Plus fort que « Succession », la tumultueuse saga de la passation de pouvoir chez Danone

Il disait détester la finance, se méfier du pouvoir et il portait sa foi en étendard. Durant sept ans, Emmanuel Faber a été un dirigeant charismatique du géant Danone. Retour sur la chute d’un patron pas tout à fait comme les autres. Texte : Sylvie Bommel.
Plus fort que « Succession » la tumultueuse saga de la passation de pouvoir chez Danone
Blondet Eliot/Abaca

Ils sont seize, réunis en visioconférence – ce qui les arrange bien tant le regard bleu acier de celui d’entre eux qui est au bord du précipice est difficile à soutenir. Neuf hommes, sept femmes. Ils forment le conseil d’administration de Danone. Certains d’entre eux disent « le board », ça fait plus classe. Moyenne d’âge : 60 ans. Il y a là par exemple Guido Barilla, héritier du champion mondial de la pasta ; Benoît Potier, un centralien, PDG d’Air liquide, leader mondial des gaz industriels ; Lionel Zinsou, diplômé de Normale sup, amateur d’art, ancien banquier de Rothschild et ex-premier ministre du Bénin... Bref, du très lourd. Comme l’ambiance. 

Deux hommes, plus que les autres, jouent gros en cette soirée du 1er mars 2021. Le premier s’appelle Franck Riboud, 65 ans mais un sourire de gosse, capable de vous taper sur l’épaule et la seconde suivante de vous passer un énorme savon en jurant comme un charretier. Il est le fils d’Antoine qui a fusionné Boussois-Souchon-Neuvesel (BSN) avec Évian, puis avec Gervais Danone en 1973. À eux deux, Antoine puis Franck ont dirigé l’entreprise pendant cinquante ans, aujourd’hui numéro 1 mondial des produits frais et dixième groupe alimentaire de la planète. Alors forcément, bien que ce ne soit nullement le cas, les Riboud se sont toujours sentis un peu propriétaires de Danone. 

L’autre personnage-clé de la soirée est Emmanuel Faber, 57 ans. Il a revêtu sa tenue favorite : col roulé noir, pantalon noir, comme Steve Jobs. Dans l’histoire, il risque sa peau – enfin son poste, mais pour lui, c’est bien plus que cela. Ses mains écorchées révèlent sa passion de l’escalade ; son visage sec évoque Lambert Wilson quand il jouait un moine de Tibhirine dans Des Hommes et des Dieux. La parfaite gueule de l’emploi pour un rôle de supplicié. Franck considère qu’il a fait la bêtise de sa vie, il y a trois ans, en installant Emmanuel dans le fauteuil de PDG. Ce soir, il croit avoir enfin les cartes en main pour le contraindre à lâcher le pouvoir. Mais voilà : Emmanuel n’est pas un dirigeant du CAC 40 comme les autres ; il se pense investi d’une mission au service de ses 100 000 salariés en particulier, et de l’humanité en général. Et il est prêt à se battre jusqu’au bout pour l’accomplir. 

Vers 21 heures, les administrateurs se quittent soulagés. Finalement, ils se sont comportés en personnes raisonnables. Il n’y a pas eu de sang sur les murs ni même d’éclats de voix. Emmanuel accepte d’amputer son titre de PDG pour ne garder que le « p » de président. « P » comme pouvoir, pense-t-il. « P » comme provisoire, espère Franck. Ce que les seize ignorent encore, c’est qu’ils vont se retrouver dans deux semaines. Et, à côté de ce qui se jouera alors, la réunion de ce soir passera pour un joyeux apéro Zoom. 

Ainsi commence, au coeur de l’hiver 2021, la dernière saison d’une trépidante guerre de succession. On y retrouve tous les ingrédients d’un thriller : des trahisons de dernière minute, des soupçons et des calomnies, des alliances inattendues, des gorges profondes, de la fatigue et des larmes aussi. Mais l’originalité de la saga tient à la personnalité complexe du premier rôle masculin, Emmanuel Faber. Un humaniste pour les uns, un orgueilleux déguisé en philanthrope pour les autres, un visionnaire ou un illuminé, un leader inspirant ou un control freak : tout m’a été dit à son propos et son contraire. Pour me convaincre, on m’a montré des documents confidentiels et des copies d’écran de téléphone. Mais reprenons par le début. Le choix de Franck Riboud. 

En 2008, Franck Riboud, 53 ans, commence à penser à sa succession. Il s’y prend tôt parce qu’il a vu son père s’accrocher jusqu’à 77 ans et ne goûter que brièvement aux joies de la retraite. Avec sa seconde épouse, l’ancienne golfeuse Sandrine Mendiburu, il a acheté une belle maison à Arcangues, près de Biarritz, son pays natal à elle et désormais son pays de coeur à lui. Il en a assez des voyages incessants et du stress du dirigeant. Et puis, une série de deuils lui a rappelé qu’il faut savoir profiter de la vie. 

