You are on page 1of 118

( , r

i
(

(
( c-». r,ECT10jV " t'ldlltUu

~
( /;'"Cig,f\C I'i!r .;'.,PJ Pic! ms
mil
(

( COLl..BCTIO~7 It' CRITIQUE »


(
(
(
~
.i
GEO~GES BATAILLE

I,
1)./
" , \ ,~U\ \{'\
I: ~':
'1 / .
;1'f.~·
,
HAl
\W
( UUOI:
(
GECRGES RATAILLE
( Lr, d," '; p,lrur:on de La p,:u ;,i:lJldite, en 19:-19, Georges n~.taille
l('\".::'lit gli',j !T~',~:J1lai, depuis .lixhuir ans il I'claborarion de cetre
(
(
rcprescnrarior- du rnondc, .ionr, seize ens aupara vanr, " La notion de
I :c" lise ',; -- p;:ru:' dans h revue L,:. critique sociolc -
,1:\,-' l' re u.. u\rc ~Jrtr·.lchc.
constituair LA PART MAU'DITE

( precede de LA NOTION DB DEPENSE


Pc,,: Georgeo ~)jiatlk. L1 iliJrt maudite aborIair, « en dehors des
( ,L",pLllC"; jJ;;rtil.dd:fes, [In l-'f'Jblc1l1c (...) il la ele: dc tuuS ceux que
::")"C ck,qut' discipline 'c,,-,i,agea!lt lc mouvcment L~C l'encrglc su: la
( .vrrc _.- de la phvsiquc e'U globe: il !'eeonornic poli.ique, it travers Ia introduction de Jean Pie!
'(J~ok:;ie:, i'hisroirc c.t la ~,i[)logjl' (. ..). Meme ce qui peur eere dir
(
" ]';\f;, de [a l itt errturc, de h po':sie est en rappol( au -premie:r (lief
( ;" Il("i\,.rnenr!.;, de !'l-ilLfg:C exccdarue, '-adu,[ dans lefier­
,C','.,',( .:C la vic' ».
(
L<: ,(',1, >~ !,j~'5 jl1lifT,,'.~<: ccrtc cnrrcpr ise Cot donne par Ie [alt que
( ;·~t,ic ';t:lulJHion du mon.!«, V':)L!r: il l' « abandon». ;1 l' « ccoulcmenr )J
,rJ\,
(
',: i1 l' (, ora g~>, e:;r COO\".le " )';mage de: cclle qui n'a le,se d'animer f'1tt
'l v:": de l au.cur ,\"SS! L« i','rt maudite 'JC::Llpe-t-ellc une place
( entruie dans l'reuvre de Georges Bataille. ,+.

;"111
(

(
(
II1I11111111111111111111
( UFSC-BU 0.265.957-1

( '.

( »

i~1
l.·!,.. ("
( ,

( AUX [DITIONS 1)1, MI


GIBERTUJOSEPH
I i~p'l!

(
7, rue: BC,'ll;u'd·Palissy, 750tl6 13 1, r LES EDITIONS DB MINUIT
j:f
(
( "'lr U

.
'
. . ...

. '.'
';'.'
I
__ .1
l
( ,~,-,-:,;c....- ­

COLLECTION "CRITIQJlE N

( GEORGES BATAILLE
(

(
(
LA PART MAUDITE

( . precede de

( LA NOTION DE DEPENSE
(

( 'Introduction de Jean Piel


(
(

( • -
(
;;;;;;;;;;;;;;; ...
( -~
_ _ _ _ I/')

_.
0'1
( ~
_I/')
~ U)
_____ N
(
(
===0
(
(
~
I
*m
( ~
u,
:::>

(
(
LES EDITIONS DE r.L·
lIAJ.NUl.T
,
(
(
(
DU MEME AUTEUR

sc- OO()2 92 Cz- S I '

L'Anus solaire (Galerie Simon, 1931).


L'Experience interieure (Gallimard, 1943).

1----__ .,..::.~
Le Coupable (Gallimard, 1944).
L'Archangelique (Ed. Messages, 1944).

l~iP':" "';;~;~?~.,
Sur Nietzsche (Gallimard, 1945).
Dirty (Ed. Fontaine, 1945).
C- L'Alleluiah (K. Editeur, 1947).
LI

i
.

-:: ...

g ~
"',

O..:u,LEk:i'!! I
• ' " 'r .

....
r __

00 f: J
Methode de meditation (Ed. Fontaine, 1947).
L'Abbe c. (Ed. de Minuit. 1950).
2. , .:
t 1:,,', fop', .. -,
-'-.-,. I _ ::
;J. ? ..L I
_
-.j?, J, ~ ')("
Lascaux, ou la Naissance de l'Art (Skira, 1955).
Manet (Skira, 1955).
v 1 Le Bleu du Ciel (Pauvert, 1957).
DU/OPT
La Littbature et Ie Mal (Gallimard, 1957).
O.2C!:).9!:),7 1 L'Erotisme (Ed. de Minuit, 1957).
Les Larmes d'Eros (Pauvert, 1961).
L'Impossible : Histoire de rats, suivi de Dianus et de L'Orestie
(Ed. de Minuit, 1947.1962).
Le Petit (Pauvert, 1963).
Le Proces de Gilles de Rais (Pauvert, 1965).
Ma Mere (Pauvert, 1966).
Madame Edwarda (Pauvert, 1966).
Histoire de I'CEil (Pauvert, 1967).
Le Mort (Pauvert, 1967),

([) 1967 by LES EDITIONS DE MINUIT


7, rue Bernard-Palissy. 75006 Paris
Tous droits reserves pour tous pays
ISBN 2-7073-0181_7
. - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -__
uz.alll_

in troduction
Bataille et le monde
.1

)
Ce n'est pas la moindre contradiction de l'ceuore de
a
Georges Bataille que} vouee la recherche angoissee d'une
expression a
la limite de l'impossible, elle prenne sou­
vent I'aspect d'une negation acbarnee, alors qu'il ne
cessa aussi de dire « oui » au monde sans aucune reserve
ni mesure. Il etait ouuert au monde pour le meilleur et pour
le pire, pour le plus intense comme pour le plus humble I
et son appeti: de l'apprebender sans limite comme sans [ausse
honte : en temoignent son souci constant de communiquer,
"

de rapprocber sa pensee de celle des autres, « de tous


les autres » 2, I'attention scrupuleuse qu'il manijestait au
moindre de ses interlocuteurs , en temoigne aussi l'effort
patient et passionne qu'i] ne cessa de deployer, surtout pen­
dant la maturite de sa vie - souuent au prix d'un travail J
barassant et [astidieux d'information - pour interpreter, a
la lumiere des intuitions de son experience tumultueuse, les
eoenements non mains tumultueux qui se deroulaient sous
nos yeux : et cela sans negliger aucun des aspects de ces
evenements, y compris ceux que, par sa formation comme
par l'injluence de la plupart de ses amis, il eut pu auoir
quelque tendance a
negliger et qui ressortissent ce qu'on a
designe communement sous le nom d'economie,
Certes, outre qu'il conjesse humblement son « igno-

I Dans Le coupable (2' edit., revue et corrigee, Gallimard 1961, p. 35),


i1 remarque : « ... s'il y a seulement de I'univers inacheve, chaque partie
n'a pas moins de sens que I'ensemble. » Et il ajoute, contestant I'insigni­
fiance des impressions qu'il eprouve dans Ie train entrant dans la gare
Saint-Lezare : « }'aurais home de chercher dans l'extase une verite qui,
m'elevanr au plan de I'univers acheve, retirerait Ie sens de l'entree d'un
train en gare. »
2 Le coupable, ibid., preface, p. XIV (note).

11

l
- (-

(
LA PART MAUDITE INTRODUCTION
(
ranee », il fut longtemps domine par le sentiment que ce maudite) ce « renuersement bardi » seul susceptible finale-
« monde... » n'etait pour lui « qu'une tombe », par la sen- ment de susbtituer des uues dynamiques d'ensemble « en
sation d'etre « perdu dans un couloir de cave »1 et par la accord avec Ie monde » a « la stagnation des idees isolees »,
( conviction qu'il ne lui restait plus qu« laisser « sa pensee des etudes prealables « menees selon les regles d'une raison
(
lentement... se conlondre avec le silence »2. Mais m [me qui ne demord pas », I'accumulation d'une documentation qui
dans ces ecrits de la periode mystique, qui constituent sans ne saurait eire recueillie qu'aupres des specialistes, et aussi
doute la partie la plus aigue de son ceuure, il ne cesse de se sans doute une ambiance collective de curiosite, d'inquietude
reprendre, de crier: pas encore l, de lancer a la derobee des et de recherche qui implique la participation assez etroite avec
(
regards passionnes vers les autres, vers ce monde, alors en des groupes plus ou mains animes par des preoccupations
proie aux pires decbirements, qu'il pressentait pouvoir n' etre d'ordre politique ou economique.
( ap prebende dans son ensemble que comme « un desastre » Ces conditions ont he rem plies pendant au moins deux pe-
( (dont I'bomme, « peut-etre, est le sommet ») 3, mais qu'il riodes assez longues de la vie de Georges Bataille. Le pre-
n'a [amais renonce a connaitre et a re presenter. miere se situe entre 1930 et 1935 : elle fut surtout marquee
(
En fait, toute une partie de l'ceuure de Bataille, de La, no- par la collaboration de Bataille a la « Critique sociale », et
( tion de depense a La part maudite, est consacree a eel essai sa frequentation presque quotidienne des bommes momen-
( de representation du monde. Ces textes ne sont peut-etre tanement groupes autour de cette revue. La seconde suiuit
pas les plus eclatants qu'il ait ecrits, et ils pourront etonner la creation de « Critique » et aboutit a la parution de La
(
ceux qui ont I'habitude de voir aborder de tels problemes part maudite. Entre ces deux periodes, il y eut de longues
( sous une forme plus ordonnee et plus logiquement discursive. annees de meditation interieure, a partir de 1939 et de la
( Mais je puis temoigner de la place eminence qu'il leur reser- redaction des premieres lignes du Coupable, livre commence
uait dans son ceuure, de l'inquiet ude qui le bant ait, la uieil- « a la faveur d'un bouleversement qui uenait tout mettre en
lesse uenant, de n'auoir pas reussi a donner a cette ebaucbe cause », et qui se presenta alors comme une liberation d'en-
la forme plus poussee qu'il soubaitait et qui eut consacre, treprises et de recherches paraissant desormais sans issue,
( avec eclat, l'unite deja si remarquable de sa pensee au travers au il auait l'impression de « s'enliser »1.
des mouvements multiples de sa recherche, de sa colonie Une telle alternance dans le mouuement de la pensee de
(
tetue, enlin, au cours des dernieres annees de sa vie, de re- Bataille ne doit pas dissimuler le fait que la recherche d'un
( voir La part rnaudite, comme de donner a tous ces aspects de accord de cette pensee avec le monde, I'ardente aspiration
( son ceuure le veritable couronnement qu'eut pu constituer ce uers « cette extreme liberte de pensee qui egale les notions
qu'il designait lui-mime comme decant hre une sorte d'essai ala liberte de mouvement du monde », ont occupe une place
( sur l'Histoire universelle. croissante dans sa vie au fur et a mesure qu'it avanfait en
It n'echappait certes pas a Batail/e que l'approche d'une age, et qu'il n'a meme jamais cesse de les poursuivre.
interpretation du monde exterieur suppose, avant que n'in- La constance de cette preoccupation est mise en evidence
tervienne (comme il le souligne dans la preface de La part si l'on rappelle quelques dates. Bataille altai! avoir trente-
{
cinq ans quand it ecrivit, pour la revue « La critique sociale »,
( La notion de depense, et un peu moins de cinquante-deux
1 Le coupable, p 9.
( 2 Ibid., preface, p. XIV.
3 Ibid., preface, p. XIII. 1 Le coupable, p. 32.

12 1.3
LA PART MAUDITE INTRODUCTION
,
quand parut La part maudite, livre qu'il presente dans sa l'auarice et au comportement raisonnable de son pere, avec r
.'.
preface comme Ie fruit de dix-huit annees de travail. On meme certaines donnees de la psycbanalyse, eclaire selon lui
pourrait ainsi situer tiers 1931 le debut de cette reilexion. un grand nombre de phenomenes sociaux, politiques, econo-
En [ait, il doit remonter plus loin encore et coincider avec la miques, estbetiques : le luxe, les jeux, les spectacles, les cultes,
periode de la fin des annees 20, au, sans doute a l'instigation l'actiuite sexuelle detournee de la [inaliti genitale, les arts,
d'Alired Metraux, il prit connaissance de la tbeorie du « po- - la poesie au sens etroit du terme sont autant de manifesta-
tlacb » exposee par Mauss dans son Essai sur Ie don, forme tions de la depense improductioe. Elle [ournit meme une
archaique de l'echange, paru dans « L'annee sociologique » premiere base d'interpretation de l'bistoire des civilisations :
de 1925. Cette decouverte semble etre a l'extrerne origine « Et s'il est orai que la production et l'acquisition cbangeant
de l'interet qu'il deuait porter par la suite non seulement a de forme en se deuelo ppant iniroduisent une variable dont
)
l'etbnologie mais aussi, et de plus en plus, aux faits economi- la connaissance est [ondamentale pour la comprehension des
ques, et §lre interuenue comme une illumination qui allait phenomenes bistorique, elles ne sont cependant que des
permettre a Bataille de se representor le monde comme anime moycns subordonnes a la depense »,
d'une ebullition a l'image de celle qui n' a cesse de dominer sa Quant a Ia vie de l'bomme, elle n'o de sens qu'en accord
vie personnelle. avec un tel destin du monde :
« La vie bumaine, distincte de l'existence juridique et
telle qu' elle a lieu en fait sur un globe isole dans l' espace
celeste du jour a la nuit, d'une contree a l' autre, la vie hu-
)
L'essentiel de cette representation est deja dans La no-
tion de depense, texte dense et fulgurant, qui constltue Ie maine ne peut en aucun cas etre limit ee aux systemes [ermes
pivot de la rejlexion de Bataille sur le monde, sur I'homme qui lui sont assignes dans des conceptions raisonnables. J
dans le monde. L'immense travail d'abandon, d'ecoulement et d'orage qui
On y trouue, ala lumiere des observations [aites par MdUss la constitue, pourrait etre exprime en disant qu'elle ne com-
et d'autres ethnologues sur les institutions economiques pri- mence qu'auec le deficit de ces systemes : du mains ce qu'elle
mitives, oii « l'ecbange est... traite comme une perte somp- admet d'ordre et de reserve n'a-t-il de sens qu'a partir du
tuaire des objets cedes, et « se presente ainsi, a la base, moment ou les forces ordonnees et reseruees se liberent et
comme un processus de depense sur lequel s'est developpe se perdent pour des fins qui ne peuuent eire assujetties a
un processus d'acquisition », l'ajjirmation du « caractere rien dont il soit possible de rendre des comptes. C'est sea-
secondaire de la production et de l'acquisition par rapport a lement pour une teUe insubordination, meme miserable, que
la depense » ; l'idee d'un « monde paisible et conforme a. l'espece humaine cesse d'etre isozee dans la splendeur sans
ses comptes », qui serait commande par la necessite primor- condition des chases materieUes. »
diale d'acquerir, de produire et de conserver, n'est qu'une Marceau magistral, au {'on trouve en germe - mais expri-
« illusion commode », alors que Ie monde ou nous vivons mee peut-etre avec une force jamais egalee - une concep-
est voue a la perte et que la survie meme des societes n'est- tion de l'homme et du monde que l'on verra developpee tout
possible qu'au prix de depenses improductives considerables au long de {'ceuvre ulterieure de Bataille, qu'il s'agisse des
et croissantes. Cette conception, dont Bataille souligne I'ac- essais philosophiques ou de La part maudite.
cord avec ses experiences personneUes de I'erotisme et de Mais si cette Notion de depense se presente comme l'an-
l'angoisse, avec ceUe du fils avide de gaspiller en proie a nonciatrice de ce qui va suivre, eUe est aussi fortement mar-
)

14 )
15
)
( INTRODUCTION
...-::-..;.;:_:...:::----- LA PART MAUDITE

quee par les circonstances qui ont preside a son elaboration, tion generale de pensee » et annoncait la publication pro-
par l'ambiance dans laquelle elle etait concue, par les ten- chaine d'une analyse critique de l'etude qui, a ma connais-
dances memes de la revue OU elle devait paraitre. Les colla- sance, 1'2'a [amais ete faite...
borateurs de la « Critique sociale » etaient pour la plupart Quoi qu'il en soit, ce sont lCi des aspects qu'il est permis
membres du « Cercle Communiste Democratique », qui grou- de considerer comme circonstanciels de La notion de depense,
pait, a cote de poetes et d'ecriuains pour la plupart issus du et dont on pourrait aisement relever les divergences avec
( surrealisme, des militants de mouvements politiques opposi- certaines positions adoptees plus tard par Bataille j elles
(
tionnels encore marques par leur formation tbeorique marxiste sont fortement caracteristiques de la forme que reoetait alors
malgre leur rupture avec « Ie parti », et qui devaient par l'ejjervescence de son esprit, mais ne sauraient diminuer en
( la suite suiure, les uns et les autres, des ooies bien diuerses. rien le fait que ce texte capital est une veritable source d'oa
( La revue, remarquable a plus d'un titre, l'etait notamment jaillit deja ce dont it [era, une vingtaine d' annees plus tard,
par la uigueur de son ton, car ces beretiques heterogenes le livre qu'il a design«, a plusieurs de ses amis, comme etant
auaient en commun d'auoir la dent dure. Est-ce pour se met- le plus important de son ceuore.
( tre au diapason de cette violence que Bataille force sauua-
( gement la voix dans certains passages de son article, ou bien
[aut-il voir, dans cette [ureur extreme d'expressicn, de pre- La part maudite est le seul livre de Georges Bataille ou
(
miers essais des exercices d'eloquence blaspbematoire aux- il ait tente de construire un expose systematique de sa vision
( quels il allait bientot se liurer pendant I'episode de Centre- du monde : philosophie de la nature, philosophie de I'bomme,
( Attaque ? T oujours est-il qu'il est difficile de trouuer, dans philosophie de l'economie, pbilosopbie de I'histoire.
l'ceuure de Bataille, des morceaux aussi puissants par leur C' est toujours la notion d'exces qui est a la base de cette
I
violence imprecatoire que certains passages de ce texte. construction, mais il s'eijorce cette [ois d'en rechercher une
( L'importance attribuee a la lutte de classes dans la No- explication scientifique a partir de donnees sommaires ras-
tion de depense 1'2'est pas non plus, sans doute, sans refleter semblees sur les mouvements de I'energie a la surface du
les discussions auxquelles participait Bataille avec ses amis globe. It s' en [aut, certes, que ces donnees suffisent pour
(
de « La critique sociale » ; mais comment certains de ceux-ci l< trouver la cle de tous les problemes que pose cbaque dis-
( ont-ils accueilli l'interpretation donnie, en fonction de la cipline enoisageant le mouuement de I' energie sur la terre »,
( tbeorie de la de pense improductioe, de cette lutte de classes mais s' agissant de l'energie ainsi consideree comme un pbe-
dans le « dechainement inoui » de laquelle - tous les nomene cosmique, une grande hypothese est lancee : il y ~
( modes de depense traditionnelle s'etant atrophies dans la toujours exces, parce que le rayonnement solaire, qui est a la
( societe bourgeoise - oient se perdre « le tumulte somptuaire source de toute croissance, est donne sans contrepartie : « Le
vivant », et qui apparait ainsi comme « la forme la plus soleil donne sans [amais recevoir »j alors il y a necessaire-
grandiose de la depense sociale »? La representation de la ment accumulation d'une energie qui ne peut qu'etre gaspillee
revolution comme la forme supreme du potlach ne pouvait dans l'exuberance et !'ebullition.
manquer de susciter quelques reserves parmi les responsables
( de la revue : une note liminaire de la redaction, imprimee D'ou les modalites de croissance de la vie, qui se heurte
en tete de I'article, soulignait d'ailleurs qu' « a bien des sans cesse a des limites. Certes, il y a des decouvertes qui
(
egards, l'auteur y entre en contradiction avec notre orienta- permettent des bonds en avant de la croissance, qui ouvrent
(

( 16 17
(
LA PART MAUDITE INTRODUCTION

a celle-ci de nouveaux espaces. Mais d'autres limites ne tar- et s'il s'assigne d'abord comme objectif de « rapprocber le pro-
I ~r

dent pas a reapparaitre et la perte redeuient ineluctable. bleme pose dans les crises du probleme general de la na-
Dans cette bistoire de la vie, l'homme joue un role emi- ture », quand il insiste longuement sur « l'illusion des possi-
nent, a un double titre. D'une part, la technique bumaine bilites de croissance qu'offre l'acceleration du deoeloppement
ouvre la voie a des possibilites nouvelles tout comme le fi- industriel », il ne se distingue pas nettement du pessimisme
rent, dans la nature, « la ramure de l'arbre », ou « l'aile de de nombreux economistes d'alors. Mais la ou il innooe, la
l'oiseau » ,. mais, d'autre part, l'bomme est, de tous les etres oa il propose un veritable « cbangement copernicien » des )

vivants, « le plus apte a consumer, intensement, luxueuse- conceptions economiques de base, c'est quand il apercoit la
ment, l'excedent d'energie ». Tandis que son industrie multi- difference [ondamentale entre l'economie d'un systeme se-
plie les possibilites de croissance, il dispose aussi d'une « fa- pare - ou regne un sentiment de rarete, de necessite, au )

cilite injinie de consommation en pure perte » : on retrouve se posent des problemes de profit, et ou la croissance peut ,>
ainsi en lui !e rythme ordinaire de l'usage de l'energie dans le toujours sembler possible et desirable - et celle d'une eco-
monde, caracterise par « l'alternance de l'austerit« qui accu- nomie qui est celle de la masse vivante dans son ensemble -
mule et de la prodigalite »,. de meme qu'il y a deux types ou I'energie est toutours en exces et qui doit sans relsche
d'bommes, l'un « peu soucieux de ses ceuures » comme celui detruire un surcroit, Montrant que l'etude des phenomenes
doni nous parlent les etbnologues, l'autre « tourne vers let isoles est toujours une abstraction, il propose un effort de
conservation, la repartition juste » que celebre la morale syntbese, qui etai: jusqu'alors sans precedent, par opposition
moderne ; de meme encore que les deux aspects peuuent a l'esprit borne des economistes traditionnels qu'il compare
caracteriser successioement un meme homme, dont le visage a celui « d'un mecanicien qui change une roue », Vue pro-
change « de la turbulence de la nuit aux affaires serieuses [onde, qui a fait son chemin car l'on sait la fortune qu'a
/
de la matinee », connu, depuis que ces lignes [urent ecrites, Ie terme meme
Mais de ces deux [onctions de I'bomme, c'est celle de d'economic generalisee.
consumation qui lui permet d'etre en accord avec le monde : Tout le probleme est de sauoir comment, au sein de cette
puisque le destin de l'unioers est « un accomplissement inu- economic generale, est utilise le surplus. Cest l'usage fait
tile et injini », celui de l'bomme est de poursuiure cet ac- de l'excedent « qui est la cause des changements de struc-
complissement. L'homme est un sommet par la dilapidation: ture », c'est-a-dire de toute l'histoire des civilisations, a la-
operation glorieuse entre toutes, signe de souoerainete. quelle sont consacres les trois quarts des cbapitres de La
part maudite; un certain nombre de « donnees bistoriques »
De meme que la morale de Bataille est ainsi proprement y sont successivement hudiees, qui mettent en evidence le
un « mise a I'envers » de la morale courante, ses conceptions contraste entre deux types de socihes : les « socihes de
economiques se presentent comme un renversement de la consumation » comme les Azteques ou les societes primi-
pensee economique commune. eertes, il reste hante comme tives a potlach, et les socihes d'entreprise militaire (comme
la plupart des specialistes qui abordaient ces problemes au l'Islam) ou industrielle (comme la societe moderne telle
lendemain de la seconde guerre mondiale par Ie souvenir des qu'elle s'est developpee depuis la Re!orme), une place a
grandes crises de surproduction de l'avant-guerre, et forte- part etant reservee a la solution paradoxale du Thibet, « so-
ment influence par les theories qu'elles ont suscitees, des es- ciete d'entreprise religieuse », au le « monachisme » est
sais de Keynes a l'hypothese de la « maturite economique »,. un mode original de depense de l'excedent, solution en vase

18 19

-)
LA PART MAUDITE INTRODUCTION
(
. --~

clos qui, grace au grand nombre de moines improductifs et admet qu'elle etait peut-ttre alors elle-meme sur la ooie
sans en/ants, « etancbe au-dedans sa violence explosive ». d'entreuoir une solution en se debarrassant de l'excedent
Mais c'est aussi du cboix que [eront les bommes d'duiour- sous la forme du don pur et simple. Malgre toutes les re-
d'bui du mode de depenser l'ineluctable excedent que de- serves [ormulees, ce qui ressemble a un espoir baigne toute
pend leur auenir. Vont-ils continuer a « subir » ce qu'ils une partie des derniers cbapitres de La part maudite, celui
( pourraient « operer », c'est-a-dire a laisser le surplus provo- ouuert par le Plan Marshall, qui ne pouvait manquer d'im-
quer des explosions de plus en plus catastrophiques au lieu pressionner [ortement le tbeoricien de la depense im-
(
de le « consumer » uolontairement, de le detruire consciem- productive, puisque ce plan, tel qu'il avait du moins ete
( ment par des uoies qu'ils puissent cboisir et « agreer »? initialement presente, consistait, en somme« a utlliser une
a
A ce point, la reilexion de Bataille, appliquee l'epoque richesse condamnte pour ouorir ailleurs de nouvelles pos-
contemporaine et aux experiences d'usage des richesses qui sibilites de croissance »,
(
s'y ebaucbent, bien loin de se complaire aux reactions pas- Peut-etre y a-toil la, dans ces pages consacrees au Plan
sionnelles et aux [ureurs qui animent certains passages de Marshall, comme dans celles au est evoquee I'experience so-
La notion de depense, est celle d'un bomme auquel la matu- vietique, ou encore dans la conception un peu simpliste des
rite a apporte le gout de jugements plus sereins, et msme perspectives du developpement industriel dans Ie monde, des
parjois l'ambition - « peut-etre [olle » ? - d'enuisager non aspects que l'on pourrait aussi qualifier de circonstanciels
( certes des solutions durablement positives, tout au mains des de La part maudite. Ils sont certes ici bien differents de ceux
moments d'equilibre susceptibles d'apporter aux hommes un que nous aoons cru pouvoir deceler dans La notion de de-
repit. Com bien est different le ton du cbapitre de Ls part pense - se presentant meme parfois en contradiction avec
(
maudite consacre au luxe et a la misere, des pages ou, dans eux - mais parae qu'ils resulten: de l'injluence, sur un
{ I'article de « La critique sociale », les conditions de la lutte bomme extremement sensible comme le fut toujours Bataille,
( de classe etaient decrites ! L'appreciation [ormulee sur l'ex- d' evenements ou de lectures differentes : evenements comme
perience souietique - c'est-a-dire stalinienne - dans le l'lnitiatlue Marshall, qui offrait une occasion bien tentante
< livre de 1949 contraste avec le silence, apparemment re- de voir se conjirmer par les faits la tbeorie du don, ou
( probateur, dont elle etait entouree dans l'article de 1933 : comme ceux de la guerre [roide, laquelle - on etait a la
(
non seulement le jugement est maintenant formule qu' « il ueille de la guerre de Coree - semblait alors donner le
a
n'y avait pas choisir », ce qui justilie en somme le rythme maximum de chances Ii l'U. R. S. S.
<' de l'accumulation adopte, correspondant a un stade de l'his- Il est certain que Bataille a, par la suite, pris pleinement
( toire qui a simplement ouvert, par d'autres voies, un nou- conscience de ce qu'avaient de contingentes certaines de ces
vel espace a la croissance tout comme Ie fit jadis Ie capita- influences, et que c'est une des raisons pour lesquelles -
Usme, mais encore la « dissidence commtmiste eUe-meme » pas la principale mais une des raisons - il souhaitait si vi-
( (ceUe qui contestait les voies choisies par Ie pouvoir sovie- vement reprendre La part maudite et donner de nouveaux
( tique) est accusee de partager « la sterilite generale des developpements aux themes qui y sont exposes.
democraties », et la « collusion des oppositionnels et des Nous ne saurons jamais ce qu'eut ete cette nouvelle Part
(
bourgeois » est denoncee. Quant a la plus puissante societe maudite ou l'ouvrage qui l'eut continuee, mais nous sav~ns
( capitaliste, si Ie fait que tout son comportement anterieur ce que nous apporte ce livre tel que Bataille nous I'a laisse,
( l'engageait dans une impasse est fortement souligne, Bataille a a
en quoi it peut nous aider repondre notre interrogation
( i
20 21
(

l
LA PART MAUDITE
/1
"..:.
angoissee en face de l'bistoire du monde telle qu'elle se
deroule sous nos yeux. Quoi qu'on puisse penser de certains
LA NOT ION DE D13PENSE 1 1;
aspects de son appreciation du fait souietique ou du fait
americain a la fin des annees 1940, it reste qu'il a ou avec
farce que l'U. R. S. S. etait la comme pour « eveiller » le
monde et que l'Amerique, ejiectioement, sous l'effet de cette
menace permanents, semblait alors commencer a s' eueiller a )
une prise de conscience il a eu l'illumination que des
I'

« ecbanges paradoxaux » pourraient s'etablir entre ces deux


forces et prouoer « que les contradictions du monde ne se-
ront pas necessairement resolues par la guerre »; il a en- )
treuu, eniin, que le gaspillage croissant des depenses atomi-
ques et spatiales par les deux plus grandes puissances du
monde pourrait apparaitre un jour, tel un potlacb gigantes-
que, comme un moyen d'eviter plus ou moins consclemment,
« cette depense catastropbique de l'energie excedente » qu'est
la guerre,
Aimi, dans La part maudite, Georges Batallle, precurseur
de la theorie du don dans la vie economique moderne et
de l' « economie generalisee » a ete aussi - plus de dix ans
avant la lettre - le propbete de la « coexistence pacifique» /
et des deoeloppements lnattendus de la competition spatiale
entre les blocs. C'est beaucoup pour un seul livre et c'est
un legs pour le moins inattendu de la part d'un homme qui
s'etait longtemps defendu de pretendre apporter un ensei-
gnement,

Jean PIEL.

22 1 Cette etude a ete publiee dans La


critique sociale (n° 7), en janvier 1933.
(

I
( 1. - INSUFFISANCE DU PRINCIPE DE L'UTILITE CLASSIQUE.

Chaque fois que Ie sens d'un debat depend de la valeur


( fondarnentale du mot utile, c'est-a-dire chaque fois qu'une
question essentielle touchant la vie des societes humaines est
abordee, quelles que soient les personnes qui interviennent et
quelles que soient les opinions representees, il est possible
d'affirmer que le debar est necessairement fausse et que la
question fondamentale est eludee, 11 n'existe en effet aucun
moyen correct, etant donne l'ensemble plus ou mains diver-
gent des conceptions actuelles, qui permette de definir ce qui
est utile aux hommes. Cette lacune est suffisamment marquee
par Ie fait qu'il est constamment necessaire de recourir de
a
la facon la plus injustifiable des principes que l'on cherche
(
a situer au-dela de l'utile et du plaisir : l'bonneur et le devoir
< sont hypocritement employes dans des combinaisons d'interet
(
pecuniaire et, sans parler de Dieu, l'Esprit sert a masquer
le desarroi intellectue1 des quelques personnes qui refusent
( d'accepter un systeme ferme.
( Cependant, la pratique courante ne s'embarrasse pas de ces
(
! I
difficultes elementaires et la conscience commune semble au
! premier abord ne pouvoir opposer que des reserves verbales
I au principe de l'utilite c1assique, c'est-a-dire de l'utilite pre-
j tendue materielle, Celle-ci a theoriquement pour but le plai-
f" sir - mais seulement sous une forme temperee, le plaisir
I violent etant donne comme pathologique - et elle se laisse

I, limiter a l'acquisition (pratiquement a la production) et a


la conservation des biens d'une part - a Ia reproduction et
II

~I ala conservation des vies humaines d'autre part (il s'y ajoute,
I
,I
il est vrai, la lutte contre la douleur dont l'importance suffit
;1 It elle seule amarquer Ie caractere negatif du principe du plai-
"

25

1
LA PART MAUDITE LA NOTION DE DEPENSE f
.(
~
II
sir introduit theoriquement a la base). Dans la serie de repre- consideration. A cet egard, il est triste de dire que l'buma-
sentations quantitatives liees acette conception de l'existence nite consciente est restee mineure : elle se reconnait le droit ,\
plate et insoutenable, seule la question de la reproduction d'acquerir, de conserver ou de consommer rationnellement
prete serieusement a la controverse, du fait qu'une augmen- rnais elIe exc1ut en principe la depense improductiue.
tation exageree du nombre des vivants risque de diminuer la II est vrai que cette exclusion est superficielle et qu'elle
part individuelle. Mais dans l'ensemble, ri'importe quel juge- ne modifie pas plus l'activite pratique que les prohibitions ne
ment general sur l'activite sociale sous-entend le principe limitent le fils, qui s'adonne a des amusements inavouabIes
que tout effort particulier doit etre reductible, pour etre des qu'il n'est plus en presence du pere. L'humanite peut
valable, aux necessites fondamentales de la production et de laisser a plaisir exprimer a son compte des conceptions em-
la conservation. Le plaisir, qu'il s'agisse d'art, de debauche preintes de la plate suffisance et de l'aveuglement paternels.
admise ou de jeu, est reduit en definitive, dans les represen- Dans la pratique de la vie, eIle ne se comporte pas moins
tations intellectuelles qui ont cours, a une concession, c'est-a- de facon a satisfaire des besoins d'une sauvagerie desarmante
dire a un delassement dont le role serait subsidiaire. La part et elle ne parait rnerne pas en etat de subsister autrement
Ia plus appreciable de la vie est donnee comme la condition qu'a la limite de l'horreur. Aussi bien, pour peu qu'un homme
- parfois merne comme la condition regrettable - de l'acti- soit incapable de se plier entierement a des considerations
vite sociale productive. officielles au susceptibles de I'etre, pour peu qu'il soit enclin
II est vrai que l'experience personnelle, s'il s'agit d'un a subir l'attraction de qui voue sa vie a la destruction de
homme juvenile, capable de gaspiller et de detruire sans rai- l'autorite etablie, il est difficile de croire que l'image d'un
son, dement chaque fois cette conception miserable. Mais monde paisibIe et conforme a ses comptes puisse devenir
alors rneme qu'il se prodigue et se detruit sans en tenir le pour lui autre chose qu'une illusion commode. )
moindre compte, Ie plus lucide ignore pourquoi, ou s'imagine Les difficultes qui peuvent etre rencontrees dans Ie deve-
malade i il est incapable de justifier utilitairement sa conduite loppement d'une conception qui ne soit pas reglee sur Ie
et l'idee ne lui vient pas qu'une societe humaine puisse avoir, mode servile des rapports du pere avec le fils ne sont done
comme lui, interet a des pertes considerables , a des catastro- pas insurmontables. II est possible d'admettre Ia necessite his-
phes qui provoquent, conjormement a des besoins de/in is, torique d'images vagues et decevantes al'usage de la majorite
des depressions tumultueuses, des crises d'angoisse et, en qui ri'agit pas sans un minimum d'erreur (dont elle se sert
derniere analyse, un certain etat orgiaque. comme d'une drogue) et qui, d'ailleurs, en toutes circons-
De la facon la plus accablante, la contradiction entre les tances, refuse de se reconnaitre dans Ie dedale resultant des
conceptions sociales courantes et les besoins reels de la so- inconsequences humaines. Une simplification extreme repre-
ciete rappelle ainsi l'etroitesse de jugement qui oppose Ie sente la seule possibilite, pour les parties incultes ou peu
pere a la satisfaction des besoins du fils qui est a sa charge. cultivees de la population, d'eviter une diminution de la
Cette etroitesse est telle qu'il est impossible au fils d'exprimer force agressive. Mais il serait lache d'accepter comme une
sa volonte, La sollicitude a demi malveillante de son pere limite a la connaissance les conditions de misere, les condi-
porte sur le logement, les vetements, la nourriture, a la rio tions necessiteuses dans Iesquelles sont formees de telles
gueur sur quelques distractions anodines. Mais il n'a meme images simplifiees. Et si une conception moins arbitraire est
pas le droit de parler de ce qui lui donne la fievre : il est condamnee a rester en fait esoterique, si, comme telle, elle
oblige de laisser croire qu'aucune horreur n'entre pour lui en se heurte dans les circonstances immediates a une repulsion

26 27

)
(
LA PART MAUDITE LA NOTION DE DEPENSE

maladive, il faut dire que cette repulsion est precisernent la 1) 11 ne suffit pas que les bijoux soient beaux et eblouis-
honte d'une generation ou ce sont les revoltes qui ont peur sants, ce qui rendrait possible la substitution des faux : le
du bruit de leurs propres paroles. II est donc impossible d'en sacrifice d'une fortune a laquelie on a prefere une riviere de
tenir compte. diamants est necessaire ala constitution du caractere fascinant
( de cette riviere, Ce fait doit etre mis en rapport avec la valeur
( symbolique des bijoux, generale en psychanalyse. Lorsqu'un
diamant a dans un reve une signification excrementielle, il ne
2. - LE PRINCIPE DE LA PERTE. s'agit pas seulement d'association par contraste : dans l'in-
conscient, les bijoux comme les excrements sont des matieres
( L'activite humaine ri'est pas entierement reductible a des maudites qui coulent d'une blessure, des parties de soi-merne
processus de production et de conservation .et la consom- destinees a un sacrifice ostensible (ils servent en fait a des
( cadeaux somptueux charges d'amour sexuel). Le caractere
mation doit etre divisee en deux parts distinctes. La pre-
miere, reductible, est representee par l'usage du minimum fonctionne1 des bijoux exige leur immense valeur materielle
( necessaire, pour les individus d'une societe donnee, a la et explique seul le peu de cas fait des imitations les plus
conservation de la vie et a la continuation de l'activite pro- belles, qui sont a peu pres inutilisables.
ductive : il s'agit donc simplement de la condition fonda- 2) Les cultes exigent un gaspillage sanglant d'hornmes et
mentale de cette derniere.· La seconde part est representee d'anirnaux de sacrifice. Le sacrifice n'est autre, au sens ety-
par les depenses dites improductives : le luxe, les deuils, les rnologique du mot, que la production de choses sacrees,
(
guerres, les cultes, les constructions de monuments somp- Des l'abord, il apparait que les choses sacrees sont cons-
tuaires, les jeux, les spectacles, les arts, I'activite sexuelie tituees par une operation de perte : en particulier, Ie succes
( perverse (c'est-a-dire detournee de la finalite genitale) repre- du Christianisme doit etre explique par la valeur du theme
sentent autant d'activites qui, tout au moins dans les condi- de la crucifixion infamante du fils de Dieu qui porte l'an-
(
tions primitives, ont leur fin en elles-rnernes. Or, il est goisse humaine a une representation de Ia perte et de la
( necessaire de reserver le nom de depense a ces formes im- decheance sans limite.
( productives, a l'exclusion de tous les modes de consommation 3) Dans les divers jeux de competition, la perte se pro-
qui servent de moyen terme a la production. Bien qu'il soit duit, en general, dans des conditions complexes. Des sommes
(
toujours possible d'opposer les unes aux autres les diverses d'argent considerabIes sont depensees pour l'entretien des
( formes enumerees, e1les constituent un ensemble caracterise locaux, des animaux, des engins ou des hommes. L'energie
( par le fait que dans chaque cas l'accent est place sur la perte est prodiguee autant que possible de facon a provoquer un
qui doit etre la plus grande possible pour que l'activite prenne sentiment de stupefaction, en tout cas avec une intensite
(
son veritable sens.' infiniment plus grande que dans les entreprises de produc-
( Ce principe de la perte, c'est-a-dire de la depense incondi- tion. ~e danger de mort n'est pas evite et constitue au
( tionnelle, si contraire qu'il soit au principe economique de contraire l'objet d'une forte attraction inconscientef D'autre
la balance des comptes (la depense regulierement cornpensee part, Ies competitions sont parfois l'occasion de primes dis- .
(
par l'acquisition) seul rationnel au sens etroit du mot, peut tribuees ostensibIement. Des foules immenses y assistent :
( etre mis en evidence a l'aide d'un petit nombre d'exemples leurs passions sont dechainees le plus souvent sans aucune
ernpruntes a l'experience courante mesure et la perte de folies sommes d'argent est engagee

28 29

j
LA PART MAUDITE LA NOTION DE DEPENSR
, )

sous forme de paris. 11 est vrai que cette circulation d'argent gradees, les moins intellectualisees, de l'expression d'un etat
a
profite un petit nombre de parieurs professionnels, mais i1 de perte, peut etre considere comme synonyme de depense :
n'en reste pas moins que cette circulation peut etre consideree it signifie, en effet, de la facon la plus precise, creation au
comme une charge reelle des passions dechainees par la com- moyen de la perte. Son sens est done voisin de celui de sacri-
petition et qu'elle entraine chez un grand nombre de parieurs fice.! II est vrai que Ie nom de poesie ne peut etre applique
des pertes disproportionnees avec leurs moyens; ces pertes d'une facon appropriee qu'a un residu extremement rare de
atteignent rnerne souvent une demence telle que les joueurs ee qu'il sert a designer vulgairement et que, faute de reduc-
n'ont plus d'autre issue que la prison au la mort. En outre, tion prealable, les pires confusions peuvent s'introduire; or
divers modes de depense improductive peuvent etre lies sui- il est impossible dans un premier expose rapide de parler des
vant les circonstances aux grands spectacles de competition ; limites infiniment variables entre des formations subsidiaires
comme des elements animes d'un mouvement propre sont et l'element residuel de la poesie. II est plus facile d'indiquer
)
attires dans un tourbillon plus grand. Ainsi aux courses de que pour les rares etres humains qui disposent de eet element,
chevaux sont associes des processus de classification sociale la depense poetique cesse d'etre symbolique dans ses conse-
de caractere somptuaire (il suffit de mentionner l'existence quences : ainsi, dans une certaine mesure, 1a fonction de re-
des Jockey Clubs) et la production ostentatoire des nou- presentation engage la vie merne de celui qui l'assume. Elle
veautes luxueuses de la mode. II faut d'ailleurs faire observer Ie voue aux formes d'activite les plus decevantes, a la rnisere,
que le complexe de depense represente par les courses ac- au desespoir, a la poursuite d'ombres inconsistantes qui ne
tuelles est insignifiant compare aux extravagances des Byzan- peuvent rien donner que le vertige ou la rage.• II est frequent
tins liant aux competitions hippiques l'ensemble de l'activite de ne pouvoir disposer des mots que pour sa propre perte,
)
d'etre contraint a choisir entre un sort qui fait d'un homme
,
publique.
4) Au point de vue de la depense, les productions de l'art un reprouve, aussi profondernent separe de la societe que les
doivent etre divisees en deux grandes categories dont la pre- dejections Ie sont de la vie apparente, et une renonciation )
miere est constituee par la construction architecturale, la dont Ie prix est une activite mediocre, subordonnee a des
musique et la danse, Cette categoric comporte des depenses besoins vulgaires et superficiels,'
reelles. Toutefois la sculpture et la peinture, sans parler de
a
l'utilisation des lieux des ceremonies ou a des spectacles, 3. - PRODUCTIQN, ECHANGE ET DEPENSE IMPRODUCTIVE.
introduisent dans l'architecture meme Ie principe de Ia se-
conde categorie, celui de la depense symbolique. De leur Une fois indiquee l'existence de la depense ainsi qu'une
cote la musique et la danse peuvent facilement etre chargees fonction sociale, il faut envisager les rapports de cette fonc-
de significations exterieures, tion avec celles de production et d'acquisition qui lui sont
'Sous leur forme majeure, la litterature et le theatre, qui opposees. Ces rapports se presentent irnmediaternent comme
constituent la seconde categoric, provoquent l'angoisse et ceux d'une fin avec l'utilite. Et s'il est vrai que la production
l'horreur par des representations symboliques de la perte tra- et l'acquisition changeant de forme en se developpant intro-
gique (decheance ou mort) ; sous leur forme mineure, ils pro- duisent une variable dont la connaissance est fondamentale
voquent le rire par des representations dont la structure est pour la comprehension des processus historiques, elles ne
analogue mais qui excluent certains elements de seduction. sont cependant que des mayens subordonnes a la depense.
Le terme de poesie, qui s'applique aux formes les moins de- Si effroyable qu'elle soit, la misere humaine n'a jamais eu

30 31
· -
I ,.
J
.....
" ~
;, 0 .;i&? 00:);> •

(
.:._~- -.-
.. LA PART MAUDITB L........ .:.. ;' .: \,.: LA NdTION DE DEPENSE
,,"~'~:'_• ..;l1'''o<.!~·-'::'''o:u..o;,.....r''7''';:';'~~;:O:~_.::':;:I.'''::k.o,.:.:t~~~

une emprise suffisante sur les societes pour que le souci de avec les formes d'echange archaiques des autres pays). Les
Ia conservation, qui donne a la production l'apparence d'une moins avancees de ces peuplades americaines pratiquent Ie
fin, l'emporte sur celui de la depense improductive. Pour potlatch a l'occasion des changements dans la situation des
maintenir cette preeminence, Ie pouvoir etant exerce par les personnes - initiations, mariages, funerailles - et, meme
classes qui depensent, la rnisere a ete exclue de toute activite sous une forme plus evoluee, il ne peut jamais etre disjoint
sociale : et les rniserables n'ont pas d'autre moyen de rentrer d'une fete, soit qu'il occasionne cette fete, soit qu'il ait lieu
dans Ie cercle du pouvoir que la destruction revolutionnaire a son occasion. II excIut tout marchandage et, en general, est
( des classes qui l'occupent, c'est-a-dire une depense sociale constitue par un don considerable de richesses offertes osten-
sanglante et nullement Iimitee. siblement dans Ie but d'humilier, de defier et d'obliger un
Le caract ere secondaire de la production et de l'acquisition rival. La valeur d'echange du don resulte du fait que le dona-
par rapport a la depense apparait de la facon la plus claire taire, pour effacer l'humiliation et relever Ie defi, doit saris-
dans les institutions economiques primitives, du fait que faire a I'obligation, contractee par lui lors de l'acceptation,
l'echange est encore traite comme une perte somptuaire des de repondre ulterieurement par un don plus important,
(
objets cedes : il se presente ainsi, a la base, comme un pro- c'est-a-dire de rendre avec usure.
( cessus de depense sur lequel s'est developpe un processus Mais Ie don n'est pas la seule forme du potlatch " il est
{ d'acquisition. L'econornie classique a imagine que l'echange egalement possible de defier des rivaux par des destructions
primitif se produisait sous forme de troc : elle n'avait, en spectaculaires de richesse. C'est par l'intermedlaire de cette
(
eflet, aucune raison de supposer qu'un moyen d'acquisition derniere forme que Ie potlatch rejoint Ie sacrifice religieux,
comme l'echange ait pu avoir comme origine, non Ie besoin les destructions etant theoriquement offertes des ancetres a
d'acquerir qu'il satisfait aujourd'hui, rnais le besoin contraire mythiques des donataires. A une epoque relativement recente,
de la destruction et de la perte-.La conception traditionnelle i1 arrivait qu'un chef Tlingit se presente devant son rival
(
des origines de l'economie n'a ete ruinee qu'a une date re- pour egorger quelques-uns de ses escIaves devant lui. Cette
( cente, assez recente rnerne pour qu'un grand nombre d'eco- destruction etait rendue a une echeance donnee par l'egorge-
( nomistes continue a representer arbitrairement le troc comme ment d'un nombre d'esclaves plus grand. Les Tchoukchi de
l'ancetre du commerce. l'extreme Nord-Est siberien, qui connaissent des institutions
S'opposant a la notion artificielle de troc, la forme archai- analogues au potlatch, egorgent des equipages de chiens d'une
( que de I'echange a ete identifiee par Mauss sous Ie nom de valeur considerable, afin de suffoquer et d'humilier un autre
( potlatch I; emprunte aux Indiens du Nord-Ouest americain groupe. Dans Ie Nord-Ouest americain, les destructions vont
qui en ont fourni Ie type le plus remarquable. Des institutions jusqu'aux incendies de villages, au bris de flotilles de canots.
(
analogues au potlatch indien, ou leurs traces, ont ete retrou- Des lingots de cuivre blasonnes, sortes de monnaies aux-
( vees tres generalement. quelles on attribue parfois une valeur fictive telle qu'ils cons-
( Le potlatch des Tlingit, des Haida, des Tsimshian, des tituent une immense fortune, sont brises ou [etes a la mer. Le :
Kwakiutl de la cote nord-ouest a ete etudie avec precision delire propre a la fete s'associe indifferemment aux heca-
(
des la fin du XIX· siecle (mais il n'etait pas alors compare tombes de propriete et aux dons accumules avec l'intention.
( d'etonner et d'aplatir.
( 1 Sur Ie potlatch, voir surtout MAUSS, « Essai sur Ie don, forme archal- L'usure, qui intervient regulierernent dans ces operations
que de I'echange » dans Annie sociologique, 1925. sous forme de surplus obligatoire lors des potlatch de revan-
(
( 32 .33
(

(
1
r
)

LA PART MAUDITE LA NOTION DE DEPENSE

che, a pu faire dire que Ie pret a interet devait etre substitue est caracterise comme pouvoir de perdre. C'est seulernent
au troc dans l'histoire des origines de l'echange, II faut recon- par la perte que la gloire et l'honneur lui sont lies. 1
naitre, en eflet, que la richesse est multipliee dans les civi- En tant que jeu, Ie potlatch est Ie contraire d'un principe
lisations a potlatch d'une facon qui rappelle l'inflation de de conservation : il met fin a la stabilite des fortunes telle
credit de la civilisation bancaire : c'est-a-dire qu'il serait qu'elle existait a I'interieur de l'econornie toternique, OU la
impossible de realiser a la fois toutes les richesses possedees possession etait hereditaire. A l'heredite, une activite
par l'ensemble des donateurs du fait des obligations contrac- d'echange excessive a substitue une sorte de poker rituel, a
tees par l'ensemble des donataires. Mais ce rapprochement forme delirante, comme source de la possession. Mais les
porte sur un caractere secondaire du potlatch. joueurs ne peuvent jamais se retirer fortune faite : iIs restent
C'est la constitution d'une propriete positive de la perte it Ia merci de Ia provocation. La fortune ri'a done en aucun
- de laquelle decoulent la noblesse, l'honneur, Ie rang dans cas pour fonction de situer celui qui la possede a l'abri du
la hierarchic - qui donne a cette institution sa valeur signi- besoin. Elle reste au contraire fonctionnellement, et avec elle
ficative. Le don doit etre considere comme une perte et ainsi Ie possesseur, a la merci d'un besoin de perte demesuree qui
comme une destruction partielle : le desir de detruire etant existe a I'etar endernique dans un groupe social.
reporte en partie sur Ie donataire. Dans les formes incons- La production et la consommation non somptuaire qui
cientes, telles que la psychanalyse les decrit, il symbolise l'ex- conditionnent la richesse apparaissent ainsi en tant qu'utilite
cretion qui elle-rneme est liee a la mort conforrnement a la relative.
connexion fondamentale de l'erotisme anal et du sadisme,
Le symbolisme excrementiel des cuivres blasonnes, qui cons-
tituent sur la cote nord-ouest des objets de don par excellence, 4. - LA DEPENSE FONCTIONNELLE DES CLASSES RICHES.
est base sur une mythologie tres riche. En Melanesie, Ie
donateur designe les magnifiques cadeaux qu'il depose au La notion de potlatch proprement dit doit etre reservee
pied du chef rival comme ses dechets. aux depenses de type agonistique qui sont faites par defi,
Les consequences dans l'ordre de l'acquisition ne sont que qui entrainent des contreparties et plus precisemenr encore :
Ie resultat non voulu - du moins dans la mesure OU les a des formes qui ne se distinguent pas de l'echange pour les
impulsions qui commandent l'operation sont restees primi- societes archarques.
tives - d'un processus dirige dans un sens contraire II est important de savoir que l'echange a son origine a
« L'ideal, indique Mauss, serait de donner un potlatch et qu'il ete immediatement subordonne a une fin humaine, toutefois
ne fut pas rendu. » Cet ideal est realise par certaines destruc- il est evident que son developpernent lie au progres des
tions auxquelles la coutume ne connait pas de contrepartie modes de production n'a commence qu'au stade OU cette su-
possible. D'autre part, les fruits du potlatch etant en quelque bordination a cesse d'etre immediate. Le principe merne de
sorte engages a l'avance dans un potlatch nouveau, Ie prin- la fonction de production exige que les produits soient sous-
cipe archaique de la richesse est mis en evidence sans aucune traits ala perte, tout au moins provisoirement.
des attenuations qui resultent de l'avarice developpee a des Dans I'economie marchande, les processus d'echange ont
stades ulterieurs : I'fa richesse apparait comme acquisition en un sens acquisitif. Les fortunes ne sont plus situees sur un
tant qu'un pouvoir est acquis par l'homme riche mais elle est tapis de jeu et sont devenues relativement stables. C'est seu-
entierement dirigee vers la perte en ce sens que ce pouvoir lement dans la mesure OU la stabilite est assuree et ne peut

