Perec joueles faussaires - Direccte
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Christine Montalbetti<br />
écrivain<br />
N’éprouve-t-on pas undélicieux<br />
sentiment d’effraction<br />
àlire un texte resté<br />
pendant des décennies<br />
dans une armoire, une<br />
vieille malle ou même un<br />
tiroir?C’estàcegestequenousinvitentles<br />
éditions du Seuil, qui publient le premier<br />
roman que Georges <strong>Perec</strong> avait envoyé à<br />
descomitésdelecture(au Seuil, chezGallimard),<br />
Le Condottière, écrit entre 1957 et<br />
1960. <strong>Perec</strong> avait 20ans.<br />
Ce roman donne aux livres qui suivent<br />
undébutnouveau,quien infléchitlarelecture.<br />
Car jusqu’àprésent, l’œuvre de <strong>Perec</strong><br />
s’ouvrait sur un œil. Je prends dans ma<br />
bibliothèque mon exemplaire des Choses<br />
et j’en lis la première phrase : «L’œil,<br />
d’abord, glisserait sur la moquette grise<br />
d’un long corridor, haut et étroit.» Cet œil<br />
inaugural donne bien le ton d’un projet<br />
esthétique largement fondé sur le plaisir<br />
de la description, de la liste, de l’attention<br />
aux lieux. Je me souviens d’Espèces d’espaces,dont<br />
j’aimais la couverture aux roses<br />
des vents bleuies flottant dans des géographiesanciennes.Dela<br />
joieparticulièreque<br />
j’avais éprouvée àlire Tentative d’épuisementd’unlieuparisien,recensiondes«choses<br />
visibles » de la place Saint-Sulpice,<br />
déroulant «cequi se passe quand il ne se<br />
passerien,sinondutemps,desgens,desvoitures<br />
et des nuages». Ces mêmes yeux, la<br />
première phrase d’Un homme qui dort,<br />
sansdoute,invite àcommencerpar les fermer<br />
(«Dès que tu fermes les yeux, l’aventuredusommeilcommence»),maispourévoquer<br />
aussitôt l’espace de la chambre dans<br />
laquelle le candidat au sommeil fait son<br />
Oblomov (entrant ainsi dans la série des<br />
héros indolents qui me sont chers). Désormais,<br />
cette même œuvre s’ouvre sur un<br />
mort. Les premiers mots du Condottière?<br />
«Madera était lourd.» C’est par ce cadavre<br />
trop lourdque <strong>Perec</strong> entre en littérature.<br />
Le roman est (presque) policier: un<br />
faussaire vient d’assassiner son commanditaire<br />
après avoir échoué àpeindre une<br />
version nouvelle du Condottiere d’Anto-<br />
nello de Messine. De nombreuses pages<br />
reviennent sur la force étrange de ce visage.<br />
Comment se nomme le faussaire?Gaspard<br />
Winckler. Le nom vous dit peut-être<br />
quelque chose. Dans Woulesouvenir d’enfance,<br />
il désignera un double bizarre à<br />
l’identité usurpée. Quand La Vie mode<br />
d’emploi commence, un autre Gaspard<br />
Winckler est mort depuis deux ans, qui<br />
fabriquait des puzzles àpartir des aquarelles<br />
que lui envoyait son commanditaire.<br />
Ces deux homonymes entretiennent des<br />
ressemblances très serrées avec le Gaspard<br />
Winckler du Condottière.<br />
D’abord, parce que Le Condottière est<br />
l’occasion pour <strong>Perec</strong> de développer des<br />
réflexions sur l’activité du faussaire, qui<br />
assimilent son travail àlafabrication d’un<br />
puzzle:ils’agit de relever des détails dans<br />
plusieurs tableaux d’un même peintre<br />
pour les assembler ensuite en un tableau<br />
qu’il aurait pu peindre. Ensuite, àcause de<br />
la question du rapport problématique à<br />
son propre passé. Le faussaire ne peut<br />
s’enorgueillir des tableaux qu’il fait. Il se<br />
C’est par un cadavre trop<br />
lourd que <strong>Perec</strong> entre<br />
en littérature. Le roman<br />
est (presque) policier<br />
trouve ainsi dépossédé de son histoire.<br />
C’est en tout cas la manière douloureuse<br />
dont le héros du Condottière vit sa condition.<br />
Or cette expérience est aussi celle de<br />
l’autobiographedeWou…qui se confronte<br />
àl’absence de souvenirs d’enfance.<br />
Cette figure du faussaire se retrouve<br />
dans Un cabinet d’amateur, qui est, par<br />
hasard, le premier texte que j’ai lu de<br />
<strong>Perec</strong>. Une histoire qui multiplie les mises<br />
en abyme, lesquelles incluent l’auteur luimême,<br />
qui faitunfaux en récit en prétendant<br />
jusqu’au pénultième paragraphe<br />
retracer l’histoire d’un tableau véritable.<br />
Mais Le Condottière est, me semble-t-il, un<br />
roman moins ludique que psychologique.<br />
Le statut de faussaire ycontamine la perception<br />
du monde comme de sa propre<br />
identité. «Tout l’art du faussaire consiste à<br />
prétendre», et ce geste induit un doute sur<br />
l’époque («Faussaire. Fausse ère?»), sur les<br />
relations («Jevivais dans un monde faux»)<br />
comme sur sa «propre vérité». Comment<br />
sedéfairedu«poidsdesmasques»?Etcom-<br />
Cahier du «Monde »N˚20869 daté Vendredi 24 février 2012 -Nepeut être vendu séparément<br />
<strong>Perec</strong><br />
joue les<br />
<strong>faussaires</strong><br />
Trente ans après la mort de<br />
l’écrivain,voici «Le Condottière»,<br />
une histoire de tableau copié.<br />
Nous publions les bonnes<br />
feuilles de ce polar inédit<br />
SERGIO AQUINDO<br />
ment se définir? «Etre lui, qu’est-ce que ça<br />
voulait dire?»<br />
Finalement, Gaspard s’apercevra qu’il a<br />
donnéàsonCondottièresesproprestraits.<br />
Il faut dire que l’original de Messine portait<br />
déjà cette même petite cicatrice, que<br />
<strong>Perec</strong>chercheàcamouflersoussabarbe(et<br />
qui réapparaîtra sur le visage de «l’homme<br />
qui dort»). Une cicatrice métaphorique,<br />
peut-être, celle de la mort des parents<br />
déportés, du deuil que doit porter l’enfant<br />
<strong>Perec</strong> et qu’il évoque dans W…Ce mort<br />
inaugural, dont Gaspard cherche àse<br />
débarrasser, n’est-ce pas cette douleur<br />
dont il faudrait se défaire? Ilyadans Le<br />
Condottière un indicible, autour duquel la<br />
phrase tourne, ressassante, interrogative.<br />
Le texte est préfacé par Claude Burgelin,<br />
qui retrace les différentes versions du<br />
roman; l’on ne peut s’empêcher de penser,<br />
àlalire, que ce roman d’un échec, dans<br />
lequel Gaspard ne parvient pas àpeindre<br />
sonCondottière, raconte aussi malgré lui<br />
sa propre histoire, celle d’un texte mille<br />
fois repris et jamais accepté. En publiant<br />
finalement ce dernier état du Condottière,<br />
les éditions du Seuil ne réparent pas, je<br />
crois, une injustice éditoriale.On voit bien<br />
pourquoi ce roman apuêtre refusé, et il y<br />
ajenesais quels défauts de jeunesse dans<br />
l’expressiondeslancinantsétatsd’âmedu<br />
meurtrier. Mais, comme l’écrit Gaspard<br />
lui-même, «Unbon Titien vaut mieux que<br />
deux Ribera». Etpuis Le Condottière ne<br />
répond pas seulement àcette fascination<br />
que nous éprouvons tous, je pense, pour<br />
les origines; iln’éclaire pas seulement<br />
l’œuvre àvenir; ilautorise aussi comme<br />
uneproximité nouvelle avec son auteur.<br />
Le <strong>Perec</strong> qui m’était familier, c’était plutôt<br />
celui des textes courts, du Voyage d’hiver<br />
(cette étrange histoire de lecture àlacampagne<br />
qui tourne au fantastique), les sections<br />
de Penser/Classer qui manifestent<br />
tout ce qu’il yade physique dans le geste<br />
d’écrire,àcause de tout ce qui me touche<br />
dans l’évocation de la matérialité de la<br />
tabledetravail,oùle corpsestengagédans<br />
la présence d’objets autour de soi. Mais ici,<br />
cequem’aoffertcettelecture,c’estlesentiment<br />
étrange, àcause également de ce<br />
qu’il yad’un peu adolescent dans ces<br />
pages, de lire le texte d’un jeune homme<br />
de mon entourage, un neveu, peut-être,<br />
dont, lisant malgré moi entre les lignes, je<br />
m’inquiéterais de savoir s’il va bien. p<br />
«LeCondottière »sera en librairie le 1 er mars.<br />
2La «une»,<br />
suite<br />
aExtrait<br />
Un avant-goût<br />
du roman<br />
inédit de<br />
Georges <strong>Perec</strong><br />
3aTraversée<br />
L’autre moitié<br />
de la guerre:<br />
des Françaises<br />
dans le conflit<br />
algérien<br />
4aLittérature<br />
française<br />
Une fois encore,<br />
Rezvani se laisse<br />
emporter<br />
par l’amour<br />
5aLittérature<br />
étrangère<br />
A.S. Byatt<br />
épingle le<br />
moment 1900<br />
6aHistoire<br />
d’un livre<br />
«Comme un<br />
frère», de<br />
Stéphanie Polack<br />
8aLe feuilleton<br />
Eric Chevillard<br />
salue le roman<br />
d’anticipation<br />
de Julien<br />
Péluchon<br />
9aJeunesse<br />
Le «Cheval<br />
de guerre»de<br />
Michael<br />
Morpurgo<br />
10<br />
a Rencontre<br />
Marc Crépon,<br />
philosophe<br />
des identités<br />
meurtrières<br />
prière d’insérer<br />
Jean Birnbaum<br />
Minuiten France<br />
7<br />
Depuis le quai, de jolies<br />
«volontaires»adressaient aux<br />
soldats un dernier salut. Massés<br />
sur le pont, collés aux hublots, les jeunes<br />
rappelés regardaient le port de Marseille<br />
s’éloigner. Le sergent parachutiste Noël<br />
Favrelière, lui, avait déjà fait le deuil de<br />
son pays. «Jen’attendais pas que la<br />
France eût disparu pour gagner ma<br />
couchette;j’avais le bourdon»,se<br />
souvient-il dans Le Désert àl’aube.Ce<br />
beau récit, celui d’un homme qui préfère<br />
déserter plutôt que de participer aux<br />
exécutions sommaires, paraît en<br />
octobre1960. Une semaine plus tard, la<br />
police saisit le livre. De nouveau, il était<br />
minuit en France. Pour les éditions du<br />
même nom, c’était devenu la routine :<br />
durant la guerre d’Algérie, parmi les<br />
23ouvrages que la maison de Jérôme<br />
Lindon publia pour dénoncer les<br />
massacres et la torture, la moitié<br />
connaîtra le même sort.<br />
Al’heure où l’on célèbre les cinquante<br />
ans des accords d’Evian, les Editions de<br />
Minuit remettent en avant sept d’entre<br />
eux (lire page3). Il faut s’empresser de les<br />
lire ou de les relire, un àun. On vérifiera<br />
encore que les auteurs de ces textes<br />
«félons», loin de trahir leur pays, lui<br />
vouaient une fidélité opiniâtre. Al’instar<br />
du sergent Favrelière en partance pour<br />
Alger, tous refusaient de voir la France,<br />
son idéal, sa vocation, disparaître dans le<br />
regard des hommes. «Sil’honneur de la<br />
France ne peut aller avec ces tortures,<br />
alors la France est un pays sans honneur»,<br />
résumait l’historien Robert Bonnaud dans<br />
son Itinéraire (1962).<br />
Ce thème de l’honneur français est au<br />
cœur d’un lumineux petit essai que<br />
publie Anne Simonin, sous le titre Le Droit<br />
de désobéissance.Ilest offert pour l’achat<br />
d’un de ces textes «algériens»du<br />
catalogue Minuit. L’historienne yraconte<br />
comment une maison d’édition fondée<br />
sous l’Occupation adûsetransformer,<br />
derechef, en collectif militant. Par la force<br />
des choses, dans une grande solitude, et<br />
en vertu d’une tradition dreyfusarde qui<br />
se cramponnait àune certaine idée de la<br />
France comme patrie des droits de<br />
l’homme. Ainsi, Jérôme Lindon, qui était<br />
plus gaulliste que gauchiste, ira-t-il<br />
jusqu’à confier: «Ceque j’ai pu faire, je l’ai<br />
fait pour la France, non pour l’Algérie.» p<br />
a Essais<br />
Pour sortir du conflit au Proche-Orient,<br />
le philosophe palestinien Sari Nusseibeh<br />
propose une troisième voie
2<br />
...à la Une Bonnes feuilles<br />
le.Pendantunedizaine<br />
de jours, je n’ai<br />
fait que des préparatifs,j’ai<br />
classé toutes<br />
mes fiches, j’ai affiché<br />
les reproduc«Ledébutaététrèsfacitions<br />
que je m’étais procurées;j’ai<br />
distribué mes pinceaux, j’ai rangé<br />
mes pots, mes flacons. Tout cela<br />
allait àpeu près tout seul;jecrois<br />
que j’étais plutôt heureux comme<br />
chaque fois que je démarrais une<br />
affaire… Après j’ai commencé à<br />
poncerlepanneau;c’étaituneroutine,<br />
fastidieuse à cause de la<br />
patience qu’il fallait avoir et des<br />
précautions àprendre. Ça m’a pris<br />
une douzaine de jours, parce que<br />
j’y allais très très lentement. Mais<br />
le panneau s’est retrouvé presque<br />
brut. C’était un admirable chêne,<br />
très peuabîmé;j’ai pu commencer<br />
presquetout de suite le gesso duro.<br />
C’étaitlapremière opération difficile.<br />
Encore une fois un jeu de<br />
patience, l’empilement régulier<br />
descouchesdeplâtreetdecolle.Au<br />
début janvier, tout était prêt, je<br />
pouvais commencer le vrai travail;j’ai<br />
commencé sur de simples<br />
feuilles de papier,puis sur des cartons,<br />
des toiles d’essai, des panneaux<br />
préparés grossièrement. Je<br />
passais une partie de la journée à<br />
copierdesfragmentsduCondottière<br />
ou d’autres portraits d’Antonello<br />
et l’autre partie àinventer mes<br />
propres détails. Pendant six mois,<br />
jen’aiguèrefaitquecela,sanspeindre<br />
un seul trait. Toutes les semaines,<br />
je ponçais un tout petitpeu le<br />
panneau et je rajoutais quelques<br />
couches pour le tenir dans un état<br />
de fraîcheur adéquat… A ce<br />
moment-là, c’est devenu très difficile…<br />
J’étais en face de mon panneau.<br />
Mais pas comme n’importe<br />
quel peintre, pas en face de n’importequelletoile.C’étaitautrechose<br />
que de peindre une meule, ou<br />
un paysage de banlieue, ou un<br />
soleil couchant… Je devais rendre<br />
compte de quelque chose qui existait<br />
déjà, je devais créer un autre<br />
langage,maisjen’étaispaslibre:la<br />
grammaire et la syntaxe existaient<br />
déjà, mais les mots<br />
n’avaient aucun sens ;jen’avais<br />
plus le droit de les utiliser. C’était<br />
cela qu’il fallait que j’invente, un<br />
nouveau vocabulaire, un nouvel<br />
ensemble de signes… On devait<br />
pouvoir l’identifier au premier<br />
[regard], mais il devait quand<br />
même être différent… C’est un jeu<br />
très difficile…<br />
Au début, on croit, on fait semblant<br />
de croire que c’est facile. Qui<br />
estAntonello de Messine?Débuts<br />
àl’Ecole sicilienne, influence prépondérantedesFlamands,influenceaccessoiremaissensibledel’Ecole<br />
vénitienne. Ça traîne dans tous<br />
les manuels. Ça explique une première<br />
approche. Mais ensuite?La<br />
«Lagrammaire et<br />
la syntaxe existaient<br />
déjà, mais les mots<br />
n’avaient aucun sens »<br />
sécheresse et la maîtrise. On se dit<br />
ça;oncroit avoir tout dit. Mais les<br />
signes de cette sécheresse? Les<br />
signes de cette maîtrise? Çane<br />
vient pas tout seul. Ça vient mal,<br />
lentement, d’une façon bâtarde…<br />
On reste devant sa toile ou devant<br />
son carton, des heures et des heures.<br />
On n’a rien devant soi, sauf cet<br />
ensemble de lois quivous contraignent,<br />
que l’on ne peut pas transgresser.Ilfautd’abordlescomprendre,<br />
d’un bout àl’autre, entièrement.<br />
Sans commettre la moindre<br />
erreur. On s’essaye timidement à<br />
Le<br />
Condottière<br />
Georges <strong>Perec</strong><br />
Cepolardejeunesseétaitrestéinéditjusqu’à<br />
aujourd’hui.En1960,l’écrivainnotait:<br />
«lereprendraidansdixansouattendraidans<br />
matombequ’unexégètefidèleleretrouve<br />
dansunevieillemalle».Extrait<br />
faire une esquisse. On la critique.<br />
Quelque chose ne tient pas. On<br />
croit modifier un détail, mais c’est<br />
tout l’ensemble qui tombe, d’un<br />
seul coup. Pendant six mois, j’ai<br />
jouéau chat et àlasouris avec mon<br />
Condottière.Jeluiaidonnédesbarbes,desmoustaches,descicatrices,<br />
des taches de rousseur, des nez<br />
camus, des nez aquilins,<br />
des nez épatés,<br />
des nez bourboniens,<br />
des nez grecs, des<br />
armures, des broches,<br />
des cheveux courts,<br />
des cheveux longs,<br />
des bonnets, des<br />
toques de fourrure,<br />
descasques,deslippes,desbecs-delièvre…<br />
Je ne m’y retrouvais<br />
jamais. Je regardais le Condottière.<br />
Je me disais :voilà, telle contraction<br />
des muscles, c’est telle ombre<br />
accentuéedetelleoutellemanière,<br />
undégradésurlajoue,enarcdecercle,<br />
et telle ombre, c’est toute une<br />
expression du visage, son émergence,cequifaitquececiresteinvisible<br />
et que cela éclate. Et de cet<br />
ensembled’ombresetdelumières,<br />
jaillit toute une musculature, toute<br />
une force, dans le visage, une<br />
volonté des muscles. C’était cela<br />
qu’il fallait que je retrouve sans le<br />
copier. C’était cela qui me frappait<br />
le plus. Par exemple, je comparais<br />
le Condottière au Portrait d’homme<br />
qui se trouve àVienne. C’était<br />
exactementlecontraire.LeCondottière<br />
est un homme d’âge moyen,<br />
plutôt jeune –ilaentre trente et<br />
trente-cinq ans, l’Homme de Vienne<br />
n’acertainement pas vingt ans.<br />
L’un est décidé, l’autre est veule, le<br />
visage mou, les traits affaissés,<br />
menton fuyant, des petits yeux,<br />
une joue immense et nue, sans<br />
muscles, sans vigueur. Par contre<br />
la tunique est plus claire, plus nette<br />
que le visage, les plis sont visibles,<br />
et la broche. Je pouvais me<br />