Après son père, emporté des suites d’un AVC en 2002, Franck Riboud a perdu son neveu, qui s’est suicidé en 2005, et un an plus tard, jour pour jour, sa soeur, la journaliste Christine Mital, victime d’un infarctus dans un bus parisien. Comme papa aimait à le faire pour les postes clés, Franck Riboud décide de mettre deux de ses collaborateurs en concurrence. Il les installe avec leurs assistantes respectives dans un même bureau. D’un côté, Bernard Hours, le patron des produits frais, l’activité-reine de la maison, dix-huit ans de boîte et le parcours du parfait « danoner », comme s’appellent entre eux les cadres maison. À son passif, il y a toutefois un détail sur lequel il n’a pas de prise : Hours n’a que quelques mois de moins que Riboud, ce qui, à l’évidence, n’est pas un atout pour un dauphin. 

De l’autre, Faber. Né en 1964, il a l’âge du rôle, mais malgré ses neuf ans d’ancienneté, il n’est pas un vrai de vrai danoner : « Ce n’est pas un homme de produits », dit-on encore aujourd’hui. Et cela, chez Danone, c’est une sorte de péché originel. Les galons de général se gagnent au front, chez les clients, dans les allées d’un hypermarché, chez les chefs étoilés ou les acheteurs de McDo pour y vanter les mérites de l’eau d’Évian, mais certainement pas en montant des budgets sur Excel. Faber a certes été envoyé trois ans en Asie pour démêler un problème local mais il reste un intello égaré dans un pays de camelots. Diplômé d’HEC, comme son rival, il y a choisi l’option finances parce qu’il déteste les puissants. Oui, vous avez bien lu. Il s’en est expliqué à la page 19 de son livre Chemins de traverse (Albin Michel, 2011) : « La finance induit en moi un mélange de fascination, pour sa puissance, et de défiance instinctive, immédiate, car je n’aime pas les puissants et parce que rien ne m’est plus jouissif que de transgresser leurs règles. J’aurais pu entrer en résistance mais, à la sortie d’HEC, je choisis l’infiltration et le risque de la compromission. » 

Deux témoins directs acceptent de me donner leur version de ce duel à condition de rester anonymes. Appelons donc ces gorges profondes D1 et D2. Faber a joué un rôle assez machiavélique, me dit D1. Dans les comités exécutifs, il ne disait jamais un mot, mais en privé il critiquait les opérationnels auprès de Riboud. À un moment, il y a eu une grave crise dans les produits laitiers à cause d’une réglementation européenne et les résultats dans ce secteur se sont effondrés. Faber en a profité pour achever son rival. Pour lui, c’était facile : il n’était responsable d’aucun résultat. D2 me voit sceptique. La vérité, admet-il, c’est que Riboud appréciait aussi les convictions de Faber. Discuter avec lui était passionnant. Il est intelligent et érudit. 

Sur scène lors des road shows devant les analystes financiers, on le trouvait brillant. Mais lui, ce qui l’intéressait avant tout, déjà à l’époque, c’était les oeuvres caritatives, les siennes et celles du groupe : visiter un orphelinat au Bangladesh ou ses échappées humanitaires auprès de mère Teresa à New Delhi. Cas rare en terre laïque, Emmanuel Faber, si pudique par ailleurs sur sa vie privée, porte sa foi en étendard. Personne ou presque parmi les directeurs ne connaît son épouse, Magali, psychothérapeute. Tout le monde ignore que sa fille Clémence est mezzo-soprano dans le choeur de l’orchestre de Colmar ou que Vincent, le cadet, travaille pour le prestigieux Boston Consulting Group à New York. 

Mais chacun sait, en revanche, qu’à l’âge de 10 ans, le patron a rencontré en un éclair « le mystère du divin » sur un téléski de Saint-Bonnet-en-Champsaur, son village natal des Hautes Alpes. Riboud est fasciné par les convictions de Faber. Car s’il y a quelque chose qu’il veut préserver de l’héritage de son père, c’est le concept d’« entreprise duale » qu’Antoine avait évoqué devant ses pairs, interloqués, en 1972 aux assises du CNPF, l’ancien nom du Medef. Extrait : « En tant que chefs d’entreprise, nous devons nous fixer des objectifs humains et sociaux, réduire les inégalités excessives en matière de conditions de vie et de travail, répondre aux aspirations profondes de l’homme et trouver les valeurs qui amélioreront la qualité de sa vie en disciplinant la croissance. » Ce texte est devenu une sorte de table de la loi chez Danone, sa différence, son supplément d’âme. Tous les danoners évoquent à un moment ou un autre « le discours d’ Antoine ». Alors, pour mener l’entreprise duale vers de nouveaux horizons, Franck Riboud se dit qu’Emmanuel Faber, financier talentueux, négociateur hors pair et humaniste revendiqué est le mieux placé. Il lui laisse un immense espace de liberté pour ouvrir des pistes vers le développement durable.

Grâce à son protégé, Riboud rencontre ainsi le prix Nobel de la paix bangladais Muhammad Yunus et les trois ensemble vont monter Danone Communities, un fonds de capital-risque qui investit dans des projets d’accès à l’eau potable et à l’alimentation dans des pays en développement. Et le business classique ? Franck est alors certain que son nouveau directeur général s’y mettra vite au contact des grands patrons opérationnels. Comme il garde la présidence, un poste dont il a pris soin de faire renforcer le rôle par le board, il a les choses à l’oeil. Du moins, le pense-t-il. 

