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Interview

Serge July : «Plus il y a d’Internet, plus il faut vérifier et plus il y aura besoin de journalistes»

Cofondateur de «Libération», Serge July publie un «Dictionnaire amoureux du journalisme», dans lequel il défend la tradition écrite, partie prenante d’une révolution numérique impliquant prises de risque et expérimentations.
par Alexandra Schwartzbrod et Cécile Daumas
publié le 30 janvier 2015 à 17h56

De A comme «A bas les journalistes» à Z comme «Zola», en passant par J comme «July», le cofondateur de Libération, directeur du journal durant plus de trente ans, livre son Dictionnaire amoureux du journalisme. Une histoire portée, sur 900 pages, par le souffle de García Márquez ou de Duras, traversée par Internet et habitée par une fascination pour la presse américaine. Un plaidoyer pour la liberté de la presse, à l'heure où une rédaction vient de se faire décimer.

Ce dictionnaire a été bouclé avant l’attentat contre Charlie Hebdo…

Oui, il était à l'imprimerie. Mais Charlie est présent à travers Cavanna. J'ai fait une place aux reporters, aux enquêteurs, mais aussi aux créateurs de journaux, et Cavanna en était un. Il a inventé une presse insolente qui, dans les années 60 et 70, a eu une influence considérable. Après 68, la presse antiautoritaire, d'inspiration libertaire, comptait trois titres : un quotidien, Libération ; un hebdo, Charlie ; et un mensuel, Actuel. Nous étions cousins germains, avec la même origine. Il y a eu beaucoup de circulation entre ces journaux, parmi les dessinateurs notamment.

Que vous inspire l’attaque contre Charlie ?

Cette attaque n’a pas d’équivalent dans l’histoire de la presse. C’est la première fois qu’on vient massacrer une rédaction dans ses locaux. Beaucoup de journalistes ont été tués en Algérie dans les années 90, des attentats ont fait sauter des journaux et tué au Pakistan et aux Philippines, mais jamais rien de ce type. Avec ce massacre, on touche à la liberté d’expression dans sa quintessence. La société française a été atteinte au cœur, dans son identité voltairienne. D’où l’émotion qui a soulevé le pays. Cela renvoie à l’idée que cette liberté des caricaturistes commandait toutes les autres. S’y mêlaient bien sûr les massacres antimusulmans, antijuifs et antipoliciers. Dans ces événements, la véritable caricature insupportable et infamante, c’est celle de l’islam renvoyée par des islamo-fascistes.

Qu’est-ce que les attaques des 7 et 9 janvier peuvent changer dans la société française ?

Nous étions dans une phase nationale d’autoflagellation et, à la suite de ces massacres, il y a eu une sorte de catharsis. Jamais il n’y a eu 4 millions de personnes dans la rue en France. Et aucun titre n’a jamais vendu 7 millions d’exemplaires comme

Charlie Hebdo

vient de le faire. Même quand la presse française était la première du monde, avant 1914. Si les gens se sont précipités sur

Charlie Hebdo,

ce n’est pas en vertu d’une admiration subite pour le titre, ils voulaient accomplir un acte citoyen, celui d’acheter un supposé brûlot pour lequel 12 personnes avaient été tuées. La nouvelle une, jugée blasphématoire par les intégristes, était courageuse et habile. D’ailleurs, les manifestations hostiles dans le monde musulman sont en régression, avec bien moins de participants que dans tous les épisodes précédents, ce qui est sans doute le signe d’une certaine sécularisation de l’islam, relative mais réelle.

De nombreux médias anglo-saxons ont flouté la une de Charlie Hebdo…

Aux Etats-Unis et dans les pays anglo-saxons le principe de laïcité n'existe pas, les présidents entrent en fonction en jurant sur la Bible. Pour la société américaine, très religieuse, on prend des précautions avec les dieux des lecteurs. Et les départements marketing ont sans doute pesé en période de déclin de la presse. La laïcité est un progrès pour toutes les sociétés, la seule garantie de préserver la liberté de croire et celle de ne pas croire, que je revendique. La presse française a un rôle à jouer dans ce domaine, c'est ce que 7 millions d'acheteurs de Charlie Hebdo ont signifié. On redécouvre que la liberté d'expression est une conquête permanente.