tromper dans cette comparaison,<br />
mais c’est ce qui me paraissait le<br />
plus évident, ce déplacement des<br />
signes. L’Homme de Vienne n’était<br />
pas difficile àfaire;ç’aurait pu être<br />
n’importequi.MaisleCondottière,<br />
puisque j’avais choisi de le peindre,<br />
ce ne pouvait être qu’un visage.<br />
Je tournais autour de cette<br />
constatation, je ne parvenais pas à<br />
en sortir. Au début, l’idée d’affublermonCondottièred’unecuirasse<br />
m’a semblé très alléchante. Ça<br />
simplifiait beaucoup de choses;ça<br />
permettait de jouer sur les lumiè-<br />
res, le gris de la cuirasse, le gris des<br />
yeux, comme chez l’autre, tout le<br />
tableau tourne autour du brun:la<br />
toque et la tunique, les yeux, les<br />
cheveux, le brun-vert du fond,<br />
l’ocreclairdelapeau.J’auraiseuun<br />
Condottière en gris:casque et cuirasse,<br />
les yeux, les cheveux assez<br />
clairs, la peau très mate, légèrement<br />
grise comme celle du jeune<br />
homme de Botticelli au Louvre.<br />
Seulement, ça n’avait aucun sens.<br />
Qu’est-cequ’un Condottière avait<br />
àfaire d’une cuirasse, puisqu’il<br />
était bien entendu qu’il était àlui<br />
seul la force? Une cuirasse, c’était<br />
un signe, trop facile, comme il eût<br />
été trop facile de le peindre selon<br />
l’idée que les romantiques nous<br />
ont donnée d’un Condottière :<br />
débraillé et aviné, genre Capitaine<br />
Fracasse ou<br />
Côme de Médicis.<br />
J’ai abandonné<br />
ma cuirasse.<br />
Je l’ai serré<br />
dans une<br />
tunique vaguement rouge ;mais<br />
elle ressemblait trop àlavraie… J’ai<br />
cherchéencore…Pendantsixmois,<br />
chaque jour, dix heures par jour.<br />
Puis j’ai cru que j’y étais arrivé.<br />
Mon Condottière serait de trois<br />
Le Condottière,<br />
de Georges <strong>Perec</strong>, Seuil,<br />
«LaLibrairie du<br />
XXI e siècle», 224p., 17¤.<br />
«Portrait d’homme»,<br />
dit «leCondottiere »,<br />
d’Antonello de Messine, 1475<br />
(Musée du Louvre, Paris).<br />
JEAN-GILLES BERIZZI/RMN<br />
quarts, comme le vrai, comme<br />
l’Homme de Vienne, comme l’humaniste<br />
de Florence, tête nue, le<br />
sol serait légèrement plus apparent,<br />
la tunique serait lacée, le lacet<br />
ne se détachant pas, et comporteraitquelquesplislégèrementapparents<br />
àlahauteur de l’épaule. Ce<br />
costume, décidé après bien des<br />
tâtonnements, ne fut accepté<br />
qu’après que j’ai été vérifié àla<br />
Nationales’ilétaitpossible.Çapouvaitmarcheràpeuprès;jepouvais<br />
prendre tous les détails dans différentes<br />
œuvres;lecol chez l’Homme<br />
de Vienne, le laçage de la tunique<br />
dans un portrait d’Holbein, la<br />
configuration générale de la tête<br />
dans un portrait de Memling. Le<br />
teint du Condottière me fit perdre<br />
àluiseulunequinzainedejours;je<br />
n’arrivais pas àlecerner;ilfallait<br />
qu’il corresponde àlacouleur de la<br />
tunique, il devait déterminer toutes<br />
les autres couleurs;j’ai fini par<br />
choisir un ocre assez terne, une<br />
peau très mate, des cheveux noirs,<br />
des yeux bruns très sombres, des<br />
lèvres épaisses àpeine plus sombres,<br />
une tunique lie-de-vin, un<br />
fond rouge sombre, légèrement<br />
plusclairsurladroite.Chaquedécision<br />
entraînait des esquisses complètes,<br />
des hésitations, des arrêts,<br />
«C’était quelque chose<br />
de très curieux.<br />
Je n’avais jamais eu<br />
peur de rater un faux »<br />
desretoursen arrière,des déterminations<br />
héroïques. Je crois que je<br />
prenais trop de précautions. Tout<br />
étaitfait. D’avance. Avec une telle<br />
précision que je ne pouvais plus<br />
me tromper et que la moindre<br />
application de mon pinceau sur le<br />
panneau deviendrait définitive.<br />
C’étaitbiencommecelaqu’ilfallait<br />
travailler, mais les marges d’erreur,<br />
cette fois, avaient complètement<br />
disparu. La moindre hésitation<br />
et il aurait fallu que je recommence<br />
tout, que je ponce entièrement,<br />
que je refasse le gesso duro.<br />
J’avais peur. C’était quelque chose<br />
detrèscurieux.Jen’avaisjamaiseu<br />
peurderaterunfaux.Aucontraire,<br />
j’avaistoujoursétépersuadéqueje<br />
le réussirais facilement. Ici, il me<br />
fallait des jours entiers pour me<br />
décider àchoisir telle couleur, tel<br />
mouvement, telle ombre.<br />
Le plus difficile, ce fut, évidemment,<br />
cette fameuse contraction<br />
des muscles. C’était impossible à<br />
pasticher, ou bien j’aurais donné<br />
un sosie, et ça n’avait aucun sens.<br />
J’ai fini paraccepter de me guider<br />
sur le portrait de Memling:uncou<br />
très large et très fort, la minuscule<br />
annonce d’un double menton, des<br />
yeuxtrèsprofonds,uneridedechaque<br />
côté du nez, une bouche assez<br />
épaisse. La forceserait dans le cou,<br />
dans l’attache de la tête, dans son<br />
mouvement,trèshauteettrèsdroite,dansleslèvres.Surlesesquisses,<br />
tout allait bien. Sur les toiles d’essai,<br />
avec des gouaches, le résultat<br />
était même assez admirable: un<br />
mélange très complexe de<br />
Memlingetd’Antonello,adéquatement<br />
corrigé, un regard très pur,<br />
des lignes immédiates, sans résistance<br />
d’abord, et s’épaississant<br />
ensuite, devenant imperméables,<br />
durcissant, devenant impitoyables.<br />
Sans cruauté et sans faiblesse.<br />
Ce que je cherchais. Apeu près<br />
exactement ce que je voulais…<br />
J’ai encore mis un mois<br />
avantd’entreprendrevraiment<br />
de peindre.<br />
«LeCondottière »,<br />
pages 149-155<br />
0123<br />
Vendredi 24 février 2012<br />
»
0123<br />
Vendredi 24 février 2012<br />
LeGlacis<br />
de Monique Rivet, Métailié, 144p., 14¤.<br />
Au milieu des années 1950, une jeune Française,<br />
Laure, est nommée professeur dans une petite<br />
ville de l’Oranais. Mal àl’aise parmi les piedsnoirs<br />
et les «Francaouis», elle se lie d’amitié<br />
avec Elena, un médecin, et fréquente le cercle<br />
militaire. Sa liaison avec le secret Felipe n’apaise<br />
pas les tensions, au contraire. La guerre contamine<br />
chaque geste. Trop franche, Laure s’attire<br />
l’hostilité du milieu colonial, tout en restant de<br />
facto éloignée d’une société «indigène»,<br />
ghettoïsée et silencieuse. Un roman d’époque,<br />
naïf et touchant, publié pour la première fois.<br />
Catherine Simon<br />
Elle n’y comprend pas grandchose,<br />
la petite Laure. Ni àla<br />
guerre,ni au FLN,ni àlagrande<br />
avenue plantée d’acacias qui<br />
sépare la ville européenneet la<br />
villeindigène, avenue frontière<br />
baptisée «leGlacis».Nommée d’office<br />
en Algérie, la jeune enseignante de français<br />
se retrouve, à22ans, catapultée dans<br />
un mondegrimaçant, bizarrement familier:celui<br />
de la société coloniale d’une ville<br />
de l’Oranais (nord-ouest algérien), àla<br />
fin des années 1950. C’est ce séjour, brutalement<br />
abrégé par l’arrestation de Laure<br />
et son renvoi en métropole, que raconte<br />
Le Glacis.<br />
Al’image de son héroïne, la romancière<br />
Monique Rivet était «très ignorante» des<br />
réalités de l’Algérie, quand elle adébarqué<br />
en1956àSidiBelAbbès.Elle-mêmeaenseigné<br />
un an au collège de jeunes filles de la<br />
ville. Comme Laure, son (presque) double<br />
de papier,elle ne sait rien de Messali Hadj,<br />
le dirigeant nationaliste, ni du mouvement<br />
indépendantiste; elle confond les<br />
claquements de bec des cigognes avec le<br />
crépitement des mitraillettes et écrit<br />
wilaya («préfecture») avec deux «l».<br />
Ignorantes, naïves ou inconscientes,<br />
danscestroislivres,lesfemmes(réellesou<br />
romancées) ont toutes en commun<br />
d’avoir été tenues en lisière de la guerre et<br />
d’avoir porté, dès lors, un regard singulier<br />
sur ces années sombres. Ces paroles de<br />
femmes sur la guerre sont rares encore<br />
aujourd’hui.<br />
Rédigé àchaud «en1956 ou 1957»,croit<br />
se rappeler Monique Rivet, ce roman de<br />
jeunesse est resté plus de cinquante ans<br />
«oublié au fond d’un tiroir», après que<br />
Flammarion eut refusé de l’éditer. Parce<br />
que le texte n’était pas bon?Parce que la<br />
révolte qu’il exprime n’avait pas plu au<br />
directeur littéraire de l’époque?Heureux<br />
hasard:contactée en 2011, l’éditrice Anne-<br />
Marie Metailié, née àSidi Bel Abbès, l’a<br />
aimé. Le Glacissort du placardau moment<br />
où l’on commémore le cinquantenaire de<br />
l’indépendance de l’Algérie.<br />
Opportunément exhumées elles aussi,<br />
les dizaines de lettres qu’ont échangées,<br />
de l’automne 1960 au printemps 1962, le<br />
jeune parachutiste Gilles Caron et sa<br />
mère,CharlotteWarden,formentlamatière<br />
d’un gros livre, J’ai voulu voir. Lettres<br />
d’Algérie. Ason retour, devenu reporterphotographe,<br />
Gilles Caronaura le temps<br />
de fonder l’agence Gamma, aux côtés de<br />
RaymondDepardon,avant de disparaître,<br />
en 1970, lors d’une mission au Cambodge.<br />
Sa mère, elle, est morte en 1982.<br />
Leurs lettres de guerre, surtout celles<br />
de Charlotte Warden, ont la même fraîcheur<br />
et les mêmes maladresses que le<br />
roman de Monique Rivet. On yretrouve le<br />
ton acide, un peu bravache de la France<br />
présoixante-huitarde –celui d’Ania Francos<br />
dans La Blanche et la Rouge (Julliard,<br />
1964). On ysent une époque:letransistor,<br />
les cigarettes, le papier peint «avec lierre»<br />
et les tics de langage –ici, les filles sont<br />
«nippées»,là, les choses marchent «commesurdesroulettes»<br />
et «228au jus»signifie<br />
qu’il reste àl’infortuné deuxième classe<br />
Gilles Caron (sa lettre date de septembre1961)deuxcentvingt-huitjoursdeservice<br />
militaire àfinir.<br />
J’aivouluvoir<br />
Lettres d’Algérie,<br />
de Gilles Caron,<br />
Calmann-Lévy, 400p., 19,90¤.<br />
Reporter photographe, tôt disparu, Gilles<br />
Caron est l’un des fondateurs de l’agence<br />
Gamma. Avant sa brillante carrière, il fut<br />
soldat en Algérie, chez les parachutistes.<br />
C’est la correspondance du jeune appelé<br />
avec sa mère qui est ici rassemblée et<br />
mise en lumière. Cet échange de lettres<br />
témoigne d’une France en désarroi àl’approche<br />
des accords d’Evian, lasse, surtout,<br />
d’une guerre qui ne dit pas son nom.<br />
Peu de femmes ont écrit sur la guerre d’Algérie. Cinquante ans après les accords d’Evian, un roman,<br />
une correspondance et un essai disent la naïveté et les inquiétudes de celles qui n’ont rien vu ou presque<br />
L’autre moitié de la guerre<br />
Guérirons-nous?<br />
Histoire commune, la<br />
guerre d’Algérie n’est<br />
pas encore une histoire<br />
partagée, ni une mémoire<br />
apaisée. Al’occasion<br />
de la commémoration<br />
des accords d’Evian (18mars 1962),<br />
Le Monde publie un hors-série<br />
«Guerre d’Algérie. Mémoires<br />
parallèles», 100p., 7,50¤.<br />
De la fraîcheur dans la guerre d’Algérie?<br />
Sagan qui danse avec Bigeard? Ilne<br />
faut pas toujours s’y fier. Légères en apparence,<br />
certaines phrases sont fondues<br />
dans le plomb. Ainsi, ce post-scriptum<br />
elliptiquedu parachutisteCaron,quicommente<br />
pour sa mère des photos de prisonniers«prises<br />
avantqu’ils nesoient passésà<br />
tabac».Dans le groupe, il yaune femme.<br />
Elle a «les yeux dont je voulais te parler»,<br />
écritlefutur photographe. «Elle avait, la<br />
veille, été violée plusieurs fois. Les autres<br />
sont les scènes habituelles d’opérations.<br />
Danscellequejet’envoie,c’estlepetitdéjeuner<br />
le matin et le repos du soir»,conclut-il,<br />
comme s’il revenait d’un pique-nique.<br />
Pas avec un «fellagha ».<br />
«C’est la guerre, me disais-je», raconte<br />
Laure en écho, dès les premières pages du<br />
Glacis,livrequiégrène,luiaussi,sonchapelet<br />
de cadavres, d’injustices àhurler. «De<br />
guingois avec tout, choses et gens », la<br />
jeune enseignante est renvoyée en France,<br />
après que les autorités ont découvert sa<br />
liaisonavecun dirigeantdela wilaya5(celle<br />
de l’Oranais) du FLN. Elle-même n’en<br />
savaitrien.SonFelipe,unFrançaisd’ascendance<br />
espagnole, s’étire «à la façon d’un<br />
chat»–etc’estcelaqu’elleaime.Ellen’imaginait<br />
pas coucher avec un «fellagha».<br />
GillesCaron,desoncôté,décidededéserter.<br />
On le met aux arrêts. Il dévore les livres<br />
Alger, avril 1961.<br />
MARC GARANGER/EPICUREANS<br />
comme un fou –ceux que sa mère lui<br />
envoie ou qu’il arrive àseprocurer entre<br />
deux «opérations». Comme Laure, il n’en<br />
peut plus: «Jenesuis pas un lâche, mais je<br />
n’ai personne àqui parler », écrit-il, le<br />
19octobre 1960. «Aquoi bon mettre de la<br />
littérature ou de la grammaire dans la tête<br />
des gens si c’est pour qu’on les retourne du<br />
pied sur une voie de chemin de fer, un trou<br />
dans la poitrine», semble lui répondre le<br />
personnage principal du Glacis,qui vient<br />
d’assister àl’assassinat d’un suspect.<br />
Ces deux-là n’aiment pas la guerre ni le<br />
colonat. Ils sont jeunes, seuls, impuissants<br />
jusqu’à la nausée. Tout compte fait,<br />
ces deux mal-pensants ont compris l’es-<br />
Minuit,un esprit d’insoumission<br />
sentiel. Sans doute Charlotte Warden<br />
a-t-elle compris aussi. Elle asauvé son fils,<br />
avec ses mots fébriles envoyés de Paris,<br />
ses lettres où se mélangent les réunions<br />
duPSU, l’envoide caleçonslongs,les meetings<br />
àlaMutualité et les travaux dans la<br />
cuisine. «Fais attention mon Gilles et<br />
essaye de ne pas participer àd’affreuses<br />
violences»,recommande-t-elle. Elle insiste:<br />
«(…)Ce sera si bien si tugardes toujours<br />
ces formes gentilles de la civilisation.»<br />
Maline et mièvre, cette mère formidable<br />
sait consoler son garçon àbéret rouge :<br />
«(…) Mal comme tu es, tu dois être content<br />
depenserquetu asun endroitàtoioùrevenir<br />
et retrouver tes choses.»<br />
Les Editions de Minuit proposent sept ouvrages de l’époque, dont quatre<br />
étaient épuisés depuis plus de trente ans. Sont remis àl’office, notamment:<br />
L’AffaireAudin,<br />
de Pierre Vidal-Naquet, «Documents », 192 p., 10,50€.<br />
Réfutant la thèse de l’évasion expliquant la disparition du militant Maurice<br />
Audin, Pierre Vidal-Naquet émet l’hypothèse –confortée par la suite–que<br />
le jeune mathématicien est mort sous la torture.<br />
Le Désert de l’aube,<br />
de Noël Favrelière,«Documents », 224p., 13,50€.<br />
Parachutiste en Algérie, l’auteur raconte comment il apris la fuite avec<br />
un rebelle blessé, le sauvant d’une exécution sommaire.<br />
Sont réimprimés en fac-similé<br />
Itinéraire<br />
de Robert Bonnaud, préface de Pierre Vidal-Naquet, «Documents», 160p., 10€.<br />
Les lettres de Robert Bonnaud, militant anticolonialiste, rappelé en Algérie<br />
en 1956, emprisonné aux Baumettes en 1961.<br />
Provocationàladésobéissance. Le procès du déserteur<br />
«Documents», 176p., 10¤.<br />
Compte renduduprocès intenté en 1961 àJérôme Lindon (PDG des Editions<br />
de Minuit depuis 1948), condamné pour «incitation de militaires àla<br />
désobéissance»après la publication du roman Le Déserteur,deMaurienne<br />
(Jean-Louis Hurst).<br />
Traversée<br />
LesHéritiers<br />
dusilence<br />
Enfants d’appelés en Algérie,<br />
de Florence Dosse, Stock, 288p., 20€.<br />
Cet essai fait se croiser trois types de récit:<br />
celui des anciens militaires de la guerre<br />
d’Algérie, celui de leurs épouses et celui<br />
des enfants –les quadragénaires d’aujourd’hui.<br />
On ydécouvre le peu que les pères<br />
ont transmis au sein de la famille:lacascade<br />
des silences se fait entendre, d’une<br />
génération àl’autre, mélange de non-dits,<br />
d’interdits, de pudeur ou de honte.<br />
Et aussi...<br />
3<br />
Des soldats tortionnaires.<br />
Guerre d’Algérie:<br />
des jeunes gens<br />
ordinaires confrontés<br />
àl’intolérable,<br />
de Claude Juin, «Lemonde<br />
comme il va», Robert<br />
Laffont, 370p., 21¤<br />
(en librairie le 27février).<br />
Quandles cigognes<br />
claquaient du bec<br />
dans les eucalyptus.<br />
Correspondance d’un<br />
appelé d’algérie,<br />
d’Eleonore Faucher,<br />
préfacedeBenjamin<br />
Stora, Fayard, 526p., 23 ¤<br />
(en librairie le 1 er mars).<br />
Ilsavaient 20 ans.<br />
Ils ont fait la guerre<br />
d’Algérie,<br />
de DominiquePaganelli,<br />
préface de Benjamin<br />
Stora, «Histoire contemporaine»,<br />
Taillandier, 224p.,<br />
16,90 ¤(en librairie<br />
le 8mars).<br />
KabylieTwist,<br />
de Lilian Bathelot, Gulf<br />
Stream Editeur, 360p.,<br />
14,50¤.<br />
Mais étaient-ils si «mal » dans la<br />
guerre, tous ces nommés d’office et ces<br />
mobilisés?Lesaura-t-onjamais?Contrairement<br />
àson héroïne, Monique Rivet n’a<br />
pas été renvoyée en France. Après Sidi Bel<br />
Abbès, elle amême passé, àsademande,<br />
deux années supplémentaires dans un<br />
lycée d’Oran. «J’étais curieuse», explique-t-elle<br />
