La dernière interview connue du fondateur de Promodès

Décès accidentel de Paul-Louis Halley samedi 6 décembre

8 décembre 2003 - F. vacheret & F. Carluer-Lossouarn

Jeune homme, avez-vous songé faire un autre métier ou avez-vous tout de suite été dans le bain de l'épicerie en gros ?

Effectivement, j'ai eu la tentation de trouver ma propre voie. Quand on est adolescent, on a envie de se distinguer de la génération d'avant. Mes parents travaillaient tous les deux dans l'entreprise. Et ils ne prenaient pas de vacances. Quand j'étais adolescent nous étions pensionnaires avec mon frère et les vacances étaient partagées en deux : un mois en Angleterre pour apprendre l'anglais et l'autre mois pour travailler dans l'entreprise. Quand j'ai eu l'âge de passer mon permis de conduire, mon père m'a dit : " je te le paye à condition que ce soit le permis poids-lourd ". J'étais donc chauffeur-livreur pendant toutes mes vacances d'été. J'ai découvert ce qu'était l'entreprise, les gens au travail, et j'ai aimé ça. J'ai compris que le fonds de commerce d'un épicier en gros c'était ses clients. En l'occurrence, il s'agissait à 90 % de détaillants de petits villages car à l'époque, le commerce dans les villes était déjà complètement verrouillé par les chaînes de grands magasins, les succursalistes et les coops qui restaient très présentes à la fin des années 50.
Une chose me frappait durant mes tournées : nos clients se plaignaient toute la journée. Ils subissaient l'exode des campagnes. Quand j'ai compris ce phénomène, je me suis dit qu'en tant que successeur de l'affaire familiale j'allais être confronté à un vrai problème, que le marché allait disparaître. Ca a été le début de ma prise de conscience.

Vous avez aussi découvert le métier en dehors de l'affaire familiale ?

Après presque trois ans d'armée, j'ai décidé de mettre un terme à mes études supérieures. Mon père m'a envoyé en stage dans une affaire formidable qui s'appelait l'Allobroge à Chambéry. Son dirigeant, M. Dancet, était un visionnaire. Il avait réuni d'anciens grossistes comme lui pour former une petite affaire succursaliste qui s'appelait l'étoile des Alpes. Il était en même temps affilié Prisunic et continuait à livrer des commerçants indépendants. J'ai eu la chance d'y passer six mois pour voir comment était organisée une affaire moderne, qui était déjà en quelque sorte précurseur du multiformat. J'ai découvert qu'il y avait des synergies possibles entre des métiers qui étaient idéologiquement opposés. C'était en 1959, l'année où Carrefour a ouvert son premier magasin à Annecy.

En 1961, c'est la création de Promodis, l'ancêtre de Promodès...

Quand je suis rentré de mon stage, j'ai incité mon père à ouvrir des magasins en ville comme L'Allobroge. Mais il y avait des " petits problèmes " à régler : nous n'avions pas les hommes, pas le savoir-faire et pas l'argent pour le faire. Mon père m'a dit : " Si ton raisonnement est juste, nos concurrents devraient aussi arriver à la conclusion que notre métier d'épicier en gros est condamné. Si nous nous regroupons avec eux nous pourrons faire baisser les coûts et améliorer notre rentabilité en vue d'investir dans un magasin. Vas voir nos concurrents pour leur expliquer ta vision". J'ai pris mon bâton de pèlerin avec l'innocence d'un jeune qui croit que tout est facile dans la vie à partir du moment où un raisonnement est bon. Je les ai tous vus l'espace d'un été et les trois quarts ont été d'accord pour se mettre autour de la table. On a créé ainsi Promodis en 1961 en commençant avec le premier de nos concurrents, le groupe Duval-Lemonnier. C'était un acte révolutionnaire pour des entreprises familiales extrêmement attachées à leur indépendance et qui se faisaient concurrence depuis deux ou trois générations.

L'année suivante en 1962 c'est le premier supermarché, à l'enseigne Pilot' Mag. Vous en êtes vous directement occupé ?

Comme j'étais celui qui était venu exposer à tout le monde sa vision de l'avenir, c'est à moi qu'on a confié le projet. On a eu beaucoup de chance car ce magasin a très bien fonctionné tout de suite. Il a gagné de l'argent dès la première semaine et ça a donné confiance à tout le monde. Pourtant, nous n'avions pas compris tout de suite l'intérêt du discount. Cette prise de conscience n'est intervenue qu'à partir de 1963.

Il s'est ensuite écoulé 7 ans avant l'ouverture du premier hyper. Pourquoi un tel délai ?

Carrefour a ouvert son premier hyper en 1963. Il se trouve que pour des raisons historiques mon père avait des relations amicales avec Louis Defforey, le père de Denis et Jacques. Quand ils ont ouvert Ste Geneviève des Bois, ils nous avaient demandé de les approvisionner en marchandises générales en cas de problème. Quatre ou cinq jours après l'inauguration, Jacques Defforey est venu nous voir à Caen en nous disant que ses fournisseurs n'arrivaient pas plus à le livrer. Il a pris tout ce dont on n'avait pas besoin dans l'entrepôt, y compris des couvertures... au mois de juillet. Et tout est parti dans les huit jours.
Les contacts avec Carrefour avaient donc été noués très tôt...