34 35
)
)
r:
I

( LA PART MAUDITE LA NOTION DE DEPENSE

plus etre compromise par des pertes rneme considerables Aujourd'hui, les formes sociales, grandes et libres, de la
qu'elles sont soumises au regime de la depense improductive. depense improductive ont disparu. Toutefois, il ne faut pas
Les compos antes elementaires du potlatch se retrouvent dans en condure que Ie principe meme de la depense a cesse d'etre
ces conditions nouvelles sous des formes qui ne sont plus situe au terme de I'activite economique.
aussi directement agonistiques 1 : la depense est encore Une certaine evolution de la richesse, dont les symptornes
a a
destinee acquerir ou maintenir le rang, mais en principe, ont Ie sens de la maladie et de I'epuisernent, aboutit a une
elle n'a plus pour but de le faire perdre a un autre. honte de soi-merne et en meme temps a une hypocrisie mes­
I • Quelles que soient ces attenuations, la perte ostentatoire quine. 'Tout ce qui etait genereux, orgiaque, demesure a
(
reste universellernent liee a la richesse comme sa fonetion disparu : les themes de rivalite qui continuent a conditionner
( derniere, l'activite individuelle se developpent dans l'obscurite et res­
( Plus ou moins etroiternent, le rang social est lie a la a
semblent des eructations honteusea, Les representants de la
(
a
possession d'une fortune, mais c'est encore la condition que bourgeoisie ont adopte une allure eflacee : l'etalage de ri­
a
la fortune soit partiellement sacrifice des depenses sociales chesses se fait maintenant derriere les murs, conformement a
( improductives telles que les fetes, les spectacles et les jeux. des conventions chargees d'ennui et deprirnantes. De plus, les
( On remarque que dans les societes sauvages, OU l'exploitation bourgeois de la dasse moyenne, les employes et les petits
(
de l'homme par l'homme est encore faible, les produits de a
commercants, en accedant une fortune mediocre ou infime,
l'activite humaine n'affluent pas seulement vers les hommes ont acheve d'avilir la. depense ostentatoire, qui a subi une
( riches en raison des services de protection ou de direction sorte de lotissement et dont il ne reste plus qu'une multitude
I,
sociales qu'ils passent pour rendre, mais aussi en raison des a
d'efforts vaniteux lies des ranceeurs fastidieuses.
depenses spectaculaires de la collectivite dont ils doivent faire A peu d'exceptions pres cependant, de telles simagrees sont
I les frais. Dans les societes dites civilisees, l'obligation fonc­ devenues la principale raison de vivre, de travailler et de
( tionnelle de la richesse n'a disparu qu'a une epoque relati­ souffrir de quiconque manque du courage de vouer sa societe
(
vement recente. Le declin du paganisme a entraine eelui moisie a une destruction revolutionnaire.n Autour des ban­
des jeux et des cultes dont les riches Romains devaient obli­ ques modernes comme autour des mats' totemiques des
( gatoirement faire les frais : c'est pourquoi on a pu dire que Kwakiutl, Ie meme desir d'offusquer anime les individus et
( Ie Christianisme avait individualise la propriete, dormant a les entraine dans un systeme de petites parades qui les aveu­
son possesseur une disposition entiere de ses produits et abro­ gle les uns contre les autres comme s'ils etaient devant une
(
geant sa fonetion sociale. Abrogeant du moins cette fonction lumiere trop forte; A quelques pas de la banque, les bijoux,
a
en tant qu'obligatoire, car la depense paienne prescrite par les robes, les voitures attendent aux vitrines Ie jour OU Us
( la coutume, Ie Christianisme a substitue l'aumone libre, soit a
serviront etablir la splendeur accrue d'un industriel sinistre
sous forme de distribution des riches aux pauvres, soit sur­ et de sa vieille epouse, plus sinistre encore. A un degre
tout sous forme de donations extremement importantes aux a
inferieur, des pendules dorees, des buffets de salle manger,
( eglises et plus tard aux monasteres : et ees eglises et ees mo­ des fleurs artificielles rendent des services egalement inavoua­
( nasteres ont precisernent assume, au Moyen Age, la majeure a a
bles des couples d'epiciers. La jalousie d'etre humain etre.
partie de la fonetion spectaculaire. humain se libere comme chez les sauvages, avec une bruta­
(
lite equivalente : seules la generosite, la noblesse ont disparu
1 Dans le sens de : comportant rivalite et lutte. et, avec elles, la contrepartie spectaculaire que les riches ren­
daient aux rniserables.
( 36 37

r,
I

LA PART MAUDITE LA NOTION DE DEPENSE

En tant que classe possedant la richesse, ayant recu avec n'a reussi qu'a developper la mesquinerie universelle. La vie
la richesse l'obligation de la depense fonctionnelIe, la bour- humaine ne retrouve l'agitation, a la mesure de besoins irre-
geoisie moderne se caracterise par le refus de principe qu'elIe ductibles, que dans l'effort de ceux qui poussent a leur extre-
oppose a cette obligation. Elle s'est distinguee de I'aristo- mite les consequences des conceptions rationalistes courantes
. cratie en ce qu'elle n'a consenti a depenser que pour soil a Ce qui reste des modes de depense traditionnels a pris Ie sens
l'interieur d'elle-meme, c'est-a-dire en dissimuIant ses depen- d'une atrophie et Ie tumulte somptuaire vivant s'est perdu
ses, autant que possible, aux yeux des autres classes. Cette dans Ie dechainement inour de la lutte de classes.
a
forme particuliere est due, l'origine, au developpement de Les composantes de la lutte de classes sont donnees dans
sa richesse a l'ombre d'une classe noble plus puissante qu'elle. Ie processus de la depense a partir de Ia periode archaique.
A ces conceptions humiliantes de depense restreinte ont re- Dans le potlatch, l'homme riche distribue des produits que
pondu les conceptions rationalistes qu'elle a developpees a lui fournissent d'autres hammes miserables. II chcrche a
partir du XVII' siecle et qui n'ont pas d'autre sens qu'une re- s'elever au-dessus d'un rival riche camme lui, mais Ie dernier
presentation du monde strictement economique, au sens vul- degre d'elevation envisage n'a pas de but plus necessaire que
gaire, au sens bourgeois du mot.ILa haine de la depense est de l'eloigner davantage de la nature des hommes miserables.
la raison d'etre et la justification de la bourgeoisie : elle est -Ainsi 1a depense, bien qu'elle soit une Ionction sociale, aboutit
en meme temps le principe de son effroyable hypocrisie. Les immediaternent it un acte agonistique de separation, d'appa-
bourgeois ont utilise les prodigalites de la societe feodale renee anti-sociale. \ L'hamme riche consomme la perte de
comme un grief fondamental et, apres s'etre empares du pou- l'hornme pauvre en creant pour lui une categoric de decheance
voir, Us se sont ern, du fait de leurs habitudes de dissimula- et d'abjection qui ouvre la voie a I'esclavage. Or il est evi-
tion, en etat de pratiquer une domination acceptable aux dent que, de l'heritage indeliniment transmis du monde
classes pauvres. Et il est juste de reconnaitre que le peuple somptuaire ancien, Ie monde moderne a recu en partage cette
est incapable de les hair autant que ses anciens maitres : dans categoric, aetuellement reservee aux proletaires, \Sans doute
la mesure oii, precisement, il est incapable de les aimer, car il Ia societe bourgeoise qui pretend se gouverner suivant des
leur est impossible de dissimuler, du moins, un visage sordide, principes rationnels, qui tend d'ailleurs par son propre mou-
si rapace sans noblesse et si affreusement petit que toute vie vement a realiser une certaine homogeneite humaine, n'ac- ( )

humaine, a les voir, semble degradee. cepte pas sans protester une division qui semble destructive
Contre eux, la conscience populaire est reduite a maintenir de l'homrne lui-memo, rnais elle est incapable de pousser 1a
profondement le principe de la depense en representant resistance plus loin que la negation theorique. Elle donne
l'existence bourgeoise comme Ia honte de l'homme et comrne aux ouvriers des droits egaux a ceux des maitres et elle
une sinistre annulation. annonce eette egalite en inscrivant ostensiblement l~ mot sur
les murs : eependant les maitres, qui agissent comme s'ils
etaient l'expression de la societe elle-merne, sont preoccupes
- plus gravement que par tout autre souci - de marquer
5. - LA LUTTE DE CLASSES.
qu'ils ne participent en rien a l'abjection des hommes em-
ployes par eux. La fin de I'activite ouuriere est de produire
En s'eflorcant a la sterilite quant a la depense, conforme- pour uiure, mais celle de I'actiuite patronale est de produire
ment aune raison qui tient des comptes, la societe bourgeoise pour oouer les producteurs ouuriers aune ai/reuse decbeance :

38 39

-'
( LA PART MAUDITE LA NOilON DE DEPENSE

car il n'existe aucune disjonction possible entre la qualification 11 faut ajouter que I'attenuation de la brutalite des maitres
recherchee dans les modes de depense propres du patron, - qui ne porte d'ailleurs pas tant sur la destruction elle-
qui tendent a I'elever bien' au-dessus de la bassesse humaine, a
meme que sur les tendances psychologiques la destruction
et la bassesse elle-rneme dont cette qualification est fonction. - correspond a I'atrophie generale des anciens processus
Celui qui oppose a cette conception de la depense sociale somptuaires qui caracterise l'epoque moderne.
agonistique la representation des nombreux efforts bourgeois La lutte de classes devient au contraire la forme la plus
i •
tendant a l'amelioration du sort des ouvriers, n'est qu'une grandiose de la depense sociale lorsqu'elle est reprise et deve-
expression de la lachete des classes superieures modernes, loppee, cette fois au compte des ouvriers, avec une ampleur
qui n'ont plus la force de reconnaitre leurs destructions. Les qui menace l'existence merne des maitres.
depenses engagees par les capitalistes pour secourir les pro-
{ letaires et leur donner I'occasion de s'elever sur l'echelle hu-
( maine ne temoignent que d'une impuissance - par epuise- 6. - LE CHRISTIANISME ET LA REVOLUTION.
ment - a pousser jusqu'au bout un processus somptuaire.
(
Une fois realisee la perte de l'homme pauvre, le plaisir de En dehors de la revolte, it a ete possible aux miserables
l'homme riche se trouve peu a peu vide de son contenu et provoques de refuser toute participation morale aun systeme
neutralise: il fait place a une sorte d'indiflerence apathique. d'oppression des hommes les uns par les autres : dans cer-
Dans ces conditions, afin de maintenir, en depit des elements taines circonstances historiques, ils ont reussi, en particulier
( (sadisme, pitie) qui tendent a le troubler, un etat neutre que au moyen de symboles plus frappants encore que la realite,
( l'apathie rneme rend relativement agreable, il peut etre utile a rabaisser la « nature humaine » entiere jusqu'a une igno-
(
de compenser une partie de la depense qui engendre l'abjec- minie si affreuse que le plaisir des riches a mesurer la misere
don par une depense nouvelle tendant a attenuer les resultats des autres devenait tout a coup trop aigu pour etre supporte
( de la premiere. Le sens politique des patrons joint a certains sans vertige.! Il s'est institue ainsi, independamment de toutes
( developpements partiels de prosperite a permis de donner formes rituelles, un echange de defis exasperes surtout du
parfois une ampleur notable a ce processus de compensation. cote des pauvres, un potlatch oii l'ordure reelle et l'immon-
(
C'est ainsi que dans les pays anglo-saxons, en particulier aux dice morale devoilee ont rivalise de grandeur horrible avec
( Etats-Unis d'Amerique, le processus primaire ne se produit tout ce que le monde contient de richesse, de purete ou
( plus qu'aux depens d'une partie relativement faible de la d'eclat : et a ce mode de convulsions spasmodiques, une issue
(
population et que, dans une certaine mesure, la classe ouvriere exceptionnelle a ete ouverte par Ie desespoir religieux qui
elle-rneme a ete amenee a y participer (surtout lorsque la en etait l'exploitation sans reserve'.
( chose etait facilitee par l'existence prealable d'une classe tenue Avec le Christianisme, I'alternance d'exaltation et d'an-
( pour abjecte d'un commun accord, comme celIe des negres), goisse, de supplices et d'orgies, constituant la vie religieuse,
Mais ces echappatoires, dont l'importance est d'ailleurs stric- est amenee a se conjuguer sur un theme plus tragique, a se
(
tement Iimitee, ne modifient en rien la division fondamentale confondre avec une structure sociale malade, se dechirant
( des classes d'hommes en nobles et ignobles. Le jeu cruel de' elle-meme avec la cruaute la plus sale. Le chant de triomphe
( la vie sociale ne varie pas a travers les divers pays civilises des chretiens magnifie Dieu parce qu'il est entre dans le jeu
ou la splendeur insultante des riches perd et degrade la na- \ sanglant de la guerre sociale, parce qu'il a « precipite les
(
ture humaine de la classe inferieure, puissants du haut de leur grandeur et exalte les miserables »,
(
( 40 41
I

I
LA PART MAUDITE

Leurs mythes assodent l'ignominie sociale, la decheance ca-


LA PART MAUDITE

Iii l'espoir sanglant qui se confond chaque jour avec l'existence


,
a
daverique du supplicie 1a splendeur divine. C'est ainsi que
le cu1te assume la fonction totale d'opposition de forces de
sens contraires repartie jusque-la entre les riches et les pau-
vres, dont les uns vouent les autres a la perte. II se lie etroi-
tement au desespoir terrestre, n'etant lui-merne qu'un epiphe-
populaire et qui resume le contenu insubordonne de la lutte
de classes.
La Iutte de classes n'a qu'un terme possible: la perte de
ceux qui ont travail Ie a perdre la « nature humaine »,
Mais quelle que soit la forme de developpement envisagee,
I
nomene de la haine sans mesure qui divise les hommes, mais qu 'elle soit revolutionnaire ou servile, les convulsions gene-
a a
un epiphenomene qui tend se substituer l'ensemble des rales constituees, il y a dix-huit siecles par I'extase religieuse
a
processus divergents qu'il resume. Conformernent la parole des chretiens, de nos jours par Ie mouvement ouvrier, doivent
pre tee au Christ, disant qu'il etait venu pour diviser, non etre representees egalement comme une impulsion decisive
pour regner, la religion ne cherche done nullement a faire contraignant 1a societe a utiliser l'exclusion des classes les
disparaitre ce que d'autres considerent cornme la plaie hu- unes par les autres pour realiser un mode de depense aussi
maine ; sous sa forme immediate, dans la mesure au son tragique et aussi libre qu'il est possible, en meme temps pour
mouvement est reste libre, elle se vautre au contraire dans introduire des formes sacrees si humaines que les formes tra-
une imrnondice indispensable a ses tourments extatiques, ditionnelles deviennent comparativement meprisables. C'est
)
Le sens du Christianisme est donne dans le developpement Ie caractere tropique de tels mouvements qui rend compte
des consequences delirantes de la depense de classes, dans de la valeur humaine totale de la Revolution ouvriere, suscep-
une orgie agonistique mentale pratiquee aux de pens de la tible d'attirer a soi avec une force aussi contraignante que
lutte reelle. celie qui dirige des organismes simples vers le soleil.
Cependant, que1que importance qu'elle ait pris dans l'ac-
tivite humaine, l'humiliation chretienne n'est qu'un episode
dans la lutte historique des ignobles contre les nobles, des
impurs contre les purs. Comme si 1a societe consciente de son 7. - L'INSUBORDINATION DES FAITS MATERIELS.
dechirement intolerable etait devenue pour un temps ivre-
morte, ann d'en jouir sadiquement : l'ivresse la plus lourde ."'. La vie humaine, distincte de l'existence juridique et telle
n'a pas epuise les consequences de la misere humaine et, les qu'elle a lieu en fait sur un globe isole dans l'espace celeste,
classes exploitees s'opposant aux classes superieures avec a a
du jour la nuit, d'une contree l'autre, 1a vie humaine ne
une lucidite accrue, aucune limite concevable ne peut etre peut en aucun cas etre limitee aux systemes fermes qui lui
assignee a la haine. Seul, dans l'agitation historique, Ie mot sont assignes dans des conceptions raisonnables.' L'immense
de Revolution domine la confusion accoutumee et porte travail d'abandon, d'ecoulement et d'orage qui la constitue
avec lui des promesses qui repondent aux exigences illimitees pourrait etre exprirne en disant qu'elle ne commence qu'avec
des masses: les maitres, les exp1oiteurs, dont la fonction est le deficit de ces systernes : du moins ce qu'elle admet d'ordre
de creer des formes meprisantes excluant la nature humaine et de reserve ri'a-t-il de sens qu'a partir du moment OU les
- telle que cette nature existe a la limite de la terre, c'est-a- forces ordonnees et reservees se liberent et se perdent pour
dire de la boue - une simple loi de reciprocite exige qu'on des fins qui ne peuvent etre assujetties arien dont i1 soit pos-
les espere voues a1a peur, le grand soir OU leurs belles phra- sible de rendre des comptes. C'est seulement par une telle
ses seront couvertes par les cris de mort des emeutes. C'est insubordination, rnerne miserable, que l'espece humaine cesse

42 43
LA PART MAUDITE LA NOTION DE DEPENSE

d'etre isolee dans Ia splendeur sans condition des choses mate- collectivite humaine lie necessairement au changement quali-
rieUes. tatif realise avec constance par le mouvement de I'histoire, si
En fait, de Ia Iacon Ia plus universelle, isolernent ou en l'on se represente enfin que ce mouvement est impossible a
groupe, Ies hommes se trouvent constamment engages dans contenir ou a diriger vers un but limite, il devient possible,
des processus de depense. La variation des formes n'entraine toute reserve abandonnee, d'assigner a l'utilite une valeur
aucune alteration des caracteres fondamentaux de ces pro- relative. Les hommes assurent leur subsistance ou evitent
cessus dont Ie principe est Ia perte. Une certaine excitation, la souffrance, non parce que ces £onctions engagent par
dont Ia somme est maintenue au cours des alternatives a un elles-rnernes un resultat su£fisant, mais pour acceder a Ia
etiage sensiblement constant, anime Ies collectivites et Ies £onction insubordonnee de Ia depense libre.
personnes. Sous leur forme accentuee, Ies etats d'excitation
a
qui sont assimilables des etats toxiques, peuvent etre de-
finis comme des impulsions illogiques et irresistibles au rejet
des biens materiels au moraux qu'iI aurait ete possible d'uti-
(
Iiser rationneUement (conforrnement au principe de la balance
des comptes).IAux pertes ainsi realisees se trouve liee - aussi
bien dans le cas de Ia « fiUe perdue » que dans celui de Ia
depense militaire - Ia creation de valeurs improductives,
dont Ia plus absurde et en rnerne temps ceUe qui rend Ie
plus avide est Ia gloire. Completee par Ia decbeance, celle-ci
sous des formes tantot sinistres et tantot eclatantes, n'a pas
cesse de dominer I'existence sociale et il reste impossible de
rien entreprendre sans elle alors qu'elle est conditionnee par
(
'. la pratique aveugle de la perte personneUe ou sodale'.
C'est ainsi que le dechet immense de I'activite entralne Ies
intentions humaines - y compris ceUes qui sont associees
aux operations econorniques - dans Ie jeu qualificatif de Ia
( matiere universeUe : Ia matiere, en eflet, ne peut etre definie
( que par Ia difference non logique qui represente par rapport a
l'economie de l'univers ce que Ie crime represente par rapport
(
/
a Ia Ioi. La gloire qui resume ou symbolise (sans l'epuiser)
\ l'objet de Ia depense libre, alors qu'elle ne peut jamais exc1ure
( Ie crime, ne peut pas etre distinguee de Ia qualification - du
moins si l'on tient compte de la seule qualification qui ait
a
une valeur comparable ceUe de la matiere de la qualifica-
( tion insubordonnee, qui n'est Ia condition de rien d'autre.
Si I'on represente d'autre part l'interet, coincidant avec
celui de Ia gloire (comme avec celui de Ia decheance), que Ia

44 45
\

1
(

avant-propos

(
\

Depuis quelques annees, devant parfois repondre a la


question : « que preparez-vous P », j'etais gene d'avoir a
dire : « un ouvrage d'economie politique ». De rna part,
cette entreprise deconcertait, du moins ceux qui me con-
( naissent mal (l'interet qu'on attribue d'habitude ames livres
est d'ordre litteraire et ce dut etre inevitable : on ne peut
en eflet les dasser dans un genre a l'avance defini). Je garde
un souvenir ennuye de l'etonnement superficiel qui resultait
de ma reponse : je devais m'expliquer et ce que je pouvais
dire en quelques mots n'etait ni precis ni intelligible. Je
devais ajouter en effet que le livre que j'ecrivais (qu'aujour-
d'hui je publie) n'envisageait pas les faits a la maniere des
( economistes qualifies, que j'avais un angle de vue d'ou un
sacrifice humain, la construction d'une eglise ou le don d'un
joyau n'avaient pas mains d'interet que la vente du ble. Bre£
je devais m'eflorcer vainement de rendre clair le principe
d'une « econornie generale », ou la « depense » (Ia « consu-
mation ») des richesses est, par rapport a la production,
l'objet premier. Mon embarras s'aggravait si l'on me de-
mandait Ie titre du livre. La Part maudite : cela pouvait se-
( duire, mais ne renseignait pas. Pourtant j'aurais du des lors
( aller plus loin : affirmer le desir de lever la malediction que
ce titre met en cause. Decidement, man dessein etait trop
vaste et l'enonce d'un vaste dessein en est toujours la trahi-
son. Nul ne peut dire sans etre comique qu'il s'apprete a
quelque intervention renversante : il doit renverser, voila
tout.

49

1
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE t
{
Aujourd'hui le livre est lao Mais un livre n'est rien s'il
n'est pas situe, si la critique n'a pas marque Ia place qui
travail tendait d'abord a accroitre la somme des ressources
humaines, mais ses resultats m'enseignaient que I'accumula-
l~
\1:
lui revient dans Ie mouvement commun des pensees, Je me tion n'etait qu'un delai, un recul devant l'echeance inevi- I
retrouve devant la merne difficulte, Le livre est la mais au table, ou la richessc accumulee n'a de valeur que dans \Ii
moment d'en ecrire l'avant-propos, je ne puis merne pas de- l'instant. Ecrivant Ie livre OU je disais que l'energie ne peut
mander pour lui l'attention des specialistes d'une science. Ce etre finalement que gaspillee, j'empIoyais moi-meme mon I
premier essai aborde en dehors des disciplines particulieres energie, mon temps, au travail ; rna recherche repondait
un problerne qui n'a pas encore ete pose comme il doit d'une rnaniere fondamentaIe au desir d'accroitre la somme des
l'etre, a 1a de de tous ceux que pose chaque discipline envi- biens acquis a I'humanite. Dirai-je que dans ces conditions
sageant Ie mouvement de l'energie sur la terre, - de Ia ie ne pouvais parfois que repondre a Ia verite de mon livre
physique du globe a I'econornie politique, a travers la socio- et ne pouvais continuer de l'ecrire ? i lt
ill

logie, I'histoire et Ia biologie. Ni la psychologie, ni genera- Un livre que per sonne n'attend, qui ne repond a aucune
lement la philosophic ne peuvent d'ailleurs etre tenues pour question forrnulee, que l'auteur ri'aurait pas ecrit s'il en
independantes de cette question premiere de l'economie. avait suivi Ia lecon a la Iettre, voila finalement la bizarrerie
Merne ce qui peut etre dit de l'art, de la litterature, de 1a qu'aujourcl'hui je propose au Ieeteur. Ceci incite des l'abord
pcesie est en rapport au premier chef avec Ie mouvement a la rnefiance, et pourtant! S'il valait mieux ne repondre
que j'etudie : celui de l'energie excedante, traduit dans I'ef- a aucune attente et offrir justement ce qui rebute, ee qu'on
fervescence de 1a vie. II en resulte qu'un tel livre etant de ignore volontairement, faute de force : ce mouvement vio-
l'interet de tous pourrait aussi bien ne l'etre de personne. lent, de brusque surprise, qui bouscuIe et retire a l'esprit
II est certes dangereux, prolongeant 1a recherche glacee Ie repos ; une sorte de renversement hardi, Ia substitution
des sciences, d'en venir au point ou son objet ne laisse plus a
d'une dynamique, en accord avec Ie monde, Ia stagnation
indifferent, au il est au contraire ce qui embrase. En effet des idees isolees, des problemes tetus d'une angoisse qui
l'ebullition que j'envisage, qui anime le globe, est aussi mon ne vouIut pas voir. Comment sans tourner Ie dos a l'attente
ebullition. Ainsi cet objet de rna recherche ne peut-il etre aurais-je pu avoir cette extreme liberte de pen see qui egale
distingue du sujet lui-meme, mais je dois etre plus precis : les notions a Ia Iiberte de mouvement du monde ? II serait
a
du sujet son point d'ebullition. C'est ainsi qu'avant merne vain de negliger les regles de Ia rigueur, qui precede avec
de trouver une difficulte pour recevoir sa place dans le mou- methode et lenternent, rnais comment resoudre I'enigme, com-
vement commun des pensees, mon entreprise se heurtait a ment nous conduire a Ia mesure de l'univers, si nous nous
I'obstacle Ie plus intime, qui d'ailleurs donne le sens fonda- bornons au sommeil des connaissances convenues ? Si l'on
mental du livre. a Ia patience, Ie courage aussi de lire man livre, on y verra
Dans la mesure OU j'envisageais l'objet de man etude, des etudes menees selon les regles d 'une raison qui ne de-
je ne pouvais me refuser personnellement a l'effervescence mord pas, des solutions a des problemes politiques procedant
oir je decouvrais l'inevitable fin, la valeur de I'operation d'une sagesse tradition nelle, mais l'on y rencontrera aussi
froide et calculee. Ma recherche visait l'acquisition d'une bien cette affirmation: que l'acte sexuel est dans le temps
connaissance, eIle demandait la froideur, Ie calcul, mais la ce que le tigre est dans l'espace. Ce rapprochement decoule
connaissance acquise etait celle d'une erreur impliquee dans de considerations d'economie de l'energie qui ne 1aissent pas
la froideur inherente a tout calcul. En d'autres termes mon de place a Ia fantaisie poetique, rnais il exige une pen see

50 51
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

mise au niveau des jeux de force contraires au calcul com- necessairement dans mon ouvrage un sens d'evenement de-
mun, fondes sur les lois qui nous regissent. C'est, en somme, cisif, n'y sont representees que d'une facon somrnaire, super-
dans les perspectives OU apparaissent de telles verites que a
ficielle. II fallait choisir vrai dire : je ne pouvais en meme
prennent leur sens des propositions plus generales, selon temps donner de ma pensee un apercu d'ensemble, et me
lesquelles ce n'est pas la necessite mais son contraire, le perdre dans un dedale d'interferences, OU les arbres sans
« luxe », qui pose a a
la matiere vivante et I'homme leurs cesse ernpechent de voir la foret. J'ai voulu eviter de refaire
problemes [ond amentaux. le travail des economistes et je me suis borne a rapprocher
Ceci dit, j'inviterai la critique a quelque mefiance. C'est le problerne pose dans les crises du problerne general de la
un jeu facile d'opposer a des vues nouvelles des objections nature. J'ai voulu l'eclairer d'une Iumiere nouvelle, mais,
irrefutables. C'est que, la plupart du temps, ce qui est nou- pour commencer, j'ai renonce a l'analyse des complexites
veau deconcerte et n'est pas exactement compris : les ob- d'une crise de surproduction, comme j'ai remis de supputer
i jections portent sur des aspects simplifies, que I'auteur en detail la part de croissance et la part de dilapidation
11
: n'admet pas davantage qu'un soi-disant contradicteur, ou entrant dans la fabrication d'un chapeau ou d'une chaise.
n'admet que dans les limites d'une simplification provisoire. J'aimais mieux donner generalernent les raisons qui rendent
II est peu de chances dans le cas present que ces difficultes compte du mystere des bouteilles de Keynes, prolongeant les
peremptoires, qui frappent a la premiere lecture, m'aient detours epuisants de l'exuberance atravers la manducation,
echappe en dix-huit ans que ce travail m'a demande, Mais, la mort, la reproduction sexuee.
pour commencer, je me borne a donner ici un rapide apercu, Je me borne aujourd'hui a cette vue sommaire. Ceci ne
OU je ne puis envisager meme d'aborder la multitude des veut pas dire que j'abandonne : je remets seulement plus a
questions impliquees, tard des travaux plus etendus 1. Je rernets meme, pour un
En particulier, j' ai renonce dans un premier volume a temps tres court, d'exposer l'analyse de l'angoisse.
l'analyse detaillee de tous les actes de la vie a partir de C'est pourtant l'analyse decisive qui peut seule assez bien
l'angle de vue que j'introduis. C'est regrettable en ce que marquer l'opposition de deux methodes politiques : celle de
les notions de « depense productive » et de « depense im- la peur et de la recherche anxieuse d'une solution, melant
productive » ont une valeur de base dans tous les deve- a la recherche de la liberte les imperatifs les plus opposes
loppements de mon livre. Or la vie reelle, composee de a la liberte ; celle de la Iiberte d'esprit, qui decoule des res-
depenses de toutes sortes, ignore la depense exclusivement sources globales de la vie, pour laquelle, dans l'instant, tout
productive, elle ignore merne, pratiquement, la pure depense est resolu, tout est ricbe, qui est ala mesure de l'univers.
(
improductive. II faut done substituer a une premiere clas- J'insiste sur Ie fait qu'a la liberte d'esprit la recherche d'une
sification rudimentaire une description methodique de tous solution est une exuberance, un superflu : ceci lui donne une
( les aspects de la vie. J'ai voulu donner d'abord un ensemble force incomparable. Trancher les problemes politiques de-
( de faits privilegies permettant de saisir rna pensee. Mais vient malaise pour ceux qui laissent exclusivement l'angoisse
cette pensee n'aurait pu s'ordonner si elle n'avait envisage les poser. II est necessaire que I'angoisse les pose. Mais leur
d'autre part la totalite des menus faits, pretendus a tort
insignifian ts.
J Ce premier volume aura une suite. 11 est public! d'ailleurs dans une
]'imagine qu'il serait egalernent vain de tirer des conclu- collection que je dirige, qui se propose entre autres la publication d'ou-
sions destructives du fait que les crises economiques, qui ont vrages d' « economie generale »,

52 53

1
LA PART MAUDITE

solution demande en un point la levee de cette angoisse. Le PREMIERE PARTIE


sens des propositions politiques auxquelles ce livre conduit,
que je formule a la fin du volume, se lie a cette attitude INTRODUCTION THEORIQQE
lucide I,

II
I
'I,

1 Je dois remercier ici mon ami Georges Ambrosino, chef de travaux


au Laboratoire des Rayons X, sans leque1 je n'aurais pu construire cet
ouvrage, C'est que la science n'est jarnais Ie fait de l'homme seul; elle
veut l'echange de vues, l'eflort commun. Ce livre est aussi pour une part
importante l'ceuvre d'Ambrosino, je regrette personnellement que les re-
cherches atomiques auxquelles il est arnene a participer l'eloignent, au
moins pour un temps, des recherches d'« economie generale », Je dois
exprimer Ie souhait qu'il reprenne en particulier l'etude qu'il a commencee
avec moi des mouvements de l'energie a In surface du globe.

54
~
(

(
1. LE SENS DE L'ECONOMIE GENERALE
(

( ,I
1. - LA DEPENDANCE DE L'ECONOMIE PAR RAPPORT AU
( \': PARCOURS DE L'ENERGIE SUR LE GLOBE TERRESTRE.
( ~!I
11 .
(
S'i1 faut changer la roue d'une voiture, ouvrir un abces
Ii.I
au labourer une vigne, il est facile de venir a bout d'une
~ operation bien limitee. Les elements sur lesquels porte l'ac­
II
( tion ne sont pas tout a fait isoles du reste du monde, mais
(
il est possible d'agir sur eux comme s'ils I'etaient : l'opera­
tion peut etre achevee sans qu'un instant l'on ait besoin
d'envisager un ensemble, dont la roue, l'abces ou la vigne
( sont pourtant des parties solidaires. Les changements rea­
lises ne modifient pas sensiblement Ie reste des choses et
(
l'action incessante du dehors n'a pas non plus d'eflet appre­
( ciablesur la conduite de I'operation, Mais il en va diflerern­
( ment si nous envisageons une activite economique impor­
tante, telle la production des voitures aux Etats-Unis. De

!
meme a plus forte raison, s'il est question de l'activite eco­
(

( nomique en general.
Entre la production des voitures et Ie mouvement general
(

(
(
i
de l'economie, l'interdependance est assez claire, mais l'eco­
nomie prise dans son ensemble est d'habitude etudiee comme
s'il s'agissait d'un systeme d'operation isolable. La produc­
(
1
~
tion et la consommation sont liees, mais, envisagees conjoin­

( ~ tement, il ne semble pas difficile de les erudier comme on


pourrait faire d'une operation elementalre, relativement in­
( dependante de ce qu'elle n'est pas.
Cette methode est legitime et la science ne precede jamais
(
autrement. Toutefois la science economique ne donne pas de
(
:1
( 57

(
)
)
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDIl'E )

resultats de merne ordre que la physique etudiant un phe- phenomene cosmique. Un mouvement se produit a la sur-
nomene precis, puis, dans sa coordination, l'ensemble des face du globe qui resulte du parcours de l'energie en ce point
phenomenes etudiables. Les phenomenes economiques ne sont de I'univers. L'activire econornique des hommes approprie
pas faciles a isoler, et leur coordination generale n'est pas ce mouvement, eIIe est Ia mise en ceuvre a de certaines fins
facile a etablir. 11 est done possible de poser la question des possibilires qui en resulrent. Mais ce rnouvernent a une )

a leur sujet : l'ensemble de I'activite productive ne doit-il pas figure et des lois en principe ignorees de ceux qui les utili- )
etre envisage dans les modifications qu'il recoit de ce qui sent et en dependent. Ainsi la question se pose-t-elle : la
l'entoure ou qu'il apporte autour de lui? en d'autres termes, determination generale de l'energie parcouranj Ie domaine
n'y a-toil pas lieu d'etudier le systerne de la production et de de la vie est-elle alteree par I'activire de l'hornrne ? ou ceUe-ci, )
la consommation humaines a I'interieur d'un ensemble plus au contraire, n'est-elle pas faussee dans l'intention qu'elle se
vaste? donne, par une determination qu'elle ignore, neglige, et ne
Dans les sciences, de tels problemes ont d'ordinaire un peut changer?
caractere academique, mais le mouvement de I'economie est )
T'enoncerai sans attendre une reponse ineluctable.
si debordant que personne ne s'etonnera si une premiere La meconnaissance par 1'homme des donnees materielles
question est suivie d'autres, moins abstraites : n'y a-toil pas de sa vie Ie fait encore errer gravement. L'hurnanire exploite
dans l'ensemble du developpement industriel, des conflits des ressources materielles donnees, mais si elle en limite
sociaux et des guerres planetaires, dans l'ceuvre globale des l'emploi, comme eIle fait, a la resolution (qu'a la hate elle
hommes en un mot, des causes et des eflets qui n'apparaitront a du definir comme un ideal) des difficultes immediates ren-
qu'a la condition d'etudier les donnees generales de l'econo- conoees par eIle, eUe assigne aux forces qu 'elle met en ceuvre
mie ? pourrons-nous nous rendre les maitres d'une ceuvre une fin que celles-ci ne peuvent avoir. Au-dela de nos fins
si dangereuse (et que nous ne pourrions abandonner en au- immediates, son ceuvre, en eflet, poursuit I'accomplissement
cun cas) sans en avoir saisi les consequences generales? ne inutile et infini de I'univers I.
devons-nous pas si nous developpons incessamment les forces
economiques poser les problemes generaux lies au mouve-
~ Bien entendu I'erreur qui resulte d'une meconnaissanee

ment de l'energie sur Ie globe?


" si entiere ne touche pas seulernenr la pretention de l'homme
a la lucidite. 11 n'est pas facile de realiser ses propres fins,
Ces questions permettent d'entrevoir, aussi bien que Ie si l'on doit pour tenter d'y parvenir accomplir un mouve-
sens theorique, la portee pratique des principes qu'elles in- rnent qui les depasse. Sans doute ces fins et ce mouvement
troduisent. peuvent n 'etre pas decidement inconciliables : encore de-
vons-nous pour 1es concilier ne plus ignorer l'un des terrnes
d'un accord, faute duquel nos ceuvres tournent rapidement
2. - DE LA NECESSITE DE PERDRE SANS PROFIT L'EXCE-
a la catastrophe.
DENT D'ENERGIE QUI NE PEUT SERVIR A LA CROIS- Je partirai d'un fait elementairs : l'organisme vivant, dans
SANCE DU SYSTEME,

A premiere vue, il est facile de reconnaitre dans l'econo- De la materialite de l'univers, qui sans doute, en ses aspects proches
I
01: lointains, n'est jamais qu'un au-dela de la pensee, - Accomplissement
mie - dans la production et l'usage des ricbesses - , un designe ce qui s'accomplit, non ce qui est accompli. _ Injini s'oppose
aspect particulier de l'activite terrestre, envisagee comme un en rnerne temps a Ia determination lirnitee et a la fin assignee.

58 59
)
(

( LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

I
la situation que determinent les jeux de l'energie a la surface jours, ni indefiniment possible. Un excedent doit etre dis-
du globe, recoir en principe plus d'energie qu'il ri'est neces- sipe par le moyen d'operations deficitaires : la dissipation
saire au maintien de la vie: l'energie (la richesse) excedante finale ne saurait manquer d'accomplir Ie mouvement qui
peut etre utilisee a la croissance d'un systeme (par exemple anime l'energie terrestre.
d'un organisme); si le systeme ne peut plus croitre, au si Le contraire apparait d'habitude pour la raison que l'eco-
(
l'excedent ne peut en entier etre absorbe dans sa croissance, nomie n'est jamais envisagee en general. L'esprit humain en
il faut necessairement Ie perdre sans profit, le depenser, vc- ramene les operations, dans la science comme dans la vie, a
( Iontiers au non, glorieusement au sinon de facon catastro- une entire fondee sur le type des systemes particuliers (des
phique.: organismes ou des entreprises). L'activite economlque, envi-
(
sagee comme un ensemble, est concue sur le mode de l'ope-
ration particuliere, dont Ia fin est Iimitee. L'esprit genera-
3. - LA PAUVRETE DES ORGANISMES au DES ENSEMBLES LI- lise en compos ant I'ensemble des operations: Ia science eco-
MITES ET L'EXcE:S DE RICHESSE DE LA NATURE VI- nomique se contente de generaliser la situation isolee, e1Ie
VANTE. borne son objet aux operations faites en vue d'une fin li-
mitee, celle de l'homme economique ; elle ne prend pas en
( Que pour finir on doive depenser sans compter (sans consideration un jeu de l'energie qu'aucune fin particuliere
contrepartie) l'energie, qui constitue la richesse, qu'une serie ne limite : Ie jeu de la matiere uiuante en general, prise dans
(
d'operations profitables n'ait decidernent d'autre effet que le le mouvement de Ia Iumiere dont elle est l'effet. A la surface
( vain gaspillage des profits, c'est ce que refusent des esprits du globe, pour la matiere uiuante en general, l'energie est
(
habitues a voir dans le developpement des forces produc- toujours en exces, Ia question est toujours posee en termes
tives la fin ideale de l'activite. 'Affirmer qu'il est necessaire de luxe, le choix est limite au mode de dilapidation des ri-
(
de dissiper en fumee une part importante de l'energie pro- chesses. C'est a l'etre vivant particulier, ou aux ensembles
( duite est aller a reb ours des jugements qui fondent une limites d'etres vivants, que le probleme de Ia necessite se
( econornie raisonnable,' Nous connaissons des cas ou la ri- pose. Mais l'homme n'est pas seulement l'etre separe qui
chesse doit etre detruite (le cafe jete dans la mer), mais ces dispute sa part de res sources au monde vivant ou aux au-
( scandales ne peuvent sans deraison etre donnes comme exern- tres hommes. Le mouvement general d'exsudation (de dila-
( pIes a suivre. Ils sont l'aveu d'une impuissance, et nul n'y pidation) de la matiere vivante l'anime, et il ne saurait l'ar-
pourrait trouver I'irnage et l'essence de la richesse.': A vrai reter : merne, au sommet, sa souverainete dans le monde
(
dire, la destruction involontaire (telles les immersions de vivant l'identifiea ce mouvement ; elle Ie voue, de facon
( cafe) a de toutes Iacons Ie sens de l'echec ; e1Ie est subie et privilegiee, a l'operation glorieuse, a la consommation inu-
( malheureuse, on ne peut en aucune mesure la donner comme tile. S'ille nie, comme incessamment l'y engage la conscience
desirable. C'est neanrnoins le type de l'operation sans laquelle d'une necessite, d'une indigence inherente a l'etre separe (qui
(
il n'est pas d'issue. Si l'on envisage a la surface du globe la incessamment manque de ressources, qui n'est qu'un eternel
( totalite de la richesse productive, les produits ne peuvent en necessiteux), sa negation ne change rien au mouvement global
( etre employes a des fins productives que dans la mesure de l'energie : celle-d ne peut s'accumuler sans limitation dans
( ou I'organisme vivant, qu'est l'humanite economique, peut Ies forces productives; a la fin, comme un £leuve dans Ia
accroitre ses equipements. Ce n'est pas entierernent, ni tou- mer, e1le doit nous echapper et se perdre pour nous.
(

( 60 61
(
(

(
1
LA PART MAUDITE

4. - LA GUERRE ENVISAGEE COMME UNE DE PENSE CATAS-


LA PART MAUDITE

L'evolution recente est la suite d'une croissance en bond


~
'1j
.j'
)

TROPHIQUE DE L'ENERGIE EXCEDANTE.

a
La meconnaissance ne change rien l'issue derniere. Nous
de l'activite industrielle, Tout d'abord ce mouvement proli-
fique freina I'activite guerriere en absorbant l'essentiel de ~
',!;
1
l'excedent : Ie developpernent de l'industrie modeme donna
pouvons l'ignorer, I'oublier : le sol OU nous vivons n'est a
la periode de paix rela tive de 1815 1914 I. Les forces pro-
quoi qu'il en soit qu'un champ de destructions multipliees. ductives se developpant, accroissant les ressources, rendaient
Notre ignorance a seulement cet effet incontestable : elle possible dans Ie meme temps la multiplication dernographique
nous mene a subir ce que nous pourrions, si nous savions, rapide des pays avances (c'est l'aspect charnel de la proli-
a
operer notre guise. Elle nous prive du choix d'une exsu- feration osseuse des usines). Mais la croissance, que les chan-
dation qui pourrait nous agreer. EUe livre surtout les gements techniques rendirent possible, a
la longue devint
hommes et leurs oeuvres a
des destructions catastrophiques.
malaisee. EUe devenait elle-rneme generatrice d'un excedent
Car si nous n'avons pas la force de detruire nons-memes accru. La premiere guerre universelle eclata avant que ses
l'energie en surcroit, eUe ne peut etre utilisee ; et, com me un limites fussent reellernent touchees, merne localement. La
animal intact qu'on ne peut dresser, c'est elle qui nous de-
seconde elle-rneme ne signifie pas que Ie systerne, desorrnais,
truit, c'est nons-memes qui faisons les frais de l'explosion
ne puisse etre developpe (extensivernent, rnerne de toutes
inevitable. Iacons intensivernent). Mais il mesura les possibilites d'arret
Ces exces de force vive, qui congestionnent localement Ies
du developpement, et cessa de jouir des facilites d'une crois-
economies les plus miserables, sont en eflet les plus dange- sance a laquelle rien ne s'opposait/' On nie parfois que Ie
reux facteurs de ruine. Aussi la decongestion fut-elle en tous trop-plein de la production industrieUe soit a l'origine des
temps, mais au plus obscur de la conscience, l'objet d'une re- guerres recentes, en partieulier de la premiere. C'est nean-
cherche fievreuse. Les societes anciennes la trouverent dans moins ce trop-plein que l'une et l'autre exsuderent : c'est
les fetes; certaines edifierent d'admirables monuments, qui son importance qui leur donna leur extraordinaire intensite~
n'avaient pas d'utilite ; nous employons l'excedent multi-a En consequence Ie principe general de l'excedent d'energie a
plier des « services », qui aplanissent la vie I, et nous depenser, envisage (par-dela l'intention trop etroite de l'eco-
a
sommes portes en resorber une partie dans l'augmentation nomie) comme effet d'un mouvement qui la depasse, en
des heures de loisir. Mais ces derivatifs ont toujours ete rnerne temps qu'il eclaire tragiquement un ensemble de faits,
insuffisants : leur existence en excedent malgre cela (en de revet une portee que personne ne peut nier. Nous pouvons
certains points) a voue en tous temps des multitudes d'etres formuler I'espoir d'echapper a une guerre deja rnenacante.
humains et de grandes quantites de biens utiles aux des- Mais il nons faut a cette fin deriver la production excedante,
tructions des guerres. De nos jours, l'importance relative des soit dans l'extension rationnelle d'une croissance industrielle
conflits arrnes s'est merne accrue: e1le a pris les proportions rnalaisee, soit dans des ceuvres improductives, dissipatrices
desastreuses qu'on sait. d'une energie qui ne peut etre accumulee d'aueune facon.
Ceci pose des problernes nombreux, d'une cornplexite epui-
I On admet que si l'industrie ne peut avoir un developpement indefini, sante 2. Mais si I'on peut douter d'arriver facilement aux so-
il n'en est pas de rneme des « services » constituant ce qu'on nomme le
secteur tertiaire de l'economie (Ie primaire est l'agriculture, Ie second
l'industrie), qui comprennent aussi bien des organisations perfectionnees J Cf. plus bas, p. 74.
d' assurances ou de yente que Ie travail des artistes. 2 II ne saurait etre question. dans Ie cadre d'un premier essai - rheo-
rique er historique - de traiter I'ensemble des problernes poses.

62 63
I )

-)
LA PART MAUDITE

lutions pratiques qu'ils demandent, I'interet n'en peut etre


conteste.
Je preciserai seulement, sans attendre davantage, que l'ex-
tension de la croissance exige elle-rneme Ie renversement des
principes econorniques - Ie renversement de la morale
qui les fonde. Passer des perspectives de l'economie res- II. LOIS DE L'ECONOMIE GENERALE
treinte a celles de l'economie generale realise en verite un
changement copernicien : la mise a l'envers de la pensee -
et de la morale. Des l'abord, si une partie des richesses, eva- 1. - LA SURABONDANCE DE L'ENERGIE BIOCHIMIQUE ET
(
luable en gros, est vouee a la perte, ou, sans profit possible, LA CROISSANCE.
( a l'usage improductif, il y a lieu, il est rnerne ineluctable de
( ceder des marchandises sans contrepartie. Desorrnais, sans Qu'en principe un organisme dispose de ressources d'ener-
parler de dissipation pure et simple, analogue a la construc- gie plus grande qu'il n'est necessaire aux operations qui
( tion des Pyramides, la possibilite de poursuivre la croissance assurent la vie (activites fonctionnelles et, chez l'animal,
( est elle-rnerne subordonnee au don : Ie developpernent indus- exercices musculaires indispensables, quete de la nourriture),
(
triel de I'ensernble du monde demande aux Arnericains de c'est ce qui ressort de fonctions comme la croissance et la
saisir lucidement la necessite, pour une economie comme la reproduction. Ni la croissance, ni la reproduction ne seraient
( leur, d'avoir une marge d'operations sans profit. Un immense possibles si la plante ou l'animal ne disposaient normalement
( reseau industriel ne peut etre gere comme on change une d'un excedent. Le principe merne de la matiere vivante veut
roue ... II exprime un parcours d'energie cosmique dont il que les operations chimiques de la vie, qui ont demande
(
depend, qu'il ne peut limiter, et dont il ne pourrait davan- une depense d'energie, soient beneficiaires, creatrices d'exce-
( tage ignorer les lois sans consequences. Malheur a qui jus- dents.
( qu'au bout voudrait ordonner Ie mouvement qui l'excede avec Envisageant, sans developper trop minutieusement l'ana-
l'esprit borne du mecanicien qui change une roue. lyse, un animal domestique, un veau, je laisserai d'abord de
(
cote les diflerents appoints d'energie animale ou humaine
( qui permettent de produire sa nourriture (tout organisme
( d'ailleurs est tributaire de l'apport des autres : si cet apport
est favorable, il en tire l'energie necessaire, mais il serait
(
sans lui vite reduit a mourir). L'activite fonctionnelle utilise
( une partie de l'energie disponible, mais l'animal dispose d'un
( excedent qui en assure la croissance. Dans des conditions nor-
males, une partie de cet excedent est perdue en allees et ve-
(
nues, mais si l'eleveur reussit aIe maintenir couche, Ie volume
( du veau en beneficie : I'economie se retrouve sous forme de.
( graisse. Si Ie veau n'est pas tue, Ie moment vient au la
croissance ralentie ne consomme plus la totalite d'un exce-
(
dent accru : il parvient des lors a la maturite sexuelle j ses
(
64 65
(

(
(

(
1
fl
:.

LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

forces vives sont principalement vouees a la turbulence du la gloire improductive, tandis qu'on la rapporte de nos jours
taureau dans Ie cas d'un male, ala grossesse et a la production a la mesure de la production : Ie pas est donne a l'acqui-
du lait, dans celui d'une femelle. La reproduction signifie sition de l'energie sur la depense. La gloire elle-rneme est
)
en un sens un passage de la croissance individuelle a celle justifiee par les consequences d'un fait glorieux dans la sphere
d'un groupe. Si l'on chatre le male, son volume individuel de I'utilite, Mais obnubile par Ie jugement pratique - et
augmente de nouveau pour un temps et l'on tire de lui des par la morale chretienne - , Ie sentiment archaique est en-
sommes de travail considerables. core vivant : il se retrouve en particulier dans la protestation
)
II n'y a pas dans la nature d'engraissement artificiel du romantique opposee au monde bourgeois; i1 ne perd entie-
nouveau-ne, ni de castration. J'avais avantage a choisir en rement ses droits que dans les conceptions classiques de )
exemple un animal domestique, mais d'une facon Iondamen- I'economie.
tale les mouvements de la maniere animale sont partout les Le rayonnement solaire a pour efIet la surabondance de
memes. Dans l'ensernble des cas, l'energie en exces alimente l'energie a la surface du globe. Mais d'abord la matiere vi-
la croissance ou la turbulence des individus. Le veau et la vante recoit cette energie et l'accumule dans les limites don-
vache, le taureau et le bceuf n'ajoutent a ce grand mouvement nees par l'espace qui lui est accessible. Elle la rayonne ou
)
qu'une illustration plus riche et plus familiere. la dilapide ensuite, mais, avant d'en donner une part appre-
Les plantes manifestent Ie merne exces, mais bien plus ciable au rayonnement, elle I'utilise au maximum a la crois- )
marque. Elles sont tout enticres croissance et reproduction sance. Seule l'irnpossibilite de continuer la croissance donne )
(l'energie necessaire a leur activite fonctionnelle est infime). Ie pas a la dilapidation. Le veritable excedent ne commence
Mais cette exuberance indefinie doh etre envisagee par rap- done qu'une fois Iimitee la croissance de l'individu ou du
port aux conditions qui la rendent possible - et qui la limi- groupe. )
tent. La limitation immediate, pour chaque individu, pour cha- )
gue groupe, est donnee par les autres individus, par les autres
)
groupes. Mais la sphere terrestre (exactement la biosphere t,
2. - LA LIMITE DE LA CROISSANCE. qui repond a l'espace accessible a la vie) est la seule limite )
reelle. L'individu au Ie groupe peut etre reduit par l'autre
Je parlerai rapidement des conditions Ies plus generales individu, par l'autre groupe. Mais le volume global de la
)
de Ia vie. J'insisterai seulement sur un fait d'importance de- nature vivante ri'en est pas change : en definitive, c'est la
cisive : l'energie solaire est Ie principe de son developpe- grandeur de l'espace terrestre qui limite la croissance globale.
ment exuberant. La source et l'essence de notre richesse sont )
donnees dans Ie rayonnement du soleil, qui dispense l'ener- 3. - LA PRESSION. )
gie - Ia richesse - sans contrepartie. Le solei! donne sans
En principe, 1a surface du globe est investie par la vie )
jamais recevoir : les hommes en eurent Ie sentiment bien
avant que I'astrophysique ait mesure cette incessante prodi- dans 1a mesure du possible. La multiplicite des formes de
galite ; ils Ie voyaient murir les moissons et liaient la splen- la vie l'approprie dans l'ensemble aux ressources disponib1es,
deur qui lui appartient au geste de qui donne sans recevoir.
11 est necessaire a cette occasion de marquer une double ori- I Voir W. VERNADSKY, La Biosphere, 1929, ou sont esquissees (d'un
gine des jugements moraux. Jadis la valeur etait don nee a autre point de vue) quelques-unes des considerations suivantes.

