Pourquoi il faut encore aimer Agnès b.

Oubliez Agnès b., pionnière du prêt-à-porter, icône de la mode indémodable, rebelle et sage à la fois : Sibylle Grandchamp a rencontré Agnès Troublé, femme d'intuition qui refuse d'être réduite à son rôle de femme d'affaires.
Pourquoi il faut encore aimer Agnès b.
François Coquerel

Elle a 72 ans et toujours l’air d’en avoir douze, avec sa chevelure d’ange et son sourire de ­Joconde. Mais celle dont on croit tout savoir avance masquée. Tout le monde la connaît sous le nom d’Agnès b. alors qu’elle s’appelle en réalité Agnès Troublé. En plus de ce patronyme chargé de sens, elle porte Fracas, un parfum de tubéreuse Robert Piguet. Ses proches disent « c’est tellement Agnès ». Comme ce « b » minuscule, accolé à son prénom : l’initiale du nom de famille empruntée à son premier mari (le couple avait alors déjà divorcé), l’éditeur séducteur Christian Bourgois. Elle a improvisé cette coquetterie à l’instinct, pour les besoins d’un magazine et l’a déposée en 1973. Sans parler de ce premier long-métrage au titre révélateur : Je m’appelle Hmmm... (sorti en avril 2014), récit de la fuite d’une fillette abusée par son père qui refuse de dévoiler son identité.

« Avec elle, tout a un sens », a prévenu Momo, « l’homme bienveillant » de la maison, en ouvrant la grille d’entrée de la propriété champêtre, à Louveciennes, près de Versailles, où Agnès est née et a grandi. Le rendez-vous a été fixé à 13 heures, car « le matin, je dors », a fait savoir la maîtresse de maison. Dès l’entrée, on découvre le « cœur volant » gravé sur la plaque, flanqué de deux ailes et dessiné par la styliste, devenu son emblème récurrent que l’on retrouve jusque sur les bouteilles de son propre vin, un bourgogne issu d’une « toute petite parcelle » du domaine de Gevrey-­Chambertin. Du sens, il n’en manque pas dans cette demeure du XVIIe siècle, où vécut jadis le médecin de Louis XIV. Sur le rebord d’une fenêtre, sur une table en bois, dans le recoin d’une pièce, des agencements d’œuvres et d’objets fétiches au charme délicat semblent avoir trouvé leur place définitive. Quelques tulipes dans un vase, une collection de médailles anciennes, un crucifix, des abat-jour cramés en partie haute dont on se demande si c’est un effet déco ou le résultat de longues nuits blanches.

Chez Agnès Troublé, catholique pratiquante menant une vie de bâton de chaise, les signes sont autant de faux-semblants, sinon de contradictions. Et c’est probablement ce qui explique, sinon son incontestable succès, l’attrait qu’elle exerce depuis des décennies. Elle est à la fois une patronne à poigne et une publicité vivante pour un modèle familial anticonformiste. Une bourgeoise fortunée et une gauchiste incurable. Une femme libérée mais qui propose à une clientèle fidèle depuis trois générations un style étonnamment peu sexy. Un mécène dont la générosité ne fait pas un pli mais qui, de l’aveu général, a du mal à partager les responsabilités.

B comme « blé »

Dans un univers dominé par de grands groupes, cette chef de tribu fait figure d’exception ­notable, seule et unique propriétaire de l’empire qui porte son nom après quarante ans de règne. Difficile de trouver meilleur exemple de self made woman à la française. Sa société, qui compte 272 boutiques et 2 100 collaborateurs dans le monde, affiche 300 millions d’euros de chiffre d’affaires (la maison ne publie pas ses comptes). Pourtant, on le sait, cette fashion tycoon de gauche n’apprécie pas d’être réduite à ce rôle de « femme d’affaires », préférant diffuser au monde une image de philanthrope et d’anticapitaliste (même si elle fut capable de demander à Serge July le renvoi de la journaliste de Libération qui l’avait décrite en une « Agnès Blé » faussement détachée de son propre succès, en 1994). Celle qui aurait eu les moyens de s’offrir de grosses campagnes de publicité et des stratégies de développement ambitieuses a toujours préféré rouler avec des marges serrées et défendre des causes.

