le montre le cas de William Saurin à Cany-Barville, relevé par la Cour des comptes de Champagne-Ardenne. William Saurin envisageait de créer une usine de 150 personnes, ce qui a poussé la commune à se lancer dans un important programme d'infrastructures pour un montant de plusieurs dizaines de millions de francs. Mauvaise surprise pour la commune : cinq ans après son installation, William Saurin a décidé de fermer son site employant 135 personnes...

La même désillusion a été ressentie par les élus franciliens dans " l'affaire IBM ". Le mois dernier, le groupe informatique a annoncé la suppression de 1 150 postes sur 2 730, soit 42 % de l'effectif, dans son usine de Corbeil-Essonnes, dont une part de licenciements. Suite à cette annonce, une table ronde a été organisée sous l'égide du préfet et à la demande de plusieurs élus locaux. Au cours de cette réunion, le directeur de l'usine, Didier Lamouchéa, a admis avoir reçu 81 millions d'aides de l'Etat et de la région Ile-de-France sur trois ans, après avoir bénéficié d'une réduction de taxe professionnelle. " Nous étions tous stupéfaits ", observe un élu local furieux de voir le groupe américain supprimer des emplois après avoir reçu tant d'argent public.

Des élus locaux choqués

mais toujours généreux

Choqués, les élus ne sont pas près de diminuer pour autant leurs subventions : " Ils se sentent pris au piège par les grands groupes, qui jouent souvent sur le chantage à la délocalisation. Il est difficile de prendre le risque de voir partir ces entreprises quand elles font vivre tout un tissu de sous-traitants au niveau local ", confesse un fonctionnaire territorial.

Une véritable Berezina

administrative

Ces dérives et ces surenchères s'expliquent notamment par la " myopie de l'Etat ". Personne ne contrôle vraiment les circuits de distribution de ces milliards aux entreprises. Pour les aides à l'emploi, en dépit des abus caractérisés, " l'administration ne contrôle pas suffisamment l'engagement financier de l'Etat dans les plans sociaux ", écrit la commission d'enquête. Quant aux soutiens à la recherche-innovation ou à l'exportation, " la diversité des services chargés de leur gestion rend impossible la mise en place d'un système de contrôle unifié ; chaque service ou organisme agit donc comme il l'entend ".

Fait révélateur de l'archaïsme du contrôle des administrations, la notion de groupe n'existe pas : un dossier, qu'il soit présenté par une entreprise indépendante ou par une PME filiale de grand industriel, subira le même sort, alors que la première dispose de moyens financiers plus limités. " Nous ne sommes pas capables de reconstituer la géographie d'un groupe, aucun service de l'Etat ne peut le faire, du moins j'en doute ", a admis Pierre-Louis Mariel, chef du service des études à la Direction de la comptabilité publique devant la commission...

Dans cette Berezina administrative, un seul service se distingue, selon les parlementaires : la très méconnue Direction à l'action régionale des petites et moyennes entreprises (Darpmi), seule à utiliser la banque de données de la Banque de France pour distinguer les PME des grands groupes ! Une performance remarquable, alors que la Datar (Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale) se fait plutôt remarquer par sa cécité. Cette dernière a été incapable de fournir des données aux parlementaires sur les entreprises bénéficiaires de la PAT et de mesurer l'impact, en termes d'emplois, de ces subventions publiques.

" Sortir du système d'aide

des années 80 "

Explication : " L'archaïsme de la tenue de ces données, apparemment informatisées depuis peu ", déplore le rapport des députés. L'Inspection des finances avait d'ailleurs déjà enfoncé le clou, soulignant que " la culture du contrôle et de suivi n'est pas dominante à la Datar ".

Un électrochoc administratif et politique s'impose. Pour mieux contrôler, clarifier les dispositifs et surtout évaluer l'impact de ces milliards dépensés par l'Etat, l'administration a besoin d'un contrôleur, d'un nettoyeur et d'un pilote. Un contrôleur pour détecter les nombreux abus dénoncés hier par la Cour des comptes, aujourd'hui par les députés. Un nettoyeur pour supprimer des aides inutiles et fusionner les organismes redondants, comme les Drire et l'Anvar. Mais surtout un pilote pour orienter l'action publique, dans des domaines cruciaux tels que le financement public de la recherche-développement. Il faut " sortir du système d'aide des années 80 ", critique Jean-Louis Levet, expert industriel du commissariat général du Plan, qui appelle les administrations à faire leur révolution.

(1) Commission d'enquête parlementaire sur les " pratiques de certains groupes nationaux et multinationaux industriels de services et financiers ", présidée par Alain Fabre-Pujol, député socialiste.

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