66 67

--""
\
(
LA PART MAUDITE
( LA PART MAUDITE

( si bien que l'espace en est la limite fondamentale. Certaines ces conditions. Des que nous voulons agir raisonnablement
regions defavorisees, ou les operations chimiques qui la Ion- nous devons envisager l'utilite de nos actes : l'utilite im-
dent ne peuvent avoir lieu, sont comme si elles n'eraient pas. plique un avantage, maintien ou accroissemenr, Or s'il faut
Mais, compte tenu d'un rapport constant du volume de la repondre a l'exuberance : il est possible sans doute de l'uti-
( masse vivante avec les donnees locales, climatiques et geo- a
liser un accroissemenr, Mais Ie problerne pose l'exclut. A
logiques, la vie occupe tout l'espace disponible. Ces donnees supposer qu'il n'y ait plus de croissance possible, que faire
(
locales deterrninent l'intensite de la pression exercee en tous du bouillonnement d'energie qui subsiste? Le perdre evi-
( sens par la vie. Mais 1'on peut parler de pression en ce sens dernment n'est pas l'utiliser. C'est neanrnoins d'une saignee,
( que si, par quelque moyen, l'on accroissait 1'espace dispo- d'une pure et simple perte qu'il s'agit, mais elle a lieu de
(
nible, cet espace serait aussitot occupe de la meme facon que toutes [aeons : des l'abord, l'excedenr d'energie, s'il ne peut
l'espace voisin. II en est d'ailleurs ainsi chaque fois que la servir a la croissance, est perdu. Aussi bien cette inevitable
( vie est detruite en un point quelconque du globe, par un perte ne peut a aucun titre passer pour utile:' II ne s'agit
( incendie de foret, par un phenornene volcanique ou par la plus que d'une perte agreable, preferable a une autre desa-
main de l'hornme. Le cas Ie plus lisible est celui d'une allee greable : il s'agit d'agrement non plus d'utilite. Pourtant ces
(
qu'un jardinier ouvre et maintient nue. Abandonnee, la pres- consequences sont decisives.·
( sion de la vie alentour la recouvre bientot d'herbes et de
( buissons ou pullule la vie animale.
Si l'on asphalte 1'allee, elle est pour un long temps main- 4. - LE PREMIER EFFET DE LA PRESSION:
(
tenue a l'abri de la pression. Ceci veut dire que le volume L'EXTENSION.
( de vie possible, a supposer qu'au lieu de l'asphalter on II est difficile de definir et de representee exactement la
( l'abandonne, ne sera pas eflectue, que l'energie d'apport cor- pression ainsi exercee. Elle est a la fois complexe et insai-
respondant a ce volume se perd, est dilapidee de quelque sissable, mais on en peut decrire les effets. Une image s'im-
(
facon. Cette pression ne peut etre comparee a celle d'une pose alors a l'esprit, mais i1 faut dire en Ia proposant qu'elle
( chaudiere close. Si l'espace est entierernent investi, s'il ri'est introduit la representation des consequences, mais ne donne
( nulle part de debouche, rien n'eclate. Mais la pression est pas une idee concrete de la cause.
la, la vie en quelque sorte etouffe en des limites trop pro- Qu'on imagine une immense foule assemblee dans l'espoir
(
ches, elle aspire de multiples Iacons a l'impossible croissance, d'assister a une corrida, qui aura lieu dans des arenes trap
( elle libere au profit possible de grandes dilapidations un petites. La foule ayant Ie plus grand desir d'envahir les
(
ecoulement constant de ressources excedentes, La limite de arenes ne peut neanmoins y entrer entiere : une multitude
la croissance atteinte, la vie sans etre en chaudiere close, entre doit attendre dehors. De meme les possibilites de Ia vie ne
(
du rnoins en ebullition : sans exploser, son extreme exube- peuvent etre effectuees a I'infini, elles sont limitees par l'es-
( rance s'ecoule en un mouvement toujours a la limite de I'ex- pace, comme l'entree de Ia foule par Ie nombre de places des
(
plosion. arenes,
Les consequences de cette situation en trent difficilemen; Un premier effet de la pression sera d'augmenter le nom:
( en ligne de compte dans nos calculs. Nous calculons nos in- bre des places de I'arene.
( terets, mais cette situation nous desarrne : c'est que le nom a
Si Ie service d'ordre l'interieur est bien fait, ce nombre
( meme d'interet est contradictoire avec le desir en jeu dans y est limite precisernent. Mais il peut y avoir au dehors des
(
68 69
(
(
1
LA PART MAUDITE

arbres et des lampadaires, du haut desquels la piste est


visible. Si aucun reglernent ne s'y oppose, il y aura des gens
LA PART MAUDITE

utilise se serait dissipee, par exemple en chaleur. C'est d'ail-


,
f
)

leurs ce qui arrive a l'un de ces micro-organismes, la lentille


pour grimper aces arbres, aces lampadaires. De merne la d'eau, qui couvre un bassin d'une pellicule verte et demeure
terre ouvre d'abord a la vie l'espace fondamental des eaux et des lots en equilibre. Pour la lentille d'eau, la place est don- )
de la surface du sol. Mais rapidement la vie s'ernpare du nee dans les limites, tres etroiternent deterrninees, d'un bas-
domaine des airs. II importait en premier lieu de multiplier sin. Mais la stagnation de la lentille d'eau n'est pas conce-
la surface de la substance verte des plantes, qui absorbe
l'energie rayonnante de la lumiere. La superposition du Ieuil-
vable a la mesure du globe entier, OU manque de toutes
facons l' equilibre necessaire. On peu t admettre (theorique- )
lage dans les airs etend sensiblement Ie volume de cette
ment) qu'une pression partout egale a elle-rneme aboutirait
substance : en particulier la structure des arbres developpe
a un repos, a Ia substitution generale de la perte de chaleur
cette possibilite bien au-dessus du niveau des herbes. De
leur cote, les insectes ailes et les oiseaux, a la suite des
a la croissance. La pression reelle a d'autres resultats : elle
met en concurrence des organismes inegaux, et si nous ne
poussieres, envahissent les airs.
pouvons dire comment les especes entrerent dans la danse,
nous pouvons dire ce qu'est la danse.
5. - LE SECOND EFFET DE LA PRESSION : LA DILAPIDA- En dehors de l'action exterieure a la vie (phenomenes cli-
TION AU LE LUXE. matiques ou volcaniques), l'inegalite de la pression dans la
matiere vivante ouvre constamment a la croissance la place
Mais l'insuffisance de la place peut avoir un autre eflet : laissee par la mort. Ce n'est pas un espace nouveau, et si
un combat peut s'etablir a l'entree. S'il y a mort d'homme, 1'0n envisage la vie dans son ensemble, il ri'y a pas reellement
I'exces du nombre des individus sur le nombre des places di- croissance mais rnaintien du volume en general. Autrement
minuera. Cet effet s'exerce dans le sens contraire du premier. dit, la croissance possible est reduite a une compensation des
Tantot la pression amene l'ouverture d'un espace nouveau, destructions operees,
tantot l'aneantissernent de possibilites en exces sur la place J'insiste sur le fait qu'il n'y a pas generalement oe crois.
disponible. Ce dernier effet s'exerce dans la nature sous les sance, rnais seulement sous toutes les formes une luxueuse
formes les plus varices. dilapidation d'energie ! L'histoire de la vie sur Ia terre est
La plus remarquable est la mort. On le sait, la mort n'est principalement l'effet d'une folIe exuberance : l'evenernent
pas necessaire. Les formes simples de la vie sont irnmor- dominant est le developpernent du luxe, la production de
telles : la naissance d'un organisme reproduit par sisciparite formes de vie de plus en plus onereuses.
se perd dans la nuit des temps. On ne peut dire en effet
qu'il eut des parents. Soit a' et a" doubles, resultant du )

dedoublement de a, a n'a pas cesse de vivre a l'apparition


d'a' ,. a', c'est encore a (et il en est de meme d'a"). Mais sup- 6. - LES TROIS LUXES DE LA NATURE: LA MANDUCATION,
a
posons l'origine de la vie (c'est, en vue d'une demonstra- LA MORT ET LA REPRODUCTION SEXUEE.
tion, purement theorique) un seul de ces infiniments petits:
il n'en aurait pas moins rapidement peuple la terre de sa La manducation des especes les unes par les autres est la
race. Apres un temps court, en principe, la reproduction forme de luxe la plus simple. Les populations bloquees par
serait devenue impossible faute de place et l'energie qu'elle I'arrnee allemande ant acquis, grace a la disette, une connais-

70
71

)
· (

LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

sance vulgarisee de ce caractere onereux du developpement d'echapper au mouvement de luxueuse exuberance dont nous
indirect de la matiere vivante. Si 1'on cultive des pommes de ne sommes que la forme aigue. Ou peut-etre ne nous men-
terre ou du ble, Ie rendement d'une terre en calories consom- tons-nous d'abord que pour ensuite mieux eprouver la ri-
mables est bien plus important que ce1ui des troupeaux en a
gueur de cette volonte, la portant l'extremite rigoureuse de
( la conscience.
lait et en viande pour une terre equivalente rnaintenue en
( prairie. La forme de vie la moins onereuse est celie d'un a
Le luxe de la mort, cet egard, est envisage par nous de
rnicro-organisme vert (absorbant par l'action de la chloro la meme facon que celui de la sexualire, d'abord comme une
( negation de nons-memes, puis, en un renversement soudain,
phylle l'energie du soleil), mais generalernent la vegetation
( est moins onereuse que la vie animale. La vegetation occupe comme la verite profonde du mouvement dont la vie est I'ex-
position.
( rapidement l'espace disponible. Les animaux en font des
hecatornbes et en etendent les possibilites de cette facon :
( Dans les conditions presentes, independammenr de notre
ils se developpent eux-mernes plus lentement. A cet egard
( la bete feroce est au sommet : ses depredations continuelles conscience, la reproduction sexuee est, avec la manducation
de depredateurs representent une immense dilapidation et la mort, un des grands detours luxueux qui assurent Ia
(
d'energie, William Blake demandait au tigre : « En que1s consurnation intense de l'energie, Tout d'abord elle accentu-
( ce que la scissiparire annoncait : la division, par laquelle
abimes, en quels deux lointains le feu de tes yeux s'est-il
( ernbrase P ». Ce qui le frappait de cette facon etait la pres- l'etre individuel renonce pour lui-meme a la croissance et,
(
sion cruelle, a I'extrerne du possible, le pouvoir de consu- par la multiplication des individus, la transfere al'imper-
mation intense de la vie. Dans l'effervescence generale de la sonnalire de la vie. C'est que, des l'abord, la sexualite differe
< vie, Ie tigre est un point d'extrerne incandescence. Et cette de la croissance avare : si, envisagee quant a l'espece, elle
( incandescence, en effet, s'est bien ernbrasee dans la profon- apparait comme une croissance, en principe, elle n'en est
deur reculee du ciel, dans la consumation du soleil. pas moins Ie luxe des individus, Ce caractere est plus accuse
(
dans la reproduction sexuee, OU les individus engendres sont
( La manducation porte la mort, mais sous une forme acci- clairement separes de ceux qui les engendrent - et leur
( dentellc. De tous les luxes conceuables, la mort, sous sa donnent la vie comme on donne aux autres. Mais sans re-
forme fatale et inexorable, est certainement le plus cotaeux. noncer a revenir ulterieuremenr, pour Ie temps de la nutri-
(
La fragilite du corps des animaux, sa complication, en expose tion, au principe de la croissance, la reproduction des ani-
( deja le sens luxueux, mais cette fragilite et ce luxe culminent maux superieurs n'a pas cesse d'approfondir la faille qui
( dans la mort. De rnerne que, dans l'espace, les troncs et la I'ecarte des 1'abord de la simple tendance de l'individu, man-
ramure de 1'arbre elevent a la lumiere les etages superposes geant pour augmenter son volume et ses forces. C'est pour
(
du feuillage, de rnerne la mort repartit dans Ie temps le pas- l'animal l'occasion d'une soudaine et frenetique dilapidation
( sage des generations. Elle laisse incessamment la place ne- des res sources d'energie, portee en un moment a I'extreme
( a
cessaire la venue des nouveau-nes et nous maudissons bien du possible (dans le temps, ce que Ie tigre est dans l'espace).
a tort celle sans qui nous ne serions pas. Cette dilapidation va bien au-dela de ce qui suffuait a la
( croissance de I'espece. Eile est dans l'instant, semble-t-il, la
En verite, quand nous rnaudissons la mort, nous n'avons
( peur que de nons-memes : c'est notre volonte dont la rigueur plus grande que l'individu ait la force d'effectuer. Elle s'ac-
nous fait trembler. Nous nous mentons a nons-memes revant campagne chez l'homme de toutes les formes possibles de
(

(
72 73
(
(

)
1
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE f
ruines, elle appelle l'hecatombe des biens - en esprit celle developpemenr economique dans l'histoire - sont soumises
des corps - et rejoint pour finir le luxe et l'exces derai- a de si nornbreuses interferences qu'il est toujours malaise
sonnables de la mort. d'en determiner les modalites precises. De toutes facons, je
ne puis integrer des analyses de detail dans l'apercu qui
peut seul montrer dans ses lignes generales Ie vaste mou-
7. - L'EXTENSION PAR LE TRAVAIL ET LA TECHNIQUE, ET vement qui anime la terre. Mais Ie ralentissement recent de
LE LUXE DE L'HOMME. la croissance demographique decele a lui seul la complexire
des effets. C'est que les reprises de developpemenr qui pro-
L'activite de l'homme a la base est conditionnee par ce cedent de l'activire humaine, que des techniques nouvelles
)
mouvement general de la vie. En un sens, en extension, eIle rendent possibles ou maintiennent, ont toujours un eflet
ouvre a la vie une possibilite etendue, un espace nouveau double : elles utilisenr, en un premier temps, une part im- \
(comme Ie firent dans la nature la ramure de l'arbre ou portante de l'energie excedente, mais par la suite elles pro-
I'aile de I'oiseau). Ce n'est pas au sens propre un espace que duisent un excedent de plus en plus grand. Cet excedent
la vie n'avait pas encore peuple qu'ouvrent Ie travail et les contribue en second lieu a rendre la croissance plus rnalaisee,
techniques a la reproduction multipliee des hommes. Mais car eIle ne suffit plus it l'utiliser. En un certain point, l'inte- )
I'activite humaine transformant le monde augmente la masse ret de l'extension est neutralise par l'interet contraire, celui )
de matiere vivante d'appareils annexes, composes d'une im- du luxe : le premier joue encore, mais d'une facon dece-
mense quantite de matiere inerte, quiaccroissent conside- vante - incertaine, souvent impuissante. 'La chute des
rablement les ressources d'energie disponible. L'homme a courbes demogl.'aphiques est peut-etre Ie premier indice du
des l'abord eu la faculte d'utiliser une partie de l'energie changement de signe survenu : ce qui importe desormais
a
disponible I'accroissement, non biologique mais technique, en premier lieu n'est plus de developper les forces produc-
de ses richesses en energie. Les techniques ont en somme tives mais d'en depenser luxueusement les produits ...
permis d'etendre - de reprendre - le mouvement eIe- A ce point se prepatent d'immenses dilapidations : apres
mentaire de croissance que Ia vie effectue dans les limites un siecle de peuplement et de paix industrielle, la limite )
du possible. Sans doute il s'agit d'un developpernent qui provisoire du developpernenr etant rencontree, les deux
n'est ni continu ni infini. Tantot l'arret du developpement guerres mondiales ont ordonne les plus grandes orgies de
a
repond la stagnation des techniques, tan tot I'invention de richesse - et d'etres humains - qu'eut enregistrees l'his- )
techniques nouvelles amene un rebondissement. L'accrois- toire. Neanrnoins ces orgies coincident avec une sensible ele.
sement des ressources d'energie peut lui-meme servir de base vation du niveau de vie general : la masse de la population
a une reprise de la croissance bioIogique (demographique). beneficie de services improductifs de plus en plus nombreux,
L'histoire de l'Europe au XIX· siecle est l'illustration la plus Ie travail est reduit, Ie salaire accru dans l'ensemble.
belle (et la mieux connue) de ces vastes proliferations vi- C'est que l'homme sur la planete ri'est que d'une facon
vantes dont l'outillage est l'ossature : on connait I'importance detournee, subsidiaire, une reponse au problerne de la crois-
du developpement des populations, lie tout d'abord a l'essor sance. Sans doute, par Ie travail et les techniques, i1 en a
industriel. rendu l'extension possible, au-dela des limites recues. Mais
A vrai dire les relations quantitatives de la population de rnerne que l'herbivore est, par rapport a la plante, un
et de l'outillage - comme, en general, Ies conditions du luxe, - Ie carnivore par rapport a 1'herbivore, _ I'homrne

74
75
)

t\
-r
LA PART MAUDITE LA PART MAUDlTE

est de tous les etres vivants le plus apte a consumer in ten- acheve de prendre a nos yeux le sens qu'il eut toujours en
sernent, luxueusement, l'excedent d'energie que la pression quelque facon de part maudite.
de la vie propose a des embrasements conformes a l'origine
solaire de son mouvement.
9. - OPPOSITION DU POINT DE VUE « GENERAL » AU POINT
DE VUE « PARTICULIER ».
8. - LA PART MAUDITE.
Le fait d'avoir peur, de se detourner d'un mouvement de
( Cette verite est paradoxale, au point d'etre exactement dilapidation, qui nous anime et merne que nous sommes, ne
(
contraire a celle qui apparait d'ordinaire. peut naturellemenr surprendre, Les consequences des l'abord,
Ce caractere paradoxal est souligne par le fait qu'au point en sont angoissantes. C'est Ia figure du tigre qui expose la
culminant de l'exuberance, le sens en est voile de toutes verite de Ia manducation. La mort est devenue notre horreur,
facons. Dans les conditions actuelles, tout concourt it obnu- et bien qu'en un sens Ie fait d'etre carnivore et de braver
biler le mouvement fondamental qui tend a rendre Ia richesse Ia mort reponde a une exigence de virilite (rnais c'est une au-
(
a sa Ionction, au don, au gaspillage sans contrepartie. D'une tre affaire!), la sexualite est liee aux scandales de Ia mort
( part, la guerre mecanisee, procedant a ses ravages, caracterise et de la viande mangee 1.
( ce mouvement comme etranger, et hostile, a la volonte Mais cette atmosphere de malediction suppose l'angoisse
humaine. 'D'autre part l'elevation du niveau de vie n'est et l'angoisse, de son cote, signifie l'absence (ou la faibiesse)
( de la pression exercee par l'exuberance de la vie. L'angoisse
nullement representee comme une exigence de luxe. Le mou-
( vement qui la revendique est rnerne une protestation contre a lieu lorsque l'angoisse n'est pas lui-meme tendu par le
le luxe des grandes fortunes: ainsi cette revendication est-elle sentiment d'une surabondance. C'est precisement ce qui an-
(
faite au nom de Ia justice: Sans evidernment rien avoir contre nonce Ia signification isolee, individuelle de l'angoisse. 11 ne
( la justice, il est perm is de faire observer qu'ici le mot dissi- peut y avoir angoisse que d'un point de vue personnel, parti-
( mule la profonde verite de son contraire, qui est exactement culier, radicalement contraire au point de vue general, fonde
Ia liberte, Sous le masque de la justice, il est vrai que Ia li- sur l'exuberance de la matiere vivante en son ensemble. L'an-
(
berte genera Ie revet I'apparence terne et neutre de I'existence goisse est vide de sens pour celui qui deborde de vie, et
( asservie aux necessites : c'est plutot une reduction de ses pour l'ensemble de Ia vie qui est un debordement par es-
( limites au plus [uste, ce n'est pas Ie dechainement dange- sence.
reux, dont Ie mot a perdu Ie sens. C'est une garantie contre Si nous envisageons maintenant la situation historique pre-
,(
Ie risque de servitude, non une volonte d'assumer les risques sente, elle est caracterisee par le fait que les jugements tou-
( chant la situation generale y precedent d'un point de vue
sans lesquels il n'est pas de liberte. .
( Le sentiment d'une malediction est lie a cette double particulier, En principe l'existence particuliere risque tou-
alteration du mouvement qu'exige de nous Ia consumation jours de manquer de ressources et de succomber. A cela
( s'oppose I'existence generale dent Ies ressources sont en exces
des richesses. Refus de la guerre sous la forme monstrueuse
( qu'elle revet, refus de la dilapidation luxueuse, dont la forme
( traditionnelle signifie desorrnais l'injustice. Au moment OU 1 L'association est apparernment impliquee dans l'expression : le peche
le surcrolt des richesses est le plus grand qui fut jamais, it de la chair.
(
( 77
76
(

i
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE
J~t
et pour laquelle la mort est un non-sens. A partir du point qui se sont recernrnent fait jour a ce sujet, mais eIle est plus
de vue particulier, les problemes sont en premier lieu poses radicaIe, et il est interessant de preciser que ces vues ont
par 1'insuffisance des ressources. lIs sont en premier lieu repondu a ces conceptions, concues au prealable : cette con-
poses par leur exces si l'on part du point de vue general. firmation donne plus de force, semble-toil, aux unes et aux
Sans doute Ie probleme de la misere subsiste-t-il de toutes autres.
facons. II est d'ailleurs bien entendu que l' economic generale
doit envisager aussi bien, chaque fois qu'elle est possible et
d'abord, la croissance a developper. Mais si elle envisage la )
10. - LES SOLUTIONS DE L'ECONOMIE GENERALE ET' LA
misere ou la croissance, elle tient compte des limites que
1'une et l'autre ne peuvent manquer de rencontrer et du
« CONSCIENCE DE sor ». )

caractere dominant (decisif) des problemes decoulant de I'exis-


Mais il faut aussitot l'ajouter : pour aussi bien determi-
tence d'excedents.
nees que soient Ies solutions, leur mise en train a I'echelle
Si l'on envisage brievement un exemple, Ie probleme de
voulue est si difficile que des l'abord I'entreprise n'apparait /
la misere de l'Inde ne peut tout d'abord etre dissocie de la guere encourageante. La solution theorique existe, merne sa
croissance demographique de ce pays, et de sa disproportion necessite est loin d'echapper entierernent a ceux dont la de-
avec son developpement industriel. Les possibilites de crois-
cision semble dependre. Neanrnoins, et merne plus nettement,
sance industrielle de l'Inde ne peuvent elles-mernes etre dis-
ce que l'economie generale definit d'abord est un caractere
sociees des excedents de ressources americaines, Un probleme explosif de ce monde, porte a I'extrernite de la tension explo-
typique d'economie generale se degage de cette situation. sive dans Ie temps present. Une malediction pese evidern-
D'un cote se fait jour la necessite d'une exsudation, de l'autre ment sur la vie humaine, dans la mesure OU elle n'a pas la
d'une croissance. Le monde actuel se definit par l'inegalite force d'enrayer un mouvement vertigineux.
de la pression (quantitative ou qualitative) exercee par 1a vie II faut, sans hesiter, poser en principe qu'une telle male-
humaine. diction, il depend de l'homme, de l'homme seul, de la lever.
L'economie generale propose des lors comme une opera- Mais elle ne pourrait l'etre si Ie mouvement qui Ia fonde
tion correcte un transfert de richesse americaine a l'lnde sans n'apparaissait pas clairement dans la conscience. II semble a
contrepartie. Elle fait a cette fin entrer en ligne de compte cet egard assez decevant de ri'avoir a proposer, en rernede a
la menace qui resulterait pour l' Amerique de la pression - la catastrophe qui menace, que l' « elevation du niveau de
et des desequilibres de la pression - exercee dans le monde vie ». Ce recours, je l'ai dit, se lie a la volonte de ne pas
par les developpements de la vie hindoue. voir dans sa verite l'exigcnce a laquellc il veut repondre.
Ces considerations situent necessairement au sommet Ie Mais si l'on envisage en merne temps la faiblesse et la
probleme de la guerre que seule la consideration d'une ebulli- vertu de cette solution, il apparait aussitot qu'etant, du fait
tion fondamentale permet d'envisager clairement. La seule de sa nature equivoque, la seule a pouvoir etre admise assez
issue est donnee dans l'elevation mondiale du niveau de vie largement, elle provoque et excite d'autant plus un effort de
- dans les conditions morales actuelles, seule susceptible Iucidite de la conscience qu'elle s'cn eloigne apparemment.
d'absorber l'excedent americain, de reduire la pression au- Dans cette voie, la fuite devant la verite est, par un jeu de
dessous du point dangereux. contrepartie, la garantie 'd'une reconnaissance de la verite.
Cette conception theorique diflere peu des vues empiriques L'esprit de l'homme actuel repugnerait de toutes facons a 1,1

78 79
)
(
LA PART MAUDITE

des solutions qui n'etant pas negatives seraient emphatiques


et arbitraires; il se lie au contraire a cette rigueur exem- DEUXI~ME PARTIE
plaire de la conscience qui seule risque de placer lentement
la vie humaine a la mesure de sa verite. Certainement l'ex-
LES DONNEES HISTORIQQES I
( pose d'une economie generate implique l'intervention dans les LA SOCIETE DE CONSUMATION
affaires publiques. Mais tout d'abord et plus profondernent,
ce qu'il vise est la conscience, ce qu'il amenage est des l'abord
( la conscience de soi que l'hornme effectuerait finalement dans
( la vision lucide d'un enchainement de ses formes historiques.
(
Ainsi l' economic generate comrnence-t-elle par une relation
( des donnees bistoriques, donnant leur sens aux donnees pre-
sentes.
(

(
(

(
(
\(

(
(

(
(
(

(
80
(

. ,
1
J
v

1. SACRIFICES EY GUERRES DES AZTEQUES

1. - SOCIETE DE CONSUMATION ET SOCIETE D'ENTREPRISE.

je donnerai des descriptions d'ensembles de faits sociaux


pour rendre manifcste un mouvcment general de l'econornie.
Je poserai des l'abord un principe : par definition, ce
mouvement dont l'cflet est la prodigalite, est loin d'etre egal
a lui-rneme. S'il y a execs des ressources sur les besoins (s'en-
tend des vrais besoins, tels que la societe souffrirait s'ils
n'ctaient pas satisfaits), cet execs n'est pas toujours consume
en pure perte. La societe peut croitre, l'excedent est alors
deliberernent reserve a la croissance. La croissance regularise,
elle draine un bouillonnemcnt desordonne vers la regula rite
des ceuvres fecondes. Mais la croissance a laquelle s'est lie
le developpement des connaissances est par nature un etat
transitoire. Elle ne peut durer infiniment. La science de
1'hornme doit evidemment corriger Ies perspectives qui re-
sultent des conditions historiques de son elaboration. Rien
n'est plus different de l'homrne asservi aux ceuvres de crois-
sance que l'homme relativement libre des societes stables.
L'aspect de 1a vie humaine change des qu'elle cesse d'aller
au gre de Ia Iantaisie pour repondre aux necessites d'entre-
prises qui assurent la proliferation des oeuvres donnees. De
1a meme facon, Ie visage d'un homme change s'il passe de la
turbulence de la nuit aux affaires serieuses de la matinee.
L'humanite serieuse de la croissance se civilise, s'adoucit,
mais eIle tend a confondre la douceur avec Ie prix de la vie,
et sa duree tranquille avec son dynamisme poetique. Dans
ces conditions 1a connaissance claire qu'elle a generalement

83 )

_I
-r
(

LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

des chases ne peut devenir une pleine connaissance de soi. autres : « Qui sera charge d'eclairer le monde? » a quoi un
( Ce qu'elle prend pour la pleine humanite la trompe : c'est dieu appele Tecuciztecatl repondit : « C'est moi qui me charge
I'humanite au travail, qui vit pour travailler sans jouir libre­ de l'eclairer. » Les dieux parlerenr pour la seconde fois et dirent :
ment des fruits du travail. Bien entendu, l'homme relative­ «: Quel autre encore? » I1s se regarderenr ensuite les uns les
( ment desceuvre - du moins, peu soucieux de ses ceuvres - , autres en cherchant quel serait celui-la, et aucun d'eux n'osait
( dont parlent l'ethnographie et l'histoire n'est pas non plus s'offrir a remplir cet emploi; tous craignaient et s'en excusaient.
un homme acheve. Mais il nous aide a me surer ce qui nous L'un d'eux dont on ne tenait pas compte et qui avait des bubas,
( ne parlait pas et ecoutait Ie dire des autres. Ceux-ci lui adres­
manque.
( serent done la parole en disant : « Que ce soit toi, petit buboso. »
II obeit volontiers a ce qu'on lui commandait et repondit : « ]e
( recois votre ordre comme une grace; qu'il en soit ainsi, »
2. - LA CONSUMATION DANS LA CONCEPTION DU MONDE Les deux elus commencerenr aussitot une penitence de quatre
(
DES AZTEQUES jours. IIs allumerenr ensuite un feu au foyer pratique dans un
( rocher (...). Le dieu nornme Tecuciztecalt n'offrait que des choses
( Les Azteques, dont je parlerai en premier lieu, se situent precieuses, car au lieu de bouquets, il faisait offrande de plumes
(
moralement a nos antipodes. Comme la civilisation se me­ riches appelees quetzalli , 3 la place de pelotes de foin il offrait
sure aux ceuvres, la leur nous semble miserable. Ils se ser­ des boules d'or ; des epines faites avec des pierres precieuses au
( vaient toutefois de l'ecriture, ils avaient des connaissances lieu d'epines de maguey, et des epines de corail rouge au lieu
astronomiques; mais ils n'avaient d'ceuvres importantes d'epines ensanglanrees. Au surplus, Ie copal qui lui servait 3
(
a
qu'inutiles : leur science de l'architecture leur servait edi­ l'oiIrande etait des meilleurs. Le buboso qui s'appelait Nanauatzin,
( offrait neuf roseaux verts attaches de trois en trois, au lieu
fier des pyramides en haut desquelles ils immolaient des etres
de rameaux ordinaires. II offrait des pelotes de fain et des
humains. epines de maguey ensanglanrees de son propre sang, et au lieu
( Leur conception du monde s'oppose de facon diametrale de copal il faisait offrande des croutes de ses bubas.
et singuliere 3 celIe qui joue en nous dans nos perspectives On edifia une tour en forme de monticule pour chacun de ces
(
d'activite. La consumation n'avait pas une moindre place deux dieux. C'est 13 qu'ils firent penitence quatre jours et quatre
( dans leurs pensees que la production dans les notres, I1s nuits. Les quatre nuits de penitence etant finies, on jeta tout
ri'etaient pas moins soucieux de sacri/ier que nous ne le auteur de ce lieu les rameaux, les bouquets et tous les autres
(
sommes de trauailler. objets dent ils avaient fait 'usage. La nuit suivante, un peu apres
( minuit, lorsquc les offices devaient commencer, on apporta les
orncments de Tecuciztecatl , ils consistaient en plumages appeles
( Le soleil lui-merne etait a leurs yeux l'expression du sacri­ aztacomitl et en une jaquette d'etofle legere. Quant a Nanauatzin,
( a
fice. C'etait un dieu semblable l'homme. 11 etait devenu le Ie buboso, iIs lui couvrirent la tete d'une toque de papier appelee
soleil en se precipitant dans les flammes d'un brasier. anatzontli, et lui rnirenr une etole et un ceinturon egalement en
(
Le franciscain espagnol Bernardino de Sahagun, qui ecri­ papier. Minuit etant venu, taus les dieux se rangerenr auteur
( vit au milieu du XVIe siecle, rapporte comme il suit ce que du foyer nornme T eotexcalli OU le feu bnrla quatre jours.
de vieux Azteques lui conterent : IIs se partagerenr en deux files qui se placerenr separemem
(
aux deux cotes du feu. Les deux elus vinrent prendre place aupres
( du foyer, la figure tournee vers Ie feu entre les deux rangees des
« On dit qu'avant que le jour existdt, les dieux se reunirent
dieux qui se tenaient debout et qui, s'adressant a Tecuciztecatl,
au lieu appele T eotiuacan (...) et qu'ils se dirent les uns aux
lui dirent : « Allons T ecuciziecatl ! jetre-toi dans le feu. » Celui-ci
(
84 85
,I,

I
!
r

LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

essaya de s'y lancer, mais cornme le foyer etait grand et tres jours de jeune observes par les dieux. Ils immolaient ensuite
ardent, it fut pris de peur en sentant cette grande chaleur et des lepreux comme Ie buboso malade de la peau. Car la
recula, Une seconde fois, it prit son courage a deux mains et pensee n'etait en eux que l'exposition des acres.
voulut se jeter dans le foyer, mais quand it s'en fur rapproche,
il s'arreta et n'osa plus. Il en fit vainement la tentative a quatre
reprises differentes. Or, it avait ete ordonne que personne ne
pourrait s'y essayer plus de quatre fois. Lors done que les quatre 3. - LES SACRIFICES HUMAINS DE MEXICO.
epreuves furent faites, les dieux s'adresserent a Nanauatzin et
lui dirent : « Allons, Nanauatzin, essaie a ton tour. » A peine i
lui cut-on dit ces paroles, qu'i! rassembla ses forces, ferma les Nous connaissons d'une facon plus entiere et plus vivante
yeux, s'elanca et se jeta dans Ie feu. II cornmenca aussitot a que ceux des temps plus anciens les sacrifices humains de
crepiter comme Ie fait un objet qui rotit. Tecuciztecati, voyant Mexico, qui elevent sans doute un sornmet d'horreur dans
qu'il s'etait jete au foyer et qu'il y brulait, prit aussitot son elan la chaine cruelle des rites religieux. , >
et se precipita dans le brasier. On dit qu'un aigle y entra en Les pretres tuaient leurs victimes en haut des pyramides.
meme temps, s'y brula et que c'est pour cela que cet oiseau Ils Ies etendaient sur un autel de pierre et les frappaient d'un J
a maintenant les plumes noiratres : un tigre l'y suivit sans s'y couteau d'obsidienne a Ia poitrine. 11s arrachaient le cceur >
bruler et s'y flamba seulement : aussi en resta-t-il tachete de encore battant et I'elevaient ainsi vers le soleil. La plupart
blanc et de nair » 1. >
des victimes etaient des prisonniers de guerre, ce qui justi­
Un peu apres les dieux tornbes a genoux virent Nanauatzln 6ait l'idee des guerres necessaires a
la vie du solei! : les
« devenu Ie solei! » se lever a l'orient. « II apparut tres rouge,
guerres avaient le sens de la consumation, non de la COD­
se dandinant d'un cote et de I'autre, et personne ne pouvait
fixer sur lui ses regards, parce qu'il les aveuglait, tant i1 etait quete, et les Mexicains pensaient que, si elles cessaient, Ie
resplendissant avec les rayons qui s'en echappaient et se repan­ solei! cesserait d'eclairer.
dirent de toutes parts. » A son tour, 1a lune s'eleva sur l'horizon.
Pour avoir hesite, Tecuciztecatl eut mains d'eclat. Les dieux « Aux environs de la Paque de resurrection », on proce­
durent ensuite rnourir, Ie vent, Quetzalcoatl, les tua tous : le a
dait l'immolation d'un homme jeune er d'une beaute irre­
vent leur arracha Ie cceur, et il en anima les astres nouveau­ prochable. II etait choisi entre Ies captifs un an plus t<lt :
nes. » des lors iI vivait comme un grand seigneur. « Il parcourait la
a
ville portant des Ileurs Ia main, au milieu des gens qui lui )
De ce mythe il faut rapprocher la croyance selon laquelle tenaient compagnie. II saluait gracieusement toutes Ies per­
les hommes et non seulement les hommes, les guerres ant >
sonnes qu'il rencontrait, et, de leur cote, celles-ci, qui le
ete creees « pour qu'il y eut des gens dont on put avoir le prenaient pour l'image de Tezcatlipoca (1'un des plus grands
cceur et le sang, pour que Ie soleil put manger »2. Cette dieux), se mettaient a genoux devant lui et I'adoraient »1.
croyance n'a pas mains evidemment que Ie mythe le sens De temps a autre on l'apercevait dans le temple en haut de
d'une valeur extreme de la consumation. Chaque annee les la pyramide Quautixicalco : « 11 y jouait de la flute, soit
Mexicains observaient en l'honneur du soleiI les quatre de jour, soit de nuit, quand il lui plaisait de s'y rendre, et,

1 Bernardin" de SAHAGUN, Histoire des Choses de la Nouvelle Espagne,


trad, Jourdanet et Simeon, 1880, 1. VII, ch. II.
2 Hlstoria de los Mexicanos por sus Pinturas, ch. VI. 1 Sahagun, 1. II, ch. v.

86 87
)

\
it -'
(
~ ..--~
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

apres avoir joue, il encensait vers les autres parties du monde, Ie descendait lentement dans la cour du temple. Les victimes
puis retournait a son logis »1. II n'etait pas de soin qu'on communes etaient lancees par les degres jusqu'en bas. La plus
ne prit pour l'elegance et la distinction princiere de sa vie. grande violence etait ordinaire. On ecorchait Ie mort : un
« On lui donnait a boire de l'eau salee, s'il engraissait, pour pretre aussitot s'habillait de cette peau sanglante. On jetait
i' qu'il gardat ses dimensions fluettes »2. Vingt jours avant des hommes dans une fournaise : on les tirait de la avec un
la fete du sacrifice, on donnait a ce jeune homme quatre crochet pour les placer sur Ie billot encore vivants. On man­
jeunes filles bien Iaites, avec lesquelles il avait des entre­ geait Ie plus souvent les chairs que l'immolation consacrait.
(
dens charnels pendant ces vingt jours. Ces quatre jeunes Les fetes se suivaient sans relache et chaque annee Ie service
( filles qu'on lui destinait etaient aussi delicatement elevees divin demandait d'innombrables sacrifices : on donne Ie chif­
( dans ce but. On leur donnait les noms de quatre deesses ( ... ). fre de vingt mille. L'un des supplicies incarnant un dieu, il
(
Cinq jours avant la fete au
la victime devait etre sacrifice, on montait au sacrifice entoure, comme un dieu, d'une assis­
lui rendait les honneurs d'un dieu. Le roi restait dans son tance qui l'accompagnait dans la mort.
( palais tandis que la cour suivait le jeune homme 3. On lui
( faisait des fetes dans des endroits frais et agreables (... ). Le
jour de sa mort etant venu, on le conduisait a un oratoire
4. - INTIMITE DES BOURREAUX ET DES VICTIMES.
(
appele Tlacochcalco; mais avant qu'il y arrivat, etant par­ Avec ceux qui devaient mourir, les Azteques observaient
( venu a un point nornme Tlapitzanayan, ses femmes s'ecar­ une conduite singuliere. lIs traitaient humainement ces pri­
( taient de lui et I'abandonnaient. Quand il arrivait au lieu sonniers, leur dormant la nourriture et la boisson qu'ils de­
oii l'on devait lui donner la mort, il montait Iui-rnerne les mandaient. D'un guerrier qui ramenait un captif de la guerre,
degres du temple, et, a chacun d'eux, il brisait I'une des puis l'offrait en sacrifice, on disait qu'il l'avait « tenu pour
( flutes qui lui avaient servi a faire de la musique pendant fils, tandis que celui-ci Ie tenait pour son pere »1. Les vic­
( toute I'annee 4. Quand il arrivait au sornmet, les satrapes (les times dansaient et chantaient avec ceux qui les menaient
pretres ) qui s'etaient prepares a lui donner la mort, s'em­ mourir. On desirait souvent adoucir leur angoisse. Une femme
. (
paraient de lui, le jetaient sur le billot de pierre et, tan dis incarnant la « mere des dieux » etait « consolee par les
qu'on Ie tenait couche sur le dos, bien assure par les pieds, guerisseuses et les accoucheuses qui lui disaient : « Ne vous
(
les mains et la tete, celui qui tenait le couteau d'obsidienne chagrinez pas, belle amie ; vous passerez cette nuit avec le
Ie lui enfoncait d'un coup dans la poi trine, et, apres I'avoir roi ; rejouissez-vous done », On ne lui faisait point com­
( retire, il introduisait la main dans I'ouvcrture que Ie couteau prendre qu'on devait la tuer, parce que sa mort devait etre
( venait de faire, et lui arrachait Ie cceur qu'il offrait imrnedia­ pour e1le soudaine et inattendue ». Les condamnes, d'ordi­
(
tement au soleil » 5. naire, n'ignoraient rien de leur sort et devaient de force
On avait des egards pour Ie corps du jeune homme : on veiller la derniere nuit, chantant et dansant, II arrivait qu'on
:(
les enivre au que, pour chasser l'idee de 1a mort prochaine,
\ on leur donne une « fille de joie ». Cette dure attente de
1 I bid., appendice du 1. II. la mort etait inegalement supportee par les victimes. Des
(
2 Ibid., 1. II, ch. XXIV. esc1aves qui devaient mourir pendant l'une des fetes de no­
3 Sahagun, 1. II ch. XXIV.
4 I bid., f. II, ch. v.
5 Ibid, 1. II, ch. XXIV. 1 Sahagun, 1. II, ch. XXI.

88 89
I
/" !
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE f
,

vembre, on nous dit qu' « iIs se rendaient chez leur maitre « Je coupe ton nombril au milieu de ton corps. Sache bien et
pour prendre conge d'eux, precedes par un homme qui par- comprend que la maison au tu es ne n'est pas ta demeure (...).
tait une ecuelle pleine d'encre. Ils chantaient a
rue-tete, it C'est ton berceau, le lieu au tu reposes ta tete (...). Ta vraie
s'en briser la poitrine, et, en arrivant aux maisons de leurs pattie est ailleurs; tu es promis it d'autres lieux, Tu appartiens
patrons, ils trempaient leurs mains dans l'ecuelle et venaient aux rases campagnes au s'engagent Ies combats; c'est pour elles
ensuite les appliquer au seuil des portes et sur les piliers, que tu as ete envoye ; ton metier et ta science, c'est la guerre ;
ton devoir, c'est de donner a boire au solei! Ie sang de tes
ou restait leur empreinte, Ils allaient faire la rneme opera-
ennemis et de fournir a 1a terre les corps de tes adversaires
tion dans les maisons de leurs parents. Quelques-uris d'entre pout' qu'elle 1es devore. Quant a ta pattie, ton heritage et
eux qui etaient gens de cceur avaient la force de manger; ta felicite, tu les trouveras au ciel dans Ie palais du solei! (...).
mais d'autres pens ant la mort qu'ils allaient bientot endurer Ce sera pour toi un heureux sort de paraitre digne de finir ta
ne se sentaient pas le courage d'avaler »1. Une esclave qui vie sur les lieux des combats et d'y reeevoir la mort fleurie. Ce
representait la deesse Ilamatecultli etait tout entiere habillee que je coupe maintenant de ton corps et du milieu de ton
de blanc, paree de plumes blanches et noires, Ie visage peint, ventre est 1a propriete due a Tlaltccultii qui est Ia terre et le
a a
moitie noir moitie jaune. « Avant de tuer cette femme, solell. Quand la guerre commencera a bouillonner et que Ies sol-
on la faisait danser au son des instruments, [oues par les dats s'assernbleront, nous confierons ce nombril a ceux qui sont
a
vieillards, se melant la musique des chanteurs. Elle dansait de valeureux soldats pour qu'ils l'ofIrent a ton pere et a ta
a
en pleurant, soupirant, opprimee par les angoisses, la pen- mere, le solei! et la terre. Ils l'inhumeront au milieu du camp,
ou se Iivrent les actions de guerre : ce sera la preuve que tu
see de la mort qui etait si proche 2. » A l' automne, des
es ofIert et prornis a la terre et au soleil : ce sera Ie signe de
femmes etaient sacrifiees dans un temple nornme Coatlan. ta promesse de te livrer au metier de la guerre. Ton nom sera
« Lorsque les malheureuses en rnontaient les marches, les unes ecrit sur les champs de bataille, pour qu'il ne soit jamais oublie,
chantaient, d'autres poussaient des cris, d'autres encore ver- pas plus que ta personne. Cette ofIrande precieuse qui se cueille
saient des pleurs 3. » sur ton corps est comme une ofIrande d'une epine de maguey,
de roseaux a fumer et de rameaux d' axcoyatl. Par elie se confirme
ton vceu et ton sacrifice (...) '> 1.
5. - CARACTERE RELIGIEUX DES GUERRES.

Ces sacrifices de prisonniers ne peuvent etre separes des Celui qui ramenait un prisonnier n'avait pas moms de part )
conditions qui les rendaient possibles: des guerres et du risque au jeu sacre que le pretre. Du sang de la victime, un premier }
de mort assume. Les Mexicains ne repandirent Ie sang qu'a bol ecoule de la plaie etait offert au soleil par les pretres, Un
la condition de risquer la mort. second bol etait recueilli par Ie sacrifiant. Celui-ci se rendait
Ils avaient conscience de cet enchainernent de la guerre et devant les images des dieux et mouillait leurs levres de sang
du sacrifice. L'accoucheuse tranchait le cordon ombilical du chaud. Le corps du sacrifie lui revenait : il l'ernportait chez
nouveau-ne et des l'instant lui disait : lui, en reservait 1a tete, Ie reste etait mange dans un banquet,
cuit sans scl et sans piment; mais par les invites, non par
Ie sacriliant, qui tenait sa victime pour un fils: pour un autre
I Sahagun, 1. II, ch. XXXIV.
2 Ibid.. 1. II, ch, XXXVI.
3 Ibid., 1. II, ch. xxxm. 1 Sahagun, I. VI, ch. XXXI.