Le syndrome du successeur 

Comment un dirigeant du CAC 40, inconnu du grand public, peut-il devenir du jour au lendemain une star ? Le 10 juin 2016, quand Emmanuel Faber entre dans le grand hall de HEC à Jouy-en-Josas, les étudiants de troisième année sont excités : voici venu le jour de leur remise de diplôme. Histoire de copier dans le moindre détail le folklore américain, ils ont revêtu une toge bleue et sont coiffés de ce bizarre chapeau carré à pompon qu’ils lanceront dans les airs tout à l’heure. Les parents, émus, filment la scène. Comme chaque année, l’école a invité un ancien afin qu’il prodigue ses conseils à ses jeunes camarades. Emmanuel Faber qui, trente ans plus tôt exactement, quittait ce campus et sa chambre du bâtiment C, rejoint le pupitre. Il prend son temps pour arranger les micros. Dans l’assistance, on s’attend à s’ennuyer un peu. On se trompe. 

« J’ai décidé de vous parler de quelqu’un qui est né en 1965, à Grenoble, commence l’orateur du jour. Un petit garçon qui a eu une adolescence compliquée, qui a fait une fugue, qui a fait de petits boulots, qui, un jour, a décidé de reprendre ses études, qui a eu son bac et là, premier accident, il a été interné en hôpital psychiatrique. Il en est sorti. Il aimait la terre, il aimait les paysans... » D’un coup, les quelques enseignants en toge assis derrière l’orateur baissent le regard. Cet imparfait, ce ton aussi grave que la voix off d’un documentaire d’Arte... tout cela ne présage rien de bon. De fait. « Une nuit, quelques heures après que je l’ai laissé pour aller grimper en montagne, il est mort, emporté par sa maladie. C’était il y a cinq ans. C’était mon frère. » Les pompons s’immobilisent. « Avec lui, j’ai découvert qu’on pouvait vivre avec très peu de choses et être heureux. Plus tard, je suis allé séjourner dans les bidonvilles de Bombay, de Nairobi, de Djakarta et je suis passé au bidonville d’Aubervilliers – vous savez, ce n’est pas très loin de chez vous... » 

Sur la vidéo, on sent que le professeur en toge rouge assis derrière Faber voudrait disparaître dans les plantes vertes. Et comme tout le monde, il attend la suite, stupéfait. Emmanuel Faber, soudain, change de langue. « So, why am I telling you all this ? [Je traduis la suite] Tout ça a nourri une chose, c’est que, désormais, après des décennies de croissance, l’enjeu de l’économie et de la globalisation, c’est la justice sociale. Sans justice sociale, il n’y aura pas d’économie, rien n’arrêtera ceux qui ont besoin de partager avec nous. » Avec une voix toujours douce mais ferme, il met en garde son jeune public contre les trois tentations auxquelles il leur faudra résister dans leur vie active s’ils veulent rester libres : l’argent, le pouvoir et la gloire. Et pour cela, un dernier conseil : « Posez-vous la question, qui est votre frère ? Who is your brother ? Be well, mes amis », termine-t-il en guise d’amen. 

En quelques jours, la vidéo de l’intervention est vue deux millions de fois sur YouTube et Facebook. Dans les restaurants d’entreprises de La Défense et autres zones économiques du pays, la question « Tu as entendu le discours de Faber à HEC ? » alimente les conversations entre collègues. Même ceux qui croient que Les Échos est un journal de ragots people en parlent. Les spécialistes de la prise de parole en public décortiquent la construction si efficace, les plus futés remarquent qu’elle ressemble beaucoup à l’intervention de Steve Jobs, le patron d’Apple, en 2005 à l’université Stanford. Il y évoquait ses succès, ses échecs, son cancer du pancréas diagnostiqué l’année précédente et terminait d’un « stay hungry, stay foolish ». Restez insatiables, restez déraisonnables. Les mois passent et l’enthousiasme provoqué par la vidéo ne retombe pas. Voilà bien le problème. Désormais, dans le groupe comme dans la presse, on ne parle plus guère du « discours d’Antoine de 1972 » mais du « discours d’Emmanuel à HEC ». Un fils peut-il pardonner cela ?

Printemps suivant, 2017. Franck Riboud, alors en déplacement à Évian, est en plein doute. Comme à chaque fois qu’il est préoccupé, il appelle un de ses amis, un ancien de la maison qui fut aussi un proche d’Antoine. L’affaire est si grave que ledit ami interrompt sa séance d’abdos, saute dans un avion pour Genève, puis traverse le lac en bateau pour le rejoindre juste à temps pour le dîner. Franck explique : une fois de plus, des « fonds activistes » rôdent autour de Danone et il se demande s’il ne devrait pas passer la présidence du conseil d’administration à Emmanuel, qui, d’ailleurs, le presse en ce sens. 