Quand on y réfléchit, cette aversion pour la réclame est quand même un comble pour celle qui a été mariée (en troisièmes noces) au gourou de la com des années 1970-1980, Philippe Michel, avec lequel elle a eu une fille, Ariane. Un principe qui n’a pas aidé à rajeunir une clientèle de plus en plus sensible aux diktats du marketing. « Bien sûr, ça ralentit les choses, mais ce sont des engagements et des choix que l’on respecte », explique son fils Étienne Bourgois, directeur général de la société depuis 1986 (il avait alors 26 ans).

Dans sa propriété de Louveciennes.

Sa démarche rebelle n’a pas toujours suscité la bienveillance. « Au dîner de la mode du Sidaction, elle aurait mérité d’être vraiment mise à l’honneur. C’est quand même la première personne à avoir milité pour la cause », se souvient Marie Schneier, ancienne directrice de communication d’Agnès b., qui avait choisi de quitter un grand groupe de luxe pour travailler auprès de la styliste. « J’avais besoin de collaborer avec une personne aux prises de positions fortes », explique-t-elle, convaincue d’avoir frappé à la bonne porte. « Pendant des années, à cause d’un reportage du “Figaro Magazine” à la gloire de la dictature de Pinochet, Agnès avait interdit à son équipe de travailler avec le groupe Figaro. » En 2008, Marie Schneier finit par persuader la styliste de lever une fatwa vieille de plus de vingt-cinq ans. Aujourd’hui, Agnès la militante reconnaît avec humour qu’elle a trouvé sa maison grâce aux pages immobilier du Figaro : « Je leur dois quand même quelque chose... »

Pour résumer son style, on a dit qu’elle a fait fortune avec un simple cardigan à pressions. Scène racontée par son responsable de la production d’alors, Jean Touitou, le créateur d’APC – qui refuse de parler d’elle aujourd’hui – expliquant, en 1996, ce qu’il avait retenu de son passage dans la maison : « Revendiquer le minimalisme, les vertus du bricolage, faire des trucs avec des petits moyens. Je l’ai vue inventer le cardigan à pressions, mettre un grand coup de ciseaux dans un sweat-shirt. C’était un acte vraiment héroïque. » Il faut le reconnaître, l’invention était futée : trente-cinq ans après sa création, le gilet, toujours un best-­seller, est célébré en ce moment même à travers une exposition au Japon. Agnès Troublé assume parfaitement d’avoir tracé sa voie en dehors du sérail. « En tant que marque de style, Agnès b. n’a pas vocation à faire avancer l’histoire de la mode. Elle ne s’inscrit en aucun cas dans cette démarche de rupture et de transmission propre aux marques dites de création », analyse Didier Grumbach, le président de la Fédération de la couture. De fait, son répertoire, à base de T-shirts rayés (dont la taille des rayures est protégée), chemises blanches et blousons en cuir, se situe aux antipodes des créations spectaculaires de la génération de stylistes sortis de la Central Saint Martins de Londres ou de l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers. Quand, en 1984, John Galliano est propulsé sur le devant de la scène grâce à son défilé de fin d’études inspiré de 1789, la Versaillaise a déjà entrepris une autre révolution : exporter ses « Parisiennes à béret » et la panoplie de sa french touch néobourge (veste noire, marinière, petite robe en coton, chemise imprimée) en multipliant les boutiques à New York (1980), Tokyo (1981), Amsterdam (1983) ou Londres (1987).

« Agnès b., c’est la rue, précise le consultant mode et luxe Jean-Jacques Picart. Elle a été la première créatrice à dire aux femmes : “Ne suivez pas la mode que vous imposent les marques, créez votre propre mode.” » Le défilé ne fait pas partie de son monde. C’est une chose étrange que cette esthète cinéphile, férue d’art et de photographie, soit si peu performante sur les podiums. À l’heure où ses concurrents font appel à des producteurs à la pointe pour l’organisation de leurs shows (comme Zadig & Voltaire avec Alexandre de Betak), Agnès b. se contente de l’éternelle « cabine » de mannequins amateurs et d’un spectacle inexistant. Inutile de batailler à la sortie pour la retrouver en coulisses, elle vient elle-même à la rencontre du public pour un photocall minimaliste et bon enfant, avec quelques amis qui se sont déplacés pour l’occasion, comme Isabelle Huppert, Thomas Dutronc, Jade Jagger.