90 91
')
(
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

lui-rneme. A Ia danse qui terrninait Ia fete, Ie guerrier en teo et de la conquete. Une societe vraiment militaire est une so­
nait Ia tete dans la main. ciete d'entreprise, pour laguelle la guerre a le sens d'un de­
Si le guerrier avait lui-rnerne succornbe au lieu de revenir veloppement de puissance, d'une progression ordonnee de
( vaingueur, sa mort au champ de bataille aurait eu le merne l'empire I. C'est une societe re1ativement douce, e1le intro­
sens gue Ie sacrifice rituel de son prisonnier : elle aurait duit dans les mceurs les principes raisonnables de l'entreprise,
(
egalernent rassasie les dieux avides de nourriture. dont la fin est donnee dans l'avenir, et excIut la folie du
( On disait dans la priere a Tezcatlipoca pour les soldats : a
sacrifice. Rien de plus contraire l'organisation militaire que
(
ces dilapidations de la richesse representee par des hecatombes
« En verite, vous ri'avez pas tort de vouloir qu'ils meurent d'esclaves.
~ dans les combats : car vous ne les avez pas envoyes dans ce monde Cependant l'extreme importance de l'activite guerriere avait
( pour une autre fin que celle de servir d'aliment au soleil et a entraine pour les Azteques un changement marquant, qui allait
la terre, par leur sang et par leur chair » 1. dans le sens de la raison de l'entreprise (qui introduit avec Ie
(
Rassasie du sang et de la chair, Ie solei! donnait la gloire souci des reslutats et de la force efficace un commencement
( a l'ame en son palais : lil les morts de la guerre se melaient a
d'humanite) opposee la cruelle violence de la consumation.
( aux prisonniers immoles. Le sens de la mort au combat s'accu­ La cour, tandis que « le roi restait dans son palais », entourait
sait dans la meme priere. la victime (a laquelle etaient rendus « les honneurs d'un
(
dieu ») du plus solennel des sacrifices de l'annee. Nous ne
( « Faites, disait-elle, qu'ils soient hardis et courageux, enlevez pouvons nous y tromper, c'etait un sacrifice de substitution.
(
de leur cceur toute faiblesse, afin que non seulernent ils recoivent Un adoucissement avait rejete sur autrui la violence Inte­
joyeusement la mort, mais la desirent et y trouvent du charrne rieure, qui est Ie principe moral de la consumation. Bien en­
( et de la douceur ; qu'i!s ne craignent ni les fleches ni les epees
tendu Ie mouvement de violence qui animait la societe azteque
et qu'ils les tiennent au contraire pour chose agreable, comme
(
, ne fut jamais davantage tourne au dedans qu'au dehors. Mais
si c'etaient des fleurs et des mets exquis. »
( violences interieures et exterieures s'y. composaient en une
econcmie qui ne reservait den. Les sacrifices rituels des pri­
\ sonniers commandaient les sacrifices des guerriers, les vic­
(
6. - Du PRIMAT DE LA RELIGION AU PRIMAT DE L'EFFICA­
times sacrifiees representaient du moins la depense somptuaire
CITE MILITAIRE.
( du sacrifiant. La substitution d'un prisonnier au roi est une
attenuation evidente, sinon consequente, de cette ivresse de
( La valeur de la guerre dans la societe mexicaine ne peut
sacrifice.
nous tromper : ce n'etait pas une societe militaire. La religion
< demeurait la de evidente de ses jeux. S'il faut situer les Azte­
( gues, c'est du cote des societes guerrieres, OU sevissait la pure 7. - LE SACRIFICE OU LA CONSUMATION.
( violence, sans caleul, et les formes ostentatoires du combat.
11s ne connurent pas l'organisation raisonnee de la guerre Cet adoucissement acheve de rendre sensible un mouve-'
(
(
ment auquel repondaient les rites d'immolation. Ce mouve­

(
1 Sahagun,!. VI, ch. III. 1 ]e m'appuie sur les vues de Marcel Granet et de Georges Dumezll,
(

\
!,
93
I,I'
92
'~

LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

ment nous apparait dans sa seu1e necessite logique et nous temps gris, au moment au Ie soleil etant egalement tamise par
ne pouvons savoir si 1a suite des faits s'y accordait en detail : Ies nuages, les jeux de lurniere s'eteignent, semble «' reduire les
1a coherence en est donnee de toutes facons, choses Ii ce qu'elles sont », L'erreur est evidente : ce qui est
devant rnoi n'esr jamais que l'univers, l'univers n'est pas une
. Le sacrifice restitue au monde sacre ce que l'usage servile a chose et je ne me trompe nullernent si j'en vois la splendeur au
degrade, rendu profane. L'usage servile a fait une chose (un objet) soleil. Mais je vois plus distinctement, si Ie solei! se cache, la
de ce qui, profondernent, est de rneme nature que le sujet, qui grange, le champ, la haie. Je ne vois plus la splendeur de Ia
se trouve avec le sujet dans un rapport de participation inti me. lurniere, qui se jouait sur la grange, rnais cette grange ou cette
II n'est pas necessaire que le sacrifice detruise Ii proprernent haie cornrne un ecran entre l'univers et rnoi.
parler l'animal au la plante dont l'homme dCit faire une chose De merne, I'esclavage introduir dans Ie monde l'absence de
a son usage. II les faut du mains detruire en tant que chases, lurniere qu'est Ia position separee de chaque chose, reduite Ii
en tant qu'ils sont deuenus des choses. La destruction est le I'usage qu'elle a. La lumiere ou la spIendeur donnent I'intirnite
meilleur moyen de nier un rapport utilitaire entre l'homme et de la vie, ce qu'elle est profondernent, qui est percu par le sujet
)
l'animal ou la plante. Mais elle va rarement jusqu'a l'holocauste. comme egal Ii lui-rneme et comme la transparence de l'univers,
II suffit que la consommation des offrandes, ou la communion, Mais la reduction de « ce qui est » Ii I' ordre des choses n'est I
ait un sens irreductible Ii l'absorption commune de la nourriture, pas limite a I'esclavage. L'esclavage est supprime, rnais nous
La victime du sacrifice ne peut etre consomrnee de la meme connaissons nous-rnernes les aspects de la vie sociaIe au l'homrne
facon qu'un moteur utilise un carburant. Ce que le rite a la vertu est ravale aux cboses, et nous devons savoir que le ravaIement
de retrouver est la participation intime du sacrifiant a la victime, n'attendit pas I'esclavage. L'introduction du travail dans Ie monde
a laquelle un usage servile avait rnis fin. L'esclave assujetti au substitua des l'abord Ii l'intimite, a la profondeur du desir et Ii
travail et devenu la propriete d'un autre est une chose au merne ses libres dechainernents, I'enchainement raisonnable ou Ia verite
titre qu'un animal de labour. Celui qui ernploie le travail de son de 1'instant present n'importe plus, mais Ie resultat ulterieur des
prisonnier tranche le lien qui l'unit Ii son semblable. II n'est pas operations. Le premier travail fonda le monde des cboses, auquel
loin du moment ou il le vendra. Mais le proprietaire n'a pas seu­ repond generalernent Ie monde profane des Anciens. Des la posi­
lement fait une chose, une marchandise, de cette propriete : nul tion du monde des chases, l'hornrne devint lui-rnerne l'une des
ne peut faire une chose de l'autre lui-meme qu'est l'esclave sans chases de ce monde, au mains dans le temps ou i1 travaillait.
s'eloigner en merne temps de ce qu'il est lui-meme intimement, C'esr Ii cette decheance que I'hornrne de tous les temps s'eflorca
sans se donner lui-meme les limites de la chose. d'echapper. Dans ses rnythes etranges, dans ses rites cruels,
Ceci ne saurait etre envisage erroitement : il n'y a pas d'ope­ l'hornrne est des 1'abord a fa recherche d'une intimite perdue.
ration parfaite et ni l'esclave ni le maitre ne sont parjaitement
reduits a l'ordre des cboses. L'esclave est une chose pour le La religion est ce long effort et cette quete angoissee
toujours il s'agit d'arracher a l'ordre reel, a la pauvrete des
proprietaire ; il accepte cette situation qu'il prefere Ii la mort;
il perd effectivement pour lui-meme une partie de sa valeur chases, de rendre a I'ordre diuin , l'animal ou la plante dont
intime, car il ne suffit pas d'etrc ceci ou cela : i1 faut l'etre en l'hornme se sert (comme s'ils n'avaient de valeur que pour
merne temps pour autrui. De merne Ie proprietaire a cesse pour a
lui, aucune pour eux-rnernes) est rendu la verite du monde
l'esclave d'etre son semblable, il en est profondement separe : intime; i1 en re~oit une communication sacree, qui Ie rend
meme si ses pairs continuent Ii voir un homme en lui, s'i! est a son tour a la liberte interieure.
toujours un homme pour autrui, il est desormais dans un monde Le sens de cette profonde liberte est donne dans Ia des­
ou un homme peut n'etre qu'une chose. La meme pauvrete s'etend truction, dont I'essence est de consumer sam profit ce qui
alors sur la vie humaine que sur la campagne s'il fait gris. Le pouvait rester dans l'enchainement des ceuvres miles. Le

94
95
l
(
I· LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE
I I
sacrifice detruit ce qu'il consacre. II n'est pas tenu de de- sans doute est limitee mais ne l'est jamais qu'a grand'peine.
truire comme le feu, seul le lien qui enchainait l'offrande au C'est toujours la question du sacrifice de faire la part de la
monde de I'activite profitable est tranche, mais cette sepa ruine, de preserver Ie reste d'un danger mortel de conta-
(
ration a le sens d'une consumatian definitive; l'offrande gion. Tous ceux qui touchent au sacrifice sont en danger,
consacree ne peut etre rendue a l'ordre reel. Ce principe mais sa forme rituelle, limitee, a regulierement pour effet d'en
< ouvre la voie au dechainement, il libere la violence en lui re- garantir ceux qui Ie donnent.
servant Ie domaine au elle regne sans partage. Le sacrifice est la chaleur, au se retrouve l'intimite de ceux
qui composent le systeme des ceuvres communes. La vio-
\ Le .nonde intime s'oppose au reel comme la demesure a la lence en est le principe, mais les ceuvres la limitent dans Ie
( rnesure, la folie a la raison, l'ivresse a la lucidite. II n'y a mesure temps et dans l'espace j elle se subordonne au souci d'unir
que de l'objet, raison que dans l'identite de l'objet avec lui-rnerne,
( et de conserver la chose commune. Les individus se dechai-
,. lucidite que dans la connaissance distincte des objets. Le monde
( du sujet est la nuit : cette nuit rnouvante, infiniment suspecte, nent, mais un dechainemenr qui les fond et les mele indis-
tinctement a leurs semblables contribue ales enchainer dans
qui, dans Ie sommeil de la raison, engendre des monstres. [e pose
( les ceuvres du temps profane. II ne s'agit pas encore de
en principe que du « sujet » libre, nullement subordonne al'ordre
( « reel » et n'etant occupe que du present, la folie meme donne l'entreprise, qui absorbe l'exces des forces en vue du deve-
une idee adoucie. Le sujet quitte son propre domaine et se loppement illimite de la richesse. Les ceuvres n'ont en vue
(
subordonne aux objets de l'ordre reel, des qu'il est soucieux du que Ie maintien. EIles ne font que donner a l'avance les
{ temps a venir. C'est que le sujet est consumation dans la mesure limites de la fete (dont leur fecondite assure le retour, et qui
(
ou il n'est pas astreint au travail. Si je ne me soucie plus de est l'origine de leur fecondite). Mais la communaute seule
« ce qui sera » mais de « ce qui est », queUe raison ai-je de est preservee de la ruine. La victime est abandonnee a la vio-
rien garder en reserve? Je puis aussit6t, en desordre, faire de lence.
( la totalite des biens dont je dispose une consumation instantanee.
Cette consumation inutile est ce qui m'agree, aussitot leve le
( souci du lendemain. Et si je consume ainsi sans mesure, je revele
\.
ames semblables ce que je suis intimement : la consumation est 8. - LA VICTIME MAUDITE ET SACREE.
(
la voie par ou communiquent des etres separes 1. Tout transparalt,
( tout est ouvert et tout est infini, entre ceux qui consument La victime est un surplus pris dans la masse de la richesse
(
intensernent. Mais rien ne compte des lors, la violence se libere utile. Et elle ne peut en etre tiree que pour etre consumee
et eIle se dechaine sans limites, dans la mesure au la chaleur sans profit, a jamais detruite en consequence. Elle est, des
< s'accroit. qu'eIle est choisie, la part maudite, promise a la consumation
( vioiente. Mais Ia malediction l'arrache a Yordre des choses;
( Ce qui assure Ie retour de la chose a
l'ordre intime est elie rend reconnaissable sa figure, qui rayonne des lars l'in-
son entree dans ce foyer de consumation, ou la violence timite, I'angoisse, la profondeur des etres vivants.
( Rien n'est plus frappant que les soins dont on l'entoure.
( Etant chose, on ne peut vraiment la retirer de l'ordre reel;
1 J'insiste sur une donnee fondamentale : la separation des etres est
qui la lie, que si la destruction lui enleve le caractere de la
( limitee a l'ordre reel. C'est reulernent si j'en reste a l'ordre des choses
que la separation est reel/e. Elle est en effet reel/e,mais ce qui est reel chose, en sup prime ajamais l'utilite, Des qu'elle est consacree
I est exterieur. « Tous les hommes, intimement, n'en sont qu'uo. » et pendant Ie temps qui separe la consecration de la mort,
(
96 97
Li

~
i
. ~"
.<
LA PART MAUDlTE LA PART MAUDITE

elle entre dans l'intimite des sacrifiants et participe a leurs sacrihant renonce a la richesse qu'aurait pu etre pour lui la
consumations : elle est l'un des leurs et, dans la fete OU victime,
eIle perira, elle chante, danse et jouit avec eux de tous Ies Cette explicable absence de rigueur neanmoins ne change
plaisirs. II n'est plus en elle de servilite ; elle peut rneme re- pas Ie sens du rite. Seul etait valable un exces qui passait
cevoir des armes et combattre. Elle est perdue dans l'imrnense les bornes, et dont Ia consumation semblait digne des dieux,
confusion de Ia fete. Et c'est Iii justement ce qui Ia perd. Les hommes echappaient a ce prix a leur decheance, ils le-
La victime sera seule, en eflet, i sortir entierernent de vaient it ce prix Ia pesanteur introduite en eux par I'avarice
l'ordre reel, en ce qu'elle est seule portee jusqu'au bout par et le ca1cuI froid de l'ordre reel.
Ie mouvement de Ia fete. Le sacrificateur n'est divin qu'avec
reticences. L'avenir est en lui lourdement reserve, l'avenir
est sa pesanteur de chose. Les authentiques theologiens 1, dont
Sahagun a recueilli Ia tradition, Ie sentaient bien, qui met-
taient au-dessus des autres Ie sacrifice volontaire de Na-
nauatzin, qui glorifiaient les guerriers d'etre consumes par
les dieux et donnaient a la divinite le sens de la consumation.
Nous ne pouvons savoir dans quelle mesure les sacrihes de
Mexico acceptaient leur sort. II se peut qu'en un sens, tels
d'entre eux aient « tenu a honneur » d'etre offerts aux
dieux. Mais leur immolation n'etait pas volontaire. Merne il
est clair que, des Ie temps des informateurs de Sahagun, ces
orgies de mort etaient tolerees parce qu'elles frappaient des
etrangers. Les Mexicains immolaient des enfants que l'on
choisissait parmi les leurs. Mais on dut prevoir des peines
severes contre ceux qui s'eloignaient de leur cortege, lors-
qu'ils se rendaient aux autels. Le sacrifice est fait- d'un me-
lange d'angoisse et de frenesie, La frenesie est plus puis-
sante que l'angoisse, mais a Ia condition d'en detourner Ies
effets au dehors, sur un prisonnier etranger. II suffit que Ie

1 Dans Ie simple sens d'une connaissance du divino On a pense que les


textes auxquels je fais allusion ternoignaient d'une influence chretienne.
Cette hypothese me semble inutile. Le fond des croyances chretiennes
est lui-rneme tire de I'experience religieuse anterieure et Ie monde que
representent les informateurs de Sahagun a une coherence dont la neces-
site s'impose. A la rigueur 1a pauvrete volontaite de Nanauatzin pourrait
passer pour une christianisatlon. Mais cette opinion me parait reposer
sur un mepris des Azteques, dent il faut dire que Sahagun ne semble
pas I' avoir partage.

98 99
_I
( LA PART MAUDITE

I
qui lur fussent agreables, Us lui faisaient des dons en rapport
avec son merite et avec le plaisir qu'il leur avait cause. »

I Le souverain n'etait que Ie plus riche rnais, chacun seIon


I

II. LE DON DE RIVALITE (LE « POTLATCH


ses forces, ason image, les riches, les nobles, les « mar-
»)
chands » avaient a a
repondre la meme attente. Les fetes
etaient un ruissellement non seulement de sang mais genera-
1. - IMPORTANCE GENERALE DES DONS OSTENTATOIRES lement de richesse, auquel chacun contribuait dans la me-
LANS LA SOCIETE MEXICAINE sure de sa puissance - au l'occasion etait donnee a chacun
de rnanifester sa puissance. Par la capture (a la guerre) au
(
Les sacrifices humains n'etaient qu'un moment extreme par l'achat, les guerriers et les « marchands » procuraient les
( dans Ie cycle des prodigalites. La passion qui faisait ruisse1er victimes des sacrifices. Les Mexicains edifiaient des temples
Ie sang des pyramides entrainait generalement le monde azte- de pierre ames de statues divines. Le service rituel multi-
que a faire un usage improductif d'une part importante des pliait les offran'des de prix. Les officiants et les victimes etaient
( richement ornes, les festins rituels entrainaient des depenses
ressources dont il disposait.
(
C'etait l'une des fonctions du souverain, du « chef des considerables.
( hommes », qui disposait d'immenses richesses, de se livrer Des fetes publiques etaient donnees personnellement par
au gaspillage ostentatoire. Apparemment, il dut etre lui- les riches, en particulier par les « marchands » 1.
(
merne, en des temps plus anciens, I'aboutissement du cycle des
sacrifices : son immolation consentie, sinon par lui, par Ie
peuple qu'il incarnait, pouvait donner a la rnaree montante
des meurtres Ia valeur d'une consumation illimitee. Sa puis- 2. - LES RICHES ET LA PRODIGALITE RITUELLE.
(
sance a la fin dut le preserver. Mais il etait si clairement
~ l'homme de la prodigalite qu'il donnait a defaut de sa vie Sur Ies « marchands » du Mexique et les coutumes qu'ils
( sa richesse. II devait donner er jouer. suivaient, les chroniqueurs espagnols ont laisse des informa-
tions precises : ces coutumes ant du les surprendre. Ces
( « marchands » conduisaient des expeditions en pays peu
« Les rois, dit Sahagun 1J cherchaient l'occasion de se montrer
( genereux et de sen faire la reputation, c'est pour cela qu'ils sur, il leur fallait souvent se battre, ils preparaient souvent
faisaient de grands frais pour la guerre ou les areytos (danses les voies d'une guerre, d'ou l'honneur attache a leur etat.
< precedent au suivant les sacrifices). Ils engageaient au jeu des Mais le risque assume n'aurait pas suffi a en £aire les egaux
( choses tres precieuses et, lorsque quelqu'un du bas peuple, des nobles. Aux yeux des Espagnols, Ie negoce avilissait,
II,~
( ,~
homme ou femme, se hasardait ales saluer et a leur adresser merne s'il entrainait l'aventure. Le jugement des Europeens
:1 quelques paroles qui excitaient leur contenternent, ils lui don- tenait au principe du commerce, exclusivement fonde sur.
< naient des mets et des boissons, ainsi que des etofles pour se
(

I ~
verir et se coucher. Si que1qu'un encore leur composait des chants

100
L. VIII, ch. XXIX.
1 Sahagun, 1. IX, ch. IV.

101
:

LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

l'intérêt. Or les grands « marchands » du Mexique ne sui- Il s'agissait d'un simple festin de retour. Mais si « quel.
vaient pas exactement la règle du profit, leur trafic se faisait que marchand arrivait à la fortune et se tenait pour riche, )

sans marchandage et maintenait le caractère glorieux du tra- il donnait une fête ou un banquet à tous les marchands de
fiquant. Le « marchand » aztèque ne vendait pas mais prati- haute catégorie et aux seigneurs, parce qu'il aurait considéré
quait l'échange par don : il recevait des richesses en don du comme une bassesse de mourir sans avoir fait quelque splen-
« chef des hommes » (du souverain, que les Espagnols appe- dide dépense qui pût rehausser le lustre de sa personne en
lèrent le roi)" il faisait présent de ces richesses aux seigneurs faisant montre de la faveur des dieux qui lui avaient tout
des pays où ils se rendaient. « En recevant ces dons, les donné ( ...) »1. La fête commençait par l'absorption d'un
grands seigneurs de cette province s'empressaient de remettre toxique donnant des visions que les invités se racontaient,
d'autres présents ( ...) pour qu'ils fussent offerts au roi ( ...) ». l'ivresse une fois dissipée. Pendant deux jours, le maître de
Le souverain donnait des manteaux, des jupons et de pré- maison distribuait de la nourriture, des boissons, des ro-
cieuses chemises de femmes. Le « marchand» recevait pour seaux pour fumer et des fleurs.
lui en don des plumes de riches couleurs et de formes va- Plus rarement, un « marchand » donnait un banquet lors
riées, des pierres taillées de toutes sortes, des coquillages, d'une fête appelée panquetzalitzli. C'était une sorte de céré-
des éventails, des palettes d'écaille pour remuer le cacao, monie sacrée et ruineuse. Le « marchand » qui la célébrait
des peaux de bêtes féroces préparées et ornées de dessins 1. sacrifiait à cette occasion des esclaves. Il devait inviter loin
Les objets que les « marchands » rapportaient ainsi de leurs à la ronde et réunir des présents valant une fortune, des
voyages, ils ne les tenaient pas pour de simples marchandises. manteaux « dont le nombre s'élevaient au chiffre de huit
Lors du retour, ils ne les faisaient pas entrer de jour dans cents ou mille », des ceintures « dont on réunissait quatre
leur maison. « Ils attendaient la nuit et quelque moment cents des plus riches et bien d'autres de qualité ordinaire» z.
favorable; l'un des jours appelé ce calli (une maison) était De ces dons, les plus importants allaient aux capitaines et
regardé comme propice parce qu'ils prétendaient que les ob- aux dignitaires : les hommes de moindre rang recevaient
jets dont ils étaient porteurs, entrant ce jour-là dans la mai- moins. On dansait des arey/os sans fin, où entraient les
son, s'y introduisaient comme choses sacrées et, comme tels, esclaves merveilleusement parés, portant des colliers, des
y devaient persévérer» 2. guirlandes de fleurs et des rondaches fleuries. Ils dansaient,
Un objet d'échange dans ces pratiques, n'était pas une fumant et sentant tour à tour leurs roseaux parfumés : on
chose, il n'était pas réduit à l'inertie, à l'absence de vie du les plaçait ensuite sur une estrade, « pour que les invités
monde profane. Le don qu'on en faisait était un signe de pussent bien les voir, et on leur distribuait des mets et
gloire et l'objet lui-même avait le rayonnement de la gloire. des boissons en leur témoignant beaucoup d'égards ». Le
On manifestait, en donnant, sa richesse et sa chance (sa moment venu du sacrifice. le « marchand » qui donnait la
puissance). Le « marchand » était à tel point l'homme du fête s'habillait comme l'un des esclaves pour se rendre avec
don que, sitôt rentré d'expédition, son premier soin était eux dans le temple où les prêtres les attendaient. Ces vic-
d'offrir un banquet auquel il conviait. ses confrères, qu'il ren- times, armées pour le combat, devaient se défendre contre
voyait comblés de présents. des guerriers qui les attaquaient au passage. Si l'un des agres-

1 Sahagun, 1. IX, ch. v. 1 Sahagun, 1. IX, ch. x.


Z Sahagun, 1. IX, ch. VI. 2 Sahagun, L IX, ch. VIL

102 103
1
t
l'! LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

il seurs capturait un esclave, le « marchand » devait lui en mariages, des funérailles. Dans des tribus plus civilisées, un
1 payer le prix. Le souverain lui-même assistait à la solennité potlatch est encore donné au cours d'une fête : on peut
,1
du sacrifice, que suivait la consommation commune des chairs choisir une fête pour le donner, mais il peut, à lui seul, être
( ! dans la maison du « marchand » 1. l'occasion d'une fête.
1 Ces coutumes, en particulier l'échange par don, sont aux Le potlatch est comme le commerce un moyen de circula-
antipodes des pratiques commerciales actuelles. Le sens n'en tion des richesses, mais il exclut le marchandage. C'est, le
apparaît que si nous les rapprochons d'une institution en- plus souvent, le don solennel de richesses considérables, of-
\ 1 core actuelle, du potlatch des Indiens du Nord-Ouest de fertes par un chef à son rival afin d'humilier, de défier, d'obli-
1 l'Amérique. ger. Le donataire doit effacer l'humiliation et relever le
défi, il lui faut satisfaire à l'obligation contractée en accep-
tant : il ne pourra répondre, un peu plus tard, que par un
( nouveau potlatch, plus généreux que le premier : il doit
( 3. - LE «POTLf.TCH » DES INDIENS DU NORD-OUEST AMÉ- rendre avec usure.
RICAIN. Le don n'est pas la seule forme de potlatch: un rival est
<- défié par une destruction solennelle de richesses. La destruc-
( L'économie classique imaginait les premiers échanges sous tion est, en principe, offerte à des aïeux mythiques du dona-
( forme de troc. Pourquoi aurait-elle cru qu'à l'origine, un taire : elle diffère peu d'un sacrifice. Encore au XIX· siècle,
mode d'acquisition comme l'échange n'avait pas répondu au il arrivait qu'un chef tlingit se présentât à quelque rival
{
besoin d'acquérir, mais au besoin contraire de perdre ou de pour égorger devant lui des esclaves. A l'échéance donnée, la
gaspiller? La conception classique est aujourd'hui contes- destruction était rendue par la mise à mort d'un nombre
i1 table en un sens. d'esclaves plus grand. Les Tchoukchi du Nord-Est sibérien
Les « marchands » du Mexique pratiquaient le système ont des institutions voisines. Ils égorgent des équipages de
(
d'échanges paradoxal que j'ai décrit comme un enchaînement chiens d'une grande valeur : il leur faut effrayer, suffoquer
( régulier de dons : ces coutumes « glorieuses », non le troc, le groupe rival. Les Indiens de la côte nord-ouest incendiaient
(
constituent justement le régime archaïque de l'échange. Le des villages ou mettaient en pièces des canots. Ils ont des
potlatch, pratiqué, de nos jours encore, par les Indiens de lingots de cuivre blasonnés de valeur fictive (suivant leur
( célébrité, leur ancienneté) : quelquefois, ces lingots valent
la côte nord-ouest de l'Amérique, en est la forme typique.
( Les ethnographes emploient maintenant ce nom pour dési- une fortune. Ils les jettent à la mer ou les brisent 1.
(
gner des institutions de principe semblable: ils en retrouvent
les traces dans l'ensemble des sociétés. Chez les Tlingit, les
( 4. - THÉORIE DU « POTLATCH »(l) : LE PARADOXE DU
Haïda, les Tsimshiam, les Kwakiutl, le potlatch a la pre-
( mière place dans la vie sociale. Les moins avancées de ces « DON » RÉDUIT A L' « ACQUISITION » D'UN POUVOIR.
( peuplades font des potlatch dans les cérémonies qui marquent
le changement d'état des personnes, lors des initiations, des Depuis la publication de l'Essai sur le Don de Marcel'
(
1 Ces données sont tirées de l'étude magistrale de Marcel MAUSS, Essai

1 Sahagun, 1. IX, ch. XII et XIV.


sur le Don, Forme et Raison de l'Echange dans les Sociétés archaïques,
dans Année Sociologique, 1923-1924, p. 30-186.

104 105
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

Mauss, l'institution du potlatch a été l'objet d'intérêts de dépense de l'excédent. Nous devons d'une part donner, per-
curiosité parfois équivoques. Le potlatch laisse apercevoir dre ou détruire. Mais le don serait insensé (en conséquence
un lien entre les conduites religieuses et celles de l'économie. nous ne nous déciderions jamais à donner) s'il ne prenait
On ne pourrait néanmoins trouver dans ces conduites des le sens d'une acquisition. Il faut donc que donner devienne )

. lois qui leur seraient communes avec celles de l'économie - acquérir un pouvoir. Le don a la vertu d'un dépassement du
si par éc~nomie l'on entend un ensemble d'activités humaines sujet qui donne, mais en échange de l'objet donné, le sujet
convenu, non, dans son irréductible mouvement, l'économie approprie le dépassement : il envisage sa vertu, ce dont il
générale. Il serait vain, en fait, d'envisager les aspects éco- eut la force, comme une richesse, comme un pouvoir qui lui
nomiques du potlatch, sans avoir auparavant formulé le appartient désormais. Il s'enrichit d'un mépris de la richesse
point de vue défini par IIéconomie générale 1. Il n'y aurait et ce dont il se révèle avare est l'effet de sa générosité.
pas de potlatch, si, généralement, le problème dernier tou- Mais il ne pourrait acquérir seul un pouvoir fait d'un
chait l'acquisition et non la dissipation des richesses utiles. abandon du pouvoir : s'il détruisait l'objet dans la solitude,
L'examen de cette institution si étrange - et pourtant en silence, nulle sorte de pouvoir n'en résulterait, il n'y au-
si familière (nombre de nos conduites sont réductibles aux rait dans le sujet, sans contrepartie, que détachement du pou-
lois du potlatch, elles ont le même sens que le sien) - a voir. Mais s'il détruit l'objet devant un autre, ou s'il le
d'ailleurs, dans l'économie générale, une valeur privilégiée. donne, celui qui donne a pris effectivement aux yeux de
S'il est en nous, à travers l'espace où nous vivons, un mou- l'autre le pouvoir de donner ou de détruire. Il est riche
vement de l'énergie que nous utilisons, mais qui n'est pas désormais d'avoir fait de la richesse l'usage voulu dans l'es-
)
réductible à l'utilité (que nous recherchons par raison), nous sence de la richesse: il est riche d'avoir ostensiblement con-
pouvons le méconnaître, mais nous pouvons aussi adapter sumé ce qui n'est richesse que consumé. Mais la richesse
notre activité à l'accomplissement poursuivi en dehors de effectuée dans le potlatch - dans la consommation pour au-
J
nous. La résolution du problème ainsi posé demande une trui - n'a d'existence de fait que dans la mesure où l'autre
action en deux sens contraires : nous devons d'une part est modifié par la consumation. En un sens, la consumation )
dépasser les limites proches où nous nous tenons d'habitude, authentique devrait être solitaire mais elle n'aurait pas • 1

et de l'autre faire rentrer par quelque moyen notre dépas- l'achèvement que l'action qu'elle a sur l'autre lui confère. Et
.1
sement dans nos limites. Le problème posé est celui de la l'action exercée sur autrui constitue justement le pouvoir du
don, que l'on acquiert du fait de perdre. La vertu exemplaire
1 Puis-je indiquer ici que la lecture de l'Essai sur le Don est à l'ori- du potlatch est donnée dans cette possibilité pour l'homme 1
gine des études dont je publie les résultats aujourd'hui. En premier lieu, de saisir ce qui lui échappe, de conjuguer les mouvements
ln considération du potlatch m'amena à formuler les lois de l'économie sans limite de l'univers avec la limite qui lui appartient.
générale. Mais il n'est pas sans intérêt d'indiquer une difficulté singu- )
lière, que j'eus bien du mal à résoudre. Les principes généraux que j'in-
troduisais, qui permettent d'interpréter un grand nombre de faits, laissaient
dans le potlatch, qui dans mon esprit demeurait leur origine, des éléments 5. - THÉORIE DU « POTLATCH »(2) : LE NON-SENS APPA-
irréductibles. Le potlatch ne peut être unilatéralement interprété comme RENT DES DONS.
une consommation des richesses. C'est récemment que j'ai pu réduire
la difficulté, et donner aux principes de 1'« économie générale » une Mais, dit l'adage, « donner et retenir ne vaut »,
base assez ambiguë : c'est qu'une dilapidation d'énergie est toujours le
contraire d'une chose, mais qu'elle n'entre en considération qu'entrée Il est contradictoire en un même temps de vouloir être
dans l'ordre des choses, changée en chose, illimité et limité ct le résultat est une comédie : le don ne

106 107

iiil ..J
( .~
i Il LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

'î signifie rien du point de vue de l'économie générale; il n'y pouvoir de perdre est fondamentale. De nombreux facteurs
il, 1 a dilapidation que pour le donateur. s'y opposent, interfèrent et l'emportent finalement. Mais à
f~ Il s'avère au surplus que celui-ci n'a perdu qu'en appa- tout prendre ni la force ni le droit ne sont humainement la
( rence. Non seulement il a sur le donataire le pouvoir que le base de la valeur différenciée des individus. D'une façon
( don lui a conféré. Mais ce dernier est tenu de détruire ce décisive, et dans des survivances claires, le rang varie sui-
pouvoir en rendant le don. La rivalité entraîne même la vant l'aptitude d'un être individuel au don. Le facteur ani-
(
contrepartie d'un don plus grand : pour avoir sa revanche, mal (l'aptitude à vaincre dans un combat) est lui-même
< le donataire ne doit pas seulement se libérer, mais il doit subordonné, dans l'ensemble, à la valeur du don. C'est certes
~
à son tour imposer le « pouvoir du don » à son rival. En le pouvoir de s'approprier une place ou des biens, mais
un sens, les cadeaux sont rendus avec usure. Ainsi le don c'est aussi le fait de l'homme qui s'est mis lui-même en jeu
(
est-il le contraire de ce qu'il semblait : donner est perdre tout entier. L'aspect de don du recours à la force animale
( évidemment, mais la perte apparemment rapporte à celui qui est d'ailleurs accusé dans les combats pour une cause com-
( la fait. mune, à laquelle le combattant se donne. La gloire, consé-
A vrai dire, cet aspect de contradiction dérisoire du po- quence d'une supériorité, est elle-même autre chose qu'un
( pouvoir de prendre la place d'autrui ou de s'emparer de ses
tlatch est trompeur. Le premier donateur subit le gain appa-
( rent résultant de la différence entre ses cadeaux et ceux qui biens: elle exprime un mouvement de frénésie insensée, de
(
lui sont rendus. Celui qui rend a seul le sentiment d'acquérir dépense d'énergie sans mesure, que suppose l'ardeur au corn-
- un pouvoir - et de vaincre. C'est qu'en vérité, comme bat. Le combat est glorieux en ce. qu'il est toujours au-delà
je l'ai dit, l'idéal serait qu'un potlatch ne pût être rendu. du calcul à quelque moment. Mais on a mal saisi le sens
.[ Le bénéfice ne répond nullement au désir du gain. A l'en- de la guerre et de la gloire s'il n'est rapporté, pour une part,
contre, le recevoir incite - et oblige - à donner davan- à l'acquisition du rang par une dépense inconsidérée des
f tage, car il est nécessaire à la fin de lever l'obligation qui en ressources vitales, dont le potlatch est la forme la plus Ii-
( résulte. sible.
(

(
6. - THÉORIE DU « POTLATCH »(3) L'ACQUISITION DU 7. - THÉORIE DU « POTLATCH» (4) : PREMIÈRES LOIS FON'
( « RANG ». DAMENTALES.
(
(
Sans doute le « potlatch » n'est-il pas réductible au désir Mais s'il est vrai que le potlatch demeure inverse d'une
de perdre, mais ce qu'il apporte au donateur n'est pas l'iné- rapine, d'un échange profitable ou, généralement, d'une ap-
( vitable surcroît des dons de revanche, c'est le « rang» qu'il propriation de biens, l'acquisition n'en est pas moins la fin
confère à celui qui a le dernier mot. dernière. Comme le mouvement qu'il ordonne diffère du
Le prestige, la gloire, le rang ne peuvent être confondus nôtre, il est à nos yeux plus étrange, partant plus susceptible
(
avec la puissance. Ou si le prestige est puissance, c'est dam de révéler ce qui d'habitude nous échappe, et ce qu'il nous
( la mesure où la puissance échappe elle-même aux considéra- apprend est notre ambiguïté fondamentale. On en peut tirer
( tians de force ou de droit auxquelles on la ramène d'habi- les lois suivantes et, sans doute, l'homme n'est pas définis-
tude. Il faut même dire que l'identité de la puissance et du sable une fois pour toutes (en particulier ces lois jouent
( ,nI

108 109
,..

LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

différemment, même leurs effets sont neutralisés, à de diffé- ambiguïté où elle demeure: elle place la valeur, le prestige
rentes étapes de l'histoire), néanmoins elles ne cessent ja- et la vérité de la vie dans la négation de l'emploi servile
mais, à la base, d'exposer un jeu de forces décisif : des biens, mais au même instant fait de cette négation un
emploi servile. D'une part, dans la chose utile et saisissable,
. - un surcroît de ressources dont les sociétés disposent elle discerne ce qui, lui étant nécessaire, peut lui servir à
d'une façon constante, en certains points, à certains moments, croître (ou à subsister), mais, si l'étroite nécessité cesse de la
ne peut être l'objet d'une pleine appropriation (on ne peut lier, cette « chose utile» ne peut en entier répondre à ses
en faire un emploi utile, on ne peut l'employer à la crois- vœux. Elle appelle dès lors l'insaisissable, l'emploi inutile de
sance des forces productives), mais la dilapidation de ce sur- soi-même, de ses biens, le jeu, mais elle tente de saisir ce
croît devient elle-même objet d'ap propriation ; qu'elle voulut elle-même insaisissable, d'utiliser ce dont elle
- ce qui dans la dilapidation est approprié est le prestige refusa l'utilité. Il ne suffit pas à notre main gauche de savoir
qu'elle donne au dilapidateur (individu ou groupe), qui est ce que donne la droite : tortueusement, elle tâche à le re-
acquis par lui comme un bien et qui détermine son « rang» ; prendre.
- réciproquement, le « rang » dans la société (ou le Le rang est tout entier l'effet de cette volonté gauchie. Le
« rang» d'une société dans un ensemble) peut être approprié rang est en un sens l'opposé d'une chose : ce qui le fonde
de la même façon qu'un outil ou un cbamp ; s'il est fina- est sacré et l'ordonnance générale des rangs reçoit le nom
lement source de profit, le principe n'en est pas moins déter- de hiérarchie. C'est le parti pris de traiter comme une chose
miné par une dilapidation résolue de ressources qui auraient - disponible et utilisable - ce dont l'essence est sacrée,
pu, en théorie, être acquises. ce qui est parfaitement étranger à la sphère profane utilitaire.
où la main, sans scrupules, à des fins serviles, lève le mar-
teau et cloue le bois. Mais l'équivoque n'obère pas moins les
8. - THÉORIE DU « POTLATCH» (5) : L'AMBIGUITÉ ET LA exigences de l'opération profane qu'elle ne vide de sens et
CONTRADICTION. ne change en une apparente comédie la violence du désir.
Ce compromis donné dans notre nature annonce ces en-
Si les ressources qu'il détient sont réductibles à des quan- chaînements de leurres et de faux-pas, de pièges, d'exploi-
tités d'énergie, l'homme ne peut les réserver sans cesse aux tations et de rages qui ordonnent à travers les temps l'ap-
fins d'une croissance qui ne peut être infinie, qui surtout ne parente déraison de l'histoire. L'homme est nécessairement
peut être continuelle. Il lui faut gaspiller l'excédent, mais il dans un mirage, sa réflexion le mystifie lui-même, tant qu'il
reste avide d'acquérir alors même qu'il fait le contraire, et il s'obstine à saisir l'insaisissable, à employer comme des outils
fait du gaspillage même un objet d'acquisition; les res- des transports de haine perdue. Le rang, où la perte est
sources une fois volatilisées, demeure le prestige acquis par changée en acquisition, répond à l'activité de l'intelligence,
qui gaspille. Le gaspillage dilapide à cette fin ostensiblement, qui réduit les objets de pensée à des choses. En effet, la con-
en vue d'une supériorité qu'il s'attribue par ce moyen sur tradiction du potlatch ne se révèle pas seulement dans toute
les autres. Mais il utilise à contresens la négation qu'il fait l'histoire, mais plus profondément dans les opérations de
)
de l'utilité des ressources qu'il gaspille. Il fait ainsi tomber pensée. C'est que généralement, dans le sacrifice ou le potlatch,
dans la contradiction non seulement lui-même mais en entier dans l'action (dans l'histoire) ou la contemplation (la pensée),
l'existence de l'homme. Celle-ci dès lors entre dans une ce que nous cherchons est toujours cette ombre - que par

110 111
(
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE
(

définition nous ne saurions saisir - que nous n'appelons mitives, la richesse est toujours analogue à ces stocks de
que vainement la poésie, la profondeur ou l'intimité de la munitions, qui expriment avec tant de netteté l'anéantisse-
passion. Nous sommes trompés nécessairement puisque nous ment, non la possession de la richesse. Mais cette image n'est
(
voulons saisir cette ombre. pas moins juste s'il s'agit d'exprimer la vérité non moins
(

(
1
~ i
Nous ne pourrions accéder à l'objet ultime de la connais-
sance sans que la connaissance fût dissoute, qui le veut ra-
mener aux choses subordonnées et maniées. Le problème der-
risible du rang: c'est une charge explosive. L'homme de haut
rang n'est primitivement qu'un individu explosif (explosifs,
tous les hommes le sont, mais il l'est de façon privilégiée).
\ nier du savoir est le même que celui de la consumation. Nui Sans doute, il tente d'éviter, du moins de retarder l'explo-
( ne peut à la fois connaître et ne pas être détruit, nul ne peut sion. Il se ment dès lors à lui-même en prenant dérisoirement
à la fois consumer la richesse et l'accroître. sa richesse et son pouvoir pour ce qu'ils ne sont pas. S'il réus-
sit à en jouir paisiblement, c'est au prix d'une méconnais-
9. - THÉORIE DU « POTLATCH » (6) : LE LUXE ET LA sance de lui-même, de sa véritable nature. Il ment au même
( MISÈRE
instant à tous les autres, devant lesquels il maintient au
contraire l'affirmation d'une vérité (sa nature explosive), à
(
Mais si l'exigence de la vie des êtres (ou des groupes) dé- laquelle il tente d'échapper. Bien entendu, il sombrera dans
f tachés de l'immensité vivante définit un intérêt auquel toute ces mensonges : le rang sera réduit à une commodité d'ex-
( opération est rapportée : le mouvement général de la vie ploitation, à une source éhontée de profits. Cette misère
n'en est pas moins effectué par-delà l'exigence des individus. ne saurait interrompre d'aucune façon le mouvement de
(
L'égoïsme en définitive est trompé. Il semble l'emporter et l'exubérance.
{
tracer une limite irrémédiable, mais il est débordé de toutes Indifférent aux intentions, aux réticences et aux men-
f façons. Sans doute les rivalités des individus entre eux reti- songes, lentement ou soudainement, le mouvement de la
rent à la multitude le pouvoir d'être immédiatement débordée richesse exsude et consume les ressources d'énergie. Cela sem-
(
par l'exubérance globale de l'énergie. Le faible est rançonné, ble souvent étrange, mais non seulement ces ressources suf-
( exploité par le fort, qui le paye de mensonges flagrants. Mais fisent : si elles ne peuvent être en entier consommées
{ cela ne saurait changer les résultats d'ensemble, où l'intérêt productivement, un surcroît reste d'habitude, qui doit être
individuel est tourné en dérision, et où le mensonge des riches anéanti, A première vue, le potlatch effectue mal cette consu-
(
est changé en vérité. mation. La destruction des richesses n'en est pas la règle :
C'est qu'en définitive la possibilité de croître, ou d'ac- elles sont communément données, en conséquence la perte
\' quérir, ayant en un point sa limite, l'objet de l'avidité de dans l'opération est réduite au donateur : l'ensemble des
toute existence isolée, l'énergie, est nécessairement libérée : richesses est conservé. Mais ce n'est là qu'une apparence.
(
libérée vraiment sous la couverture du mensonge. En défini- Si le potlatch aboutit rarement à des actes en tous points
tive, les hommes mentent, s'efforcent de rapporter à l'in- semblables à ceux du sacrifice, il est néanmoins la forme
( térêt cette libération : cette libération les entraîne plus loin. complémentaire d'une institution dont le sens est de retirer
Dès lors, en un sens, ils mentent de toutes façons. L'accumu- à la consommation productive. Le sacrifice, en général, retire
(
lation individuelle des ressources est en principe vouée à la de la circulation profane des produits utiles; les dons du
( destruction: les individus qui l'effectuent ne possèdent pas potlatch, en principe, mobilisent des objets dès l'abord inu-
( vraiment, cette richesse, ce rang. Dans des conditions pri- tiles. L'industrie de luxe archaïque est la base du potlatch :

112 113
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

cette industrie dilapide évidemment les ressources représen- bordant, s'il n'était la splendeur des haillons et le sombre
tées par les quantités de travail humain disponibles. Ce sont, défi de l'indifférence. Si l'on veut, finalement, le mensonge
chez les Aztèques, « des manteaux, etes jupons, de.précieuses voue l'exubérance de la vie à la révolte.
chemises de femme ». Ou « des plumes de riches couleurs ...,
des pierres taillées..., des coquillages, des éventails, des pa-
lettes d'écaille..., des peaux de bêtes féroces préparées et
ornées de dessins ». Dans le Nord-Ouest américain, les ca-
nots et les maisons sont détruits, les chiens ou les esclaves
sont égorgés : ce sont des richesses utiles. Essentiellement )
les dons sont des objets de luxe (ailleurs les dons de nourriture
sont voués dès l'abord à la vaine consumation des fêtes).
On pourrait même dire que le potlatch est la manifestation
spécifique, la forme significative du luxe. Au-delà des formes
archaïques, en fait le luxe a gardé la valeur fonctionnelle du
potlatch, créateur du rang. Le luxe détermine encore le rang
de celui qui l'étale, et il n'est pas de rang élevé qui n'exige
un apparât. Mais les calculs mesquins de ceux qui jouissent
du luxe sont débordés de tous côtés. A travers les malfaçons,
}
ce qui luit dans la richesse prolonge l'éclat du soleil et ap-
pelle la passion: ce n'est pas ce qu'imaginent ceux qui l'ont
réduit à leur pauvreté, c'est le retour de l'immensité vivante
à la vérité de l'exubérance. Cette vérité détruit ceux qui
l'ont prise pour ce quelle n'est pas: le moins qu'on en puisse
dire est que les formes présentes de la richesse décomposent
et font une dérision de l'humanité ceux qui s'en croient les
détenteurs. A cet égard la société actuelle est une immense
contrefaçon, où cette vérité de la richesse est passée sournoi-
sement dans la misère. Le véritable luxe et le profond potlatch
de notre temps revient au misérable, s'entend à celui qui
s'étend sur la terre et méprise. Un luxe authentique exige
le mépris achevé des richesses, la sombre indifférence de qui )

refuse le travail et fait de sa vie, d'une part une splendeur


infiniment ruinée, d'autre part une insulte silencieuse au
mensonge laborieux des riches. Au-delà d'une exploitation
militaire. d'une mystification religieuse et d'un détournement
capitaliste. nul ne saurait retrouver désormais le sens de la
richesse. ce qu'elle annonce d'explosif. de prodigue et de dé-

114 115
,,-
(
-. .---
..
(

(
TROISIÈME PARTIE
LES DONNÉES HISTORIQ!lES II
(
LA SOCIETE D'ENTREPRISE MILITAIRE
ET
( LA SOCIETE D'ENTREPRISE RELIGIEUSE
\
\'

{
1
(
1, .
( 1

( .
(
(
(

\
(
(

(
(
(
(

(
(
(
I. LA SOCIETE CONQUERANTE : L'ISLAM

1. - DIFFICULTÉ DE DONNER UN SENS A LA RELIGION MU


SULMANE.

L'islam - la religion de Mahomet - est avec le boud-


dhisme et le christianisme une des trois religions univer-
selles . il groupe une part importante de la population du /
globe, et, à la condition que le fidèle remplisse dans sa vie
des obligations morales précises, il promet la béatitude après
la mort. Comme le christianisme, il affirme l'existence d'un
Dieu unique, mais ne transige jamais sur sa simplicité : il
regarde comme une horreur le dogme de la Trinité. Le mu-
.,1
sulman ne reconnaît qu'un Dieu, dont Mahomet est l'en-
voyé, mais il n'a pas d'accès à sa divinité. Mahomet n'est
pas comme Jésus, qui participe à la fois de l'homme et de
Dieu, un médiateur entre deux mondes. A la transcendance
divine de l'islam, il n'est pas d'atténuation : Mahomet n'est
qu'un homme, honoré d'une révélation décisive.
En principe, ces positions définissent suffisamment l'islam.
Nous y joignons la reconnaissance, au second plan, de la
tradition judée-chrétienne (les musulmans parlent d'Abraham,
de Jésus, mais ce dernier lui-même n'est qu'un prophète).
Reste l'histoire assez connue des disciples de Mahomet : les
conquêtes des premiers califes, la dislocation de l'empire, les
invasions successives des Mongoles et des Turcs, puis la déca-
dence des puissances musulmanes de nos jours.
Tout ceci est clair, mais ne l'est à vrai dire qu'en surface.
Si nous tentons d'accéder à l'esprit qui décida d'un mouve-
ment immense et qui ordonna, dans les siècles, la vie d'in-
nombrables multitudes, nous ne percevons pas ce qui aurait
pu nous toucher personnellement, mais des données for-

119

-'
l
( LA PART MAUDITE LA }'AR'l' MAUDlTE

melles, dont l'attrait sur le fidèle ne nous est à la rigueur se soumet à Dieu, à la discipline que Dieu exige, en censé-
sensible qu'à nous représenter la couleur locale de costumes, quence à celle qu'exigent ses lieutenants : l'islam est la
de villes dépaysantes et tout un enchaînement d'attitudes et discipline opposée à la virilité capricieuse, à l'individualisme
de gestes hiératiques. Mahomet lui-même, dont la vie nous des Arabes des tribus polythéistes. Rien de plus contraire aux
(
est connue, parle un langage qui n'a pas pour nous le sens idées qu'indique à nos yeux de mot viril de liberté.
clair et irremplaçable de celui du Bouddha ou du Christ. Un passage sur la guerre (p. 376-377) n'est pas moins
(
Pour peu que nous soyons éveillés, le Bouddha et le Christ étrange. Dermenghem a sans doute raison de souligner le
s'adressent à nous, mais Mahomet à d'autres ... fait que, pour Mahomet, la grande guerre sainte n'est pas
( C'est si vrai qu'à l'instant où l'indéniable séduction que celle du musulman contre l'infidèle, mais celle, de renonce-
< nous subissons veut s'exprimer en formule, nous ne savons ment, que sans cesse il lui faut mener contre lui-même. Il
rien dire. Les principes apparaissent alors ce qu'ils sont : a également raison de marquer le caractère modéré par une
étrangers à ce qui nous touche. Nous ne pouvons que re- évidente humanité des premières conquêtes de l'islam. Mais
courir à des facilités. si l'on parle « de la guerre » à propos de musulmans pour
Nous ne saurions douter de la sincérité - ni de la com- les louer, il est bon de ne pas séparer cette modération de
pétence - d'Emile Dermenghern, concluant le volume, si leurs principes. A leurs yeux, toute action violente est bonne
riche, que les Cahiers du Sud viennent de consacrer à l'islam contre l'infidèle. Dès les premiers temps, à Médine, les dis-
( par un aperçu des valeurs que l'islam nous apporte '. Il ciples de Mahomet vécurent de pillage. « A l'occasion d'une
( serait vain d'incriminer autre chose qu'une irréductible dif- razzia, écrit Maurice Gaudefroy-Demombynes, effectuée par
ficulté : mais que l'accent soit mis sur la liberté - opposée des musulmans en violation de la trêve des mois sacrés
(
à la servitude - sur la mansuétude - opposée à la vio- anté-islamiques, le Coran (II, 212) prescrivit le combat aux
lence - , a de quoi surprendre et indique le désarroi de musulmans »1.
~ qui veut formuler une sympathie profonde. Si Dermenghem Le Hadith (tradition écrite et sorte de code de l'islam
parle de liberté (p. 373), il exprime la sympathie qu'il éprouve ancien) organisa systématiquement la conquête. Il exclut les
(
en même temps pour la liberté et pour l'islam, mais les violences et les exactions inutiles. Le régime imposé à ceux
( citations qu'il allègue ne peuvent convaincre. « Dieu n'aime des vaincus qui pactisaient avec le vainqueur devait être
( pas les oppresseurs », dit le Coran. On admet l'antinomie humain, surtout s'il s'agissait d'hommes de l'écriture (chré-
de l'idée de Dieu et d'une injuste oppression, mais ce n'est tiens, juifs et zoroastriens). Ceux-ci ne furent soumis qu'à
( pas un trait musulman. On ne peut oublier pour autant le l'impôt. De même le hadith ordonna que les cultures, les
( caractère despotique en général de la souveraineté dans l'is- arbres, les travaux d'irrigation fussent respectés 2. Mais
lam. La liberté n'est-elle pas fondée dans la révolte, et la « l'iman de la communauté musulmane doit faire de jihad (la
même chose que l'insoumission? Or le mot même islam guerre sainte) contre les peuples du « territoire de guerre»
signifie soumission. Est musulman celui qui se soumet 2. Il qui avoisine immédiatement le « territoire d'islam », Les
(
1 Témoignages de l'Islam. Notes sur les valeurs permanentes et actuelles il a parfois admirablement parlé du mysticisme musulman, et seul est
de la civilisation musulmane, p. 371·.387. en cause son embarras lorsqu'il voulut définir les valeurs permanentes de
2 Bien entendu, Emile Dermenghem ne l'ignore pas, qui écrit plus loin l'islam.
t' (p. 381) : ({ '" puisque musulman signifie justement résigné, soumis ... ». 1 Les Institutions musulmanes, 3' éd., 1946, p 120.
L.I compétence de Dcrrncnghcrn, en matière d'islam, ne saurait être récusée, 2 lbid., p. 121.