aujourd’hui. Les femmes d’appelés,<br />
en revanche, ne le sont guère. Ni<br />
curieuses ni inquiètes. Parmi celles que<br />
Florence Dosse ainterrogées, rares sont<br />
celles qui disent avoir eu peur pour leur<br />
mari ou leur fiancé. Pas de Charlotte Warden<br />
parmi elles.<br />
L’absence d’angoisse est «l’une des plus<br />
étonnantes» découvertes qu’ait faites la<br />
chercheuse, elle-même fille d’un ancien<br />
appelé de la guerre d’Algérie, en menant<br />
l’enquête sur Les Héritiers du silence,proches<br />
parents et enfants de conscrits. Plus<br />
d’un million de soldats furent mobilisés<br />
durantcesseptannéesd’uneguerre«sans<br />
nom et sans gloire».Près de 30 000 d’entre<br />
eux ont été tués. Est-ce la honte ou la<br />
force du traumatisme qui arendu muets<br />
ceux qui sont revenus ?Dans les lettres<br />
adresséesàleurs femmes, rien ou presque<br />
ne transpire des horreurs infligées ou<br />
vécues. Le non-dit agagné, transmis àla<br />
génération suivante. Cette «zone sombre»,mélange<br />
d’ignorance, de soupçon et<br />
d’interdit, constitue une «mémoire seconde»,<br />
estime Florence Dosse.<br />
Les lettres de GillesCaron et de sa mère,<br />
comme le roman de Monique Rivet, ont<br />
été écrits, eux, sur le vif et ont la couleur<br />
des choses vécues. Alafin du Glacis,l’héroïne<br />
se moque d’elle-même et de la «sotte<br />
fierté» qui l’a poussée, un temps, àproclamer<br />
qu’elle ne se sentait pas liée àla<br />
France, «cepays dont je voulais oublier les<br />
violences comme si je ne savais pas que la<br />
violence est inoubliable».p
4<br />
Littérature Critiques<br />
Roman, chanson, théâtre, essais, poésie, peinture… L’artiste, âgé de 83 ans, aexcellé<br />
dans tous les domaines. Nouvelle démonstration avec cet «Ultime amour»<br />
Le nouveau tourbillon de Rezvani<br />
Xavier Houssin<br />
Atout à l’heure… » Marie-<br />
José Nat s’est éclipsée vers<br />
le fond de l’appartement,<br />
emportant un petit bloc,<br />
un stylo, son téléphone. «Jevais<br />
lire.» Serge Rezvani lui sourit. Elle<br />
plisse un peu les yeux. Un instant,<br />
leur sourire àtous les deux al’air<br />
d’envahir la pièce. Juste une affaire<br />
de reflets. «Ons’est connu, on s’est<br />
reconnu», ce vers du Tourbillon, la<br />
chanson que Rezvani créa pour<br />
Jeanne Moreau dans le Jules et Jim<br />
de Truffaut en 1962, est aussi le titre<br />
d’une pièce qu’il vient d’écrire pour<br />
cette femme qu’il aime et qu’il a<br />
épousée il yamaintenant six ans.<br />
Ils se sont rencontrés chez des<br />
amis, en 2005, et ne sont plus quittés.<br />
Coup de foudre tardif et improbable.<br />
Il venait alors de perdre Lula,<br />
la compagne de sa vie pendant plus<br />
de cinquante ans. Lula lentement<br />
détruite,éteinte,effacéeparlamaladie<br />
d’Alzheimer. «Jen’imaginais<br />
pas alors comment poursuivre ma<br />
vie»,dit-il. Lula aété, en effet, sans<br />
cesseaucœurdesonexistenceetde<br />
sa création. Ensemble ils ont vécu<br />
une exceptionnelle passion grâce à<br />
laquelle il apu«aller aux confins».<br />
«Point final»<br />
Peintre et écrivain, à bientôt<br />
84ans, après une quarantaine de<br />
romans et récits, de pièces de théâtre,<br />
de chansons, de poésie, d’essais,<br />
de traductions, il publie Ultime<br />
amour («lepoint final àmalongue<br />
explorationdelapremièrepersonne<br />
du singulier»), récit terrible de ces<br />
derniers moments et témoignage<br />
de la reconnaissance infinie envers<br />
celle qui l’a «tiré par la main». Le<br />
livredevraitdoncclorelecycleautobiographique<br />
entamé en 1967 avec<br />
Les Années-Lumière (Flammarion)<br />
qu’avaitsuiviLesAnnéesLula(Flammarion,<br />
1968). S’y répondent les<br />
douleurs d’une enfance où il se<br />
retrouve tôt orphelin de mère, ballotté<br />
par un pèrefantasque d’institutions<br />
en pensions sordides, une<br />
jeunesse d’âpre bohème dans le<br />
Paris de l’Occupation où il veut être<br />
peintreet,après qu’ilacontractéun<br />
bref premier mariage, le moment<br />
où Lula qui surgit dans sa vie: «Ce<br />
fut immédiat, et pour toujours.»<br />
Christine Rousseau<br />
C’était il yalongtemps.<br />
Vingt ans peut-être, ou<br />
plus. Au coind’une porte,<br />
d’une rue, d’un vieil<br />
immeuble voué àladémolition.<br />
D’un monde disparu, comme ces<br />
figures, bouleversantes, qui hantentlenarrateurdunouveaulivre<br />
de Dominique Fabre.<br />
De Jérôme, cet ami d’enfance<br />
qui s’est envolé vers des paradis<br />
artificiels, de ce père qui aabandonné<br />
femme et enfants ou d’Anna,<br />
cette grand-mère aux chemisiers<br />
colorés et àlamémoire en<br />
vadrouille, ne restent que quelques<br />
images:celle d’un parasol<br />
sous lequels’élevaientles accords<br />
d’IndiaSong;d’unevaliseavachie<br />
contenant les reliquats d’une vie;<br />
ouencored’unearmoirehauteen<br />
secrets enfouis dans d’innombra-<br />
L’œuvre intime de Rezvani traverseainsilesjours,enassociantsa<br />
longue félicité de couple, les rappels<br />
du passé, les arrangements<br />
nécessaires avec le présent.<br />
«J’avais commencé par écrire des<br />
chansons, raconte-t-il. Je me suis<br />
aperçu que ces chansons étaient<br />
pour moi comme un journal chanté.Ilnemerestait<br />
qu’un pas àfranchir.»<br />
Ces textes sont étonnamment<br />
sincères et exigeants. «Pour<br />
écrire monhistoire, puis notre histoire,<br />
il m’a fallu passer par tous<br />
ceux qui m’ont fait –sans travestir<br />
leurs noms –etles mettre les uns<br />
Extrait<br />
«Etmevoilà (…) plus que jamais enivré d’énigme!Mourir sans<br />
avoir compris!Quelle ivresse!Moi, je dirai plutôt:mourir en<br />
ayant compris qu’il n’y arien àcomprendre si ce n’est que l’humain<br />
ainscrit àmême le ciel le plus beau d’entre tous les signes,<br />
le point d’interrogation. Ce signe (…) crée une rencontre délectable!Rien<br />
que pour cela, l’Humanité mériterait d’exister, aussi<br />
fugitive soit-elle!Etrien que pour signifier ces signes par la pratique<br />
àlafois inutile et nécessaire de la peinture, ma vie de peintre<br />
méritait d’être vécue. Depuis mes dix-sept ans (…),jerevois<br />
ces dizaines et dizaines d’années d’interrogations par la peinture<br />
et par l’écriture, comme une grisante raison d’avoir été!»<br />
Ultime amour, page104<br />
La ritournelle du temps qui passe<br />
Au comptoir des souvenirs, Dominique Fabre paie sa dette aux êtres aimés et disparus<br />
bles tiroirs. Des images aussi<br />
tenues que les trois petites phrases<br />
qui reviennent cisailler le<br />
cœurderegretsetderemords.«Je<br />
veux les rappeler une fois, encore<br />
unefois,parcequed’eux,ilnereste<br />
rien et qu’ils vivent seulement un<br />
peu de ça, les souvenirs.»<br />
Trois petites phrases-refrain<br />
qui rythment le temps qui passe,<br />
perdu àrêver, àaimer, àimaginer<br />
une autre vie, àsetromper parfois,<br />
àattendre souvent, sans que<br />
rien ne se passe vraiment. C’est<br />
sur cet air connu et familier aux<br />
lecteursde Dominique Fabre,que<br />
ce miniaturiste sensible et délicat<br />
acomposé Il faudrait s’arracher le<br />
cœur.Unroman-nouvelle–genre<br />
où il excelle–empreint de grâce<br />
et de mélancolie. Un roman-dette<br />
aussi, écrit comme une valse à<br />
trois temps où les phrases-titres<br />
des nouvelles battent le rappel<br />
des disparus. «Luc les mains froides,ManuGarouste,JérômeCanetti,<br />
Tony Desplanche (…), et tous les<br />
Ultime amour,<br />
de Serge Rezvani,<br />
Les Belles Lettres,<br />
154p., 19¤.<br />
autresdontjenecitepaslenom,et<br />
pardon àceux que j’oublie, ils<br />
connaissent tous un peu cette histoire.<br />
Elle tient en dix lignes ou<br />
alors en une vie. Parfois, je voudrais<br />
lui imposer le silence, et de<br />
nouveau, quand elle revient, je ne<br />
peux que la raconter.»<br />
La fac «option cafétéria»<br />
Unehistoired’amour,d’amitié<br />
d’abord qui laisse des regrets en<br />
pagaille.Comme celui de ne pas<br />
avoir entendu l’appel de Jérôme<br />
qui murmurait entre deux fixes:<br />
«Ilfaudrait s’arracher le cœur.»<br />
C’était au début des années 1980,<br />
entre Asnières-Clichy et Gennevilliers,<br />
lieux de mémoire depuis<br />
toujoursdeFabre.Etudiantenphilo,<br />
«option cafétéria», le narrateur<br />
naviguait alors entre deux<br />
mondes et deux amis. L’un,<br />
connuàlafacetdontilétaitamoureux,<br />
vivait dansun appartement<br />
cossu du boulevard Pereire. Fréquemment,<br />
il venait yjouer les<br />
après les autres dans leur exacte<br />
lumière»,explique-t-il dans Le Testamentamoureux(Stock,1981).Ilva<br />
continuer l’investigation avec<br />
Variations sur les jours et les nuits.<br />
Journal (Seuil, 1985), Les Repentirs<br />
dupeintre(Stock,1993),oùilévoque<br />
ses allers-retours entre peinture et<br />
littérature, et Le Romand’une maison<br />
(Actes Sud, 2001) consacré, avec<br />
photoset dessinsàl’appui,àLaBéate,<br />
la propriété nichée dans le massif<br />
des Maures, où Lula et lui ont<br />
vécu si longtemps. Le bonheur sera<br />
étouffé par la maladie. L’Eclipse<br />
(Actes Sud, 2003) tient la chronique<br />
des années obscures où Lula s’enfoncesansrémissiondansl’effroyable<br />
absence. Mais Rezvani n’était<br />
pas allé jusqu’au bout. Il lui fallait<br />
parleraussidelaviolence,deshumiliations,des<br />
lâchetés. Ultimeamour<br />
est un impitoyable réquisitoire<br />
contre les profiteurs, les prédateurs<br />
dumalheur.Ces«bravesgens»auxquels<br />
on se soumet, faute de pouvoir<br />
affronter seul la situation, et<br />
qui se révèlent d’inquiétants<br />
voleurs. Ces voisins, ces amis qui<br />
vous abandonnent, ou pis, ceux<br />
qu’on imaginait les plus fidèles, qui<br />
s’emparent de votre désarroi. «La<br />
longue maladie de ma Lula, qui<br />
sauveurs de ce fils d’avocat qui,<br />
afin de tromper l’ennui et le désamour,<br />
absorbait des cachets<br />
«pour ne pas vraiment mourir».<br />
Tandis qu’ailleurs, de l’autre côté<br />
dupériph’,Jérôme,lecopaind’enfance,<br />
du Café du Cercle et des<br />
baladesenbordsdeSeine,s’enfonçait<br />
dans le dur de la drogue.<br />
«Il faudrait s’arracher le<br />
cœur » pour oublier les errements<br />
amoureux, les négligences,<br />
les abandons et tous ces chagrins<br />
d’enfance qui saisissent un<br />
jouraudétourd’unephrasebanale<br />
àpleurer. Tel ce «Jevais devoir<br />
vous laisser», lancé par un père<br />
au bras duquel tangue sous le<br />
poids du mal-être une valise<br />
amochée. A10ans, près d’une<br />
sœur délurée et d’une mère qui<br />
peine àrefaire sa vie, on cogite<br />
dans un appartement soudain<br />
trop grand;onjoue au détective<br />
dans lesrues, en quête d’une silhouette<br />
grise, on s’invente des<br />
martingales d’espoirs, puis en<br />
ULF ANDERSEN/<br />
EPICUREANS<br />
avait fini par m’enlever toute réaction<br />
de défense, avait autorisé ceux<br />
qui m’entouraient àmeconsidérer<br />
commequelqu’undefini.J’étaisintérieurement<br />
mort. Donc àlamerci de<br />
la “gentillesse” de ceux qui croisaient<br />
mon chemin.» On ne lui pardonne<br />
rien. Ni un roman vengeur<br />
(Le Dresseur, Cherche-Midi, 2009)<br />
qu’il arédigé rageusement pour<br />
«laver le poison de ces temps-là».Ni<br />
sa renaissance amoureuse avec<br />
Marie-José Nat. «J’en sais qui n’ont<br />
pas compris que je ne me suicide<br />
pas», insiste-t-il. Mais l’inespérée<br />
douceur est la plus forte. «J’ai suffisamment<br />
raté de pages d’écriture<br />
poursavoirqu’aujourd’huij’écrisau<br />
plus près de ce que je ressens.» Les<br />
Belles Lettres, son nouvel éditeur, a<br />
rééditéLaTraverséedesmontsnoirs<br />
paru chez Stock en 1992, livremosaïque<br />
du sens et des sens, qui a<br />
le pouvoir de «ces contes qui<br />
réveillent».Ils’achevait sans réponses<br />
(«ces paroles entendues ici, vous<br />
lesemporterezavecvous–mêmecelles<br />
que vous n’avez pas pu comprendre…»).<br />
Serge Rezvani acommencé<br />
às’atteleràlasuite. Aumur,sesportraits<br />
de Marie-José Nat. Il sourit.<br />
«J’en conviens. Ultime amour n’est<br />
pas vraiment “le point final”.» p<br />
grandissant, on va se réchauffer<br />
le cœur près des copains au Café<br />
du Cercle pour oublier l’attente<br />
de ce père disparu sans laisser<br />
d’adresse.<br />
«Aubout d’un certain nombre<br />
d’années, tous les mots vous font<br />
penseràdesgens, et lesgens disparaîtront,<br />
mais pas les mots. Les<br />
mots ne disparaîtront jamais tout<br />
àfait»,écritDominiqueFabrequi,<br />
àmots simples, ombrés de sourires,dedouleursetdepudeur,évoque<br />
avec tendresse Anna :cette<br />
grand-mèreauxlunettespapillon<br />
et au phrasé désuet («Qu’est-ce<br />
quejevoulaisvousdirepaslamesse…»).<br />
Une femme arrachée àson<br />
appartement de Ménilmuch’ et à<br />
sa mémoire. Celle d’une vie faite<br />
de riens, de bonheursfugitifs que<br />
ravive magnifiquement ce petitfils<br />
de Bove et d’Henri Calet. p<br />
Il faudrait s’arracher<br />
le cœur,deDominique Fabre,<br />
L’Olivier, 224p., 18¤.<br />
0123<br />
Vendredi 24 février 2012<br />
Sans oublier<br />
Sur le fil d’une vie<br />
Une rue étroite d’Alexandrie par<br />
une belle journée ensoleillée, le<br />
souvenir d’un choc, une voiture à<br />
pleine vitesse, «unzigzag noir sur<br />
le macadam», une odeur de caoutchouc…<br />
L’auto vient de faucher un<br />
jeune couple en voyage d’amoureux.<br />
Clémence est allongée sur le<br />
sol, inerte. «Stéphane laisse aller<br />
son esprit, pour ne pas entendre le<br />
silence, celui de Clémence» :ilse<br />
souvient de leur histoire, raconte<br />
la naissance de leur fils, leur rencontre,<br />
ses peurs, ses impuissances,<br />
l’éclat minuscule d’une vie.<br />
Pour échapper au présent, Stéphane<br />
«retrouve les étapes qui, bout à<br />
bout, forment l’existence». Jean-<br />
Baptiste Gendarme arrête le temps<br />
qui mène àlamort. Si l’existence<br />
tient en équilibre sur un fil, c’est<br />
sur celui qui relie le passé au présent.<br />
Et il est incassable. Car la<br />
mort ne brise que l’avenir. Elle ne<br />
peut rien contre la beauté d’un souvenir,<br />
la couleur d’un rêve, l’étincelle<br />
d’un sentiment ou le brasillement<br />
d’un amour. Et c’est bien cette<br />
phosphorescence immuable<br />
que rend l’écriture du romancier,<br />
laquelle procède par embellie, comme<br />
une éclaircie pendant le mauvais<br />
temps. p Vincent Roy<br />
aUn éclat minuscule, de Jean-Baptiste<br />
Gendarme, Gallimard, 114p., 12,90 ¤.<br />
Mamie flingueuse<br />
Méfiez-vous des «mamiesgâteaux»,<br />
surtout lorsqu’elles sont<br />
«activées»par Brigitte Aubert,<br />
une des plus talentueuses gâchettes<br />
du polar actuel. Voyez Hélène,<br />
62ans, veuve de Joe, un ex-caïd<br />
dont le cœur alâché –lamauvaise<br />
blague, un vendredi13–auretour<br />
d’une balade en mer. Depuis lors,<br />
histoire de ne pas sombrer –mais<br />
est-ce vraiment dans sa nature?–,<br />
la sexagénaire, au parlédigne d’un<br />
Audiard, joue du fouet et de la<br />
cuillère en bois pour confectionner<br />
tartes et moelleux qu’elle vend au<br />
voisinage. Rien d’une mamie flingueuse<br />
donc, sauf le jour où débarque<br />
une équipe de tueurs àgages<br />
venus massacrer avec méthode<br />
une famille de notables. Il n’en<br />
faut guère plus pour qu’Hélène,<br />
alias Véra, retrouve ses réflexes<br />
d’antan et règle ses comptes avec<br />
son passé. Mais on<br />
s’en voudrait d’effeuiller<br />
davantage<br />
le mystère de cette<br />
héroïne détonante<br />
avec laquelle Brigitte<br />
Aubert rend hommage<br />
au cinéma de<br />
genre.p Ch. R.<br />
aFreaky Fridays,<br />
de Brigitte Aubert,<br />
ELB, 222p., 15€.<br />
Un cœur en hiver<br />
Lorsqu’il apprend qu’il est malade,<br />
un homme choisit de mettre fin à<br />
l’histoire qu’il vivait avec sa jeune<br />
compagne. Il refuse ensuite ses visites<br />
àl’hôpital et meurt sans avoir<br />
accepté de la revoir. Ne reste plus à<br />
la narratrice qu’à écrire pour tenter<br />
de surmonter cette double perte<br />
et de comprendre le sens de cette<br />
folle histoire d’amour brutalement<br />
interrompue. Dans ce premier<br />
roman, l’écriture d’Anne Barrovecchio<br />
se révèle lyrique et poétique,<br />
mais aussi progressivement distanciée<br />
et parfois comique. L’exercice<br />
de style est un peu visible et les<br />
références littéraires saturent le<br />
texte sans toujours vraiment le servir.<br />
Mais le lecteur était d’emblée<br />
prévenu, et la démarche assumée:<br />
«Ettant pis pour la pédanterie:je<br />
sais depuis longtemps qu’on ne se<br />
refait pas, et qu’il faut se contenter<br />
de tirer de soi le meilleur, dût-il<br />
venir des autres.»Leroman du<br />
deuil se fait roman d’hommage, à<br />
l’homme aimé autant qu’à la littérature.<br />
p Florence Bouchy<br />
aUn drame ordinaire, d’Anne<br />
Barrovecchio, Le Passage, 158p., 17€.