Rapide digression pour ceux qui ont découvert la finance en regardant Wall Street : non, les fonds activistes ne sont pas forcément des gens méchants, quoi qu’on en dise. Leur métier consiste à acheter incognito des actions d’une société cotée qu’ils jugent mal gérée ou qui pourrait, à leur sens, faire mieux pour ce qui est de sa croissance ou de sa marge bénéficiaire. Une fois dans la place, ils font pression sur les dirigeants pour que ceux-ci adoptent une stratégie plus rentable, voire qu’ils cèdent leur place à quelqu’un de plus efficace. Objectif de l’opération : faire remonter le cours de Bourse, ce qui satisfait les actionnaires et permet aux fonds de toucher le pactole avant de partir chasser ailleurs du plus gros gibier. 

Franck, donc, hésite : Emmanuel n’est directeur général que depuis trois ans ; n’est-ce pas un peu tôt pour lui laisser la présidence ? Mais il a fait ses armes dans la plus vieille banque d’Angleterre, la Barings ; il saura mieux faire que lui qui manque d’expérience avec les marchés financiers. Et puis, Franck fatigue : dans quelques mois, le 7 novembre 2017, il aura 62 ans, l’âge qui lui permettra de déclencher sa retraite chapeau, ce régime hyperfavorable que les dirigeants du CAC 40 ont la possibilité de mettre en place pour une poignée de privilégiés dont eux-mêmes. Sa pension s’élèvera à 1,7 million d’euros par an. L’ami parisien n’est pas du tout, du tout convaincu. Il me rejoue la scène d’Évian : « Mais enfin, tu ne vas pas tomber dans le panneau d’Emmanuel ! Des activistes, on en a vu d’autres et tu as toujours gagné. Tu te rends compte que tu vas lui donner tout le pouvoir ? – Tu vois le mal partout. » 

Le 31 décembre 2017, Emmanuel Faber devient PDG. Franck Riboud passe du statut de président à celui de simple administrateur. À quel moment les relations ont-elles commencé à se dégrader ? Sur ce point au moins, les deux hommes sont d’accord : dès le lendemain de la promotion. Côté Faber, on résume les choses ainsi : Franck a eu le syndrome du successeur. « Il n’a pas supporté d’être désormais assis en bout de table au conseil ni d’avoir à demander l’autorisation pour se déplacer en jet privé payé par la maison. » Plus embêtant, il a continué à s’adresser aux directeurs en court-circuitant son héritier. En revanche, quand ce dernier essayait de le joindre, il était aux abonnés absents. Côté Riboud, la version est inverse. On dirait une scène de ménage : « Les coups de fil d’Emmanuel à Franck se sont faits de plus en plus rares. Il a commencé à s’enfermer dans un mode d’exercice solitaire du pouvoir. Et il a éliminé tous les talents autour de lui. » Directeur général pour l’Afrique, Pierre-André Terisse se sentait intouchable. Il a travaillé avec Faber en Asie, a été son directeur financier et partageait sa vision du monde. 

En septembre 2017, pourtant, il reçoit un appel du PDG qui lui annonce son souhait de le faire sortir du comité exécutif et, « non, désolé, je n’ai pas autre chose à te proposer ». Fin de la conversation. Cinq minutes chrono. La semaine suivante, Terisse quitte le groupe avec un chèque. Le même mois, l’Argentin Gustavo Valle, directeur général du pôle produits laitiers, assiste à son dernier séminaire des dirigeants à Évian : il a été remercié peu de temps auparavant par Faber. Remercié, en l’occurrence, n’est pas le mot juste puisqu’au moment des discours, Faber ne lui a rendu aucun hommage. « C’en était embarrassant, se souvient un participant. Comment quelqu’un de supposé si humain peut-il traiter les gens de façon si inhumaine ? » Exit aussi un peu plus tard l’Américaine Bridgette Heller qui, installée à Amsterdam, dirigeait la division médicale avec un tel charisme que certains l’imaginaient devenir la première présidente de Danone. Même sort pour Lorna Davis, cheffe pour l’Amérique du Nord, à qui le patron avait pourtant confié le titre aussi abscons que prestigieux de « chief manifesto catalyst ». « Bien sûr qu’il y a eu des départs mais ni plus ni moins qu’ailleurs », insiste une rescapée pro-Faber. Oui, mais justement : on n’est pas ailleurs ! 

Les enquêtes menées régulièrement auprès des salariés révèlent que l’attachement à l’entreprise y est particulièrement fort. Danoner un jour, danoner toujours. Les ex-dirigeants, partis d’eux-mêmes ou pas, forment une diaspora, dont Franck Riboud est le chef. Pendant longtemps, elle restera silencieuse. 

Faute de goût à Biarritz 

Le 25 avril 2019, les auditeurs de la matinale de France Inter se demandent s’ils ont bien compris. Le patron de Danone vient d’annoncer en direct qu’il a mis fin de son propre chef à son contrat de travail. Sa rémunération proviendra désormais uniquement de son mandat de président du conseil d’administration. En conséquence, il renonce à toute indemnité de rupture en cas de départ mais aussi à sa retraite chapeau. Soit, dans l’hypothèse d’un départ à la retraite à 62 ans et d’une espérance de vie moyenne de 82 ans, à la bagatelle de 24 millions d’euros. Sur les réseaux sociaux, on salue le geste. 