120 121
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

chefs de l'armée doivent s'assurer que ces peuples connais- difficilement avant l'Hégire. Elles n'étaient pas toujours no-
sent les doctrines de l'islam et qu'ils refusent de les suivre; mades, mais des nomades aux sédentaires des bourgades -
dès lors il faut les combattre. La guerre sainte est donc en telle la Mecque ou Yatrib (la future Médine) - , la différence
permanence aux frontières de l'islam. Il n'y a point de véri- était relativement faible. Elles maintenaient dans de dures
·table paix possible entre les musulmans et les infidèles. C'est règles tribales un individualisme ombrageux, auquel était
là une notion théorique et absolue qui ne pouvait pas résister liée l'importance de la poésie. Les rivalités personnelles, ou
aux faits, et l'on a dû trouver l'expédient juridique, la bila, tribales, les assauts de bravoure, de galanterie, de prodigalité,
/
pour l'éviter tout en s'y conformant. La doctrine a admis d'éloquence, de talent poétique y avaient le plus grand rôle.
que les princes musulmans pouvaient conclure des trêves de Le don et le gaspillage ostentatoires y sévissaient et l'on
dix années au plus avec les infidèles, en cas de faiblesse in- peut sans doute conclure d'une prescription du Coran: « Ne
surmontable de l'Etat musulman et dans l'intérêt de celui-ci. donne pas pour avoir davantage» (LXXIV, 6), à l'existence
Ils sont libres de les rompre à leur gré, en faisant réparation d'une forme rituelle de potlatch. Beaucoup de ces tribus, de-
pour leur serment violé ». Comment ne pas voir en ces pré- meurées polythéistes, avaient des sacrifices sanglants (d'autres
ceptes une méthode d'extension - de croissance indéfinie - , étaient chrétiennes, d'autres juives, mais c'était alors la tribu,
la plus parfaite en même temps dans son principe, dans ses ce n'était pas l'individu qui avait choisi une religion; et il
effets, et dans la durée de ses effets? est douteux que la façon de vivre en fût très changée). La
Quelques autres vues de Dermenghem ne sortent pas non vengeance du sang, l'obligation pour les parents d'un homme
plus d'un à peu près sans visage. Mais ceci de clair apparaît : tué de se venger sur les parents du meurtrier, complétait cc }
comment saisir le sens d'une institution qui survit à sa rai- tableau de violences dilapidatrices.
)
son d'être? L'islam est une discipline appliquée à un effort A supposer que les régions voisines, douées d'une forte
méthodique de conquête. L'entreprise achevée est un cadre organisation militaire, aient été fermées à une possibilité
vide; dès lors les richesses morales qu'il maintient sont d'extension, ce mode de vie dispendieux pouvait assurer un
celles de l'humanité commune, mais les conséquences exté- équilibre durable (1a fréquente mise à mort des nouveau-nés
rieures en sont plus marquées, moins instables et plus for- de sexe féminin achevait d'éviter l'excédent numérique).
melles. Mais si les voisins s'étaient affaiblis, le maintien d'un mode
de vie qui empêche une composition de forces conséquentes
n'aurait pas permis d'en profiter. Une réforme préalable des
2. - LES SOCIÉTÉS DE CONSUMATION DES ARABES AVANT coutumes, la position d'un principe préalable de conquête,
L'HÉGIRE. d'entreprise et d'unification des forces était nécessaire à une
agression contre des Etats même en décadence. Apparemment
S'il nous faut préciser le sens de la discipline du pro- Mahomet n'eut pas l'intention de répondre aux possibilités
phète, de l'islam, nous ne pouvons nous en tenir à sa survie, qui découlaient de la faiblesse des Etats voisins : son ensei-
qui garde auprès de nous la beauté de la mort ou des ruines. gnement n'en eut pas moins la même portée que s'il avait
L'islam oppose au mo.ide arabe où il est né la détermination cu clairement l'idée de mettre l'occasion à profit.
qui fit un empire d'éléments jusqu'alors épars. Nous con- A proprement parler, ces Arabes pré-islamiques n'avaient
naissons relativement bien les petites communautés arabes, pas davantage que les Aztèques atteint le stade de la société
qui ne dépassaient pas les limites de la tribu, qui vivaient d'entreprise militaire. Ces modes de vie répondent au prin-

122 123

.
(
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

cipe d'une société de consumation. Mais entre des peuples même sens). Il interdit la vengeance du sang à l'intérieur de
de même stade, les Aztèques avaient exercé une hégémonie la communauté musulmane, mais l'admet comme l'infidèle. Il
militaire. Les Arabes, dont les voisins étaient l'Iran sassanide condamne le meurtre des enfants, l'usage du vin, et le don
i· et Byzance, étaient réduits à végéter. de rivalité. Il substitue à ce don de pure gloire l'aumône
( socialement utile. « Rends à tes proches ce qui leur est dû,
dit le Coran (XVII, 28-29, ainsi qu'au pauvre, et au voya-
(
geur, et ne gaspille pas comme un prodigue. Car en vérité
( les prodigues sont les frères des démons. » L'extrême géné-
{
3. - L'ISLAM NAISSANT OU LA SOCIÉTÉ RÉDUITE A L'ENTRE-
rosité, vertu majeure des tribus, est devenue soudain objet
PRISE MILITAIRE. d'aversion et l'orgueil individuel est maudit. Le guerrier
(
dilapidateur, intraitable, sauvage, amoureux et aimé des filles,
( le héros de la poésie des tribus, cède la place au soldat
« Le piétisme de l'islam primitif (... ), écrit H. Halma,
dévot, formel observateur de la discipline et des rites. La
mériterait certainement d'être étudié et examiné plus à fond,
coutume de la prière en commun ne cesse pas d'affirmer au
.( surtout depuis que Max Weber et Sombart ont démontré de
dehors ce changement : on l'a justement comparée à l'exer-
{
toute évidence l'importance de la conception piétiste dans les
cice militaire, qui unifie et mécanise les cœurs. Le contraste
origines et dans l'évolution du capitalisme» 1. Cette réflexion
( du Coran (et du hadith) avec le monde capricieux de la poésie
de l'écrivain finlandais est d'autant mieux fondée que le symbolise ce reniement. Ce n'est qu'après l'irrésistible vague
( piétisme des juifs et des protestants était de son côté animé de conquête de l'armée dévote que fut reprise la tradition
d'intentions étrangères au capitalisme. Il n'en eut pas moins poétique: l'islam vainqueur n'était pas tenu à la même sévé-
pour effet la naissance d'une économie où domina l'accumu- rité, la dilapidation généreuse, dont la nostalgie durait, n'avait
lation du capital (au détriment de la consumation, de règle plus d'inconvénient dès l'instant où l'empire avait affermi
( au Moyen Age) 2. Quoi qu'il en fût, Mahomet n'aurait pu sa domination.
(
mieux faire s'il avait délibérément voulu changer en instru- L'alternance de l'austérité, qui accumule, et de la prodiga-
ment efficace de conquête l'agitation perdue et ruineuse des lité, qui dissipe, est dans l'usage de l'énergie le rythme ordi-
( Arabes de son temps.
naire. Seules l'austérité relative et l'absence de dissipation
( L'action du puritanisme musulman est comparable à celle permettent la croissance des systèmes de force que sont les
1 du directeur d'une usine où se serait établi le désordre : il
( III êtres vivants ou les sociétés. Mais, au moins pour un temps,
1
remédie sagement dans l'installation à toutes les failles qui la croissance a ses limites et il faut dissiper l'excédent qui
( 1
avaient laissé se perdre l'énergie et réduit à rien le rende- ne peut être accumulé. Ce qui situe l'islam à part dans ces
1,
( ment. Mahomet oppose le din, la foi, la discipline soumise, mouvements est l'ouverture qu'il eut dès l'abord vers une
à la murutoa, à l'idéal de « virilité» individuelle et glorieuse croissance apparemment illimitée de la puissance. Ce n'était
(
des tribus anté-islamiques (Richelieu combattant les tradi- nullement une visée, un projet suivis, mais d'elle-même la
tions de l'honneur féodal, le duel, allait par calcul en ce chance effectuait tout le possible. La chance était portée
Ilf d'ailleurs par un minimum de nécessité. Il est relativement
1 Mahomet, Prophète des Arabes, 1946, p. 72. facile d'assembler des gens en raison d'un enthousiasme qu'on
2 Voir plus bas, p. 143 55. leur inspire. Mais il faut leur donner quelque chose à faire.
,
'f'

124 125
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

Assembler, exalter, c'est d'abord dégager une force inap- moyen d'extension, investit sans notable destruction les nou-
pliquée : elle ne peut suivre l'impulsion et prendre essor que velles ressources dans un système de forces fermé, de plus en
si on l'emploie dès qu'on en dispose. Dès l'abord l'islam eut plus vaste et croissant de plus en plus vite. Le mouvement
la chance d'avoir à s'opposer violemment au monde où il prit rappelle le développement de l'industrie par l'accumulation
naissance. L'enseignement de Mahomet l'oppose à la tribu capitaliste: si un frein est opposé au gaspillage, si le dévelop-
dont il blasphémait les traditions. La tribu menaça de l'ex- pement n'a plus de limite formelle, l'afflux de l'énergie
clure, ce qui équivalait à la mort. Il dut ainsi nier le lien ordonne la croissance, la croissance multiplie l'accumulation.
tribal, et comme une existence sans lien n'était pas alors Une perfection si rare néanmoins n'est pas sans contrepar-
concevable, instituer entre ses adeptes et lui un lien d'une tie. Si l'on oppose les conquêtes musulmanes au développe-
autre nature. Ce fut le sens de l'Hégire, qui commence à bon ment des religions chrétiennes ou bouddhistes, on remarque
droit l'ère musulmane: la fuite de Mahomet de La Mecque vite l'impuissance relative de l'islam : c'est que la puissance,
à Médine consacra la rupture des liens du sang et la position pour se composer, exige que l'on renonce à son usage. Le dé-
d'une nouvelle communauté fondée sur une fraternité d'élec- veloppement de l'industrie exige une limite de la consomma-
tion, ouverte à qui en adoptait les formes religieuses. Le tian: l'équipement compte en premier lieu, on lui subordonne
christianisme date de la naissance individuelle d'un dieu ré- l'intérêt immédiat. Le principe même de l'islam impliqua le
dempteur : l'islam de la venue au monde d'une communauté, même ordre de valeurs : à la recherche d'une puissance plus
d'un Etat d'un genre nouveau, qui n'avait pour fondement ni grande, la vie perd un pouvoir immédiat de disposition. L'is-
le sang ni le lieu. L'islam diffère du christianisme et du boud- lam évitant la faiblesse morale des communautés chrétiennes
dhisme en ce qu'il devint, dès l'Hégire, autre chose qu'un en- et bouddhistes (réduites à servir un système politique inchan-
seignement diffusé dans le cadre d'une société déjà formée gé), tomba dans une faiblesse plus grande, conséquence d'une
(communauté sanguine ou locale) : ce fut l'institution d'une parfaite soumission de la vie religieuse à la nécessité militaire.
société fondée sur le nouvel enseignement. Le pieux musulman ne renonça pas seulement aux dilapida-
Ce principe était en un sens parfait. On n'avait que faire tions du monde de la tribu, mais en général à toute dépense
d'équivoque ou de compromis: le chef religieux était en même de force qui ne fût pas violence extérieure tournée contre
temps le législateur, le juge et le chef d'armée. On ne peut l'ennemi infidèle. La violence intérieure qui fonde une vie
imaginer de communauté plus rigoureusement unie. La vo- religieuse et culmine dans le sacrifice ne joua dans l'islam
lonté était seule à l'origine du lien social (mais elle ne pouvait des premiers temps qu'un rôle secondaire. C'est que l'islam
le rompre), ce qui n'offrait pas seulement l'avantage d'assurer n'est pas d'abord consumation, mais, comme le capitalisme,
la profonde unité morale, mais d'ouvrir l'islam à l'extension accumulation des forces disponibles. Il est dans son essence
indéfinie. première étranger à toute dramatisation, à toute contempla-
C'était une admirable machinerie. L'ordre militaire succé- tion transie du drame. Rien qui réponde en lui à la mort du
dait à l'anarchie des peuplades rivales et les ressources indivi- Christ en croix, ou à l'ivresse d'anéantissement du Bouddha.
duelles, qui n'étaient plus gaspillées vainement, passaient au Il s'oppose comme le souverain militaire, qui déchaîne sa
service de la communauté armée. Levée la difficulté (la limite violence contre l'ennemi, au souverain religieux, qui subit
de la tribu) qui s'opposait jadis à la croissance, les forces indi- la violence. Le souverain militaire n'est jamais mis à mort et
viduelles se réservaient en vue des campagnes militaires. même il tend à mettre fin aux sacrifices, il est là pour diriger
Enfin la conquête, dont les hadith firent méthodiquement un la violence au dehors, et préserver d'une consumation in té-

126 127
(
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

rieure - de la ruine - , la force vive de la communauté. Il sion même, chevaleresque, prit au temps des Croisades un
est dès l'abord engagé sur la voie des appropriations, des sens nouveau, poétique, et lié à la valeur de la passion. Au
conquêtes, des dépenses calculées, qui ont l'accroissement XIIe siècle, en Occident, l'interprétation banale du rituel de
pour fin. L'islam est en un sens, en son unité, une synthèse l'armement était musulman. Et la naissance, dans le sud de
( des formes religieuses et militaires, mais le roi militaire pou- la France, de la poésie de la passion prolonge en apparence
vait laisser, à côté de lui, les formes religieuses intactes : une tradition remontant, par l'Andalousie, à ces concours de
(
l'islam les subordonne aux militaires, il a réduit les sacrifices, poésie des tribus qui provoquaient la réaction austère du
( bornant la religion à la morale, à l'aumône, et à l'observation prophète 1.
(
\
des prières.

( 4. - L'ISLAM TARDIF OU LE RETOUR A LA STABILITÉ.

(
( Donné dans la fondation et la conquête, le sens de l'islam
( se perd dans l'empire musulman constitué. Dès qu'en raison
de ses victoires l'islam cessa d'être une rigoureuse consécra-
(
tion des forces vives à la croissance, il n'en demeura qu'un
cadre vide et rigide. Ce qui lui vint d'ailleurs ne passa que
transfiguré dans cette cohésion rigoureuse. Mais si l'on excepte
la cohésion, il n'est rien en lui qui ne fût donné avant lui. Il
( s'ouvrit vite à l'influence des pays conquis dont il hérita les
(
i richesses.
( !1
1
Le moins étrange n'est pas qu'une fois les conquêtes assi-
ses, le fond de civilisation arabe dont la négation avait été un
( l fondement se retrouva vivace et pour ainsi dire inchangé.
( Il; Quelque chose de cette muruwa des tribus, à laquelle Maho-
met oppose les rigueurs du Coran, subsiste dans le monde
( 1 Henri PÉRÈS consacre à la question de l'influence andalouse un re-
arabe, qui garda une tradition de valeur chevaleresque, où la marquable article du cahier L'Islam et l'Occident: la Poédie arabe d'An-
( violence s'unit à la prodigalité, et l'amour à la poésie. Qui dalousie et ses relations possibles avec la Poésie des Troubadours, p. 107-130.
plus est, ce que nous tenons nous-mêmes de l'islam ne parti. Li! question, selon l'auteur, ne peut être absolument tranchée, mais les
( rapports sont bien marqués. Ils ne concernent pas seulement le contenu,
cipe pas de l'apport de Mahomet, mais précisément de cette les thèmes fondamentaux mais la forme de la poésie. La coïncidence de
(
valeur condamnée. Il est curieux de reconnaître une influence la grande époque de la poésie arabe d'Andalousie (xl" siècle) et de 13
( arabe dans notre « religion» chevaleresque, si différente de naissance de la poésie courtoise de langue d'oc (fin du XI' siècle) est
frappante. D'autre part, les relations entre le monde musulman espagnol
l'institution de la chevalerie que les chansons de gestes révè- el le monde chrétien du nord de l'Espagne ou de la France peuvent être
lent, celle-ci, très étrangère au monde musulman. L'exprès- établies avec précision.
,
~l':

128 129
LA PART MAUDITE

pable de lutter militairement, incapable d'opposer à deux


invasions successives, anglaise (1904), chinoise (1909), mieux
qu'une résistance d'un jour. Une insurmontable infériorité
d'armement rendait, il est vrai, la défaite de l'envahisseur
improbable. Pourtant d'autres armées mal équipées s'oppo-
sèrent aiIIeurs utilement même à des forces blindées. Et le
II. LA SOCIETE DESARMEE: LE LAMAISME Tibet a l'avantage d'une position pour ainsi dire inaccessible.
Il s'agit en vérité d'une détermination décidée. Les Népalais,
dont la race, la situation géographique et la civilisation maté.
1. - LES SOCIÉTÉS PAISIBLES. riclle sont peu différentes, ont au contraire une grande capa.
cité militaire (ils envahirent même à plusieurs reprises le
L'islam diffère par des traits en un sens exagérés des ba- Tibet).
nales sociétés d'entreprise militaire. On y voit portées à Il est facile à première vue de donner une raison de ce
l'extrême des tendances moins accusées dans les entreprises caractère paisible: le bouddhisme en est l'origine, qui inter-
impériales de l'Antiquité classique ou de la Chine. On n'y dit à ses fidèles de tuer. Le Népal guerrier est dominé politi-
trouve pas, il est vrai, la naissance connexe d'une morale : quement par l'aristocratie militaire, hindouiste, des Gour-
l'islam adopta une morale donnée avant lui. Mais sa rupture khas. Mais les Tibétains bouddhistes sont très pieux : leur
tranchée avec la société dont il sortit donne à la figure qu'il souverain est un haut dignitaire du clergé. L'explication néan-
a composée une netteté que n'ont pas les empires plus moins n'est pas si claire: malgré tout, devant l'invasion, une
anciens. La surbordination de la conquête à la morale en réaction tout à fait molle est bizarre. D'autres religions con-
précise même et en abrège le sens. damnent la guerre: et les peuples qui les professent, évidem-
Il est paradoxal, peut-être, de l'avoir, de préférence à ment ne s'en tuent pas plus mal. On aimerait regarder les
Rome ou à la Chine, plus classiques, choisi pour illustrer un choses de près : l'ouvrage posthume d'un agent britannique,
type de civilisation. De même il est étrange d'alléguer, à la sir Charles Bell, consacré aussi bien à l'histoire du Tibet, sous
place de l'Eglise chrétienne, le lamaïsme, pour décrire une son règne, qu'à la vie personnelle du treizième Dalaï-Lama
société désarmée. Mais l'opposition est plus marquée, le jeu (1876-1934), permet de suivre assez bien le mécanisme maté.
des éléments est plus intelligible à donner des exemples riel du système 1.
extrêmes.
Dans une humanité de toutes parts prête à faire éclater la
guerre, le Tibet paradoxalement est une enclave de civilisation
paisible, aussi bien qu'à l'attaque inapte à la défensive. La 2. - LE TIBET MODERNE ET SON ANNALISTE ANGLAIS.
pauvreté, l'immensité, le relief, le froid sont ici les seuls
défenseurs d'un pays sans force militaire. La population, peu Ce livre de Charles BeII est mieux qu'une biographie ou un
différente de race des Huns et des Mongols (autrefois d'ail- travail d'histoire: ce n'est pas une œuvre composée. C'est un
leurs les Tibétains envahissaient la Chine, exigeaient des
empereurs un tribut), apparaît au début du xx" siècle inca-
1 Portrait of the Datai-Lama, Londres, 1946, in-S".
130
131
Ii t~, ": ~ ..". '. . ~:]
.'
" -;J'--
~ . .
LA PART MAUDITE L",~~,=~,-~,~.;;~,~",. _ .,;., .__ =".",.,~" .,!-,A PART MAUDITE

document de première main, la chronique désordonnée d'un taire. Le Tibet ne pouvait-il avoir une armée à la mesure de
témoin mêlé aux événements, racontant à mesure ce qui lui ses moyens? Les difficultés qu'il rencontra permettent préci-
arrive. Brièvement, l'auteur expose ce qu'il n'a pas directe- sément de suivre un paradoxe économique. Les diverses possi-
ment connu, mais il s'étend plus loin sur les menus faits de sa bilités de la société humaine et les conditions générales d'un
( propre vie: qu'il séjourne au Tibet ou se trouve dans l'Inde équilibre en ressortent plus nettement.
( en contact avec le Dalaï-Lama, il ne nous fait plus grâce d'un
iota. L'ouvrage est peut-être mal fait, mais il est plus vivant,
(
et donne davantage qu'une étude en règle; c'est un fouillis,
(
3. - LE POUVOIR PUREMENT RELIGIEUX DU DALAI·LAMA.
mais il importe peu: nous n'avons pas sur la civilisation du
{ Tibet de document moins systématique ni plus complet. Char- L'objet particulier du dernier livre de Charles Bell (mort
les Bell est le premier blanc qui ait eu avec un Dalaï-Lama des en 1940) est la biographie du treizième Dalaï-Lama. Ce pro-
(
relations suivies, fondées sur une sorte d'amitié. Ce très hon- pos l'a naturellement entraîné à rappeler les origines connues
( nête agent diplomatique semble avoir eu à cœur en même d'une institution qui n'a d'analogue à la rigueur que la pa-
( temps que ceux de son propre pays les intérêts du Tibet, dont pauté. Je résumerai ces données historiques. Le bouddhisme
la langue lui était familière. Même le gouvernement de l'Inde, fut introduit au Tibet en 640. Le Tibet était alors gouverné
(
peu soucieux de se lier, semble n'avoir recouru à ses services par des rois, et, dans les premiers temps, le développement
( qu'avec un peu d'hésitation. Dans l'esprit de Charles Bell, de cette religion n'affaiblit nullement ce pays, qui fut au
( les Anglais auraient dû aider les Tibétains à maintenir leur VIlle siècle une des principales puissances militaires de l'Asie.
indépendance, à s'affranchir décidément du joug chinois. Les Mais le monachisme bouddhiste s'y étendit et l'influence des
(
Anglais s'engagèrent à la fin dans cette politique, qui devait monastères à la longue menaça de l'intérieur celle des rois.
i\ faire du Tibet une zone d'influence, mais prudemment : ils Un réformateur, Tsong-Ka-Pa, fonda au XIe siècle une secte
( voyaient l'avantage d'un Etat-tampon, ils désiraient vivement plus sévère, où les moines observèrent strictement le célibat.
un Tibet autonome et fort, mais il ne fallait pas payer d'em- La secte réformée des « bonnets jaunes » s'opposa à celle
(
barras graves un rempart contre des embarras éventuels. Ils relâchée des « bonnets rouges ». On prêta aux plus grands
( voulaient éviter le voisinage des Chinois, mais non s'ils de- dignitaires des « bonnets jaunes » un caractère de sainteté,
( vaient pour autant soutenir indirectement des hostilités contre de divinité même, qui, se retrouvant dans leurs successeurs,
eux. leur donnait la puissance spirituelle et la souveraineté reli-
(
Une période J'amitié angle-tibétaine, assez chaude aux gieuse. L'un d'entre eux, grand lama du « Tas de riz », mo-
( environs de 1920, a du moins permis à l'auteur de séjourner nastère voisin de Lhassa, s'appuya sur un chef mongol qui
( Il à loisir et d'agir politiquement dans un pays qui était demeuré
fermé aux blancs pendant plus d'un siècle. Et sans doute on
battit un dernier roi « bonnet rouge », De cette façon le Tibet
passa sous l'autorité du « Dalaï-Lama », titre mongol donné
n'ignorait pas, jusqu'à Bell, les institutions du Tibet, mais on à cette occasion à la cinquième incarnation de ce personnage
n'en pouvait saisir du dedans la vie et les vicissitudes. Nom surhumain.
n'entrons dans un système que si nous en percevons les oscil- Ce Dalaï-Lama n'était pas sûrement le plus important des'
lations, si nous découvrons à l'épreuve une interaction des dieux incarnés du Tibet. Les récits à demi légendaires qui
éléments. Charles Bell en un an de séjour à Lhassa s'efforça concernent les origines donnent en un sens une dignité supé-
d'engager le gouvernement du Tibet dans une politique mili- rieure au « Panchen » de Ta-shi Lun-po (monastère situé à
~(~

132 133
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

l'ouest de Lhassa). A la vérité l'autorité spirituelle du Dalai- Il était d'autant plus aisé d'annuler le pouvoir du Dalaï-
Lama s'accrut du fait de son autorité temporelle. Le Pan- Lama qu'un mode de succession bizarre abandonnait pério-
chen a lui-même, en dehors d'un immense prestige religieux, diquement, durant de longs interrègnes, le pays à des régents.
le gouvernement séculier d'une province; il a sa politique Aux yeux des Tibétains, le Dalaï-Lama n'est pas mortel: ou
particulière, à titre de vassal indocile. Il en est de même, à plutôt il ne meurt qu'en apparence et se réincarne aussitôt.
de moindres degrés, d'autres grands lamas, puisqu'un monas- Il était regardé dès l'origine comme l'incarnation d'un être
tère important est un fief dans un royaume peu centralisé et mythique, Chen-re-zi, dans le panthéon des bouddhistes pro-
comme un Etat dans l'Etat. Mais la souveraineté du Dalaï- tecteur et dieu du Tibet. La réincarnation générale des êtres
Lama prit consistance en ce qu'elle cessa d'être liée à la fonc- humains après leur mort (en d'autres créatures animales ou
tion qui la fonda. De notre temps, le chef du gouvernement humaines) pour les bouddhistes est l'objet d'une croyance
du Tibet est si peu le grand lama du « Tas de riz » que ce fondamentale. Ainsi lors du décès d'un Dalaï-Lama, toujours
monastère, parfois révolté, put mener une politique pro-chi- attribuée au désir de mourir, faut-il se mettre en quête d'un
noise et contrarier la politique pro-anglaise de Lhassa. enfant mâle, dans le corps duquel il n'a pas tardé à renaître.
Ce caractère indécis des institutions locales se retrouve Un oracle officiel désigne la contrée, des enquêtes sont menées
dans les relations du Tibet avec la Chine. L'autorité du sur les enfants mis au monde en un délai qui réponde à la
Dalaï-Lama, qu'aucune puissance militaire ne fonde, n'a ja- mort du défunt. Le signe décisif est la reconnaissance d'objets
mais dominé que fragilement des jeux de forces auxquels qui servirent à la précédente incarnation : l'enfant doit les
elle ne peut opposer d'obstacle réel. Une souveraineté est pré- choisir entre d'autres similaires. Le jeune Dalaï-Lama, décou-
caire qui ne dispose pas à la fois de l'envoûtement religieux vert à l'âge de quatre ans, est alors introduit puis intronisé,
du peuple et de l'obéissance à demi mercenaire, à demi affec- mais il n'exerce pas le pouvoir avant sa dix-neuvième année.
tive d'une armée. Aussi bien le Tibet théocratique est-il en Ainsi, compte tenu d'un délai de réincarnation, une régence
peu de temps tombé sous la suzeraineté de la Chine. L'origine de vingt ans sépare nécessairement deux règnes. Encore est-
de cette vassalité n'est pas claire. Les Tibétains contestent la elle souvent prolongée. Il suffit que le jeune souverain meure
version chinoise, les Chinois, celles des Tibétains. Le Tibet assez tôt. En fait, les quatre Dalai-Lama antérieurs au trei-
fut souvent, dès l'antiquité, soumis à la Chine, mais non zième sont morts avant ou peu après la prise du pouvoir.
comme un fief à un suzerain (du fait d'un droit fondé sur une A quoi les intérêts des ambans chinois passent pour n'avoir
tradition reconnue des deux parties) ; il s'agissait de force pas été étrangers. Un régent est plus docile et d'ailleurs a lui-
et la force renversait vite ce que la force avait établi. La même quelque intérêt à recourir aux facilités du poison.
Chine intervint dès le XVIIe siècle au Tibet, autant qu'elle put
elle contrôla le choix des Dalaï-Lama ; un amban, haut com-
missaire appuyé d'une garnison, avait la réalité du pouvoir sé- 4. - L'IMPUISSANCE ET LA RÉVOLTE DU TREIZIÈME DALAI-
culier. En général, la garnison semble avoir été faible, le Tibet LAMA.
n'était pas un protectorat (nulle colonisation, l'administration
demeurait purement tibétaine). Mais la Chine avait la haute Par exception, le treizième Dalai-Larna survécut. Peut-être
main et du fait de ses agents la souveraineté du Dalaï-Lama en raison d'un déclin, sensible par ailleurs, de l'influence chi-
était fictive: si elle était divine, elle était dans la même mesure noise. Déjà l'amban s'était abstenu lors du choix de l'enfant.
impuissante. Ce nouveau dieu était né en 1876, il fut, en 1895, investi de

134 135
LA PART MAUDIT E
LA PART MAUDIT E

pleins pouvoirs, à la fois religieux et séculiers. Le Tibet n'était


il avait, le jour où il parvint à Lhassa, une armée chinoise aux
pas alors mieux armé qu'auparavant, mais il est généralement
talons, chargée de mettre à mort ses ministres et de l'enfer-
défendu par une extrême difficulté de ses accès. Le pouvoir
mer lui-même dans un temple. Il reprit le chemin de l'exil,
de fait du Dalaï-Larna est toujours possible au premier relâ-
cette fois vers le sud. En plein hiver, à travers des tourmentes
chement de l'attent ion des Chinois, mais il est alors tout à fait
de neige, à cheval, harassé, il parvint, suivi des siens, à un
précaire. Le jeune souverain l'appri t vite, malgré l'ignorance
où le tint d'abord l'éloignement de tout et une éducation poste-frontière où il demanda la protection de deux télégra-
( phistes anglais qu'il fit éveiller dans la nuit. Il démontrait
d'idole, de moine perdu dans la méditation. Il commit une
( première faute : une lettre du vice-roi de l'Inde demandait ainsi que le pouvoir religieux le mieux établi est à la merci
{
1 t l'ouver ture aux Hindous de marchés tibétai ns: le Dalaï-Larna d'un pouvoir réel, fondé sur la force armée. Il ne pouvait, lui,
;'
, la renvoya sans l'avoir ouverte. L'affaire en elle-même avait fonder que sur la fatigue, à la rigueur sur la prudence des
( î pays voisins. Les Anglais accueillirent volontiers ce fugitif, qui
f peu d'intér êt, mais les Anglais ne pouvaient souffrir à côté
( r d'eux un pays qui leur soit fermé, qui risquât de s'ouvri r
n'avait pu gouverner lui-même, mais sans lequel l'autor ité
( .

(
i,
.
à l'influence russe, et même, on en parlait, d'être cédée à la
Russie par les Chinois. Le gouvernement de l'Inde envoya
était vaine. De son côté le Dalaï-Lama, qu'une expérience
amère avait instruit, vit le parti qu'il pouvait tirer d'un anta-
gonisme entre l'Inde anglaise et la Chine. Mais HIe surestima.
une mission politique, chargée d'établ ir des relations satis-
( L'antagonisme entre eux des voisins et l'autor ité souveraine
faisantes avec Lhassa. Les Tibétains s'opposèrent à l'entrée
sont utiles à l'autonomie d'un Etat mais ils ne peuvent l'assu-
( des envoyés dans leur territoire. Ainsi la mission devint-elle
rer seuls. Les Anglais sollicités répondirent mal à l'attent e
militai re: à la tête d'un détachement, le colonel Longhusband
( anxieuse de l'exilé. Ils refusèrent leur appui, se bornan t ami-
brisa la résistance et marcha sur Lhassa. Les Chinois ne bou-
( calement à former le vœu de voir un jour le Tibet fort, et
gèrent pas, le Dalaï-Lama s'enfuit mais il remit auparavant le
libéré du joug chinois. Seules les difficultés intérieures de la
( sceau gouvernemental à un religieux d'une sainteté et d'une
Chine (la chute de l'Empi re en 1911) à la fin renversèrent la
science reconnues. Les Anglais n'imposèrent en quittan t
( situation. Les Tibétains chassèrent de Lhassa une garnison
Lhassa d'autre s conditions que l'ouver ture de trois villes
(
dont 1("'> chefs n'avaient plus d'autor ité. L'amban et le corn-
tibétaines au commerce, la reconnaissance de leur protect orat
mandant des forces chinoises se rendirent. Le Dalaï-Lama
( sur une province frontière, le Sikkim ; enfin nulle autre puis-
rentra dans la capitale et revint au pouvoir après un exil de
sance étrangère ne devait intervenir au Tibet. Ce traité défi-
( sept ans: il sut très habilement s'y maintenir jusqu'à sa mort
nissait une zone d'influence anglaise, mais il reconnaissait
(1934).
( d'autre part, implicitement, la souveraineté du Tibet : il
ignorait la suzeraineté chinoise. Les Chinois proclamèrent par Ceci distingua ce treizième Dalaï-Lama qu'ayant survécu, il
( acquit l'expérience du pouvoir. Mais dans les conditions les
affiches, en quelques villes du Tibet, la déposition du Dalaï-
( Lama, mais la population couvrit ces papiers d'ordures. Le plus contraires. Aucune tradition n'était là qui le pût guider.
( Dalaï-Larna séjourna quatre années en Chine, passant de la Ses maîtres lui avaient donné les connaissances d'un moine,
Mongolie au Chan-si, puis à Pékin : les relations du Bouddha il n'avait guère appris que l'ensorcelante et paisible méditation
(
vivant au Fils du Ciel demeuraient tout ce temps indécises lamaïque, qu'ord onnent des spéculations minutieuses, une
(
(les Chinois parure nt oublier la déposition) et tendues. Assez mythologie et une métaphysique profondes. Les études pour-
brusquement, le Dalaï-Lama reprit le chemin du Tibet. Mais suivies dans les lamasseries tibétaines sont des plus savantes
•l et les moines excellent à des controverses difficiles. Mais d'une
'--1

136
137
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE
dernier Je pouvoir de résister à la pression du dehors. Il avait
telle éducation, on peut attendre gu 'elle endorme plutôt cessé d'avoir à cette fin la force d'attraction nécessaire à la
qu'elle n'éveille un sentiment des nécessités politiques. Sur- réunion d'une armée suffisante. Mais le souverain qui, dans
tout en cette partie du monde inaccessible et volontairement ces conditions, lui avait succédé n'avait pu le faire qu'en appa-
fermée au dehors. Surtout en un temps où les seuls étrangers rence : il n'avait pa'> hérité ce pouvoir militaire qu'il avait
admis au Tibet étaient des Chinois, n'ayant ni le désir ni la détruit. Le monde des prières l'avait emporté sur celui des
possibilité d'informer. armes, mais il avait détruit sans acguérir la force. Il avait dû,
Le treizième Dalaï-Lama fit lentement, mais avec une appli- pour vaincre, recourir à l'étranger. Et il restait à la merci des
cation et une sagacité soutenues, la découverte du monde. Il forces du dehors, puisque au dedans il avait détruit ce qui
mit ses années d'exil à profit, ne négligeant jamais l'occasion résistait.
d'acquérir des connaissances utiles à la conduite du gouver- Ces relâchements accidentels, vite suivis de retour, de la
nement. Il connut, lors d'un passage à Calcutta, où le vice- pression cil! dehors, qui avaient permis au treizième Dalaï-
roi le reçut, les ressources des civilisations avancées. Il cessa Lama Je durer, n'avaient pu à la fin lui donner que la preuve
dès lors d'ignorer le reste d'un monde olt il devait jouer sa de son dénuement. Etant ce qu'il était, il n'avait pas en vérité
partie. Le Tibet en sa personne prit conscience de jeux de le pouvoir de l'être. Il était dans son essence en vérité de
forces extérieures, qui ne pouvaient être impunément ignorés disparaître Je jour où la possibilité du pouvoir lui était don.
ou niés. Plus précisément, cette force religieuse et divine, née. Ce n'était peut-être pas au neuvième, dixième, onzième
qu'il était, reconnut ses limites : et que, sans force militaire, et douzième Dalaï-Larna, tués à leur majorité, que le destin
elle ne pouvait rien. Son pouvoir était si clairement limité à avait été contraire. Et la chance apparente du treizième en
la souveraineté intérieure, à l'empire des cérémonies sacrées était peut-être le malheur. Le treizième, néanmoins, la reçut
et des méditations silencieuses, qu'assez naïvement il offrit scrupuleusement; il reçut scrupuleusement cette charge d'un
aux Anglais la charge de la souveraineté extérieure et la déci- pouvoir qui ne pouvait être exercé, qui était par essence
sion touchant les relations du Tibet avec le dehors; ils ouvert au dehors et qui, du dehors, ne pouvait attendre que
devaient seulement, à l'intérieur, continuer d'être absents. la mort. Il résolut alors de renoncer à son essence.
(Le Bouthan avait alors accepté et reçu ces conditions, mais
ce petit pays du nord de l'Inde est un Etat dont les affaires
sont peu conséquentes.) Les Anglais n'examinèrent pas la 5. - LA RÉVOLTE DES MOINES CONTRE DNE TENTATIVE
proposition: ils ne voulaient au Tibet d'autre influence que D'ORGANISATION MILITAIRE.
la leur, mais ils voulaient des droits limitant ceux des autres,
et non une charge. A peu près sans secours et sans force, le A la faveur d'un répit (fatigue, puis révolution de la Chine)
Dalaï-Lama devait ainsi faire face au reste du monde et cette qui lui avait permis de durer puis de surmonter, le Dalaï-
tâche lui pesait. Lama en vint à l'idée de rendre au Tibet la puissance dont le
Or « nul ne peut servir deux maîtres », Le Tibet, en son lamaïsme le privait. Il fut dans cette tâche assisté des conseils
temps, avait choisi les moines: il avait négligé ses rois. Tout de son biographe anglais. Charles Bell, en effet, comme agent
le prestige était allé à des lamas, qu'entouraient des légendes politique du gouvernement de l'Inde, à la fin engagea l'An-
et des rites divins. Ce système avait entraîné l'abandon de la gleterre dans une politique amicale. L'aide militaire directe
force militaire. Ou plutôt le pouvoir militaire était mort : le demeurait refusée; même on n'envisageait pas de livraisons
fait qu'un lama balançait le prestige d'un roi avait retiré à ce
139
138
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

d'armement, mais, durant une mission officielle d'un an, Char­ mençait la fête de la Grande Prière, qui attire à Lhassa un
les Bell, « en son Hom personnel », soutint le Dalaï-Larna concours de cinquante à soixante mille moines. Une partie
dans un effort d'organisation militaire. Il s'agissait, progressi­ de cette foule parcourut la ville en criant: « Venez avec nous
vement - en vingt ans - de porter l'armée de six mille et battez-vous. Nous sommes prêts à donner notre vie. » La
! à dix-sept mille hommes! Une taxe sur les propriétés laïques
.~ fête se déroula dans la tension. Les tenants de l'armée et
.~
et monastiques assurerait les frais de l'opération. L'autorité Bell lui-même assistèrent à des cérémonies féeriques, se mêlè­
i
1· du Dalaï-Lama obligeait les notables à céder. Mais s'il est rent dans la rue à la populace, faisant bonne figure à l'orage,
facile personnellement de renoncer, s'il est possible encore à la merci d'une excitation qui aurait soudainement pris corps.
d'entraîner des ministres et des dignitaires, on ne peut, brus­ Une épuration assez légère, exceptionnelle à vrai dire, s'ensui­
quement, priver une société de son essence. vit et la rébellion fit long feu. La politique militaire du Dalaï­
1 Non seulement la masse des moines, mais le peuple était Lama était prudente : un bon sens élémentaire la fondait et
touché. L'accroissement de l'armée, même léger, diminuait l'hostilité générale ne pouvait rien lui opposer d'avouable.
( l'importance des moines. Or il n'est dans ce pays de paroles, La cause des moines allait dans le sens de la trahison, non
( de rites, de fête, de conscience, en un mot de vie humaine qui seulement du Tibet, mais du monachisme lui-même. Elle se
1, ne dépende d'eux. Le reste tourne autour. Quelqu'un, par heurtait à la fermeté d'un gouvernement fort intérieurement,
impossible, se détournerait-il, il tirerait encore des moines elle était perdue d'avance. Et ce n'est pas son échec qui
son sens et la possibilité d'une expression. Devant le peuple, étonne mais qu'un premier mouvement de foule l'ait main­
la venue d'un élément nouveau, qui ne se borne plus à sur­ tenu si ardemment. Le paradoxe est tel qu'il en faut chercher
vivre, qui s)accroisse, ne pouvait être justifié par d'autre voix de profondes raisons.
que la leur. A ce point le sens d'une action ou d'une possi­
bilité était donné par et pour les moines que les rares tenants
de l'armée la représentaient comme l'unique moyen de main­ 6. - LA CONSUMATION PAR LES LAMAS DE LA TOTALITÉ DE
tenir la religion. Les Chinois en 1909 avaient brûlé les monas­ L'EXCÉDENT.
(
tères, tué les religieux, détruit les livres saints. Mais le Tibet,
( par essence, était la même chose que les monastères. De quoi, J'écarterai d'abord l'explication superficielle. Charles Bell
( répondait-on, servait-il de lutter pour maintenir un principe insiste sur le fait que la religion bouddhiste interdit la vio­
si lutter relevait d'abord Je l'abandon du principe? Un lama lence et condamne la guerre. Mais d'autres religions ont ces
(
,.'
, important de Lhassa l'expliquait à Charles Bell: « Il est inu­ principes et l'on sait ce que valent, dans l'application, les
( tile, disait-il, d'augmenter l'armée du Tibet : en effet, les commandements d'une Eglise. Une conduite sociale ne peut
livres le disent, le Tibet sera de temps à autre envahi par les résulter d'une règle morale : elle exprime la structure d'une
étrangers, mais ils ne resteront jamais longtemps. » Même le société, un jeu des forces matérielles qui l'anime. Ce qui
( souci que les moines avaient de maintenir leur position, qui d'évidence commanda ce mouvement d'hostilité n'était pas un
( les opposait à l'entretien d'une armée (qui aurait combattu scrupule moral, mais bien, lourdement, l'intérêt des moines.
( l'étranger) les porta à lutter sur un autre plan. L'hiver de Cet élément est d'ailleurs loin d'échapper à Charles Bell, qui
1920-1921 fut lourd de menaces d'émeutes et de guerre civile. apporte là-dessus de précieux renseignements. L'on savait
( Une nuit, des placards incitant le peuple à tuer Bell furent
:Iii avant lui l'importance du lamaïsme : un religieux pour trois
( , placés en divers lieux passants de Lhassa. Le 22 février corn­ adultes mâles, des monastères qui comptent en un même
(

~ 140
1'41

1
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

temps sept à huit mille moines, un total de deux cent cin-


quante à cinq cent mille religieux sur trois à quatre millions
7. - L'EXPLICATION ÉCONOMIQUE DU LAMAISME.
d'habitants. Mais la signification matérielle du monachisme
est précisée par Charles Bell en données budgétaires. L'on n'atteindrait pas dans ce cas la véritable cause si l'on
. Selon lui, le revenu total, en 1917, du gouvernement de n'apercevait d'abord la loi générale de l'économie: toujours
Lhassa était approximativement (1a valeur des prestations de dans l'ensemble une société produit plus qu'il n'est néces-
denrées et de services ajoutée à celle de la monnaie) de saire à sa subsistance, elle dispose cl 'un excédent. C'est pré-
720 000 f. par an. Là-dessus, le budget de l'armée était de cisément l'usage qu'elle en fait qui la détermine : le surplus
150 000 L Celui de l'administration de 400 000. Du res- est la cause de l'agitation, des changements de structure et
tant, une partie appréciable était vouée par le Dalaî-Lama de toute l'histoire. Mais il a plus d'une issue, dont la plus
aux dépenses religieuses du gouvernement. Mais en dehors commune est la croissance. Et la croissance elle-même a plu-
de ces dépenses gouvernementales, Bell estime que le re- sieurs formes dont chacune, à la longue, se heurte à quelque
venu dépensé annuellement par le clergé (revenu des pro- limite. Contrariée, la croissance démographique se fait mili-
priétés des monastères, dons et paiements de service reli- taire, elle est contrainte à la conquête : la limite militaire
gieux) dépassait largement le million de livres. Ainsi le atteinte, le surplus a les formes somptuaires de la religion
budget total de l'Eglise serait-il en principe deux fois plus pour issue, les jeux et les spectacles qui en dérivent, ou
lourd que celui de l'Etat, huit fois plus que celui de l'armée. le luxe personnel.
Ces chiffres fondés sur une évaluation personnelle n'ont Sans cesse, l'histoire enregistre l'arrêt, puis la reprise de la
pas de caractère officiel. Mais ils n'en éclairent pas moins la croissance. Il est des états d'équilibre, où la vie somptuaire
raison de l'opposition rencontrée par la politique militaire. accrue et l'activité belliqueuse réduite donnent à l'excédent
Si une nation voue ses forces vives, à peu près sans réserve, son issue la plus humaine. Mais cet état lui-même dissout la
à l'organisation monastique, elle ne peut avoir en même société peu à peu et la rend au déséquilibre. Quelque nou-
temps une armée. Ailleurs sans doute un partage est possible veau mouvement de croissance apparaît dès lors comme la
entre la vie religieuse et militaire. Mais ce que des données seule solution tolérable. Dans ces conditions de malaise, une
budgétaires achèvent de montrer est justement la consécra- . )
société, dès qu'elle le peut, s'engage dans une entreprise sus-
tion exclusive. La création d'une armée peut rationnel- ceptible d'accroître ses forces. Elle est prête alors à refondre
lement s'imposer, elle n'en est pas moins contraire au sen- ses lois morales; elle dispose du surplus à de nouvelles fins,
timent qui fonde la vie; elle n'en porte pas moins atteinte qui excluent soudainement les autres issues. L'islam con-
à l'essence, elle n'en introduit pas moins le malaise. Revenir damna toutes les formes de vie prodigue au profit de l'activité
sur une décision aussi entière serait renoncer à soi-même et guerrière. En un temps où ses voisins jouissaient d'un état
comme se noyer afin d'éviter la pluie. Reste à dire comment d'équilibre, il disposa d'une forme militaire croissante à la-
s'imposa au début ce sentiment, reste à montrer la raison pro- quelle rien ne résista. Une critique renouvelée de toutes les
fonde qui voulut autrefois qu'un pays entier devînt ce mo- formes de luxe - protestante d'abord, ensuite révolution-
nastère, qu'au sein d'un monde réel ce pays, qui s'y intégrait, naire - coïncida avec une possibilité de développement in-
à la fin s'y rendit absent. dustriel, impliquée dans les progrès techniques. La part la
plus importante du surplus fut réservée, dans les temps mo-
dernes, à l'accumulation capitaliste. L'islam assez vite trouva

142 143
( LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

ses limites; le développement de l'industrie commence à les système d'énergie qu'elle est, qui ne peut en accroître le
pressentir à son tour. L'islam revint sans peine 1 à la forme volume (à l'aide de nouvelles techniques ou de guerres), doit
d'équilibre du monde qu'il avait conquis; l'économie indus- dépenser en pure perte la totalité d'un surplus qu'elle ne
.~
1 trielle au contraire est engagée dans une excitation désor- peut manquer de produire. A cette nécessité répondit le para-
Il donnée : elle apparaît condamnée à croître et déjà la possi- doxe du lamaïsme, qui atteignit une forme parfaite après l'in-
( bilité de croître lui manque. vention de l'arme à feu. C'est la solution radicale d'un pays
( La position, dans ce tableau, du Tibet est, en un sens, qui n'a plus de diversion et finalement se trouve en vase
inverse de celles de l'islam ou du monde moderne. De temps clos. Pas même l'issue qu'est la nécessité de se défendre, de
(
immémorial, des immenses plateaux d'Asie centrale, les va- disposer à cette fin de vies humaines, de richesses : trop
( gues d'invasions successives avaient déferlé vers les régions pauvre, un pays ne tente pas vraiment. On l'envahit sans
( de vie plus facile, à l'est, à l'ouest et au sud. Mais après le l'occuper et les livres dont un moine ,parlait à Bell ne pou-
xv' siècle ce trop-plein des plateaux barbares se heurta à la vaient mentir, assurant que le Tibet serait de temps à autre
(
résistance efficace des canons 2. La civilisation urbaine du envahi, mais que personne n'y resterait. Ainsi, au sein d'un
( Tibet représentait déjà dans l'Asie centrale une ébauche d'is- monde plus riche et bien armé, le pays pauvre en son vase
( sue donnée au surplus dans un autre sens. Sans doute les clos doit donner au problème de l'excédent une solution qui
hordes des conquérants mongols utilisèrent en leur temps en étanche au dedans sa violence explosive : une construc-
(
toutes les possibilités d'invasion (de croissance dans l'espace) tion interne si parfaite, si exempte de contre-couy, si contraire
( alors disponibles. Le Tibet se donna une autre solution, que à l'accumulation, que l'on ne puisse envisager le moindre ac-
( les Mongols eux-mêmes devaient au XVIe siècle adopter à croissement du système. Le célibat de la masse des moines
leur tour. Les populations des plateaux pauvres étaient pério- introduisait même une menace de dépopulation. (C'était le
( diquement condamnées à tomber sur les régions riches : souci que confiait à Bell le commandant en chef de l'ar-
( sinon elles devaient cesser de croître; elles devaient renon- mée). Le revenu des monastères assurait la consommation
cer à l'exutoire qu'est l'activité guerrière du barbare et trou- des richesses, maintenant en vie une masse de consomma-
ver un nouvel emploi du trop-plein de leur énergie. Le teurs stériles. L'équilibre aussitôt serait compromis si cette
monachisme est un mode de dépense de l'excédent que le masse n'était à l'avance improductive et sans enfants. Le
( Tibet ne dut pas inventer, mais ailleurs il entrait en ligne travail des iaïcs suffit à les nourrir et les ressources sont
(
à côté d'autres issues. La solution extrême consista, dans telles qu'on ne pourrait guère l'augmenter. La vie de la plu-
, l'Asie centrale, à donner au monastère la totalité de l'excé-
,-' part des moines est dure (il n'irait pas sans inconvénient
( dent. Il est bon aujourd'hui de saisir clairement ce principe : que l'on ait avantage à ne rien faire). Mais le parasitisme
( une population qui ne peut d'aucune façon développer le des lamas résout si bien la situation que le niveau de vie du
( travailleur tibétain, selon Charles Bell, est supérieur à celui
de l'hindou ou du chinois. Les auteurs s'accordent d'ailleurs
( 1 Toutefois, pendant longtemps, les pays musulmans qui arrivaient à pour noter le caractère gai des Tibétains, qui chantent au
( l'équilibre, et jouissaient d'une civilisation urbaine, furent la proie d'autres travail, sont faciles à vivre, de mœurs légères, riants (pourtant
musulmans encore nomades. Ceux-ci ne s'urbanisaient qu'après avoir ren-
( versé l'empire des premiers conquérants. le froid de l'hiver est terrible et les maisons sans vitres sont
'I!Î
: 1
! 2 Voir R. GROUSSET, Bilan de l'Histoire, Plon, 1946, in-S" : A la sans feu). La piété des moines est une autre affaire : elle
( 1 source des invasions, p. 273-299. importe en second lieu, mais le système serait inimaginable
•• 1

(
144 145
(
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

sans elle. Et l'on ne peut douter que l'illumination lamaïque issue hardie, dont 1'histoire récente accentue la valeur para-
ne réalise moralement l'essence de la consumation, qui est
doxale. Elle donne une indication claire sur les conditions
d'ouvrir, de donner, de perdre, et qui écarte les calculs.
générales de l'équilibre économique : elle place l'activité
Le système tibétain s'étendit à la fin du XVIe siècle à la humaine devant ses limites, elle décrit au-delà de l'activité
Mongolie: cette conversion des Mongols, changement d'éco- militaire ou productive un monde qu'aucune nécessité ne
nomie plus encore que de religion, fut le dénouement sin- subordonne.
gulier de l'histoire de l'Asie centrale. Ce dernier acte du
drame, fermée l'issue séculaire des invasions, précise le sens
du lamaïsme : ce monachisme totalitaire répond au besoin
d'arrêter la croissance d'un système clos. L'Islam réserva
l'excédent entier à la guerre, le monde moderne à l'outillage
industriel. De même le lamaïsme à la vie contemplative, au
libre jeu de l'homme sensible dans le monde. Si des diffé-
rents côtés la mise est faite en entier sur un seul tableau, le
lamaïsme est l'opposé des autres systèmes : il se dérobe
seul à l'activité, qui toujours a pour fin d'acquérir et d'ac-
croître. Il cesse, il est vrai forcé, d'assujettir la vie à d'autres
fins que cette vie même : directement et sans attendre, la
vie est pour elle-même la fin. Dans les rites du Tibet, les
formes militaires, évocation du temps des rois, sont encore 1
incarnées en de brillantes figures de danses, mais comme des i
formes dépassées, dont la déchéance est l'objet d'une repré- 1
sentation rituelle. Les lamas célèbrent ainsi la victoire rem-
portée sur un monde dont la violence est grossièrement dé-
J
tfi
chaînée vers le dehors. Leur triomphe en est le déchaînement
au-dedans. Mais elle n'est pas pour autant moins violente.

5
l
Au Tibet, plus nettement encore qu'en Chine, la profession l
militaire est méprisée. Même après les réformes du treizième j
1
Dalaï-Larna, une famille de nobles se plaignait d'avoir eu ~
1
un fils nommé d'autorité officier. Bell eut beau représenter ,i
Si
qu'il n'était pas en Angleterre de carrière plus honorée, les ~
parents le prièrent d'user de son influence auprès du Dalaï- ~ '"
Lama, et d'appuyer une demande de radiation. Certes le
monachisme est en même temps que dépense pure une re-
nonciation à la dépense, en un sens c'est la solution parfaite
obtenue à la condition de tourner le dos parfaitement à la
)
solution. Mais l'on ne saurait prêter trop d'intérêts à cette

146
147
~
~ ~ ~
~ ~ "'-4
~
~
V)
~
~
-< ~
~
~
~ ~
::E 0~ ::s
4.Ll
~
E-i ~
~ ~
V)
~
-< :r: ~
~ '::5
V)
~
1~ U
Z 0
Vj
Z
0 ~
Q "'-4
V)
~
...:l
7R7" 7 --WCC,lk .1
\
'-~-~ --~~~~~~~~~~~~~~~-~~~~~~~~~~~-~.,~-
)

1. LES ORIGI NES DU CAPIT ALISM E


ET LA REFO RME

-
1. - LA MORAL E PROTES TANTE ET L'ESPR IT DU CAPITA
LISME.

Max Weber a montré , non seulem ent par l'analyse mais


au moyen de statisti ques, le rôle privilégié des protest ants
dans l'organ isation capitaliste 1. On voit même aujour d'hui,
dans une région donnée, les protest ants se diriger vers les
affaires, les catholiques plus volontiers vers les professions
libérales. Il existe une affinité, semble-t-il, de l'état d'espri t
cl 'un industriel, acharné au travail et rigoure ux calculateur
du profit, avec la sévérité prosaïque de la religion réformée.
Dans cette orienta tion, le plus grand rôle n'a pas été joué
par les doctrin es de Luther . Mais la zone d'influence du cal-
vinisme (Hollan de, Grande-Bretagne, Etats-Unis) répond dans
l'ensem ble aux régions de dévelo ppeme nt industr iel précoce.
Luther formula une révolte naïve, à demi paysanne. Calvin
exprim a les aspirat ions de la classe moyenne des villes com-
merçan tes : il eu t les réactions d'un juris te, auquel les affaires - )

étaient familières.
Les thèses de Weber , vite célèbres, ont été l'objet de ,
critiqu es nombreuses. R. H. Tawne y 2 admet qu'elles exagé-
,1

raient l'oppos ition du calvinisme aux diverses doctrines éco-

capi-
1 Ses célèbres études sur « la morale protestan te et l'esprit du
Ethik un der Geist des Kapitalis mus, publiées
talisme », Die protestantische
vol. XX
tout d'abord dans Archiv liir Soztalioiessenscbait und Sozialolitik,
1905, forment le tome l de la Religionssoziologie (Tu.
el XXI, 1904 et
bingue, 1921, 3 vol. in-S").
2 Religion and the Rise 01 Capitalism, 2'
éd., New York, 1947, iri-S".