Quand nous avons vu ce succès formidable, nous étions intéressés. Eux n'étaient pas contre l'idée de se développer sous une forme de franchise et nous avons passé un contrat en 1964 ou 1965 en espérant ouvrir notre premier hyper au Havre en 1967. Malheureusement, nous n'avons pas eu les autorisations administratives, on a perdu un temps précieux. Et finalement, notre premier hyper Carrefour n'a pu être ouvert que fin 1969 à Caen. Tout s'est bien passé jusqu'au jour où dans la région parisienne, nous nous sommes retrouvés, Carrefour et nous, dans le même département, avec chacun un projet. Le préfet de ce département a refusé qu'il y ait deux ouvertures sous la même enseigne. Nous étions à un mois de l'ouverture, et nous avons dû trouver un nouveau nom en catastrophe. Le choix s'est porté sur Continent.

Une chose est frappante dans l'histoire du groupe. Elle est jalonnée d'alliances, de rachats, de croissance à marche forcée. Depuis les années 80, vous semblez avoir été obnubilé par la question de la taille critique. A l'excès ?

Il nous a été extrêmement profitable d'avoir su anticiper en la matière. J'ai compris au milieu des années 80 que les gains de productivité étaient plus faciles à obtenir dans l'industrie où vous pouvez remplacer les hommes par des machines. En orientant de manière discrétionnaire les volumes sur tel fabricant plutôt que tel autre, on lui permet de s'équiper en machines. Le jeu concurrentiel fait ensuite qu'il nous rend une partie de ses gains. On s'est trouvé de ce fait à bénéficier de conditions d'achat très satisfaisantes qui nous ont permis de financer de la croissance et d'améliorer la rentabilité. La priorité a donc été de développer des synergies vers l'amont, sans se disperser d'un point de vue géographique.

Dans cet extraordinaire parcours de quarante ans, quels dossiers conservent un goût d'échec ou d'inachevé ?

A posteriori, on ne se souvient que des bons moments. Mais il est vrai qu'en Allemagne, par exemple, nous avons fait une mauvaise analyse. Nous avons ouvert notre premier hyper en 1976, en association avec le groupe allemand Asko. Ca a été un grand succès, de même que les six Continent ouverts par la suite qui étaient sur-performants par rapport aux affaires allemandes. Je me suis dit que l'Allemagne était un pays de cocagne. J'ai essayé de persuader nos partenaires de mettre beaucoup plus de moyens, ils n'ont pas voulu le faire. Il s'est ensuite présenté une affaire au début des années 90 : Plaza et ses 45 hypers. Elle était " pourrie " mais je pensais que notre savoir-faire nous permettrait d'y arriver. J'avais sous-estimé la puissance d'achat que nous conférait le groupe Asko. Avec Plaza, nous avons été complètement disqualifiés en termes de conditions d'achat. On était beaucoup, beaucoup trop petit. On s'est trouvé scotché avec cette affaire. Il ne servait à rien de s'acharner.

Vous avez constitué un groupe multiformat avec un socle européen. Longtemps, la communauté financière vous a reproché de ne pas être mono-format et mondial comme l'était alors Carrefour. Belle ironie de l'histoire...

Quand il y des choses qui sont justes dans la vie, elles finissent par s'imposer... On revient aujourd'hui à ce qui présente de véritables justifications économiques. En l'occurrence, les synergies possibles entre les zones géographiques et les formats. C'est mécanique.

Au-delà de la qualité des actifs et des positions stratégiques, que reste-il de l'âme de Promodès dans le nouveau groupe Carrefour ?

Il reste justement cette culture multiformat avec ses implications sur l'organisation. Faire du multiformat pour optimiser ses parts de marché est bien joli, mais cela introduit énormément de complexité dans le fonctionnement. Il faut donc savoir organiser le management de cette complexité. Nous l'avons appris après avoir commis beaucoup d'erreurs et nous avons donné ce savoir-faire à Carrefour. Le deuxième point très important, c'est l'intérêt de la franchise et des partenariats qui était une caractéristique de Promodès. Daniel Bernard a compris très vite que c'était un effet de levier fabuleux pour améliorer le rendement sur les capitaux employés. C'est devenu un acquis de Carrefour. Vous avez pu noter qu'aucun des franchisés ou partenaires de Promodès n'a été perdu. Là-dessus, il y a eu un sans faute.
Ne regrettez-vous pas de ne pas voir davantage d'ex-Promodès aux postes clés de Carrefour aujourd'hui ? Le départ prématuré de Luc Vandelvelde a été symptomatique...