0123<br />
Vendredi 24 février 2012<br />
De la fin de l’ère victorienne àlapremière guerre mondiale, A.S.Byatt<br />
ressuscite vingt ans d’utopies et de désillusions.Impressionnant<br />
Que sont les fées devenues?<br />
Florence Noiville<br />
Dans La Philosophie en France<br />
au XX e siècle. Moments<br />
(«Folio essais», 2009), le<br />
philosophe Frédéric<br />
Worms montreque l’histoiredes<br />
idéespeutêtrelueàla<br />
lumièredecequ’ilappelledes«moments».<br />
Il désigne ainsi des époques au cours desquelles<br />
cristallisent un certain nombre de<br />
«problèmes ou d’enjeux communs» pouvant<br />
donner lieu àdes réponses divergentes<br />
mais polarisant soudain, comme en<br />
écho, l’attention de penseurs, de scientifiques,<br />
d’historiens, d’artistes…<br />
Or voilà que l’on trouve aujourd’hui,<br />
dans un roman, une quasi-démonstrationde<br />
cette passionnante théorie. Le dernierouvrage<br />
d’A.S. Byatt apparaît en effet<br />
comme une tentative pour capturer le<br />
«moment 1900». Pas seulement dans son<br />
mouvement ou son esprit, mais aussi<br />
dans sa chair et dans son sang –leroman<br />
commençant avec un accouchement et se<br />
terminant sur le carnage des tranchées, en<br />
1916, quelque part entre la Somme et les<br />
Flandres.<br />
Ce tournant du siècle, la grande romancière<br />
britannique l’attrape et l’épingle<br />
comme un papillon rare qu’elle observe<br />
longuement. Sur fond de domination britannique<br />
contestée et de critique de la<br />
deuxième révolution industrielle, ses personnages<br />
se retrouvent dans le Kent, «jardinmagiquedel’Angleterre».Toussont<br />
en<br />
quête de valeurs nouvelles. Certains dans<br />
le domaine des arts et des métiers (c’est le<br />
mouvement Arts and Crafts qui veut mettre<br />
la création àlaportée de tous), d’autres<br />
dansceluidelapolitique(laSociétéfabienne<br />
et ses utopies sociales), d’autres encore<br />
dans celui de la spiritualité (la théosophie<br />
est àson âge d’or), du style de vie (émancipation<br />
de la femme, amour libre…).Chapitre<br />
après chapitre, ces thèmes convergent<br />
pour former une trame aussi chatoyante<br />
qu’une tapisserie d’Aubusson ou que la<br />
résille d’un vitrail. Chaque histoire est un<br />
brindelaineouunmorceaudeverrecoloré<br />
quis’adapteàunautre.Làdessus,Byattbrodedesmotifsenrelief:lamaternité,lacréationlittéraire,<br />
la céramique et l’héritage de<br />
Bernard Palissy, le lien parents-enfants, le<br />
secret, le mensonge… Bref, il fallait bien<br />
700pages pour embrasser tout cela. Il fallaitsurtoutlesouffleetlagriffed’A.S.Byatt.<br />
Née en 1936, Byatt afait ses études à<br />
Cambridge, au Newnham College, dont il<br />
est d’ailleurs souvent question dans Le<br />
Livredesenfants.Aprèsavoirenseigné,jusqu’en<br />
1983, elle se consacre entièrement à<br />
l’écriture. Auteur d’unetrentaine d’ouvrages,<br />
dont seuls une douzaine sont traduits<br />
en français, elle remporte en 1990 le Man<br />
Booker Prize avec Possession (Flammarion,<br />
1993). Pour un peu, Le Livre des<br />
enfants lui aurait valu un deuxième Booker.<br />
En 2009, il figurait dans la short list du<br />
prix. Il afinalement remporté le James<br />
TaitBlackMemorialPrize,unetrèsancienne<br />
récompense littéraire anglaise qui<br />
s’enorgueillit d’avoir distingué plusieurs<br />
futurs Prix Nobel –Golding, Gordimer,<br />
Coetzee, Lessing…<br />
AudébutduLivredesenfants,noussommesen<br />
1895,dansl’ancienmuséedeSouth<br />
Kensington qui sera bientôt rebaptisé Victoria<br />
&Albert. Ce n’est pas un hasard si<br />
Byatt achoisi ce lieu. Le «V&A», comme<br />
Le temps d’une hésitation<br />
disent les Anglais, ne devait-il pas être le<br />
premier élément d’«Albertopolis», un<br />
ensembledemuséeset d’institutionséducatives<br />
visant àfaire converger éducation,<br />
industrie, sciences et art –onretrouve là<br />
encore l’idée du «moment» avec sa mise<br />
en relation des disciplines et des savoirs.<br />
Dans ce musée, le lecteur fait connaissanced’Olive<br />
Wellwood, l’un des personnages<br />
principaux du livre. Olive est un<br />
auteur àsuccès de contes pour enfants.<br />
Cela non plus n’est pas un hasard lorsqu’on<br />
sait l’empreinte qu’ont laissée sur<br />
Byatt ses vertes lectures (il faut lire le texte<br />
magnifiquequ’elle asigné dans le Guardian<br />
àl’occasion du film Alice,deTim Burton,<br />
où elle expliqueque le «nonsense»de<br />
Lewis Caroll n’a rien de surnaturel mais<br />
qu’il est juste un ordre différent, comme<br />
celui des géométries fractales du chaos…).<br />
The Children’s Book,c’est donc d’abord<br />
lelivrepourlesenfants,celuiqu’Olivecrée<br />
pour sa nombreuse progéniture –etdont<br />
Byatt incruste habilement des passages<br />
dans la trame du roman, allant jusqu’à faire<br />
réagir les destinataires àcequ’écrit leur<br />
mère. Mais c’est aussi le livre des enfants<br />
au sens où l’on yvoit se déployer leur histoire,<br />
celle des amis des enfants, celle des<br />
enfants des enfants…–une double nuance<br />
que le titre français ne peut pas rendre.<br />
Et cette histoire, quelle est-elle?Celle<br />
d’un cycle. Vingt ans (1895-1915) qui nous<br />
mènent de Londres àParis puis Munich.<br />
Vingtans que résument les quatre têtesde<br />
chapitres – les commencements, l’âge<br />
d’or, l’âge d’argent, l’âge de plomb –etau<br />
cours desquels ces enfants, grandis dans<br />
«les étés enchantés de l’époque post-victorienne»,<br />
vont découvrir que «les adultes<br />
qui les aiment les trahiront malgré eux».<br />
Découvriraussi que l’ombre de la guerre<br />
seprofileetqueleursrêvesnevontpastarder<br />
àsebriser sur les arêtes d’un monde<br />
désormais éclaté et privé de ce qui faisait<br />
sa rassurante lisibilité.<br />
Il serait présomptueux de vouloir synthétiser<br />
ici le récit de ces vingt ans. Sa texture<br />
est celle de la vie même. Ses ramifications<br />
innombrables. Au Monde qui, en<br />
2010, l’interrogeait sur la famille esthétique<br />
dans laquelle elle se situait, Byatt<br />
disait que sa seule «lignée» était celle des<br />
écrivains que «tout intéresse». Qu’elle se<br />
sentait proche des auteurs qui cherchent,<br />
nonpasà«faireunromanavecrien»,comme<br />
Flaubert, mais «des œuvres d’art avec<br />
tout ». Etqu’elle voulait «modéliser un<br />
monde aussi complet et complexe que possible».<br />
Avec Le Livre des enfants, samission<br />
est accomplie. Magistralement.p<br />
Le roman jubilatoire de l’Israélien Benny Barbash tient àune simple occasion manquée<br />
Eglal Errera<br />
Extrait<br />
«Des chauves-souris au moiré<br />
blanc brillant glissaient le<br />
long d’une haute fenêtre cintrée,<br />
et un paravent, sinistre,<br />
délicat, superbe, se dressait,<br />
composé de cinq femmes de<br />
bronze nues dont les ailes,<br />
énormes et squelettiques,<br />
pareilles aux veinures des<br />
papillons de nuit, pendaient<br />
sous elles et àleurs côtés. La<br />
pièce la plus remarquable,<br />
ornementale, avait la forme<br />
d’un buste féminin en turquoise<br />
émergeant de la bou-<br />
Une voix débordante de<br />
talent et de vitalité nous<br />
parvient du Proche-<br />
Orient. C’est celle du<br />
romancier,scénaristeet dramaturge<br />
israélien Benny Barbash, né en<br />
1951, et dont les deux précédents<br />
livres, My First Sony et Little Big<br />
Bang(Zulma,2008et2011),avaient<br />
été salués par la critique et portés<br />
par un heureux bouche-à-oreille.<br />
Intérieur jour. Lobby luxueux.<br />
Ainsi commence l’histoire de Miki,<br />
publicitaire et artiste dans l’âme,<br />
un homme à la cinquantaine<br />
d’autantplusdésenchantéequ’elle<br />
frémittoujoursdesémoisdelajeunesse.<br />
Chaque jour, Miki entreprendunemarchedel’espoirquile<br />
mène de sonappartement jusqu’à<br />
«Faire un roman avec tout.<br />
Modéliser un monde<br />
aussi complet et complexe<br />
que possible »<br />
che d’une libellule allongée,<br />
très allongée, au corps effilé<br />
en or, incrusté de pierres précieuses<br />
bleues et vertes à<br />
intervalles réguliers. (…) La<br />
tête de cette femme était couronnée<br />
d’un casque ,ouétaitce<br />
un scarabée fendupar le<br />
milieu, ou encore les yeux<br />
d’insecte de cette créature en<br />
pleine métamorphose?Ases<br />
épaules s’accrochaient des<br />
ailes, tout àlafois les siennes,<br />
s’ouvrant hiératiquement, et<br />
celles, réalistes, de la libellule,<br />
l’Hôtel Sheraton, un de ces monstrueux<br />
palaces de béton sur la baie<br />
de Tel-Aviv. Chaque jour, il espère<br />
l’événement qui le délivrera d’une<br />
existence terne et avachie. Ce que<br />
souhaiteMiki, ce n’est ni la fortune<br />
nilagloire.Non.Ilaspireàlarenaissance<br />
du désir, de l’érotisme –etde<br />
l’amour qui parfois les accompagne.<br />
Or, ce matin-là, dans le lobby<br />
du Sheraton, dans l’anonymat glacé<br />
propice aux vagabondages de<br />
l’imagination, ce n’est pas la rencontre<br />
tant souhaitée qui se produit.Mais<br />
l’occasionlui est donnée<br />
de changer radicalement sa vie.<br />
Tout se dédouble<br />
«On demande monsieur<br />
Sapiro», hèle une serveuse qui va<br />
de table en table, munie d’un écriteau.<br />
Extrême tentation. Miki<br />
fera-t-il le signe d’acquiescement<br />
qui le métamorphosera en un<br />
autre?Deux clients le séparent de<br />
la jolie serveuse. «Ilyadans une<br />
minute suffisamment de temps<br />
réalisées dans un émail transparent<br />
sans fond, veiné d’or<br />
et incrusté de rondelles de<br />
turquoise et de cristal. La<br />
bête possédait des serres<br />
énormes, comme celles d’un<br />
dragon (…).Cette pièce était<br />
entourée de bijoux moins<br />
imposants en forme d’insectes<br />
et de fleurs. Philip demanda<br />
àFludd s’il connaissait le<br />
procédé de fabrication de cet<br />
émail transparent.»<br />
Le Livre des enfants, page 299<br />
pour prendre des décisions qu’une<br />
autre minute renversera », dit<br />
T.S.Eliot. Le temps de cette minute<br />
est celui du roman. Les souvenirs<br />
de Miki émergent en boucle, se<br />
mêlant à la vie fantasmée de<br />
Sapiro, génial peintre faussaire, et<br />
nousprojetantàlalisièredelaréalité<br />
et de l’hallucination, dans cette<br />
zoneincertaineoù se nouentnotre<br />
identitéetnotredestin.Lespersonnages,<br />
les situations amoureuses<br />
etjusqu’auxmotsdecertainsdialogues,<br />
tout se dédouble. Le moindre<br />
«fragment culturel» –untableau,<br />
un concept scientifique –est prétexte<br />
àunrécit jubilatoire avec<br />
lequel Miki construit son monde<br />
alternatif. Démonstration brillante,commeditlapoétesseaméricaine<br />
Muriel Rukeyser, que «l’univers<br />
est fait d’histoires, pas d’atomes»…<br />
Lobby luxueux. Intérieur jour.<br />
Une minute s’est écoulée. Miki est<br />
toujours assis dans le salon du Sheraton.<br />
La grande aventure n’a pas<br />
eulieu.Telleestlamagiedurécitcir-<br />
Le Livre des enfants (The Children’s<br />
Book), de A. S.Byatt, traduit de<br />
l’anglais par Laurence Petit et Pascal<br />
Bataillard, Flammarion, 694p., 23¤.<br />
culaire: ilbrise la logique convenue<br />
des relations de cause àeffet,<br />
crée de la confusion, désoriente…<br />
Désorientés, nous le serons<br />
d’ailleurs jusqu’au bout, lorsqu’abandonnant<br />
la voix intérieure<br />
de Miki, Barbashnous fait soudain<br />
entendre celle de Liat, l’épouse<br />
jadis adorée et menacée d’abandon.<br />
Pendant que son mari, absorbé<br />
par lui-même, demeurait aveugle<br />
àcequi l’entourait, Liat décidait<br />
delequitter. «L’homme fait<br />
des projets et Dieu rit », dit le proverbe<br />
yiddish. Mais le véritable<br />
dindon de la farce, ne serait-ce pas<br />
le lecteur?Qui finit par se demander<br />
si les divagations de Miki ne<br />
sontpasaussil’amorced’unscénario<br />
que Benny Barbash aurait ici<br />
élaborésous nos yeux… Dieu,décidément,<br />
n’a pas fini de rire. p<br />
Monsieur Sapiro (Rerun),<br />
de Benny Barbash, traduit<br />
de l’hébreu par Dominique<br />
Rotermund, Zulma, 352p., 22¤.<br />
Littérature 5<br />
Sans oublier<br />
«Ange dévasté»<br />
Les admirateurs d’Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) peuvent<br />
se réjouir en cette année des 70ans de sa mort. Voici deux<br />
inédits, Les Amis de Bernhard, son premier roman (1931), et 60 de<br />
ses quelque 300reportages publiés entre1934 et 1942. Annemarie<br />
Schwarzenbach a23ans quand elle écrit Les Amis de Bernhard,<br />
un roman générationnel, où elle suit Bernhard, musicien, de<br />
Paris àBerlin, de Lugano àFlorence. C’était avant les années noires,<br />
au moment où le Paris littéraire et artistique vivait encore<br />
avec bonheur. En revanche, quand elle commence ses reportages<br />
au Proche-Orient, l’Europe est en train de basculer dans l’horreur.<br />
On lira aujourd’hui avec intérêt «Noël Syrien»(1934) et «Voyage<br />
àDamas»(1934), mais aussi ses périples en Europe de l’Est, en<br />
Afghanistan, aux Etats-Unis, au Portugal, au Congo et au Maroc.<br />
Aceux qui ne connaissent pas cet «ange dévasté» que décrivait<br />
Thomas Mann, on recommandera les cinq livres que reprend la<br />
«Petite Bibliothèque Payot», ainsi que, dans la même collection,<br />
l’excellente biographiedeDominique Laure Miermont, Annemarie<br />
Schwarzenbach ou le mal d’Europe. p Josyane Savigneau<br />
aLes Amis de Bernhard (Freunde um Bernhard);Demonde en<br />
monde :reportages 1934-1942, d’Annemarie Schwarzenbach, traduits<br />
de l’allemand par Nicole Le Bris et Dominique Laure Miermont, Phébus,<br />
190p., 19¤, et Z0E, 350 p., 22,50 ¤.<br />
Une leçon de critique<br />
Le Prix Nobel de littérature (2003) John Maxwell Coetzee est un<br />
écrivain tellement secret qu’il ne faut perdre aucune occasion,<br />
lorsqu’on l’aime, de s’approcher de lui. Ses goûts artistiques et<br />
ses lectures de chevet sont une excellente manière de mieux le<br />
cerner. Déjà, dans Doubler le cap (Seuil, 2007), Coetzee évoquait<br />
les auteurs qui sous-tendent la genèse de ses livres. Dans ce<br />
recueil de chroniques parues dans la presse entre2000 et 2005<br />
–pour la plupart dans la New York Review of Books–, il<br />
nous offre un voyage palpitant dans le XX e siècle, nous<br />
menant de la Mitteleuropa (Musil, Benjamin, Schulz) à<br />
l’Amérique (Bellow, Whitman, Garcia Marquez) et à<br />
l’Afrique du Sud, son pays d’origine (Nadine Gordimer).<br />
Démontant les «mécanismes internes» de la création,<br />
Coetzee offre ici une formidable et réjouissante<br />
leçon d’érudition et de critique. p Florence Noiville<br />
aDe la lecture àl’écriture. Chroniques littéraires<br />
2000-2005, de J.M.Coetzee,traduit de l’anglais (Afrique du Sud)<br />
par J.-F. Sené. Préface de Derek Attridge, Seuil, 336 p., 22 €.<br />
Microcosme mexicain<br />
Il yaStefan Wimer, le touriste allemand amateur de poudre<br />
blanche et de jolies brunes, et puis Laura, la belle Andalouse,<br />
Gabriel Sandler, le peintre d’avant-garde, Gloria Manson, l’exmannequin<br />
mariée àunacteur sur le déclin, Miguel Lorente, le<br />
patron d’une confiserie… Ce sont quelques-uns des pensionnaires<br />
de l’Hôtel Isabel, au centre de Mexico, que Frank Henestrosa,<br />
médiocre journaliste et poète, est amené àcroiser au cours des<br />
quelques jours qu’il passe dans cet établissement. Guillermo<br />
Fadanelli, chef de file de la jeune garde mexicaine remarqué en<br />
France pour Boue (Christian Bourgois, 2009), livre avec ce<br />
roman aimablement foutraque, pétri de dérision, un portrait<br />
miniature de Mexico «DF»(District Federal) et de la menace<br />
que la capitale fait planer sur ses habitants. p Raphaëlle Leyris<br />
aHôtel DF, de Guillermo Fadanelli, traduit de l’espagnol (Mexique)<br />
par Nelly Lhermillier, Christian Bourgois, 374 p., 23¤.<br />
David<br />
Mitchell<br />
Les mille automnes<br />
de Jacob de Zoet<br />
«Ceroman devrait parler<br />
aussi àtous ceux que passionne<br />
l’éternelle confrontation<br />
entre l’Orient et l’Occident.»<br />
Amélie Nothomb, LeMonde<br />
Éditions de l’Olivier
6<br />
De sang-froid?<br />
Hantéeparlamémoired’unoncleguillotiné,<br />
StéphaniePolackaenquêtésurlesannées1950<br />
Raphaëlle Leiris<br />
Histoire d’un livre<br />
D’ordinaire, Stéphanie<br />
Polack est une<br />
lectrice avisée. Elle<br />
amême fait de cette<br />
disposition son<br />
métier:attachée de<br />
presse, elle défend les livres des<br />
autres avec précision, finesse et<br />
enthousiasme. S’agissant de son<br />
propre premier roman, Route<br />
Royale (Stock, 2007), pourtant, elle<br />
amis du temps àcomprendre que<br />
cette histoire d’une ex-détenue en<br />
quête d’une fraternité impossible<br />
ne relevait pas seulement d’un<br />
«travail technique sur la narration»:<br />
«J’avais écrit àpartir d’un<br />
inconscientfamilial,etjenel’airéalisé<br />
qu’après la parution du livre.»<br />
Une large part de cet «inconscient»<br />
est liée àunfait divers,l’histoire<br />
de Jacques Fesch, qui fut<br />
marié àlasœur de son père :le<br />
25février1954,parcequ’ilrêvaitde<br />
s’offrir un bateau, ce jeune homme<br />
bien né abraqué un agent de<br />
change, avant de prendre la fuite<br />
et de tuer un policier d’un coup de<br />
revolver.Condamnéàmort,ilaété<br />
exécuté en 1957.<br />
Le destin de cet oncle lointain<br />
n’a jamais relevé du tabou. Mais<br />
prenant conscience de la manière<br />
dontelle avait étémarquéepar cette<br />
affaire advenue vingt-trois ans<br />
avant sa naissance, Stéphanie<br />
Polack décide de se lancer dans des<br />
recherches pour mieux comprendreJacquesFesch,au-delàdelafigured’assassinfroidqu’enafaitlajustice,<br />
et de celle du saint que tente<br />
d’édifier l’Eglise, parce qu’il a<br />
découvertla foienprison : «Jevoulais<br />
faire cette recherche pour moi.<br />
Sans avoir l’intention d’en faire<br />
quelque chose de romanesque.»<br />
La jeunefemme se collette avec<br />
les archives, cette «matière morte»<br />
quesontlesvieuxarticlessurlebraquage<br />
manqué et le procès: «Ils ne<br />
disaient rien du jeune homme que<br />
Feschavaitété,etqui amanquéaux<br />
miens.» «Accaparée psychiquement»par<br />
cettehistoire,Stéphanie<br />
Polackchoisitdefondrecettequête<br />
avec l’idée de roman auquel elle<br />
réfléchit alors : «unroad-trip un<br />
peu malade, un travail sur les frontières<br />
».Elle imagine de mettre en<br />
parallèleladérive de Jacques avec<br />