151
...---- .. - )

--.J
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

~·.1;
nomiques de son temps : elles auraient négligé les change- moins de celle de Weber que de celle de Tawney, nous in-
ments de l'enseignement initial à la théorie tardive. Selon sistons sur le problème du mode d'emploi des ressources dis-
1'-
Tawney, jusqu'à la seconde moitié du XVIIe siècle, l'accord ponib1es. Ce qui distingue l'économie médiévale de l'écono-
des puritains et du capitalisme n'était pas chose accomplie : mie capitaliste, c'est que, pour une part très importante, la
~ ç'uurait J'ailleurs été moins la cause que l'eflet des données première, statique, faisait des richesses excédantes une con-
économiques. Mais, comme il le reconnaît volontiers, ces sumation improductive, alors que la seconde accumule et dé-
réserves ne vont pas forcément contre la pensée de Weber. termine une croissance dynamique de l'appareil de produc-
Et Tawney sur ce point s'attache davantage, non sans quel- tion.
( que étroitesse, aux doctrines formulées en matière d'éco- Tawney fait une analyse approfondie de la pensée chré-
( nomie qu'au fait des réactions fondamentales. tienne du Moyen Age en matière d'économie. L'essentiel en
C'est de toutes façons le mérite de Weber d'avoir analysé était donné dans un principe de subordination de l'activité
rigoureusement la connexion d'une crise religieuse et du ren- productive aux lois de la morale chrétienne. La société, dans
(
versement économique dont le monde moderne est né. D'au- la pensée du Moyen Age, était un corps composé comme tout
( tres, dont Engels l, pressentirent ces liens avant lui, mais ils organisme vivant de parties non homogènes, c'est-à-dire d'une
n'en précisèrent pas la nature. Et si plus tard il y eut mise hiérarchie de fonctions : clergé, aristocratie militaire et tra-
(
au point - ainsi dans l'ouvrage de Tawney - Weber vail formaient un corps uni, où les parties constituantes du
avait mis l'accent sur l'essentiel : les résultats mieux arti- dernier terme étaient assujetties aux deux autres (comme le
culés que l'on atteignit, depuis lors, à sa suite, ont peut-être sont à la tête le tronc et les membres). Les producteurs
une importance de second plan. devaient subvenir aux besoins des nobles' et des prêtres; en
(
échange, ils recevaient des premiers la protection, des se-
(
conds, une participation à la vie divine, et la règle morale
2. - L'ÉCONOMIE DANS LA DOCTRINE ET DANS LA PRATI·
( à laquelle leur activité devait être rigoureusement subordon-
QUE DU MOYEN AGE.
née. L'idée d'un monde économique dégagé du service des
(
clercs et des nobles, ayant, comme une partie de la nature,
( A deux mondes religieux différents ont répondu des types
l'autonomie et des lois propres, est étrangère à la pensée
d'économie opposés : les liens de l'économie précapitaliste
( du Moyen Age. Le vendeur doit céder la marchandise au
au catholicisme romain ne sont pas moins forts que ceux de
(
juste prix. Le juste prix se définit par la possibilité d'assurer
l'économie moderne au protestantisme. Mais Weber insis-
la subsistance des fournisseurs. (C'est en un sens la valeur-
( tait sur le fait: l'économie moderne est essentiellement l'in-
travail du marxisme et Tawney voit en Marx « le dernier
dustrie capitaliste, au développement de laquelle l'Eglise ca-
des scholastiques ».) L'argent prêté ne peut être l'objet d'un
< tholique et l'état d'esprit qu'elle maintint offraient peu de
loyer et l'interdiction de l'usure est formelle en droit canon.
( facilité; tandis gue, dans le monde protestant, le calvinisme
Les docteurs n'ont réservé qu'avec prudence et tardivement
donnait au contraire un point de départ favorable. Il est
'{ la différence entre les prêts dont une entreprise est la fin,
d'ailleurs plus facile de marquer l'opposition des deux sphères
( qui donnent au créancier un droit moral au bénéfice, et ceux
économiques si, tout d'abord, suivant une voie qui s'éloigne
qui servent à la consommation de l'emprunteur, pour les-
(
quels il n'est pas d'intérêt justifiable. Le riche a des ré-
( 1 Voir op. cit., p. XXVII, n° 11. serves : que le pauvre vienne à manquer, le riche qui
( ,
~'.,
152 15.3
(

(
LA PART MAUDITE

LA PART MAUDITE
l'empêche de mourir de faim, sans être lui-même gêné, pour-
rait-il au remboursement exiger davantage qu'il n'avança? ticulier : Jean, Robert, Edmond placent leur épargne avec
Ce serait faire payer le temps, qu'au contraire de l'espace on des intentions différentes et l'intention de Jean est la même
disait être la chose de Dieu et non des hommes. Mais le que celle de Jacques, qui achète une terre. Mais une part
.temps est donné dans la nature: si toujours en quelque lieu, essentielle des ressources disponibles est réservée à l'accroisse.
l'argent permet de financer des entreprises profitables, une ment des forces productives. Ce n'est eu particulier la fin
loi naturelle accorde aux facteurs « argent + temps » la va- dernière d'aucun individu, mais collectivement la société
leur additionnelle de l'intérêt (d'une part de profit possible). d'une époque déterminée a choisi : elle donne le pas dans
Ainsi la pensée morale est-elle la négation des lois naturelles : !'usage des ressources disponibles à l'extension des entre-
l'intervention de l'Eglise s'opposait à un libre développement prises et de l'outillage: si l'on veut, elle préfère à leur usage
des forces productives. La production, selon la morale chré- immédiat l'accroissement des richesses.
tienne, est un service dont les modalités (les obligations, les Mais avant la Réforme, il n'en allait pas encore ainsi. La
charges et les prérogatives) sont déterminées par les fins (par possibilité d'une croissance n'était pas donnée. Un dévelop-
les clercs, en somme, qui en sont les juges), non par un pement est appelé par une ouverture de territoires inexploi-
mouvement naturel. C'est une conception rationnelle et mo- tés, par des changements techniques, par l'apparition de
rale - mais statique - de l'ordre économique : elle est produits nouveaux, d'où procèdent de nouveaux besoins. Mais
ce qu'une cosmogonie divine, téléologique, est à l'idée d'évo- une société peut aussi bien être amenée à la consommation
lution déterminée par un jeu de forces. Le monde au Moyen de tous ses produits. Dès lors il lui faut, de quelque façon,
Age parut bien, en effet, donné une fois pour toutes. détruire l'excédent des ressources dont elle dispose. L'oi-
Mais les jugements formels ne sont pas seuls. Et la na- siveté en est le plus simple moyen. L'oisif ne détruit pas
ture de l'économie médiévale pourrait n'être pas donnée plei- moins pleinement qUE' le feu les produits nécessaires à sa
nement dans les écrits des théologiens et des juristes. Elle subsistance. Mais l'ouvrier qui travaille à la construction
pourrait n'être pas définie non plus dans la pratique réelle, d'une pyramide détruit aussi vainement ces produits : de
si éloignée que celle-ci fût de la rigueur de la théorie. Un l'angle de vue du profit la pyramide est un monument d'er-
élément discriminant tient peut-être au sens qu'une société reur; autant creuser un trou immense, puis le remplir et
donne à la richesse. Ce sens est différent des vues de l'esprit tasser la terre. Nous obtenons le même effet si nous absor-
communément exprimées par ceux qui l'ont eu et sans doute bons des aliments, tel l'alcool, dont la consommation ne
serait-il également vain de le chercher dans l'opposition des nous permet pas de travailler davantage - ou même nous
faits aux règles théoriques. Il tient de mouvements forts et enlève, pour un temps, la force de produire. L'oisiveté, la
clairement apparents qui, même informulés, peuvent déter- pyramide ou l'alcool ont sur l'activité productive, l'atelier,
miner la nature d'un système économique. ou le pain l'avantage de consumer sans contrepartie - sans
Les richesses changent de sens suivant l'avantage que nous profit - les ressources qu'ils utilisent : simplement ils nous
attendons de leur possession. C'est pour Jean la possibilité agréent, ils répondent au choix sans nécessité que nous en
du mariage, pour Robert l'oisiveté, pour Edmond un chan- faisons. Dans une société dont les forces productives ne s'ac-
gement de rang social. Mais il est, dans un temps donné, des croissent pas - ou s'accroissent peu - cet agrément, sous
constantes. L'avantage qui l'emporte, à l'époque capitaliste, sa forme collective, détermine la valeur de la richesse et de
est la possibilité d'investir. Ce n'est pas un point de vue par- cette façon la nature de l'économie. Les principes et les règles
morales auxquelles la production est soumise étroitement
154
155 )

.-.J _
1 LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

{
(mais parfois de façon tout extérieure) ont moins de sens le domaine de la religion l'enchaînement qui rend misérable
( que cet agrément qui décide de l'usage des produits (de ce à ses yeux le travail utile. Ainsi, ces œuvres par lesquelles
(

(' 11·
qui du moins reste disponible au-delà des subsistances). Ce
ne sont pas les théories des docteurs qui définissaient la
société économique mais le besoin qu'elle eut, par agrément,
de cathédrales et d'abbayes, de prêtres et de religieux oisifs.
un chrétien tente de faire son salut peuvent à leur tour être
tenues pour des profanations. Même le simple fait de choisir
le salut comme fin semble contraire à la vérité de la grâce.
La grâce seule effectue un accord avec la divinité, qui ne
1 En d'autres termes, la possibilité d'œuvres pies, agréables à peut, comme les choses, être assujettie à l'enchaînement cau.
(
BI Dieu (l'agrément dans la société médiévale ne peut être norni- saI. Le don que la divinité fait d'elle-même à l'âme fidèle
i nalernent celui de l'homme) déterminait généralement le mode ne peut être payé par rien.
:t
( ! de consumation des ressources disponibles.
{
i Cette détermination religieuse de l'économie n'est pas

(
i·i surprenante: et même elle définit la religion. La religion est .3. - LA POSITION MORALE DE LUTHER.
1 l'agrément qu'une société donne à l'usage des richesses
( . excédantes: à l'usage ou mieux à la destruction, du moins de La pratique médiévale de la charité, les communautés reli-
sa valeur utile. C'est ce qui donne aux religions leur riche gieuses et les moines mendiants, les festivités et les pèleri-
( nages n'indignaient peut-être pas tant Luther en raison des
1 aspect matériel, qui cesse seulement d'être voyant lorsqu'une
( i abus : ce que Luther rejetait d'abord était l'idée de mérites
vie spirituelle émaciée retire au travail un temps qui aurait
1 acquis par ces moyens 1. Il condamnait un régime économique
{ pu être employé à produire. Le seul point est l'absence d'uti-
lité, la gratuité de ces déterminations collectives. Elles servent dispendieux du fait d'une contradiction entre un principe
( 1 d'hostilité de l'Evangile à la richesse et au luxe : mais il
en un sens, il est vrai, dans la mesure où des hommes prêtent
( 1 contestait moins le luxe en lui-même que la possibilité de
à ces activités gratuites des conséquences dans l'ordre d'une
efficacité surnaturelle. Mais justement elles ne servent sur ce gagner le ciel en faisant de la richesse individuelle un usage
< dispendieux. Il concentra apparemment sa pensée sur un
plan qu'à la condition d'être gratuites, d'être d'abord des
( point, où un monde divin apparaissait pur de compromis,
consumations inutiles de richesses.
( rigoureusement étranger aux enchaînements de ce monde-ci.
Les activités religieuses - les sacrifices, les fêtes, les
Par l'achat d'indulgences, à l'extrême, le fidèle romain avait
( aménagements luxueux - résorbent l'énergie excédante
le pouvoir d'employer ses ressources à l'achat d'un temps de
d'une société, mais l'on attribue d'habitude une efficacité
( paradis (en fait ces ressources concouraient à l'opulence et à
seconde à ce dont le sens premier fut de rompre I'enchaî-
( l'oisiveté cléricales). A quoi s'opposait radicalement la con-
nement des actions efficaces. Il en résulte un grand malaise
ception luthérienne, où il n'était plus de moyen pour enlever
( - un sentiment d'erreur, de duperie - qui emplit la sphère
la richesse à l'utilité et la rendre au monde glorieux (sinon
religieuse. Un sacrifice en vue d'un résultat grossier, comme
( le péché). Le disciple de Luther ne pouvait rien opérer ici-bas
la fécondité des champs, est éprouvé comme une platitude à
qui ne soit vain - ou coupable - tandis que l'adepte de
( la mesure du divin, du sacré, que la religion met en jeu. Le
Rome était convié à faire de l'Eglise le rayonnement terrestre'
( salut dans le christianisme libère en principe la fin de la vie
de Dieu. Mais faisant rayonner la divinité dans les œuvres
religieuse du domaine de l'activité productive. Mais si le salut
(
du fidèle est la récompense de ses mérites, s'il peut l'atteindre
{ par ses œuvres, il n'a fait qu'introduire plus intimement dans 1 Voir op. cit., p. 99.
(
156 157
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

de ce monde, Rome la réduisait à de misérables mesures. Le généralement pour le négoce que l'aversion inhérente à la
seul recours, aux yeux d'un Luther, apparut dans une sépa- conception archaïque de l'économie. Mais Calvin abandonna
ration décisive de Dieu et de tout ce qui n'était pas la pro- la condamnation de principe du prêt à intérêt et reconnut
fonde vie intérieure de la foi, de tout ce que nous pouvons généralement la moralité du commerce. « Pourquoi, disait-il,
. faire et réellement effectuer. les affaires ne rapporteraient-elles pas davantage que la pro-
La richesse en conséquence fut privée de sens, en dehors priété d'un domaine? D'où vient le profit du marchand,
de la valeur productive. L'oisiveté contemplative, le don aux sinon de sa propre diligence et de son industrie? »1. f
1
pauvres, l'éclat des cérémonies et des églises cessèrent d'avoir Pour cette raison, Weber donne au calvinisme une valeur
le moindre prix ou passèrent pour un signe du démon. La décisive dans la formation de l'esprit capitaliste. Cc fut dès
)
doctrine de Luther est la négation achevée d'un système de l'abord la religion de la bourgeoisie d'affaires Je Genève ou Î
consumation intense des ressources. Une immense armée de des Pays-Bas. Calvin eut le sens des conditions et de l'impor-
clercs séculiers et réguliers dilapidait les richesses excédantes tance du développement économique, il parlait en juriste et
de l'Europe, provoquant les nobles et les marchands à des en homme pratique. Tawney, à la suite de Weber, met en
dilapidations rivales: c'est le scandale qui dressa Luther, mais relief ce que signifia pour le monde bourgeois, dont elle fut
il n'y sut opposer qu'une négation plus entière du monde. l'expression, la difTusion de sa pensée : scIon Tawney 2, il
L'Eglise faisant d'un gaspillage géant le moyen d'ouvrir aux fut à la bourgeoisie de son temps ce que Marx fut de nos
hommes les portes du ciel donnait un pénible sentiment : jours au prolétariat: il apportait l'organisation et la doctrine.
elle avait moins réussi à rendre céleste la terre que le ciel Sur un plan fondamental, la doctrine a le même sens que
terre à terre. Elle avait tourné le dos en même temps à cha- celle de Luther. Calvin ne rejette pas moins que Luther le
cune de ses possibilités. Mais elle avait maintenu l'économie
mérite et les œuvres, mais ses principes, un peu différemment
dans une stabilité relative. Il est singulier que l'Eglise ro-
articulés, ont aussi plus de conséquences. A ses yeux, la fin
maine, dans l'image qu'une ville médiévale a laissé du monde
n'est pas « le salut personnel, mais la glorification de Dieu,
qu'elle créa, ait figuré d'une façon heureuse l'effet d'un usage
qui ne doit pas seulement être cherchée par la prière, mais
immédiat des richesses. Cela s'est joué dans un écheveau de
par l'action - la sanctification du monde par la lutte et par
contradictions, mais la lumière en est parvenue jusqu'à nous:
le travail. Car avec toute sa condamnation du mérite person-
à travers le monde de la pure utilité qui lui succéda, où la
nel, Calvin est expressément pratique. Les bonnes œuvres )
richesse perdit sa valeur immédiate, et signifia principalement
ne sont pas un moyen d'atteindre le salut, mais elles sont
la possibilité d'accroître les forces productives, elle rayonne
indispensables, étant la preuve du salut réellement atteint J.
encore à nos yeux.
Privées de la valeur que l'Eglise leur avait donnée, les œuvres,
en un sens, sont réintroduites, mais ce sont des œuvres diffé-
4. - LE CALVINISME. rentes. La négation des pratiques de vaine dépense de la
richesse n'est pas moins achevée que dans la doctrine de
La réaction de Luther demeura strictement négative. Luther, en ce que la valeur, retirée à l'oisiveté contemplative,
Quelle que fût pour lui l'impuissance de l'homme à répondre
à Dieu dans son activité terrestre, celle-ci n'en devait pas
moins être assujettie à la loi morale. Luther maintenait contre 1 Cité par TAWNEY, op. ci!" p. 105.
2 Ibid., p. 112.
l'usure la malédiction traditionnelle de l'Eglise et n'avait 3 Ibid., p. 109.

158
159
~
(

( LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

au luxe ostentatoire et à des formes de charité qui entrete-


(
naient la misère improductive, était donnée aux vertus que
5. ~ L'EFFET LOINTAIN DE LA RÉFORME: L'AUTONOMIE DU
l'utilité fonde: le chrétien réformé devait être modeste, épar-
MONDE DE LA PRODUCTION.
( gnant, travailleur (il devait apporter le plus grand zèle à sa
profession commerciale, industrielle... ); il devait même ré-
Si l'on envisage à la suite de Weber cette position par
primer la mendicité, contraire à des principes dont l'activité
rapport à l'esprit du capitalisme, on n'imagine rien de plus
( productive est la norme 1.
propice à l'essor industriel. Condamnation d'un côté de l'oi-
Le calvinisme, en un sens, portait à sa conséquence
siveté et du luxe, de l'autre affirmation de la valeur des entre-
extrême le renversement des valeurs opéré par Luther. Calvin
( prises. L'usage immédiat d'une richesse infinie qu'est l'univers
ne se bornait pas à nier ces formes humaines de beauté divine
auxquelles l'Eglise avait prétendu. Limitant la possibilité de étant strictement réservé à Dieu, l'homme était, lui, voué
l'homme aux œuvres utiles, ce qu'il lui donnait comme sans réserve au travail, à la consécration des richesses ~ du
(
moyen de glorifier Dieu était la négation de sa propre gloire. temps, des subsistances et des ressources de toute nature _
( au développement de l'appareil de production.
La véritable sainteté des œuvres calvinistes résidait dans
l'abandon de la sainteté - dans la renonciation à toute vie Tawney insiste néanmoins sur le fait que le capitalisme
(
qui aurait en ce monde un halo de splendeur. La sanctification exige un élément de plus: c'est une libre croissance des forces
( économiques impersonnelles, c'est la libération du mouve-
de Dieu se liait ainsi à la désacralisation de la vie humaine.
( C'était une solution sage, car, la vanité des œuvres une fois ment naturel de l'économie, dont l'élan général dépend de la
définie, subsiste un homme avec le pouvoir, ou plutôt la né- recherche individuelle du profit. Le capitalisme n'est pas
< seulement une accumulation des richesses en vue d'entrepri-
cessité d'agir, auquel il ne suffit pas de dire que les œuvres
{ ses commerciales, financières ou industrielles, mais l'indivi-
sont vaines. L'attachement à la profession, à la tâche qu'assi-
( gne à l'individu la complexité sociale, n'était rien de très dualisme général, la liberté des entreprises. Le capitalisme
nouveau, mais n'avait pas pris jusque-là le sens profond et la n'aurait pu coexister avec les vieilles législations économiques,
(
valeur achevée que le calvinisme lui donna. La décision Je dont le principe moral était la subordination de l'entreprise à
(
dégager la gloire divine des compromis où l'Eglise l'avait la société, qui imposait le contrôle des prix, luttait contre
( placée ne pouvait avoir de conséquence plus entière que la les manœuvres et soumettait à de graves restrictions la pra-
consécration de l'homme à des activités sans gloire. tique du prêt à intérêt. Tawney 1 observe que, dans les pays
( où le calvinisme domina (ce fut le cas à Genève, avec Calvin
( et Théodore de Bèze ou, en Ecosse, avec John Knox), il tendit
( à une dictature collectiviste. Mais s'il n'était qu' « une mino-
rité vivant sur la défensive, sous les yeux soupçonneux d'un
',f gouvernement hostile », il glissait à l'extrême individualisme.
1 Tout ce que Tawney dit de la répression de la mendicité et du
( vagabondage (voir p. 265) est très frappant. Il est rare d'apercevoir mieux En fait, c'est seulement en Angleterre, dans la seconde moitié
l'action de l'intérêt économique sur l'idéologie. La brutalité de la société, du XVII' siècle, que des puritains lièrent à la tradition calvi.'
( décidée à supprimer la misère improductive, aboutit aux formes les plus
dures de la morale autoritaire. Il n'est pas jusqu'à l'évêque Berkelev niste le principe de la libre poursuite du profit. C'est seule.
(
qui n'ait suggéré l'idée d'« arrêter les mendiants endurcis et d'en faire
des esclaves, propriété du public, pendant un certain nombre d'années ~
( Op. cit., p. 113.
(op. cit., p. 270). 1
{
160 161
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

ment à cette date tardive que l'on posa l'indépendance des changent en six puis en sept shillings trois pence et ainsi de
suite jusqu'à devenir une livre sterling. L'argent produit d'au-
lois économiques, et que l'on en vint à l'abdication de la
tant plus qu'il y en a davantage, de telle sorte que le profit croit
souveraineté morale du monde religieux dans le domaine de de plus en plus vite. Celui qui tue une truie anéantit sa descen- )
la production. Mais on risque d'exagérer l'importance de cette dance jusqu'au millier. Celui qui tue une pièce de cinq shillings
évolution tardive. Donnée dans la position première, elle assassine tout ce qu'elle aurait pu produire: des colonnes entières
devait résoudre une difficulté fondamentale. Ce qui, du point de livres sterlings. »
de vue de l'économie, se jouait de décisif dans la Réforme
touchait moins l'énoncé des principes que l'inclination des Rien n'est plus cyniquement contraire à l'esprit du sacri-
esprits : celle-ci ne pouvait se produire efficacement qu'à fice religieux, qui continuait, avant la Réforme, à justifier une
une condition, d'être d'abord dissimulée. Le changement n'a immense consurnation improductive et l'oisiveté de tous ceux
de sens que s'il est le fait d'hommes d'autorité morale inatta- qui avaient le libre choix de leur vie. Bien entendu, le prin-
quable, parlant au nom d'instances supérieures à l'intérêt cipe de Franklin continue - mais rarement formulé - à
terre à terre. Ce qu'il fallait, c'était moins donner la pleine conduire l'économie (il la conduit sans doute à l'impasse).
liberté aux impulsions naturelles des marchands que les lier Mais à l'époque de Luther, on n'aurait pu l'énoncer pour
à quelque position morale dominante. Il s'agissait d'abord de l'opposer ouvertement à celui de l'Eglise.
détruire l'autorité qui fondait l'économie médiévale. Cela
Si l'on envisage maintenant le mouvement d'esprit dont
n'aurait pu se faire en énonçant directement le principe de
la lente avancée, à travers les méandres des doctrines va du
l'intérêt capitaliste. Ce qui rend compte du moment tardif
voyage scandalisé de Luther à Rome à la pénible nudité de
où se dégagèrent les conséquences des doctrines de la Réforme
Franklin, il en faut retenir une direction privilégiée. L'im-
est le caractère a priori peu défendable du capitalisme. Il est
pression n'en ressort pas d'un mouvement décidé qui déter-
remarquable que l'esprit et la morale du capitalisme n'aient
mine, et s'il est une constance dans la direction, elle apparaît
presque jamais été exprimés à l'état pur. C'est exceptionnel-
lement qu'on peut dire comme le fit Weber à propos de ces donnée du dehors, dans l'exigence des forces productives.
principes, énoncés au milieu du XVIIIe siècle par l'Américain L'esprit, dans ses tâtonnements, tâche à répondre à cette
Benjamin Franklin, qu'ils expriment l'esprit du capitalisme exigence, même son hésitation l'y aide, mais l'exigence
avec une pureté presque classique. Mais les citant, je mon- objective seule mène une démarche hésitante au but. Ceci
trerai justement qu'il eut été impossible de leur donner cours va un peu contre l'esprit de Max Weber, qui, peut-être à tort,
sans préambule - sans leur donner d'abord le masque d'une passe pour avoir ramené à la religion le pouvoir de déter-
divinité inaccessible. miner. Mais la révolution de la Réforme eut certainement,
comme le vit Weber, un sens profond : celui du passage à l
« Rappelle-toi, écrit Franklin, que le temps est de l'argent; une nouvelle forme d'économie. Si l'on revient sur le senti-
celui qui pourrait en un jour gagner dix shillings et qui, pendant ment des grands réformateurs, on peut même dire qu'en don-
la moitié du jour, se promène ou paresse dans sa chambre, quand nant ses conséquences extrêmes à une exigence de pureté re-
il n'aurait dépensé que six pence pour son plaisir, doit compter ligieuse, il détruisit le monde sacré, le monde de la C0115U-
qu'en outre il a dépensé ou plutôi jeté cinq shillings à l'eau. mation improductive, et livra la terre aux hommes de la
Rappelle-toi que la puissance génitale et la fécondité appartien- production, aux bourgeois. Cela ne supprime rien de leur
nent à l'argent. L'argent engendre l'argent et les rejetons peu-
sens premier: elles ont dans la sphère de la religion la valeur
veut engendrer à leur tour et ainsi de suite. Cinq shillings se

162 163

~
(
LA PART MAUDITE

d'une extrémité (déjà d'une extrémité impossible). Dans


l'ordre économique elles n'ont représenté qu'une amorce;
on ne saurait nier néanmoins qu'elles amorçaient la venue au
(
monde de la bourgeoisie, dont l'accomplissement est l'hu-
( manité économique.
(

( II. LE MONDE BOURGEOIS

(
1. - LA CONTRADICTION FONDAMENTALE DE LA RECHER-
( CHE DE L'INTIMITÉ DANS LES ŒUVRES.
(
A l'origine de la société industrielle, fondée sur le primat
1 et l'autonomie de la marchandise - de la chose - nous trou-
,( vons une volonté contraire de placer l'essentiel - ce qui
( effraie et ravit dans le tremblement - en dehors du monde
de l'activité, du monde des choses. De quelque façon qu'on
(
l'enseigne, ceci ne va pas à l'encontre du fait qu'une société
t capitaliste en général réduit l'humain à la chose (à la mar-
{
chandise). La religion et l'économie sont en un même mouve-
ment délivrés de ce qui les obérait l'une et l'autre, la
";. première du calcul profane, la seconde de limites données
( du dehors. Mais cette opposition fondamentale (cette contra-
diction imprévue) n'a pas seulement l'intérêt superficiel qu'on
(
pourrait lui prêter d'abord. Le problème que le calvinisme a
( résolu le plus hardiment n'est pas limité à l'intérêt que pré-
( sente toujours l'étude historique du fait religieux. C'est en·
core en effet le problème qui nous domine. La religion en
(
général répondit au désir que l'homme eut toujours de se
( trouver lui-même, de recouvrer une intimité toujours étran-
\
r: gement égarée. Mais le quiproquo de toute religion est de
ne rendre à l'homme qu'une réponse contradictoire : une
(
forme extérieure d'intimité. Ainsi les solutions successives
( ne font-elles qu'approfondir le problème : jamais l'intimité
( n'est vraiment dégagée d'éléments extérieurs, sans lesquels
(
elle ne pourrait être signifiée. Où nous croyons saisir le graal,

164 165
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

nous n'avons saisi que la chose, ce qui nous reste dans les ble 1. Mais la résolution des problèmes de la vie, dont la clé
mains n'est qu'un chaudron... est donnée en ce point: - qu'il s'agit pour un homme de
La recherche actuelle des hommes ne s'éloigne de celles de ne pas être seulement une chose, mais d'être souveraine-
Galaad ou de Calvin ni par son objet ni par la déception qui ment - , fût-elle la conséquence immanquable d'une réponse
suit la trouvaille. Mais le monde moderne s'y prend d'une satisfaisante aux exigences matérielles, demeure radicalement
autre façon : il ne cherche rien d'illusoire et prétend assurer distincte de cette réponse, avec laquelle elle est quelquefois
une conquête essentielle en résolvant directement les problè- confondue.
mes posés par les choses. Peut-être a-t-il absolument raison : Pour cette raison je puis dire du calvinisme ayant le capi-
souvent, la parfaite séparation semble nécessaire. Si nous talisme pour conséquence qu'il annonce un problème fonda-
sommes en quête d'un bien, les choses seules étant du ressort mental : comment l'homme pourrait-il se trouver - Ott se
de l'activité, et la recherche nous engageant toujours à l'acti- retrouver - puisque l'action, à laquelle l'engage de quelque
vité, nous ne pouvons nous proposer de rechercher que des façon la recherche est justement ce qui l'éloigne de lui-même?
choses. La critique protestante de l'Eglise romaine (en fait, Les différentes positions, dans les temps modernes, d'un
de la recherche de l'activité par les œuvres) n'est pas le fait problème déconcertant aident à prendre conscience, en même
d'un scrupule étrange; et sa conséquence dernière (indirecte), temps de ce qui est en jeu, à présent, dans l'histoire, et de
qui engage l'humanité à faire exclusivement, sans viser plus l'accomplissement qui nous est proposé.
loin, ce qui peut être fait dans l'ordre des choses, est bien la
seule résolution correcte. Si l'homme doit à la fin sc retrou- 2. - LA SIMILITUDE DE LA RÉFORME ET DU MARXISME.
ver, il se cherche vainement en suivant les voies qui l'ont
fait s'éloigner de lui-même. Tout ce qu'il pouvait attendre Envisageant la démarche des réformateurs et ses consé-
en les suivant était d'aménager, en conséquence de servir, ces quences, serait-il paradoxal de conclure : « elle mit fin à la
choses qui pourtant ne sont telles que pour le servir. stabilité relative et à l'équilibre d'un monde où l'homme était
Il est donc raisonnable de penser que l'homme ne pourrait moins éloigné de lui-même que nous ne le sommes à pré-
retrouver sa vérité sans avoir résolu le problème de l'écono- sent » ? Il serait facile en effet de nous surprendre person-
mie; mais il peut, de cette condition nécessaire, dire et croire nellement, cherchant une figure de l'humanité qui ne la
qu'elle est suffisante, affirmer qu'il sera libre aussitôt qu'il trahisse pas, fuyant ces terrains vagues, ces faubourgs, ces
aura répondu aux exigences données dans les choses, qui sont usines, dont l'aspect exprime la nature des sociétés indus-
nécessaires, dans les aménagements physiques sans lesquels trielles, et nous dirigeant vers quelque ville morte, hérissée de
ses besoins ne pourraient être satisfaits. clochers. gothiques. Nous ne pouvons nier que l'humanité
Une difficulté, néanmoins, l'arrêtera : il ne pourra pas présente a égaré le secret, gardé jusqu'à l'âge actuel, de se
mieux que dans des voies plus critiquables saisir ce dont il donner à soi-même un visage où elle pût reconnaître la splen-
est. dessaisi, en rien ce qu'il saisira ne différera de ce que deur qui lui appartient. Sans doute les « œuvres» du Moyen
saisirent ceux qui l'ont précédé dans sa quête: comme tou- Age ne furent en un sens que des choses : elles pouvaient
jours il ne saisira que des choses et prendra l'ombre qu'elles à bon droit paraître misérables à qui se représentait, plus
sont pour la proie qu'il chassait. loin, dans sa pureté inaccessible, la richesse qu'il prêtait à
Je maintiens que la thèse selon laquelle la résolution du
problème matériel est suffisante est d'abord la plus receva- 1 Du moins la seule qui permette d'aller au bout du possible.

166 167 )

.-J-
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

Dieu. Néanmoins la figure médiévale de la société 1 possède œuvres communes : ainsi était-il clair et visible de loin que
aujourd'hui le pouvoir d'évoquer l' « intimité perdue », les œuvres les plus viles avaient une fin plus élevée, dégagée
( Une église est peut-être une chose : elle diffère peu d'une de leur intérêt tangible : cette fin était la gloire de Dieu,
grange, qui en est une assurément. La chose est ce que nous mais Dieu n'est-il pas, en un sens, une expression distante
connaissons du dehors, qui nous est donné comme réalité de l'homme, dans l'angoisse de la profondeur aperçue?
< physique (à la limite de la commodité, disponible sans Ceci dit, la nostalgie d'un monde passé n'en est pas moins
<'
réserve). Nous ne pouvons pénétrer la cbose et elle n'a Je fondée sur un jugement court. Le regret, que je puis avoir,
sens que ses qualités matérielles, appropriées ou non à quel­ d'un temps où l'obscure intimité de l'animal se distinguait
(
, que utilité, entendue au sens productif du mot. Mais J'église peu de l'immense écoulement du monde indique un pouvoir
f
exprime un sentiment intime et s'adresse au sentiment intime. effectivement perdu, mais il méconnaît ce qui m'importe da­
( Elle est peut-être la chose qu'est le bâtiment, mais la chose vantage. L'homme, eût-il perdu le monde en quittant l'ani­
qu'est vraiment la grange est appropriée à la rentrée des malité, n'en est pas moins devenu cette conscience de l'avoir
(
récoltes : elle se réduit aux qualités physiques qu'on lui perdu, que nous sommes, qui est plus, en un sens, qu'une
( donna, mesurant les frais aux avantages escomptés, pour la possession dont l'animal n'eut pas conscience: il est l'homme
( subordonner à cet usage. L'expression de l'intimité dans en un mot, étant ce qui seul m'importe et que l'animal ne
l'église répond au contraire à la vaine consuma tian du tra­ peut être. De même la nostalgie romantique du Moyen Age
(
vail : dès l'abord, la destination de l'édifice le retire à l'utilité n'est en vérité qu'un abandon. Elle a le sens d'une protesta­
( physique et ce premier mouvement s'accuse dans une profu­ tion contre l'essor industriel, contraire à l'usage improductif
( sion de vains ornements. C'est que la construction J'une des richesses; elle répond à l'opposition aux valeurs données
église n'est pas l'emploi profitable du travail disponible, mais dans les cathédrales de l'intérêt capitaliste (auquel la société
(
sa consumation, la destruction de son utilité. L'intimité n'est moderne est réductible). Ce regret sentimental est surtout le
{ exprimée qu'à une condition par une chose: que cette chose fait d'un romantisme réactionnaire, qui voit dans le monde
( soit au fond le contraire d'une chose, le contraire d'un pro­ moderne la séparation accusée de l'homme avec sa vérité in­
duit, d'une marchandise 2 : une consurnation et un sacrifice. térieure. Cette nostalgie refuse de voir, à la base de l'essor
f Puisque le sentiment intime est une consurnation, c'est la industriel, l'esprit de contestation et de changement, la néces­
( consurnction qui l'exprime, non la chose, qui en est la néga­ sité d'aller de toutes parts au bout des possibilités du monde.
( tion. La bourgeoisie capitaliste relégua au second plan la On peut dire sans doute de la critique protestante des œuvres
construction des églises et lui préféra celle des usines. Mais saintes qu'elle abandonna le monde aux œuvres profanes, que
(
l'église dominait tout le système du Moyen Age. Elle élevait l'exigence de la pureté divine ne sut qu'exiler le divin, et
( ses clochers partout où les hommes étaient groupés pour les achever d'en séparer l'homme. On peut dire enfin qu'à partir
( de là, la chose a dominé l'homme, dans la mesure où il vécut
(
pour l'entreprise et de moins en moins dans le temps présent.
1 La figure médiévale ici n'est que la forme la plus proche dont préci­
Mais la domination de la chose n'est jamais entière, et n'est
( sémen t nous séparent la Réforme et ses conséquences économiques. Mais
la figure antique, les figures orientales ou les figures sauvages ont à peu au sens profond qu'une comédie : elle n'abuse jamais qu'a
( pl ès le même sens, ou plus pur, à nos yeux. moitié tandis que, dans l'obscurité propice, une vérité nou­
(
2 Il faut ajouter : ou de la matière indéfiniment disponible à l'usage velle tourne à l'orage.
du producteur ou du marchand.
La position protestante d'une divinité hors d'atteinte,
(

168

~ 169
1
\

f
\
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

irréductible à l'esprit enlisé dans l'action, n'a plus de signifi- lorsqu'il agit, il exclut résolument la sottise de l'action senti-
cation conséquente à nos yeux : on pourrait même la dire mentale 1. En réservant l'action au changement de l'organi
absente de ce monde (devenue étrangère à cette exigence sation matérielle, Marx a posé distinctement ce que le cal.
intraitable, la démarche protestante actuelle est plus hu- vinisme avait seulement esquissé, une indépendance radicale
maine), comme si la position devait elle-même ressembler à de la chose (de l'économie) par rapport à d'autres soucis
. la divinité qu'elle définit. Mais cette absence est peut-être (religieux ou, généralement, affectifs); réciproquement, il
mensongère, analogue à celle du traître que personne ne impliquait l'indépendance, par rapport à l'action} du mou-
décèle et qui est partout. En un sens limité, le principe Ion- vement de retour de l'homme à lui-même (à la profondeur, à
damental de la Réforme a cessé d'exercer une action : il l'intimité de son être). Ce mouvement ne peut avoir lieu que )

n'en survit pas moins dans les rigueurs de la conscience, dans la libération effectuée, il ne peut commencer qu'une fois
l'absence de naïveté, dans la maturité du monde moderne. l'action achevée.
La subtile exigence d'intégrité de Calvin, la tension acérée de D'habitude on néglige cet aspect précis du marxisme : on
la raison, qui n'est pas satisfaite de peu et n'est jamais sa- lui prête la confusion dont je parle plus haut. Pour Marx,
tisfaite d'elle-même, un caractère extrémiste et révolté de la « la résolution du problème matériel est suffisante », mais
pensée, dans la léthargie de la multitude prennent le sens pour l'homme le fait « de ne pas être seulement comme une
d'une veillée pathétique. La multitude s'est laissée aller à chose, mais d'être souverainement », en principe, donné
l'assoupissement de la production, vivant l'existence méca- comme « sa conséquence immanquable », n'en demeure pas
nique - à demi risible, à demi révoltante - de la chose. moins différent d'« une réponse satisfaisante aux exigences
Mais la pensée consciente atteint dans le même mouvement matérielles », L'originalité de Marx, sur le plan de cet aperçu,
le dernier degré de l'éveil. D'une part elle poursuit, dans le tient à sa volonté de n'atteindre un résultat moral que néga-
prolongement de l'activité technique, l'investigation qui mène tivement, par une suppression des obstacles matériels. Elle
à une connaissance de plus en plus claire et de plus en plus engage à lui prêter un souci exclusif des biens matériels :
distincte des choses. En elle-même, la science limite la cons- on aperçoit mal, dans la netteté provocante, une discrétion
cience aux objets, elle ne mène pas à la conscience de soi (elle achevée et l'aversion pour des formes religieuses où la vérité
ne peut connaître le sujet qu'en le prenant pour un objet, de l'homme est subordonnée à des fins cachées. La proposi-
pour une chose); mais elle contribue à l'éveil en habituant tion fondamentale du marxisme est de libérer entièrement le )
à la précision et en décevant : car elle admet elle-même ses monde des choses (de l'économie) de tout élément extérieur
limites, elle avoue l'impuissance où elle est de parvenir à la aux choses (à l'économie) : c'est en allant au bout des possi-
conscience de soi. D'autre part, la pensée n'abandonne nulle- bilités impliquées dans les choses (en obéissant sans réserve
ment, dans l'essor industriel, le désir fondamental de l'homme à leurs exigences, en substituant au gouvernement des intérêts
de se trouver soi-même (d'avoir une existence souveraine), particuliers le « gouvernement des choses », en portant à ses
au-delà d'une action utile qu'il ne peut éviter. Ce désir est conséquences dernières le mouvement qui réduit l'homme à
seulement devenu plus exigeant. Le protestantisme remettait
à l'autre monde la rencontre de l'homme avec sa vérité. Le
1 Je veux dire précisément de l'action esthétique, mue par le sentiment.
marxisme, qui hérita de sa rigueur, et donna une forme nette et recherchant une satisfaction sentimentale, voulant taire en un mot ce
à des velléités désordonnées, exclut plus encore que le cal- qui ne peut être fait. mais seulement éprouvé, reçu comme, dans la concep-
vinisme une tendance de l'homme à se chercher directement tion calviniste, est reçue la grâce.

170 171

.J _
• j-

(
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

la chose), que Marx a voulu décidément réduire les choses à vité à la chose. Mais le principe de la servitude une fois
l'homme, l'homme à la libre disposition de lui-même. accordé, le monde des choses (le monde de l'industrie mo-
Si l'on veut, dans cette perspective, l'homme libéré par derne) pouvait se développer de lui-même, sans penser da-
l'action, ayant décidément effectué la parfaite adéquation de vantage au Dieu absent. L'intérêt était clair dans des esprits
lui-même à la chose, il l'aurait en quelque sorte derrière lui: toujours prompts à saisir l'objet réel, à laisser s'échapper
(
elle ne l'asservirait plus. Un chapitre nouveau commencerait, l'intimité hors de la conscience éveillée. Le règne de la chose
( où l'homme aurait enfin la liberté de revenir à sa propre vérité était d'ailleurs soutenu par la propension naturelle à la ser-
( intime, de disposer à son gré de l'être qu'il sera, qu'il n'est vitude. Il répondait dans le même mouvement à cette volonté
(
pas aujourd'hui puisqu'il est servile. de puissance pure (de croissance sans autre fin que la crois-
Mais du fait même de cette position (qui, sur le plan de sance), qui, contraire en surface à l'esprit servile, n'en est au
( l'intimité, se dérobe, ne propose rien), le marxisme est moins fond que le complément. Dans le service d'une puissance
( l'accomplissement de l'ébauche calviniste qu'une critique du dont il n'est pas fait usage - forme parfaite de l'absorption
Il'\' capitalisme, auquel il reproche d'avoir libéré les choses sans des ressources dans la croissance - se trouve la seule annu-
(
rigueur, sans autre fin, sans autre loi que le hasard - et lation authentique, le renoncement à la vie le moins glissant.
( l'intérêt privé. Mais cette attitude est souvent difficile à distinguer de celle
<
du calviniste pur, encore qu'il en soit l'opposé.
Du moins le calviniste était-il au sommet de l'éveil et de
( 3. - LE MONDE DE L'INDUSTRIE MODERNE OU LE MONDE la tension. L'homme de la croissance industrielle - n'ayant
( BOURGEOIS. de fin que cette croissance - au contraire est l'expression
( du sommeil. Nulle tension autour de lui, nul désir d'ordonner
Le capitalisme en un sens est un abandon sans réserve à un monde à sa mesure. Les hommes dont l'action eut pour
(
la chose, mais insouciant des conséquences et ne voyant rien résultat l'industrie moderne ignorèrent même, faute d'en
< au-delà. Pour le capitalisme commun, la chose (le produit et concevoir l'idée, qu'un tel monde serait impossible: ils furent
( la production) n'est pas, comme pour le puritain, ce qu'il pleinement indifférents à une impuissance du mouvement qui
devient lui-même et veut devenir: si la chose est en lui, s'il les portait, qui ne pouvait réduire le monde à sa loi. Même
( est lui-même la chose, c'est comme Satan occupe l'âme du ils utilisèrent au développement de l'entreprise les débou-
( possédé, qui l'ignore, oucomme le possédé, sans le savoir, est chés maintenus par la subsistance de multiples mouvements
Satan lui-même. contraires au leur. Il n'y a dans le monde capitaliste aucune
(
La négation de soi, qui, dans le calvinisme, était l'affirma- préférence de principe donnée à la production des moyens
( tion de Dieu, était en quelque sorte un idéal inaccessible: elle de production (cette préférence n'apparaîtra que dans l'accu-
( put être le fait de _personnalités accusées, capables d'imposer mulation communiste). La bourgeoisie n'a pas eu conscience
les valeurs auxquelles elles s'identifiaient, mais chaque fois d'une opposition du primat de la croissance à ses contraires,
r
l'exception entrait en jeu. La liberté donnée à la chose, à la aux dépenses improductives de toutes sortes, aux institutions
(
production, fut au contraire la possibilité commune. Il n'était et aux valeurs créatrices de dépenses : l'opposition toucha'
( nul besoin de maintenir la spiritualité la plus pure - et la seulement (et seulement en fait) la quantité de la dépense.
( plus pauvre - , qui seule était au départ assez rigoureuse C'est mollement et illogiquement que le capitalisme bourgeois
pour balancer l'asservissement de tout le corps et de l'acti- fut hostile au luxe: en fait son avarice et son action le ré-
[

i 172 173

)
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE
1

duisirent, mais si l'on excepte les effets non calculés, il ne s'est fin le développement des sciences pures et des techniques,
jamais départi du laisser-faire. le monde bourgeois lui laisse le champ libre.
Ainsi la bourgeoisie a-t-elle créé le monde de la confusion. Dans les limites de l'activité proprement économique, la
L'essentiel en est la chose, mais la réduction de l'homme rigueur a un objet clair : la consécration des ressources
n'étant plus liée à son annulation devant Dieu, tout ce qui excédantes à l'aplanissement des difficultés matérielles de /

n'entrait pas dans le sommeil de la croissance souffrit de voir la vie et la réduction du temps de travail. C'est le seul
abandonnée la recherche d'un au-delà. Néanmoins, il n'était usage des richesses qui coïncide avec une adéquation de
pas de voies fermées: précisément du fait que la chose l'em- l'homme à la chose et réserve le caractère négatif de l'action,
portait en général et dominait le mouvement de la multitude, dont le but pour l'homme demeure la possibilité de disposer
tous les rêves avortés demeurèrent disponibles : la vie (le entièrement de lui-même. L'esprit de rigueur lié au dévelop- )
mouvement global de la vie) s'en détachait sans doute, mais pement des sciences et des techniques est directement armé
)
ils servent encore de consolation à des êtres désemparés. Un pour cette opération fondamentale. Mais l'usage du confort
chaos commença, où, dans les sens les plus opposés, tout et des services multipliés de la civilisation industrielle ne
devint possible également. L'unité de la société était main- peut être limité à un petit nombre de privilégiés : l'usage
tenue par l'importance incontestée et par le succès de l'œuvre somptuaire avait des fonctions, il manifestait des valeurs, et il
dominante. Dans cette équivoque, les tentations du passé impliquait le lien des richesses avec la charge de manifester
survécurent aisément à leur déchéance. Les contradictions ces valeurs. Mais cette manifestation résultait de l'erreur qui
auxquelles elles avaient mené cessèrent d'être senties, dans nous porte à vouloir saisir, comme des choses, ce dont une
un monde où la réalité était d'autant plus haïssable qu'elle négation de la chose est le principe. L'esprit de rigueur est
était publiquement la mesure de l'homme. La protestation ainsi engagé à détruire les survivances du monde ancien. La
romantique elle-même fut libre. Mais cette liberté dans tous loi capitaliste le laisse libre de développer les possibilités ma-
les sens voulait dire que l'homme envisagé dans son unité térielles qu'il porte en lui, mais il tolère en même temps des
(dans la masse indifférenciée) acceptait de n'être qu'une chose. privilèges qui font obstacle à ce développement. Dans ces
conditions la rigueur engage vite à tirer des sciences et des
techniques les conséquences qui réduisent le chaos du monde
présent à la rigueur des choses elles-mêmes, qui est l'enchaî-
4. - LA RÉSOLUTION DES DIFFICULTÉS MATÉRIELLES ET LE
nement rationnel de toutes les opérations sur les choses. Elle
RADICALISME DE MARX.
a dès lors un sens révolutionnaire que Marx a souverainement
Dans la mesure où l'humanité est complice de la bourgeoi- formulé.
sie (en un mot dans l'ensemble), elle consent obscurément à
ne rien être (en tant qu'humanité) de plus que les choses. 5. - LES SURVIVANCES DE LA FÉODALITÉ ET DE LA RELI-
Toutefois c'est dans le sein de cette multitude confuse, et GION.
lié à la confusion comme la plante à la terre, que l'esprit de
rigueur prolifère, dont l'essence est de vouloir, par le chemin La nécessité de supprimer en premier lieu les valeurs du
d'un achèvement de la chose - de l'adéquation des choses passé doit d'ailleurs être précisée. Dans le système économi-
(de la production) et de l'homme - , l'accès ou le retour de que du Moyen Age, la richesse était inégalement partagée )

l'homme à lui-même. Et dans la mesure où la rigueur a pour entre ceux qui manifestaient les valeurs admises, au nom

174 175

--1
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

desquelles le travail était gaspillé, et ceux qui fournissaient


le travail gaspillé 1. Le travail des champs ou des villes avait 6. - LE COMMUNISME ET L'ADÉQUATION DE L'HOMME A
ainsi, par rapport aux valeurs manifestées, une qualité servile, L'UTILITÉ DE LA CHOSE.
{
mais non seulement le travail, le travailleur, par rapport aux
clercs et aux nobles. Ces derniers prétendaient n'être pas des Une position radicale se définit à partir de là, à laquelle
( le monde ouvrier a donné ses conséquences politiques. C'est
choses, mais la qualité de chose, à la réserve de protestations
( verbales, retombait pleinement sur le travailleur. Cette si- en un sens une position étrange : c'est d'abord une affirma-
tuation originelle a une conséquence précise : on ne peut tian radicale des forces matérielles et réelles; une négation
( non moins radicale des valeurs spirituelles. Les communistes
vouloir libérer l'homme en allant au bout des possibilités de
(
(
la chose et laisser libre néanmoins, comme le fait le capita- donnent toujours le pas à la chose, contre ce qui ose n'avoir
( lisme, ceux qui n'ont d'autre sens que la négation du travail, pas son caractère subordonné. Cette attitude est solidement
qui est bas, au profit des œuvres élevées, que l'on affirme fondée sur les goûts des prolétaires, auxquels échappe corn-
(
être seules susceptibles de rendre l'homme à lui-même. Si munément le sens des valeurs spirituelles, qui réduisent
( l'on veut, les survivances de la féodalité et de la religion, d'eux-mêmes l'intérêt de l'homme à l'intérêt clair et distinct,
r que le capitalisme néglige, représentent l'immuable et sans
doute inconsciente volonté de faire une chose de l'ouvrier.
qui envisagent l'univers humain comme un système de choses,
subordonnées les unes aux autres : la charrue laboure le
( champ, le champ produit le blé, le blé nourrit le forgeron, qui
Comparativement, l'ouvrier ne peut être qu'une chose si nous
( ; ne pouvons nous libérer qu'en nous vouant à une œuvre niant forge la charrue. Ceci n'exclut nullement des aspirations éle-
\
le travail de l'ouvrier. L'achèvement de la chose (l'adéquation vées, mais celles-ci sont mobiles, vagues, ouvertes, à l'opposé
( J
achevée de l'homme à la production) ne peut avoir de portée de celles des populations de type ancien, qui sont d'habitude
(
(
li libératrice que si les valeurs anciennes, liées à des dépenses
improductives, sont dénoncées et démantelées, comme à la
traditionnelles et immuables. En effet les prolétaires entre-
prennent la libération de l'homme à partir de la chose (à
Réforme les valeurs romaines. Il ne fait pas en effet de doute laquelle les avait réduit vn monde dont les valeurs leur étaient
< peu accessibles). Ils ne l'engagent pas dans des voies ambi-
gue le retour à soi-même de l'homme veut que soient d'abord
(
(
t démasqués les visages menteurs de l'aristocratie et de la reli-
gion, qui ne sont pas authentiquement le visage de l'homme,
tieuses, ils n'édifient pas un monde riche et varié, à l'image
des mythologies antiques, ou des théologies médiévales. Leur
'1 mais son apparence prêtée à des choses. Le retour de l'homme attention est volontiers limitée à ce qui est là, mais ils ne
(
à lui-même ne peut être confondu avec l'erreur de ceux qui sont pas liés étroitement par les phrases élevées qui expriment
( prétendent saisir l'intimité comme on saisit le pain ou le leurs sentiments. Il n'y a dans leur univers aucune limite
( marteau. ferme opposée à l'enchaînement général des choses se subor-
donnant les unes aux autres. Une politique rigoureusement
( ,.} réaliste, une politique brvtale, réduisant ses raisons à la stricte
r ;:'1'
.~.

réalité, est encore ce qvi répond le mieux à leur passion,


( qui ne dissimule pas les desseins d'un groupe égoïste, qui est·
d'autant plus âpre. Le militant dans cette voie est facilement
(
1 Tous les travailleurs le fournissaient; la masse fournissait, avec ses
réduit à une stricte subordination. Il accepte facilement de
( l'œuvre de libération qu'elle achève de le réduire à une
propres subsistances, celles des ouvriers employés à des tâches somptuaires.
[
176 177

(
LA PART MAUDITE )

chose, comme il en est si la discipline lui prescrit successive-


ment des mots d'ordre contradictoires. Cette attitude radicale
CINQYIÈME PARTIE )

a cette conséquence étrange : elle donne aux bourgeois, à LES DONNÉES PRÉSENTES )

l'exploitation desquels les ouvriers veulent mettre fin, le


sentiment de maintenir la liberté, pour les hommes, d'échap-
per à la réduction des individus à des choses. Il ne s'agit
pourtant que d'un immense effort dont la fin est la libre
disposition.
A la vérité, les bourgeois ne peuvent réellement oublier
que la liberté de leur monde est celle de la confusion. Ils ne
sont à la fin que désemparés. Les résultats immenses de la
politique ouvrière, la servitude provisoire généralisée, qui
en est la seule conséquence assurée, les effraie, mais ils ne
savent que gémir. Ils n'ont plus le sentiment de leur mission
historique : le fait est qu'en réponse au mouvement ascen-
dant des communistes, ils ne peuvent susciter le moindre
espoir.

