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Maroun Eddé : "L'éviction des compétences et la destruction de l'État en France ont été programmées"
"La puissance passe aussi par l’influence, par la bataille des idées et des normes. Sur ce plan, la France est très en retard."
© Marie Lévi

Maroun Eddé : "L'éviction des compétences et la destruction de l'État en France ont été programmées"

Entretien

Propos recueillis par

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Dans « La destruction de l'État » (Bouquins), l'essayiste Maroun Eddé, normalien, spécialiste de philosophie politique, analyse les raisons de l’impuissance étatique française et de l'idéologie qui y a conduit. De même, il examine notre suicide industriel et le rôle démesuré pris par les consultants, et propose des solutions.

Marianne : Vous parlez de destruction de l’État, vous citez la vente des fleurons industriels, la suppression des grands corps, le délitement des services publics… Vous attribuez tous ces phénomènes à un même mal : lequel ? Une idéologie ? Une politique ? Une caste ?

Maroun Eddé :Une conjonction des trois. Ce démantèlement est en partie voulu, correspondant à l’application en France du tournant reagano-thatchérien et de l’idée que l’État devrait se retirer à tous les niveaux. Un beau jeu de dupes, quand on sait combien l’État est encore omniprésent aux États-Unis…

En réponse à ses détracteurs lors de la vente d’Alcatel à Nokia en 2015, Emmanuel Macron répond qu’il faut sortir de cette « vision romantique » qui consisterait à dire qu’il faut la protéger parce que c’est une entreprise française. C’est un parfait résumé de cette « idéologie de la fin de l’Histoire » que je décris dans le livre. Cette idée que la mondialisation libérale allait l’emporter, que l'État ne devait plus avoir de rôle à jouer, que tout pouvait être privatisé, y compris dans les services publics. Nos dirigeants étaient devenus mondialistes au point de ne plus voir la différence entre le fait que nos usines soient implantées en Chine ou en France, ou que nos entreprises soient détenues par des intérêts français ou rachetées par des fonds spéculatifs américains.

Résultat, trente ans plus tard, on se retrouve avec des pénuries de Doliprane pendant le Covid-19, parce que toute la production a été externalisée en Inde, et les principaux actionnaires du CAC 40 et de nos infrastructures sont devenus BlackRock et les fonds de pension américains. Avec des conséquences sur la souveraineté dont on parle étonnamment peu au regard de leur ampleur. C’est ce mouvement que je retrace dans le livre : comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi ce mouvement se poursuit aujourd’hui malgré la multiplication des cris d’alerte, et au bénéfice de qui ? Surtout, comment en sortir ?

Quel lien avec le règne des consultants, dont vous parlez beaucoup dans le livre ?

Il y a beaucoup à dire sur le rôle véritable des cabinets de conseil, j’y consacre d’ailleurs un chapitre entier. Bien sûr, ils tirent profit de la crise de l’État, mais ce dernier est également responsable. Ils aident notamment à déresponsabiliser des dirigeants. Il faut rappeler que le conseil en stratégie s’est répandu dans les années 1980 aux États-Unis comme moyen pour les grandes entreprises de légitimer des décisions souvent déjà prises mais difficiles à annoncer. On veut faire un plan social massif ? On fait appel à McKinsey en disant « ce n’est pas nous, c’est McKinsey qui le dit ». Pour cette nouvelle élite dirigeante en France, les consultants se sont avérés très pratiques. Ils ont aussi moins tendance à vous contredire que les hauts fonctionnaires, puisque vous les payez pour dire ce que vous voulez entendre.

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Le second problème, c’est la marginalisation de l’expertise véritable. Les consultants ont une approche générique des problèmes, ils ne sont pas des experts des différents sujets. C’est l’illusion qu’il suffirait de sortir d’HEC et de savoir manier des indicateurs pour aller expliquer à des médecins, des enseignants ou des policiers leur propre métier. En un sens, cette dérive existait déjà avec l’ENA, le recours aux consultants permettant de donner aux défauts du technocratisme français une nouvelle jeunesse.

Comment est-ce que vous retraceriez les racines de notre suicide industriel ?

À l’origine du suicide industriel français, il y a le mythe d’une « France sans usines » – l’idée que les pays en développement allaient produire pour nous et que nous deviendrions, avec l’Occident, le centre pensant de la planète. Avec ce mythe, on a péché par naïveté et par condescendance. Par naïveté parce qu’on a cru que les compétences, l’innovation, la recherche peuvent se maintenir indépendamment d’une activité productive. Par condescendance, parce qu’on n’a jamais pensé que les pays asiatiques, en particulier la Chine, nous rattraperaient et même nous dépasseraient aussi vite. Jusqu’au réveil, douloureux, au moment du Covid-19, où l’on se rend compte que l’on ne sait plus produire les composantes pour nos véhicules et nos médicaments, renversant le rapport de domination et de dépendance avec l’Asie.

Mais les défenseurs du gouvernement vous objecteront que ce dernier, à la faveur d’un tournant « souverainiste », a compris l’importance du rôle de l’État et de l’indépendance du pays. Que leur répondez-vous ?