On pense que le milieu la snobe, mais en réalité c’est elle qui se tient à distance. Le seul défilé auquel elle ait jamais assisté est le dernier d’Yves Saint Laurent, et son seul ami dans le milieu s’appelle Jean-Charles de Castelbajac, qui – hasard de la vie – a désormais installé son siège à 100 mètres de ses locaux, près du canal Saint-Martin. On lui reproche une mode vieillissante ? Agnès s’en moque. Tout juste se crispe-t-elle quand les médias qualifient son style de « neutre », elle qui se veut engagée. « Je ne suis ni dans la mode ni dans la démode. Je crée des vêtements pour les vraies gens, dans la vraie vie, des pièces élégantes, sobres et bien conçues », commente-t-elle posément, en fumant une Muratti, dans son bureau aménagé en loft au 6e étage de son quartier général, rue Dieu, à Paris.

Agnès b. fut styliste free-lance avant de lancer sa marque en 1973. Ici, en 1969.

C’est plutôt rassurant de voir une femme qui ne fait pas son âge fumer et boire un ristretto au milieu de l’après-midi. Aujourd’hui, elle porte des boots d’ado à semelles compensées. Elle a déjà fait le tour de toutes ses œuvres au mur (un Basquiat, un dessin et un Polaroid de Warhol, notamment) quand on en vient à parler de ce besoin de liberté qui la porte depuis l’enfance. Elle évoque l’optimisme de son père, qui fut bâtonnier du barreau de Versailles. « On le surnommait “le puma”. Avec lui, il n’y avait pas une minute à perdre. Il m’a appris à joindre l’utile à l’agréable. » Très jeune, il l’emmène en Italie découvrir les classiques, lui fait écouter le Requiem de Mozart. Deuxième d’une fratrie de quatre, la fillette est désignée « maman de substitution » par une mère dépressive « qui parlait au conditionnel passé ». « Elle disait toujours : “Si j’avais su.” J’étais hors de son faisceau d’identification bourgeois pétri de conventions. Elle n’a jamais compris qui j’étais. À 9 ans, je me levais la nuit pour m’occuper de mes frères et sœurs et je préparais les coquillettes pour la nichée. Peut-être était-ce de sa part une façon de me punir de mon esprit libre. »

Tout est blanc sur ce vaste plateau, sauf elle, en noir de pied en cap, une couleur qui va bien avec ses pupilles bleues. Dans les étages, 165 collaborateurs s’affairent dans une ambiance plutôt décontractée. Chaque niveau de l’immeuble années 1930 possède son balcon individuel donnant sur une cour intérieure où on a installé un « fauteuil Emmanuelle » en rotin. Réminiscences des années 1970 quand tout a commencé... Agnès se lève et découvre sur son bureau un dessin sur un Post-it que lui a déposé « Jean-Chri », son amoureux du moment, un jeune artiste qui ne veut pas parler aux journalistes. Elle a alors cette phrase, qui résume tout : « Les hommes de mon âge, je ne peux pas, j’ai besoin de la vitalité de la jeunesse, j’aime les êtres en devenir. Je suis restée une enfant dans l’âme. » Quand on lui fait observer que Christian Bourgois, son premier mari, avait dix ans de plus qu’elle, elle évoque une erreur de jeunesse : « Je me suis fiancée à l’âge de 16 ans... Vous imaginez un peu ? »

B comme bande

Lorsque, en 1994, elle a lu le nom de cette plaque, « rue Dieu », cette fervente catholique y a vu un signe et s’est empressée d’y installer son cartel au numéro 17, bien avant que le quartier vire en « boboland ». À l’époque, Agnès avait eu autant de flair en découvrant sa première boutique. Quand elle acquiert le lieu en 1975 – l’année du vote de la loi Veil sur l’IVG – avec Jean-René de Fleurieu, son deuxième mari, les Halles viennent d’être fraîchement transférées à Rungis et le quartier regorge de commerces de bouche. Au coin de la rue, face à l’église Saint-Eustache, le célèbre « trou des Halles » attend de recevoir la gare RER et le futur Forum des Halles (inauguré en 1979).