Une minorité toutefois est très en colère mais ne peut le dire : les autres grands patrons. Plus une interview sans que le journaliste ne leur demande « Et vous, vous seriez prêts à y renoncer comme Faber ? » Franck esquive les micros plus que jamais. Bien sûr, chez les Riboud, on a la fibre sociale, on a toujours financé des bonnes oeuvres. Mais là, on n’est plus dans le registre Angelina Jolie : Faber, c’est carrément l’abbé Pierre. Le seul luxe qu’on pourrait lui reprocher est sa maison dans une des avenues les plus chics de la déjà très chic Ville-d’Avray, à 700 mètres à vol d’oiseau de celle de feu Johnny Hallyday à Marnes-la-Coquette. Mais l’endroit, un peu décati, ne ressemble guère à la Savannah décorée par Læticia. Et surtout, le pavillon ne lui appartient plus vraiment. Il en a donné la nue-propriété au Fonds des Bois, une structure qu’il a créée en 2013 pour financer les associations qui lui tiennent à coeur. Les comptes, publiés au Journal officiel, détaillent les donations : environ 15 millions d’euros en sept ans. De quoi aider quantité de causes parmi lesquelles la réinsertion par le maraîchage, les soins palliatifs, le dialogue interreligieux et la reconstruction de Notre-Dame de Paris. 

Emmanuel Faber pense sans doute que celui qui possède une Rolex, quel que soit son âge, a raté sa vie. La preuve : constatant des écarts de salaire de 70 % entre les membres de son comité exécutif, il a proposé aux mieux payés de réduire leur rémunération pour financer les augmentations de leurs camarades. Leur refus l’a déçu. « La différence entre Franck et moi, c’est que lui est cynique alors que moi, je crois dans la nature humaine », dit-il parfois. Qu’en pensent les troupes ? Le 25 février 2021, dix jours avant la fin du film, j’ai un rendez-vous téléphonique avec D3, membre du comité exécutif – une pro-Faber, mais vu l’ambiance, tout le monde exige l’anonymat. « Emmanuel, c’est bien plus qu’un PDG. – Pardon ? – C’est un visionnaire hors du commun, qui sait repérer les signaux faibles qui disent le monde de demain et qui y prépare Danone. Il nous inspire et nous emmène. Nous, les salariés, mais le monde entier aussi. Rappelez-vous son intervention au G7 : les plus grands dirigeants de la planète l’ont applaudi ! » 

Retour en 2019. En pleine période Gilets jaunes, Emmanuel Macron souhaite mettre la lutte contre les inégalités au menu du G7 que la France doit accueillir à l’été. Il propose à Faber de venir plancher. Il sait que le Robin des bois du CAC 40 a monté avec Thomas Buberl, le directeur général d’Axa, un collectif de trente-cinq sociétés promettant d’oeuvrer pour une économie plus inclusive. Macron lui demande de renouveler l’opération avec des entreprises mondiales. Le 26 août, au G7 de Biarritz, Faber présente Business for inclusive growth (B4IG), une coalition de multinationales qui s’engagent pour l’égalité des chances, l’élimination des disparités liées au genre, le fossé de la rémunération entre hommes et femmes et on en passe. C’est l’heure de gloire, le moment Faber. Et pourtant, ce déplacement à Biarritz a aussi été celui d’un faux pas. Trois fois rien, une faute de goût, une étourderie peut-être, mais de celles qui font éclater une guerre qui couvait. L’humiliation de trop. Emmanuel Faber n’a pas pris le temps d’appeler Franck Riboud alors même qu’il était sur ses terres au Pays basque et qu’il ne pouvait l’ignorer. Chaque année, en fin d’été, Franck invitait ses plus proches collaborateurs à se mettre au vert le temps d’un week-end pour préparer la rentrée. 

La journée, on bossait dans les beaux bureaux prêtés par Quiksilver à Saint-Jean-de-Luz et le soir venu, Sandrine Riboud passait en cuisine pour régaler la petite troupe. « Franck a été extrêmement blessé de ce manque d’égard », rapporte un de ses amis. À quoi tient la vie des affaires, parfois ! Un mois plus tard, quand les administrateurs se retrouvent à New York pour une séance du conseil, Franck n’est donc pas dans les meilleures dispositions d’esprit. « Nous découvrons, stupéfaits, que le programme concocté par Emmanuel est presque intégralement consacré à la mission sociétale du groupe, se rappelle un participant. À la fin, Franck a dit à certains d’entre nous : “C’est bizarre tout de même, il ne nous montre pas une ligne de compte d’exploitation. Il a changé, non ?” On lui a répondu : “Il a complètement vrillé, tu veux dire !” » 