Vous avez mis dans votre dictionnaire le premier amendement américain. Pourquoi ?

Il garantit une liberté totale à la presse, c'est le seul pays au monde où aucun journal n'a jamais été saisi, où toutes les opinions, fussent-elles nazies, sont garanties par la Constitution. Aux Etats-Unis, il y a très peu de procès en diffamation parce que la Cour suprême, en général, donne raison aux médias : mieux vaut se tromper en cherchant la vérité que de prendre le risque de la cacher. Cela renvoie à un autre article de ce dictionnaire : le quatrième pouvoir. Tous les livres écrits ces vingt-cinq dernières années sur les abus de la presse sont traversés par cette idée que les médias auraient acquis un tel pouvoir qu'ils joueraient un rôle liberticide et destructeur dans la société française. Or, la mise en cause de la presse est contemporaine de sa création : la thèse d'un pouvoir abusif remonte au XVIIIe siècle ! Tocqueville s'est penché sur le sujet. Il est passionnant parce qu'il n'aime pas la presse. Mais il comprend une chose : s'il n'y a pas de liberté de la presse garantie au-dessus des lois - ce qui, selon lui, a manqué cruellement à la révolution française -, il n'y a pas de société civile, pas de liberté et la terreur guette. Je le cite : «Je l'aime [la liberté de la presse] par la considération des maux qu'elle empêche, bien plus que pour les biens qu'elle fait.» C'est le cœur de la culture démocratique. En France, c'est la justice qui fait jurisprudence : la liberté est bornée par des lois. Je rappelle que Charlie avait été poursuivi pour les caricatures du Prophète et que la justice lui avait reconnu le droit de les publier.

Jusqu’où va la liberté de la presse ? Fallait-il, par exemple, révéler l’existence de Mazarine, la fille cachée de Mitterrand ?

Cette histoire est passionnante. Beaucoup de journalistes connaissaient son existence, dont moi. Pourquoi ce secret a-t-il duré si longtemps ? Parce que Mitterrand, comme les journalistes, vivait sur le principe de la protection de la vie privée et de sa séparation de la vie publique. Il en a profité et sans doute abusé. L'éditeur allemand Axel Ganz a lancé Voici en France en 1987 et en a fait un magazine people à succès. Depuis, les titres se sont multipliés. François Hollande n'a tiré aucune leçon de ces évolutions, et il s'est pris les pieds dans le tapis élyséen. C'est aberrant qu'il n'ait pas supprimé le rôle de première dame, qui n'est pas un legs très démocratique, qu'il ait accepté que sa compagne d'alors soit première dame et journaliste ! Tous les ingrédients étaient réunis pour que ça explose ! La caractéristique des médias aujourd'hui, c'est qu'on ne cache rien. Si vous souhaitez ne pas révéler la vie privée de tel homme ou femme politique, Internet et la presse people le feront pour vous. Ce n'est pas une raison pour ne pas s'imposer des règles. Je suis pour le respect de la vie privée.

Pourquoi une entrée «Réseau» et pas Internet ?