l’errance d’une narratrice, «pour<br />
les faire entrer en résonance»:ainsi<br />
naît le projet de Comme un frère.<br />
La vie Littéraire<br />
Pierre Assouline<br />
Onconnaît la maxime: «Lorsque<br />
les événements nous dépassent,<br />
feignons d’en être les organisateurs.»<br />
Mais on cherche encore<br />
le moraliste qui saura décrire l’état de<br />
celui qui dément avoir organisé des événements<br />
dont il est àl’origine et qui le dépassent.<br />
C’est le cas de François Bon, le plus<br />
connecté des écrivains français. Il aeuun<br />
moment d’énervement contre un éditeur;mais<br />
comme il l’a aussitôt fait savoir<br />
sur un réseau social, cela s’est traduit par<br />
une bronca qui, répandue comme une<br />
traînée de poudre sur la tweetosphère et<br />
la blogosphère, apris une dimension stratosphérique.<br />
Un épisode édifiant àmaints<br />
égards révélateur de l’air du temps.<br />
Reprenons. La semaine dernière, persuadéunpeu<br />
vite que le roman était tombé<br />
dans le domainepublic, François Bon a<br />
mis en ligne sur son site d’édition numérique<br />
Publie.net Le Vieil Homme et la mer,<br />
d’Ernest Hemingway. «Une ancienne passion<br />
qui ne m’a jamais quitté»,confie-t-il.<br />
Comme la traduction disponible en librai-<br />
Dans son enquête sur Fesch, la<br />
romancière se pose comme<br />
contrainte, «pour des raisons éthiques»,<br />
de restreindre ses recherches<br />
àcequi avait été rendu public<br />
–compte rendu du procès, lettres<br />
publiées, journal de prison–, sans<br />
toucherauxdocumentsfamiliaux.<br />
Pour cette plongée au cœur du système<br />
judiciaire des années1950,<br />
elle est aidée par l’avocat célèbre<br />
Thierry Lévy, que son métier l’a<br />
amenée àrencontrer: «Jelui ai dit<br />
sur quoi je travaillais,il m’a mise en<br />
contact avec l’archiviste du Palais<br />
«L’idée était surtout<br />
de ne pas raconter :<br />
“Il était une fois<br />
Jacques Fesch” »<br />
de justice de Paris, et m’a parlé de la<br />
machine pénale. Nous nous sommesvustroisouquatrefois,etcelaa<br />
beaucoup compté pour moi.» Elle<br />
lit aussi les mémoires des ténors<br />
du barreau de l’époque, Jacques<br />
Isorni (qui avait été le défenseur de<br />
Pétain) et Albert Naud.<br />
Pour saisir dans quel contexte<br />
s’est inscrite l’affaire, Stéphanie<br />
Polack s’immerge dans les années<br />
1950. «Mahantise, confie-t-elle,<br />
était de ne pas réussir àcapter leur<br />
esprit,etd’en faire un décor de carton-pâte.»Elle<br />
s’attache àsaisir et<br />
restituer«dessymbolesdel’époque<br />
qui en exaltent l’esprit»,lit des articles<br />
de cette période sur la jeunesse,<br />
cherche à comprendre<br />
«pourquoi le large était dans le<br />
vent», avec, comme incarnation,<br />
chez Fesch, ce rêve de bateau et sa<br />
fascination pour les aventures du<br />
navigateur Alain Gerbault. Elle<br />
racontelapassiondelavitessetypiquedecetempsens’intéressant«à<br />
des faits aussi précis que l’alliance<br />
entre la marque Simca et la filiale<br />
françaisedeFord.C’estunjalonéconomique<br />
qui rend compte d’une<br />
réalité : la manière dont on<br />
s’ouvrait alors aux codes esthétiques<br />
des Américains».Elle se rend<br />
au Musée Simca de Carrières-sous-<br />
Poissy pour retrouver le modèle<br />
sport de 1954 conduit par Fesch.<br />
Mais Stéphanie Polack le rappelle:<br />
«L’idée n’était surtout pas de<br />
raconter: “Il était une<br />
fois Jacques Fesch”. »<br />
La dérive de ce «petit<br />
con»,ainsiqu’ellel’appelle<br />
avec tendresse,<br />
se mêle àl’errance de<br />
Diane, sa nièce. «Double<br />
romanesque» de<br />
l’auteur, celle-ci s’abîme<br />
dans de longs trajets en voiture<br />
et trouve les hommes décevants<br />
par rapport àcet oncle, réinventé<br />
en frère idéal. «Lematériau était<br />
furieusement autobiographique,<br />
mais je me suis autorisé toutes les<br />
réinterprétations et mensonges<br />
–ceuxquem’interdisaientlespassagesconsacrésàFesch»,expliqueStéphaniePolack.Lespassagescentrés<br />
sur cette femme en quête d’ellemême<br />
font alterner la première et<br />
la troisième personne. L’auteur<br />
explique: «Jen’ai pas la maturité<br />
suffisante pour tenir le “elle” sur la<br />
longueur, et le “je” me fatigue. Et<br />
puisilyaunevraiejouissanceàpasser<br />
d’une instance narrative à<br />
l’autre. Sans compter que l’errance<br />
est liée au dédoublement.»<br />
Tandis qu’elle travaillait àce<br />
roman, Stéphanie Polack adécouvertlapsychanalyse,«danslaprati<br />
Un tombeau littéraire<br />
EN EXERGUE de son<br />
roman, Stéphanie<br />
Polack aplacé une citation<br />
de l’Antigone de<br />
Sophocle. La silhouette<br />
de cette héroïne<br />
mythologique décidée<br />
àenterrer son frère<br />
banni hante ce beau livre. Car, plus<br />
que de raconter l’histoire de Jacques<br />
Fesch, ce jeune homme qu’un braquage<br />
raté, qui s’est soldé par la mort d’un<br />
policier, amené àlaguillotine dans les<br />
années 1950, l’objet de Comme un frère<br />
est d’offrir une sépulture littéraire à<br />
ce «garçon au long visage, genre d’archange<br />
foudroyé». De le rendre àluimême,<br />
en guise de dernier devoir,<br />
queetentantqu’espacethéorique».Elles’estpassionnéepourlarelecture<br />
proposée par Jacques Lacan des<br />
mythes, comme celui d’Antigone<br />
qu’ellerestituedansCommeunfrère.Lapsychanalyseyapparaîtaussi<br />
àtravers les séances de Diane sur le<br />
divan: larécurrence des passages<br />
qui voient la jeune femme revenir<br />
dans le cabinetd’un «cow-boy lacanien»<br />
fait partie des leviers narratifs<br />
du livre. Ils enveloppent le<br />
débarrassé des oripeaux de «dandy<br />
malfrat» dont la presse l’a affublé, du<br />
masque d’assassin froid que la justice<br />
aplaqué sur son visage et de la panoplie<br />
de saint que l’Eglise veut lui faire<br />
endosser. Débarrassé, même, de l’aura<br />
fantasmatique qu’il possède auprès de<br />
sa lointaine nièce Diane, la narratrice,<br />
partie sur ses traces. Stéphanie Polack<br />
met en parallèle le parcours de Jacques<br />
avec l’errance existentielle de Diane<br />
–évoquée alternativement àlapremière<br />
et àlatroisième personne –, qui<br />
s’oublie dans de longs trajets en voiture,<br />
se souvient de son histoire jamais<br />
aboutie avec Serge et se tait deux fois<br />
par semaine dans le cabinet d’un psychanalyste.<br />
Si les parties centrées sur<br />
roman dans une «chronologie<br />
affective », et lui évitent d’être<br />
enserré dans un ordre rigide.<br />
Autermedesquatreannéespassées,<br />
en tout, sur Comme un frère,<br />
Stéphanie Polack n’est plus sûre<br />
que Jacques Fesch ait été «un personnage<br />
tellement intéressant»,<br />
lâche-t-elledansunéclat de rire. La<br />
traque qu’elle lui alivrée pour le<br />
rendre àlui-même l’est, elle, sans<br />
aucun doute. p<br />
Jacques Fesch, les années 1950 et la<br />
machine judiciaire constituent<br />
d’authentiques réussites –certains<br />
passages sont remarquables –, ceux<br />
sur la quête intime de Diane les éclairent<br />
avec sensibilité. Mais ils sont plus<br />
convaincants encore lorsque c’est le<br />
«je»qui prend la parole:plus énergique,<br />
plus bravache, cette voix emporte<br />
le lecteur en se mêlant àlalangue précise,<br />
parfois précieuse. Ce mélange de<br />
rudesse et de grâce donne son charme<br />
àceroman intense, émouvant tombeau<br />
pour un oncle défunt. p R. L.<br />
Comme un frère,<br />
de Stéphanie Polack,<br />
Stock, 224 p., 18¤.<br />
Des souris (d’ordinateur) et du droit d’auteur<br />
rie depuis des lustres sous la signature de<br />
Jean Dutourd lui paraît calamiteuse, il en<br />
arefait une autre àson goût;quoique<br />
n’étant pas traducteur professionnel,<br />
«juste un peu bricoleur»,ilsefait parfois<br />
plaisir en transportant ainsi en français<br />
Faulkner, Lowry, Melville ou Lovecraft,<br />
mais àson seul usage et pour son seul<br />
plaisir. La réaction de Gallimard, propriétaire<br />
des droits français d’Hemingway, ne<br />
tarde pas. Invoquant légitimement la<br />
contrefaçon, l’éditeur adresse un courriel<br />
aux distributeurs numériques de cette<br />
édition pirate. Prévenu par la bande, le<br />
délinquant en puissance se met aussitôt<br />
en règle en supprimant son œuvre d’un<br />
clic. Mais sur le coup, il l’a mauvaise: «Je<br />
ne suis pas un escroc!Ils auraient tout de<br />
même pu m’appeler directement, c’eût<br />
été plus stylé».Ledestin de «son» Vieil<br />
homme le rend amer;aussi en plein<br />
cafard, il cède àson impulsion et jette<br />
rageusement ses Pléiades àterre. Puis il<br />
le fait savoir sur Tweeter. Cent quarante<br />
signes qui mettent le feu aux poudres. En<br />
quelques jours, des dizaines de billets suivis<br />
de milliers de commentaires dénoncent<br />
l’innommable censure, l’attentat<br />
antihumaniste, le crime contre l’esprit<br />
dont il est la victime;pour l’occasion,<br />
l’éditeur «coupable» bénéficie d’une imagination<br />
néologique des plus délicate<br />
(«Gallimerde»), qui devient le mot de passe<br />
des indignés d’Hemingway.<br />
La boîte de Pandore<br />
La rumeur se répand àune telle rapidité<br />
que, dès lors, il est question de pétition,<br />
d’autodafé des Pléiades de François<br />
Bon, de poursuites judiciaires engagées<br />
contre lui, d’appels au boycott du catalogue<br />
de l’éditeur,etc. Rien de tel en vérité.<br />
D’autant que l’intéressé, ayant réalisé<br />
qu’il s’était trompé dans son calcul et<br />
qu’Hemingway allait conserver son<br />
domicile parisien au 5, rue Gaston-Gallimard<br />
pendant les dix-neuf prochaines<br />
années (!), fait machine arrière et s’abstient<br />
de jeter de l’huile sur le feu. Son<br />
«Halte au feu, mes lieutenants, halte au<br />
feu!»arrive trop tard:lancée sur le boulevard<br />
àragots, la locomotive poursuit<br />
encore sa course folle.<br />
François Bon assure qu’il n’a jamais<br />
voulu remettre en cause le droit d’auteur,<br />
se déchargeant sur son inconscient. Il<br />
milite, en effet, pour que cette question<br />
ne soit pas sanctuarisée: «Ilfaudrait faire<br />
des exceptions pour des classiques<br />
modernes de la littérature en les considérant<br />
comme relevant du Patrimoine universel<br />
de l’humanité. L’Unesco le fait bien<br />
pour des lieux:pourquoi pas pour des<br />
livres?».Une prise de position qui ajoué<br />
son rôle dans l’affaire, même s’il jure que<br />
ce ne fut «pas volontairement».D’autant<br />
que l’idée fait son chemin depuis quelque<br />
temps, les partisans de la gratuité de<br />
la culture n’ayant pas désarmé;sielle<br />
venait àseconcrétiser, cela reviendrait à<br />
ouvrir la boîte de Pandore, ce àquoi<br />
aucun éditeur disposant d’un fonds ne<br />
peut raisonnablement se résigner. Où<br />
commencerait et où s’arrêterait cet abandon<br />
de propriété, gouverné par une sou-<br />
0123<br />
Vendredi 24 février 2012<br />
Extrait<br />
ANNA KARLSON<br />
«Diane soupire. Il lui semble<br />
impensable d’avoir été<br />
absente de ce braquage, de<br />
l’espace et du temps où, cet<br />
après-midi de février1954, il<br />
fait feu. Impossible. Elle s’en<br />
fera la contemporaine, le<br />
faux témoin, elle s’inventera<br />
un lieu pour cela:cet<br />
accident meurtrier n’aurait<br />
pas dû avoir lieu sans elle.<br />
Elle est née pour voir ce braquage<br />
et pour rencontrer<br />
Fesch. (…) Diane est malade.<br />
Alors elle exhume tout et<br />
Fesch devient une présence<br />
infatigable, un somnambule<br />
qui tantôt revit tantôt<br />
s’estompe àses côtés. Cet<br />
effacement continuel l’a<br />
fait tanguer entre l’oubli et<br />
les retrouvailles de son<br />
oncle, un jeune homme,<br />
mort, de vingt-sept ans,<br />
d’une virtualité constante<br />
qu’elle nomme sa douceur<br />
et qui est en fait son danger,<br />
douceur livide d’un spectre<br />
qui la menace.»<br />
Comme un frère, pages78-79<br />
daine névrose d’altruisme, au motif spécieux<br />
que de grands romans appartiennent<br />
àl’imaginaire de tous?<br />
François Bon travaille àson prochain<br />
livre Autobiographie des objets.Onpeut<br />
déjà en avoir une idée en en consultant le<br />
chantier àciel ouvert sur son site (gratuit)<br />
avant de le découvrir achevé en septembre<br />
dans un livre au Seuil (payant). Il n’a<br />
pas été prévu de l’inviter du 9au13avril à<br />
la Fondation des Treilles, où le philosophe<br />
Régis Debray et la médiologue Louise<br />
Merzeau tiendront cénacle autour du thème<br />
«Lacopie, mode d’emploi». Ce séminaire<br />
privé verra des personnalités telles<br />
que l’essayiste Jean Clair, le patron du<br />
CNL, Jean-François Colosimo, l’éditeur<br />
Antoine Gallimard, le directeur de Wikipédia-France<br />
et quelques autres, débattre<br />
de ce que le numérique achangé dans les<br />
mentalités et dans l’état du droit. On y<br />
verra le nouveau monde faire le départ<br />
de ce qui doit mourir et de ce qui doit survivre<br />
de l’ancien monde. Le droit<br />
d’auteur, par exemple?p
0123<br />
Vendredi 24 février 2012<br />
Résolu mais sans illusions, le philosophe palestinien Sari Nusseibeh<br />
propose une solution pragmatique auconflit<br />
«Sortir du piège»<br />
Alain Frachon<br />
Si lemonde était bien fait, cet<br />
homme serait depuis longtemps<br />
ministre de l’éducation<br />
dansungouvernementdel’Etat<br />
de Palestine. Il entretiendrait<br />
les meilleures relations avec<br />
soncollèguedel’Etatvoisin,Israël;ils’attacherait<br />
àdévelopper avec lui des échanges<br />
d’étudiants et de professeurs. Il serait reçu<br />
avec fierté dans les deux universités dont<br />
il est diplômé, Oxford, en Grande-Bretagne,<br />
et Harvard, aux Etats-Unis. Il négocierait<br />
avec l’Union européenne des bourses<br />
Erasmus pour les étudiants palestiniens.<br />
Mais,précisémentparcequ’ilaétudiéla<br />
philosophie en des terres où elle penche<br />
plutôtducôtédel’empirisme,SariNusseibeh<br />
n’entretient pas d’illusion:lemonde<br />
n’est pas parfait, tout particulièrement<br />
chez lui, dans les territoires palestiniens<br />
occupés.A63ans,présidentdelaseuleuniversité<br />
arabe de Jérusalem, Al-Quds, Sari<br />
Nusseibeh est un philosophe qui ne se<br />
paie pas de mots. Ces trente dernières<br />
années lui ont appris ànepas céder àl’ivresse<br />
théorique. Il ne se «défonce»pas au<br />
concept.Ilavancesesargumentsavechésitation,<br />
prudence, timidité presque, dans<br />
un anglais peaufiné sur les rives de la<br />
Tamise, élégant et précis –par courtoisie.<br />
Priorité àlaréalité, donc. Militant OLP,<br />
Nusseibeh acru àcequ’on appelle le processusd’Oslo,<br />
un cheminementpar étapes<br />
vers la création d’un Etat palestinienàcôté<br />
del’Etat d’Israël. Agitateurd’idées,ilamilitépourquelemouvementnationalpalestinienadoptela<br />
solutionditedes deux Etats,<br />
au lieu de celle qu’il privilégiait àl’origine:<br />
la création, àlaplace d’Israël, d’un «Etat<br />
unique, démocratique et binational».<br />
La négociation n’a pas abouti. Chaque<br />
jourqui passe,et qui voitles implantations<br />
israéliennes progresser en Cisjordanie,<br />
rend de plus en plus improbable la solutiondupartageterritorialendeuxEtats.Ily<br />
avait moins de 230000Israéliens installés<br />
dans la partie arabe de Jérusalem et en Cisjordanie<br />
au moment d’Oslo, en 1993. Il yen<br />
aundemi-million aujourd’hui. «L’histoire<br />
ne va pas dans le sens d’un partage foncier,<br />
qui est de moins en moins vraisemblable»,<br />
dit Nusseibeh dans le calme matinal d’un<br />
petit hôtel du quartier de l’Odéon, àParis.<br />
Si l’un ou l’autre des règlements évoqués<br />
ci-dessus lui semblait «plausible», il<br />
s’y rangerait volontiers. Ce n’est pas le cas,<br />
explique-t-il:«Onest dans une impasse et,<br />
si on continue, la vie, déjà difficile, deviendra<br />
de moins en moins supportable pour<br />
tout le monde. » Il note la montée des<br />
«fanatismes» dans les deux camps. Il relève<br />
le peu de popularité d’une Autorité<br />
palestinienne (AP), héritière des accords<br />
d’Oslo, qui contrôle àpeine 20%delaCisjordanie.<br />
Il ne dit rien, par politesse, d’un<br />
gouvernement israélien dont le programme<br />
ressemble àcelui d’un groupe de BTP:<br />
agrandir toujours les implantations. «Il<br />
faut sortir de ce piège, tourner cette réalité<br />
malheureuse en quelquechose de positif»,<br />
déclare l’empiriste bostonien-oxfordien.<br />
Il est venu àParis présenter un livre qui<br />
développe une série de conférences qu’il a<br />
faites l’an dernier àlaSorbonne. Il y<br />
défend une solution intérimaire qui préserve<br />
les idéaux politiques des deux parties<br />
:Israël entend rester un Etat juif et<br />
démocratique; les Palestiniens veulent<br />
leur Etat, démocratiquelui aussi. En attendant,<br />
les uns et les autres pourraient<br />
apprendre àvivre ensemble.<br />
Le professeur Nusseibeh suggère que<br />
les Israéliens accordent aux Palestiniens<br />
Extrait<br />
Le partage de l’oubli<br />
Jean-Louis Jeannnelle<br />
Perdre/Maisperdrevraiment<br />
/Pourlaisser place àlatrouvaille.»<br />
Ces quelques vers<br />
d’Apollinaire donnent du<br />
sensàladoubleaventurevécuepar<br />
Belinda Cannone : celle d’être<br />
dépouillée des deux malles en<br />
métal dans lesquelles la romancière<br />
et essayiste avait enfermé des<br />
journaux scrupuleusement tenus<br />
depuis l’âge de 10ans, puis celle de<br />
trouver dans cette terrible épreuve<br />
l’inspiration pour une nouvelle<br />
œuvre. Au départ, les propos consignés,<br />
aussitôt le vol constaté, dans<br />
un nouveau cahier destiné àla<br />
publication et non plus àlaseule<br />
sphère intime visent àexorciser le<br />
traumatisme subi. Car depuis toujours,<br />
Belinda Cannone se plaint de<br />
son manque de mémoire –les carnets<br />
avaient pour fonction de l’en<br />
protéger. D’ailleurs, avait-elle<br />
10ansou12anslorsquesonpèrelui<br />
avait confié un cahier, lui recommandantd’y<br />
noter ses pensées afin<br />
«Ilfaut tourner cette<br />
réalité malheureuse<br />
en quelque chose<br />
de positif »<br />
«Que devons-nous faire dans les circonstances présentes,<br />
où le projet des deux Etats n’est plus une solution<br />
envisageable et où il faut s’attendre au maintien prévisible<br />
de l’actuel statu quo?Que devons-nous faire,<br />
d’une part, pour réduire les causes de souffrances,<br />