Alignement des planètes 

Rien ne se passe pourtant, car au sein du conseil d’administration, les coalitions d’intérêt sont fluctuantes. Il y a les pro-Faber, les pro-Riboud, ceux qui sont à la fois anti-Faber et anti-Riboud et d’autres dont on ne sait même pas où ils se situent. Comme Gilles Schnepp, qui devient administrateur en décembre 2020. Il a 62 ans dont trente passés chez le fabricant d’interrupteurs Legrand. Un HEC aussi, classé cinquième patron « le plus performant » du CAC 40 par le magazine Challenges. Depuis des années, il est à la recherche d’une présidence prestigieuse. Les actionnaires aussi se posent des questions : Faber chez Léa Salamé, Faber au G7, à la tribune de l’Onu et dans les favelas, c’est bien gentil mais les performances économiques ne sont pas au rendez-vous. Le board n’échappe plus aux critiques : « Êtes-vous certains que vous jouez correctement votre rôle et que vous challengez le management ? » interrogent les investisseurs. Tout au long de 2020, le conseil suggère à son cher Emmanuel de prendre un opérationnel à ses côtés, quelqu’un qui va gérer la boîte, redoper les marques – un vrai danoner, en somme. Benoît Potier, d’Air liquide, le lui demande poliment parce que c’est son genre. Franck a une manière disons... plus imagée. Il a même un nom à proposer : Francisco Camacho, un Mexicain que tout le monde appelle Paco, une star du groupe, patron des produits laitiers. Trop de casseroles, rétorque Faber, qui finit par avancer une contre-proposition. Il reste PDG mais veut bien s’entourer de deux « n - 1 » : Cécile Cabanis, sa directrice financière, et Véronique Penchienati, directrice internationale. En octobre 2020, Paco Camacho, qui a compris qu’il ne deviendra pas directeur général, demande à actionner son parachute doré. 

Fin 2020, à Londres, quartier de Belgravia. Les associés de Bluebell Capital Partners ne perdent pas une miette de ce qui se passe autour de Faber. Dans le monde des fonds activistes, Bluebell est peut-être un nain (un « Mickey », disent ses concurrents), il n’en a pas moins décidé de s’attaquer à un géant. L’un de ses associés, Nicolas Ceron, suit la valeur Danone depuis quinze ans. Il pense que l’entreprise est sous-valorisée en Bourse. Mais pour attaquer, il faut savoir attendre un alignement des planètes. On s’en approche. 

Le premier astre est apparu le 23 novembre 2019 quand Emmanuel Faber a présenté le plan « Local First », sa cinquième réorganisation en sept ans. Celle-ci a été concoctée avec McKinsey, le cabinet de conseil en stratégies dont on raille souvent le manque d’implication quand il s’agit de les mettre en place (« le consultant de McKinsey, c’est une personne qui connaît quatre-vingt-dix-neuf façons de faire l’amour, mais ne connaît aucune femme », dit la blague). Le plan vise à organiser l’entreprise en zones géographiques plutôt que par branche de métier. Un grand chambardement qui a l’avantage d’alléger la structure (2 000 emplois en feront les frais), mais qui déplaît aux analystes financiers car il brouille la rentabilité des branches. Le second s’appelle covid- 19. Avec la fermeture des restaurants, le chiffre d’affaires de la division eaux a souffert. Nestlé, qui possède Perrier, Vittel et San Pellegrino, a trinqué également mais le Suisse s’est en partie rattrapé avec sa marque de nutrition animale, Purina. Les Terriens confinés ont fait moins de bébés mais ils n’ont jamais adopté autant de chiens et de chats. 

Mi-janvier 2020, la direction financière de Danone découvre, sidérée, que Bluebell est entré au capital sans être détecté par ses radars (selon les statuts de Danone, en dessous de 0,5 %, un investisseur n’est pas obligé de se déclarer). Ses gérants viennent d’adresser au conseil d’administration un réquisitoire contre « l’action de M. Faber qui a conduit Danone à rater la plupart des objectifs opérationnels qu’il avait annoncés à son arrivée à la présidence ». Les fonds activistes sont comme les chiens : plus ils sont petits, plus il leur faut aboyer fort pour être entendus. Bluebell demande ni plus ni moins que le départ du PDG et propose de le remplacer par Gilles Schnepp. 

Un mois plus tard, le 11 février, Artisan Partners, un autre actionnaire, installé à San Francisco, sort du bois. Lui aussi appelle à un changement stratégique mais, plus diplomate parce qu’il déteste être traité d’« activiste », il se contente de demander à dissocier les fonctions de président et de directeur général. Dans une lettre adressée à Gilles Schnepp pour qu’il la partage avec ses collègues administrateurs, les dirigeants d’Artisan écrivent : « Nous ne prenons jamais à la légère la décision de rendre nos opinions publiques. Mais Danone se lance encore dans une nouvelle réorganisation dont le concept n’a jamais été couronné de succès dans aucune compagnie. » Voilà pour Faber. Riboud et ses collègues en prennent aussi pour leur grade : « Compte tenu du manque d’expérience dans les biens de consommation des membres du conseil, nous avons pris l’initiative de demander à Jan Bennink de bâtir un plan stratégique. » Malin : ce Néerlandais de 64 ans désormais consultant a dirigé la branche produits frais de Danone. 