Parce qu’Internet, ce sont à la fois des protocoles de transfert de données, des applications nombreuses, et le Réseau, d’innombrables réseaux. Ce qui compte sur le plan médiatique, c’est le Réseau. Cette Toile est planétaire, encyclopédique, et elle fonctionne de manière horizontale, elle n’a pas de centre. C’est une révolution technique, mais aussi culturelle. Jusque-là, la presse fonctionnait de façon verticale : les journalistes sélectionnaient et traitaient l’info, les lecteurs la recevaient par voie de presse, de radio ou de télévision. De haut en bas. Le Réseau remet en cause cette hiérarchie. Nous sommes entrés dans un monde interactif, il n’y a pas de sommet, pas de centre, et l’info est le fruit d’un partage avec de nombreux intervenants. Ce sont des étudiants américains contestataires de la côte Ouest, hippies, fumeurs de hasch et surfeurs, qui remettent en cause l’informatique conçue par IBM et le Pentagone : ce sont Steve Jobs et tous les autres. On critique toujours Mai 68, qui aurait détruit l’université. Mais Berkeley et Stanford, où s’inventent dans les années 60 toutes les formes de contestation étudiante, restent les universités les plus performantes au monde ! La France est malade de l’autorité depuis longtemps. Elle en est restée à une conception verticale, binaire, archaïque de l’autorité, avec l’obsession d’un sommet qui en impose, qui soumet. En faisant un mauvais jeu de mots, j’ai envie de dire qu’on marche en France sur la tête, à ce sujet ! Le numérique produit et induit une autorité partagée. Il faut se faire à l’horizontalité, c’est ça la matrice du Réseau, anticipée par Deleuze et Guattari dans les années 70, entre ce qu’ils appelaient les rhizomes et la révolution moléculaire.

Quel modèle demain pour la presse ?

Personne ne le sait. La révolution de la Toile vient de commencer. Il va falloir mener des dizaines de milliers d'expériences pour trouver des modèles économiques viables, décliner ce média de tous les médias, par nature multimédia. Et il faudra prendre des risques. La tradition écrite va durer, elle est partie prenante de cet hypermédia, et il y aura de nouvelles formes de journalisme. Une de mes motivations pour ce dictionnaire subjectif, c'était de renvoyer aux classiques du journalisme. Hersey, García Márquez, Defoe, Gide, Londres, Malaparte, Kessel, Grossman, Lanzmann… En 2000, les Américains ont eu l'idée d'établir des classements des 100 meilleurs articles américains, écrits, photographiques, télévisuels, radiophoniques, du XXe siècle. On en retrouvera un certain nombre dans ce dictionnaire. John Hersey arrive dans tous les classements en tête pour son enquête exceptionnelle au Japon, un an après Hiroshima, publiée par le New Yorker. Qui le connaît ici ? La France mériterait une démarche similaire. Je rêve de mettre tous ces textes, ces images, ces sons, à la disposition de tous. L'information, la presse ne peuvent pas vivre sans passé, c'est-à-dire sans références.

Pourquoi une entrée «Serge July» ?

Après l'Express, avec à la suite le Nouvel Obs et le Point pour les magazines, la dernière grande invention en matière de presse écrite en France aura été Libé. C'est le seul quotidien créé il y a plus de quarante ans, après la génération de France-Soir et du Monde, qui paraît toujours. Ce journal aura, à ma connaissance du moins, renouvelé des modes de traitement, en aura introduit de nouveaux, largement repris. Je suis bien sûr heureux d'avoir pris une part active dans cette histoire collective. J'ai fait une entrée «Libération» pour le dire et une entrée «July» pour raconter d'où je venais avant la création de ce journal. Je ne suis pas pessimiste, il y aura toujours des journalistes, ce sont les fonctions qui vont changer, et les supports. Plus il y a d'Internet, plus il y a d'infos immédiates, plus il faut vérifier, et plus il y aura besoin de journalistes.

Des regrets ?

Bien sûr, il y a eu des erreurs, je les évoque dans ce dictionnaire. Comme Libé était toujours très tendu au niveau financier, on était obligés de faire des paris, de prendre des risques souvent énormes. Un coup, on gagne, en 1981 ; un coup, on perd, en 1994, avec le lancement d'un Libé inspiré des standards anglo-saxons et qui est venu trop tard. Ce qui me frappe le plus dans le domaine médiatique, c'est que la communication l'a emporté sur l'information. Elle est partout. A partir des années 70, toute la société s'est mise à faire de la com. Pas un secteur n'y échappe. Toute information ou presque a été prédigérée, et elle nous arrive souvent enveloppée d'une gangue communicationnelle. Tout travail journalistique doit commencer par enlever cette gangue. C'est une des questions majeures de l'information aujourd'hui.

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