donc de mécontentement et d’instabilité éventuelle,<br />
d’autre part, pour anticiper un éventuel accord de<br />
paix qui pourrait se développer àpartir des réalités<br />
nouvelles qui ne cessent, inévitablement, de se créer<br />
sur le terrain? (...) L’extension du droit de séjour àtous<br />
les Palestiniens vivant sous autorité israélienne sert l’intérêt<br />
des deux parties. Israël pourrait même l’instaurer<br />
de façon unilatérale. Cela permettrait au moins d’améliorer<br />
ledit statu quo. Car laisser les choses en l’état ne<br />
peut que conduire àune catastrophe majeure.»<br />
Une allumette vaut-elle toute notre philosophie?pages 92-93<br />
de ne rien oublier? Son père, sur<br />
lequel elle écrivait un livre précisément<br />
au moment où ses malles lui<br />
ont été dérobées… Impossible de<br />
vérifier désormais. Voici Belinda<br />
Cannone condamnée àsevivre<br />
comme «une femme sans ombre».<br />
Le faitest là, comme une loi implacable<br />
autrefois formulée dans<br />
L’Ecriture du désir (Calmann-Lévy,<br />
2000):«Jenemesouviensquedece<br />
quej’écris(àpeuprès).»Continuerà<br />
écrire devient ainsi une manière<br />
d’amortir le choc.<br />
Mise àl’épreuve de soi<br />
Pourtant, aufil des pages, une<br />
forme s’invente, où la diariste met<br />
en scène en un très beau jeu de<br />
miroirs le rôle conféré d’ordinaire<br />
àl’écriture quotidienne. Celle-ci<br />
ne se réduit pas, tel unfétiche, à<br />
consoler d’une perte (celle de l’enfance,<br />
du temps qui passe ou de<br />
l’ensemble de ses archives personnelles).<br />
Elle est aussi une mise à<br />
l’épreuve de soi. Car Belinda Cannone<br />
se défend de toute autocomplaisance:<br />
«J’ai toujours eu horreur<br />
de marcher dans mes traces»,<br />
insiste-t-elle, refusant avec Sartre<br />
d’avancer «l’œil dans le rétroviseur»,<br />
en se donnant avant l’heure<br />
un «ton posthume ». C’est au<br />
contraire par exigence d’authenticité<br />
qu’elle consigne ses pensées,<br />
invoquant ce «dire-vrai extrémiste<br />
» auquel elle attache, avec<br />
Michel Leiris, un grand prix.<br />
Peu àpeu, le travail de réparation<br />
conduit l’écrivain àrelire certaines<br />
de ses œuvres passéespour<br />
trouver un sens àcequi lui arrive<br />
ou déceler dans l’actualité d’étonnantséchosàsonhistoire–lachute<br />
de Dominique Strauss-Kahn, chez<br />
qui elle note un désir secret de<br />
«tout perdre»,oulesauvetage des<br />
33mineurschiliens dont l’aventure<br />
lui prouve que «nous nous<br />
connaissons survivants» lorsque<br />
nousdécouvronsennouslacapacité<br />
de dépasser une situation limite.<br />
De l’arrestation de Ben Laden, elle<br />
retient surtout les «centaines de<br />
milliers de pages de journaux intimes»,<br />
un «trésor», selon les Américains,quil’ontcomparéà«unepetite<br />
bibliothèque universitaire».Relisant<br />
quelques mois plus tard cette<br />
entrée,la diariste s’étonned’avoirà<br />
ce point passé tout le réel «au<br />
tamisdel’idéefixe».BelindaCannoneva<br />
jusqu’àglisserdanssontexte,<br />
sans prévenir le lecteur, un mystérieuxpersonnage<br />
en qui elle recon-<br />
de CisjordanieetdeGaza le statut de résident<br />
étranger –celui dont dispose un<br />
Thaïlandais, un Français ou un Américain<br />
venu résider dans ce pays. Pas de<br />
droits politiques, mais celui de travailler,<br />
de circuler, d’habiter, de se faire soigner<br />
où il veut. Toutes les institutions de l’Etat<br />
d’Israël continueraient de relever du seul<br />
choix des citoyens israéliens;émanation<br />
des seuls Palestiniens des territoires,<br />
l’Autorité palestinienne, qui leur tient<br />
lieu d’Etat, serait renforcée.<br />
Le niveau de vie des seconds finirait par<br />
se rapprocher de celui des premiers; ils<br />
apprendraient àseconnaître. Au bout<br />
d’une période d’essai, l’AP se transformerait<br />
en Etat, reconnu par l’ONU. Les ressortissants<br />
des deux Etats cohabiteraient sur<br />
le même territoire mais sans avoir ni la<br />
même nationalité ni les mêmes institutions<br />
politiques. Les deux Etats pourraient<br />
un jour se constituer en fédération.<br />
Nusseibeh n’est pas naïf. Il décline toutes<br />
les critiques que sa solution suscitera –<br />
notamment, côté israélien, l’obstacle de la<br />
sécurité. Il s’efforce d’y répondre.<br />
Le professeur de philosophien’aime ni<br />
la passivité ni l’illusion. Il entend «prendre<br />
la réalité telle qu’elle est». Il fait le procèsdesrhéteursbrillantsqui,surlaPalestinecommesurd’autressujets,sont<br />
en quête<br />
de justice absolue, de vérités globales,<br />
définitives. Il passe enrevue les travaux<br />
des philosophes arabes d’hier et d’aujourd’hui.<br />
Ceux qui ont prôné tour àtour «le<br />
rationalisme, l’arabisme marxisant, l’islamisme»<br />
et quelques autres «- ismes »<br />
miraculeux. Il leur manifeste un intérêt<br />
académique, il leur témoigne une sympathie<br />
de confrère.<br />
Mais lui, résident de Jérusalem, patriote<br />
et militant, obligé tousles jours de poireauter<br />
àunbarrage de l’armée israélienne<br />
pour aller dans le quartier mitoyen<br />
d’Abou Dis; lui, conférencier international<br />
marié àune Britannique mais toujours<br />
sans passeport à63ans;lui, qui aeu<br />
lecouragededéfendrelecompromispolitiquedans<br />
un milieu qui cède facilement<br />
àl’esthétique de la radicalitéet de la lutte<br />
armée;lui, donc, il cherche des solutions<br />
concrètes. Toujours et encore. C’est sa<br />
façon, polie mais résolue, d’être un nationalistepalestinien.<br />
p<br />
Une allumette vaut-elle toute<br />
notre philosophie? de Sari<br />
Nusseibeh, traduit de l’anglais<br />
par Agathe Peltereau-Villeneuve,<br />
Flammarion, 124p., 16¤.<br />
De laperte de ses carnets àlaréinvention de soi, lapente suivie par Belinda Cannone<br />
naît son voleur –avant d’avouer<br />
avoir inventé cette histoire.<br />
Comment se protéger toutefois<br />
de cette «inflation de soi-même»<br />
quesusciteinévitablementlapratique<br />
du journal?Il n’est pas sûr que<br />
le respect de la sincérité ysuffise et<br />
que l’œuvre entreprise puisse dès<br />
lors atteindre à «cequi nous fait<br />
homme et pas seulement individu»,<br />
ainsi que Belinda Cannone y<br />
aspire. Survient la rencontre d’une<br />
danseuse de hip-hopnommée Bintou<br />
avec laquelle elle imagine un<br />
spectaclesurlacapacitédesemétamorphoser;<br />
ladiariste yrenoue<br />
avec une conviction profonde, sorte<br />
de ligne de force dans son existence:<br />
ilest nécessaire de mener<br />
une «réinvention permanente de<br />
soi»! C’est àcette condition que<br />
Belinda Cannone trouve un réconfortauxsouvenirsdeperteinconsolable<br />
dont ses interlocuteurs la gratifiaient<br />
en retour lorsqu’elle leur<br />
racontaitle vol de sesmalles,et que<br />
ses lecteurs trouvent àleur tour<br />
dansLaChairdutempslelieud’une<br />
expérience partageable. p<br />
La Chair du temps,<br />
de Belinda Cannone,<br />
Stock, 266p., 19¤.<br />
Critiques Essais<br />
Sans oublier<br />
La cassitérite coûte<br />
Notre vie moderne en est pleine, mais on n’en sait rien:sans la<br />
cassitérite, principal minerai de l’étain, ni les téléphones portables<br />
ni les imageries médicales ou les téléviseurs, rien de tout<br />
cela n’existerait. «Sans étain, pas de connexions, donc pas d’électronique»,résume<br />
le journaliste Christophe Boltanski, qui asuivi<br />
le trajet du précieux minerai, des mines de la République<br />
démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) jusqu’à la tour Bolloré,<br />
dans le quartier parisien de la Défense, où les chargés de communication<br />
jurent tout ignorer de ce que coûtent, en vies humaines,<br />
l’extraction et le commerce de la cassitérite africaine. C’est<br />
une belle enquête, solidement documentée, et un voyage au<br />
long cours –deParis àBruxelles, en passant par Londres, Goma<br />
(RDC) ou Ipoh (Malaisie) –que nous offre le reporter du Nouvel<br />
Observateur. Le récit aurait pu être plus ramassé, mais l’écriture<br />
est nette, le style enlevé. Partie d’Afrique –oùl’on découvre le<br />
«deuxième monde» de la mine, avec ses jeunes esclaves, vieillis<br />
avant l’âge –, la cassitérite yrevient:plutôt que de recycler<br />
leurs ordinateurs, les pays riches les déversent en<br />
Afrique, où ils enlaidissent et polluent les faubourgs<br />
d’Accra ou de Lagos. Minerais de sang se lit comme un<br />
roman. Il dit, sans pontifier, l’infinie injustice faite àun<br />
continent. Du journalisme de salut public, en somme.<br />
p Catherine Simon<br />
aMinerais de sang. Les Esclaves du monde moderne,<br />
de Christophe Boltanski, photographies de Patrick Robert,<br />
Grasset, 346 pages, 19,50 ¤.<br />
Je me souviens<br />
Psychanalyste, romancier et fondateur chez Gallimard de la collection«Bibliothèque<br />
de l’inconscient», «Jibé»Pontalis a,<br />
depuis toujours, déclaré qu’il n’aimait ni les études savantes ni<br />
les archives. Il brûle papiers et lettres mais conserve les photographies<br />
colléesdans des albums ou dispersées sur sa bibliothèque.<br />
Aussibien s’est-il spécialisé dans les courts récits savamment<br />
construits, dans les abécédaires et dans l’art de se donner<br />
l’illusion que le temps n’a pas d’âge. On en trouvera la quintessence<br />
dans ce nouvel opuscule. «C’était mieux avant»,dit-il, en<br />
pastichant le Je me souviens de <strong>Perec</strong>. C’était mieux «quand le<br />
mot “révolution” était porteur d’espoir» ou «quand Lacan (…)<br />
n’avait pas encore fabriqué de lacaniens»et «quand j’allais danser<br />
au Bal nègre, rue Blomet».Belle nostalgie sans passéisme et<br />
dans un style pétillant d’intelligence! p Elisabeth Roudinesco<br />
aAvant, de Jean-Bertrand Pontalis, Gallimard, 142 p., 14,50 ¤.<br />
Schizophrénie<br />
Issu d’une lignée de psychiatres, et directeur de la clinique Bellevue,<br />
située àKreuzlingen sur la rive suisse du lac de Constance,<br />
Ludwig Binswanger (1881-1966) fut le fondateur d’un courant<br />
phénoménologique de la psychiatrie dynamique, la Daseinanalyse<br />
(analyse existentielle), et l’un des grands spécialistes de l’approche<br />
de la mélancolie et de la schizophrénie. Le texte présenté<br />
ici raconte l’histoire d’une patiente de 24 ans, Lola Voss, internée<br />
àBellevue de juillet1924 àoctobre1925, et dont Binswanger s’occupa.<br />
Il eut avec elle, jusqu’en 1930, un échange épistolaire.<br />
Lola refusait tout contact avec des vêtements et<br />
se livrait àdes jeux de langage pour demeurer hors du<br />
monde extérieur. Binswanger parvint àlaramener à<br />
une «relation d’existence».Elle lui en saura gré et lui<br />
donnera les moyens d’élaborer une nouvelle méthode<br />
clinique de diagnostic de la folie. Passionnant. p E. Ro.<br />
aLe Cas Lola Voss. Schizophrénie. Quatrième étude,<br />
de Ludwig Binswanger, traduit de l’allemand par Philippe<br />
Veysset, PUF, 126 p., 18¤.<br />
Nizan tragique<br />
Des deux vies littéraires de Paul Nizan (1905-1940), l’une commença<br />
en 1931 avec Aden Arabie et son fulgurant incipit, si<br />
fameux aujourd’hui: «J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne<br />
dire que c’est le plus bel âge de la vie.» Elle s’acheva par Chronique<br />
de septembre,sur la crise de Munich, paru en 1939, moins<br />
d’un an avant qu’une balle perdue ne fauche l’écrivain, pendant<br />
la retraite de Dunkerque. Suivit l’effacement voulu par le<br />
Parti communiste français qu’il avait quitté àcause du pacte<br />
germano-soviétique après en avoir été un apparatchik renommé.<br />
La résurrection commença en 1960 avec la reparution de ce<br />
même essai-récit inaugural, accompagné, cette fois, d’un avantpropos<br />
de Sartre, qui devait marquer toute une génération politique<br />
et lancer Nizan dans une postérité toujours vivante. Sartre<br />
avait fait de son ami de jeunesse la figure emblématique de<br />
la révolte. Yves Buin, dans un essai biographique passionnant,<br />
s’interroge ànouveaux frais sur cet oxymore:l’intellectuel de<br />
parti, déchiré entre pensée et discipline.p Michel Contat<br />
aPaul Nizan. La Révolution éphémère, d’Yves Buin. Denoël, 350p., 23¤.<br />
Inquiétude animale<br />
7<br />
Seuls les hommes ont-ils le privilège d’exister?Dans ce cas, les<br />
animaux devraient se contenter de vivre –cequi, aux yeux des<br />
philosophes, est souvent bien peu. C’est cette évidence que la<br />
philosophe Florence Burgat interroge dans son nouvel ouvrage,<br />
partant en quête des indices de la perplexité qui asaisi de<br />
nombreux penseurs devant la vie animale –àcondition toutefois<br />
qu’ils n’aient pas décidé, comme Heidegger, d’en «rester à<br />
l’abeille». Car, selon elle, les animaux connaissent l’angoisse et<br />
ont bel et bien une expérience de la mort, àdéfaut d’en avoir<br />
une représentation. De quoi nous questionner sur les conditions<br />
d’«existence»que nous leur imposons. p Julie Clarini<br />
aUne autre existence. La Condition animale, de Florence Burgat,<br />
«Bibliothèque Idées », Albin Michel, 400 p., 24¤.
8<br />
Chroniques<br />
Ecrire après le déluge Atitre particulier<br />
Sylvie Testud, actrice, réalisatrice<br />
Le feuilleton<br />
d’Eric Chevillard<br />
Pour d’autres, l’angoisse qui<br />
naît de la page blanche tient<br />
surtoutàcequ’une neige aussi<br />
fine n’offre aucun espoir de<br />
renouveau, que le monde y<br />
affleure, que le réel se révèle<br />
au-dessous, par transparence, par ses<br />
reliefs et ses saillies. L’imagination s’y<br />
empêtre, la phrase s’y brise. Oui, ladite<br />
page ressemble plutôt au mince écran de<br />
feuilles qui dissimule la fosse et le pal. Elle<br />
est un leurre, un piège sournois. Dès que<br />
vous posez un mot dessus, elle crève, elle<br />
se déchire –que croyiez-vous inventer?<br />
Cette fausse vierge en atant entendu, des<br />
histoiresetdes histoires encore, qu’elle ne<br />
s’en laisse plus conter.<br />
Pour faire table rase et repartir de zéro,<br />
le romancier n’a qu’une alternative:créer<br />
un monde de toutes pièces, une utopie<br />
façonTolkien, ou balayer le monde ancien<br />
d’unreversdemanche–toutdoitdisparaître<br />
–etfaire main basse sur ces terres brûlées.<br />
Cette seconde solution recoupe nos<br />
inquiétudes contemporaines et actualise<br />
les menaces d’anéantissementque ressasse<br />
notre paranoïa bien informée: conflit<br />
dévastateur ou effroyable cataclysme,<br />
notreextinctionparaissantdésormaisinéluctable,<br />
il ne nous reste plus qu’à en<br />
découvrir prochainement la cause. Ace<br />
jour, l’énigme est entière, exactement<br />
comme pour les dinosaures. Mais le suspense<br />
fait vivre. Il tient en haleine.<br />
Donc, les romanciers ont le choix:séisme,explosionnucléaire,réchauffementclimatique<br />
portant àébullition notre vallée<br />
de larmes. Peu importe le moyen, il s’agit<br />
surtout de retrouver l’île de Robinson, toute<br />
civilisation abolie, donner du champ àla<br />
littérature. Miroirs noirs, d’Arno Schmidt,<br />
est le chef-d’œuvredu genre, dans la lignée<br />
duquel s’inscrit sans pâtir de la comparaison<br />
Le Dernier Monde, de Céline Minard,<br />
paru en 2007. Ce postulat d’un désastre<br />
total, né des leçons de l’Histoire récente et<br />
des alarmes écologiques dont tous les<br />
voyants sont au rouge, se révèle décidément<br />
aussi fécond pour l’imagination et<br />
l’invention littéraire qu’un mythe solidement<br />
structuré dans nos consciences<br />
depuis l’Antiquité. Emmanuel Rabu donnait<br />
en septembre dernier, avec Futur<br />
fleuve (éd. Léo Scheer) une autre variation<br />
audacieuse autour du thème, décliné cette<br />
fois dans un récit de science-fiction expérimental–formulemoinstautologiquequ’il<br />
n’y paraît tant la SF sait être paradoxalement<br />
aussi conservatrice dans sa forme<br />
qu’un roman du terroir voué àl’artisanat<br />
d’une famille de sabotiers bressans suivie<br />
pas àpas dans la glaise sur dix générations.<br />
Pop et Kok, de Julien Péluchon, joue aussi<br />
àsamanière avec les codes de ce nouveau<br />
type de récit d’anticipation maintenantbienidentifié,grâceencoreaucinéma<br />
qui le vulgarise pour le meilleur et pour le<br />
pire, et grâce au succès, planétaire comme<br />
Sans interdit<br />
Louis-Georges Tin<br />
DÉCIDÉMENT, LES ANGLAIS ne respectent<br />
rien. En ce moment<br />
même, ils se disputent àpropos de<br />
l’enterrement de Margaret Thatcher<br />
–qui est encore en vie!Certains<br />
affirment qu’elle mérite des<br />
obsèques nationales, privilège en<br />
général réservé àlafamille royale.<br />
D’autres estiment que cela coûterait<br />
trop cher au pays, et qu’il vaudrait<br />
mieux que la cérémonie soit<br />
organisée par le secteur privé. Cette<br />
solution, disent-ils, serait plus<br />
conforme àladoctrine de Margaret<br />
Thatcher, qui aprivatisé une<br />
bonne partie du service public au<br />
Royaume-Uni, et cela permettrait<br />
«d’offrir le meilleur choix et le<br />
meilleur rapport qualité-prix pour<br />
les usagers». Shocking, isnt’it?<br />
Il yavingt ans, Jacques Leruez,<br />
directeur de recherche au CNRS,<br />
publiait une biographie de Margaret<br />
Thatcher. Al’occasion de la sortie<br />
du film de Phyllida Lloyd, La<br />
Dame de fer, avec Meryl Streep, il<br />
publie ànouveau son ouvrage,<br />
il se doit en matière d’Apocalypse, du<br />
roman de Cormac McCarthy, La Route.<br />
Nous sommes en 2185. Une catastrophe<br />
d’origine incertaine,«leSouffle», adécimé<br />
les populations. «LeSouffle ressemblait à<br />
une chevauchée sauvage, une chevauchée<br />
de l’enfer. Un nuagebleu roi (…) rampait à<br />
toute vitesse sur la plate campagne.» Tout<br />
individu rattrapé par ce nuage «fumait<br />
jaune de la tête, d’une fumée qui sentait<br />
Les «adorateurs de Verge<br />
dorée, dieu du Souffle »,<br />
réinventent<br />
une civilisation fondée<br />
sur le culte d’une vieille<br />
gloire du cinéma porno<br />
l’œuf», avant de mourir imparablement<br />
ou de se transformer en zombie, aussitôt<br />
réduit en esclavage par les rares survivants:<br />
«Enl’attachant àunfauteuil muni<br />
d’un pédalier relié àune pile,(…) le zombie<br />
pouvaitfournirdel’électricité.»Autresfigures<br />
désormais classiques, les barbares<br />
vivent de razzias et de crimes. Mieux organisés,<br />
les «aurivergistes» ou «adorateurs<br />
de Verge dorée, dieu du Souffle» réinventent<br />