La « rue du Jour », comme on appelle la boutique en interne, incarne l’esprit libertaire de l’époque : des affiches de la Nouvelle Vague recouvrent les murs ; musique, cinéma, littérature et art vibrent à l’unisson sur l’onde de choc hippie. Vêtements de travailleurs, vélos ou objets chinés jouxtent disques, livres et posters de rock. La styliste détourne des pièces qu’elle teint dans sa baignoire et qu’elle suspend encore humides sur des crochets de boucher dans la boutique. Les clients essaient dans une cabine commune – idée de génie reprise plus tard par Azzedine Alaïa. Jean-René gare sa belle Triumph cambrée devant la boutique. Ils sont en couple depuis un an et l’avenir leur sourit. « Agnès a été une épiphanie dans ma vie. Elle adorait dessiner et avait énormément de talent, mais exercer ce travail chez les autres à l’époque n’accordait pas de reconnaissance. » Flairant le moment opportun, il a pris les choses en mains pour elle. « Cette boutique, c’était une manière d’ajouter une pièce à la maison. Jamais nous avons pensé que nous allions nous développer autant. » À l’intérieur, des oiseaux volettent en liberté. Parfois, il arrive que l’un d’eux fasse un piqué sur les clients. Dans cette joyeuse cacophonie, des amis artistes (Eduardo Arroyo, Antonio Recalcati...), critiques de cinéma et philosophes (comme Gilles Deleuze dont la femme, Fanny, fera un temps partie de l’équipe, chargée de la « paperasse ») se retrouvent au son des Ramones et de David Bowie pour changer le monde... Une sorte de Factory à la française.

Agnès b. avec son fils Étienne Bourgois, dans la boutique historique de la rue du Jour, aux Halles, en 1979.

Malgré sa grande timidité, la styliste a toujours su cristalliser les talents autour d’elle, comme le témoigne Castelbajac : « Pour moi, Agnès était comme une Olympe de Gouges qui tenait salon au XVIIIe siècle. Son appartement, qu’elle avait repeint tout en noir, me fascinait. » En 1968, Agnès Troublé a 27 ans et habite boulevard du Montparnasse. Époque oblige, un buste de Mao trône dans son salon. Dans son cercle, on croise des anarchistes ou des intellos de gauche comme le philosophe marxiste Toni Negri, Félix Guattari ou le poète Édouard Glissant. « On suspendait des serviettes rouges et noires à la fenêtre, dit-elle, et au fur et à mesure que les jours passaient, des drapeaux bleu-blanc-rouge apparaissaient sur la façade... même les enfants étaient très divisés dans l’immeuble : ceux des familles de gauche jouaient aux étudiants, ceux des familles de droite étaient déguisés en CRS ! » À l’époque, la jolie blonde porte des bottes de cow-boy vintage hiver comme été et s’habille de tuniques et de jupes à volants confectionnées à partir de sapes dénichées aux puces ou à Prisunic (une référence alors, avec la révolution du « beau pour tous »). Repérée par Annie Rivemale, alors rédactrice en chef du magazine Elle, elle devient rédactrice de mode junior pour l’hebdomadaire avant de faire ses armes dans l’équipe de Dorothée Bis et de devenir styliste free-lance pour des marques en vogue (Co and Co, Cacharel, V de V – auprès de Michèle Rosier, fille d’Hélène Lazareff).

Le prêt-à-porter se développe, et des industriels comme Pierre d’Alby cherchent des jeunes talents à la page. C’est là qu’Agnès fait la connaissance de Castelbajac. L’ambiance est à son comble au 62, rue de Richelieu. L’hôtel particulier vient d’accueillir un nouveau voisin au rez-de-chaussée : Jean-François Bizot, qui lance son magazine Actuel. « On a été élevés dans le refus des valeurs admises, reconnaît Étienne Bourgois, aujourd’hui âgé de 54 ans. Jean-Michel Prudhomme [artiste radical des années 1970] débarquait avec des billets de concert pour aller voir Patti Smith ou les Stones. » Castelbajac lui aussi est un bon fournisseur de musique. « À Paris, on était les premiers à faire découvrir The Flamin’Groovies, Television ou les New York Dolls... » Dans leur bande, aux côtés de son ami Jean-René, il y a les artistes Olivier Mosset ou Robert Malaval, et des loustics qui s’appellent « Avrel » ou « Le Chinois ». Ces derniers font le service d’ordre du concert des Frenchies, dont le chanteur n’est autre que Jean-Marie Poiré, le futur réalisateur du Père Noël est une ordure. « Jessica Lange adorait les Frenchies, c’était une vraie groupie », se souvient le styliste, amusé, qui raconte même avoir « sauvé » Agnès des ardeurs de Steve John, des Sex Pistols, un soir dans la cuisine...