L’heure de la vengeance a sonné. La diaspora des danoners s’affaire. Morgan Flemming, l’ancien patron écossais de la nutrition médicale parti à la retraite en 2017, y va lui aussi de sa missive aux administrateurs qui commencent à crouler sous le courrier : « La culture de Danone qui encourageait l’initiative est systématiquement détruite sous le leadership actuel pour être remplacée par une culture de la peur », écrit-il avant de rappeler le nom de tous les dirigeants « poussés dehors parce qu’ils n’étaient pas dans la ligne du parti ». Faber est atteint. Flemming lui avait un jour offert une améthyste en signe de confiance. 

Bercy ne répond plus 

Pas une voix ne s’élève dans le patronat français pour soutenir Emmanuel Faber. Les dirigeants du CAC 40 ont toujours la retraite chapeau en travers de la gorge. Même Geoffroy Roux de Bézieux, le patron du Medef, toujours prompt à s’exprimer dans les médias, et plutôt favorable aux thèses du PDG, trouve soudain urgent de se taire. Reste Bercy. Emmanuel Faber est confiant. Il s’entend bien avec Bruno Le Maire : ils ont beaucoup parlé au début de la pandémie quand le gouvernement redoutait une rupture de la chaîne alimentaire. Le ministre rappelle dans les cinq minutes et promet que « personne ne touchera à Danone » avec tant de vigueur que le yaourt semble devenu une ressource stratégique. Ce seront ses dernières paroles sur le sujet. « Riboud a fait le forcing auprès de Bercy pour qu’ils ne bougent pas », croit-on savoir dans l’entourage de Faber. Quant à l’Élysée, l’autre Emmanuel a oublié les services rendus au G7 de Biarritz. Faber, blessé mais lucide, confie à ses proches : « Tant que j’étais à la mode, j’étais intouchable. Maintenant, je suis devenu le mec qui fait chier avec ses idées à la con. » 

Arrive le conseil d’administration du 1er mars 2021, celui par lequel commençait notre récit. À l’ordre du jour, la séparation des fonctions de président et de directeur général. Faber s’y présente affaibli mais pas vaincu. Son entêtement fait craindre le pire aux administrateurs. Deux heures plus tard, Riboud respire. Faber a accepté de rester uniquement président et un directeur général sera recruté. Le communiqué qui relate la réunion est un modèle de langue de bois : « Le conseil d’administration de Danone renouvelle son soutien unanime à Emmanuel Faber, qui propose au conseil d’initier le processus de dissociation des fonctions. » 

Le soulagement est de courte durée. Dans une vidéo interne où il s’exprime en anglais, sous-titres en français, Faber parodie le célèbre « Keep calm and carry on ». Il y affirme qu’il a pris l’initiative du changement de gouvernance « parce qu’à deux, on est plus forts », qu’il a la pleine confiance du conseil et, last but not least, qu’il va prendre son temps pour recruter un directeur général. En attendant, tout continue comme avant. « Avec ce message, il nous émascule », me confie un administrateur. À Londres aussi, on comprend qu’Emmanuel Faber a l’intention de s’accrocher jusqu’à l’assemblée générale qui se tiendra deux mois plus tard, le 29 avril. Sans doute espère-t-il d’ici là convaincre les autres actionnaires de lui maintenir leur confiance. Les dirigeants de Bluebell aussi le redoutent. Le temps presse. Ils préparent une résolution qu’ils soumettront au vote de l’assemblée générale. Les termes sont policés, histoire de ne pas brusquer les actionnaires : « Voulez-vous un président indépendant ? » Si la majorité vote positivement, Faber sera éliminé de facto. Reste à la faire passer. 

La bataille des procurations commence. Franck Riboud est partagé. Laisser les fonds activistes décider du sort de Faber éviterait d’avoir du sang sur les mains mais c’est risqué car le mandat de six administrateurs arrive à échéance. Faber tombera peut-être mais tout le conseil risque d’y passer, et le Danone d’Antoine aussi. Pas le choix, il faut reprendre l’initiative. Un nouveau conseil d’administration est convoqué dimanche 14 mars à 18 heures. Cette fois, on ne tergiverse plus, il s’agit de sortir Faber. 