une civilisation fondée sur le culte<br />
d’unevieillegloireducinémapornographique<br />
surnommée «Tige d’Or».<br />
Comme on le voit, Julien Péluchon s’en<br />
donneàcœur joie sur les ruines de ce monde.Sisonromanneseréduitpasàuneparodiedugenre,illedoitàsesdeuxprotagonis<br />
InoxydableDamedefer<br />
Thatcher. La Dame de fer, dans une<br />
version mise àjour. Cette double<br />
actualité, éditoriale et cinématographique,<br />
nous invite donc à<br />
comparer le livre et le film. Or, il<br />
est frappant de constater àquel<br />
point chacun des deux ales qualités<br />
qui manquent àl’autre. Le livre<br />
est centré sur l’action publique de<br />
Margaret Thatcher, tandis que le<br />
film insiste davantage sur son intimité,<br />
au moment où, vieillissante,<br />
elle est de plus en plus hantée par<br />
les fantômes du passé. En d’autres<br />
termes, il eût fallu plus de politique<br />
dans le film;oneût aimé plus<br />
d’«humanité» dans le livre, qui se<br />
présente comme une analyse peutêtre<br />
un peu trop sèche.<br />
Haine et fascination<br />
Il est vrai que Margaret Thatcher<br />
est elle-même une personne très<br />
sèche. Cassante même. C’est cela<br />
qui fit son succès, sa réputation,<br />
mais aussi sa perte. Car elle humilia<br />
tout le monde, ycompris dans<br />
son propre parti, qui finit par la<br />
pousser vers la sortie, en 1990. La<br />
Dame de fer constitue une figure<br />
«généralement redoutée, souvent<br />
admirée, plus rarement aimée »,<br />
écrit l’auteur en conclusion.<br />
Soyons clairs:peu de personnages<br />
en Angleterre ont suscité<br />
autant de haine et de fascination à<br />
la fois. Et c’est cela que nous aimerions<br />
comprendre et sentir un<br />
peu plus dans le livre.<br />
En 1979, Margaret Thatcher<br />
devient la première femme àdiriger<br />
un gouvernement dans le monde<br />
occidental moderne. S’inspirant<br />
des maîtres de la pensée ultralibérale,<br />
Friedman, Hayek, elle refuse<br />
l’assistanat:pour elle, qui veut<br />
peut. Son action se présente comme<br />
un nationalisme rigoureux<br />
dans la sphère politique et un<br />
internationalismeàtout-va dans<br />
la sphère économique. Il faut donc<br />
moins d’Etat, et moins d’impôts<br />
pour les entreprises. La City est<br />
«libérée», les syndicats sont lami-<br />
tes principaux, Pop et Kok, lesquels évoquent<br />
moins les «Bouvard et Pécuchet de<br />
l’Apocalypse» annoncés par laquatrième<br />
de couverture que les Mercier et Camier de<br />
Beckett dont l’immobilité atteste qu’ils<br />
sont de vrais voyageurs: toujours sur le<br />
départ. Pop et Kok, autres compagnons<br />
d’infortune, survivent au jour le jour dans<br />
les décombres, buvant de l’alcool de navet,<br />
fumantdelajusquiame,serêvantentrepreneursetéchouantsystématiquement,toujourshantés<br />
par la mêmequestion:«Comment<br />
réussir sa vie après la fin du monde?»<br />
La logique du pire est àl’œuvre. Pop<br />
conçoit un fils monstrueux, avec «une<br />
tête ignoble et démesurée», que sa mère<br />
prénomme Jovial. Kok, abandonné par sa<br />
femme,rate son suicide, àdemi du moins<br />
puisque sa tentative le laisse tout de<br />
même impotent. Il pêche en rampant<br />
dans les eaux boueuses des poissons<br />
étranges «pourvus d’un œil supplémentaire,<br />
voire deminuscules pattes». Leurs<br />
aventuresdérisoireset comiques,pitoyables<br />
et héroïques, font de ces derniers<br />
hommes les frères des tout premiers,<br />
ceuxquisurvécurentdans unmondehostile<br />
avec si peu d’aptitudes et de moyens.<br />
Et puisquele romand’anticipationrecoupe<br />
si bien le récit des origines, comment<br />
ne pas se demander en effet si les débris<br />
que les archéologues exhument aujourd’hui<br />
ne sont pas ceux déjà de la catastrophe<br />
àvenir?p<br />
Pop et Kok,<br />
de Julien Péluchon, Seuil,<br />
«Fiction &Cie», 160p., 16¤.<br />
CHLOÉ POIZAT<br />
nés:larichesse augmente –lapauvreté<br />
aussi. La situation économique<br />
était telle, en 1981, qu’un observateur<br />
peu amène, las d’entendre<br />
que ces souffrances étaient destinées<br />
au bien du pays, déclarait que<br />
la Grande-Bretagne «allait mourir<br />
guérie».Ajoutez àcela le soutien à<br />
Pinochet au Chili ou au régime<br />
d’apartheid en Afrique du Sud,<br />
commelerappelle Jacques Leruez,<br />
et vous commencerez àcomprendre<br />
les passions suscitées par<br />
M me Thatcher. La crise économique<br />
où nous sommes plongés depuis<br />
2008 trouve ses racines dans la<br />
«révolution conservatrice» initiée<br />
par les dirigeants de cette époque.<br />
N’enterrez pas trop vite la<br />
Dame de fer. Malgré la crise, la pensée<br />
ultralibérale se porte comme<br />
un charme, qu’on s’en réjouisse ou<br />
qu’on s’en plaigne. p<br />
Thatcher. La Dame de fer,<br />
de Jacques Leruez, André<br />
Versaille éditeur, 243 p., 19,90¤.<br />
UnearchedeNoé<br />
devenuedingue<br />
ATTENTION, DÉLIRE. Le principe même du kangourou, animal<br />
champion de boxe, qui héberge sa progéniture dans une<br />
poche et se déplace en sautant, aquelque chose de délirant. Si<br />
en plus il se met àpicoler… L’Australien Kenneth Cook<br />
(1927-1987) lui-même ne devait pas boire que de l’eau plate, se<br />
dit-on en découvrant la première nouvelle de L’Ivresse du kangourou:ilyest<br />
question d’un avion piloté par un homme phobique<br />
de toute espèce vivante, àl’exception des humains. C’est<br />
drôle, j’aurais plutôt peur de l’inverse. La phrase «l’homme est<br />
un loup pour l’homme» n’est jamais parvenue àcecommandant<br />
de bord, dont le cockpit se trouve un jour envahi par des<br />
animaux aussi étranges que les kangourous ivrognes:de<br />
repoussants lézards àcollerette se mettent àbondir et àcracher<br />
dans toute la cabine. Ya-t-il un pilote dans l’avion?Ilvient<br />
d’avoir un malaise vagal!Heureusement qu’une passagère<br />
japonaise aretroussé sa jupe:çavafaire un sac pour emprisonner<br />
les monstres envahisseurs. Mais que se passait-il dans la<br />
tête de Kenneth Cook pour inventer des situations pareilles?<br />
Une autruche revancharde veut étriper une voleuse d’œufs.<br />
Elle doit le savoir:qui vole un œuf… Le delirium tremens se<br />
poursuit dans une autre nouvelle, alors que le personnage de<br />
Kenneth Cook appelle la police. On lui avolé son énorme voiture,<br />
rose et jaune, ornée de fleurs violettes. Ah non, il s’est trompé!Ilrappelle<br />
le même policier pour lui annoncer que c’est lui<br />
le voleur:àplusieurs centaines de kilomètres de là, il n’a pas vu<br />
la différence entre les deux véhicules, et vient de traverser une<br />
partie du pays àbord du même modèle, couleur kaki…<br />
Aussi sournois que les humains<br />
Au fil des pages, j’en suis de plus en plus convaincue:Kenneth<br />
Cook ne voyait pas d’éléphants roses collés au plafond,<br />
mais des animaux malins partout. Dans ces nouvelles, il ne<br />
peut pas aller camper sans se voir terrorisé par des chiens et des<br />
chats mutants, affamés et bagarreurs. Mais que se passe-t-il<br />
dans le bush?Notre ami décide de se mettre au vert. Une balade<br />
àlamontagne. Oui. Ce sera salutaire. Le pauvre en avait bien<br />
besoin, je suis contente pour lui. Eh bien il faut croire au mauvais<br />
karma de certains!Alors qu’il s’offre un repos mérité dans<br />
un refuge douillet, il fait la connaissance du locataire:unrat<br />
mangeur d’homme!Pauvre Kenneth Cook, qui ne peut plus sortir<br />
àcause de la tempête. Il est contraint de se laisser grignoter<br />
le nez!Dans les nouvelles suivantes, il est question de corbeau<br />
fourbe, de cheval sauvage, de souris, de taupes… L’arche de Noé<br />
est en train de devenir dingue. Le déluge est pour bientôt. Il faut<br />
croire que vivre dans un pays-continent où les aborigènes<br />
côtoient des surfeurs blonds, où les animaux sont aussi étranges<br />
que dangereux, ça développe l’imagination. Kenneth Cook<br />
ne peut rien faire sans avoir l’impression d’être menacé par ces<br />
espèces qui habitent son territoire. Il faut dire qu’entre les marsupiaux,<br />
les crocodiles, les diables de Tasmanie, les requins et<br />
les serpents… il yade quoi se sentir en danger. Kenneth Cook a<br />
grandi dans un environnement qui conduit tout de même à<br />
l’hallucination:l’animal le plus absurde, l’ornithorynque, est<br />
tout de même un mammifère ovipare venimeux –etneparlons<br />
pas de son apparence!L’auteur prête àcette faune une véritable<br />
humanité:les animaux sont doués d’une telle intelligence<br />
qu’ils intriguent, calculent. Ils veulent gagner!Ils deviendraient<br />
presque aussi sournois que les humains!Que se passerait-il<br />
s’ils obtenaient le droit de vote?Décidément dans le<br />
bush, rien ne va plus. J’ai fini la dernière nouvelle:«Tu connais<br />
celle du…?»C’est une histoire de bras de fer. Une frêle demoiselle<br />
vient de battre Monsieur Muscles en le faisant rigoler. Avec<br />
de l’humour (et quelques pintes), on accomplit des miracles.<br />
Avotre santé, messieurs dames! p<br />
Agenda<br />
aDu 1 er au 4mars:histoires vraies àBron<br />
La question des liens entre la littérature et le réel adominé la<br />
rentrée hivernale. Elle sera au centre de la Fête du livre de Bron<br />
(69500), qui tient sa 26 e édition àl’hippodrome de Parilly et<br />
s’est placée sous l’égide d’une phrase toute magrittienne:«Ceci<br />
n’est pas une histoire vraie»… Au programme:des rencontres<br />
avec la soixantaine d’auteurs invités (Pierre Bayard, Mathieu<br />
Belezi, Philippe Djian, Dalibor Frioux, Régis Jauffret, Alexis Jenni,<br />
Céline Minard, Christine Montalbetti, Jacques Rancière, Eric<br />
Reinhardt, Anne Wiazemski…), des tables rondes, des lectures…<br />
Rens.:www.fetedulivredebron.com<br />
aLe 6mars:«Le Condottière»àla Maison<br />
de l’Amérique latine<br />
D’éminents amis de Georges<br />
<strong>Perec</strong> et spécialistes de<br />
son œuvre (Marcel Bénabou,<br />
Claude Burgelin, Maxime<br />
Decout), ainsi que Maurice<br />
Olender, directeur au<br />
Seuil de «LaLibrairie du<br />
XXI e siècle», présentent Le<br />
Condottière,cet inédit<br />
publié plus de cinquante<br />
ans après sa rédaction et<br />
trente ans après la mort de<br />
son auteur, le 3mars 1982<br />
(voir pages1-2), àlaMaison<br />
de l’Amérique latine. A19h.<br />
Rens.:01-49-54-75-00.<br />
0123<br />
Vendredi 24 février 2012<br />
L’Ivresse du kangourou et autres histoires du bush,<br />
de Kenneth Cook, traduit de l’anglais (Australie) par Mireille<br />
Vignol, Autrement, 166p., 17¤.<br />
Vous écrivez?<br />
Les EditionsAmalthée<br />
recherchent<br />
de nouveaux auteurs<br />
Envoyer vos manuscrits :<br />
Editions Amalthée<br />
2rue Crucy<br />
44005 Nantes cedex 1<br />
Tél. 02 40 75 60 78<br />
www.editions-amalthee.com
0123<br />
Vendredi 24 février 2012<br />
Laguerrede1914 vuepar uncheval ?StevenSpielbergaadapté<br />
pourlesécransceromanoriginalduBritannique MichaelMorpurgo<br />
Premier galop<br />
jeunesse<br />
Florence Noiville<br />
Qui est Michael Morpurgo? Poser<br />
cette question en Angleterre serait<br />
comme demander àunFrançais<br />
qui est Pef ou René Goscinny. Né<br />
en 1943, Morpurgo est l’un des meilleurs<br />
écrivains pour la jeunesse outre-Manche.<br />
Un ardent défenseur, aussi, du livre pour<br />
enfants:n’a-t-ilpascontribuéàlacréation<br />
du titre de «Children’s Laureate»,<br />
une sorte d’ambassadeur<br />
du livre jeunesse, dont il a,<br />
après le génial Quentin Blake,<br />
occupé la fonction pendant<br />
deux ans?<br />
Morpurgon’étaitpourtant<br />
pas destiné àceparcours.<br />
Enfant, il préfère le sport<br />
àlalecture. A18ans, il opte pour<br />
lemétierdes armes,puisseravise.<br />
Il sera prof. Enseignant d’anglais à<br />
Londres, il al’impression que les<br />
livres qu’il fait lire àses élèves les<br />
ennuient. Alors, il invente pour eux<br />
des histoires sur mesure. De fil en<br />
aiguille,ilproposesestextesàdeséditeurs.<br />
Aujourd’hui, il a plus de<br />
100 livres derrière lui (Le Roi de la<br />
forêtdes brumes,LeRoyaumede Kensuké,Anya…),denombreuxprixlittéraires<br />
et plus de 1,5million d’exemplaires<br />
vendus rien qu’en France. Et<br />
Morpurgo ne se contente pas<br />
d’écrire. En 1978, il a, avec sa<br />
femme, ouvert une ferme<br />
dans le Devon qui accueille<br />
des enfants venus de quartiers<br />
urbains défavorisés.<br />
C’est avec Cheval de<br />
guerre, publié en 1982, que<br />
Morpurgo adébuté sa carrière.«Mesplusancienssouvenirs<br />
sont un mélange<br />
confus de champs accidentés,<br />
d’écuries sombres et de rats qui<br />
cavalcadent au-dessus de ma<br />
tête. Mais je me rappelle assez bien le jour<br />
de la vente de chevaux. C’est une terreur<br />
qui m’a escorté toute ma vie. » C’est un<br />
Sexyfaucilleau fusil<br />
CINÉASTE ÀL’ŒUVRE ORIGINALE et réalisateur de clips àsuccès, le<br />
Français Michel Gondry est aussi un auteur de BD, art qu’il pratique<br />
avec des moyens plutôt limités, en l’occurrence un trait naïf et<br />
bancal digne d’un enfant de 10 ans. Michel Gondry n’en reste pas<br />
moins un conteur hors pair dont l’imagination débridée s’accommode<br />
plutôt bien de l’esprit underground du comics américain.<br />
C’est une histoire bien française cependant, et délirante àsouhait,<br />
que ce touche-à-tout vivant aux Etats-Unis nous raconte ici. Jugez:<br />
quatre copains ayant fréquenté dans leur jeunesse la même fac<br />
d’arts plastiques sont convoqués àl’Elysée, dont l’hôte n’est autre<br />
qu’un certain Johnny Hallyday. Nos amis craignent d’être jetés en<br />
prison pour avoir évité le service militaire vingt-cinq ans plus tôt<br />
sous des motifs fallacieux. Que nenni, l’heure est grave pour l’Ilede-France<br />
(désormais séparée de la province):une meute de femmes<br />
communistes et sexy venues d’Europe de l’Est projettent d’envahir<br />
Paris. L’armée francilienne étant partie parader dans le golfe<br />
du Mexique, un bataillon d’intérimaires est formé sur le tas, nos<br />
quatre zouaves en tête… On ne dira rien de plus de ce récit jouissif<br />
construit sur une angoisse générationnelle:lapeur de gâcher une<br />
année de sa jeunesse sous les drapeaux. Tous les imposteurs qui,<br />
comme Gondry ou votre serviteur, yont échappé liront cet album<br />
avec encore plus de plaisir. p Frédéric Potet<br />
a On aperdu la guerre, mais pas la bataille, de Michel Gondry,<br />
Cambourakis, 48 p., 12¤.<br />
cheval qui parle ici. Un cheval nommé<br />
Joey.Audébutduroman,ilestencorepoulain,<br />
on l’a arraché àsamère et son destin<br />
esttracé:onestàlaveillede1914,ildeviendra<br />
«cheval de guerre»…<br />
Le premier conflit mondial vu par un<br />
cheval ?Dans La Revue des livres pour<br />
enfants (1989), Morpurgo raconte comment<br />
l’idée lui est venue. «Pendant longtemps,<br />
j’avais été fasciné et horrifié par<br />
bande dessinée<br />
Cheval de guerre<br />
(War Horse),<br />
de Michael Morpurgo,<br />
traduit de l’anglais<br />
par André Dupuis,<br />
192p., 12,50¤.<br />
Le texte paraît aussi en<br />
édition de poche<br />
(«Folio Junior», 208p.,<br />
6,50€) et en livre audio<br />
le 1 er mars («Ecoutez<br />
lire», lu par Arnaud<br />
Denis, 23€).<br />
quatre dessins découverts au fond d’une<br />
malle dans un grenier. Ils représentaient la<br />
cavalerie britannique en 1914. De nombreux<br />
chevaux et soldats avaient été pris<br />
danslesbarbelésetétaiententraindemourir<br />
(...). Un jour, au pub de mon village, j’ai<br />
vu, assis près du feu, un vieil homme dont<br />
je savais qu’il avait fait la guerre dans le<br />
régiment de cavalerie du Devon. Il m’a<br />
raconté sa vie au front avec son cheval et<br />
comment il se confiait à lui lorsqu’il<br />
l’étrillait, comment il lui avouait ses peurs,<br />
ses espoirs. Il me disait que son cheval<br />
l’écoutait, l’écoutait vraiment. J’ai été touchéqu’il<br />
me confie cette histoire. J’ai même<br />
eu le sentiment qu’il me la transmettait.<br />
Après cette conversation, le récit de Joey a<br />
commencé àseconstruire dans ma tête…»<br />
Si Gallimardrééditeaujourd’huice texte<br />
vieux de 30ans, c’est parce que Stephen<br />
Spielberg vient de l’adapter au cinéma (le<br />
film est sorti le 22 février). Mais c’est aussi<br />
enraisonde son originalitéet desa grande<br />
finesse. Pendant plusieurs années, Cheval<br />
de guerre ad’ailleurs fait salle comble à<br />
Londres dans une adaptation proposée<br />
par le National Theatre. Notons qu’il sort<br />
aussi le 1 er mars en livre audio. Ce serait<br />
dommage de passer àcôté. p<br />
Des diamants pour<br />
une blonde<br />
Selon Jack,lecrime ne paie pas assez<br />
Raphaëlle Leyris<br />
polar<br />
Paternostra, ce n’est pas une<br />
prière, c’est le patronyme<br />
de Jake, le héros du roman.<br />
Des prières, de toute façon,<br />
on en fait peu dans son monde,<br />
celui des combines et de la violence,aucœurduNewYorkpasaseptisé<br />
des années 1970:onn’y compte<br />
que sur soi, son arme et sa chance.<br />
Un jour, parce qu’il en aassez<br />
de ne pas pouvoir offrir la belle<br />
vie àsapetite amie en se contentantd’êtrehonnête,JakePaternostra<br />
braque des diamantaires. Il en<br />
tue deux. Leur mort pèse beaucoup<br />
moins sur sa conscience que<br />
l’impossibilité où il se trouve de<br />
revendre le produit de son casse.<br />
En théorie, il est riche ;dans les<br />
faits, il n’a toujours pas de quoi<br />
emmener Easy au restaurant, et il<br />
se retrouve avec la moitié de la<br />
pègre new-yorkaise aux trousses.<br />
Chacun essaie de rouler son voisin;çatire<br />
dans tous les sens, et ça<br />
tortureau passage. Jake, au milieu<br />
de ce déferlement, n’oublie pas de<br />
rester cool –autant que possible.<br />
Eugène S. Robinson réussit à<br />
mener son intrigue pied au plan-<br />
Mélange des genres 9<br />
cher tout en offrant àson lecteur<br />
le plaisir d’une narration au long<br />
cours, qui prend le temps de dresser<br />
une épatante galerie de portraits–et,même,<br />
derevenirsur l’itinéraire<br />
de Jake. Ce polar<br />
emprunte àlaveine hard boiled,<br />
tendance Chester Himes, du<br />
genre, tout en rendant un hommage<br />
générationnel àQuentin<br />
Tarantino. Résultat de ce croisement:<br />
peut-être pas un diamant<br />
pur, mais un petit bijou d’énergie<br />
et d’humour noir. p<br />
Paternostra (A Long Slow<br />
Screw), d’Eugene S.Robinson,<br />
traduit de l’anglais (Etats-Unis)<br />