Quand vous êtes face au mur, vous êtes obligés de réagir. Après la crise du Covid-19, la guerre d’Ukraine et les signes d’une démondialisation, le gouvernement est obligé de faire des déclarations dans ce sens, de bloquer quelques rachats d’entreprises stratégiques. Il y a un véritable tournant au niveau de l’opinion publique, ce qui est une bonne chose.

Mais au niveau du gouvernement ? Rien n’est moins sûr. Au-delà de ces coups de communication, on peut s’interroger sur la réalité des moyens qu’il se donne pour garantir cette souveraineté : pour l’instant, la souveraineté économique en matière d’intelligence artificielle (IA) a surtout consisté à accepter la charité du PDG de Google et à utiliser le Cloud d’Amazon pour les données d’EDF.

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On peut interroger l’intention également : derrière la protection de quelques PME, le mouvement de vente des actifs français se poursuit et s’accélère. La vente à des fonds étrangers touche désormais jusqu’à nos actifs patrimoniaux, de nos cliniques à nos infrastructures. Il y a même des projets de privatisation et de vente de nos barrages hydroélectriques. On était à deux doigts de vendre Atos et ses données stratégiques à un milliardaire tchèque [Daniel Kretinsky, propriétaire de Marianne]. La vente de nos actifs est plus maquillée, avec des montages financiers plus complexes, mais ce sont toujours les mêmes qui sont au pouvoir donc il n’y a pas véritablement de raison que cela change.

Qui sont ces « mêmes » au pouvoir ? Vous parlez d’une caste ?

Je parle de la trahison des grands corps, ou plutôt d’une frange d’entre eux. Ayant la charge depuis Napoléon et surtout De Gaulle de l’intérêt général, la conversion d’une part d’entre eux, au tournant des années 1980, à une logique purement financière et mondialiste est à l’origine d’un grand nombre de nos défaites politiques et industrielles. La déroute d’EDF, les faillites ou ventes d’Alstom, de Thomson, d’Alcatel, d’Atos proviennent de ces grands commis d’État qui ont abandonné la charge de l’intérêt national au profit d’un enrichissement rapide ou de postes dans le secteur privé.

Dans ces sommets de l’État, l’impunité est presque totale. Lorsque les journalistes demandent au directeur de l'Agence des participations de l'État, qui avait la charge d'Alstom, pourquoi il a aidé la banque Merrill Lynch à vendre le géant français à General Electric en échange d’un poste, il répond « Pour gagner de l'argent : j'ai 53 ans, il est temps que je pense à mon avenir ». Et c'est passé.

Qu’une minorité contrôle le pouvoir a toujours existé. La nouveauté, c’est que cette minorité considère aujourd’hui que le modèle français est obsolète, désuet, qu’il doit être remplacé. Ils démantèlent tout ce qui a fait notre force au XXe siècle mais sans penser d’alternative viable, donc la France se retrouve dans un entre-deux dangereux. La contrainte européenne joue, bien sûr, mais je montre dans le livre comment elle est aussi utilisée comme alibi par des dirigeants qui font en réalité du zèle par rapport à ce que demande vraiment Bruxelles.

Vous parlez d’une fascination américaine, en citant notamment l’exemple de la « start-up nation ». Est-ce cela dont il s’agit ?

Oui. Mais le véritable problème est que nous avons moins cherché à imiter les clés réelles du succès des États-Unis que l’image fantasmée qu’ils nous en ont donnée. Autrement dit, plutôt que d’imiter leur réussite, nous avons voulu copier leur « storytelling ».

L’exemple de la « start-up nation » le montre bien. La Silicon Valley est initialement un projet étatique, lancé par l’État fédéral américain, l’État de Californie et l’armée américaine dans les années 1950 en pleine guerre froide. Encore aujourd’hui, les pouvoirs publics sont omniprésents, tant pour financer l’innovation que par les commandes publiques qui nourrissent les GAFAM. Quand on se penche sur les causes réelles des succès de la « start-up nation » américaine, celle-ci ressemble bien plus à ce que nous avions avec le complexe militaro-industriel gaullien, qu’au mythe de l’étudiant de génie en t-shirt dans son garage qui innove seul.

C’est là tout le paradoxe : les États-Unis sont demeurés protectionnistes et interventionnistes, mais nous ont convaincus de ne plus l’être. Ils ont ainsi pu aisément combler le vide laissé par le retrait de notre État et la perte de vitesse de nos grands groupes.

Revenons sur les services publics : comment en sommes-nous arrivés là ?

Prenez l’hôpital public : depuis maintenant une vingtaine d’années, on a réduit les moyens, fermé 80 000 lits, 35 % des maternités. Les conditions de travail se sont largement dégradées, avec 30 % des infirmières qui disent vouloir démissionner dans les douze mois et des temps d’attente dans les urgences qui peuvent dépasser dix heures, conduisant à des drames inacceptables.