Trois mots embarrassants 

Dernier week-end. Emmanuel Faber reçoit plusieurs appels au ton bienveillant. « Il est temps que tu penses à toi », « Tu vois bien que tu n’as plus la confiance du conseil », « Si tu démissionnais, tu t’épargnerais une séance pénible. » Ça ne marche pas : un bon chrétien ne recule pas à la dernière étape du chemin de croix. Le blues du dimanche soir est à son maximum quand les seize administrateurs se connectent sur Webex, le système de visioconférence sécurisé de Cisco. Par peur des fuites, on a supprimé les traducteurs, les anglophones se débrouilleront comme ils peuvent. Faber ne prend pas part au vote. Reste quinze voix, donc huit nécessaires pour emporter la majorité. Or cinq administrateurs sont indécis. Jusqu’à la dernière seconde, chaque camp tente de se les rallier. Emmanuel Faber dirige la séance. Il pose la question : « Est-ce que vous me maintenez votre confiance ? » Le vote commence, il impose l’ordre alphabétique. Guido Barilla : « Non » Ce n’est pas une surprise, il est clairement du clan Riboud. Frédéric Boutebba, un des deux représentants des salariés : « Oui. » Cécile Cabanis, l’ancienne directrice financière, embauchée par Faber en 2004, sa plus proche collaboratrice jusqu’à l’automne 2020 : « Non. » Faber encaisse. Ce vote-là fait mal. Clara Gaymard, énarque, ancienne dirigeante de General Electric : « Oui. » Suivent le « non » de Michel Landel (ex-directeur général de Sodexo) et le « oui » de Gaëlle Olivier (Société générale). On se croirait dans une séance de tirs au but : six tirs et on en est à 3-3. Mais là arrivent quatre « non » successifs. Ceux attendus de Benoît Potier (Air liquide), de Franck Riboud, bien sûr, et de Gilles Schnepp. Puis, celui, moins évident d’Isabelle Sellier, banquière à JPMorgan. Entre son amitié de vingt ans avec Emmanuel et la volonté de ses patrons new-yorkais de lâcher Faber, elle a choisi. On est à 7 en faveur du départ du président et 3 contre. Il reste 5 votants dont l’un au moins, Lionel Zinsou, votera, c’est certain, comme son ami Riboud. Finalement, Faber perd Danone par 10 voix contre 5. C’est fini. Presque. 

Parce qu’il ne veut pas que les auteurs de ce petit meurtre entre amis s’en sortent si facilement, Faber demande un nouveau tour de table. Il exige que chacun, à nouveau par ordre alphabétique, explique son vote. Jusqu’à la lie. Son tour venu, juste après Benoît Potier, Franck Riboud refuse : « Je n’ai rien à ajouter à ce que vient de dire Benoît et à ce que je t’ai dit en tête à tête ces derniers jours. » Il est minuit passé, Emmanuel part se coucher. À deux heures du matin, son téléphone sonne. Ça coince sur le communiqué de presse. L’ex-PDG a exigé que la phrase « Le conseil a mis fin aux fonctions d’Emmanuel Faber comme président-directeur général » soit suivie de la mention « à effet immédiat ». Là ou d’autres insistent pour préserver les apparences avec des formules du genre « pour raisons personnelles », lui veut que chacun prenne ses responsabilités. Les administrateurs rechignent Emmanuel insiste et gagne. C’est fini. Presque. 

Trois jours plus tard, alors que, boulevard Haussmann, il est en train de passer ses dernières consignes à ses directeurs et de faire ses cartons, Faber apprend, les larmes aux yeux, que le conseil d’administration refuse sa dernière volonté : verser le montant de sa clause de non-concurrence, soit 4 millions d’euros, à Danone Communities, le fonds créé avec Franck aux temps anciens où ils rêvaient du même monde. Le nouveau président, Gilles Schnepp, s’y oppose, invoquant le fait qu’il n’est pas de bonne gouvernance de décider au dernier moment d’une clause non prévue au contrat. « On ne veut pas me laisser sortir la tête haute », estime plutôt Faber qui le dit à ses proches. C’est l’ultime affront. Le board lui signifie : pars à la concurrence si tu veux, on s’en moque. Le solde de tout compte, environ 400 000 euros, est sans doute le plus faible de tous les temps pour un patron d’un groupe mondial. L’argent, il s’en est toujours moqué. Le pouvoir, il l’a perdu. Il n’aura pas non plus la gloire, ce troisième démon dont il disait aux jeunes HEC de se méfier. 

Épilogue 

Le 18 mars, Emmanuel Faber poste un tweet d’adieu à ses troupes avec la photo de son badge Danone, le numéro 187. « Pendant vingt-quatre années de ma vie, vous m’avez fait grandir comme homme et comme dirigeant. Chacune, chacun, restez fidèles à vous-même. You rock. » En dix jours, le message est lu 600 000 fois et récolte plus de 5 000 likes. Sur LinkedIn, il est vu 2,5 millions de fois. Le 22 mars, le conseil d’administration fixe, sur recommandation du comité de gouvernance, la rémunération de son nouveau président Gilles Schnepp à 650 000 euros par an. Contre toute attente, celui-ci affirme que le plan Local First sera maintenu. Le cabinet de chasseurs de têtes Spencer Stuart est chargé de chercher un directeur général. Cécile Cabanis écrit à son ancien patron. « Je suis bien désolée que tout cela se termine ainsi. Tu dois être épuisé, sonné, blessé. Tu es incroyable, attachant dans tes vulnérabilités. Tu es une des vraies rencontres de ma vie. » 

Mise à jour 
Depuis la publication de cet article, Emmanuel Faber a été nommé à la tête de l'ISSB, le conseil international des normes extra-financières, un organisme crée dans la foulée de la COP26 pour « reconnecter la finance mondiale avec les besoins économiques, écologiques et sociaux de notre époque. » « Le greenwashing paralyse tout le monde », déclarait-il au micro d'Europe 1 en décembre 2021. De son côté, Franck Riboud ne demandera pas le renouvellement de son mandat en 2022. L'ex-PDG et fils du fondateur de Danone ne pèsera plus sur le destin du groupe, même s'il conservera un titre de président d'honneur. \