C’était bien avant l’empire aux multiples tentacules, aujourd’hui sous contrôle. « On a eu la chance d’être sur des marchés émergents », admet Étienne Bourgois. Des cinq enfants nés de trois pères différents, il est le seul à faire partie de la société. La styliste avait 19 ans lorsqu’elle les a mis au monde, lui et son frère jumeau, Nicolas, ce qui leur a valu d’être appelés toute leur vie d’adulte « les aînés ». Étienne aussi a eu beaucoup d’enfants et, comme Agnès, il a commencé jeune. C’est devenu une blague. Lorsqu’il annonce le chiffre sept, on l’interroge systématiquement en retour : « Avec combien de femmes ? » Pas toujours facile d’avoir sa mère comme boss. « Je ne foutais rien à l’école », reconnaît-il. « Tu veux ta liberté ? Il va falloir bosser », le prévient alors son beau-père. « Je suis entré dans la boîte le 1er octobre 1979, précise Étienne. Je n’avais pas 19 ans. Jean-René mettait la barre haut et demandait l’impossible. Je suis passé par toutes les étapes : coursier, comptable, vendeur... La seule chose que je n’aie jamais faite, c’est coudre. » L’équipe est alors composée d’une vingtaine de personnes. L’année d’après, 85 000 dollars ont suffi pour démarrer les affaires à New York, sur Prince Street, à SoHo. Étienne y était. C’est lui qui a ensuite installé le groupe à Hong Kong dès 1995, succursale qui génère aujourd’hui 30 % du chiffre d’affaires du label et compte 700 collaborateurs. « Il n’y a pas eu de stratégie de développement pour faire du profit, commente Jean-René de Fleurieu. Les gens qui découvraient des lieux pour les boutiques à l’étranger étaient nos amis ou nous ressemblaient. »

B comme big mother

Clé de voûte du succès Agnès b., cet ex-époux (dont le beau-père était Pierre Mendès France, qu’Agnès adorait) n’a pourtant jamais voulu poser sous les projecteurs. Interrogé sur les prémices de l’aventure, il décrit son rôle avec humilité. « On a commencé avec très peu d’argent, puis on s’est développé au fur et à mesure des opportunités. Je n’aime pas le terme de “visionnaire”. Les gens ont l’habitude de s’attribuer les événements comme s’ils maîtrisaient tous les paramètres, mais, dans chaque succès, subsiste une part de hasard, de talent et de chance. » L’équivalent de 15 000 euros avait suffi pour l’investissement de départ. Pour assumer les coûts croissants, ils ouvrent une deuxième boutique au 2, rue du Jour en 1981. « Puis Agnès a voulu une galerie. Pour accuser le coup, on a fait un pas supplémentaire avec le Japon. » Dès 1981, Fleurieu joue un rôle majeur dans l’expansion du groupe dans l’archipel. Le pays comptabilise aujourd’hui plus de la moitié des points de vente dans le monde. Mais surtout, depuis 1995, Agnès y règne en seul maître, débarrassée des franchises.

Sous ses airs angéliques, la patronne a gouverné d’une main de fer sans laisser de place à l’amateurisme. Elle détient tout. Les parts de Jean-René de Fleurieu ont été rachetées. Et 85 % du chiffre d’affaires proviennent d’Asie, où les filles de 25 ans raffolent des salopettes et des robes à pois Agnès b. À Taïwan, le label est la cinquième marque internationale importée et la Chine compte à elle seule 15 boutiques. Partout, la griffe diffuse son esprit ­lifestyle à 360 degrés, de la boutique de voyage au fleuriste Agnès b. (lancé en 2002, en même temps que l’Agnès b. Cinéma au Hong Kong Art Center), du café-restaurant aux sélections de disques, films et œuvres d’art, mais aussi lunettes, bijoux, montres... jusqu’aux chocolats ornés de la fameuse salamandre (le logo de la marque).