Je ne suis pas d'accord avec votre analyse, regardez l'Espagne, la Belgique ou la France, jusqu'à peu. Quant à Luc Vandevelde, je l'avais embauché cinq ans plus tôt pour devenir le numéro un de Promodès, c'est pour ça qu'il nous avait choisi. Quand Daniel Bernard m'a parlé d'un rapprochement, Luc a été la première personne a qui j'en ai parlé. Il m'a confirmé qu'il n'était pas venu pour être numéro deux, mais que c'était une chance à ne pas manquer pour le groupe. Son départ était donc convenu dès le rapprochement. Il se trouve que l'opportunité Marks & Spencer s'est présentée très rapidement par rapport au timing initial. Il a tenu à nous consulter sur la question avant de prendre sa décision. Humainement il était difficile de le retenir.

Restez-vous aujourd'hui très associé à la gestion du groupe Carrefour ?

Daniel Bernard dès avant la fusion avait initié un type de relations entre le management et le conseil d'administration que je trouve exemplaire. En permanence, il propose aux membres de son conseil de l'accompagner pour ses longs voyages. Cela permet de discuter de façon informelle dans l'avion. Nous faisons ainsi des séminaires qui durent une semaine dans un pays différent tous les ans. Je suis donc en permanence son invité et dès que je peux me libérer, je le suis. Je souhaite pouvoir faire office d'interface entre Daniel Bernard et d'autres gens qui ont le même parcours que moi. Ainsi que me tenir à sa disposition pour lui faire profiter de mon expérience quand il en ressent le besoin.

Pouvez-vous lever une partie du voile sur les discussions qui ont précédé la fusion. Qui a fait le premier pas ?

En avril 1999, Daniel Bernard m'a invité à dîner. Je me doutais qu'il avait quelque chose à me dire. Mais nous n'avons parlé que de choses banales... Je suis reparti en m'interrogeant sur le pourquoi de cette invitation au-delà de cet échange sympathique. J'étais curieux de savoir ce qu'il avait derrière la tête. Fin juin, je partais pour un congrès du CIES à Stockholm où il allait également. Je lui ai proposé de profiter du Falcon de Promodès, étant tout seul dans l'avion. Durant le vol, il a lâché le morceau... Les choses sont ensuite allées très vite car nous avions la même analyse stratégique sur tout. L'intérêt était évident, nous n'avons pas fait 10 réunions. Je voulais juste m'assurer qu'il avait compris l'intérêt et la complexité du multiformat et de la franchise.
Début juillet, je lui ai demandé un délai de six semaines sans négociations car j'étais en train de finaliser l'accord avec les Italiens de GS. Le 15 août, l'accord était bouclé et nous avons repris les discussions. Il y a eu quatre réunions, puis les choses se sont précipitées en raison des fuites dans la presse.

A l'époque, la menace Wal-Mart sur la France était avancée comme une des motivations principales. Est-ce exact ?

Pas pour nous, puisque le capital de Promodès était contrôlé. Pour Carrefour, je pense que le moteur a surtout été la conviction que nous pouvions opérer des synergies fabuleuses.

Quand vous jetez un œil dans le rétroviseur, de quoi êtes vous finalement le plus fier ?

Ce qui m'a apporté le plus d'émotion est de voir des salariés qui n'avaient aucun atout dans la vie, pas de diplômes, réussir de façon extraordinaire. C'est un peu comme avec ses propres enfants. Je me dis que j'ai ma petite contribution à leur réussite, pour leur avoir donné leur chance, leur avoir fait confiance. Je prends beaucoup de plaisir à assister aux réunions d'anciens quand je le peux.

Vous venez de passer la main à Eurocommerce que vous avez présidé pendant trois ans, êtes-il indiscret de vous demander à quoi vous occupez votre temps libre ?

Je vais en profiter pour aller voir des pays et des cultures que je ne connais pas. Et aussi réaliser quelques rêves d'adolescents comme essayer de faire un tour du monde en bateau par étapes.

Repères : Les dates clés de Promodès

Mars 1961
Création de Promodis par le regroupement des épiciers en gros Halley et Duval-Lemonnier.

1962
Ouverture du premier supermarché, Pilot'Mag, à Mantes-la-ville.

1970
Ouverture du premier hypermarché à Caen, sous l'enseigne Carrefour.

1976
Premières implantations à l'étranger, Espagne et Allemagne et premiers produits Continent.

1979
Introduction du groupe en bourse.

1980 et 1983
Implantation aux USA avec le rachat de Red Food puis d'Houchens Industries.

1985
Implantation de l'hyper au Portugal.

1990
Reprise de Codec.

1991
Implantation en Grèce

1995
Implantation à Taiwan et en Turquie

1997
OPA manquée sur Casino
Prise de contrôle de Catteau

Mai 1999
Paul-Louis Halley cède la présidence de Promodès à Luc Vandevelde.

Septembre 1999
Annonce de la fusion avec Carrefour. Avec 11 % du capital, la famille Halley est le premier actionnaire du nouveau groupe.

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