,1

178

.:
_ ..-
... --

<'
1. L'INDUSTRIALISATION SOVIETIQUE
\
(

<' 1. - DÉTRESSE DE L'HUMANITÉ NON COMMUNISTE.

l
Il a toujours été possible de dire: « L'inanité morale du
1 monde actuel effraie. » A quelque degré, le fait de n'être
( \, jamais assuré définit l'avenir, comme celui d'avoir une nuit
impénétrable devant soi, le présent. Il est néanmoins de
(
bonnes raisons d'insister aujourd'hui sur la détresse. Je
( pense moins au danger accru d'une catastrophe - plus vivi-
( \ fiant qu'il ne semble - qu'à l'absence de foi, mieux à
l'absence d'idée, qui abandonne la pensée moderne à l'impuis-
(
'\ sance. Il y a trente ans, de nombreuses spéculations discor-
(

{ l dantes éclairaient un avenir à la mesure de l'homme. La


croyance générale au progrès indéfini faisait de la planète
entière et de tout le temps à venir un domaine dont il
!
( ~l semblait facile de disposer sans réserve. Depuis lors la si-
tuation a grandement changé. Lorsqu'une victoire écrasante
{ assura le retour de la paix, devant les problèmes inévitables,
un sentiment d'infériorité s'empara peu à peu du plus grand
( nombre. Seul faisait exception le monde communiste -
( ! U. R. S. S. et partis affiliés - monolithe au milieu d'une
(
humanité angoissée, incohérente et n'ayant d'autre unité que

(
\
.1
l'angoisse.
Ce bloc, qui dispose à son propre compte d'une certitude
'l'
< inébranlable, loin d'aider à maintenir un optimisme fragile,
achève aujourd'hui la détresse. Espoir illimité pour lui-même,
(

(
1 'i
il est au même instant terreur pour ceux qui refusent sa loi
,~~ . et ne s'en remettent pas aveuglément à ses principes. Marx.
~Î-

( l, et Engels s'écriaient en 1847 (ce sont les premiers mots du


( 1 Manifeste) : « un spectre hante l'Europe, le spectre du corn-
'11 munisme ». En 1949, le communisme a cessé d'être un fan-
( i
tôme : c'est un Etat et une armée (de beaucoup la plus forte
1
181
;' }
-t
i
'il:.
-,

LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE \


)
sur terre), doublés d'un mouvement organisé, maintenus dans actives au sein des démocraties. C'est qu'elle a pour sens
)
une cohésion monolithique par une négation sans pitié de l'aversion, le refus - non l'espoir résolument suscité par sa
toute forme d'intérêt personnel. Et l'Europe n'est pas seule propre résolution.
ébranlée, mais l'Asie; en dépit de sa supériorité militaire et La réaction des opposants a d'ailleurs deux sources con-
industrielle, l'Amérique elle-même se raidit et l'indignation traires.
qu'elle exprime au nom de l'individualisme étroit dissimule D'une part les conséquences données par l'Union sovié-
mal une peur exaspérée. Aujourd'hui la crainte de l'U. R. S. S. tique à son principe ont été limitées par des conditions
obsède et prive d'espoir tout ce qui n'est pas communiste. données: non seulement le domaine du socialisme a été limité
Rien n'est résolu, sûr de soi, doué d'une intraitable volonté à un seul pays, mais à un pays industriel arriéré. Le socia-
)
d'organiser, sinon l'U. R. S. S. Essentiellement, le reste du lisme, selon Marx, résulterait d'un développement extrême
monde s'en remet contre elle à la force de l'inertie: il s'aban- des forces productives: la société américaine actuelle, et non )
donne sans réaction aux contradictions qu'il porte en lui, il la société russe de 1917, serait mûre pour une révolution \
vit au jour le jour, aveugle, riche ou pauvre, déprimé, et socialiste. Lénine, d'ailleurs, voyait principalement dans la \

la parole en lui est devenue une impuissante protestation - J


révolution d'Octobre les premiers pas - détournés - d'une
même un gémissement. révolution mondiale. Plus tard Staline, s'opposant à Trotsky, )

cessa de faire de la révolution mondiale une condition préa-


2. - LES POSITIONS INTELLECTUELLES A L'ÉGARD DU COM- lable de la construction du socialisme en Russie. De toutes
MUNISME. façons, l'Union acceptait dès lors le jeu qu'elle avait voulu
éviter. Mais selon l'apparence, en dépit Je l'optimisme de
Désormais, dans l'Europe occidentale et l'Amérique, en Trotsky, il n'y avait pas à choisir.
l'absence d'idées ascendantes, en l'absence d'un espoir qui Les conséquences du « socialisme en un seul pays » ne
unisse et élève, la pensée humaine se situe en premier par peuvent être négligées: sans parler de difficultés matérielles,
rapport à la doctrine et à la réalité du monde soviétique. Cette sans rapport avec celles que rencontrerait un socialisme
doctrine a de nombreux partisans qui font de la dictature mondial, le fait d'être lié à une nation pouvait altérer la révo-
du prolétariat et de l'abolition du capitalisme les conditions lution, lui donner une figure composite, difficilement dé-
préalables d'une vie humaine satisfaite. Le but fondamental chiffrable, et d'un abord décevant.
de l'Etat soviétique est selon la Constitution de 1918 « la sup- Mais ici c'est l'aspect réactionnaire du « stalinisme» qui
pression de toute exploitation de l'homme par l'homme, la suscite l'opposition. D'un autre côté, la critique des « anti-
liquidation socialiste de la société et la victoire du socialisme staliniens » rejoint celle de l'anticommunisme général.
)
dans tous les pays », La volonté de réaliser d'abord « le Le mépris résolu de l'intérêt individuel, de la pensée, des
socialisme en un seul pays », et les voies que la révolution convenances et des droits personnels, a été dès l'origine le )
russe a suivies depuis 1918 ont suscité la contestation de fait de la révolution bolchevik. A cet égard la politique de
certains éléments communistes. Mais jusqu'ici les seuls par- Staline accuse les traits de celle de Lénine, mais n'innove rien.
tisans fidèles de l'Union soviétique, résolus à mener à bien, La « fermeté bolchevik» s'oppose au « libéralisme pourri ».
en accord avec elle, la révolution dans leur pays, surent tirer La haine du communisme, aujourd'hui si générale et si forte,
de leur opinion la force d'unir les masses ouvrières. La dis- est principalement fondée sur cette négation achevée, poussée
sidence communiste a partagé la stérilité des autres tendances à ses extrêmes conséquences, de la réalité individuelle. Pour

182 183
.:
(
j LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

'1 le monde non-communiste en général, l'individu est le terme; à paralyser l'action et dont l'effet strictement conservateur
"i la valeur et la vérité se rapportent à la solitude d'une vie est certain.
privée, aveugle et sourde à ce qu'elle n'est pas (elles se rap- La pensée est si profondément bousculée par cette situa-
{ portent, plus précisément, à son indépendance économique). tion paradoxale qu'elle s'est même abandonnée, sporadique-
( A la base de l'idée démocratique (de l'idée bourgeoise) de ment, aux interprétations les plus risquées. Elles ne sont pas
l'individu, il y a certainement le leurre, la facilité, l'avarice, toujours imprimées : je citerai celle-ci, qu'on m'a rapportée,
< et une négation de l'homme en tant qu'élément du destin qui est brillante sinon solide. Le stalinisme ne serait nulle-
( (du jeu universel de ce qui est); la personne du bourgeois ment l'analogue de l'hitlérisme, au contraire; ce ne serait
moderne apparaît comme la figure la plus piètre que l'huma- pas un national mais un impérial-socialisme. Impérial devrait
,(
nité ait assumée, mais à la « personne », faite à l'isolement d'ailleurs être entendu dans un sens opposé à celui de l'im-
(
- et à la médiocrité - de sa vie, le communisme offre un périalisme d'une nation : le mot se référerait à la nécessité
!,
( saut dans la mort. Bien entendu, la « personne » refuse de d'un empire) c'est-à-dire d'un Etat universel) qui mettrait
sauter, mais ne devient pas de ce fait un espoir qui soulève. fin à l'anarchie économique et militaire du temps présent. Le
t~ Les révolutionnaires qui s'accordent à son angoisse en sont national-socialisme devait nécessairement échouer car ses
principes mêmes limitaient son étendue à la nation: il n'exis-
l f gênés. Mais le stalinisme est si radical que ses opposants
( communistes se sont à la fin trouvés de cœur avec les bour- tait pas de moyen d'agréger les pays conquis, les cellules
1 adventices à la cellule-mère. L'Union soviétique au contraire
geois. Cette collusion, consciente ou non, a grandement contri-
( j bué à la faiblesse et à l'inertie de tout ce qui voulut échapper est un cadre à l'intérieur duquel toute nation peut s'insérer:
f '\ à la rigueur du communisme stalinien. elle pourrait plus tard s'agréger une République chilienne
·r
( 1 En dehors des sentiments simples, comme l'adhésion, comme une République ukrainienne lui est déjà agrégée. Cette
l'opposition ou la haine, la complexité du stalinisme, la figure manière de voir n'est pas opposée au marxisme: elle en est
( pourtant différente en ce qu'elle donne à l'Etat la place pré-
indéchiffrable que les conditions de son développement lui
( ont donnée, sont de nature à provoquer les réactions intellec- pondérante, et définitive, que Hegel lui donnait. L'homme
tuelles les plus confuses. Sans nul doute, un des plus lourds de l'idée hégélienne, celui de l' « impérial-socialisme », n'est
(

<' '\ problèmes pour l'Union soviétique actuelle est lié au carac-
tère national que le socialisme y a pris. On a rapproché depuis
pas individu, mais Etat. L'individu est mort en lui, absorbé
dans la réalité supérieure et dans le service de l'Etat: en un
{ 1·
longtemps certains traits extérieurs du prétendu socialisme sens étendu, 1'« homme d'Etat » est la mer où s'écoule le
( 1
î

hitlérien de ceux du socialisme stalinien: chef, parti unique, fleuve de l'histoire. Dans la mesure où il participe à l'Etat,
f importance de l'armée, organisation de jeunesse, négation de l'homme quitte en même temps l'animalité et l'individualité:
( .1
il n'est plus distinct de la réalité universelle. Toute partie
la pensée individuelle et répression. Les buts, la structure
( sociale et économique différaient radicalement, ils opposaient isolable du monde renvoie à la totalité, mais l'instance su-
( à mort les deux systèmes, mais cette similitude des méthodes prême de l'Etat mondial ne pourrait renvoyer qu'à elle-même.
frappait. L'accent mis sur la forme et même sur les traditions Cette conception fort opposée à la réalité populaire du corn-
( munisme, extérieure à l'enthousiasme qui agit, est un évident
nationales ne manquèrent pas d'attarder l'attention sur ces
( comparaisons douteuses. Ce genre de critique unit d'ailleurs paradoxe : elle a toutefois l'intérêt de souligner le peu de
les communistes d'opposition au libéralisme bourgeois : un sens et la pauvreté de la réserve individuelle. On ne saurait
(
mouvement d'opinion « antitotalitaire » s'est formé qui tend manquer l'occasion de placer la personne humaine en position
(
( j'
184 185
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

autre que celle de terme et de la libérer en l'ouvrant sur un Quoiqu'il en soit, à moins que n'intervienne une catas- )
horizon moins étroit. Ce que nous savons de la vie soviétique trophe totale, le changement de la structure sociale est com-
se rapporte à des entreprises limitées ou aux restrictions de mandé par un développement très rapide des forces pro- )
la liberté personnelle, mais nos habitudes y sont renversées ductives, que la régression actuelle de l'Europe ne ralentit
'et ce qui est en cause en elle dépasse de toutes façons les que pour un temps.
perspectives courtes auxquelles nous nous bornons volontiers.
La solution précise à laqueile nos troubles aboutiront n'a
Il est bien entendu inévitable que la présence - et la
peut-être pour nous qu'un sens secondaire. Mais nous pou-
menace - de l'U. R. S. S. engendrent des réactions diverses.
vons prendre conscience de la nature des forces en jeu.
Le simple refus, et la haine, ont un arrière-goût de laisser-
Sans nul doute, le changement le plus conséquent dans la
aller. Ici, le courage d'aimer le silence de la pensée, le mépris
disposition des ressources excédantes rut leur consécration
d'une organisation manquée et la haine des barrières oppo-
principale au développement de l'outillage : il ouvrit l'ère }
sées au peuple engagent à désirer une dure et décisive
industrielle et demeure à la base de l'économie capitaliste.
épreuve. Semblables au dévot acceptant le pire à l'avance,
Ce qu'on appelle « accumulation» signifie que de nombreux
mais dont la prière obsède le ciel, certains attendent résignés
la détente, une attitude moins intraitable, mais demeurent
individus fortunés se refusèrent aux dépenses improductives »
d'un train de vie fastueux et employèrent leurs disponibilités )
fidèles à la cause qui leur parut compatible avec une évolu-
à l'achat de moyens de production. De là la possibilité d'un
tion paisible du monde. D'autres imaginent mal ce monde
développement en progression accélérée et même, à mesure
réduit en entier par une extension de l'Union soviétique,
que ce développement se produit, la consécration en retour
mais la tension que cette dernière entretient leur semble d'une partie des ressources accrues à des dépenses non-pro-
entraîner avec elle la nécessité d'un renversement économique. ductives.
En vérité, un merveilleux chaos mental procède de l'action A l'extrémité, le mouvement ouvrier touche lui-même
du bolchevisme dans le monde, et de la passivité, de l'inexis- essen tiellemen t ce problème de la répartition des richesses
tence morale, qu'il a rencontrées. Mais l'histoire est peut-être en des chapitres opposés. Que signifient profondément les
seule susceptible d'y mettre fin, par quelque décision mili- grèves, les luttes des salariés pour l'accroissement de leur
taire. Nous ne pouvons nous proposer que de chercher la salaire et la diminution du temps de travail? Le succès des 1
nature de cette action, qui dérange sous nos yeux l'ordre revendications ouvrières augmente le prix de la production >
établi, bien plus profondément que ne sut faire Hitler. et diminue non seulement la part réservée au luxe du patro- )
nat, mais celle de l'accumulation. Une heure de travail en
3. - LE MOUVEMENT OUVRIER CONTRAIRE A L'ACCUMU- moins, une augmentation du prix du travail horaire, que
LATION. l'accroissement des ressources a permises. se retrouvent dans
la répartition des richesses : si l'ouvrier avait travaillé plus
L'U. R. S. S. peut changer directement le monde : les et gagné moins, une quantité plus importante de profit capi-
forces qu'elle compose peuvent l'emporter sur une coalition taliste aurait pu être utilisée au développement des forces
américaine. productives ; la sécurité sociale à son tour accroît fortement
Elle peut encore le changer par un contre-coup de son cet effet. Ainsi le mouvement ouvrier, et la politique de
action : le combat livré contre elle amènerait ses ennemis à gauche, au moins libérale à l'égard des salariés, signifient-ils
changer les bases juridiques de leur économie. principalement, s'opposant au capitalisme, une part de ri-

186 187 )

---.J _
LA PART MAUDITE tA PART MAUDITE

chesse plus grande vouée à la dépense improductive. Cette veloppement était-il si insuffisant que, dans presque toutes
(' '1 consécration n'a pas il est vrai pour fin quelque valeur les branches, l'infériorité russe, par rapport à des pays comme
1
1
brillante : elle tend seulement à donner à l'homme une plus la France où l'Allemagne, allait croissant d'année en année:
grande disposition de soi. La part faite à la satisfaction pré­ « Nous retardons de plus en plus », écrivait Lénine 1.
( Dans ces conditions, la lutte révolutionnaire contre les
sente n'en est pas moins accrue aux dépens de la part faite
( au souci d'améliorer l'avenir. C'est pour cela que la gauche tsars et les propriétaires fonciers - du parti démocrate
que nous connaissons a dans l'ensemble un sens, sinon de (K. D.) aux bolcheviks ­ fut animée en un temps très court
( de tout le complexe de mouvement qui occupa en France la
déchaînement, de détente, la droite un sens d'enchaînement,
1
l de calcul parcimonieux. C'est un mouvement généreux et un période de 1789 à nos jours, à la façon d'un tourbillon. Mais
( goût de vivre sans délai qui anime en principe les partis à l'avance ses fondements économiques en déterminaient le
11 avancés. sens: elle ne pouvait que mettre fin aux dilapidations impro­
( ductives et réserver les richesses à l'outillage du pays. Elle
( ne pouvait avoir qu'un but opposé à celui que visent naturel­
4. - L'IMPUISSANCE DES TZARS A L'ACCUMULATION ET lement, dans les Etats industrialisés, les masses ouvrières et
\ les partis qui les appuient. Il fallait diminuer ces dépenses
L'ACCUMULATION COMMUNISTE.
( improductives au bénéfice de l'accumulation. Sans doute la
( Le développement économique de la Russie a profondé­ diminution atteindrait les classes possédantes, mais la part
ment différé du nôtre et lee considérations que j'ai introduites ainsi prélevée ne pouvait pas, ou ne pouvait qu'en second
1 lieu, servir à l'amélioration du sort des travailleurs, il la
ne peuvent lui être appliquées. Même en Occident les mou­
( vements de gauche n'ont pas eu dès l'abord le sens que j'ai fallait consacrer avant tout à l'équipement industriel.
( dit. La révolution française eut pour résultat fa diminution La première guerre mondiale montra dès l'abord, en Russie,
des dépenses somptuaires de la cour et des nobles au profit qu'au moment où les compositions de forces industrielles que
1
de l'accumulation industrielle. La révolution de 89 remédia sont les nations s'accroissent de tous côtés, aucune ne peut
( au retard de la bourgeoisie française sur le capitalisme anglais, rester en arrière. La seconde guerre acheva la démonstration
( C'est bien plus tard, quand la gauche ne s'opposa plus à une La détermination dans le développement des premiers pays
noblesse dilapidatrice, mais à une bourgeoisie industrielle, industriels était donnée du dedans; elle le fut principalement
(
qu'elle fut généreuse sans garder en elle une réserve profonde. du dehors dans le cas d'un pays retardataire. Quoi qu'on
( Or la Russie des tsars de 1917 différait peu de la France puisse dire de la nécessité interne pour la Russie d'exploiter
( d'ancien régime: elle était dominée par une classe incapable industriellement ses ressources, il faut ajouter que, de toutes
d'accumuler. Les inépuisables ressources d'un vaste territoire façons, cette exploitation seule lui permit de surmonter
(
étaient inexploitées faute de capital. C'est seulement à la l'épreuve de la guerre récente. La Russie de 1917, dominée
( fin du XIX' siècle qu'une industrie de quelque envergure s'y par des hommes qui vivaient au jour le jour, ne pouvait sur­
( développa. Elle dépendit d'ailleurs pour une part excessive vivre qu'à une condition; de développer sa puissance. Elle
du capital étranger. « En 1934, 53 % seulement des fonds appelait pour cela la direction d'une classe qui méprise les'
(
investis dans cette industrie étaient russes »1. Encore ce dé­
(

1 ]ORRÉ, L'U. R. S. S. La Terre et les Hommes, 1945, p. 133.


1 Ibid.
(
,
188 189
i
Il
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

gaspillages fastueux. L'apport du capitalisme étranger et le étaient nés, ils appartenaient tout entiers au monde de la
)
retard croissant de son essor industriel indiquent clairement guerre, généralement opposé à celui de l'industrie comme un

que la bourgeoisie n'y avait ni l'importance quantitative ni


mélange de terreur et d'ardeur, le code militaire d'un côté, ,\

le caractère ascendant qui lui auraient permis de l'emporter.


le drapeau de l'autre, à la froide composition des intérêts. La

.D'où le paradoxe d'un prolétariat réduit à s'imposer, d'une


Russie présoviétique n'avait qu'une économie essentiellement

manière intraitable, à lui-même, de renoncer à la vie pour la


agricole, que dominaient les nécessités de l'armée, où l'usage

rendre possible. Un bourgeois épargnant renonce au luxe le


des richesses était à peu près limité au gaspillage et à la

plus vain, mais il n'en jouit pas moins du bien-être : le


guerre. L'armée ne bénéficia que faiblement de l'apport in.

renoncement de l'ouvrier eut lieu au contraire dans des


dustriel, qui lui est donné sans compter dans d'autres pays.

conditions de dénuement.
Le saut abrupt du tsarisme au communisme signifiait que la

« Personne, écrivait Leroy-Beaulieu, ne peut souffrir


consécration des ressources à l'outillage ne pouvait être

comme un Russe, personne ne peut mourir comme un


opérée comme ailleurs indépendamment du stimulant qu'est
Russe. » Mais cette excessive endurance apparaît bien éloi­
la nécessité sauvage de la guerre. L'épargne capitaliste a lieu
gnée d'un calcul. Il semble qu'en aucune contrée d'Europe,
en une sorte de réserve calme à l'abri des grands vents qui
l'homme ne fut davantage étranger aux vertus rationnelles
enivrent ou terrifient : relativement, le bourgeois riche est
de la vie. bourgeoise. Ces vertus exigent des conditions de
l'homme sans peur et sans passion. Le leader bolchevik au
sécurité: une spéculation capitaliste veut un ordre rigoureu­
contraire appartenait comme le propriétaire tsariste au monde
sement établi, où il est possible de voir devant soi. La vie
de la peur et de la passion. Mais semblable au capitaliste des
russe longtemps exposée dans de plates immensités aux in­ premiers temps, il s'opposait au gaspillage. Au surplus, il
cursions des barbares, sans relâche hantée par le spectre de
avait en commun ces caractères avec chaque ouvrier russe et
la faim et du froid', a plutôt suscité les vertus contraires il ne s'éloignait de l'ouvrier que dans la faible mesure où,
d'insouciance, de dureté, d'existence dans le temps présent. dans les tribus guerrières, un chef s'éloigne de ceux qu'il
Le renoncement d'un ouvrier soviétique à l'intérêt immédiat
commande. Sur ce point, l'identité morale, au départ, des
pour le bien du temps à venir demanda en fait la confiance dirigeants bolcheviks et de la classe ouvrière ne pourrait
donnée à des tiers. Et non seulement la confiance: l'abandon être niée.
à la contrainte. Les efforts nécessaires durent répondre à des
Ce qui, dans cette manière de faire, est remarquable, est
stimulants forts et immédiats: primitivement, ceux-ci étaient
en un certain sens le maintien de toute la vie dans le pouvoir
donnés dans la nature d'un pays dangereux, pauvre et
de l'intérêt présent. Sans doute les résultats ultérieurs sont
immense j ils durent rester à la mesure de cette immensité
la raison d'être du travail, mais ils sont évoqués pour susciter
et de cette misère.
le don de soi, l'enthousiasme et la passion; et de même la
Les hommes qui, à la tête du prolétariat, répondirent sans
menace a l'acuité d'une contagion déraisonnable de la peur.
moyens financiers à la nécessité d'industrialiser la Russie ne
Ce n'est qu'un aspect du tableau, mais un aspect sur lequel
pouvaient d'ailleurs en aucune mesure avoir l'esprit calme
l'accent est placé. Dans ces conditions, l'écart entre la valeur
et calculateur qui préside à l'entreprise capitaliste. Par la
du travail fourni par les ouvriers et celle des salaires distri­
révolution qu'ils avaient faite, comme par le pays où ils bués peut être considérable.
En 1938, « le chiffre total de la production à atteindre
1 « Golod i kholod 10 en russe.
était fixé à 184 milliards de roubles dont 114 milliards et
)
190
191 )

~-
( LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE
(
demi réservés à la produc tion des moyens de produc tion et de son équilib re, a réduit au minim um la part jusque-là
seulem ent 69 milliards et demi à celle des objets de consom­ abando nnée au luxe et à l'inerti e : elle ne vit plus que pour
mation »1. Cette propor tion ne répond pas exactem ent à le dévelo ppeme nt démesu ré de ses forces produc tives.
l'écart entre salaire et travail. Il est toutefo is éviden t que les On sait qu'aprè s avoir quitté la Russie où il fut à la fois
objets de consom mation distrib ués, qui devaie nt d'abord ingénie ur et membr e du parti, Victor Kravch enko a publié
entrer dans la rétribu tion du travail qui servit à les produi re, en Amériq ue des mémoires « sensati onnels » où il dénonc e
( ne pouvai ent payer qu'une faible partie du travail total. violem ment le régime 1. Quoiqu 'il en soit de la valeur de
L'écart a tendu à s'attén uer depuis la guerre. Néanm oins ses attaque s, il est facile de tirer de ce tableau de l'activi té
(
l'indus trie lourde a gardé la place privilégiée. Le préside nt industr ielle russe une vision obséda nte d'un monde absorb é
t du plan d'Etat, Voznessenski, l'avoua it le 15 mars 1946 : dans un gigante sque travail. L'aute ur contest e la valeur des
( « le rythme de la produc tion des moyens de produc tion pré­ méthod es employées. Elles sont sans nul doute très dures :
vus par le plan, dit-il, dépasse quelqu e peu celui de la pro­ aux environ s de 1937, la répress ion était impitoy able, la dé­
(
duction des objets de consommation ». portati on fréquen te, il arrivai t que les résulta ts annoncés ne
( Dès 1929, au début du plan quinqu ennal, l'écono mie russe soient qu'une façade utile à la propag ande, une part du
f a pris sa forme actuelle. Elle est caractérisée par la consécra­ gaspillage de travail était due au désord re et le contrôl e
tion de la quasi-totalité des ressources excédantes à la pro­ d'une police qui voyait partou t le sabotage et l'oppos ition
(
duction des moyens de produc tion. Le premie r, le capita­ tendait à démora liser la directio n, à gêner la produc tion. Ces
( lisme employa à cette fin une import ante partie des disponi­ défauts du système sont connus par ailleurs (même il y eut
( bilités, mais il n'était rien en lui qui s'oppo sât à la liberté du plus tard une tendance à dénonc er les purges de cette époque
gaspillage (le gaspillage réduit demeu rait libre et pouvai t comme exagér ément sévères) : nous ignorons seulem ent leur
(
d'ailleu rs en partie se produi re à son profit). Le commu nisme import ance et il n'est pas de témoignage assez sûr qui apporte
( soviétique s'est résolum ent fermé au principe de la défense des précisions. Mais les accusations de Kravch enko ne peu­
{ improd uctive. Il ne l'a nullem ent supprim ée, mais le renver­ vent être opposées à l'essen tiel de son témoignage.
sement social qu'il a opéré en a éliminé les formes les plus Une immense machinerie s'est ordonn ée, réduisa nt la vo­
f coûteuses et son action incessante tend ~I deman der de chacun lonté individ uelle en vue du plus grand rendem ent. Nulle
( la produc tivité la plus grande , à la limite des forces humaines.
1 place n'y est laissée au caprice. L'ouvr ier y reçoit un livret
( Aucun e organis ation de l'écono mie n'a pu avant lui réserver de travail et dès lors il ne peut passer à son gré d'une ville
,1 à ce point l'excéd ent des ressources à la croissance des forces
( IL ou d'une usine à l'autre . Une peine de travail forcé punit un
de produc tion, c'est-à-dire à la croissance du système. En
(
,1
1 toute organis ation sociale, comme en tout organisme vivant,
retard de vingt minute s. Sans discussion, un dirigea nt indus­
triel, tel un militaire, est affecté en quelqu e lieu perdu de
( 1 l'excéd ent des ressources disponibles est partagé entre la
\ croissance du système et la dépens e pure, égalem ent inutile
( 1
au maintie n de la vie et à la croissance. Mais la nation même 1 V. A. KRAVCHENKO, J'ai choisi la liberté, 1947.
- Je me suis servi
de ce document important, évidemment tendancieux mais authentiq

l
( qui avait failli périr de son impuissance à réserver une part ue,
afin d'en tirer des éléments de vérité conformément à des règles
critiques
( assez grande à l'accroissement, par une brusqu e inversi on rigoureuses. De ses défauts flagrants, de ses contradictions, de
ses légè­
retés, et généralement du manque de solidarité intellectuelle de
l'auteur,
( :1 on ne peut rien tirer de l'authenticité du livre. C'est un documen
t comme
1 ALEXINSICY, La Russie révolutionnaire, 1947, p. 168-169. un autre, à utiliser avec méfiance, comme tout autre document.
( 1
.\

( 192
193
--,

LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

Sibérie. L'exemple même de Kravchenko fait comprendre de prévoir la rétribution réelle des produits agricoles que )
l'essence d'un monde où il n'est plus de possibilité que le consommeraient les ouvriers. Le plan devant dès l'abord )
travail : la construction d'une industrie géante, au profit du négliger l'industrie légère pour l'industrie lourde, il était dif-
temps à venir. La passion, heureuse ou non, n'est qu'un ficile d'envisager pour une part importante la fourniture
'épisode rapide, laissant peu de traces dans la mémoire. A la des petits objets manufacturés nécessaires aux cultivateurs. Il
fin, le désespoir politique et la nécessité du silence achèvent, était au contraire indiqué de leur vendre des tracteurs, dont
1
à la réserve du sommeil, de vouer tout le temps de la vie la fourniture entrait d'autant mieux dans la ligne du plan
à la fièvre du travail. que les installations qui les produisent servent s'il le faut aux .1

De tous côtés, dans les grincements de dents et les chants, fabrications de guerre. Mais les petites propriétés des koulaks
dans le silence pesant ou le bruit des discours, dans la pau- n'avaient que faire de tracteurs. D'où la nécessité de substi-
vreté et l'exaltation, jour après jour, une immense force de tuer à leurs entreprises privées des entreprises plus vastes
travail, que les tsars laissaient impuissante, élève l'édifice où confiées à des paysans associés (la comptabilité nécessaire et
s'accumule et se multiplie la richesse utilisable. contrôlable de ces fermes collectives facilitait d'autre part
des réquisitions sans lesquelles la consommation paysanne
aurait mal répondu à la règle d'un plan qui tendait de tous
côtés à réduire la part des biens consommables. Et nul ne
5. - LA « COLLECTIVISATION» DES TERRES peut ignorer l'obstacle majeur opposé aux réquisitions par
les petites entreprises agricoles).
Ce même effort de réduction travailla la campagne elle- Ces considérations avaient d'autant plus de force que l'in-
même. dustrialisation demande toujours un déplacement important
Toutefois la « collectivisation» des terres est en principe de la population vers les villes. Si l'industrialisation est lente,
la partie la plus discutable des changements de structure le déplacement s'opère de lui-même en équilibre. L'outillage
économique. Il n'est pas douteux qu'elle n'ait coûté cher et agricole supplée sans à-coup à la dépopulation des campagnes.
même elle passe pour avoir été le moment le plus inhumain Mais un développement subit crée un appel de main-d'œuvre
d'une entreprise qui ne fut jamais clémente. Mais si l'on auquel la réponse ne peut être attendue. Seul le « collecti-
juge généralement de cette mise en exploitation des ressources visme » agraire joint à l'équipement en machines peut assurer
russes, il arrive d'oublier les conditions dans lesquelles elle le maintien et la croissance de la production des champs sans
fut commencée et la nécessité à laquelle il fallut répondre. lesquels la multiplication des usines ne mènerait qu'au désé-
On comprend mal l'urgence d'une liquidation qui n'atteignit quilibre.
pas de riches propriétaires, mais la classe des koulaks, dont Mais ceci ne saurait, dit-on, justifier la cruauté avec laquelle
on a traité les koulaks. )
le niveau de vie ne dépassait guère celui de nos paysans
pauvres. Il eut été sage, semble-t-il, de ne pas bouleverser Il est nécessaire à ce point de poser la question dans son
l'agriculture au moment d'entreprendre une tâche industrielle ensemble.
qui demandait la mobilisation de toutes les ressources. Il est
difficile de juger d'aussi loin, mais l'explication suivante ne
peut être écartée sans raison.
Au début du premier plan quinquennal, il était nécessaire

194 195

---.J
( LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

« Plus tard, d'ailleurs, après Stalingrad, les armes et les


6. - FAIBLESSE DES CRITIQUES OPPOSÉES AUX DURETÉS approvisionnements américains commencèrent à nous arriver
DE L'INDUSTRIALISATION. en masse »1. Ainsi, dans la bataille décisive de la guerre,
c'est l'armement russe, c'est le résultat de l'effort industriel
Dans le monde du temps de paix auquel sont faits les Fran- qui jouèrent. Au surplus, déposant à Washington devant la
çais, on n'imagine plus que la cruauté puisse sembler inévi- Commission parlementaire chargée d'enquêter sur les menées
table. Mais ce monde de facilité a ses limites. Plus loin se antiaméricaines, Kravchenko fait cette déclaration non moins
(
présentent des situations telles qu'à tort ou à raison des actes surprenante: « Il faut bien comprendre, dit-il, que tous les
< de cruauté, molestant des individus, semblent négligeables racontars sur l'impossibilité de la fabrication de la bombe
\ en regard des malheurs qu'ils tentent d'éviter. Si l'on envi- atomique en U. R. S. S. à cause du retard du développement
(
sage isolément l'avantage qu'une fabrication de tracteurs technique de l'industrie russe par rapport à l'industrie améri-
agricoles a sur celle d'humbles ustensiles, on comprend mal caine ou anglaise sont non seulement fâcheux, mais encore
les exécutions et les déportations dont certains chiffrent les dangereux, parce qu'ils trompent l'opinion publique. »
( victimes par millions. Mais un intérêt immédiat peut être Si nous évitons de nous tenir étroitement aux fins d'une
corollaire d'un autre, dont ne peut être nié le caractère vital. propagande antistalinienne, l'ouvrage de Kravchenko est plein
(
Il est aisé de voir aujourd'hui que les Soviets organisant la d'intérêt, mais il est dépourvu de valeur théorique. Dans la
( production répondaient à l'avance à une question de vie ou mesure où elle ne touche pas à la sensibilité, mais à l'intel-
( de mort. ligence du lecteur, la critique de l'auteur est inconsistante.
Je ne veux pas justifier, mais comprendre : à quelle fin Il sert aujourd'hui l'Amérique, il met en garde (dans sa
( il me semble superficiel de s'attarder longtemps à l'horreur. déposition à la commission d'enquête) les Américains qui
{ Il est facile d'affirmer, pour la seule raison qu'une répression imaginent l'abandon par le Kremlin de sa volonté de révo-
( fut terrible, et que l'on hait la terreur, que la douceur eut lution mondiale : il dénonce néanmoins dans le stalinisme un
mieux réussi. Kravchenko qui le fait l'avance au hasard. De mouvement de contre-révolution. S'il est pour lui un pro-
(
même il a vite fait de dire que la direction aurait plus effica- blème politique et économique de l'organisation communiste
r cement préparé la guerre avec des méthodes plus humaines, actuelle, il n'a qu'une réponse j Staline et les siens sont res-
( Ce que Staline obtint des ouvriers et des paysans russes allait ponsables d'un état de choses inadmissible. Ceci veut dire
à l'encontre de nombreux intérêts particuliers et même, gé- que d'autres hommes et d'autres méthodes auraient réussi
( néralement, de l'intérêt immédiat de chaque personne. Si là où Staline est censé avoir échoué. Il élude en vérité
( j'en ai bien donné le sens, on ne peut imaginer qu'une popu- la pénible solution du problème. Apparemment l'Union so-
( lation unanime se soit sans résistance soumise à un si dur viétique, et même, parlant plus généralement, la Russie -
renoncement. Kravchenko ne pourrait soutenir ses critiques du fait de l'héritage tsariste - n'aurait pu subsister sans
(
qu'en démontrant moins vaguement l'échec de l'industriali- une consécration massive de ses ressources à l'outillage in-
( sation. Il se contente de déclarations sur le désordre et l'in- dustriel. Apparemment, si cette consécration avait été même
( curie. La preuve de l'inanité des réussites industrielles dé- un peu moins rigoureuse, même un peu moins dure à sup- .
coulerait des défaites humiliantes des années 41 et 42. Tou-
(
tefois l'armée rouge écrasa la Wehrmacht. Sans doute à l'aide
( du prêt-bail. Mais cette phrase surprenante lui échappe : 1 Op. cit, p. 48.3.
(
196 197
(
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

porter que Staline ne l'exigea, la Russie pouvait sombrer. seuls la terreur et l'exaltation nous permettent d'échapper
Bien entendu, ces propositions ne peuvent être établies au relâchement. Sans un stimulant violent, la Russie ne pou-
absolument, mais l'apparence est convaincante, et contre elles vait remonter la pente. (Les difficultés actuelles de la France
l'ouvrage de Kravchenko ne s'inscrit pas. Il apporte au en des conditions moins défavorables donnent la mesure de
. contraire un témoignage à l'appui de cette consécration mas- cette nécessité : la vie pendant l'occupation était, du point
sive, rigoureuse, dure à tolérer dont il montre à la fin les de vue matériel, relativement aisée, du fait de l'absence d'ac-
effets : à Stalingrad, la Russie se sauvant par ses propres cumulation - nous n'arrivons jamais qu'à grand peine à
moyens. travailler pour l'avenir.) Le stalinisme a traduit comme il a
Il serait vain de s'arrêter trop sérieusement à la part pu, mais toujours avec rudesse, les éléments de peur et
d'erreur, de désordre et de manque au rendement. Cette part d'espoir donnés dans une situation grave, en revanche pleine
est indéniable et nullement niée par le régime, mais, si de possibilités ouvertes.
étendue qu'elle soit, un résultat décisif fut atteint. Seule reste La critique du stalinisme a d'ailleurs échoué dès qu'elle
posée la question de méthodes moins onéreuses, d'un rende- voulut donner la politique des dirigeants actuels comme une
ment plus rationnel. Les uns peuvent dire : si les tsars avaient expression des intérêts, sinon d'une classe, du moins d'un
duré, l'essor capitaliste eut suivi. D'autres parler de menche- groupe étranger à la masse. Ni la collectivisation des terres,
visme. Et les moins fous de quelque autre forme de bolche- ni l'orientation des plans industriels ne répondaient aux inté-
visme. Mais les tsars et la classe dirigeante sur laquelle rêts des dirigeants comme groupe doté d'une situation écono-
ils s'appuyaient étaient à l'opération ce qu'est la fuite - la mique distincte. Même des auteurs très malveillants ne nient
fêlure - au système fermé. Le menchevisme appelant une pas les qualités de l'entourage de Staline. Kravchenko est
bourgeoisie ascendante était un cri au désert. Le trotskisme clair, qui a personnellement connu, au Kremlin, des hommes
implique la méfiance à l'égard des possibilités du « socia- voisins du sommet : « Je puis attester néanmoins, écrit-il,
lisme en un seul pays », Reste à défendre l'efficacité plus que la plupart des chefs avec qui je fus en rapport étaient
grande d'un stalinisme moins dur, à l'avance averti de des gens capables et qui connaissaient leur affaire, des hommes
l'effet de ses actes, et tirant de l'accord donné spontanément dynamiques et entièrement dévoués à leur tâche »1. Vers
l'unité nécessaire à une machinerie! La vérité est que nous 1932, Boris Souvarine, qui connut dès les premiers temps le
nous révoltons contre une dureté inhumaine. Et nous accep- Kremlin, répondait à ma question: « Mais quelle raison Sta-
terions de mourir plutôt que d'établir la terreur; mais un line, demandais-je, pouvait-il avoir, selon vous, de se mettre
homme seul peut mourir et une immense population n'a en avant comme il l'a fait, et d'écarter tous les autres? _
devant elle d'autre possible que la vie. Le monde russe devait Sans cloute, répondit Souvarine, s'est-il cru le seul, à la mort
rattraper le retard de la société tsariste et c'était nécessaire- de Lénine, qui ait la force de mener à bien la révolution. » )
ment si pénible, cela demandait un effort si grand, que la Souvarine le disait sans ironie, très simplement. En fait, la
manière forte - en tous les sens la plus coûteuse - est politique stalinienne est la réponse rigoureuse, très rigou-
devenue sa seule issue. Si nous avons le choix entre ce qui reuse, à une nécessité économique ordonnée, qui en fait
nous séduit ou ce qui augmente nos ressources, il est toujours appelle une extrême rigueur.
dur de renoncer au désir pour le bien du temps futur. C'est
facile à la rigueur si nous sommes en bon état: l'intérêt ra-
tionnel joue sans obstacles. Mais si nous sommes épuisés, 1 Op. cit., p. 533.

198 199
(
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE
(

Le plus étrange est qu'on la juge en même temps terroriste


et thermidorienne. On ne saurait témoigner plus naïvement
(
de la confusion qu'une allure intraitable introduit dans l'esprit 7. - OPPOSITION DU PROBLÈME MONDIAL AU PROBLÈME
des opposants. La vérité est que nous haïssons la terreur et RUSSE.
( que nous la passerions volontiers au compte de la réaction. Il faudrait en vérité se bander les yeux pour ne pas voir
Mais l'accord du nationalisme et du marxisme ne répondit dans l'Union soviétique actuelle, avec des aspects rudes et
(
pas moins étroitement que l'industrialisation démesurée à intolérants, l'expression non d'une décadence, d'une terrible
< une question de vie ou de mort: des multitudes peu convain- tension au contraire, d'une volonté qui n'a reculé et ne
cues n'auraient pu se battre unanimement pour la révolution reculera devant rien pour résoudre les problèmes réels de
\
communiste. Si la révolution n'avait pas lié son destin à celui la Révolution. Il est possible d'opposer aux faits des critiques
de la nation, il lui fallait accepter de périr. Sur ce point, « morales », de souligner ce qui, dans la réalité, s'éloigne de
( W.H. Chamberlain 1 rapporte un souvenir qui l'a justement l' « idéal» autrefois affirmé du socialisme, des intérêts et de
( frappé. « Il y eut, dit-il, un temps où le nationalisme était la pensée individuels. Ces conditions toutefois sont celles de
de la contrebande, presque contre-révolutionnaire. Je me I'U. R. S. S. - non celles du monde entier - et il faudrait
( aussi bien s'aveugler pour ne pas voir les conséquences d'une
souviens d'être assis à l'Opéra d'Etat de Moscou et d'attendre
( l'inévitable éclat des applaudissements qui suivait un air de opposition réelle entre la doctrine et les méthodes soviéti-
( la Khovantschina de Moussorgski, un opéra de la vieille Rus- ques (liées à des déterminations particulières de la Russie) et
sie. Cet air était une prière implorant Dieu d'envoyer un les problèmes économiques des autres pays.
( esprit pour sauver Rus, l'ancienne appellation de la Russie. D'une façon fondamentale le système actuel de ru. R. S. S.•
{ Ces applaudissements étaient ce qui ressemblait le plus à une étant attaché à produire des moyens de production, va à
( démonstration contre le régime soviétique... » La guerre l'encontre des mouvements ouvriers des autres pays, dont
approchant, il n'eut pas été sensé d'ignorer des réactions si l'effet tend à réduire la production de l'équipement, à aug-
( profondes, mais faut-il en conclure à l'abandon du principe menter celle des objets de consommation. Mais, au moins
1 internationaliste du marxisme? Les comptes-rendus des dans l'ensemble, ces mouvements ouvriers ne répondent pas
( réunions fermées du Comité du parti du Sovnarkom (gou- moins à la nécessité économique qui les conditionne que
vernement de la R. S. F. S. R., République russe fédérée), l'appareil soviétique à la sienne propre. La situation écono-
( donnés par Kravchenko 2, laissent peu de place au doute. mique dans le monde est en effet dominée par le développe-
( Dans l'enceinte du Kremlin, les responsables du parti ne ces- ment de l'industrie américaine, c'est-à-dire par une abondance
sèrent de parler du « recul du léninisme » comme d'une des moyens de production et des moyens de les multiplier. Les
(
« manœuvre tactique temporaire ». Etats-Unis ont même, en principe, le pouvoir de placer à la
( longue des industries alliées dans des conditions voisines
/
\
des leurs. Ainsi dans les vieilles nations industrielles (en dépit
d'aspects actuels contraires), le problème économique est-il
( en passe de devenir un problème non de débouchés (déjà
( dans une large mesure, les questions de débouchés n'ont
( 1 L'Enigme russe, Montréal, 1946, p. 340. plus de réponse possible), mais de consommation sans con-
l Op. cii., p. 560-566. trepartie de profit. Certainement les bases juridiques de la

200 201
LA PAR.T MAUDITE

production industrielle ne peuvent être maintenues. De toutes


façons, de tous côtés, le monde actuel appelle de rapides
changements. Jamais à beaucoup près la terre ne fut animée
de cette multiplicité de mouvements vertigineux. Bien en-
jendu, jamais non plus l'horizon n'apparut aussi lourd de II. LE PLAN MARSHALL
grandes et soudaines catastrophes. Faut-il le dire? Si elles
J
s'accomplissaient, les méthodes de ru. R. S. S. seraient -
dans un admirable silence de la voix individuelle ! - seules 1. - LA MENACE DE GUERRE.
à la mesure d'une immensité ruinée. (Il se peut même obscu-
rément que l'humanité aspire à fonder sur une négation aussi En dehors de l'entreprise et de la doctrine communiste,
achevée du désordre avare.) Mais, sans manifester plus d'ef- l'esprit humain accepte apparemment l'incertitude ct se con-
frai - puisque la mort remédie vite à la souffrance intolé- tente de courtes vues. Rien, en dehors du monde soviétique )

rable - , il est temps de se retourner sur ce monde et d'en qui ait valeur de mouvement ascendant, qui prenne essor. J
apercevoir les possibilités multipliées. Rien n'est fermé à qui Il subsiste une discordance impuissante de gémissements,
reconnaît simplement les conditions matérielles de la pensée. de déjà entendu, de hardis témoignages de l'incompréhension
Et c'est de toutes parts et de toutes façons que le monde résolue. Ce désordre sans doute est plus propice à la nais-
invite l'homme à le changer. Sans doute l'homme de ce côté-ci sance d'une authentique conscience de soi que son contraire,
n'est pas nécessairement appelé à suivre les voies impérieuses et même on pourrait dire que, sans cette impuissance - en
de l'U. R. S. S. Dans la plus grande mesure, il se consume même temps, sans la tension entretenue par l'agressivité du
aujourd'hui dans la stérilité d'un anticommunisme effrayé. communisme - la conscience ne serait pas libre, elle ne
Mais s'il a ses problèmes propres à résoudre, il a mieux à serait pas éveillée.
faire qu'à maudire aveuglément, qu'à crier une détresse que A vrai dire, la situation est pénible, certainement de nature
commandent ses contradictions multipliées. Qu'il s'efforce de à sortir les individus de l'apathie. Un « schisme », une dé-
comprendre ou mieux qu'il admire la cruelle énergie de ceux chirure parfaite, ne déchire pas seulement les esprits, mais
qui défoncèrent le sol russe, il sera plus proche des tâches généralement l'esprit : car entre les parties en cause, à
qui l'attendent. Car c'est de toutes parts et de toutes façons l'origine tout est commun! La division et la haine n'en
qu'un monde en mouvement veut être changé. sont pas moins achevées et ce qu'elles annoncent, autant qu'il
semble, est la guerre : une guerre inexpiable, inéluctablement
la plus cruelle et la plus coûteuse de l'histoire.
La réflexion au seuil de la guerre est d'ailleurs placée
dans des conditions singulières : en effet, de quelque façon
qu'on l'ordonne, on ne peut imaginer, si elle a lieu, la pour-
suivre au-delà d'une conflagration.
Que signifierait, dans le cas d'une victoire de la Russie, un
monde généralement ruiné, où les Etats-Unis, loin de secou-
rir d'autres pays, seraient plus profondément dévastés qu'au-
jourd'hui l'Allemagne? A cc moment l'U. R. S. S. serait éga-

202 203

~
/ LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

lement ravagée et le marxisme établi dans le monde n'aurait l'autre la liberté exterminant les communistes - il ne peut
plus rien à voir avec la révolution qu'exigeait le développe- subsister de doute : l'éveil de l'esprit pourrait difficilement
ment des forces productives. Que signifierait la destruction disposer d'une situation plus parfaite.
du capitalisme qui serait en même temps destruction des Mais en même temps qu'elle est le résultat de la menace,
œuvres du capitalisme? évidemment le démenti le plus gros- et fût-elle à quelque moment liée au sentiment d'un vain
sier qui puisse être opposé à la lucidité de Marx. L'humanité effort - de la partie déjà perdue - la conscience éveillée ne
qui aurait ruiné l'œuvre de la révolution industrielle serait peut d'aucune façon se laisser aller à l'angoisse: ce qui J'em-
la plus pauvre de tous les temps : le souvenir de la richesse porte en elle est plutôt la certitude de l'instant (l'idée risible
récente achèverait de la rendre invivable. Lénine définissait que la nuit seule sera la réponse à la volonté de voir). Mais,
le socialisme: « les Soviets, plus l'électrification ». Le socia- jusqu'au dernier instant, elle ne pourrait abandonner la re-
lisme en effet ne demande pas seulement le pouvoir du peuple cherche tranquille de la chance. Elle n'abandonnerait que
mais la richesse. Et il n'est personne de sensé qui l'imagine. dans l'issue bienheureuse de la mort.
rait fondé sur un monde où les baraquements succéderaient à Ce qui dans le déchirement achevé empêche de croire la
la civilisation que symbolisent les noms de New York et de guerre inévitable est la pensée - pour inverser la formule de
Londres. Cette civilisation est peut-être haïssable, elle semble Clausewitz - que « l'économie », dans les conditions pré-
quelquefois n'être qu'un mauvais rêve, elle engendre à coup sentes) la pourrait « poursuivre par d' autres moyens »,
sûr l'ennui et l'agacement propices au glissement vers une Le conflit engagé sur le plan de l'économie oppose le
catastrophe. Mais nul ne peut s'arrêter sensément à ce qui monde du déve!oppement industrie! - de l'accumulation
n'a pour soi que l'attrait du non-sens. naissante, à celui de l'industrie développée.
Bien entendu, il est encore loisible d'imaginer une victoire D'une façon fondamentale, c'est du côté de la production
des Etats-Unis sur la Russie gui n'aurait pas dévasté le monde ~bérante que vient le danger de guerre : seule la guerre,
aussi entièrement. Mais le « schisme » en serait d'autant si l'exportation est difficile, et s'il n'est pas ouvert d'autre
moins réduit qu'elle aurait peu coûté au vainqueur. Sans issac, peut être la cliente d'une industrie pléthorique. L'éco-
doute, apparemment, l'empire universel appartiendrait au dé- nomie américaine est même exactement la masse explosive la
tenteur unique des armes décisives, mais comme la victime plus grande qu'il y eut jamais dans le monde. Sa pression
au bourreau. Cette charge de bourreau est si peu enviable. explosive il est vrai n'est pas favorisée comme en Allemagne,
la conscience qu'une solution si sanglante empoisonnerait dé- en même temps du dehors par le voisinage de populations
cidément la vie sociale est si forte, qu'il n'existe pas, du côté denses et militaires, du dedans par un déséquilibre entre les
américain, de parti consistant pour la guerre à bref délai. différentes parties du développement des forces productives.
Alors qu'il est clair, au moins vraisemblable, que le temps En contrepartie, l'idée que cette immense machinerie animée
joue pour la Russie. d'un mouvement de croissance inévitable est viable - équi-
librée et rationnelle - implique tous les dangers de l'incons-
cience. Le fait qu'elle se soit épanchée en deux guerres ne
2. - LA POSSIBILITÉ D'UNE CONCURRENCE ~ON MILITAIRE
peut rassurer entièrement. Il est pénible de toutes façons
ENTRE DES MÉTHODES DE PRODUCTION.
d'apercevoir une société dynamique se livrer sans réserve et
sans vues lointaines au mouvement qui l'entraîne. Il est pé-
Si l'on envisage d'un côté le silence du communisme uni-
nible de savoir qu'elle méconnaît intimement les lois de son
versellement imposé par des camps de concentration - et de
204 205
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

essor et qu'elle produit sans avoir mesuré les conséquences nomiques. Le Plan Marshall oppose une organisation de
de la production. Cette économie s'est trouvée à la mesure l'excédent à l'accumulation des Plans Staline: ceci n'implique
de deux guerres : son mouvement de croissance se poursui- pas nécessairement la lutte armée, qui ne peut entraîner de
vant, quel soudain sortilège l'aurait mise à la mesure de la décision véritable. Si les forces opposées sont économique-
paix? Ceux qui l'animent sont naïvement convaincus de ment de nature différente, elles doivent entrer en compéti-
n'avoir pas d'autre but. Mais ne pourrait-on leur demander tian sur le plan de l'organisation économique. Ce que réalise,
s'ils ne poursuivent pas inconsciemment le contraire de ce semble-t-il, l'initiative du Plan Marshall, seule réaction de
que leur conscience admet? Les Américains ont l'habitude l'Occident au mouvement des Soviets dans le monde.
de voir les autres commencer la guerre et l'expérience leur a De deux choses l'une, ou les parties encore mal équipées
montré l'avantage de l'attente. )
du monde seront industrialisées par des plans soviétiques, ou
A cette façon de voir pessimiste, il est néanmoins nécessaire l'excédent de l'Amérique subviendra à leur équipement. 1
d'opposer une vue nette, fondée sur la conception d'un vaste (Mais, sans nul doute, le succès, c'est-à-dire la mise en œuvre )
projet, dont la mise en œuvre est commencée. S'il est vrai de la seconde laisse un espoir véri table.)
qu'on voit mal les Etats-Unis prospérer longuement sans le )
secours d'une hécatombe de richesses, sous forme d'avions,
de bombes et autres équipements militaires, on peut imaginer 3. - LE PLAN MARSHALL.
une hécatombe équivalente, consacrée à des œuvres non san-
glantes. En d'autres termes, si la guerre est nécessaire à l'éco- Un des économistes français les plus originaux, François
nomie américaine, il ne s'ensuit pas qu'elle doive s'en tenir à Perroux, voit dans le Plan Marshall un événement historique
la forme traditionnelle. On imagine même facilement, venant d'importance exceptionnelle 1. Pour François Perroux, le Plan
d'outre-Atlantique, un mouvement résolu refusant de suivre Marshall « amorce la plus grande expérience d'économie
la routine: un conflit n'est pas nécessairement militaire, on dirigée à l'échelle internationale qui ait jamais été tentée »
peut envisager une vaste compétition économique, qui coû- (p. 82). Aussi bien ses conséquences, « à l'échelle mondiale»
terait à celui qui en aurait l'initiative des sacrifices compara- sont-elles « appelées à dépasser de beaucoup les plus hardies
bles à ceux des guerres, qui fonderait sur un budget de même et les mieux réussies des réformes de structure préconisées
nature que les budgets de guerre des dépenses que ne com- par les divers partis ouvriers, à l'échelle nationale » (p. 84).
penserait aucun espoir de profit capitaliste. Ce que j'ai dit de Il serait d'ailleurs une véritable révolution: même « la révo- )
l'inertie du monde occidental appelle au moins cette unique lution qui importe en cette saison de l'Histoire » (p. 38).
réserve: il n'existe dans ce monde ni courant politique (au « La transformation révolutionnaire » qu'il introduit change 1
sens de la propagande), ni mouvement de pensée qui réagis- en effet « les rapports accoutumés entre nations » (p. 184).
sent. Une détermination précise répond néanmoins à la pres- Or « il y a bien plus d'esprit révolutionnaire à conjurer les
1
sion soviétique. Le Plan Marshall est certes une réaction luttes des nations qu'à les préparer au nom de la lutte des
isolée, c'est la seule entreprise qui oppose une vue systéma- classes» (p. 34).) Ainsi du jour où l'entreprise du général
tique à la volonté de domination mondiale du Kremlin. Le MarshaII « serait couronnée d'un commencement de succès,
Plan Marshall achève de donner un visage au conflit actuel :
ce n'est pas dans son principe la lutte pour l'hégémonie de 1 François PERROUX, Le Plan Marshall ou l'Europe nécessaire au monde.
deux puissances militaires, c'est celle de deux méthodes éco- 1948.