Curieusement, malgré cette expansion colossale, les rouages de la multinationale ont conservé un fonctionnement artisanal. C’est qu’Agnès, en Big Mother, veille sur tout. Avec des méthodes qui ne sont pas franchement dernier cri : les employés lui écrivent encore des notes manuscrites, « la meilleure façon de lui faire passer un message », dixit une directrice de magasin. C’est un fait, le système Agnès b. n’est toujours pas formalisé, confirme Étienne : « Depuis les premiers jours, dans la maison, tout fonctionne à l’oral, à la sensibilité et à la transmission. Agnès a un bon sens des affaires et a souvent raison. Mais ce n’est pas une femme de chiffres. »

Il y a eu une grande époque où travailler chez Agnès b. prouvait une certaine « coolitude ». La styliste recrutait ses vendeurs à leur personnalité, avec une préférence pour les étudiants passionnés d’art ou de musique, et personne n’était incité à pousser les clients à la vente. Dans ces véritables concept stores avant l’heure, Agnès est la première à partager ses coups de cœur ­cinématographiques et musicaux. En 1981, les hommes ont enfin leur espace dédié. Les citadines dans le vent habillent leur progéniture avec la ligne « enfant » de la griffe (la seule à proposer du noir pour les bébés, à l’époque) et se maquilleront bientôt en cosmétiques Agnès b., lancés avec L’Oréal et le Club des créateurs de beauté en 1987. Très tôt, la marque se fait le porte-voix de la scène alternative rock et des graffeurs de rue, servant aussi de support à la circulation des idées, voire des causes. Dès 1988, Agnès décide de vendre des écharpes rouges sans marge au profit des malades du sida. Plus tard, elle distribuera gratuitement des préservatifs aux emballages dessinés par ses amis artistes : Gaspar Noé, JonOne, Aurel, Mike Lash, Yayoi Kusama... (Marc Jacobs, lui, les fera payer aux clients.) Plus les artistes sont en difficulté, plus elle couve ses « protégés ». C’est Felix Gonzales-Torres (décédé du sida en 1996) qui, le premier, écrit pour elle un slogan au dos d’un T-shirt (devenu collector) : « Nobody owns me » (« Je n’appartiens à personne »). Banco. Les fameux T-shirts d’artistes deviennent une plateforme d’expression populaire qu’on s’arrache en boutique pour la somme de 70 euros. JonOne, Ryan McGinley et bien d’autres y apposeront à leur tour leur message.

B comme bons sentiments

Adoubée par l’abbé Pierre, décorée de l’ordre national du Mérite par François Mitterrand en 1986, officier des Arts et des Lettres (2008), elle est à la tête d’une société de production (Love Streams) et d’une galerie d’art (La Galerie du Jour, rue Quincampoix) ; détient une collection d’art contemporain de 3 000 œuvres ; a 16 petits-enfants et possède une mémoire d’éléphant lui permettant de gérer 25 projets à la fois. C’est une pile. L’argent, dans tout ça, n’est officiellement pas un problème. En 2003, elle s’est offert Tara, l’ancien voilier de Peter Blake (fameux navigateur néo-zélandais tué par des pirates en 2001) et finance des expéditions dans les océans avec les meilleures équipes d’experts scientifiques (son frère Bruno Troublé est le légendaire skipper de la Coupe de l’America, en 1980). Preuve que pour Agnès, l’écologie n’est pas un vain mot. C’est elle qui finance et c’est son fils Étienne qui gère. Les médias ont souvent raconté que ce dernier se préoccupait plus de “son” bateau que de la marque. « Faux, rétorque-t-il, Tara me prend deux heures par semaine, et la dernière expédition que j’ai accompagnée remonte à trois ans. »

Outre son engagement auprès de la Fondation Abbé-Pierre dont elle est marraine, la styliste soutient plus discrètement des dizaines d’associations. « Si quelque chose la fait vibrer, elle se jette dessus. Et en général, lorsqu’elle dégaine, elle a les coudées franches », confirme une collaboratrice en référence à son soutien aux premières urgences lors du tsunami au Japon ou de la guerre à Sarajevo. Son dernier cheval de bataille ? Les droits des femmes et des enfants. « Il ne se passe pas une journée sans que je pense aux Syriennes qui se font violer impunément », déplore Agnès, qui a révélé avoir été victime, enfant, d’un oncle qui « l’aimait trop ». Cette année, une association pour la protection du droit de l’enfance a créé un prix spécialement pour elle. Il lui a été remis lors de la présentation de son film à un festival à Abou Dabi : « Ça me conforte dans l’idée que mes films parlent aux gens. »

Juliette, responsable du Fonds de dotation Agnès b. : « Les militants associatifs et les artistes disent : elle était là au début. Souvent, elle est déjà en place quand personne n’y croit. Et une fois que les projets se montent, elle reste fidèle. » En 2000, elle surprend tout le monde en choisissant de se faire remettre la Légion d’honneur par un certain Stéphane Hessel, l’auteur d’Indignez-vous ! « Le b. est l’initiale de bonté », avait lancé le vieil homme à son propos lors de la cérémonie rue Dieu. La styliste n’est pas peu fière d’avoir été décorée sept fois, même si elle s’en amuse. « Toutes ces médailles... moi qui étais si mauvaise à l’école, à part en français. Mon grand-père, qui était général, doit trouver ça ridicule depuis sa tombe. »

Agnès Troublé dans sa boutique rue du Jour.