par Nicolas Richard, Inculte,<br />
302p., 22¤.<br />
Mon poche<br />
de chevet<br />
par Olivier Cadiot, écrivain<br />
La Vie mode d’emploi<br />
de Georges <strong>Perec</strong>, Le livre de poche, 640p., 7,50¤<br />
«Jemesouviens très bien de sa sortie. Ça m’a donné des ailes.<br />
Comment un livre pouvait-il être aussi complexe et aussi lisible?Roussel<br />
voisin de Jules Verne, Laurence Sterne et Bourbaki<br />
dans le même ascenseur. Enfin un livre moderne comique!Je<br />
ne suis pas fanatique des livres àcontraintes, des jeux sur la langue,<br />
et je trouve étonnant que <strong>Perec</strong> ait pu faire éclater le cadre<br />
qu’il s’était fixé. Ce n’était pas La Disparition,c’était l’apparition.<br />
Ce n’était pas non plus «Les Choses II», un roman qui aurait pu<br />
rassurer tout le monde. On al’impression qu’il achoisi dans ce<br />
livre d’exagérer ses défauts, de déborder son plan, de faire sauter<br />
l’immeuble. C’était rassurant. Le roman pouvait accueillir de<br />
nouveau des choses abstraites ou théoriques, en version chaude,<br />
il atoujours fait ça, mais il l’oublie périodiquement. Ce livre<br />
ressemblait àuncatalogue de projets possibles et, sans doute,<br />
beaucoup d’écrivains ont-ils bénéficié de cette générosité. Plusieurs<br />
années après me reste de cette lecture moins la prouesse<br />
qu’une légère mélancolie. Ce livre si clair est très sombre. Comme<br />
la gravure de l’immeuble en coupe sur la couverture. On y<br />
voit un homme en noir courbé, parapluie sous le bras, gravir<br />
tristement l’escalier, un cheval de bois miniature sur le parquet<br />
du deuxième, une expulsion au troisième, on entend le craquement<br />
d’un fauteuil au premier, un piano lointain au rez-dechaussée,<br />
le charivari d’un artiste sous les combles.»<br />
aDernier ouvrage d’Olivier Cadiot: Un mage en été, POL, 144p., 19,50 ¤.<br />
sélection poches<br />
Sur les traces des disparus<br />
L’historien Saul Friedländer aconsacré la plus grande partie de<br />
son existence de chercheur àtenter de comprendre la Shoah, qui<br />
aenglouti sa famille et l’a laissé orphelin. Dernier des grands<br />
savants survivants de ce cataclysme, professeur àl’UCLA (Los<br />
Angeles) et àTel-Aviv, il a, avec ces deux volumes parus respectivement<br />
en 1997 et 2008, produit la plus vaste synthèse depuis<br />
La Destruction des Juifs d’Europe,deRaul Hilberg (Fayard, 1988).<br />
Mais, àladifférence de ce dernier, Saul Friedländer aintégré aux<br />
documents des exécuteurs les traces que les victimes ont laissées<br />
de leurs souffrances. Friedländer, qui avait commencé son travail<br />
en questionnant le silence de l’Eglise et de Pie XII dans les<br />
années 1960, acomplété son enquête en l’étendant àlapopulation<br />
et aux élites, dont l’indifférence souvent complice arendu le<br />
crime possible. Grandiose initiation àlaconnaissance de la<br />
Shoah, summum d’érudition la plus àjour possible, ces deux<br />
tomes sont aussi un monument du désespoir. p Nicolas Weill<br />
aLes Années de persécutions. L’Allemagne nazie et les Juifs<br />
(1933-1939), de Saul Friedlander, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par<br />
Marie-France de Paloméra, Seuil «Point », 536p., 10€<br />
aLesAnnées d’extermination.L’Allemagne nazie et les Juifs<br />
(1939-1945), traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Seuil «Points »,<br />
1032p., 12,50¤.<br />
Le poids des inégalités<br />
Autant chronique que manifeste, ce texte inédit de deux auteurs<br />
issus de la société civile décrit de manière fine et concrète la<br />
façon dont l’accroissement des inégalités renforce le poids des<br />
discriminations. L’«égalitarisme républicain» est àleurs yeux<br />
un modèle «àbout de souffle» qui contribue àfiger la société<br />
française dans un fonctionnement qui n’est pas loin de rappeler<br />
le système féodal des castes et des privilèges. Plus convaincant<br />
dans l’analyse que dans les solutions proposées, le livre est porté<br />
par la conviction des auteurs, qui s’inscrivent «dans la philosophie<br />
d’une économie sociale qui fait de l’homme la première<br />
richesse àpréserver». p Julie Clarini<br />
aChronique de la discrimination ordinaire, de Vincent Edin et Saïd<br />
Hammouche, Gallimard, «Folio », 230 p., 3.50 ¤.<br />
En eaux profondes<br />
En février1982, au large de Terre-Neuve, une plate-forme pétrolière<br />
afait naufrage. Parmi les dizaines de morts:Cal, père de<br />
trois –bientôt quatre –enfants. Vingt-six ans plus tard, sa veuve<br />
ne s’en est pas remise. Elle tourne inlassablement autour de<br />
cette nuit, et des souvenirs. Jeune Canadienne, Lisa Moore a<br />
écrit un puissant roman du deuil et du lent retour àlavie. p R.L.<br />
aFévrier (February), de Lisa Moore, traduit de l’anglais (Canada) par<br />
Carole Hanna, 10/18, 332 p., 8,40¤.<br />
parutions<br />
Histoire de l’Atlantique, de Paul Butel,Tempus, 598 p., 11¤.<br />
On ne peut plus dormir tranquille quand on aune fois ouvert les<br />
yeux, de Robert Bober, «Folio », 272 p., 5,95 ¤.<br />
JPod, de Douglas Coupland, traduit de l’anglais (Canada) par Christophe<br />
Grosdidier, J’ai lu, 542 p., 8¤.<br />
Le Bluff technologique, de Jacques Ellul,Pluriel, 748 p., 12,50 ¤.<br />
Les Equilibres ponctués, de Stephen Jay Gould, traduit de l’anglais par<br />
Marcel Blanc, «FolioEssais », 912 p., 11,50 €.<br />
Rupture, de Simon Lelic, traduit de l’anglais par Christophe Mercier,<br />
«Folio Policier », 368 p., 6,95 ¤.<br />
De la bêtise, de Robert Musil, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet,<br />
Allia, 64 p., 6,10 ¤.<br />
Lettres àsafemme, de Léon Tolstoï,traduit du russe et préfacé par<br />
Bernard Kreise, Rivages Poche, «Petite bibliothèque », 176 p., 8,50 ¤.<br />
Les Mythes, conteurs de l’inconscient, de Jean-Paul Valabrega, «Petite<br />
Bibliothèque Payot», 224 p., 8,50 ¤.
10<br />
Marc Crépon<br />
Roger-Pol Droit<br />
Rencontre<br />
Depuisvingt-cinqans, Marc Crépon mène<br />
uneréflexion sur les identités et l’intolérance.<br />
S’appuyantsur les grands textes de la philosophie<br />
ou de la littérature,«LeConsentement meurtrier»<br />
interrogeles limites de la solidaritéhumaine<br />
«Des idées<br />
qui tuent»<br />
Voilà un philosophe que les<br />
projecteurs, caméras et<br />
micros semblent avoir<br />
curieusement négligé. Pourtant,<br />
il écrit clairement,<br />
parledenotretemps,aborde<br />
de livre en livre des questions chaudes:<br />
guerredescivilisations,enjeuxdeladémocratie,<br />
identités nationales, violences<br />
génocidaires. Ce qui l’intéresse, pour parlerbref,<br />
c’est de comprendre, pour mieux<br />
les démonter, ces représentations fondatrices<br />
qui séparent les groupes humains<br />
les uns des autres, les figent et les conduisent<br />
àl’affrontement, àl’indifférence ou<br />
au mépris.<br />
Son attention obstinée aux identités<br />
culturelles,àleurtransformationmultiforme<br />
en obstacles au cosmopolitisme, Marc<br />
Crépon la fait remonter àune expérience<br />
de jeunesse. Il l’évoque aujourd’hui, àson<br />
domicile parisien, dans un immeuble<br />
ancien du 15 e arrondissement, comme si la<br />
scène avait eu lieu ce matin: «En1987, j’ai<br />
été envoyé faire mon service militaire au<br />
titre de la coopération en URSS. J’ai donc<br />
passé deux années dans la république de<br />
Moldavie, au moment où ressurgissait<br />
intensément, dans l’empire soviétique, le<br />
problème des nationalismes. En Géorgie,<br />
leschars étaientdans la rue et l’arméetirait<br />
sur la foule. En Moldavie, j’ai assisté àune<br />
grande manifestation populaire: les gens<br />
exigeaient que la langue moldave soit<br />
reconnue langue d’Etat, et là aussi les chars<br />
sont sortis.» Frappé par ces événements, il<br />
engage une longue discussion avec ses<br />
amis moldaves:«Je leur ai expliqué combien<br />
je comprenais leur révolte contre la<br />
domination russe, mais aussi combien je<br />
récusais leurs propos contre les Russes en<br />
général, combien je désapprouvais totalement<br />
leur manière de caractériser une fois<br />
pour toutes le peuple russe et ses prétendues<br />
manières d’être, d’agir ou de penser.<br />
L’un d’eux m’a répondu:“Comment peuxtu<br />
dire cela?Les philosophes que tu aimes<br />
et dont tu te réclames ne cessent pas d’opérer<br />
des caractérisations de ce genre.” Cette<br />
phrase m’a profondément marqué. Je<br />
venais de trouver mon sujet de thèse…»<br />
Presque dix ans plus tard, Marc Crépon<br />
publie Les Géographies de l’esprit (Payot,<br />
1996), où il étudie comment se sont façonnés,<br />
en particulier chez les philosophes et<br />
principalement au XVIII e siècle, ces traits<br />
culturelsattribuésauxnations,àleurslangues<br />
et leurs prétendus caractères. Dans<br />
ce travail inaugural, la question de la violence<br />
adéjà sa place:parler des identités<br />
des peuples, de leurs capacités comme de<br />
leurs travers supposés, c’est toujours, en<br />
fracturant le genre humain, préparer<br />
exclusion, guerre ou servitude.<br />
Aujourd’hui, au terme d’une douzaine<br />
d’essaisoùsejuxtaposentlesquestionsdes<br />
langues,desaltéritésetdesguerres,lephilosophe,<br />
qui avoue avoir été marqué par les<br />
guerres dans les Balkans et le génocide<br />
rwandais, alesentiment d’être parvenu à<br />
ce qu’il cherchait depuis le début: «J’avais<br />
la conviction que toute invocation d’appartenance<br />
était potentiellement meurtrière.<br />
Maisil merestait àexplorerla nature decette<br />
violence, et il m’a fallu beaucoup de<br />
temps pour yarriver. D’une certaine façon,<br />
cequim’intéresse,c’estladéconstructiondu<br />
“nous”.Quand on dit “nous les Français”,ou<br />
“nousquisommeseuropéens”,onlaissetoujoursd’autresau-dehors…Auboutducompte,<br />
d’étape en étape, il fallait en venir àun<br />
derniernous,“nousles mortels”,pour tenter<br />
de penser conjointementle cosmopolitisme<br />
de notre commune appartenance au monde<br />
et le sort de notre commune mortalité.»<br />
Or chacun constate, chaque jour, que si<br />
nous sommes effectivement tous mortels<br />
et vulnérables, et si nous proclamons<br />
que toutes les vies humaines se valent,<br />
nous consentons aussi, peu ou prou, àce<br />
que toutes les morts n’aient ni le même<br />
prix ni le même poids. Ceux qui meurent<br />
ailleurs, au loin, ne sont pas identiques<br />
àceux qui meurent ici, au plus près.<br />
L’analyse de ce dilemme est au cœur du<br />
Comment éviter de consentir au meurtre ?<br />
CET ESSAI EST REMARQUABLE à<br />
plusieurs titres. Son point de<br />
départ semble évident, mais il est<br />
peu mis en lumière, encore moins<br />
approfondi. On constate pourtant<br />
aisément une faille majeure dans<br />
notre rapport au monde. D’un<br />
côté, cette conviction unanime:la<br />
solidarité humaine ne souffre<br />
aucune exception –toute atrocité,<br />
toute douleur, toute offense, où<br />
qu’elles soient, exigent soin et<br />
secours. De l’autre côté, sans<br />
exception aussi, chacun introduit<br />
des lignes de partage dans cette<br />
universalité affichée, admettant<br />
que ce qui se passe ailleurs, au<br />
Parcours<br />
1962 Naît àDecize (Nièvre).<br />
1984 Entre àNormale Sup.<br />
1987-1989 Enseignant en Moldavie.<br />
1996 Publie Les Géographies<br />
de l’esprit (Payot).<br />
1997 Entre au CNRS.<br />
2000-2001 Publie Le Malin Génie<br />
des langues puis Les Promesses<br />
du langage (les deux chez Vrin).<br />
2011 Dirige le département de philosophie<br />
de l’Ecole normale supérieure.<br />
loin, chez les autres, n’ait pas la<br />
même gravité qu’ici, chez nous…<br />
De cette incohérence àlafois grave<br />
et banale, comment peut-on<br />
sortir?Telle est la question que<br />
Marc Crépon s’emploie àcreuser,<br />
en refusant le pacifisme àtous<br />
crins, qui n’est qu’un leurre dangereux,<br />
tout comme la résignation<br />
désabusée qui se borne àlégitimer<br />
le consentement au meurtre. Les<br />
quatre pistes qu’il propose sont<br />
des contre-feux plutôt que de<br />
vraies issues de secours. Ce sont la<br />
révolte sans œillères, telle qu’Albert<br />
Camus la met en lumière, la<br />
bonté «folle» dont parle Vassili<br />
dernierlivrede MarcCrépon,Le Consentementmeurtrier,quitressedemanièreoriginale<br />
références littéraires et analyses<br />
philosophiques.<br />
Reste àsavoir ce que peuvent contre la<br />
violence meurtrière les travaux des philosophes.<br />
Pour Marc Crépon, il n’y apas à<br />
baisser les bras en soupirant «à quoi<br />
bon?»:«Face aux violencesde l’Histoire,je<br />
croisvraiment àlavocation d’une vigilance<br />
critique.Ilyades idées qui finissent par<br />
Le philosophe, qui<br />
avoue avoir été marqué<br />
par les guerres dans les<br />
Balkans et le génocide<br />
rwandais, est parvenu<br />
àcequ’il cherchait<br />
tuer.Lanation,lapatrie,l’identité,lasécurité<br />
sont des concepts dont les usages peuvent<br />
s’avérer extrêmement meurtriers. La<br />
vocation de la philosophie est de remettre<br />
de la vigilance critique dans l’usage indu<br />
qui peut être fait de ces représentations.»<br />
Pour yparvenir, il n’y apas àchoisir entre<br />
une analyse de l’actualité et une étude<br />
savante de la tradition philosophique. Car<br />
l’une ne va pas sans l’autre.<br />
C’est la raison pour laquelle le philosophe,<br />
qui dirige depuis quelques mois le<br />
département de philosophie de l’Ecole<br />
normalesupérieure,rue d’Ulm,veutasso-<br />
Grossman, la critique acerbe qu’incarne<br />
Karl Kraus, la honte de ce<br />
que l’humain fait àson semblable,<br />
telle que l’expriment Kenzaburô<br />
Ôé ou Gunther Anders.<br />
On aura compris que ce livre<br />
de philosophie, où l’on croise aussi<br />
Zweig, Freud et Levinas, mêle<br />
références littéraires et analyses<br />
conceptuelles. Non pas pour en<br />
finir avec le mal, ni même avec le<br />
consentement qui le laisse agir.<br />
Mais pour permettre àchacun de<br />
mieux comprendre comment en<br />
endiguer les effets. On aurait tort<br />
de croire que c’est peu de chose. p<br />
R.-P.D.<br />
cier le principe d’une formation exigeante<br />
en histoire de la philosophie avec un<br />
engagement de la réflexion dans les<br />
grands problèmes contemporains :<br />
«Pour aborder les questions les plus<br />
actuelles,les plus vives,celles qui se posent<br />
vraiment ànotre temps et nous interpellent,<br />
lavocation du philosophe est d’être<br />
capable de mobiliser toute la tradition et<br />
toute l’histoire de la pensée.»<br />
Ce quifrappe, en fin de compte, dans le<br />
parcoursde MarcCrépon,c’est une singulièrealliance<br />
d’urgence et de long terme.<br />
Il saitcombienles événementsse bousculent,du11-Septembre<br />
au délit de faciès du<br />
racisme ordinaire, des politiques sécuritaires<br />
au renforcement des exclusions.<br />
C’est pourquoi il intervient aussi, sous<br />
forme d’essais plus brefs, sur ces questions.<br />
Ainsi vient-il de publier, en même<br />
temps que Le Consentement meurtrier,<br />
un volume intitulé Elections.De la démophobie<br />
(Hermann, 128 p., 17 ¤, voir «Le<br />
Mondedeslivres»du10février),où ils’interroge<br />
sur la violence faite au peuple et à<br />
sa parole.<br />
Mais il n’ignore pas non plus àquel<br />
point, pour travailler sur les ancrages les<br />
plus profonds de l’actualité, des détours<br />
lents sont nécessaires. «S’il faut poursuivre,<br />
dit-il, c’est qu’on constate toujours<br />
aveclemêmeétonnementquelacaractérisation<br />
despeuples se perpétue, que les pratiques<br />
discriminatoires qui s’en nourrissent<br />
se multiplient, que la violence qui s’en<br />
réclame s’accroît. Cette violence continue<br />
de hanter les démocraties les plus solidement<br />
instituées, et persiste àles menacer<br />
du dedans. C’est pourquoi il est nécessaire<br />
de s’interroger, encore et toujours, sur ses<br />
racines.»<br />
Reste àsavoir pourquoi la littérature,<br />
dans pareille entreprise, semble au philosophe<br />
la meilleure des alliées. «Ilest vrai<br />
queje fais trèspeu dedifférences,àprésent,<br />
entre sources philosophiques et sources littéraires.<br />
Cela tient au fait que, pour penser<br />
les violences extrêmes qui ont traversé le<br />
XX e siècle et leur singularité, le recours àla<br />
littérature est indispensable.» On vous<br />
avait prévenu : il est pour le moins<br />
curieux que ce philosophe ait été, dans<br />
l’ensemble, assez peu remarqué. On peut<br />
espérer que cette situation change. Ses<br />
livres le méritent. p<br />
Le Consentement meurtrier<br />
de Marc Crépon, éd. du Cerf,<br />
«Passages», 284p., 34¤.<br />
0123<br />
Vendredi 24 février 2012<br />
Extrait<br />
BRUNO LEVY POUR<br />
«LEMONDE »<br />
«Nous assumons très bien,<br />
sans trop ypenser, notre<br />
“être-au-monde” avec la<br />
conscience plus ou moins<br />
diffuse du scandale que<br />
constituent la persistance<br />
de la famine dans de nombreux<br />
pays, l’inégalité d’accès<br />
aux soins entre le Nord<br />
et le Sud, la misère endémique<br />
dans les bidonvilles et<br />
dans les camps de réfugiés<br />
ou encore le commerce des<br />
armes, sans compter les intérêts<br />
économiques, politiques,<br />
militaires et industriels<br />
qui entretiennent un<br />
peu partout dans le monde<br />
des états de violence et des<br />
guerres oubliées. (…)<br />
Le “consentement” qui en<br />
résulte peut donc être tacite,<br />
implicite, négligent,<br />
oublieux, il signifie déjà une<br />
forme de résignation àla<br />
violence logée au cœur de<br />
toute appartenance et de ce<br />
que Malraux aurait appelé<br />
la “condition humaine”.<br />
Pour autant, on se gardera<br />
de donner àsagravité existentielle<br />
le poids d’une<br />
culpabilité irrémissible et<br />
celui d’une fatalité. On<br />
conviendra seulement que<br />
son caractère irréductible<br />
suspend, s’il en était besoin,<br />
le crédit sans condition<br />
qu’on pourrait être tenté<br />
d’accorder àla“nature<br />
humaine” et àses “progrès”,<br />
autant qu’il interdit d’afficher<br />
une confiance sans<br />
réserve dans l’état et dans<br />
la marche du monde. A<br />
moins qu’il n’impose de<br />
chercher, comme on le verra<br />
plus loin, dans la révolte,<br />
la bonté, la critique ou<br />
la honte, quelque voie de<br />
dégagement.»<br />
Le Consentement meurtrier,<br />
introduction,pages16-17