206 207 j

~
(

LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

elle éclipserait par ses bienfaits les plus profondes et les moins Le Plan Marshall est la solution du problème. C'est le seul
( mal réussies des révolutions sociales » (p. 38). moyen de faire passer en Europe les produits sans lesquels
Cette opinion s'appuie sur des considérations précises. Le monterait la fièvre du monde.
Plan Marshall veut remédier au déficit de la balance des Il se peut que François Perroux ait raison d'en accuser
comptes des nations européennes vis-à-vis des Etats-Unis. A l'importance. Au sens plein du mot, ce n'est peut-être pas une
( vrai dire le déficit est vieux. « Le surplus d'exportation carac- révolution. Mais dire du Plan Marshall que sa portée révolu-
térise le comportement invétéré de la balance des comptes tionnaire est douteuse serait de toutes façons une remarque
des Etats-Unis. De 1919 à 1935, il s'est élevé au total de imprécise. On peut se demander plus simplement s'il a le
quatorze milliards quatre cent cinquante millions de dol- sens technique, et la portée politique lointaine que lui assigne
( lars ... » (p. 215). Mais pour la plus grande part il était com- l'auteur. II laisse de côté dans les développements de l'ou-
pensé par des versements d'or, le restant était couvert par un vrage l'insertion du plan dans le jeu politique opposant l'Amé-
crédit justifié, fondé sur l'appréciation de l'intérêt chiffrable. rique et l'V. R. S. S. à travers le monde. Il se borne à consi-
(
Autant de recours aujourd'hui disparus. La pauvreté de l'Eu- dérer les principes économiques très nouveaux qu'il introduit
( rope a donné au besoin de produits américains un caractère dans les rapports entre nations. Il n'envisage ni l'évolution
de grande urgence, leur importation entraîne nécessairement de ces rapports en raison de la mise en œuvre réelle, politi-
(
un déficit accru: mais tous les moyens de le compenser font que, du plan, ni les conséquences de cette évolution sur la
( défaut. Non seulement l'or et le crédit, mais les avoirs euro- situation internationale.
( péens aux Etats-Unis se sont dissipés. La reprise du tourisme Je reviendrai sur une question que, délibérément, l'auteur
est à ses débuts et la destruction partielle de la flotte mar- a laissée ouverte. Mais il est tout d'abord nécessaire de mon-
(
chande européenne a pour conséquence un accroissemen t des trer l'intérêt de son analyse technique.
( dépenses en dollars. La disparition d'un commerce intense
( avec les régions, comme l'Asie du Sud-Est, dont les fourni-
tures aux Etats-Unis étaient importantes, prive encore l'Eu- 4. - L'OPPOSITION DES OPÉRATIONS « GÉNÉRALES » A
rope d'un des moyens qu'elle avait de pallier l'excès de ses L'ÉCONOMIE « CLASSIQUE ».
( importations américaines. En conséquence, la logique de l'ac- François Perroux part des accords de Bretton Woods -
( tivité commerciale, qui subordonne la livraison au profit du et de leur échec. Il n'a pas de peine à montrer qu'à Bretton
fournisseur, aurait retiré à l'Europe ruinée la possibilité d'un Woods on n'avait rien envisagé d'important qui ne soit con-
(
retour à une économie politique vivable. forme aux règles de l' « économie classique ». Il désigne
( Mais quel eut été le sens dans le monde actuel d'un désé- par là « cette doctrine générale » qui « ne se trouve dans
( quilibre aussi grand? Les Etats-Unis se trouvèrent devant ce sa rigueur chez aucun des classiques anglais du XVIIIe siè-
problème. Il fallait ou maintenir aveuglément le principe du cle », mais qui « prend chez eux sa source et développe son
{
profit, mais dès lors supporter les conséquences d'une situa- cours, par des méandres sans ruptures, d'Adam Smith à
( tion inviable (il est facile d'imaginer le sort de l'Amérique A. C. Pigou »1. Pour les classiques, l'emploi rationnel et
( abandonnant le reste du monde à la haine). On devait sinon
renoncer à la règle sur laquelle le monde capitaliste est fondé.
( 1 P. 127. L'auteur précise, quelques lignes plus loin : « classique "
Il fallait livrer des marchandises sans paiements : il fallait prend donc à peu près ici le sens que lui attribue J. M. Keynes aux pre-
donner le produit du travail. mières pages de la General Theory ».

208 209
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

normal des ressources « procède de calculs isolés» 1. Ces


concevable 1 - elle devait renoncer à ses fondements, ou pour
calculs « sont l'œuvre des firmes» et « excluent en principe
les maintenir renoncer aux conditions sans lesquelles elle ne
les opérations qui procèdent d'un groupage ou qui y abou-
pourrait subsister. L'insuffisance de la Banque Internationale
tissent ». En d'autres termes le prêteur et l'emprunteur envi-
et du Fonds Monétaire a donné en négatif la détermination
sagent les opérations « chacun dans son intérêt propre et sans
positive du Plan Marshall.
tenir compte des répercussions exercées sur les voisins »
C'est le paradoxe de l'économie capitaliste d'ignorer les fins
(p. 97). Dans ces conditions, les opérations demeurent étran-
générales, qui en donnent le sens et la valeur, et de ne pou-
gères à quelque intérêt général que ce soit: si l'on veut, les
voir jamais dépasser la limite de la fin isolée. Je montrerai
fins politiques, les intérêts groupés ne doivent pas entrer en
plus loin qu'il en résulte une erreur de perspective élérnen- 1
ligne de compte. Valent seuls d'être envisagés les coûts, les
taire ; les fins générales sont envisagées par nous à l'image
rendements et les risques. Il n'est en effet d'autre loi que le
des fins isolées. Mais sans préjuger des conséquences prati-
profit des entités isolées, des firmes engagées dans les opéra.
ques, il est très intéressant d'observer ce soudain passage d'un
tions. Le crédit est accordé dans la mesure où l'intérêt chif-
monde à l'autre, du primat de l'intérêt isolé à celui de l'in-
frable du créancier peut lui être démontré. Or la Banque In-
térêt général.
ternationale de Reconstruction et de Développement Econo-
François Perroux a fort justement tiré la définition du
mique s'est donnée les limites des principes ainsi définis. « Au
Plan Marshall de cette opposition essentielle : c'est, dit-il,
lieu de superposer à l'anarchie des prêts individuels un inves-
« un investissement d'intérêt mondial» (p. 160).
tissement cohérent et coordonné sur calculs globaux, elle
Dans cette opération, « l'ampleur et la nature des risques
vise à perpétuer les errements de la distribution des crédits
courus, l'étendue et le sort de l'enjeu rendraient illusoires
internationaux au gré des initiatives individuelles» (p. 155).
des calculs d'intérêts nets », Elle « a été préparée, décidée
Sans doute, « du fait de son existence même, la Banque Inter-
et sera conduite sur la base d'options politiques et de calculs
nationale constitue un premier 'essai effectué en vue de réa-
macroscopiques pour la compréhension desquels l'analyse clas-
liser, sinon le groupage des besoins, tout au moins le groupe·
sique n'est à peu près d'aucun secours» (p. 172-173). Désor-
ment des parties destinées à négocier entre elles des accords
mais « les demandes de crédits et leur distribution reposent
. )

de prêts » (p. 156). Mais une clause statutaire « lui fait


sur des calculs collectifs qui n'ont aucun rapport avec les
l'obligation d'étudier chaque demande une à une en tenant
calculs isolés sur lesquels le libéralisme aimait à s'appesantir»
compte de son seul intérêt économique propre sans corréla-
(p. 99-100). Il y a « offre collective, en face d'une demande
tion avec l'ensemble formé par la masse des besoins ni même
collective », Bien entendu « ce groupage des offres et des
par la masse des demandes effectivement formulées» (p. 155).
demandes est en flagrant contraste avec la doctrine et la
On pourrait dire en somme que les accords de Bretton
pratique classique de l'investissement» (p. 167).
Woods ont précisément défini l'impasse de l'économie inter- Les ensembles économiques, les Etats, intégrés dans l'opé-
nationale. Fondée dans les limites du monde capitaliste, sur la
ration globale, sont amenés à passer du primat de leur intérêt
règle du profit isolé - sans lequel aucune opération n'est isolé à l'intérêt d'ententes de régions. Au protectionnisme

1 Le résultat de l'opération peut être une absence de profit, voire une


1 P. 130. C'est l'auteur qui souligne. perte, c'est qu'elle n'a pas eu l'effet escompté dans sa conception. Le
principe n'en est pas moins immuable.

210 211

- -
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

Il néglige volontairement le caractère aléatoire du plan et


des industries, maintenu dans l'ignorance, ou dans la néga-
l'incertitude où nous sommes touchant ses répercussions sur
tion des intérêts des voisins, succède la nécessité d'accords
la politique générale.
systématiques en vue d'une répartition du travail. Mais l'en-
Il néglige d'autre part le fait que le plan suppose un apport.
tente régionale n'est elle-même qu'un degré dans l'intégration
Il doit être en somme financé. Selon la nature de cet apport
mondiale. Il n'y a pas d'entité isolée ne connaissant qu'elle-
et le ressort de la mobilisation, l'effet du plan peut être limité.
(
même et le monde - ou l'Etat dans le monde dont l'écono-
son sens peut être modifié.
mie est dominante - , mais une contestation généralisée de
Il peut être utile ici pour étudier la qualité de cet apport
l'isolement. Le mouvement même qui 1'« appuie sur ses
d'introduire, dans une direction qui prolonge celle du travail
voisines» insère chaque économie dans l'univers (p. 110).
de François Perroux, tout un ordre de considérations théori-
(
Dans ces conditions, « la distribution du crédit a cessé
ques. Le plan suppose d'abord la mobilisation d'un capital
d'être un métier pour devenir une fonction» (p. 157). On
( et son arrachement à la loi commune du profit. Ce capital
pourrait dire plus précisément que l'humanité envisagée en
provient, selon l'expression de François Perroux, des réserves
( général se servirait du crédit à des fins dont elle déciderait
d'une « économie internationalement dominante », En fait
sans plus avoir à en servir l'intérêt, sans avoir à observer
( cela exige une économie si développée que les besoins de sa
la limite définie par l'intérêt du créancier. L'humanité incar-
( croissance en absorbent difficilement les ressources excédan-
née en un manager, Administrateur de l'E. C. A. (Economie
tes. Cela demande aussi un revenu national d'une impor-
( Cooperation Administration) répartirait par de constantes
tance disproportionnée avec celui des autres nations, de telle
négociations l'investissement selon une loi fondamentale, qui
( sorte qu'un prélèvement relativement faible signifie pour cha-
est la négation de la règle du profit. De cette nouvelle loi, la
cune des économies déficientes une aide relativement grande.
( vieille formule est familière. Une opération d'intérêt mondial
En effet l'appoint de milliards de dollars est d'une impor-
( a nécessairement ce principe indiscutable: « De chacun selon
tance vitale pour l'Europe, mais la somme est inférieure au
SI;S moyens à chacun selon ses besoins. »
( coût de la consommation d'alcool aux Etats-Unis en 1947.
Le chiffre dont il s'agit répond en principe à trois semaines de
(
5. - DE L'INTÉRÊT « GÉNÉRAL » SELON FRANÇOIS PER- dépenses de guerre. Il est voisin de 2 % du produit national
( ROUX AU POINT DE VUE DE L' « ÉCONOMIE GÉNÉRALE ». brut.
( Sans le Plan Marshall, ces 2 % auraient pu en partie
Si bizarre, et si déplacée (dans tous les sens), que soit à accroître la consommation improductive, mais comme il s'agit
( ce propos la formule élémentaire du communisme, un Plan surtout de biens d'équipement, ils auraient en principe servi
( Marshall, un « investissement d'intérêt mondial » logique, à la croissance des forces de production américaines, c'est-à-
( et même l'ébauche manquée de l'opération idéale, ne pour- dire à l'augmentation de Ir. fortune des Etats-Unis. Ce n'est
raient en recevoir d'autres. Il va sans dire: un but visé n'est pas forcément choquant, et même si l'on est choqué, il semble
(
pas encore atteint} mais, de façon consciente ou non, le plan qu'on doive l'être simplement d'un point de vue moral.
( ne pourrait viser d'autre but. Essayons d'envisager ce que cela signifie généralement. Cette
(
Ceci ne peut évidemment qu'introduire des difficultés augmentation de fortune aurait répondu à l'exigence conju-
nombreuses, dont François Perroux a sans doute conscience, guée de nombreux intérêts isolés. Si nous revenons, au-delà
( mais qu'il n'envisage pas, du moins qu'il n'envisage pas dans des opérations générales envisagées par François Perroux, au
{ les limites d'un livre court.
( 213
212

(,
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

point de vue de 1'« économie générale », l'intérêt isolé si- duction sexuée, qui maintient à l'état endémique un gaspillage
gnifie ceci de précis ; que chaque unité isolée, sur terre, dans immense. La manducation des animaux les uns par les autres
toute la nature vivante, tend à s'accroître et peut théorique- est elle-même un frein à la croissance globale. Et de même,
ment le faire. En effet, toute particule vivante isolée peut les hommes, une fois la domination assurée aux dépens des
.utiliser un surcroît de ressources, dont elle dispose dans des animaux de l'espace disponible pour la vie, ont les guerres et
conditions moyennes, soit à une croissance par reproduction, mille formes de consommation inutile. L'humanité est en
soit à sa croissance individuelle. Mais ce besoin de croître, même temps, par l'industrie, qui utilise l'énergie au déve-
de porter la croissance aux limites du possible, est le fait des loppement des forces de production, ouverture multipliée des
/
êtres isolés. il définit l'intérêt isolé. C'est l'habitude d'envi- possibilités de croissance et facilité infinie de consumation
sager l'intérêt général sur le mode de l'intérêt isolé, mais le en pure perte.
monde n'est pas si simple qu'on puisse toujours le faire sans Mais la croissance peut être envisagée comme étant en
introduire une erreur de perspective. principe le souci de J'individu isolé, qui n'en mesure pas les
Il est facile de rendre cette erreur sensible; considérée limites, lutte péniblement pour l'assurer, et ne s'occupe jamais
dans son ensemble, la croissance des particules vivantes ne des conséquences. La formule de croissance est celle du prê-
peut être infinie. Il existe un point de saturation de l'espace teur isolé : « chacun dans son intérêt propre et sans teni r
ouvert à la vie. Sans doute l'ouverture de l'espace à la crois- compte des répercussions exercées sur les voisins », encore
sance des forces actives est susceptible de varier avec la nature moins des répercussions ,générales. Il existe par contre (au-
des formes vivantes. Les ailes des oiseaux ont ouvert à la delà d'un intérêt global des hommes, qui, conçu erronément
croissance un espace plus étendu. Il en est de même des comme je l'ai dit, n'est qu'une multiplication aberrante de
techniques humaines qui ont permis des bonds successifs dans l'intérêt isolé) un point de vue général, à partir duquel la
le développement des systèmes de vie, consommateurs et vie est envisagée sous un nouveau jour. Sans doute ce point
producteurs d'énergie. Chaque nouvelle technique permet de vue n'implique pas la négation des intérêts de la croissance,
elle-même une nouvelle croissance des forces de production. mais il oppose à l'aveuglement - et au désespoir - indivi-
Mais ce mouvement de croissance, à toutes les étapes de la duels un sentiment de richesse étrange, dé:'-ordant, en même
vie se heurte à des limites. Il est stoppé sans cesse et doit temps bénéfique et désastreux. Cet intérêt est tiré d'une expé-
attendre pour repartir un changement des modalités de la vie. rience contraire à cel1e que l'égoïsme domine. Ce n'est pas
L'arrêt du développement ne supprime pas les ressources qui l'expérience de l'individu soucieux de s'imposer par un dé-
auraient pu accroître le volume des forces vivantes. Mais veloppement de ses forces personnel1es. C'est la conscience
l'énergie qui aurait pu produire un accroissement se dépense contraire de la vanité du souci. Les thèmes de l'économie
alors en pure perte. Sur le plan des' activités humaines, les permettent de préciser la nature de cet intérêt. Si l'on envi- /
ressources qui auraient pu être accumulées (capitalisées) en sage dans leur masse les intérêts isolés des détenteurs de
de nouvelles forces de production se volatilisent de quelque capital on aperçoit vite un ca-actère contradictoire de ces
façon. En règle générale, il faut bien admettre que la vie ou intérêts, Chaque détenteur exige de on capital un intérêt
la richesse ne peuvent être indéfiniment fécondes et que cela suppose un développement illimité de l'investissement,
l'instant arrive sans cesse où elles doivent renoncer à croître c'est-à-dire une croissance illimitée des forces de production.
pour dépenser. A la prolifération intense des êtres immortels, Ce qui est aveuglément nié dans le principe de ces opérations
les plus simples, succède le luxe de la mort et de la repro- essentiellement productives est la somme, non illimitée ma.s

214 215 )

-'-
( LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

considérable, des produits consommés en pure perte. Ce qui milliards à la règle du profit isolé? Comment en faire un ho-
est tristement oublié dans ces calculs, c'est surtout que l'on locauste ? Ici joue l'insertion du plan dans le jeu politique
dut volatiliser des richesses fabuleuses dans des guerres. réel - dont j'ai dit qu'il n'était pas traité dans le travail de
1
Ceci peut être plus nettement exprimé en disant - para- Perroux - , tout devrait apparemment être révisé à partir de
doxalement - que les problèmes économiques où la question là. François Perroux a défini le plan comme si l'arrachement
(
comme dans l'économie <~ classique» est bornée à la recherche de l'apport à la règle commune était donné, comme s'il était
( du profit sont des problèmes isolés ou limités; que dans le l'effet de l'intérêt commun. Je n'ai pu sur ce point le suivre
( problème général réapparaît toujours l'essence de la masse sans réticences. Le plan peut être un « investissement d'inté-
vivante, qui doit sans relâche détruire (consumer) un surcroît rêt mondial », Mais il peut l'être aussi « d'intérêt américain ».
.<
, d'énergie. Je ne dis pas qu'il l'est, mais la question se pose. Il se peut
( Pour revenir au Plan Marshall, il est maintenant facile de encore qu'étant, en son principe, « d'intérêt mondial », il soit
préciser. Il s'oppose aux opérations isolées du type « classi- gauchi dans le sens de l'américain.
(
que ») mais non seulement par le groupage d'offres et de Théoriquement, c'est une négation profonde du capita-
( demandes collectives: c'est une opération générale en ce qu'il lisme : en ce sens restreint, rien n'est à retirer de l'opposi-
( est en un point, renonciation à la croissance des forces de tion dégagée dans l'analyse de François Perroux. Mais en
(
production. Il tend à résoudre un problème général en ce fait?
qu'étant investissement, il l'est à fonds perdus. Il envisage Il n'y a pas encore de fait. Bornons-nous à poser la ques-
( en même temps, malgré cela, une utilisation finale à la crois- tion : il se peut qu'à vouloir se nier lui-même, le capitalisme
Î sance (il est entendu que le point de vue général implique en révèle en un même mouvement - que, n'ayant pu éviter de
même temps les deux chapitres), mais il en reporte la possi- le faire, il n'en a pas eu la force. C'est pourtant, pour le
(
bilité là où les destructions - et le retard des techniques ont monde américain, la question de vie ou de mort.
1 laissé le champ ouvert devant elle. En d'autres termes son Cet aspect du monde moderne échappe à la plupart de ceux
( apport est celui d'une richesse condamnée. qui tâchent à le comprendre : d'une façon paradoxale, la si-
Il existe dans l'ensemble dans le monde une part de res- tuation est commandée par le fait que, sans la crainte salu-
(
sources excédante, qui ne peut assurer une croissance à taire des Soviets (ou quelque menace analogue), il n 'y aurait
( laquelle 1'« espace » (mieux, la possibilité) fait défaut. Ni pas de Plan Marshall. En vérité) la diplomatie du Kremlin
( la part qu'il est nécessaire de sacrifier, ni le moment du sa- tient la clé des coffres américains. Paradoxalement, c'est la
crifice ne sont jamais exactement donnés. Mais un point de tension qu'elle maintient dans le monde qui en détermine
(
vue général exige qu'en un temps et un lieu mal définis la les mouvements. De telles affirmations glisseraient aisément
( croissance soit abandonnée, la richesse niée, et sa fécondation à l'absurde, mais on peut dire que, sans l'V. R. S. S., sans la
( possible ou son investissement rentable écartés. politique de tension à laquelle elle se tient, le monde capi-
taliste n'éviterait pas sûrement la paralysie. Cette vérité do-
mine l'évolution présente.
6. - LA PRESSION SOVIÉTIQUE ET LE PLAN MARSHALL. Il n'est pas sûr que le régime soviétique, actuellement, re-
ponde aux nécessités économiques du monde en général. On
De toutes façons une difficulté fondamentale ne peut être imagine à tout le moins qu'une économie pléthorique n'ap-
(
levée. Comment mobiliser l'apport? Comment arracher cinq pelle pas nécessairement l'organisation dictatoriale de l'indus-

216 217
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

trie. Mais l'action politique de l'Union et du Kominform est pouvoir. Même en prison, les communistes continueraient à
nécessaire à l'économie mondiale. L'action est ici la consé- « changer le monde ». A lui seul, un effet comme le Plan
quence non seulement d'une différence de superstructure (de Marshall est considérable, mais l'on n'y saurait voir une li-
système juridique de production) mais de niveau économique. mite. La compétition économique résultant de l'action subver-
En d'autres termes, le régime politique en un point, le monde sive pourrait facilement entraîner, au-delà des changements
russe, traduit l'inégalité des ressources (du mouvement de dans la réparti tion des richesses. le changement, plus pro-
l'énergie) par une agitation agressive, une extrême tension fond, des structures.
de la lutte des classes. Il va de soi que cette tension est fa- /
vorable à une répartition moins inégale des ressources, à
une circulation des richesses que l'inégalité de niveau crois- 7. ' - OU LA MENt\C:E DE GUERRE DEMEURE SEULE A POU-
sante paralysait. Le Plan Marshall est la conséquence d'une VOIR « CHANGER LE MOl\DE ».
agitation ouvrière à laquelle il s'efforce de remédier par une
élévation du niveau de vie occidental. Dès l'abord, le plan Marshall tend à l'élévation mondiale
L'opposition communiste au Plan Marshall prolonge elle- du niveau de vie. (Même il peut avoir pour répercussion
même la mise en mouvement initiale. Elle tend à en empêcher l'élévation du niveau de vie soviétique, aux dépens de l'ac-
l'exécution, mais à l'encontre de l'apparence, elle accentue le croissement des forces productives.) Mais l'élévation du ni-
mouvement même qu'elle combat. Elle l'accentue et le con- veau de vie n'est pas un dérivatif suffisant, dans les conditions
trôle ; l'aide à l'Europe, en principe, introduit la possibilité, capitalistes, à l'accroissement continu des forces productives.
voire la nécessité d'une ingérence américaine, mais l'oppo- Le Plan Marshall est aussi dès l'abord un moyen extérieur au
sition soviétique rend l'irrégularité et l'excès difficiles, qui capitalisme d'élever le niveau de vie. (A cet égard il n'im-
risqueraient de la tourner en conquête. Le sabotage, il est porte pas de savoir si l'effet a lieu hors d'Amérique.) Ainsi
vrai, pourrait en atténuer les effets. Mais il grandit en contre- commence un glissement vers une structure moins différente
partie le sentiment de nécessité, sinon de détresse, qui de celle de l'U. R. S. S., vers une économie relativement
assure une exécution moins réticente. étatique, seule possible au point où la croissance des forces
On ne saurait trop souligner l'importance de ces mouve- productives freinée, l'accumulation capitaliste, le profit consé-
ments de répercussion. Ils tendent à la transformation pro- quemment, n'auraient plus de marge suffisante. Au surplus,
fonde de l'économie. Il n'est pas sûr que leurs résultats suf- la forme de l'aide à l'Europe n'est pas le seul indice d'une
firont, mais ces échanges paradoxaux prouvent que les évolution que favorise en général l'agitation ouvrière. Les
contractions du monde ne seront pas nécessairement résolues Etats-Unis se débattent dans des contradictions insolubles.
par la guerre. D'une façon générale, socialiste ou communiste, Ils défendent l'entreprise libre, mais développent en le faisant
l'agitation ouvrière tend en fait à l'évolution pacifique, sans j'importance de l'Etat. Ils ne font que cheminer, aussi lente-
révolution, des institutions économiques. Une première erreur ment qu'ils peuvent, vers le point où l'U. R. S. S. se précipita.
est de croire qu'une agitation modérée, réformiste, l'assure- La résolution des problèmes sociaux désormais ne relève
rait seule. Si l'agitation. du fait de l'initiative communiste, plus des soulèvements de rues et nous sommes loin du temps
révolutionnaire, ne prenait pas une tournure menaçante, il où les peuples en expansion, dépourvus de ressources écono-
n'y aurait plus d'évolution. Mais l'on aurait tort d'imaginer miques, étaient voués à l'invasion des régions les plus riches.
que le seul effet heureux du communisme serait la prise du (Les conditions militaires jouent d'ailleurs de nos jours, à l'in-

218 219
.:::
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE

de désarmement signifie la guerre; mais la politique améri-


verse du passé, en faveur des riches.) Aussi bien les consé-
caine hésite entre deux voies : ou réarmer l'Europe à l'aide
quences de la politique en dehors des guerres ont-elles un
d'un nouveau prêt-bail, ou utiliser, au moins partiellement, le
intérêt de premier plan. Nous ne pouvons être assuré qu'elles
Plan Marshall à l'équipement militaire. Le désarmement dans
nous préserverons du désastre; mais elles sont notre seule
les conditions présentes est un thème de propagande, ce n'est
chance. Nous ne pouvons nier que souvent la guerre n'ait
d'aucune façon une voie d'issue. Mais si les Américains re-
précipité l'évolution des sociétés : outre l'Union Soviétique
noncent à la spécificité du Plan Marshall, à l'emploi d'une part
elle-même, nous sommes, notre liberté d'esprit, nos rapports
( importante du surcroît à des fins non guerrières, ce surcroît
sociaux moins rigides, nos industries et nos services étatisés
sautera là où ils auront décidé qu'il saute. A l'instant de
sont les résultats de deux guerres qui ont ébranlé l'Europe.
l'explosion, il sera possible de dire: la politique des Soviets
Il est même vrai que nous sortons de la dernière guerre
a rendu le désastre inévitable. La consolation ne sera pas
avec une population accrue; les niveaux eux-mêmes demeu-
seulement dérisoire mais menteuse. Dès aujourd'hui, il faut
rent en voie d'amélioration dans l'ensemble. Néanmoins nous
affirmer en sens opposé: laisser à l'excédent des forces pro-
voyons mal ce qu'une troisième guerre nous apporterait, sinon
duites la seule issue de la guerre est la prendre à son compte,
l'irrémédiable réduction du globe à l'état de l'Allemagne en
en porter la responsabilité. L'U. R. S. S., il est vrai, met
45. Nous devons désormais compter avec une évolution paci-
l'Amérique à rude épreuve. Mais que serait ce monde si
fique sans laquelle la destruction du capitalisme serait en
même temps celle des œuvres du capitalisme, l'arrêt du dé-
ru. R. S. S. n'était là pour l'éveiller, le mettre à l'épreuve et
le contraindre de « changer » ?
veloppement industriel et la dissipation du rêve socialiste.
J'ai représenté les conséquences inéluctables d'un arme-
Nous devons désormais attendre de la menace de guerre ce
ment précipité, mais ceci ne va nullement pour autant dans
qu'il aurait hier été inhumain mais correct d'attendre de la
le sens d'un désarmement, dont la pensée même est irréelle.
( guerre. Ce n'est pas rassurant mais le choix n'est pas donné.
Un désarmement est si loin du possible qu'on n'en pourrait
( même imaginer les effets. On mesure mal à quel point il est
vain de proposer ce monde-ci au repos. Repos, sommeil ne
8. - LA « PAIX DYNAMIQUE ».
pourraient être à la rigueur que prodromes de la guerre. Seule
(
une PAIX DYNAMIQUE 1 répond à une nécessité éclatante de
( Nous devons seulement faire entrer en ligne de compte changement. C'est la seule formule qui puisse être opposée à
un principe clair à la base des jugements politiques. la volonté révolutionnaire des Soviets. Et la PAIX DYNAMIQUE
( Si la menace de guerre engage les Etats-Unis à consacrer
signifie que cette volonté résolue maintient un état de me-
( l'essentiel de l'excédent aux fabrications militaires, il sera nace de guerre, et l'armement des camps opposés.
vain de parler encore d'évolution pacifique : pratiquement,
(
la guerre aura lieu à coup sûr. C'est seulement dans la me-
( sure où cette menace les engage à en consacrer, de sang-froid,
une part importante - sans contrepartie - à l'élévation du
niveau de vie mondial, que les mouvements de l'économie
(
donnant au surcroît de l'énergie produite une autre issue que 1 Pour employer la formule de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Voir
( guerrière, l'humanité ira pacifiquement vers une résolution L'Occident face à la paix, suite d'articles remarquables, publiée dans Le
Monde des 15, 16-17 et 18 janvier 1948.
( générale de ses problèmes. Il ne s'agit pas de dire: l'absence
221
220

1
LA PART MAUDITE LA PART MAUDITE

peut qu'en appeler la réussite sans guerre. Le point de vue


national est hors de cause '.
9. - L'ACCOMPLISSEMENT DE L'HUMANITÉ LIÉ A CELUI DE
L'ÉCONOMIE AMÉRICAINE,

Ceci dit, il va de soi qu'un succès des méthodes américaines 10. - LA CONSCIENCE DE LA FIN ULTIME DES RICHESSES ET

implique seul une évolution pacifique. C'est le grand mérite LA « CONSCIENCE DE SOI ».
d'Albert Camus d'avoir aussi nettement montré l'impossi-
bilité d'une révolution sans guerre, au moins d'une révolu- Sans doute il est paradoxal de lier à ces déterminations tout
)
tion classique. Mais il n'est pas nécessaire de voir incarnée extérieures une vérité aussi intime que celle de la conscience
dans l'U. R. S. S. une volonté inhumaine et dans la politique de soi (du retour de l'être à la pleine et irréductible souverai-
du Kremlin l'œuvre du mal. Il est cruel de désirer l'extension neté) 2, Toutefois il est facile d'apercevoir le sens profond
d'un régime reposant sur une police secrète, le bâillonnement de ces déterminations - et de tout ce livre - si l'on revient
de la pensée et de nombreux camps de concentration. Mais il sans plus tarder à l'essentiel.
n'y aurait pas dans le monde de camps soviétiques si un Tout d'abord le paradoxe est porté à l'extrême du fait
immense mouvement de masses humaines n'avait pas ré- que la politique envisagée à partir de « l'économie internatio- )
pondu à une nécessité pressante. Il serait vain de toutes nale dominante» n'a pour fin qu'un accroissement du niveau
de vie mondial 3. C'est en un sens décevant et déprimant. )
façons àe prétendre à la conscience de soi sans apercevoir le
sens, la vérité et la valeur cruciale de la tension maintenue Mais c'est le point de départ et la base, non l'achèvement de
dans le monde par l'U. R. S. S. (Si cette tension venait à man- la conscience de soi. Ceci doit être assez précisément repré-
quer, à tous égards il serait vain de s'apaiser, il y aurait plus senté.
que jamais lieu de craindre.) Qui se laisse aveugler par la Si la conscience de soi est essentiellement la pleine pOises-
passion et ne voit dans l'U. R. S. S. que la démesure s'engage sion de l'intimité, il faut revenir au fait que toute possession
à une démesure équivalente, au moins dans le sens de l'aveu- de l'intimité aboutit au leurre 4, Un sacrifice ne peut poser
glement : il renonce à la pleine lucidité, par laquelle l'homme qu'une chose sacrée. La chose sacrée extériorise l'intimité :
a la chance d'être à la fin conscience de soi. Bien entendu la
conscience de soi n'en est pas moins exclue dans les limites
de la sphère soviétique. Elle ne saurait d'ailleurs se lier à rien 1 Pourquoi nier le fait qu'à partir d'autres pays que l'U. R. S. S. ou les
U. S. A., il ne peut plus y avoir d'initiative d'indépendance au sens pro-
de déjà donné. Elle implique, sous le coup de la menace, un fond? S'attarder n'a plus de sens que dans la polémique au jour le jour.
changement rapide 1 et un succès de la partie dominante du 2 Qui est liberté dans l'instant, indépendante d'une tâche devant être
monde. En contrepartie, elle est dès maintenant impliquée accomplie.
dans un choix ultérieur de la démocratie américaine, et elle ne 3 Je dis bien mondial: en ce sens, la dernière orientation de la politique
américaine, indiquée dans le « Plan Truman », a plus de sens que le
Plan Marshall lui-même. Il semblera vain bien entendu d'apercevoir une
résolution du problème de la guerre dans l'ordre de ces mesures économi-
ques. A vrai dire elles ne feraient, même conséquentes, que supprimer
1 Comme l'indique J.-J, Servan-Schreiber et comme tendent à le penser la nécessité, non la possibilité de la guerre; mais la terrible menace des
des intellectuels américains avancés, on peut attendre une appréciable ct armements actuels aidant, cela pourrait suffire en principe. De toutes
rapide transformation de la situation intérieure des Etats-Unis de la montée façons, on ne pourrait faire davantage.
en flèche d'une nouvelle force politique, celle des syndicats. 4 Voir plus haut, 4' partie ch. II, Le Monde bourgeois.

222 ~~.

L.:.;

-.--J
LA PART MAUDITE
LA PAR'I' MAUDI'I'E

elle fait voir au dehors ce qui en vérité est au dedans. C'est


d'une mise en place de l'existence sociale. Cette mise en place
pourquoi la conscience de soi exige finalement que, dans l'or-
serait comparable en un sens au passage de l'animal à l'homme
dre de l'intimité, il ne se passe plus rien. Il ne s'agit nulle-
ment d'une volonté d'éliminer ce qui subsiste : qui parlerait (dont elle serait d'ailleurs, plus précisément, le dernier acte).
de supprimer l'œuvre d'art ou la poésie? Mais un point doit Tout se passe, dans cette manière de voir, comme si le but
(
être mis à nu tel que la sèche lucidité y coïncide avec le sen- final était donné. Tout, à la fin, se met en place et répond au
( timent du sacré. Cela suppose la réduction du monde sacré à rôle assigné. Aveuglément Truman, aujourd'hui, ferait les
l'élément le plus purement opposé à la chose, c'est-à-dire à préparatifs de l'ultime - et secrète - apothéose 1.
(
la pure intimité. Cela revient en fait, comme dans l'expérience Mais c'est évidemment illusoire. Plus ouvert, l'esprit dis-
des mystiques, à une contemplation intellectuelle, « sans cerne, au lieu d'une téléologie surannée, la vérité que seul le
( forme et sans mode », opposée aux apparences séduisantes silence ne trahit pas.

(
des « visions », des divinités et des mythes. Cela signifie pré-
cisément, sous l'angle de vue introduit dans ce livre, de
( décider dans un débat fondamental.
( Les êtres que nous sommes ne sont pas donnés une fois
pour toutes, ils apparaissent proposés à une croissance de
(
leurs ressources d'énergie. Ils font la plupart du temps de
( cette croissance, au-delà de la simple subsistance, leur but et
( leur raison d'être. Mais dans cette subordination à la crois-
sance, l'être donné perd son autonomie, il se subordonne à
(
ce qu'il sera dans l'avenir, du fait de l'accroissement de ses
( ressources. En fait la croissance doit se situer par rapport à
( l'instant où elle se résoudra en pure dépense. Mais c'est pré-
cisément le passage difficile. La conscience en effet s'y oppose
(
en ce sens qu'elle cherche à saisir quelque objet d'acquisition,
( quelque chose) non le rien de la pure dépense. Il s'agit d'en
(
arriver au moment où la conscience cessera d'être conscience
de quelque chose. En d'autres termes, prendre conscience du
( sens décisif d'un instant où la croissance (l'acquisition de 1 Le moment arriverait où la passion ne serait plus facteur d'inconscience.
C'est, dira-t-on, ce que seul un fou peut apercevoir dans les plans Marshall
( quelque chose) se résoudra en dépense, est exactement la et Truman. Je suis ce fou. Très précisément en ce sens que, de deux
conscience de soi} c'est-à-dire une conscience qui n'a plus choses l'une ; ou l'opération manquera et le fou que je suis se perdra
(
rien pour objet 1. dans un monde qui ne sera pas moins insensé que lui; ou elle aura lieu,
( et seul en effet le fou arrivera alors à la conscience de soi dont je parle,
Cet achèvement, lié, là où la lucidité a ses chances, à la car la raison étant la conscience n'est pleinement conscience que si elle
( détente d'un ajustement élevé des niveaux de vie, a la valeur a pour objet ce qui ne lui est pas réductible. Je m'excuse d'introduire ici .
des considérations se référant à un fair précis : que l'auteur de ce livre
( d'économie se situe par ailleurs (par une partie de son œuvre) à la suite
des mystiques de tous les temps (mais il n'en est pas moins étranger a
( toutes les présuppositions des mysticismes divers, auxquels il n'oppose
1 Sinon la pure intériorité, ce qui n'est pas une chose.
que la lucidité de la conscience de soi).
(
( 224
225
table des matiè res

Introdu ction. - Bataille et le monde .. Il

LA NOTIO N DE DEPEN SE

1. Insuffisance du princip e de l'utilité classique 25


2. Le principe de la perte . 28
3.
4.
Produc tion, échange et dépense improd uctive
La dépense fonctionnelle des classes riches
.
.
31
35
"
5. La lutte de classes . 38
6. Le Christi anisme et la Révolu tion . 41
7. L'insub ordina tion des faits matériels . 43

LA PART MAUD ITE

Avant- propos ...... ...... ...... ...... ...... .. 49

PREMIÈ RE PARTIE . INTROD UCTION THÉOR IQUE.

1. - Sens de l'économie générale 57

1. La dépendance de l'écono mie par rapport au


parcours de l'énergie sur le globe terrestre . . . . 57
2. De la nécessité de perdre sans profit l'excéd ent )
d'énergie qui ne peut servir à la croissance du
systèm e 58
3. La pauvre té des organismes ou des ensembles
limités et l'excès de richesse de la nature vivante 60
4. La guerre envisagée comme une dépens e catas-
tro pbique de l'énergie excédante 62 )

)
II. - Lois de l'écono mie générale 65
)
1. La surabondance de l'énergie biochim ique et la
croissance 65
2. La limite de la croissance ,..... ... 66
3. La pressi on. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ........ 67
)

227 i
}

~.
LA PART MAUDITE
LA PART MAUDITE
4. Le premier effet de la pression: l'extension .. 69
5. Le second effet de la pression: la dilapidation 4. Théorie du « potlatch» (1) : le paradoxe du
ou le luxe . 70 « don » réduit à l' « acquisition » d'un pouvoir 105
( 6. Les trois luxes de la nature: la manducation, la 5. Théorie du « potlatch » (2) : le non-sens
mort et la reproduction sexuée . 71 apparent des dons 107
(
7. L'extension par le travail et la technique, et le 6. Théorie du « potlatch » (3) : l'acquisition du
( luxe de l' homme . 74 « rang » .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 108
( 8. La part maudite . 76 7. Théorie du « potlatch » (4) : premières lois
( 9. Opposition du point de vue « général» au point fondamentales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 109
de vue « particulier » . 77 8. Théorie du « potlatch» (5) : l'ambiguïté et la
<, 1O. Les solutions de l' « économie générale» au pro- contradiction 110
blème présent et la « conscience de soi» .... 79 9. Théorie du « potlatch » (6) : le luxe et la
misère. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 112
( DEUXIÈME PARTIE. LES DONNÉES HISTORIQUES 1. « LA SO-
TROISIÈME PARTIE. LES DONNÉES HISTORIQUES II. « LA SO-
CIÉTÉ DE CONSUMATION ».
( CIÉTÉ D'ENTREPRISE MILITAIRE ET LA SOCIÈTÉ D'ENTRE.
PRISE RELIGIEUSE ».
( 1. - Sacrifices et guerres des Aztèques . 83
( 1. Société de consumation et société d'entreprise 83 1. - La société conquérante : L'islam .
119
(
2. La consumation dans la conception du monde 1. Difficulté de donner un sens à la religion mu-
des Aztèques . 84 sulmane .
( 119
3. Les sacrifices humains de Mexico . 87 2. Les sociétés de consumation des Arabes avant
( 4. Intimité des bourreaux et des victimes . 89 l'Hégire . 122
( 5. Caractère religieux des guerres . 90 3. L'islam naissant ou la société réduite à l'entre-
6. Du primat de la religion au primat de l'effica- prise militaire .
( 124
cité militaire . 92 4. L'islam tardif ou le retour à la stabilité .
128
( 7. Le Sacrifice ou la consumation . 93 II. - La société désarmée : Le lamaïsme .
( 8. La victime maudite et sacrée . 97 130
1. Les sociétés paisibles . 130
( ...... 2. Le Tibet moderne et son annaliste anglais .
131
( 3. Le pouvoir purement religieux du Dalaï-Lama 133
II. - Le don de rivalité (Le « potlatch ») . 100 4. L'impuissance et la révolte du treizième Dalaï-
(
1. Importance générale des dons ostentatoires dans Lama . 135
( la société mexicaine . 100 5. La révolte des moines contre une tentative d'or-
( 2. Les riches et la prodigalité rituelle . 101 ganisation militaire . 139
3. Le « potlatch » des Indiens du Nord-Ouest 6. La consumation par les lamas de la totalité de
(
américain . 104 l'excédent . 141
( 7. L'explication économique du lamaïsme . 143
( 228
( 229
.. _ ~ _ ... _._- )

LA PART MAUDITE )
LA PART MAUDITE
)
QUATRIÈME PARTIE. LES DONNÉES HISTORIQUES III. « LA SO-
7. Opposition du problème mondial au problème
CIÉTÉ INDUSTRIELLE »,
russe . 201
1. - Les origines du capitalisme et la Réforme .... 151 \
II. - Le Plan Marshall ............... ..... )
1. La morale protestante et l'esprit du capitalisme 151 "
203
2. L'économie dans la doctrine et dans la pratique )
1. La menace de guerre . 203
du Moyen Age 152 2. La possibilité d'une concurrence non militaire )
3. La position morale de Luther 157 entre des méthodes de production . 204 )
4. Le calvinisme _ " 158 .3. Le Plan Marshall .
5. L'effet lointain de la Réforme: l'autonomie du
207 ;'
4. L'opposition des opérations « générales » à
monde de la production 161 l'économie « classique» . 209
5. De l'intérêt « général », selon François Perroux,
II. - Le monde bourgeois 165
au point de vue de « l'économie générale» .... 212
1. La contradiction fondamentale de la recherche 6. La pression soviétique et le Plan Marshall .. 216
de l'intimité dans les œuvres " 165 7. Ou la menace de guerre demeure seule à pou.
2. La similitude de la Réforme et du marxisme 167 voir « "changer le monde » . 219
3. Le monde de l'industrie moderne ou le monde 8. La « paix dynamique» . 220
bourgeois " 172 9. L'accomplissement de l'humanité lié à celui de
4. La résolution des difficultés matérielles et le l'économie américaine . 222
radicalisme de Marx 174 10. La conscience de la fin ultime des richesses et
5. Les survivances de la féodalité et de la religion 175 la « conscience de soi» . 223
6. Le communisme et l'adéquation de l'homme à
l'utilité de la chose " 177

CINQUIÈME PARTIE. LES DONNÉES PRÉSENTES.

1. - L'industrialisation soviétique .
1. Détresse de l'humanité non communiste .
2. Les positions intellectuelles à l'égard du commu-
nisme .
.3. Le mouvement ouvrier contraire à l'accumula-
tion , .
4. L'impuissance des tsars à l'accumulation et l'ac-
cumulation communiste , .
5. La « collectivisation» des terres .
6. Faiblesse des critiques opposées aux duretés
de l'industrialisation .
230
(

« CRITIQUE »

Georges Bataille, LA PART MAUDITE, précédé de La notion de dépense.


Jean-Marie Benoist, TYRANNIE DU LOGOS.
( Jacques Bouveresse, UNE PAROLE ~IALHEUREUSE. De l'alchimie linguistique
à la grammaire philosophique. - WITTGENSTEIN: LA RI~IE ET LA RAISON.
( Science, éthique et esthétique. LE MYTHE DE L'INTÉRIORITÉ. Expérience,
signification et langage priv': chez Wittgenstein.
( Michel Butor, RÉPERTOIRE I - RÉPERTOIRE II - RÉPERTOIRE III -
RÉPERTOIRE IV.
( Pierre Charpentrat, LE MIRAGE BAROQUE.
Pierre Clastres, LA SOCIÉTÉ coxraa L'ÉTAT. Recherches d'anthropologie
( politique.
Hubert Damisch, RUPTURES/CULTURES.
( Gilles Deleuze, LOGIQUE DU 5 El'>S.
Gilles Deleuze, Félix Guattari, L'ASTI-Œ.DIPE. - KAFKA. Pour une littérature
( minet/re.
Jacques Derrida, DE LA GRAMMATOLOGIE. - MARGES DE LA PHILOSOPHIE.
( - POSITIONS.
Vincent Dcscornbes, L'INCONSCIENT MALGRÉ LUI. - LE M~ME ET L'AUTRE.
( Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978).
Jean-Luc Donnet, André Green, L'ENFANI DE ÇA. Psychanalyse d'un entre-
( tien : la psycbose blanche.
Serge Fauchereau, LECTURE DE LA POÉSIE AMÉRICAINE.
( Jacques Donzelot, LA POLICE DES FAMILLES.
André Green, UN Œ[L EN TROP. Le complexe d'Œdipe dans la tragédie.
Luce Irigaray, SPÉCULUM. De l'autre femme. - CE SEXE QUI N'EN EST PAS
(
UN.
Garbis Kortian, MÉTACRITIQUE.
(
Jacques Leenhardt, LECTURE POLITIQUE DU ROMAN « LA JALOUSIE ,. D'ALAIN
ROBBE-GRILLET.
( Pierre Legendre, JOUIR DU POUVOIR. Traité de la bureaucratie patriote.
Emmanuel Levinas, QUATRE LECTURES TAW.ruNIQUES. - Du SACRÉ AU SAINT.
( Cinq nouvelles lectures talmudiques.
Jean-François Lyotard, L'ECONOMIE LIBIDINALE. - LA CONDITION POSTMo-
( DERNE. Rapport sur le savoir.
Louis Marin, UTOPIQUES : JEUX D'ESPACES. - LE RtkIT rST UN PIÈGE.
( Francine Markovits, MARX DANS LE JARDIN D'ÉPICURE.
Michèle Montrelay, L'mœRE ET LE NOM. Sur la féminité.
( Michel Pierssens, LA TOUR DE BABIL. LA fiction du signe.
Claude Reichler, LA DIABOLIE. LA séduction, la renardie, l'écriture.
( Alain Rey, LES SPECTRES DE LA BANDE. Essai sur la B. D.
Alain Robbe-Grillet, POUR UN NOUVEAU ROMAN.
( Charles Rosen, SCHŒNBERG.
Clément Rosset, LE RÉEL. Traité de l'idictie. - L'OBJET SI:-lGULIER.
( François Roustang, UN DESTLN SI FUNESTE.
Michel Serres, HERMES 1. : LA COMMUNICATION. - HERMES II. : L'INTER-'
FÉRENCE. - HERMES III. : LA TRADUCTION. - HERMES IV. : LA DISTRI-
BUTION. - JOUVENCES. Sur Jules Verne. - LA NAISSANCE DE LA PHYSIQUE
DANS LE TEXTE DE LUCRÈCE. Fleuves et turbulences.
Jean-Louis Tristani, LE STADE DU RESPIR.
Paul Zumthor, PARLER DU MOYEN AGE.
)

)
)
)
)
)
)
)
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ
D'IMPRIMER LE VINGT-HUIT MARS )
MIL NEU~ CENT QUATRE-VINGT
SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMER lE )
DE LA MANUTENTION A MAYENNE
ET INSCRIT DANS LES REGISTRES
)
DE L'ÉDITEUR SOUS LE NUMÉRO 1546 )
)
)
)

0.265.957-1

)
1546
)
)
\

You might also like