Une faune éclectique gravite autour d’Agnès, et elle attire comme un aimant, au centre. Sa « planète b. » englobe d’illustres inconnus qu’elle a pris sous son aile comme des people amis de toujours (Isabelle Huppert, Sophie Marceau, David Lynch...). En février dernier, ils étaient plus de 600 à assister à l’avant-­première de son film au cinéma Max Linder, à Paris. Béatrice Dalle, Elli Medeiros, Marjane Satrapi, Michel Piccoli, Dominique Issermann, Stanley Weber... Beaucoup ont terminé la soirée au Silencio, le club créé par David Lynch.

Le commissaire d’exposition Hans-Ulrich Obrist, qui avait à peine 20 ans lorsqu’il l’a rencontrée, avoue l’influence déterminante qu’elle a eue sur sa carrière. Elle a lancé avec lui le magazine Point d’ironie, une carte blanche donnée à un artiste. En 1984, elle ouvre la galerie du Jour pour mieux accompagner les artistes. « Agnès s’intéresse réellement à leur travail. Il ne s’agit pas simplement d’une participation financière ou d’une représentation. Elle est vraiment dans les projets », témoigne l’artiste Claude Lévêque. Mais cette soif de vivre a été à la fois une source de plaisir et de frustration pour Agnès, qui n’a évidemment pas la même puissance de feu qu’un marchand d’art. Ils sont nombreux à l’avoir « lâchée » pour rejoindre des galeries plus porteuses. Notamment des artistes qu’elle avait découverts en premier, comme les désormais stars Nan Goldin ou Martin Parr, à qui elle avait offert la possibilité d’une première exposition en France. « Quand les choses ne passent plus par elle, c’est compliqué, note Lévêque. Le problème d’Agnès, c’est qu’elle ne peut pas être partout. » Lui aussi a quitté un jour la galerie. La rupture s’est faite dans la douleur. « Elle m’en a voulu profondément. Il m’a fallu des années pour retrouver son amitié ».

B comme bobines

La question, Agnès l’a entendue des centaines de fois : « Alors, comment vous faites pour tout conjuguer ? » Elle y répond du tac au tac : « Je fais parce que je ne veux rien demander à personne. Je préfère qu’on me demande. » Après des années et sans aucun soutien, elle a mis quatre fois neuf mois à accoucher, seule, de son film, Je m’appelle Hmmm... « Le scénario a été craché en deux jours, mais je n’ai jamais trouvé les financements », précise-t-elle. Dur à avaler pour cette fondue de septième art, auteur des costumes de Reservoir Dogs, qui a lancé des festivals de cinéma à travers le monde (Hong Kong, Sarajevo, Tokyo), soutenu la nouvelle cinémathèque de Tanger et coproduit tant de films sous son label Love Streams. Outre le soutien d’auteurs tels que Claire Denis ou Patrice Chéreau, c’est sa boîte de production qui est derrière le sous-titrage de Mister Lonely Hunky Boy (de son ami Harmony Korine) ou la restauration de Playtime de Jacques Tati. Longtemps, elle a fait office de « sauveuse », reconnaît-elle. « Puis je me suis dit qu’il fallait que je sois présente dans les projets dès le début. » Comme certaines ont une crème pour les mains dans leur sac, elle se balade désormais avec une petite caméra et pratique le « tourné-monté » pour un résultat instantané. Adepte du selfie vidéo avant l’heure, la septuagénaire se filme chaque jour, depuis des années. Celle qui voulait au départ être conservatrice de musée a finalement transformé sa vie en un projet d’art vivant.

Cet article est paru dans le numéro 12 (juin 2014) de Vanity Fair.

> Abonnez-vous à l’édition numérique (possibilité d’obtenir le numéro en cours immédiatement)

> Abonnez-vous / achetez depuis Google Play

> Abonnez-vous / achetez depuis iTunes