Je démontre dans le livre comment, au-delà de phénomènes de fond comme le vieillissement de la population ou une hausse du coût des soins, il s’agit en grande partie de la conséquence d’un sabotage organisé, avec une gouvernance bureaucratique de plus en plus déconnectée de la réalité du terrain et un détournement des moyens de l’activité réelle par des acteurs auxiliaires ou parasitaires. « Si je devais remplir tous les formulaires qu’on me demande, je mettrais quatre heures par jour : on ne nous demande plus de soigner des malades mais de soigner des chiffres », témoigne un médecin que j’interroge.

Si on devait résumer, vous avez, au sommet, des dirigeants qui ne s’intéressent plus aux services publics comme l’école ou l’hôpital ; au niveau intermédiaire, une inflation bureaucratique qui détourne les moyens du terrain ; et sur le terrain, des agents à qui l’on exige un nombre croissant de tâches complètement déconnectées de la réalité de leur métier.

Qu’entendez-vous par l’abandon des compétences ?

La France a su bâtir vingt centrales nucléaires en dix ans et ne parvient plus à en bâtir une en vingt ans. Le pays possédant le premier réseau métropolitain au monde ne parvient plus, en dix ans, à finir une seule ligne du Grand Paris Express. En voulant aller vers l’utopie d’un « État minimal », on a supprimé de nombreux postes et débouchés au sein de l’État : des ingénieurs, des techniciens, des experts de la maîtrise d’ouvrage. Jusque dans les écoles d’ingénieurs, y compris publics, qui forment de plus en plus pour la finance et le conseil.

Prenez SIRHEN, ce logiciel commandé par l’Éducation nationale à Capgemini en 2010 : 400 millions d’euros dépensés et 8 ans plus tard, le projet est arrêté sans qu’aucun logiciel fonctionnel n’ait vu le jour, parce que personne dans le ministère n’avait les compétences pour suivre ce que faisait Capgemini. La perte de compétences est telle qu’on ne sait même plus faire faire.

Les dirigeants sont allés jusqu’à rejeter les compétences nécessaires pour gouverner : Emmanuel Macron s’est même attaqué aux corps préfectoral et diplomatique, piliers de la construction étatique française. L’État se retrouve donc aujourd’hui, à l’aube de chantiers gigantesques à réaliser, à chercher parmi une marée de managers génériques et de communicants aussi impuissants que lui, les compétences qu’il a reniées pendant trois décennies.

Que s’est-il passé avec nos X et nos énarques ?

Rentrer au cœur de ce qui s’enseigne aujourd’hui dans les écoles du pouvoir explique beaucoup de choses. Je retrace dans le livre les évolutions récentes de Sciences Po, de l’X, l’ENA ou HEC, pour comprendre comment sont enseignées les idéologies aujourd’hui dominantes.

Pour les X et les énarques, nombre d’entre eux n’ont pas résisté à l’attrait pour le privé ou l’étranger, alors que ce sont les écoles qui devaient initialement former pour le service de l’État. Aujourd’hui, à la sortie de l’X, 70 % vont dans la finance, le conseil ou la data science, et 25 % directement aux États-Unis ou en Angleterre. Avec le paradoxe qu’il y a 80 000 ingénieurs français dans la Silicon Valley, alors qu’il manque 80 000 ingénieurs informatiques en France. Mais c’est aussi l’État qui ne voulait plus d’eux : peu a été fait pour les attirer, au contraire.

La situation est plus grave lorsque les X ou énarques ont emporté avec eux les entreprises publiques dont ils avaient la charge, pour une poignée de commissions et des parachutes dorés… Tant que l’on n’aura pas écrit cette histoire et reconnu ces responsabilités, il sera difficile de reconstruire la confiance.

Comment se reprojeter dans l’avenir quant au rôle de l’État ?

Loin du mythe de la fin de l’Histoire, un pays ne pourra demeurer souverain au XXIe siècle que s’il possède un État fort, capable de défendre ses intérêts économiques, une industrie nationale et la maîtrise de son approvisionnement énergétique. Il faut donc sortir en urgence du mythe du retrait de l’État, qui ne fonctionne pas dans un monde globalisé : si vous retirez votre propre État, c’est simple, vous vous soumettez à un autre.

Pour rebâtir, la France part avec moins de retard que d’autres pays. Nos atouts sont plutôt à réveiller qu’à reconstruire. Nous avons encore de nombreuses compétences au sein de l’administration. Là où d’autres pays, comme le Royaume-Uni, sont allés bien plus loin que nous dans le démantèlement de leur industrie, nous disposons encore de grands groupes industriels. L’Allemagne a fait bien pire que nous en matière de dépendance au gaz russe et au charbon, là où nous avons encore une industrie nucléaire et l’hydroélectricité. Nous pouvons rebâtir plus rapidement.

Seulement, il y a une bataille des discours à gagner. La puissance passe aussi par l’influence, par la bataille des idées et des normes. Sur ce plan, la France est très en retard. On laisse Bruxelles et les États-Unis et d’autres nous convaincre que nos forces sont des faiblesses, nous faire haïr nos propres succès au point de les démanteler. Le plus urgent, c’est de retrouver la volonté politique de défendre la France et le modèle français. J’élabore des pistes dans le livre sur la façon d’opérer une synthèse entre nos forces héritées du XXe siècle et les besoins d’aujourd’hui. Le réveil est possible, encore faut-il le vouloir.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne