27.06.2013 Views

Perec joueles faussaires - Direccte

Perec joueles faussaires - Direccte

Perec joueles faussaires - Direccte

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

Christine Montalbetti<br />

écrivain<br />

N’éprouve-t-on pas undélicieux<br />

sentiment d’effraction<br />

àlire un texte resté<br />

pendant des décennies<br />

dans une armoire, une<br />

vieille malle ou même un<br />

tiroir?C’estàcegestequenousinvitentles<br />

éditions du Seuil, qui publient le premier<br />

roman que Georges <strong>Perec</strong> avait envoyé à<br />

descomitésdelecture(au Seuil, chezGallimard),<br />

Le Condottière, écrit entre 1957 et<br />

1960. <strong>Perec</strong> avait 20ans.<br />

Ce roman donne aux livres qui suivent<br />

undébutnouveau,quien infléchitlarelecture.<br />

Car jusqu’àprésent, l’œuvre de <strong>Perec</strong><br />

s’ouvrait sur un œil. Je prends dans ma<br />

bibliothèque mon exemplaire des Choses<br />

et j’en lis la première phrase : «L’œil,<br />

d’abord, glisserait sur la moquette grise<br />

d’un long corridor, haut et étroit.» Cet œil<br />

inaugural donne bien le ton d’un projet<br />

esthétique largement fondé sur le plaisir<br />

de la description, de la liste, de l’attention<br />

aux lieux. Je me souviens d’Espèces d’espaces,dont<br />

j’aimais la couverture aux roses<br />

des vents bleuies flottant dans des géographiesanciennes.Dela<br />

joieparticulièreque<br />

j’avais éprouvée àlire Tentative d’épuisementd’unlieuparisien,recensiondes«choses<br />

visibles » de la place Saint-Sulpice,<br />

déroulant «cequi se passe quand il ne se<br />

passerien,sinondutemps,desgens,desvoitures<br />

et des nuages». Ces mêmes yeux, la<br />

première phrase d’Un homme qui dort,<br />

sansdoute,invite àcommencerpar les fermer<br />

(«Dès que tu fermes les yeux, l’aventuredusommeilcommence»),maispourévoquer<br />

aussitôt l’espace de la chambre dans<br />

laquelle le candidat au sommeil fait son<br />

Oblomov (entrant ainsi dans la série des<br />

héros indolents qui me sont chers). Désormais,<br />

cette même œuvre s’ouvre sur un<br />

mort. Les premiers mots du Condottière?<br />

«Madera était lourd.» C’est par ce cadavre<br />

trop lourdque <strong>Perec</strong> entre en littérature.<br />

Le roman est (presque) policier: un<br />

faussaire vient d’assassiner son commanditaire<br />

après avoir échoué àpeindre une<br />

version nouvelle du Condottiere d’Anto-<br />

nello de Messine. De nombreuses pages<br />

reviennent sur la force étrange de ce visage.<br />

Comment se nomme le faussaire?Gaspard<br />

Winckler. Le nom vous dit peut-être<br />

quelque chose. Dans Woulesouvenir d’enfance,<br />

il désignera un double bizarre à<br />

l’identité usurpée. Quand La Vie mode<br />

d’emploi commence, un autre Gaspard<br />

Winckler est mort depuis deux ans, qui<br />

fabriquait des puzzles àpartir des aquarelles<br />

que lui envoyait son commanditaire.<br />

Ces deux homonymes entretiennent des<br />

ressemblances très serrées avec le Gaspard<br />

Winckler du Condottière.<br />

D’abord, parce que Le Condottière est<br />

l’occasion pour <strong>Perec</strong> de développer des<br />

réflexions sur l’activité du faussaire, qui<br />

assimilent son travail àlafabrication d’un<br />

puzzle:ils’agit de relever des détails dans<br />

plusieurs tableaux d’un même peintre<br />

pour les assembler ensuite en un tableau<br />

qu’il aurait pu peindre. Ensuite, àcause de<br />

la question du rapport problématique à<br />

son propre passé. Le faussaire ne peut<br />

s’enorgueillir des tableaux qu’il fait. Il se<br />

C’est par un cadavre trop<br />

lourd que <strong>Perec</strong> entre<br />

en littérature. Le roman<br />

est (presque) policier<br />

trouve ainsi dépossédé de son histoire.<br />

C’est en tout cas la manière douloureuse<br />

dont le héros du Condottière vit sa condition.<br />

Or cette expérience est aussi celle de<br />

l’autobiographedeWou…qui se confronte<br />

àl’absence de souvenirs d’enfance.<br />

Cette figure du faussaire se retrouve<br />

dans Un cabinet d’amateur, qui est, par<br />

hasard, le premier texte que j’ai lu de<br />

<strong>Perec</strong>. Une histoire qui multiplie les mises<br />

en abyme, lesquelles incluent l’auteur luimême,<br />

qui faitunfaux en récit en prétendant<br />

jusqu’au pénultième paragraphe<br />

retracer l’histoire d’un tableau véritable.<br />

Mais Le Condottière est, me semble-t-il, un<br />

roman moins ludique que psychologique.<br />

Le statut de faussaire ycontamine la perception<br />

du monde comme de sa propre<br />

identité. «Tout l’art du faussaire consiste à<br />

prétendre», et ce geste induit un doute sur<br />

l’époque («Faussaire. Fausse ère?»), sur les<br />

relations («Jevivais dans un monde faux»)<br />

comme sur sa «propre vérité». Comment<br />

sedéfairedu«poidsdesmasques»?Etcom-<br />

Cahier du «Monde »N˚20869 daté Vendredi 24 février 2012 -Nepeut être vendu séparément<br />

<strong>Perec</strong><br />

joue les<br />

<strong>faussaires</strong><br />

Trente ans après la mort de<br />

l’écrivain,voici «Le Condottière»,<br />

une histoire de tableau copié.<br />

Nous publions les bonnes<br />

feuilles de ce polar inédit<br />

SERGIO AQUINDO<br />

ment se définir? «Etre lui, qu’est-ce que ça<br />

voulait dire?»<br />

Finalement, Gaspard s’apercevra qu’il a<br />

donnéàsonCondottièresesproprestraits.<br />

Il faut dire que l’original de Messine portait<br />

déjà cette même petite cicatrice, que<br />

<strong>Perec</strong>chercheàcamouflersoussabarbe(et<br />

qui réapparaîtra sur le visage de «l’homme<br />

qui dort»). Une cicatrice métaphorique,<br />

peut-être, celle de la mort des parents<br />

déportés, du deuil que doit porter l’enfant<br />

<strong>Perec</strong> et qu’il évoque dans W…Ce mort<br />

inaugural, dont Gaspard cherche àse<br />

débarrasser, n’est-ce pas cette douleur<br />

dont il faudrait se défaire? Ilyadans Le<br />

Condottière un indicible, autour duquel la<br />

phrase tourne, ressassante, interrogative.<br />

Le texte est préfacé par Claude Burgelin,<br />

qui retrace les différentes versions du<br />

roman; l’on ne peut s’empêcher de penser,<br />

àlalire, que ce roman d’un échec, dans<br />

lequel Gaspard ne parvient pas àpeindre<br />

sonCondottière, raconte aussi malgré lui<br />

sa propre histoire, celle d’un texte mille<br />

fois repris et jamais accepté. En publiant<br />

finalement ce dernier état du Condottière,<br />

les éditions du Seuil ne réparent pas, je<br />

crois, une injustice éditoriale.On voit bien<br />

pourquoi ce roman apuêtre refusé, et il y<br />

ajenesais quels défauts de jeunesse dans<br />

l’expressiondeslancinantsétatsd’âmedu<br />

meurtrier. Mais, comme l’écrit Gaspard<br />

lui-même, «Unbon Titien vaut mieux que<br />

deux Ribera». Etpuis Le Condottière ne<br />

répond pas seulement àcette fascination<br />

que nous éprouvons tous, je pense, pour<br />

les origines; iln’éclaire pas seulement<br />

l’œuvre àvenir; ilautorise aussi comme<br />

uneproximité nouvelle avec son auteur.<br />

Le <strong>Perec</strong> qui m’était familier, c’était plutôt<br />

celui des textes courts, du Voyage d’hiver<br />

(cette étrange histoire de lecture àlacampagne<br />

qui tourne au fantastique), les sections<br />

de Penser/Classer qui manifestent<br />

tout ce qu’il yade physique dans le geste<br />

d’écrire,àcause de tout ce qui me touche<br />

dans l’évocation de la matérialité de la<br />

tabledetravail,oùle corpsestengagédans<br />

la présence d’objets autour de soi. Mais ici,<br />

cequem’aoffertcettelecture,c’estlesentiment<br />

étrange, àcause également de ce<br />

qu’il yad’un peu adolescent dans ces<br />

pages, de lire le texte d’un jeune homme<br />

de mon entourage, un neveu, peut-être,<br />

dont, lisant malgré moi entre les lignes, je<br />

m’inquiéterais de savoir s’il va bien. p<br />

«LeCondottière »sera en librairie le 1 er mars.<br />

2La «une»,<br />

suite<br />

aExtrait<br />

Un avant-goût<br />

du roman<br />

inédit de<br />

Georges <strong>Perec</strong><br />

3aTraversée<br />

L’autre moitié<br />

de la guerre:<br />

des Françaises<br />

dans le conflit<br />

algérien<br />

4aLittérature<br />

française<br />

Une fois encore,<br />

Rezvani se laisse<br />

emporter<br />

par l’amour<br />

5aLittérature<br />

étrangère<br />

A.S. Byatt<br />

épingle le<br />

moment 1900<br />

6aHistoire<br />

d’un livre<br />

«Comme un<br />

frère», de<br />

Stéphanie Polack<br />

8aLe feuilleton<br />

Eric Chevillard<br />

salue le roman<br />

d’anticipation<br />

de Julien<br />

Péluchon<br />

9aJeunesse<br />

Le «Cheval<br />

de guerre»de<br />

Michael<br />

Morpurgo<br />

10<br />

a Rencontre<br />

Marc Crépon,<br />

philosophe<br />

des identités<br />

meurtrières<br />

prière d’insérer<br />

Jean Birnbaum<br />

Minuiten France<br />

7<br />

Depuis le quai, de jolies<br />

«volontaires»adressaient aux<br />

soldats un dernier salut. Massés<br />

sur le pont, collés aux hublots, les jeunes<br />

rappelés regardaient le port de Marseille<br />

s’éloigner. Le sergent parachutiste Noël<br />

Favrelière, lui, avait déjà fait le deuil de<br />

son pays. «Jen’attendais pas que la<br />

France eût disparu pour gagner ma<br />

couchette;j’avais le bourdon»,se<br />

souvient-il dans Le Désert àl’aube.Ce<br />

beau récit, celui d’un homme qui préfère<br />

déserter plutôt que de participer aux<br />

exécutions sommaires, paraît en<br />

octobre1960. Une semaine plus tard, la<br />

police saisit le livre. De nouveau, il était<br />

minuit en France. Pour les éditions du<br />

même nom, c’était devenu la routine :<br />

durant la guerre d’Algérie, parmi les<br />

23ouvrages que la maison de Jérôme<br />

Lindon publia pour dénoncer les<br />

massacres et la torture, la moitié<br />

connaîtra le même sort.<br />

Al’heure où l’on célèbre les cinquante<br />

ans des accords d’Evian, les Editions de<br />

Minuit remettent en avant sept d’entre<br />

eux (lire page3). Il faut s’empresser de les<br />

lire ou de les relire, un àun. On vérifiera<br />

encore que les auteurs de ces textes<br />

«félons», loin de trahir leur pays, lui<br />

vouaient une fidélité opiniâtre. Al’instar<br />

du sergent Favrelière en partance pour<br />

Alger, tous refusaient de voir la France,<br />

son idéal, sa vocation, disparaître dans le<br />

regard des hommes. «Sil’honneur de la<br />

France ne peut aller avec ces tortures,<br />

alors la France est un pays sans honneur»,<br />

résumait l’historien Robert Bonnaud dans<br />

son Itinéraire (1962).<br />

Ce thème de l’honneur français est au<br />

cœur d’un lumineux petit essai que<br />

publie Anne Simonin, sous le titre Le Droit<br />

de désobéissance.Ilest offert pour l’achat<br />

d’un de ces textes «algériens»du<br />

catalogue Minuit. L’historienne yraconte<br />

comment une maison d’édition fondée<br />

sous l’Occupation adûsetransformer,<br />

derechef, en collectif militant. Par la force<br />

des choses, dans une grande solitude, et<br />

en vertu d’une tradition dreyfusarde qui<br />

se cramponnait àune certaine idée de la<br />

France comme patrie des droits de<br />

l’homme. Ainsi, Jérôme Lindon, qui était<br />

plus gaulliste que gauchiste, ira-t-il<br />

jusqu’à confier: «Ceque j’ai pu faire, je l’ai<br />

fait pour la France, non pour l’Algérie.» p<br />

a Essais<br />

Pour sortir du conflit au Proche-Orient,<br />

le philosophe palestinien Sari Nusseibeh<br />

propose une troisième voie


2<br />

...à la Une Bonnes feuilles<br />

le.Pendantunedizaine<br />

de jours, je n’ai<br />

fait que des préparatifs,j’ai<br />

classé toutes<br />

mes fiches, j’ai affiché<br />

les reproduc«Ledébutaététrèsfacitions<br />

que je m’étais procurées;j’ai<br />

distribué mes pinceaux, j’ai rangé<br />

mes pots, mes flacons. Tout cela<br />

allait àpeu près tout seul;jecrois<br />

que j’étais plutôt heureux comme<br />

chaque fois que je démarrais une<br />

affaire… Après j’ai commencé à<br />

poncerlepanneau;c’étaituneroutine,<br />

fastidieuse à cause de la<br />

patience qu’il fallait avoir et des<br />

précautions àprendre. Ça m’a pris<br />

une douzaine de jours, parce que<br />

j’y allais très très lentement. Mais<br />

le panneau s’est retrouvé presque<br />

brut. C’était un admirable chêne,<br />

très peuabîmé;j’ai pu commencer<br />

presquetout de suite le gesso duro.<br />

C’étaitlapremière opération difficile.<br />

Encore une fois un jeu de<br />

patience, l’empilement régulier<br />

descouchesdeplâtreetdecolle.Au<br />

début janvier, tout était prêt, je<br />

pouvais commencer le vrai travail;j’ai<br />

commencé sur de simples<br />

feuilles de papier,puis sur des cartons,<br />

des toiles d’essai, des panneaux<br />

préparés grossièrement. Je<br />

passais une partie de la journée à<br />

copierdesfragmentsduCondottière<br />

ou d’autres portraits d’Antonello<br />

et l’autre partie àinventer mes<br />

propres détails. Pendant six mois,<br />

jen’aiguèrefaitquecela,sanspeindre<br />

un seul trait. Toutes les semaines,<br />

je ponçais un tout petitpeu le<br />

panneau et je rajoutais quelques<br />

couches pour le tenir dans un état<br />

de fraîcheur adéquat… A ce<br />

moment-là, c’est devenu très difficile…<br />

J’étais en face de mon panneau.<br />

Mais pas comme n’importe<br />

quel peintre, pas en face de n’importequelletoile.C’étaitautrechose<br />

que de peindre une meule, ou<br />

un paysage de banlieue, ou un<br />

soleil couchant… Je devais rendre<br />

compte de quelque chose qui existait<br />

déjà, je devais créer un autre<br />

langage,maisjen’étaispaslibre:la<br />

grammaire et la syntaxe existaient<br />

déjà, mais les mots<br />

n’avaient aucun sens ;jen’avais<br />

plus le droit de les utiliser. C’était<br />

cela qu’il fallait que j’invente, un<br />

nouveau vocabulaire, un nouvel<br />

ensemble de signes… On devait<br />

pouvoir l’identifier au premier<br />

[regard], mais il devait quand<br />

même être différent… C’est un jeu<br />

très difficile…<br />

Au début, on croit, on fait semblant<br />

de croire que c’est facile. Qui<br />

estAntonello de Messine?Débuts<br />

àl’Ecole sicilienne, influence prépondérantedesFlamands,influenceaccessoiremaissensibledel’Ecole<br />

vénitienne. Ça traîne dans tous<br />

les manuels. Ça explique une première<br />

approche. Mais ensuite?La<br />

«Lagrammaire et<br />

la syntaxe existaient<br />

déjà, mais les mots<br />

n’avaient aucun sens »<br />

sécheresse et la maîtrise. On se dit<br />

ça;oncroit avoir tout dit. Mais les<br />

signes de cette sécheresse? Les<br />

signes de cette maîtrise? Çane<br />

vient pas tout seul. Ça vient mal,<br />

lentement, d’une façon bâtarde…<br />

On reste devant sa toile ou devant<br />

son carton, des heures et des heures.<br />

On n’a rien devant soi, sauf cet<br />

ensemble de lois quivous contraignent,<br />

que l’on ne peut pas transgresser.Ilfautd’abordlescomprendre,<br />

d’un bout àl’autre, entièrement.<br />

Sans commettre la moindre<br />

erreur. On s’essaye timidement à<br />

Le<br />

Condottière<br />

Georges <strong>Perec</strong><br />

Cepolardejeunesseétaitrestéinéditjusqu’à<br />

aujourd’hui.En1960,l’écrivainnotait:<br />

«lereprendraidansdixansouattendraidans<br />

matombequ’unexégètefidèleleretrouve<br />

dansunevieillemalle».Extrait<br />

faire une esquisse. On la critique.<br />

Quelque chose ne tient pas. On<br />

croit modifier un détail, mais c’est<br />

tout l’ensemble qui tombe, d’un<br />

seul coup. Pendant six mois, j’ai<br />

jouéau chat et àlasouris avec mon<br />

Condottière.Jeluiaidonnédesbarbes,desmoustaches,descicatrices,<br />

des taches de rousseur, des nez<br />

camus, des nez aquilins,<br />

des nez épatés,<br />

des nez bourboniens,<br />

des nez grecs, des<br />

armures, des broches,<br />

des cheveux courts,<br />

des cheveux longs,<br />

des bonnets, des<br />

toques de fourrure,<br />

descasques,deslippes,desbecs-delièvre…<br />

Je ne m’y retrouvais<br />

jamais. Je regardais le Condottière.<br />

Je me disais :voilà, telle contraction<br />

des muscles, c’est telle ombre<br />

accentuéedetelleoutellemanière,<br />

undégradésurlajoue,enarcdecercle,<br />

et telle ombre, c’est toute une<br />

expression du visage, son émergence,cequifaitquececiresteinvisible<br />

et que cela éclate. Et de cet<br />

ensembled’ombresetdelumières,<br />

jaillit toute une musculature, toute<br />

une force, dans le visage, une<br />

volonté des muscles. C’était cela<br />

qu’il fallait que je retrouve sans le<br />

copier. C’était cela qui me frappait<br />

le plus. Par exemple, je comparais<br />

le Condottière au Portrait d’homme<br />

qui se trouve àVienne. C’était<br />

exactementlecontraire.LeCondottière<br />

est un homme d’âge moyen,<br />

plutôt jeune –ilaentre trente et<br />

trente-cinq ans, l’Homme de Vienne<br />

n’acertainement pas vingt ans.<br />

L’un est décidé, l’autre est veule, le<br />

visage mou, les traits affaissés,<br />

menton fuyant, des petits yeux,<br />

une joue immense et nue, sans<br />

muscles, sans vigueur. Par contre<br />

la tunique est plus claire, plus nette<br />

que le visage, les plis sont visibles,<br />

et la broche. Je pouvais me<br />

tromper dans cette comparaison,<br />

mais c’est ce qui me paraissait le<br />

plus évident, ce déplacement des<br />

signes. L’Homme de Vienne n’était<br />

pas difficile àfaire;ç’aurait pu être<br />

n’importequi.MaisleCondottière,<br />

puisque j’avais choisi de le peindre,<br />

ce ne pouvait être qu’un visage.<br />

Je tournais autour de cette<br />

constatation, je ne parvenais pas à<br />

en sortir. Au début, l’idée d’affublermonCondottièred’unecuirasse<br />

m’a semblé très alléchante. Ça<br />

simplifiait beaucoup de choses;ça<br />

permettait de jouer sur les lumiè-<br />

res, le gris de la cuirasse, le gris des<br />

yeux, comme chez l’autre, tout le<br />

tableau tourne autour du brun:la<br />

toque et la tunique, les yeux, les<br />

cheveux, le brun-vert du fond,<br />

l’ocreclairdelapeau.J’auraiseuun<br />

Condottière en gris:casque et cuirasse,<br />

les yeux, les cheveux assez<br />

clairs, la peau très mate, légèrement<br />

grise comme celle du jeune<br />

homme de Botticelli au Louvre.<br />

Seulement, ça n’avait aucun sens.<br />

Qu’est-cequ’un Condottière avait<br />

àfaire d’une cuirasse, puisqu’il<br />

était bien entendu qu’il était àlui<br />

seul la force? Une cuirasse, c’était<br />

un signe, trop facile, comme il eût<br />

été trop facile de le peindre selon<br />

l’idée que les romantiques nous<br />

ont donnée d’un Condottière :<br />

débraillé et aviné, genre Capitaine<br />

Fracasse ou<br />

Côme de Médicis.<br />

J’ai abandonné<br />

ma cuirasse.<br />

Je l’ai serré<br />

dans une<br />

tunique vaguement rouge ;mais<br />

elle ressemblait trop àlavraie… J’ai<br />

cherchéencore…Pendantsixmois,<br />

chaque jour, dix heures par jour.<br />

Puis j’ai cru que j’y étais arrivé.<br />

Mon Condottière serait de trois<br />

Le Condottière,<br />

de Georges <strong>Perec</strong>, Seuil,<br />

«LaLibrairie du<br />

XXI e siècle», 224p., 17¤.<br />

«Portrait d’homme»,<br />

dit «leCondottiere »,<br />

d’Antonello de Messine, 1475<br />

(Musée du Louvre, Paris).<br />

JEAN-GILLES BERIZZI/RMN<br />

quarts, comme le vrai, comme<br />

l’Homme de Vienne, comme l’humaniste<br />

de Florence, tête nue, le<br />

sol serait légèrement plus apparent,<br />

la tunique serait lacée, le lacet<br />

ne se détachant pas, et comporteraitquelquesplislégèrementapparents<br />

àlahauteur de l’épaule. Ce<br />

costume, décidé après bien des<br />

tâtonnements, ne fut accepté<br />

qu’après que j’ai été vérifié àla<br />

Nationales’ilétaitpossible.Çapouvaitmarcheràpeuprès;jepouvais<br />

prendre tous les détails dans différentes<br />

œuvres;lecol chez l’Homme<br />

de Vienne, le laçage de la tunique<br />

dans un portrait d’Holbein, la<br />

configuration générale de la tête<br />

dans un portrait de Memling. Le<br />

teint du Condottière me fit perdre<br />

àluiseulunequinzainedejours;je<br />

n’arrivais pas àlecerner;ilfallait<br />

qu’il corresponde àlacouleur de la<br />

tunique, il devait déterminer toutes<br />

les autres couleurs;j’ai fini par<br />

choisir un ocre assez terne, une<br />

peau très mate, des cheveux noirs,<br />

des yeux bruns très sombres, des<br />

lèvres épaisses àpeine plus sombres,<br />

une tunique lie-de-vin, un<br />

fond rouge sombre, légèrement<br />

plusclairsurladroite.Chaquedécision<br />

entraînait des esquisses complètes,<br />

des hésitations, des arrêts,<br />

«C’était quelque chose<br />

de très curieux.<br />

Je n’avais jamais eu<br />

peur de rater un faux »<br />

desretoursen arrière,des déterminations<br />

héroïques. Je crois que je<br />

prenais trop de précautions. Tout<br />

étaitfait. D’avance. Avec une telle<br />

précision que je ne pouvais plus<br />

me tromper et que la moindre<br />

application de mon pinceau sur le<br />

panneau deviendrait définitive.<br />

C’étaitbiencommecelaqu’ilfallait<br />

travailler, mais les marges d’erreur,<br />

cette fois, avaient complètement<br />

disparu. La moindre hésitation<br />

et il aurait fallu que je recommence<br />

tout, que je ponce entièrement,<br />

que je refasse le gesso duro.<br />

J’avais peur. C’était quelque chose<br />

detrèscurieux.Jen’avaisjamaiseu<br />

peurderaterunfaux.Aucontraire,<br />

j’avaistoujoursétépersuadéqueje<br />

le réussirais facilement. Ici, il me<br />

fallait des jours entiers pour me<br />

décider àchoisir telle couleur, tel<br />

mouvement, telle ombre.<br />

Le plus difficile, ce fut, évidemment,<br />

cette fameuse contraction<br />

des muscles. C’était impossible à<br />

pasticher, ou bien j’aurais donné<br />

un sosie, et ça n’avait aucun sens.<br />

J’ai fini paraccepter de me guider<br />

sur le portrait de Memling:uncou<br />

très large et très fort, la minuscule<br />

annonce d’un double menton, des<br />

yeuxtrèsprofonds,uneridedechaque<br />

côté du nez, une bouche assez<br />

épaisse. La forceserait dans le cou,<br />

dans l’attache de la tête, dans son<br />

mouvement,trèshauteettrèsdroite,dansleslèvres.Surlesesquisses,<br />

tout allait bien. Sur les toiles d’essai,<br />

avec des gouaches, le résultat<br />

était même assez admirable: un<br />

mélange très complexe de<br />

Memlingetd’Antonello,adéquatement<br />

corrigé, un regard très pur,<br />

des lignes immédiates, sans résistance<br />

d’abord, et s’épaississant<br />

ensuite, devenant imperméables,<br />

durcissant, devenant impitoyables.<br />

Sans cruauté et sans faiblesse.<br />

Ce que je cherchais. Apeu près<br />

exactement ce que je voulais…<br />

J’ai encore mis un mois<br />

avantd’entreprendrevraiment<br />

de peindre.<br />

«LeCondottière »,<br />

pages 149-155<br />

0123<br />

Vendredi 24 février 2012<br />

»


0123<br />

Vendredi 24 février 2012<br />

LeGlacis<br />

de Monique Rivet, Métailié, 144p., 14¤.<br />

Au milieu des années 1950, une jeune Française,<br />

Laure, est nommée professeur dans une petite<br />

ville de l’Oranais. Mal àl’aise parmi les piedsnoirs<br />

et les «Francaouis», elle se lie d’amitié<br />

avec Elena, un médecin, et fréquente le cercle<br />

militaire. Sa liaison avec le secret Felipe n’apaise<br />

pas les tensions, au contraire. La guerre contamine<br />

chaque geste. Trop franche, Laure s’attire<br />

l’hostilité du milieu colonial, tout en restant de<br />

facto éloignée d’une société «indigène»,<br />

ghettoïsée et silencieuse. Un roman d’époque,<br />

naïf et touchant, publié pour la première fois.<br />

Catherine Simon<br />

Elle n’y comprend pas grandchose,<br />

la petite Laure. Ni àla<br />

guerre,ni au FLN,ni àlagrande<br />

avenue plantée d’acacias qui<br />

sépare la ville européenneet la<br />

villeindigène, avenue frontière<br />

baptisée «leGlacis».Nommée d’office<br />

en Algérie, la jeune enseignante de français<br />

se retrouve, à22ans, catapultée dans<br />

un mondegrimaçant, bizarrement familier:celui<br />

de la société coloniale d’une ville<br />

de l’Oranais (nord-ouest algérien), àla<br />

fin des années 1950. C’est ce séjour, brutalement<br />

abrégé par l’arrestation de Laure<br />

et son renvoi en métropole, que raconte<br />

Le Glacis.<br />

Al’image de son héroïne, la romancière<br />

Monique Rivet était «très ignorante» des<br />

réalités de l’Algérie, quand elle adébarqué<br />

en1956àSidiBelAbbès.Elle-mêmeaenseigné<br />

un an au collège de jeunes filles de la<br />

ville. Comme Laure, son (presque) double<br />

de papier,elle ne sait rien de Messali Hadj,<br />

le dirigeant nationaliste, ni du mouvement<br />

indépendantiste; elle confond les<br />

claquements de bec des cigognes avec le<br />

crépitement des mitraillettes et écrit<br />

wilaya («préfecture») avec deux «l».<br />

Ignorantes, naïves ou inconscientes,<br />

danscestroislivres,lesfemmes(réellesou<br />

romancées) ont toutes en commun<br />

d’avoir été tenues en lisière de la guerre et<br />

d’avoir porté, dès lors, un regard singulier<br />

sur ces années sombres. Ces paroles de<br />

femmes sur la guerre sont rares encore<br />

aujourd’hui.<br />

Rédigé àchaud «en1956 ou 1957»,croit<br />

se rappeler Monique Rivet, ce roman de<br />

jeunesse est resté plus de cinquante ans<br />

«oublié au fond d’un tiroir», après que<br />

Flammarion eut refusé de l’éditer. Parce<br />

que le texte n’était pas bon?Parce que la<br />

révolte qu’il exprime n’avait pas plu au<br />

directeur littéraire de l’époque?Heureux<br />

hasard:contactée en 2011, l’éditrice Anne-<br />

Marie Metailié, née àSidi Bel Abbès, l’a<br />

aimé. Le Glacissort du placardau moment<br />

où l’on commémore le cinquantenaire de<br />

l’indépendance de l’Algérie.<br />

Opportunément exhumées elles aussi,<br />

les dizaines de lettres qu’ont échangées,<br />

de l’automne 1960 au printemps 1962, le<br />

jeune parachutiste Gilles Caron et sa<br />

mère,CharlotteWarden,formentlamatière<br />

d’un gros livre, J’ai voulu voir. Lettres<br />

d’Algérie. Ason retour, devenu reporterphotographe,<br />

Gilles Caronaura le temps<br />

de fonder l’agence Gamma, aux côtés de<br />

RaymondDepardon,avant de disparaître,<br />

en 1970, lors d’une mission au Cambodge.<br />

Sa mère, elle, est morte en 1982.<br />

Leurs lettres de guerre, surtout celles<br />

de Charlotte Warden, ont la même fraîcheur<br />

et les mêmes maladresses que le<br />

roman de Monique Rivet. On yretrouve le<br />

ton acide, un peu bravache de la France<br />

présoixante-huitarde –celui d’Ania Francos<br />

dans La Blanche et la Rouge (Julliard,<br />

1964). On ysent une époque:letransistor,<br />

les cigarettes, le papier peint «avec lierre»<br />

et les tics de langage –ici, les filles sont<br />

«nippées»,là, les choses marchent «commesurdesroulettes»<br />

et «228au jus»signifie<br />

qu’il reste àl’infortuné deuxième classe<br />

Gilles Caron (sa lettre date de septembre1961)deuxcentvingt-huitjoursdeservice<br />

militaire àfinir.<br />

J’aivouluvoir<br />

Lettres d’Algérie,<br />

de Gilles Caron,<br />

Calmann-Lévy, 400p., 19,90¤.<br />

Reporter photographe, tôt disparu, Gilles<br />

Caron est l’un des fondateurs de l’agence<br />

Gamma. Avant sa brillante carrière, il fut<br />

soldat en Algérie, chez les parachutistes.<br />

C’est la correspondance du jeune appelé<br />

avec sa mère qui est ici rassemblée et<br />

mise en lumière. Cet échange de lettres<br />

témoigne d’une France en désarroi àl’approche<br />

des accords d’Evian, lasse, surtout,<br />

d’une guerre qui ne dit pas son nom.<br />

Peu de femmes ont écrit sur la guerre d’Algérie. Cinquante ans après les accords d’Evian, un roman,<br />

une correspondance et un essai disent la naïveté et les inquiétudes de celles qui n’ont rien vu ou presque<br />

L’autre moitié de la guerre<br />

Guérirons-nous?<br />

Histoire commune, la<br />

guerre d’Algérie n’est<br />

pas encore une histoire<br />

partagée, ni une mémoire<br />

apaisée. Al’occasion<br />

de la commémoration<br />

des accords d’Evian (18mars 1962),<br />

Le Monde publie un hors-série<br />

«Guerre d’Algérie. Mémoires<br />

parallèles», 100p., 7,50¤.<br />

De la fraîcheur dans la guerre d’Algérie?<br />

Sagan qui danse avec Bigeard? Ilne<br />

faut pas toujours s’y fier. Légères en apparence,<br />

certaines phrases sont fondues<br />

dans le plomb. Ainsi, ce post-scriptum<br />

elliptiquedu parachutisteCaron,quicommente<br />

pour sa mère des photos de prisonniers«prises<br />

avantqu’ils nesoient passésà<br />

tabac».Dans le groupe, il yaune femme.<br />

Elle a «les yeux dont je voulais te parler»,<br />

écritlefutur photographe. «Elle avait, la<br />

veille, été violée plusieurs fois. Les autres<br />

sont les scènes habituelles d’opérations.<br />

Danscellequejet’envoie,c’estlepetitdéjeuner<br />

le matin et le repos du soir»,conclut-il,<br />

comme s’il revenait d’un pique-nique.<br />

Pas avec un «fellagha ».<br />

«C’est la guerre, me disais-je», raconte<br />

Laure en écho, dès les premières pages du<br />

Glacis,livrequiégrène,luiaussi,sonchapelet<br />

de cadavres, d’injustices àhurler. «De<br />

guingois avec tout, choses et gens », la<br />

jeune enseignante est renvoyée en France,<br />

après que les autorités ont découvert sa<br />

liaisonavecun dirigeantdela wilaya5(celle<br />

de l’Oranais) du FLN. Elle-même n’en<br />

savaitrien.SonFelipe,unFrançaisd’ascendance<br />

espagnole, s’étire «à la façon d’un<br />

chat»–etc’estcelaqu’elleaime.Ellen’imaginait<br />

pas coucher avec un «fellagha».<br />

GillesCaron,desoncôté,décidededéserter.<br />

On le met aux arrêts. Il dévore les livres<br />

Alger, avril 1961.<br />

MARC GARANGER/EPICUREANS<br />

comme un fou –ceux que sa mère lui<br />

envoie ou qu’il arrive àseprocurer entre<br />

deux «opérations». Comme Laure, il n’en<br />

peut plus: «Jenesuis pas un lâche, mais je<br />

n’ai personne àqui parler », écrit-il, le<br />

19octobre 1960. «Aquoi bon mettre de la<br />

littérature ou de la grammaire dans la tête<br />

des gens si c’est pour qu’on les retourne du<br />

pied sur une voie de chemin de fer, un trou<br />

dans la poitrine», semble lui répondre le<br />

personnage principal du Glacis,qui vient<br />

d’assister àl’assassinat d’un suspect.<br />

Ces deux-là n’aiment pas la guerre ni le<br />

colonat. Ils sont jeunes, seuls, impuissants<br />

jusqu’à la nausée. Tout compte fait,<br />

ces deux mal-pensants ont compris l’es-<br />

Minuit,un esprit d’insoumission<br />

sentiel. Sans doute Charlotte Warden<br />

a-t-elle compris aussi. Elle asauvé son fils,<br />

avec ses mots fébriles envoyés de Paris,<br />

ses lettres où se mélangent les réunions<br />

duPSU, l’envoide caleçonslongs,les meetings<br />

àlaMutualité et les travaux dans la<br />

cuisine. «Fais attention mon Gilles et<br />

essaye de ne pas participer àd’affreuses<br />

violences»,recommande-t-elle. Elle insiste:<br />

«(…)Ce sera si bien si tugardes toujours<br />

ces formes gentilles de la civilisation.»<br />

Maline et mièvre, cette mère formidable<br />

sait consoler son garçon àbéret rouge :<br />

«(…) Mal comme tu es, tu dois être content<br />

depenserquetu asun endroitàtoioùrevenir<br />

et retrouver tes choses.»<br />

Les Editions de Minuit proposent sept ouvrages de l’époque, dont quatre<br />

étaient épuisés depuis plus de trente ans. Sont remis àl’office, notamment:<br />

L’AffaireAudin,<br />

de Pierre Vidal-Naquet, «Documents », 192 p., 10,50€.<br />

Réfutant la thèse de l’évasion expliquant la disparition du militant Maurice<br />

Audin, Pierre Vidal-Naquet émet l’hypothèse –confortée par la suite–que<br />

le jeune mathématicien est mort sous la torture.<br />

Le Désert de l’aube,<br />

de Noël Favrelière,«Documents », 224p., 13,50€.<br />

Parachutiste en Algérie, l’auteur raconte comment il apris la fuite avec<br />

un rebelle blessé, le sauvant d’une exécution sommaire.<br />

Sont réimprimés en fac-similé<br />

Itinéraire<br />

de Robert Bonnaud, préface de Pierre Vidal-Naquet, «Documents», 160p., 10€.<br />

Les lettres de Robert Bonnaud, militant anticolonialiste, rappelé en Algérie<br />

en 1956, emprisonné aux Baumettes en 1961.<br />

Provocationàladésobéissance. Le procès du déserteur<br />

«Documents», 176p., 10¤.<br />

Compte renduduprocès intenté en 1961 àJérôme Lindon (PDG des Editions<br />

de Minuit depuis 1948), condamné pour «incitation de militaires àla<br />

désobéissance»après la publication du roman Le Déserteur,deMaurienne<br />

(Jean-Louis Hurst).<br />

Traversée<br />

LesHéritiers<br />

dusilence<br />

Enfants d’appelés en Algérie,<br />

de Florence Dosse, Stock, 288p., 20€.<br />

Cet essai fait se croiser trois types de récit:<br />

celui des anciens militaires de la guerre<br />

d’Algérie, celui de leurs épouses et celui<br />

des enfants –les quadragénaires d’aujourd’hui.<br />

On ydécouvre le peu que les pères<br />

ont transmis au sein de la famille:lacascade<br />

des silences se fait entendre, d’une<br />

génération àl’autre, mélange de non-dits,<br />

d’interdits, de pudeur ou de honte.<br />

Et aussi...<br />

3<br />

Des soldats tortionnaires.<br />

Guerre d’Algérie:<br />

des jeunes gens<br />

ordinaires confrontés<br />

àl’intolérable,<br />

de Claude Juin, «Lemonde<br />

comme il va», Robert<br />

Laffont, 370p., 21¤<br />

(en librairie le 27février).<br />

Quandles cigognes<br />

claquaient du bec<br />

dans les eucalyptus.<br />

Correspondance d’un<br />

appelé d’algérie,<br />

d’Eleonore Faucher,<br />

préfacedeBenjamin<br />

Stora, Fayard, 526p., 23 ¤<br />

(en librairie le 1 er mars).<br />

Ilsavaient 20 ans.<br />

Ils ont fait la guerre<br />

d’Algérie,<br />

de DominiquePaganelli,<br />

préface de Benjamin<br />

Stora, «Histoire contemporaine»,<br />

Taillandier, 224p.,<br />

16,90 ¤(en librairie<br />

le 8mars).<br />

KabylieTwist,<br />

de Lilian Bathelot, Gulf<br />

Stream Editeur, 360p.,<br />

14,50¤.<br />

Mais étaient-ils si «mal » dans la<br />

guerre, tous ces nommés d’office et ces<br />

mobilisés?Lesaura-t-onjamais?Contrairement<br />

àson héroïne, Monique Rivet n’a<br />

pas été renvoyée en France. Après Sidi Bel<br />

Abbès, elle amême passé, àsademande,<br />

deux années supplémentaires dans un<br />

lycée d’Oran. «J’étais curieuse», explique-t-elle<br />

aujourd’hui. Les femmes d’appelés,<br />

en revanche, ne le sont guère. Ni<br />

curieuses ni inquiètes. Parmi celles que<br />

Florence Dosse ainterrogées, rares sont<br />

celles qui disent avoir eu peur pour leur<br />

mari ou leur fiancé. Pas de Charlotte Warden<br />

parmi elles.<br />

L’absence d’angoisse est «l’une des plus<br />

étonnantes» découvertes qu’ait faites la<br />

chercheuse, elle-même fille d’un ancien<br />

appelé de la guerre d’Algérie, en menant<br />

l’enquête sur Les Héritiers du silence,proches<br />

parents et enfants de conscrits. Plus<br />

d’un million de soldats furent mobilisés<br />

durantcesseptannéesd’uneguerre«sans<br />

nom et sans gloire».Près de 30 000 d’entre<br />

eux ont été tués. Est-ce la honte ou la<br />

force du traumatisme qui arendu muets<br />

ceux qui sont revenus ?Dans les lettres<br />

adresséesàleurs femmes, rien ou presque<br />

ne transpire des horreurs infligées ou<br />

vécues. Le non-dit agagné, transmis àla<br />

génération suivante. Cette «zone sombre»,mélange<br />

d’ignorance, de soupçon et<br />

d’interdit, constitue une «mémoire seconde»,<br />

estime Florence Dosse.<br />

Les lettres de GillesCaron et de sa mère,<br />

comme le roman de Monique Rivet, ont<br />

été écrits, eux, sur le vif et ont la couleur<br />

des choses vécues. Alafin du Glacis,l’héroïne<br />

se moque d’elle-même et de la «sotte<br />

fierté» qui l’a poussée, un temps, àproclamer<br />

qu’elle ne se sentait pas liée àla<br />

France, «cepays dont je voulais oublier les<br />

violences comme si je ne savais pas que la<br />

violence est inoubliable».p


4<br />

Littérature Critiques<br />

Roman, chanson, théâtre, essais, poésie, peinture… L’artiste, âgé de 83 ans, aexcellé<br />

dans tous les domaines. Nouvelle démonstration avec cet «Ultime amour»<br />

Le nouveau tourbillon de Rezvani<br />

Xavier Houssin<br />

Atout à l’heure… » Marie-<br />

José Nat s’est éclipsée vers<br />

le fond de l’appartement,<br />

emportant un petit bloc,<br />

un stylo, son téléphone. «Jevais<br />

lire.» Serge Rezvani lui sourit. Elle<br />

plisse un peu les yeux. Un instant,<br />

leur sourire àtous les deux al’air<br />

d’envahir la pièce. Juste une affaire<br />

de reflets. «Ons’est connu, on s’est<br />

reconnu», ce vers du Tourbillon, la<br />

chanson que Rezvani créa pour<br />

Jeanne Moreau dans le Jules et Jim<br />

de Truffaut en 1962, est aussi le titre<br />

d’une pièce qu’il vient d’écrire pour<br />

cette femme qu’il aime et qu’il a<br />

épousée il yamaintenant six ans.<br />

Ils se sont rencontrés chez des<br />

amis, en 2005, et ne sont plus quittés.<br />

Coup de foudre tardif et improbable.<br />

Il venait alors de perdre Lula,<br />

la compagne de sa vie pendant plus<br />

de cinquante ans. Lula lentement<br />

détruite,éteinte,effacéeparlamaladie<br />

d’Alzheimer. «Jen’imaginais<br />

pas alors comment poursuivre ma<br />

vie»,dit-il. Lula aété, en effet, sans<br />

cesseaucœurdesonexistenceetde<br />

sa création. Ensemble ils ont vécu<br />

une exceptionnelle passion grâce à<br />

laquelle il apu«aller aux confins».<br />

«Point final»<br />

Peintre et écrivain, à bientôt<br />

84ans, après une quarantaine de<br />

romans et récits, de pièces de théâtre,<br />

de chansons, de poésie, d’essais,<br />

de traductions, il publie Ultime<br />

amour («lepoint final àmalongue<br />

explorationdelapremièrepersonne<br />

du singulier»), récit terrible de ces<br />

derniers moments et témoignage<br />

de la reconnaissance infinie envers<br />

celle qui l’a «tiré par la main». Le<br />

livredevraitdoncclorelecycleautobiographique<br />

entamé en 1967 avec<br />

Les Années-Lumière (Flammarion)<br />

qu’avaitsuiviLesAnnéesLula(Flammarion,<br />

1968). S’y répondent les<br />

douleurs d’une enfance où il se<br />

retrouve tôt orphelin de mère, ballotté<br />

par un pèrefantasque d’institutions<br />

en pensions sordides, une<br />

jeunesse d’âpre bohème dans le<br />

Paris de l’Occupation où il veut être<br />

peintreet,après qu’ilacontractéun<br />

bref premier mariage, le moment<br />

où Lula qui surgit dans sa vie: «Ce<br />

fut immédiat, et pour toujours.»<br />

Christine Rousseau<br />

C’était il yalongtemps.<br />

Vingt ans peut-être, ou<br />

plus. Au coind’une porte,<br />

d’une rue, d’un vieil<br />

immeuble voué àladémolition.<br />

D’un monde disparu, comme ces<br />

figures, bouleversantes, qui hantentlenarrateurdunouveaulivre<br />

de Dominique Fabre.<br />

De Jérôme, cet ami d’enfance<br />

qui s’est envolé vers des paradis<br />

artificiels, de ce père qui aabandonné<br />

femme et enfants ou d’Anna,<br />

cette grand-mère aux chemisiers<br />

colorés et àlamémoire en<br />

vadrouille, ne restent que quelques<br />

images:celle d’un parasol<br />

sous lequels’élevaientles accords<br />

d’IndiaSong;d’unevaliseavachie<br />

contenant les reliquats d’une vie;<br />

ouencored’unearmoirehauteen<br />

secrets enfouis dans d’innombra-<br />

L’œuvre intime de Rezvani traverseainsilesjours,enassociantsa<br />

longue félicité de couple, les rappels<br />

du passé, les arrangements<br />

nécessaires avec le présent.<br />

«J’avais commencé par écrire des<br />

chansons, raconte-t-il. Je me suis<br />

aperçu que ces chansons étaient<br />

pour moi comme un journal chanté.Ilnemerestait<br />

qu’un pas àfranchir.»<br />

Ces textes sont étonnamment<br />

sincères et exigeants. «Pour<br />

écrire monhistoire, puis notre histoire,<br />

il m’a fallu passer par tous<br />

ceux qui m’ont fait –sans travestir<br />

leurs noms –etles mettre les uns<br />

Extrait<br />

«Etmevoilà (…) plus que jamais enivré d’énigme!Mourir sans<br />

avoir compris!Quelle ivresse!Moi, je dirai plutôt:mourir en<br />

ayant compris qu’il n’y arien àcomprendre si ce n’est que l’humain<br />

ainscrit àmême le ciel le plus beau d’entre tous les signes,<br />

le point d’interrogation. Ce signe (…) crée une rencontre délectable!Rien<br />

que pour cela, l’Humanité mériterait d’exister, aussi<br />

fugitive soit-elle!Etrien que pour signifier ces signes par la pratique<br />

àlafois inutile et nécessaire de la peinture, ma vie de peintre<br />

méritait d’être vécue. Depuis mes dix-sept ans (…),jerevois<br />

ces dizaines et dizaines d’années d’interrogations par la peinture<br />

et par l’écriture, comme une grisante raison d’avoir été!»<br />

Ultime amour, page104<br />

La ritournelle du temps qui passe<br />

Au comptoir des souvenirs, Dominique Fabre paie sa dette aux êtres aimés et disparus<br />

bles tiroirs. Des images aussi<br />

tenues que les trois petites phrases<br />

qui reviennent cisailler le<br />

cœurderegretsetderemords.«Je<br />

veux les rappeler une fois, encore<br />

unefois,parcequed’eux,ilnereste<br />

rien et qu’ils vivent seulement un<br />

peu de ça, les souvenirs.»<br />

Trois petites phrases-refrain<br />

qui rythment le temps qui passe,<br />

perdu àrêver, àaimer, àimaginer<br />

une autre vie, àsetromper parfois,<br />

àattendre souvent, sans que<br />

rien ne se passe vraiment. C’est<br />

sur cet air connu et familier aux<br />

lecteursde Dominique Fabre,que<br />

ce miniaturiste sensible et délicat<br />

acomposé Il faudrait s’arracher le<br />

cœur.Unroman-nouvelle–genre<br />

où il excelle–empreint de grâce<br />

et de mélancolie. Un roman-dette<br />

aussi, écrit comme une valse à<br />

trois temps où les phrases-titres<br />

des nouvelles battent le rappel<br />

des disparus. «Luc les mains froides,ManuGarouste,JérômeCanetti,<br />

Tony Desplanche (…), et tous les<br />

Ultime amour,<br />

de Serge Rezvani,<br />

Les Belles Lettres,<br />

154p., 19¤.<br />

autresdontjenecitepaslenom,et<br />

pardon àceux que j’oublie, ils<br />

connaissent tous un peu cette histoire.<br />

Elle tient en dix lignes ou<br />

alors en une vie. Parfois, je voudrais<br />

lui imposer le silence, et de<br />

nouveau, quand elle revient, je ne<br />

peux que la raconter.»<br />

La fac «option cafétéria»<br />

Unehistoired’amour,d’amitié<br />

d’abord qui laisse des regrets en<br />

pagaille.Comme celui de ne pas<br />

avoir entendu l’appel de Jérôme<br />

qui murmurait entre deux fixes:<br />

«Ilfaudrait s’arracher le cœur.»<br />

C’était au début des années 1980,<br />

entre Asnières-Clichy et Gennevilliers,<br />

lieux de mémoire depuis<br />

toujoursdeFabre.Etudiantenphilo,<br />

«option cafétéria», le narrateur<br />

naviguait alors entre deux<br />

mondes et deux amis. L’un,<br />

connuàlafacetdontilétaitamoureux,<br />

vivait dansun appartement<br />

cossu du boulevard Pereire. Fréquemment,<br />

il venait yjouer les<br />

après les autres dans leur exacte<br />

lumière»,explique-t-il dans Le Testamentamoureux(Stock,1981).Ilva<br />

continuer l’investigation avec<br />

Variations sur les jours et les nuits.<br />

Journal (Seuil, 1985), Les Repentirs<br />

dupeintre(Stock,1993),oùilévoque<br />

ses allers-retours entre peinture et<br />

littérature, et Le Romand’une maison<br />

(Actes Sud, 2001) consacré, avec<br />

photoset dessinsàl’appui,àLaBéate,<br />

la propriété nichée dans le massif<br />

des Maures, où Lula et lui ont<br />

vécu si longtemps. Le bonheur sera<br />

étouffé par la maladie. L’Eclipse<br />

(Actes Sud, 2003) tient la chronique<br />

des années obscures où Lula s’enfoncesansrémissiondansl’effroyable<br />

absence. Mais Rezvani n’était<br />

pas allé jusqu’au bout. Il lui fallait<br />

parleraussidelaviolence,deshumiliations,des<br />

lâchetés. Ultimeamour<br />

est un impitoyable réquisitoire<br />

contre les profiteurs, les prédateurs<br />

dumalheur.Ces«bravesgens»auxquels<br />

on se soumet, faute de pouvoir<br />

affronter seul la situation, et<br />

qui se révèlent d’inquiétants<br />

voleurs. Ces voisins, ces amis qui<br />

vous abandonnent, ou pis, ceux<br />

qu’on imaginait les plus fidèles, qui<br />

s’emparent de votre désarroi. «La<br />

longue maladie de ma Lula, qui<br />

sauveurs de ce fils d’avocat qui,<br />

afin de tromper l’ennui et le désamour,<br />

absorbait des cachets<br />

«pour ne pas vraiment mourir».<br />

Tandis qu’ailleurs, de l’autre côté<br />

dupériph’,Jérôme,lecopaind’enfance,<br />

du Café du Cercle et des<br />

baladesenbordsdeSeine,s’enfonçait<br />

dans le dur de la drogue.<br />

«Il faudrait s’arracher le<br />

cœur » pour oublier les errements<br />

amoureux, les négligences,<br />

les abandons et tous ces chagrins<br />

d’enfance qui saisissent un<br />

jouraudétourd’unephrasebanale<br />

àpleurer. Tel ce «Jevais devoir<br />

vous laisser», lancé par un père<br />

au bras duquel tangue sous le<br />

poids du mal-être une valise<br />

amochée. A10ans, près d’une<br />

sœur délurée et d’une mère qui<br />

peine àrefaire sa vie, on cogite<br />

dans un appartement soudain<br />

trop grand;onjoue au détective<br />

dans lesrues, en quête d’une silhouette<br />

grise, on s’invente des<br />

martingales d’espoirs, puis en<br />

ULF ANDERSEN/<br />

EPICUREANS<br />

avait fini par m’enlever toute réaction<br />

de défense, avait autorisé ceux<br />

qui m’entouraient àmeconsidérer<br />

commequelqu’undefini.J’étaisintérieurement<br />

mort. Donc àlamerci de<br />

la “gentillesse” de ceux qui croisaient<br />

mon chemin.» On ne lui pardonne<br />

rien. Ni un roman vengeur<br />

(Le Dresseur, Cherche-Midi, 2009)<br />

qu’il arédigé rageusement pour<br />

«laver le poison de ces temps-là».Ni<br />

sa renaissance amoureuse avec<br />

Marie-José Nat. «J’en sais qui n’ont<br />

pas compris que je ne me suicide<br />

pas», insiste-t-il. Mais l’inespérée<br />

douceur est la plus forte. «J’ai suffisamment<br />

raté de pages d’écriture<br />

poursavoirqu’aujourd’huij’écrisau<br />

plus près de ce que je ressens.» Les<br />

Belles Lettres, son nouvel éditeur, a<br />

rééditéLaTraverséedesmontsnoirs<br />

paru chez Stock en 1992, livremosaïque<br />

du sens et des sens, qui a<br />

le pouvoir de «ces contes qui<br />

réveillent».Ils’achevait sans réponses<br />

(«ces paroles entendues ici, vous<br />

lesemporterezavecvous–mêmecelles<br />

que vous n’avez pas pu comprendre…»).<br />

Serge Rezvani acommencé<br />

às’atteleràlasuite. Aumur,sesportraits<br />

de Marie-José Nat. Il sourit.<br />

«J’en conviens. Ultime amour n’est<br />

pas vraiment “le point final”.» p<br />

grandissant, on va se réchauffer<br />

le cœur près des copains au Café<br />

du Cercle pour oublier l’attente<br />

de ce père disparu sans laisser<br />

d’adresse.<br />

«Aubout d’un certain nombre<br />

d’années, tous les mots vous font<br />

penseràdesgens, et lesgens disparaîtront,<br />

mais pas les mots. Les<br />

mots ne disparaîtront jamais tout<br />

àfait»,écritDominiqueFabrequi,<br />

àmots simples, ombrés de sourires,dedouleursetdepudeur,évoque<br />

avec tendresse Anna :cette<br />

grand-mèreauxlunettespapillon<br />

et au phrasé désuet («Qu’est-ce<br />

quejevoulaisvousdirepaslamesse…»).<br />

Une femme arrachée àson<br />

appartement de Ménilmuch’ et à<br />

sa mémoire. Celle d’une vie faite<br />

de riens, de bonheursfugitifs que<br />

ravive magnifiquement ce petitfils<br />

de Bove et d’Henri Calet. p<br />

Il faudrait s’arracher<br />

le cœur,deDominique Fabre,<br />

L’Olivier, 224p., 18¤.<br />

0123<br />

Vendredi 24 février 2012<br />

Sans oublier<br />

Sur le fil d’une vie<br />

Une rue étroite d’Alexandrie par<br />

une belle journée ensoleillée, le<br />

souvenir d’un choc, une voiture à<br />

pleine vitesse, «unzigzag noir sur<br />

le macadam», une odeur de caoutchouc…<br />

L’auto vient de faucher un<br />

jeune couple en voyage d’amoureux.<br />

Clémence est allongée sur le<br />

sol, inerte. «Stéphane laisse aller<br />

son esprit, pour ne pas entendre le<br />

silence, celui de Clémence» :ilse<br />

souvient de leur histoire, raconte<br />

la naissance de leur fils, leur rencontre,<br />

ses peurs, ses impuissances,<br />

l’éclat minuscule d’une vie.<br />

Pour échapper au présent, Stéphane<br />

«retrouve les étapes qui, bout à<br />

bout, forment l’existence». Jean-<br />

Baptiste Gendarme arrête le temps<br />

qui mène àlamort. Si l’existence<br />

tient en équilibre sur un fil, c’est<br />

sur celui qui relie le passé au présent.<br />

Et il est incassable. Car la<br />

mort ne brise que l’avenir. Elle ne<br />

peut rien contre la beauté d’un souvenir,<br />

la couleur d’un rêve, l’étincelle<br />

d’un sentiment ou le brasillement<br />

d’un amour. Et c’est bien cette<br />

phosphorescence immuable<br />

que rend l’écriture du romancier,<br />

laquelle procède par embellie, comme<br />

une éclaircie pendant le mauvais<br />

temps. p Vincent Roy<br />

aUn éclat minuscule, de Jean-Baptiste<br />

Gendarme, Gallimard, 114p., 12,90 ¤.<br />

Mamie flingueuse<br />

Méfiez-vous des «mamiesgâteaux»,<br />

surtout lorsqu’elles sont<br />

«activées»par Brigitte Aubert,<br />

une des plus talentueuses gâchettes<br />

du polar actuel. Voyez Hélène,<br />

62ans, veuve de Joe, un ex-caïd<br />

dont le cœur alâché –lamauvaise<br />

blague, un vendredi13–auretour<br />

d’une balade en mer. Depuis lors,<br />

histoire de ne pas sombrer –mais<br />

est-ce vraiment dans sa nature?–,<br />

la sexagénaire, au parlédigne d’un<br />

Audiard, joue du fouet et de la<br />

cuillère en bois pour confectionner<br />

tartes et moelleux qu’elle vend au<br />

voisinage. Rien d’une mamie flingueuse<br />

donc, sauf le jour où débarque<br />

une équipe de tueurs àgages<br />

venus massacrer avec méthode<br />

une famille de notables. Il n’en<br />

faut guère plus pour qu’Hélène,<br />

alias Véra, retrouve ses réflexes<br />

d’antan et règle ses comptes avec<br />

son passé. Mais on<br />

s’en voudrait d’effeuiller<br />

davantage<br />

le mystère de cette<br />

héroïne détonante<br />

avec laquelle Brigitte<br />

Aubert rend hommage<br />

au cinéma de<br />

genre.p Ch. R.<br />

aFreaky Fridays,<br />

de Brigitte Aubert,<br />

ELB, 222p., 15€.<br />

Un cœur en hiver<br />

Lorsqu’il apprend qu’il est malade,<br />

un homme choisit de mettre fin à<br />

l’histoire qu’il vivait avec sa jeune<br />

compagne. Il refuse ensuite ses visites<br />

àl’hôpital et meurt sans avoir<br />

accepté de la revoir. Ne reste plus à<br />

la narratrice qu’à écrire pour tenter<br />

de surmonter cette double perte<br />

et de comprendre le sens de cette<br />

folle histoire d’amour brutalement<br />

interrompue. Dans ce premier<br />

roman, l’écriture d’Anne Barrovecchio<br />

se révèle lyrique et poétique,<br />

mais aussi progressivement distanciée<br />

et parfois comique. L’exercice<br />

de style est un peu visible et les<br />

références littéraires saturent le<br />

texte sans toujours vraiment le servir.<br />

Mais le lecteur était d’emblée<br />

prévenu, et la démarche assumée:<br />

«Ettant pis pour la pédanterie:je<br />

sais depuis longtemps qu’on ne se<br />

refait pas, et qu’il faut se contenter<br />

de tirer de soi le meilleur, dût-il<br />

venir des autres.»Leroman du<br />

deuil se fait roman d’hommage, à<br />

l’homme aimé autant qu’à la littérature.<br />

p Florence Bouchy<br />

aUn drame ordinaire, d’Anne<br />

Barrovecchio, Le Passage, 158p., 17€.


0123<br />

Vendredi 24 février 2012<br />

De la fin de l’ère victorienne àlapremière guerre mondiale, A.S.Byatt<br />

ressuscite vingt ans d’utopies et de désillusions.Impressionnant<br />

Que sont les fées devenues?<br />

Florence Noiville<br />

Dans La Philosophie en France<br />

au XX e siècle. Moments<br />

(«Folio essais», 2009), le<br />

philosophe Frédéric<br />

Worms montreque l’histoiredes<br />

idéespeutêtrelueàla<br />

lumièredecequ’ilappelledes«moments».<br />

Il désigne ainsi des époques au cours desquelles<br />

cristallisent un certain nombre de<br />

«problèmes ou d’enjeux communs» pouvant<br />

donner lieu àdes réponses divergentes<br />

mais polarisant soudain, comme en<br />

écho, l’attention de penseurs, de scientifiques,<br />

d’historiens, d’artistes…<br />

Or voilà que l’on trouve aujourd’hui,<br />

dans un roman, une quasi-démonstrationde<br />

cette passionnante théorie. Le dernierouvrage<br />

d’A.S. Byatt apparaît en effet<br />

comme une tentative pour capturer le<br />

«moment 1900». Pas seulement dans son<br />

mouvement ou son esprit, mais aussi<br />

dans sa chair et dans son sang –leroman<br />

commençant avec un accouchement et se<br />

terminant sur le carnage des tranchées, en<br />

1916, quelque part entre la Somme et les<br />

Flandres.<br />

Ce tournant du siècle, la grande romancière<br />

britannique l’attrape et l’épingle<br />

comme un papillon rare qu’elle observe<br />

longuement. Sur fond de domination britannique<br />

contestée et de critique de la<br />

deuxième révolution industrielle, ses personnages<br />

se retrouvent dans le Kent, «jardinmagiquedel’Angleterre».Toussont<br />

en<br />

quête de valeurs nouvelles. Certains dans<br />

le domaine des arts et des métiers (c’est le<br />

mouvement Arts and Crafts qui veut mettre<br />

la création àlaportée de tous), d’autres<br />

dansceluidelapolitique(laSociétéfabienne<br />

et ses utopies sociales), d’autres encore<br />

dans celui de la spiritualité (la théosophie<br />

est àson âge d’or), du style de vie (émancipation<br />

de la femme, amour libre…).Chapitre<br />

après chapitre, ces thèmes convergent<br />

pour former une trame aussi chatoyante<br />

qu’une tapisserie d’Aubusson ou que la<br />

résille d’un vitrail. Chaque histoire est un<br />

brindelaineouunmorceaudeverrecoloré<br />

quis’adapteàunautre.Làdessus,Byattbrodedesmotifsenrelief:lamaternité,lacréationlittéraire,<br />

la céramique et l’héritage de<br />

Bernard Palissy, le lien parents-enfants, le<br />

secret, le mensonge… Bref, il fallait bien<br />

700pages pour embrasser tout cela. Il fallaitsurtoutlesouffleetlagriffed’A.S.Byatt.<br />

Née en 1936, Byatt afait ses études à<br />

Cambridge, au Newnham College, dont il<br />

est d’ailleurs souvent question dans Le<br />

Livredesenfants.Aprèsavoirenseigné,jusqu’en<br />

1983, elle se consacre entièrement à<br />

l’écriture. Auteur d’unetrentaine d’ouvrages,<br />

dont seuls une douzaine sont traduits<br />

en français, elle remporte en 1990 le Man<br />

Booker Prize avec Possession (Flammarion,<br />

1993). Pour un peu, Le Livre des<br />

enfants lui aurait valu un deuxième Booker.<br />

En 2009, il figurait dans la short list du<br />

prix. Il afinalement remporté le James<br />

TaitBlackMemorialPrize,unetrèsancienne<br />

récompense littéraire anglaise qui<br />

s’enorgueillit d’avoir distingué plusieurs<br />

futurs Prix Nobel –Golding, Gordimer,<br />

Coetzee, Lessing…<br />

AudébutduLivredesenfants,noussommesen<br />

1895,dansl’ancienmuséedeSouth<br />

Kensington qui sera bientôt rebaptisé Victoria<br />

&Albert. Ce n’est pas un hasard si<br />

Byatt achoisi ce lieu. Le «V&A», comme<br />

Le temps d’une hésitation<br />

disent les Anglais, ne devait-il pas être le<br />

premier élément d’«Albertopolis», un<br />

ensembledemuséeset d’institutionséducatives<br />

visant àfaire converger éducation,<br />

industrie, sciences et art –onretrouve là<br />

encore l’idée du «moment» avec sa mise<br />

en relation des disciplines et des savoirs.<br />

Dans ce musée, le lecteur fait connaissanced’Olive<br />

Wellwood, l’un des personnages<br />

principaux du livre. Olive est un<br />

auteur àsuccès de contes pour enfants.<br />

Cela non plus n’est pas un hasard lorsqu’on<br />

sait l’empreinte qu’ont laissée sur<br />

Byatt ses vertes lectures (il faut lire le texte<br />

magnifiquequ’elle asigné dans le Guardian<br />

àl’occasion du film Alice,deTim Burton,<br />

où elle expliqueque le «nonsense»de<br />

Lewis Caroll n’a rien de surnaturel mais<br />

qu’il est juste un ordre différent, comme<br />

celui des géométries fractales du chaos…).<br />

The Children’s Book,c’est donc d’abord<br />

lelivrepourlesenfants,celuiqu’Olivecrée<br />

pour sa nombreuse progéniture –etdont<br />

Byatt incruste habilement des passages<br />

dans la trame du roman, allant jusqu’à faire<br />

réagir les destinataires àcequ’écrit leur<br />

mère. Mais c’est aussi le livre des enfants<br />

au sens où l’on yvoit se déployer leur histoire,<br />

celle des amis des enfants, celle des<br />

enfants des enfants…–une double nuance<br />

que le titre français ne peut pas rendre.<br />

Et cette histoire, quelle est-elle?Celle<br />

d’un cycle. Vingt ans (1895-1915) qui nous<br />

mènent de Londres àParis puis Munich.<br />

Vingtans que résument les quatre têtesde<br />

chapitres – les commencements, l’âge<br />

d’or, l’âge d’argent, l’âge de plomb –etau<br />

cours desquels ces enfants, grandis dans<br />

«les étés enchantés de l’époque post-victorienne»,<br />

vont découvrir que «les adultes<br />

qui les aiment les trahiront malgré eux».<br />

Découvriraussi que l’ombre de la guerre<br />

seprofileetqueleursrêvesnevontpastarder<br />

àsebriser sur les arêtes d’un monde<br />

désormais éclaté et privé de ce qui faisait<br />

sa rassurante lisibilité.<br />

Il serait présomptueux de vouloir synthétiser<br />

ici le récit de ces vingt ans. Sa texture<br />

est celle de la vie même. Ses ramifications<br />

innombrables. Au Monde qui, en<br />

2010, l’interrogeait sur la famille esthétique<br />

dans laquelle elle se situait, Byatt<br />

disait que sa seule «lignée» était celle des<br />

écrivains que «tout intéresse». Qu’elle se<br />

sentait proche des auteurs qui cherchent,<br />

nonpasà«faireunromanavecrien»,comme<br />

Flaubert, mais «des œuvres d’art avec<br />

tout ». Etqu’elle voulait «modéliser un<br />

monde aussi complet et complexe que possible».<br />

Avec Le Livre des enfants, samission<br />

est accomplie. Magistralement.p<br />

Le roman jubilatoire de l’Israélien Benny Barbash tient àune simple occasion manquée<br />

Eglal Errera<br />

Extrait<br />

«Des chauves-souris au moiré<br />

blanc brillant glissaient le<br />

long d’une haute fenêtre cintrée,<br />

et un paravent, sinistre,<br />

délicat, superbe, se dressait,<br />

composé de cinq femmes de<br />

bronze nues dont les ailes,<br />

énormes et squelettiques,<br />

pareilles aux veinures des<br />

papillons de nuit, pendaient<br />

sous elles et àleurs côtés. La<br />

pièce la plus remarquable,<br />

ornementale, avait la forme<br />

d’un buste féminin en turquoise<br />

émergeant de la bou-<br />

Une voix débordante de<br />

talent et de vitalité nous<br />

parvient du Proche-<br />

Orient. C’est celle du<br />

romancier,scénaristeet dramaturge<br />

israélien Benny Barbash, né en<br />

1951, et dont les deux précédents<br />

livres, My First Sony et Little Big<br />

Bang(Zulma,2008et2011),avaient<br />

été salués par la critique et portés<br />

par un heureux bouche-à-oreille.<br />

Intérieur jour. Lobby luxueux.<br />

Ainsi commence l’histoire de Miki,<br />

publicitaire et artiste dans l’âme,<br />

un homme à la cinquantaine<br />

d’autantplusdésenchantéequ’elle<br />

frémittoujoursdesémoisdelajeunesse.<br />

Chaque jour, Miki entreprendunemarchedel’espoirquile<br />

mène de sonappartement jusqu’à<br />

«Faire un roman avec tout.<br />

Modéliser un monde<br />

aussi complet et complexe<br />

que possible »<br />

che d’une libellule allongée,<br />

très allongée, au corps effilé<br />

en or, incrusté de pierres précieuses<br />

bleues et vertes à<br />

intervalles réguliers. (…) La<br />

tête de cette femme était couronnée<br />

d’un casque ,ouétaitce<br />

un scarabée fendupar le<br />

milieu, ou encore les yeux<br />

d’insecte de cette créature en<br />

pleine métamorphose?Ases<br />

épaules s’accrochaient des<br />

ailes, tout àlafois les siennes,<br />

s’ouvrant hiératiquement, et<br />

celles, réalistes, de la libellule,<br />

l’Hôtel Sheraton, un de ces monstrueux<br />

palaces de béton sur la baie<br />

de Tel-Aviv. Chaque jour, il espère<br />

l’événement qui le délivrera d’une<br />

existence terne et avachie. Ce que<br />

souhaiteMiki, ce n’est ni la fortune<br />

nilagloire.Non.Ilaspireàlarenaissance<br />

du désir, de l’érotisme –etde<br />

l’amour qui parfois les accompagne.<br />

Or, ce matin-là, dans le lobby<br />

du Sheraton, dans l’anonymat glacé<br />

propice aux vagabondages de<br />

l’imagination, ce n’est pas la rencontre<br />

tant souhaitée qui se produit.Mais<br />

l’occasionlui est donnée<br />

de changer radicalement sa vie.<br />

Tout se dédouble<br />

«On demande monsieur<br />

Sapiro», hèle une serveuse qui va<br />

de table en table, munie d’un écriteau.<br />

Extrême tentation. Miki<br />

fera-t-il le signe d’acquiescement<br />

qui le métamorphosera en un<br />

autre?Deux clients le séparent de<br />

la jolie serveuse. «Ilyadans une<br />

minute suffisamment de temps<br />

réalisées dans un émail transparent<br />

sans fond, veiné d’or<br />

et incrusté de rondelles de<br />

turquoise et de cristal. La<br />

bête possédait des serres<br />

énormes, comme celles d’un<br />

dragon (…).Cette pièce était<br />

entourée de bijoux moins<br />

imposants en forme d’insectes<br />

et de fleurs. Philip demanda<br />

àFludd s’il connaissait le<br />

procédé de fabrication de cet<br />

émail transparent.»<br />

Le Livre des enfants, page 299<br />

pour prendre des décisions qu’une<br />

autre minute renversera », dit<br />

T.S.Eliot. Le temps de cette minute<br />

est celui du roman. Les souvenirs<br />

de Miki émergent en boucle, se<br />

mêlant à la vie fantasmée de<br />

Sapiro, génial peintre faussaire, et<br />

nousprojetantàlalisièredelaréalité<br />

et de l’hallucination, dans cette<br />

zoneincertaineoù se nouentnotre<br />

identitéetnotredestin.Lespersonnages,<br />

les situations amoureuses<br />

etjusqu’auxmotsdecertainsdialogues,<br />

tout se dédouble. Le moindre<br />

«fragment culturel» –untableau,<br />

un concept scientifique –est prétexte<br />

àunrécit jubilatoire avec<br />

lequel Miki construit son monde<br />

alternatif. Démonstration brillante,commeditlapoétesseaméricaine<br />

Muriel Rukeyser, que «l’univers<br />

est fait d’histoires, pas d’atomes»…<br />

Lobby luxueux. Intérieur jour.<br />

Une minute s’est écoulée. Miki est<br />

toujours assis dans le salon du Sheraton.<br />

La grande aventure n’a pas<br />

eulieu.Telleestlamagiedurécitcir-<br />

Le Livre des enfants (The Children’s<br />

Book), de A. S.Byatt, traduit de<br />

l’anglais par Laurence Petit et Pascal<br />

Bataillard, Flammarion, 694p., 23¤.<br />

culaire: ilbrise la logique convenue<br />

des relations de cause àeffet,<br />

crée de la confusion, désoriente…<br />

Désorientés, nous le serons<br />

d’ailleurs jusqu’au bout, lorsqu’abandonnant<br />

la voix intérieure<br />

de Miki, Barbashnous fait soudain<br />

entendre celle de Liat, l’épouse<br />

jadis adorée et menacée d’abandon.<br />

Pendant que son mari, absorbé<br />

par lui-même, demeurait aveugle<br />

àcequi l’entourait, Liat décidait<br />

delequitter. «L’homme fait<br />

des projets et Dieu rit », dit le proverbe<br />

yiddish. Mais le véritable<br />

dindon de la farce, ne serait-ce pas<br />

le lecteur?Qui finit par se demander<br />

si les divagations de Miki ne<br />

sontpasaussil’amorced’unscénario<br />

que Benny Barbash aurait ici<br />

élaborésous nos yeux… Dieu,décidément,<br />

n’a pas fini de rire. p<br />

Monsieur Sapiro (Rerun),<br />

de Benny Barbash, traduit<br />

de l’hébreu par Dominique<br />

Rotermund, Zulma, 352p., 22¤.<br />

Littérature 5<br />

Sans oublier<br />

«Ange dévasté»<br />

Les admirateurs d’Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) peuvent<br />

se réjouir en cette année des 70ans de sa mort. Voici deux<br />

inédits, Les Amis de Bernhard, son premier roman (1931), et 60 de<br />

ses quelque 300reportages publiés entre1934 et 1942. Annemarie<br />

Schwarzenbach a23ans quand elle écrit Les Amis de Bernhard,<br />

un roman générationnel, où elle suit Bernhard, musicien, de<br />

Paris àBerlin, de Lugano àFlorence. C’était avant les années noires,<br />

au moment où le Paris littéraire et artistique vivait encore<br />

avec bonheur. En revanche, quand elle commence ses reportages<br />

au Proche-Orient, l’Europe est en train de basculer dans l’horreur.<br />

On lira aujourd’hui avec intérêt «Noël Syrien»(1934) et «Voyage<br />

àDamas»(1934), mais aussi ses périples en Europe de l’Est, en<br />

Afghanistan, aux Etats-Unis, au Portugal, au Congo et au Maroc.<br />

Aceux qui ne connaissent pas cet «ange dévasté» que décrivait<br />

Thomas Mann, on recommandera les cinq livres que reprend la<br />

«Petite Bibliothèque Payot», ainsi que, dans la même collection,<br />

l’excellente biographiedeDominique Laure Miermont, Annemarie<br />

Schwarzenbach ou le mal d’Europe. p Josyane Savigneau<br />

aLes Amis de Bernhard (Freunde um Bernhard);Demonde en<br />

monde :reportages 1934-1942, d’Annemarie Schwarzenbach, traduits<br />

de l’allemand par Nicole Le Bris et Dominique Laure Miermont, Phébus,<br />

190p., 19¤, et Z0E, 350 p., 22,50 ¤.<br />

Une leçon de critique<br />

Le Prix Nobel de littérature (2003) John Maxwell Coetzee est un<br />

écrivain tellement secret qu’il ne faut perdre aucune occasion,<br />

lorsqu’on l’aime, de s’approcher de lui. Ses goûts artistiques et<br />

ses lectures de chevet sont une excellente manière de mieux le<br />

cerner. Déjà, dans Doubler le cap (Seuil, 2007), Coetzee évoquait<br />

les auteurs qui sous-tendent la genèse de ses livres. Dans ce<br />

recueil de chroniques parues dans la presse entre2000 et 2005<br />

–pour la plupart dans la New York Review of Books–, il<br />

nous offre un voyage palpitant dans le XX e siècle, nous<br />

menant de la Mitteleuropa (Musil, Benjamin, Schulz) à<br />

l’Amérique (Bellow, Whitman, Garcia Marquez) et à<br />

l’Afrique du Sud, son pays d’origine (Nadine Gordimer).<br />

Démontant les «mécanismes internes» de la création,<br />

Coetzee offre ici une formidable et réjouissante<br />

leçon d’érudition et de critique. p Florence Noiville<br />

aDe la lecture àl’écriture. Chroniques littéraires<br />

2000-2005, de J.M.Coetzee,traduit de l’anglais (Afrique du Sud)<br />

par J.-F. Sené. Préface de Derek Attridge, Seuil, 336 p., 22 €.<br />

Microcosme mexicain<br />

Il yaStefan Wimer, le touriste allemand amateur de poudre<br />

blanche et de jolies brunes, et puis Laura, la belle Andalouse,<br />

Gabriel Sandler, le peintre d’avant-garde, Gloria Manson, l’exmannequin<br />

mariée àunacteur sur le déclin, Miguel Lorente, le<br />

patron d’une confiserie… Ce sont quelques-uns des pensionnaires<br />

de l’Hôtel Isabel, au centre de Mexico, que Frank Henestrosa,<br />

médiocre journaliste et poète, est amené àcroiser au cours des<br />

quelques jours qu’il passe dans cet établissement. Guillermo<br />

Fadanelli, chef de file de la jeune garde mexicaine remarqué en<br />

France pour Boue (Christian Bourgois, 2009), livre avec ce<br />

roman aimablement foutraque, pétri de dérision, un portrait<br />

miniature de Mexico «DF»(District Federal) et de la menace<br />

que la capitale fait planer sur ses habitants. p Raphaëlle Leyris<br />

aHôtel DF, de Guillermo Fadanelli, traduit de l’espagnol (Mexique)<br />

par Nelly Lhermillier, Christian Bourgois, 374 p., 23¤.<br />

David<br />

Mitchell<br />

Les mille automnes<br />

de Jacob de Zoet<br />

«Ceroman devrait parler<br />

aussi àtous ceux que passionne<br />

l’éternelle confrontation<br />

entre l’Orient et l’Occident.»<br />

Amélie Nothomb, LeMonde<br />

Éditions de l’Olivier


6<br />

De sang-froid?<br />

Hantéeparlamémoired’unoncleguillotiné,<br />

StéphaniePolackaenquêtésurlesannées1950<br />

Raphaëlle Leiris<br />

Histoire d’un livre<br />

D’ordinaire, Stéphanie<br />

Polack est une<br />

lectrice avisée. Elle<br />

amême fait de cette<br />

disposition son<br />

métier:attachée de<br />

presse, elle défend les livres des<br />

autres avec précision, finesse et<br />

enthousiasme. S’agissant de son<br />

propre premier roman, Route<br />

Royale (Stock, 2007), pourtant, elle<br />

amis du temps àcomprendre que<br />

cette histoire d’une ex-détenue en<br />

quête d’une fraternité impossible<br />

ne relevait pas seulement d’un<br />

«travail technique sur la narration»:<br />

«J’avais écrit àpartir d’un<br />

inconscientfamilial,etjenel’airéalisé<br />

qu’après la parution du livre.»<br />

Une large part de cet «inconscient»<br />

est liée àunfait divers,l’histoire<br />

de Jacques Fesch, qui fut<br />

marié àlasœur de son père :le<br />

25février1954,parcequ’ilrêvaitde<br />

s’offrir un bateau, ce jeune homme<br />

bien né abraqué un agent de<br />

change, avant de prendre la fuite<br />

et de tuer un policier d’un coup de<br />

revolver.Condamnéàmort,ilaété<br />

exécuté en 1957.<br />

Le destin de cet oncle lointain<br />

n’a jamais relevé du tabou. Mais<br />

prenant conscience de la manière<br />

dontelle avait étémarquéepar cette<br />

affaire advenue vingt-trois ans<br />

avant sa naissance, Stéphanie<br />

Polack décide de se lancer dans des<br />

recherches pour mieux comprendreJacquesFesch,au-delàdelafigured’assassinfroidqu’enafaitlajustice,<br />

et de celle du saint que tente<br />

d’édifier l’Eglise, parce qu’il a<br />

découvertla foienprison : «Jevoulais<br />

faire cette recherche pour moi.<br />

Sans avoir l’intention d’en faire<br />

quelque chose de romanesque.»<br />

La jeunefemme se collette avec<br />

les archives, cette «matière morte»<br />

quesontlesvieuxarticlessurlebraquage<br />

manqué et le procès: «Ils ne<br />

disaient rien du jeune homme que<br />

Feschavaitété,etqui amanquéaux<br />

miens.» «Accaparée psychiquement»par<br />

cettehistoire,Stéphanie<br />

Polackchoisitdefondrecettequête<br />

avec l’idée de roman auquel elle<br />

réfléchit alors : «unroad-trip un<br />

peu malade, un travail sur les frontières<br />

».Elle imagine de mettre en<br />

parallèleladérive de Jacques avec<br />

l’errance d’une narratrice, «pour<br />

les faire entrer en résonance»:ainsi<br />

naît le projet de Comme un frère.<br />

La vie Littéraire<br />

Pierre Assouline<br />

Onconnaît la maxime: «Lorsque<br />

les événements nous dépassent,<br />

feignons d’en être les organisateurs.»<br />

Mais on cherche encore<br />

le moraliste qui saura décrire l’état de<br />

celui qui dément avoir organisé des événements<br />

dont il est àl’origine et qui le dépassent.<br />

C’est le cas de François Bon, le plus<br />

connecté des écrivains français. Il aeuun<br />

moment d’énervement contre un éditeur;mais<br />

comme il l’a aussitôt fait savoir<br />

sur un réseau social, cela s’est traduit par<br />

une bronca qui, répandue comme une<br />

traînée de poudre sur la tweetosphère et<br />

la blogosphère, apris une dimension stratosphérique.<br />

Un épisode édifiant àmaints<br />

égards révélateur de l’air du temps.<br />

Reprenons. La semaine dernière, persuadéunpeu<br />

vite que le roman était tombé<br />

dans le domainepublic, François Bon a<br />

mis en ligne sur son site d’édition numérique<br />

Publie.net Le Vieil Homme et la mer,<br />

d’Ernest Hemingway. «Une ancienne passion<br />

qui ne m’a jamais quitté»,confie-t-il.<br />

Comme la traduction disponible en librai-<br />

Dans son enquête sur Fesch, la<br />

romancière se pose comme<br />

contrainte, «pour des raisons éthiques»,<br />

de restreindre ses recherches<br />

àcequi avait été rendu public<br />

–compte rendu du procès, lettres<br />

publiées, journal de prison–, sans<br />

toucherauxdocumentsfamiliaux.<br />

Pour cette plongée au cœur du système<br />

judiciaire des années1950,<br />

elle est aidée par l’avocat célèbre<br />

Thierry Lévy, que son métier l’a<br />

amenée àrencontrer: «Jelui ai dit<br />

sur quoi je travaillais,il m’a mise en<br />

contact avec l’archiviste du Palais<br />

«L’idée était surtout<br />

de ne pas raconter :<br />

“Il était une fois<br />

Jacques Fesch” »<br />

de justice de Paris, et m’a parlé de la<br />

machine pénale. Nous nous sommesvustroisouquatrefois,etcelaa<br />

beaucoup compté pour moi.» Elle<br />

lit aussi les mémoires des ténors<br />

du barreau de l’époque, Jacques<br />

Isorni (qui avait été le défenseur de<br />

Pétain) et Albert Naud.<br />

Pour saisir dans quel contexte<br />

s’est inscrite l’affaire, Stéphanie<br />

Polack s’immerge dans les années<br />

1950. «Mahantise, confie-t-elle,<br />

était de ne pas réussir àcapter leur<br />

esprit,etd’en faire un décor de carton-pâte.»Elle<br />

s’attache àsaisir et<br />

restituer«dessymbolesdel’époque<br />

qui en exaltent l’esprit»,lit des articles<br />

de cette période sur la jeunesse,<br />

cherche à comprendre<br />

«pourquoi le large était dans le<br />

vent», avec, comme incarnation,<br />

chez Fesch, ce rêve de bateau et sa<br />

fascination pour les aventures du<br />

navigateur Alain Gerbault. Elle<br />

racontelapassiondelavitessetypiquedecetempsens’intéressant«à<br />

des faits aussi précis que l’alliance<br />

entre la marque Simca et la filiale<br />

françaisedeFord.C’estunjalonéconomique<br />

qui rend compte d’une<br />

réalité : la manière dont on<br />

s’ouvrait alors aux codes esthétiques<br />

des Américains».Elle se rend<br />

au Musée Simca de Carrières-sous-<br />

Poissy pour retrouver le modèle<br />

sport de 1954 conduit par Fesch.<br />

Mais Stéphanie Polack le rappelle:<br />

«L’idée n’était surtout pas de<br />

raconter: “Il était une<br />

fois Jacques Fesch”. »<br />

La dérive de ce «petit<br />

con»,ainsiqu’ellel’appelle<br />

avec tendresse,<br />

se mêle àl’errance de<br />

Diane, sa nièce. «Double<br />

romanesque» de<br />

l’auteur, celle-ci s’abîme<br />

dans de longs trajets en voiture<br />

et trouve les hommes décevants<br />

par rapport àcet oncle, réinventé<br />

en frère idéal. «Lematériau était<br />

furieusement autobiographique,<br />

mais je me suis autorisé toutes les<br />

réinterprétations et mensonges<br />

–ceuxquem’interdisaientlespassagesconsacrésàFesch»,expliqueStéphaniePolack.Lespassagescentrés<br />

sur cette femme en quête d’ellemême<br />

font alterner la première et<br />

la troisième personne. L’auteur<br />

explique: «Jen’ai pas la maturité<br />

suffisante pour tenir le “elle” sur la<br />

longueur, et le “je” me fatigue. Et<br />

puisilyaunevraiejouissanceàpasser<br />

d’une instance narrative à<br />

l’autre. Sans compter que l’errance<br />

est liée au dédoublement.»<br />

Tandis qu’elle travaillait àce<br />

roman, Stéphanie Polack adécouvertlapsychanalyse,«danslaprati<br />

Un tombeau littéraire<br />

EN EXERGUE de son<br />

roman, Stéphanie<br />

Polack aplacé une citation<br />

de l’Antigone de<br />

Sophocle. La silhouette<br />

de cette héroïne<br />

mythologique décidée<br />

àenterrer son frère<br />

banni hante ce beau livre. Car, plus<br />

que de raconter l’histoire de Jacques<br />

Fesch, ce jeune homme qu’un braquage<br />

raté, qui s’est soldé par la mort d’un<br />

policier, amené àlaguillotine dans les<br />

années 1950, l’objet de Comme un frère<br />

est d’offrir une sépulture littéraire à<br />

ce «garçon au long visage, genre d’archange<br />

foudroyé». De le rendre àluimême,<br />

en guise de dernier devoir,<br />

queetentantqu’espacethéorique».Elles’estpassionnéepourlarelecture<br />

proposée par Jacques Lacan des<br />

mythes, comme celui d’Antigone<br />

qu’ellerestituedansCommeunfrère.Lapsychanalyseyapparaîtaussi<br />

àtravers les séances de Diane sur le<br />

divan: larécurrence des passages<br />

qui voient la jeune femme revenir<br />

dans le cabinetd’un «cow-boy lacanien»<br />

fait partie des leviers narratifs<br />

du livre. Ils enveloppent le<br />

débarrassé des oripeaux de «dandy<br />

malfrat» dont la presse l’a affublé, du<br />

masque d’assassin froid que la justice<br />

aplaqué sur son visage et de la panoplie<br />

de saint que l’Eglise veut lui faire<br />

endosser. Débarrassé, même, de l’aura<br />

fantasmatique qu’il possède auprès de<br />

sa lointaine nièce Diane, la narratrice,<br />

partie sur ses traces. Stéphanie Polack<br />

met en parallèle le parcours de Jacques<br />

avec l’errance existentielle de Diane<br />

–évoquée alternativement àlapremière<br />

et àlatroisième personne –, qui<br />

s’oublie dans de longs trajets en voiture,<br />

se souvient de son histoire jamais<br />

aboutie avec Serge et se tait deux fois<br />

par semaine dans le cabinet d’un psychanalyste.<br />

Si les parties centrées sur<br />

roman dans une «chronologie<br />

affective », et lui évitent d’être<br />

enserré dans un ordre rigide.<br />

Autermedesquatreannéespassées,<br />

en tout, sur Comme un frère,<br />

Stéphanie Polack n’est plus sûre<br />

que Jacques Fesch ait été «un personnage<br />

tellement intéressant»,<br />

lâche-t-elledansunéclat de rire. La<br />

traque qu’elle lui alivrée pour le<br />

rendre àlui-même l’est, elle, sans<br />

aucun doute. p<br />

Jacques Fesch, les années 1950 et la<br />

machine judiciaire constituent<br />

d’authentiques réussites –certains<br />

passages sont remarquables –, ceux<br />

sur la quête intime de Diane les éclairent<br />

avec sensibilité. Mais ils sont plus<br />

convaincants encore lorsque c’est le<br />

«je»qui prend la parole:plus énergique,<br />

plus bravache, cette voix emporte<br />

le lecteur en se mêlant àlalangue précise,<br />

parfois précieuse. Ce mélange de<br />

rudesse et de grâce donne son charme<br />

àceroman intense, émouvant tombeau<br />

pour un oncle défunt. p R. L.<br />

Comme un frère,<br />

de Stéphanie Polack,<br />

Stock, 224 p., 18¤.<br />

Des souris (d’ordinateur) et du droit d’auteur<br />

rie depuis des lustres sous la signature de<br />

Jean Dutourd lui paraît calamiteuse, il en<br />

arefait une autre àson goût;quoique<br />

n’étant pas traducteur professionnel,<br />

«juste un peu bricoleur»,ilsefait parfois<br />

plaisir en transportant ainsi en français<br />

Faulkner, Lowry, Melville ou Lovecraft,<br />

mais àson seul usage et pour son seul<br />

plaisir. La réaction de Gallimard, propriétaire<br />

des droits français d’Hemingway, ne<br />

tarde pas. Invoquant légitimement la<br />

contrefaçon, l’éditeur adresse un courriel<br />

aux distributeurs numériques de cette<br />

édition pirate. Prévenu par la bande, le<br />

délinquant en puissance se met aussitôt<br />

en règle en supprimant son œuvre d’un<br />

clic. Mais sur le coup, il l’a mauvaise: «Je<br />

ne suis pas un escroc!Ils auraient tout de<br />

même pu m’appeler directement, c’eût<br />

été plus stylé».Ledestin de «son» Vieil<br />

homme le rend amer;aussi en plein<br />

cafard, il cède àson impulsion et jette<br />

rageusement ses Pléiades àterre. Puis il<br />

le fait savoir sur Tweeter. Cent quarante<br />

signes qui mettent le feu aux poudres. En<br />

quelques jours, des dizaines de billets suivis<br />

de milliers de commentaires dénoncent<br />

l’innommable censure, l’attentat<br />

antihumaniste, le crime contre l’esprit<br />

dont il est la victime;pour l’occasion,<br />

l’éditeur «coupable» bénéficie d’une imagination<br />

néologique des plus délicate<br />

(«Gallimerde»), qui devient le mot de passe<br />

des indignés d’Hemingway.<br />

La boîte de Pandore<br />

La rumeur se répand àune telle rapidité<br />

que, dès lors, il est question de pétition,<br />

d’autodafé des Pléiades de François<br />

Bon, de poursuites judiciaires engagées<br />

contre lui, d’appels au boycott du catalogue<br />

de l’éditeur,etc. Rien de tel en vérité.<br />

D’autant que l’intéressé, ayant réalisé<br />

qu’il s’était trompé dans son calcul et<br />

qu’Hemingway allait conserver son<br />

domicile parisien au 5, rue Gaston-Gallimard<br />

pendant les dix-neuf prochaines<br />

années (!), fait machine arrière et s’abstient<br />

de jeter de l’huile sur le feu. Son<br />

«Halte au feu, mes lieutenants, halte au<br />

feu!»arrive trop tard:lancée sur le boulevard<br />

àragots, la locomotive poursuit<br />

encore sa course folle.<br />

François Bon assure qu’il n’a jamais<br />

voulu remettre en cause le droit d’auteur,<br />

se déchargeant sur son inconscient. Il<br />

milite, en effet, pour que cette question<br />

ne soit pas sanctuarisée: «Ilfaudrait faire<br />

des exceptions pour des classiques<br />

modernes de la littérature en les considérant<br />

comme relevant du Patrimoine universel<br />

de l’humanité. L’Unesco le fait bien<br />

pour des lieux:pourquoi pas pour des<br />

livres?».Une prise de position qui ajoué<br />

son rôle dans l’affaire, même s’il jure que<br />

ce ne fut «pas volontairement».D’autant<br />

que l’idée fait son chemin depuis quelque<br />

temps, les partisans de la gratuité de<br />

la culture n’ayant pas désarmé;sielle<br />

venait àseconcrétiser, cela reviendrait à<br />

ouvrir la boîte de Pandore, ce àquoi<br />

aucun éditeur disposant d’un fonds ne<br />

peut raisonnablement se résigner. Où<br />

commencerait et où s’arrêterait cet abandon<br />

de propriété, gouverné par une sou-<br />

0123<br />

Vendredi 24 février 2012<br />

Extrait<br />

ANNA KARLSON<br />

«Diane soupire. Il lui semble<br />

impensable d’avoir été<br />

absente de ce braquage, de<br />

l’espace et du temps où, cet<br />

après-midi de février1954, il<br />

fait feu. Impossible. Elle s’en<br />

fera la contemporaine, le<br />

faux témoin, elle s’inventera<br />

un lieu pour cela:cet<br />

accident meurtrier n’aurait<br />

pas dû avoir lieu sans elle.<br />

Elle est née pour voir ce braquage<br />

et pour rencontrer<br />

Fesch. (…) Diane est malade.<br />

Alors elle exhume tout et<br />

Fesch devient une présence<br />

infatigable, un somnambule<br />

qui tantôt revit tantôt<br />

s’estompe àses côtés. Cet<br />

effacement continuel l’a<br />

fait tanguer entre l’oubli et<br />

les retrouvailles de son<br />

oncle, un jeune homme,<br />

mort, de vingt-sept ans,<br />

d’une virtualité constante<br />

qu’elle nomme sa douceur<br />

et qui est en fait son danger,<br />

douceur livide d’un spectre<br />

qui la menace.»<br />

Comme un frère, pages78-79<br />

daine névrose d’altruisme, au motif spécieux<br />

que de grands romans appartiennent<br />

àl’imaginaire de tous?<br />

François Bon travaille àson prochain<br />

livre Autobiographie des objets.Onpeut<br />

déjà en avoir une idée en en consultant le<br />

chantier àciel ouvert sur son site (gratuit)<br />

avant de le découvrir achevé en septembre<br />

dans un livre au Seuil (payant). Il n’a<br />

pas été prévu de l’inviter du 9au13avril à<br />

la Fondation des Treilles, où le philosophe<br />

Régis Debray et la médiologue Louise<br />

Merzeau tiendront cénacle autour du thème<br />

«Lacopie, mode d’emploi». Ce séminaire<br />

privé verra des personnalités telles<br />

que l’essayiste Jean Clair, le patron du<br />

CNL, Jean-François Colosimo, l’éditeur<br />

Antoine Gallimard, le directeur de Wikipédia-France<br />

et quelques autres, débattre<br />

de ce que le numérique achangé dans les<br />

mentalités et dans l’état du droit. On y<br />

verra le nouveau monde faire le départ<br />

de ce qui doit mourir et de ce qui doit survivre<br />

de l’ancien monde. Le droit<br />

d’auteur, par exemple?p


0123<br />

Vendredi 24 février 2012<br />

Résolu mais sans illusions, le philosophe palestinien Sari Nusseibeh<br />

propose une solution pragmatique auconflit<br />

«Sortir du piège»<br />

Alain Frachon<br />

Si lemonde était bien fait, cet<br />

homme serait depuis longtemps<br />

ministre de l’éducation<br />

dansungouvernementdel’Etat<br />

de Palestine. Il entretiendrait<br />

les meilleures relations avec<br />

soncollèguedel’Etatvoisin,Israël;ils’attacherait<br />

àdévelopper avec lui des échanges<br />

d’étudiants et de professeurs. Il serait reçu<br />

avec fierté dans les deux universités dont<br />

il est diplômé, Oxford, en Grande-Bretagne,<br />

et Harvard, aux Etats-Unis. Il négocierait<br />

avec l’Union européenne des bourses<br />

Erasmus pour les étudiants palestiniens.<br />

Mais,précisémentparcequ’ilaétudiéla<br />

philosophie en des terres où elle penche<br />

plutôtducôtédel’empirisme,SariNusseibeh<br />

n’entretient pas d’illusion:lemonde<br />

n’est pas parfait, tout particulièrement<br />

chez lui, dans les territoires palestiniens<br />

occupés.A63ans,présidentdelaseuleuniversité<br />

arabe de Jérusalem, Al-Quds, Sari<br />

Nusseibeh est un philosophe qui ne se<br />

paie pas de mots. Ces trente dernières<br />

années lui ont appris ànepas céder àl’ivresse<br />

théorique. Il ne se «défonce»pas au<br />

concept.Ilavancesesargumentsavechésitation,<br />

prudence, timidité presque, dans<br />

un anglais peaufiné sur les rives de la<br />

Tamise, élégant et précis –par courtoisie.<br />

Priorité àlaréalité, donc. Militant OLP,<br />

Nusseibeh acru àcequ’on appelle le processusd’Oslo,<br />

un cheminementpar étapes<br />

vers la création d’un Etat palestinienàcôté<br />

del’Etat d’Israël. Agitateurd’idées,ilamilitépourquelemouvementnationalpalestinienadoptela<br />

solutionditedes deux Etats,<br />

au lieu de celle qu’il privilégiait àl’origine:<br />

la création, àlaplace d’Israël, d’un «Etat<br />

unique, démocratique et binational».<br />

La négociation n’a pas abouti. Chaque<br />

jourqui passe,et qui voitles implantations<br />

israéliennes progresser en Cisjordanie,<br />

rend de plus en plus improbable la solutiondupartageterritorialendeuxEtats.Ily<br />

avait moins de 230000Israéliens installés<br />

dans la partie arabe de Jérusalem et en Cisjordanie<br />

au moment d’Oslo, en 1993. Il yen<br />

aundemi-million aujourd’hui. «L’histoire<br />

ne va pas dans le sens d’un partage foncier,<br />

qui est de moins en moins vraisemblable»,<br />

dit Nusseibeh dans le calme matinal d’un<br />

petit hôtel du quartier de l’Odéon, àParis.<br />

Si l’un ou l’autre des règlements évoqués<br />

ci-dessus lui semblait «plausible», il<br />

s’y rangerait volontiers. Ce n’est pas le cas,<br />

explique-t-il:«Onest dans une impasse et,<br />

si on continue, la vie, déjà difficile, deviendra<br />

de moins en moins supportable pour<br />

tout le monde. » Il note la montée des<br />

«fanatismes» dans les deux camps. Il relève<br />

le peu de popularité d’une Autorité<br />

palestinienne (AP), héritière des accords<br />

d’Oslo, qui contrôle àpeine 20%delaCisjordanie.<br />

Il ne dit rien, par politesse, d’un<br />

gouvernement israélien dont le programme<br />

ressemble àcelui d’un groupe de BTP:<br />

agrandir toujours les implantations. «Il<br />

faut sortir de ce piège, tourner cette réalité<br />

malheureuse en quelquechose de positif»,<br />

déclare l’empiriste bostonien-oxfordien.<br />

Il est venu àParis présenter un livre qui<br />

développe une série de conférences qu’il a<br />

faites l’an dernier àlaSorbonne. Il y<br />

défend une solution intérimaire qui préserve<br />

les idéaux politiques des deux parties<br />

:Israël entend rester un Etat juif et<br />

démocratique; les Palestiniens veulent<br />

leur Etat, démocratiquelui aussi. En attendant,<br />

les uns et les autres pourraient<br />

apprendre àvivre ensemble.<br />

Le professeur Nusseibeh suggère que<br />

les Israéliens accordent aux Palestiniens<br />

Extrait<br />

Le partage de l’oubli<br />

Jean-Louis Jeannnelle<br />

Perdre/Maisperdrevraiment<br />

/Pourlaisser place àlatrouvaille.»<br />

Ces quelques vers<br />

d’Apollinaire donnent du<br />

sensàladoubleaventurevécuepar<br />

Belinda Cannone : celle d’être<br />

dépouillée des deux malles en<br />

métal dans lesquelles la romancière<br />

et essayiste avait enfermé des<br />

journaux scrupuleusement tenus<br />

depuis l’âge de 10ans, puis celle de<br />

trouver dans cette terrible épreuve<br />

l’inspiration pour une nouvelle<br />

œuvre. Au départ, les propos consignés,<br />

aussitôt le vol constaté, dans<br />

un nouveau cahier destiné àla<br />

publication et non plus àlaseule<br />

sphère intime visent àexorciser le<br />

traumatisme subi. Car depuis toujours,<br />

Belinda Cannone se plaint de<br />

son manque de mémoire –les carnets<br />

avaient pour fonction de l’en<br />

protéger. D’ailleurs, avait-elle<br />

10ansou12anslorsquesonpèrelui<br />

avait confié un cahier, lui recommandantd’y<br />

noter ses pensées afin<br />

«Ilfaut tourner cette<br />

réalité malheureuse<br />

en quelque chose<br />

de positif »<br />

«Que devons-nous faire dans les circonstances présentes,<br />

où le projet des deux Etats n’est plus une solution<br />

envisageable et où il faut s’attendre au maintien prévisible<br />

de l’actuel statu quo?Que devons-nous faire,<br />

d’une part, pour réduire les causes de souffrances,<br />

donc de mécontentement et d’instabilité éventuelle,<br />

d’autre part, pour anticiper un éventuel accord de<br />

paix qui pourrait se développer àpartir des réalités<br />

nouvelles qui ne cessent, inévitablement, de se créer<br />

sur le terrain? (...) L’extension du droit de séjour àtous<br />

les Palestiniens vivant sous autorité israélienne sert l’intérêt<br />

des deux parties. Israël pourrait même l’instaurer<br />

de façon unilatérale. Cela permettrait au moins d’améliorer<br />

ledit statu quo. Car laisser les choses en l’état ne<br />

peut que conduire àune catastrophe majeure.»<br />

Une allumette vaut-elle toute notre philosophie?pages 92-93<br />

de ne rien oublier? Son père, sur<br />

lequel elle écrivait un livre précisément<br />

au moment où ses malles lui<br />

ont été dérobées… Impossible de<br />

vérifier désormais. Voici Belinda<br />

Cannone condamnée àsevivre<br />

comme «une femme sans ombre».<br />

Le faitest là, comme une loi implacable<br />

autrefois formulée dans<br />

L’Ecriture du désir (Calmann-Lévy,<br />

2000):«Jenemesouviensquedece<br />

quej’écris(àpeuprès).»Continuerà<br />

écrire devient ainsi une manière<br />

d’amortir le choc.<br />

Mise àl’épreuve de soi<br />

Pourtant, aufil des pages, une<br />

forme s’invente, où la diariste met<br />

en scène en un très beau jeu de<br />

miroirs le rôle conféré d’ordinaire<br />

àl’écriture quotidienne. Celle-ci<br />

ne se réduit pas, tel unfétiche, à<br />

consoler d’une perte (celle de l’enfance,<br />

du temps qui passe ou de<br />

l’ensemble de ses archives personnelles).<br />

Elle est aussi une mise à<br />

l’épreuve de soi. Car Belinda Cannone<br />

se défend de toute autocomplaisance:<br />

«J’ai toujours eu horreur<br />

de marcher dans mes traces»,<br />

insiste-t-elle, refusant avec Sartre<br />

d’avancer «l’œil dans le rétroviseur»,<br />

en se donnant avant l’heure<br />

un «ton posthume ». C’est au<br />

contraire par exigence d’authenticité<br />

qu’elle consigne ses pensées,<br />

invoquant ce «dire-vrai extrémiste<br />

» auquel elle attache, avec<br />

Michel Leiris, un grand prix.<br />

Peu àpeu, le travail de réparation<br />

conduit l’écrivain àrelire certaines<br />

de ses œuvres passéespour<br />

trouver un sens àcequi lui arrive<br />

ou déceler dans l’actualité d’étonnantséchosàsonhistoire–lachute<br />

de Dominique Strauss-Kahn, chez<br />

qui elle note un désir secret de<br />

«tout perdre»,oulesauvetage des<br />

33mineurschiliens dont l’aventure<br />

lui prouve que «nous nous<br />

connaissons survivants» lorsque<br />

nousdécouvronsennouslacapacité<br />

de dépasser une situation limite.<br />

De l’arrestation de Ben Laden, elle<br />

retient surtout les «centaines de<br />

milliers de pages de journaux intimes»,<br />

un «trésor», selon les Américains,quil’ontcomparéà«unepetite<br />

bibliothèque universitaire».Relisant<br />

quelques mois plus tard cette<br />

entrée,la diariste s’étonned’avoirà<br />

ce point passé tout le réel «au<br />

tamisdel’idéefixe».BelindaCannoneva<br />

jusqu’àglisserdanssontexte,<br />

sans prévenir le lecteur, un mystérieuxpersonnage<br />

en qui elle recon-<br />

de CisjordanieetdeGaza le statut de résident<br />

étranger –celui dont dispose un<br />

Thaïlandais, un Français ou un Américain<br />

venu résider dans ce pays. Pas de<br />

droits politiques, mais celui de travailler,<br />

de circuler, d’habiter, de se faire soigner<br />

où il veut. Toutes les institutions de l’Etat<br />

d’Israël continueraient de relever du seul<br />

choix des citoyens israéliens;émanation<br />

des seuls Palestiniens des territoires,<br />

l’Autorité palestinienne, qui leur tient<br />

lieu d’Etat, serait renforcée.<br />

Le niveau de vie des seconds finirait par<br />

se rapprocher de celui des premiers; ils<br />

apprendraient àseconnaître. Au bout<br />

d’une période d’essai, l’AP se transformerait<br />

en Etat, reconnu par l’ONU. Les ressortissants<br />

des deux Etats cohabiteraient sur<br />

le même territoire mais sans avoir ni la<br />

même nationalité ni les mêmes institutions<br />

politiques. Les deux Etats pourraient<br />

un jour se constituer en fédération.<br />

Nusseibeh n’est pas naïf. Il décline toutes<br />

les critiques que sa solution suscitera –<br />

notamment, côté israélien, l’obstacle de la<br />

sécurité. Il s’efforce d’y répondre.<br />

Le professeur de philosophien’aime ni<br />

la passivité ni l’illusion. Il entend «prendre<br />

la réalité telle qu’elle est». Il fait le procèsdesrhéteursbrillantsqui,surlaPalestinecommesurd’autressujets,sont<br />

en quête<br />

de justice absolue, de vérités globales,<br />

définitives. Il passe enrevue les travaux<br />

des philosophes arabes d’hier et d’aujourd’hui.<br />

Ceux qui ont prôné tour àtour «le<br />

rationalisme, l’arabisme marxisant, l’islamisme»<br />

et quelques autres «- ismes »<br />

miraculeux. Il leur manifeste un intérêt<br />

académique, il leur témoigne une sympathie<br />

de confrère.<br />

Mais lui, résident de Jérusalem, patriote<br />

et militant, obligé tousles jours de poireauter<br />

àunbarrage de l’armée israélienne<br />

pour aller dans le quartier mitoyen<br />

d’Abou Dis; lui, conférencier international<br />

marié àune Britannique mais toujours<br />

sans passeport à63ans;lui, qui aeu<br />

lecouragededéfendrelecompromispolitiquedans<br />

un milieu qui cède facilement<br />

àl’esthétique de la radicalitéet de la lutte<br />

armée;lui, donc, il cherche des solutions<br />

concrètes. Toujours et encore. C’est sa<br />

façon, polie mais résolue, d’être un nationalistepalestinien.<br />

p<br />

Une allumette vaut-elle toute<br />

notre philosophie? de Sari<br />

Nusseibeh, traduit de l’anglais<br />

par Agathe Peltereau-Villeneuve,<br />

Flammarion, 124p., 16¤.<br />

De laperte de ses carnets àlaréinvention de soi, lapente suivie par Belinda Cannone<br />

naît son voleur –avant d’avouer<br />

avoir inventé cette histoire.<br />

Comment se protéger toutefois<br />

de cette «inflation de soi-même»<br />

quesusciteinévitablementlapratique<br />

du journal?Il n’est pas sûr que<br />

le respect de la sincérité ysuffise et<br />

que l’œuvre entreprise puisse dès<br />

lors atteindre à «cequi nous fait<br />

homme et pas seulement individu»,<br />

ainsi que Belinda Cannone y<br />

aspire. Survient la rencontre d’une<br />

danseuse de hip-hopnommée Bintou<br />

avec laquelle elle imagine un<br />

spectaclesurlacapacitédesemétamorphoser;<br />

ladiariste yrenoue<br />

avec une conviction profonde, sorte<br />

de ligne de force dans son existence:<br />

ilest nécessaire de mener<br />

une «réinvention permanente de<br />

soi»! C’est àcette condition que<br />

Belinda Cannone trouve un réconfortauxsouvenirsdeperteinconsolable<br />

dont ses interlocuteurs la gratifiaient<br />

en retour lorsqu’elle leur<br />

racontaitle vol de sesmalles,et que<br />

ses lecteurs trouvent àleur tour<br />

dansLaChairdutempslelieud’une<br />

expérience partageable. p<br />

La Chair du temps,<br />

de Belinda Cannone,<br />

Stock, 266p., 19¤.<br />

Critiques Essais<br />

Sans oublier<br />

La cassitérite coûte<br />

Notre vie moderne en est pleine, mais on n’en sait rien:sans la<br />

cassitérite, principal minerai de l’étain, ni les téléphones portables<br />

ni les imageries médicales ou les téléviseurs, rien de tout<br />

cela n’existerait. «Sans étain, pas de connexions, donc pas d’électronique»,résume<br />

le journaliste Christophe Boltanski, qui asuivi<br />

le trajet du précieux minerai, des mines de la République<br />

démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre) jusqu’à la tour Bolloré,<br />

dans le quartier parisien de la Défense, où les chargés de communication<br />

jurent tout ignorer de ce que coûtent, en vies humaines,<br />

l’extraction et le commerce de la cassitérite africaine. C’est<br />

une belle enquête, solidement documentée, et un voyage au<br />

long cours –deParis àBruxelles, en passant par Londres, Goma<br />

(RDC) ou Ipoh (Malaisie) –que nous offre le reporter du Nouvel<br />

Observateur. Le récit aurait pu être plus ramassé, mais l’écriture<br />

est nette, le style enlevé. Partie d’Afrique –oùl’on découvre le<br />

«deuxième monde» de la mine, avec ses jeunes esclaves, vieillis<br />

avant l’âge –, la cassitérite yrevient:plutôt que de recycler<br />

leurs ordinateurs, les pays riches les déversent en<br />

Afrique, où ils enlaidissent et polluent les faubourgs<br />

d’Accra ou de Lagos. Minerais de sang se lit comme un<br />

roman. Il dit, sans pontifier, l’infinie injustice faite àun<br />

continent. Du journalisme de salut public, en somme.<br />

p Catherine Simon<br />

aMinerais de sang. Les Esclaves du monde moderne,<br />

de Christophe Boltanski, photographies de Patrick Robert,<br />

Grasset, 346 pages, 19,50 ¤.<br />

Je me souviens<br />

Psychanalyste, romancier et fondateur chez Gallimard de la collection«Bibliothèque<br />

de l’inconscient», «Jibé»Pontalis a,<br />

depuis toujours, déclaré qu’il n’aimait ni les études savantes ni<br />

les archives. Il brûle papiers et lettres mais conserve les photographies<br />

colléesdans des albums ou dispersées sur sa bibliothèque.<br />

Aussibien s’est-il spécialisé dans les courts récits savamment<br />

construits, dans les abécédaires et dans l’art de se donner<br />

l’illusion que le temps n’a pas d’âge. On en trouvera la quintessence<br />

dans ce nouvel opuscule. «C’était mieux avant»,dit-il, en<br />

pastichant le Je me souviens de <strong>Perec</strong>. C’était mieux «quand le<br />

mot “révolution” était porteur d’espoir» ou «quand Lacan (…)<br />

n’avait pas encore fabriqué de lacaniens»et «quand j’allais danser<br />

au Bal nègre, rue Blomet».Belle nostalgie sans passéisme et<br />

dans un style pétillant d’intelligence! p Elisabeth Roudinesco<br />

aAvant, de Jean-Bertrand Pontalis, Gallimard, 142 p., 14,50 ¤.<br />

Schizophrénie<br />

Issu d’une lignée de psychiatres, et directeur de la clinique Bellevue,<br />

située àKreuzlingen sur la rive suisse du lac de Constance,<br />

Ludwig Binswanger (1881-1966) fut le fondateur d’un courant<br />

phénoménologique de la psychiatrie dynamique, la Daseinanalyse<br />

(analyse existentielle), et l’un des grands spécialistes de l’approche<br />

de la mélancolie et de la schizophrénie. Le texte présenté<br />

ici raconte l’histoire d’une patiente de 24 ans, Lola Voss, internée<br />

àBellevue de juillet1924 àoctobre1925, et dont Binswanger s’occupa.<br />

Il eut avec elle, jusqu’en 1930, un échange épistolaire.<br />

Lola refusait tout contact avec des vêtements et<br />

se livrait àdes jeux de langage pour demeurer hors du<br />

monde extérieur. Binswanger parvint àlaramener à<br />

une «relation d’existence».Elle lui en saura gré et lui<br />

donnera les moyens d’élaborer une nouvelle méthode<br />

clinique de diagnostic de la folie. Passionnant. p E. Ro.<br />

aLe Cas Lola Voss. Schizophrénie. Quatrième étude,<br />

de Ludwig Binswanger, traduit de l’allemand par Philippe<br />

Veysset, PUF, 126 p., 18¤.<br />

Nizan tragique<br />

Des deux vies littéraires de Paul Nizan (1905-1940), l’une commença<br />

en 1931 avec Aden Arabie et son fulgurant incipit, si<br />

fameux aujourd’hui: «J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne<br />

dire que c’est le plus bel âge de la vie.» Elle s’acheva par Chronique<br />

de septembre,sur la crise de Munich, paru en 1939, moins<br />

d’un an avant qu’une balle perdue ne fauche l’écrivain, pendant<br />

la retraite de Dunkerque. Suivit l’effacement voulu par le<br />

Parti communiste français qu’il avait quitté àcause du pacte<br />

germano-soviétique après en avoir été un apparatchik renommé.<br />

La résurrection commença en 1960 avec la reparution de ce<br />

même essai-récit inaugural, accompagné, cette fois, d’un avantpropos<br />

de Sartre, qui devait marquer toute une génération politique<br />

et lancer Nizan dans une postérité toujours vivante. Sartre<br />

avait fait de son ami de jeunesse la figure emblématique de<br />

la révolte. Yves Buin, dans un essai biographique passionnant,<br />

s’interroge ànouveaux frais sur cet oxymore:l’intellectuel de<br />

parti, déchiré entre pensée et discipline.p Michel Contat<br />

aPaul Nizan. La Révolution éphémère, d’Yves Buin. Denoël, 350p., 23¤.<br />

Inquiétude animale<br />

7<br />

Seuls les hommes ont-ils le privilège d’exister?Dans ce cas, les<br />

animaux devraient se contenter de vivre –cequi, aux yeux des<br />

philosophes, est souvent bien peu. C’est cette évidence que la<br />

philosophe Florence Burgat interroge dans son nouvel ouvrage,<br />

partant en quête des indices de la perplexité qui asaisi de<br />

nombreux penseurs devant la vie animale –àcondition toutefois<br />

qu’ils n’aient pas décidé, comme Heidegger, d’en «rester à<br />

l’abeille». Car, selon elle, les animaux connaissent l’angoisse et<br />

ont bel et bien une expérience de la mort, àdéfaut d’en avoir<br />

une représentation. De quoi nous questionner sur les conditions<br />

d’«existence»que nous leur imposons. p Julie Clarini<br />

aUne autre existence. La Condition animale, de Florence Burgat,<br />

«Bibliothèque Idées », Albin Michel, 400 p., 24¤.


8<br />

Chroniques<br />

Ecrire après le déluge Atitre particulier<br />

Sylvie Testud, actrice, réalisatrice<br />

Le feuilleton<br />

d’Eric Chevillard<br />

Pour d’autres, l’angoisse qui<br />

naît de la page blanche tient<br />

surtoutàcequ’une neige aussi<br />

fine n’offre aucun espoir de<br />

renouveau, que le monde y<br />

affleure, que le réel se révèle<br />

au-dessous, par transparence, par ses<br />

reliefs et ses saillies. L’imagination s’y<br />

empêtre, la phrase s’y brise. Oui, ladite<br />

page ressemble plutôt au mince écran de<br />

feuilles qui dissimule la fosse et le pal. Elle<br />

est un leurre, un piège sournois. Dès que<br />

vous posez un mot dessus, elle crève, elle<br />

se déchire –que croyiez-vous inventer?<br />

Cette fausse vierge en atant entendu, des<br />

histoiresetdes histoires encore, qu’elle ne<br />

s’en laisse plus conter.<br />

Pour faire table rase et repartir de zéro,<br />

le romancier n’a qu’une alternative:créer<br />

un monde de toutes pièces, une utopie<br />

façonTolkien, ou balayer le monde ancien<br />

d’unreversdemanche–toutdoitdisparaître<br />

–etfaire main basse sur ces terres brûlées.<br />

Cette seconde solution recoupe nos<br />

inquiétudes contemporaines et actualise<br />

les menaces d’anéantissementque ressasse<br />

notre paranoïa bien informée: conflit<br />

dévastateur ou effroyable cataclysme,<br />

notreextinctionparaissantdésormaisinéluctable,<br />

il ne nous reste plus qu’à en<br />

découvrir prochainement la cause. Ace<br />

jour, l’énigme est entière, exactement<br />

comme pour les dinosaures. Mais le suspense<br />

fait vivre. Il tient en haleine.<br />

Donc, les romanciers ont le choix:séisme,explosionnucléaire,réchauffementclimatique<br />

portant àébullition notre vallée<br />

de larmes. Peu importe le moyen, il s’agit<br />

surtout de retrouver l’île de Robinson, toute<br />

civilisation abolie, donner du champ àla<br />

littérature. Miroirs noirs, d’Arno Schmidt,<br />

est le chef-d’œuvredu genre, dans la lignée<br />

duquel s’inscrit sans pâtir de la comparaison<br />

Le Dernier Monde, de Céline Minard,<br />

paru en 2007. Ce postulat d’un désastre<br />

total, né des leçons de l’Histoire récente et<br />

des alarmes écologiques dont tous les<br />

voyants sont au rouge, se révèle décidément<br />

aussi fécond pour l’imagination et<br />

l’invention littéraire qu’un mythe solidement<br />

structuré dans nos consciences<br />

depuis l’Antiquité. Emmanuel Rabu donnait<br />

en septembre dernier, avec Futur<br />

fleuve (éd. Léo Scheer) une autre variation<br />

audacieuse autour du thème, décliné cette<br />

fois dans un récit de science-fiction expérimental–formulemoinstautologiquequ’il<br />

n’y paraît tant la SF sait être paradoxalement<br />

aussi conservatrice dans sa forme<br />

qu’un roman du terroir voué àl’artisanat<br />

d’une famille de sabotiers bressans suivie<br />

pas àpas dans la glaise sur dix générations.<br />

Pop et Kok, de Julien Péluchon, joue aussi<br />

àsamanière avec les codes de ce nouveau<br />

type de récit d’anticipation maintenantbienidentifié,grâceencoreaucinéma<br />

qui le vulgarise pour le meilleur et pour le<br />

pire, et grâce au succès, planétaire comme<br />

Sans interdit<br />

Louis-Georges Tin<br />

DÉCIDÉMENT, LES ANGLAIS ne respectent<br />

rien. En ce moment<br />

même, ils se disputent àpropos de<br />

l’enterrement de Margaret Thatcher<br />

–qui est encore en vie!Certains<br />

affirment qu’elle mérite des<br />

obsèques nationales, privilège en<br />

général réservé àlafamille royale.<br />

D’autres estiment que cela coûterait<br />

trop cher au pays, et qu’il vaudrait<br />

mieux que la cérémonie soit<br />

organisée par le secteur privé. Cette<br />

solution, disent-ils, serait plus<br />

conforme àladoctrine de Margaret<br />

Thatcher, qui aprivatisé une<br />

bonne partie du service public au<br />

Royaume-Uni, et cela permettrait<br />

«d’offrir le meilleur choix et le<br />

meilleur rapport qualité-prix pour<br />

les usagers». Shocking, isnt’it?<br />

Il yavingt ans, Jacques Leruez,<br />

directeur de recherche au CNRS,<br />

publiait une biographie de Margaret<br />

Thatcher. Al’occasion de la sortie<br />

du film de Phyllida Lloyd, La<br />

Dame de fer, avec Meryl Streep, il<br />

publie ànouveau son ouvrage,<br />

il se doit en matière d’Apocalypse, du<br />

roman de Cormac McCarthy, La Route.<br />

Nous sommes en 2185. Une catastrophe<br />

d’origine incertaine,«leSouffle», adécimé<br />

les populations. «LeSouffle ressemblait à<br />

une chevauchée sauvage, une chevauchée<br />

de l’enfer. Un nuagebleu roi (…) rampait à<br />

toute vitesse sur la plate campagne.» Tout<br />

individu rattrapé par ce nuage «fumait<br />

jaune de la tête, d’une fumée qui sentait<br />

Les «adorateurs de Verge<br />

dorée, dieu du Souffle »,<br />

réinventent<br />

une civilisation fondée<br />

sur le culte d’une vieille<br />

gloire du cinéma porno<br />

l’œuf», avant de mourir imparablement<br />

ou de se transformer en zombie, aussitôt<br />

réduit en esclavage par les rares survivants:<br />

«Enl’attachant àunfauteuil muni<br />

d’un pédalier relié àune pile,(…) le zombie<br />

pouvaitfournirdel’électricité.»Autresfigures<br />

désormais classiques, les barbares<br />

vivent de razzias et de crimes. Mieux organisés,<br />

les «aurivergistes» ou «adorateurs<br />

de Verge dorée, dieu du Souffle» réinventent<br />

une civilisation fondée sur le culte<br />

d’unevieillegloireducinémapornographique<br />

surnommée «Tige d’Or».<br />

Comme on le voit, Julien Péluchon s’en<br />

donneàcœur joie sur les ruines de ce monde.Sisonromanneseréduitpasàuneparodiedugenre,illedoitàsesdeuxprotagonis<br />

InoxydableDamedefer<br />

Thatcher. La Dame de fer, dans une<br />

version mise àjour. Cette double<br />

actualité, éditoriale et cinématographique,<br />

nous invite donc à<br />

comparer le livre et le film. Or, il<br />

est frappant de constater àquel<br />

point chacun des deux ales qualités<br />

qui manquent àl’autre. Le livre<br />

est centré sur l’action publique de<br />

Margaret Thatcher, tandis que le<br />

film insiste davantage sur son intimité,<br />

au moment où, vieillissante,<br />

elle est de plus en plus hantée par<br />

les fantômes du passé. En d’autres<br />

termes, il eût fallu plus de politique<br />

dans le film;oneût aimé plus<br />

d’«humanité» dans le livre, qui se<br />

présente comme une analyse peutêtre<br />

un peu trop sèche.<br />

Haine et fascination<br />

Il est vrai que Margaret Thatcher<br />

est elle-même une personne très<br />

sèche. Cassante même. C’est cela<br />

qui fit son succès, sa réputation,<br />

mais aussi sa perte. Car elle humilia<br />

tout le monde, ycompris dans<br />

son propre parti, qui finit par la<br />

pousser vers la sortie, en 1990. La<br />

Dame de fer constitue une figure<br />

«généralement redoutée, souvent<br />

admirée, plus rarement aimée »,<br />

écrit l’auteur en conclusion.<br />

Soyons clairs:peu de personnages<br />

en Angleterre ont suscité<br />

autant de haine et de fascination à<br />

la fois. Et c’est cela que nous aimerions<br />

comprendre et sentir un<br />

peu plus dans le livre.<br />

En 1979, Margaret Thatcher<br />

devient la première femme àdiriger<br />

un gouvernement dans le monde<br />

occidental moderne. S’inspirant<br />

des maîtres de la pensée ultralibérale,<br />

Friedman, Hayek, elle refuse<br />

l’assistanat:pour elle, qui veut<br />

peut. Son action se présente comme<br />

un nationalisme rigoureux<br />

dans la sphère politique et un<br />

internationalismeàtout-va dans<br />

la sphère économique. Il faut donc<br />

moins d’Etat, et moins d’impôts<br />

pour les entreprises. La City est<br />

«libérée», les syndicats sont lami-<br />

tes principaux, Pop et Kok, lesquels évoquent<br />

moins les «Bouvard et Pécuchet de<br />

l’Apocalypse» annoncés par laquatrième<br />

de couverture que les Mercier et Camier de<br />

Beckett dont l’immobilité atteste qu’ils<br />

sont de vrais voyageurs: toujours sur le<br />

départ. Pop et Kok, autres compagnons<br />

d’infortune, survivent au jour le jour dans<br />

les décombres, buvant de l’alcool de navet,<br />

fumantdelajusquiame,serêvantentrepreneursetéchouantsystématiquement,toujourshantés<br />

par la mêmequestion:«Comment<br />

réussir sa vie après la fin du monde?»<br />

La logique du pire est àl’œuvre. Pop<br />

conçoit un fils monstrueux, avec «une<br />

tête ignoble et démesurée», que sa mère<br />

prénomme Jovial. Kok, abandonné par sa<br />

femme,rate son suicide, àdemi du moins<br />

puisque sa tentative le laisse tout de<br />

même impotent. Il pêche en rampant<br />

dans les eaux boueuses des poissons<br />

étranges «pourvus d’un œil supplémentaire,<br />

voire deminuscules pattes». Leurs<br />

aventuresdérisoireset comiques,pitoyables<br />

et héroïques, font de ces derniers<br />

hommes les frères des tout premiers,<br />

ceuxquisurvécurentdans unmondehostile<br />

avec si peu d’aptitudes et de moyens.<br />

Et puisquele romand’anticipationrecoupe<br />

si bien le récit des origines, comment<br />

ne pas se demander en effet si les débris<br />

que les archéologues exhument aujourd’hui<br />

ne sont pas ceux déjà de la catastrophe<br />

àvenir?p<br />

Pop et Kok,<br />

de Julien Péluchon, Seuil,<br />

«Fiction &Cie», 160p., 16¤.<br />

CHLOÉ POIZAT<br />

nés:larichesse augmente –lapauvreté<br />

aussi. La situation économique<br />

était telle, en 1981, qu’un observateur<br />

peu amène, las d’entendre<br />

que ces souffrances étaient destinées<br />

au bien du pays, déclarait que<br />

la Grande-Bretagne «allait mourir<br />

guérie».Ajoutez àcela le soutien à<br />

Pinochet au Chili ou au régime<br />

d’apartheid en Afrique du Sud,<br />

commelerappelle Jacques Leruez,<br />

et vous commencerez àcomprendre<br />

les passions suscitées par<br />

M me Thatcher. La crise économique<br />

où nous sommes plongés depuis<br />

2008 trouve ses racines dans la<br />

«révolution conservatrice» initiée<br />

par les dirigeants de cette époque.<br />

N’enterrez pas trop vite la<br />

Dame de fer. Malgré la crise, la pensée<br />

ultralibérale se porte comme<br />

un charme, qu’on s’en réjouisse ou<br />

qu’on s’en plaigne. p<br />

Thatcher. La Dame de fer,<br />

de Jacques Leruez, André<br />

Versaille éditeur, 243 p., 19,90¤.<br />

UnearchedeNoé<br />

devenuedingue<br />

ATTENTION, DÉLIRE. Le principe même du kangourou, animal<br />

champion de boxe, qui héberge sa progéniture dans une<br />

poche et se déplace en sautant, aquelque chose de délirant. Si<br />

en plus il se met àpicoler… L’Australien Kenneth Cook<br />

(1927-1987) lui-même ne devait pas boire que de l’eau plate, se<br />

dit-on en découvrant la première nouvelle de L’Ivresse du kangourou:ilyest<br />

question d’un avion piloté par un homme phobique<br />

de toute espèce vivante, àl’exception des humains. C’est<br />

drôle, j’aurais plutôt peur de l’inverse. La phrase «l’homme est<br />

un loup pour l’homme» n’est jamais parvenue àcecommandant<br />

de bord, dont le cockpit se trouve un jour envahi par des<br />

animaux aussi étranges que les kangourous ivrognes:de<br />

repoussants lézards àcollerette se mettent àbondir et àcracher<br />

dans toute la cabine. Ya-t-il un pilote dans l’avion?Ilvient<br />

d’avoir un malaise vagal!Heureusement qu’une passagère<br />

japonaise aretroussé sa jupe:çavafaire un sac pour emprisonner<br />

les monstres envahisseurs. Mais que se passait-il dans la<br />

tête de Kenneth Cook pour inventer des situations pareilles?<br />

Une autruche revancharde veut étriper une voleuse d’œufs.<br />

Elle doit le savoir:qui vole un œuf… Le delirium tremens se<br />

poursuit dans une autre nouvelle, alors que le personnage de<br />

Kenneth Cook appelle la police. On lui avolé son énorme voiture,<br />

rose et jaune, ornée de fleurs violettes. Ah non, il s’est trompé!Ilrappelle<br />

le même policier pour lui annoncer que c’est lui<br />

le voleur:àplusieurs centaines de kilomètres de là, il n’a pas vu<br />

la différence entre les deux véhicules, et vient de traverser une<br />

partie du pays àbord du même modèle, couleur kaki…<br />

Aussi sournois que les humains<br />

Au fil des pages, j’en suis de plus en plus convaincue:Kenneth<br />

Cook ne voyait pas d’éléphants roses collés au plafond,<br />

mais des animaux malins partout. Dans ces nouvelles, il ne<br />

peut pas aller camper sans se voir terrorisé par des chiens et des<br />

chats mutants, affamés et bagarreurs. Mais que se passe-t-il<br />

dans le bush?Notre ami décide de se mettre au vert. Une balade<br />

àlamontagne. Oui. Ce sera salutaire. Le pauvre en avait bien<br />

besoin, je suis contente pour lui. Eh bien il faut croire au mauvais<br />

karma de certains!Alors qu’il s’offre un repos mérité dans<br />

un refuge douillet, il fait la connaissance du locataire:unrat<br />

mangeur d’homme!Pauvre Kenneth Cook, qui ne peut plus sortir<br />

àcause de la tempête. Il est contraint de se laisser grignoter<br />

le nez!Dans les nouvelles suivantes, il est question de corbeau<br />

fourbe, de cheval sauvage, de souris, de taupes… L’arche de Noé<br />

est en train de devenir dingue. Le déluge est pour bientôt. Il faut<br />

croire que vivre dans un pays-continent où les aborigènes<br />

côtoient des surfeurs blonds, où les animaux sont aussi étranges<br />

que dangereux, ça développe l’imagination. Kenneth Cook<br />

ne peut rien faire sans avoir l’impression d’être menacé par ces<br />

espèces qui habitent son territoire. Il faut dire qu’entre les marsupiaux,<br />

les crocodiles, les diables de Tasmanie, les requins et<br />

les serpents… il yade quoi se sentir en danger. Kenneth Cook a<br />

grandi dans un environnement qui conduit tout de même à<br />

l’hallucination:l’animal le plus absurde, l’ornithorynque, est<br />

tout de même un mammifère ovipare venimeux –etneparlons<br />

pas de son apparence!L’auteur prête àcette faune une véritable<br />

humanité:les animaux sont doués d’une telle intelligence<br />

qu’ils intriguent, calculent. Ils veulent gagner!Ils deviendraient<br />

presque aussi sournois que les humains!Que se passerait-il<br />

s’ils obtenaient le droit de vote?Décidément dans le<br />

bush, rien ne va plus. J’ai fini la dernière nouvelle:«Tu connais<br />

celle du…?»C’est une histoire de bras de fer. Une frêle demoiselle<br />

vient de battre Monsieur Muscles en le faisant rigoler. Avec<br />

de l’humour (et quelques pintes), on accomplit des miracles.<br />

Avotre santé, messieurs dames! p<br />

Agenda<br />

aDu 1 er au 4mars:histoires vraies àBron<br />

La question des liens entre la littérature et le réel adominé la<br />

rentrée hivernale. Elle sera au centre de la Fête du livre de Bron<br />

(69500), qui tient sa 26 e édition àl’hippodrome de Parilly et<br />

s’est placée sous l’égide d’une phrase toute magrittienne:«Ceci<br />

n’est pas une histoire vraie»… Au programme:des rencontres<br />

avec la soixantaine d’auteurs invités (Pierre Bayard, Mathieu<br />

Belezi, Philippe Djian, Dalibor Frioux, Régis Jauffret, Alexis Jenni,<br />

Céline Minard, Christine Montalbetti, Jacques Rancière, Eric<br />

Reinhardt, Anne Wiazemski…), des tables rondes, des lectures…<br />

Rens.:www.fetedulivredebron.com<br />

aLe 6mars:«Le Condottière»àla Maison<br />

de l’Amérique latine<br />

D’éminents amis de Georges<br />

<strong>Perec</strong> et spécialistes de<br />

son œuvre (Marcel Bénabou,<br />

Claude Burgelin, Maxime<br />

Decout), ainsi que Maurice<br />

Olender, directeur au<br />

Seuil de «LaLibrairie du<br />

XXI e siècle», présentent Le<br />

Condottière,cet inédit<br />

publié plus de cinquante<br />

ans après sa rédaction et<br />

trente ans après la mort de<br />

son auteur, le 3mars 1982<br />

(voir pages1-2), àlaMaison<br />

de l’Amérique latine. A19h.<br />

Rens.:01-49-54-75-00.<br />

0123<br />

Vendredi 24 février 2012<br />

L’Ivresse du kangourou et autres histoires du bush,<br />

de Kenneth Cook, traduit de l’anglais (Australie) par Mireille<br />

Vignol, Autrement, 166p., 17¤.<br />

Vous écrivez?<br />

Les EditionsAmalthée<br />

recherchent<br />

de nouveaux auteurs<br />

Envoyer vos manuscrits :<br />

Editions Amalthée<br />

2rue Crucy<br />

44005 Nantes cedex 1<br />

Tél. 02 40 75 60 78<br />

www.editions-amalthee.com


0123<br />

Vendredi 24 février 2012<br />

Laguerrede1914 vuepar uncheval ?StevenSpielbergaadapté<br />

pourlesécransceromanoriginalduBritannique MichaelMorpurgo<br />

Premier galop<br />

jeunesse<br />

Florence Noiville<br />

Qui est Michael Morpurgo? Poser<br />

cette question en Angleterre serait<br />

comme demander àunFrançais<br />

qui est Pef ou René Goscinny. Né<br />

en 1943, Morpurgo est l’un des meilleurs<br />

écrivains pour la jeunesse outre-Manche.<br />

Un ardent défenseur, aussi, du livre pour<br />

enfants:n’a-t-ilpascontribuéàlacréation<br />

du titre de «Children’s Laureate»,<br />

une sorte d’ambassadeur<br />

du livre jeunesse, dont il a,<br />

après le génial Quentin Blake,<br />

occupé la fonction pendant<br />

deux ans?<br />

Morpurgon’étaitpourtant<br />

pas destiné àceparcours.<br />

Enfant, il préfère le sport<br />

àlalecture. A18ans, il opte pour<br />

lemétierdes armes,puisseravise.<br />

Il sera prof. Enseignant d’anglais à<br />

Londres, il al’impression que les<br />

livres qu’il fait lire àses élèves les<br />

ennuient. Alors, il invente pour eux<br />

des histoires sur mesure. De fil en<br />

aiguille,ilproposesestextesàdeséditeurs.<br />

Aujourd’hui, il a plus de<br />

100 livres derrière lui (Le Roi de la<br />

forêtdes brumes,LeRoyaumede Kensuké,Anya…),denombreuxprixlittéraires<br />

et plus de 1,5million d’exemplaires<br />

vendus rien qu’en France. Et<br />

Morpurgo ne se contente pas<br />

d’écrire. En 1978, il a, avec sa<br />

femme, ouvert une ferme<br />

dans le Devon qui accueille<br />

des enfants venus de quartiers<br />

urbains défavorisés.<br />

C’est avec Cheval de<br />

guerre, publié en 1982, que<br />

Morpurgo adébuté sa carrière.«Mesplusancienssouvenirs<br />

sont un mélange<br />

confus de champs accidentés,<br />

d’écuries sombres et de rats qui<br />

cavalcadent au-dessus de ma<br />

tête. Mais je me rappelle assez bien le jour<br />

de la vente de chevaux. C’est une terreur<br />

qui m’a escorté toute ma vie. » C’est un<br />

Sexyfaucilleau fusil<br />

CINÉASTE ÀL’ŒUVRE ORIGINALE et réalisateur de clips àsuccès, le<br />

Français Michel Gondry est aussi un auteur de BD, art qu’il pratique<br />

avec des moyens plutôt limités, en l’occurrence un trait naïf et<br />

bancal digne d’un enfant de 10 ans. Michel Gondry n’en reste pas<br />

moins un conteur hors pair dont l’imagination débridée s’accommode<br />

plutôt bien de l’esprit underground du comics américain.<br />

C’est une histoire bien française cependant, et délirante àsouhait,<br />

que ce touche-à-tout vivant aux Etats-Unis nous raconte ici. Jugez:<br />

quatre copains ayant fréquenté dans leur jeunesse la même fac<br />

d’arts plastiques sont convoqués àl’Elysée, dont l’hôte n’est autre<br />

qu’un certain Johnny Hallyday. Nos amis craignent d’être jetés en<br />

prison pour avoir évité le service militaire vingt-cinq ans plus tôt<br />

sous des motifs fallacieux. Que nenni, l’heure est grave pour l’Ilede-France<br />

(désormais séparée de la province):une meute de femmes<br />

communistes et sexy venues d’Europe de l’Est projettent d’envahir<br />

Paris. L’armée francilienne étant partie parader dans le golfe<br />

du Mexique, un bataillon d’intérimaires est formé sur le tas, nos<br />

quatre zouaves en tête… On ne dira rien de plus de ce récit jouissif<br />

construit sur une angoisse générationnelle:lapeur de gâcher une<br />

année de sa jeunesse sous les drapeaux. Tous les imposteurs qui,<br />

comme Gondry ou votre serviteur, yont échappé liront cet album<br />

avec encore plus de plaisir. p Frédéric Potet<br />

a On aperdu la guerre, mais pas la bataille, de Michel Gondry,<br />

Cambourakis, 48 p., 12¤.<br />

cheval qui parle ici. Un cheval nommé<br />

Joey.Audébutduroman,ilestencorepoulain,<br />

on l’a arraché àsamère et son destin<br />

esttracé:onestàlaveillede1914,ildeviendra<br />

«cheval de guerre»…<br />

Le premier conflit mondial vu par un<br />

cheval ?Dans La Revue des livres pour<br />

enfants (1989), Morpurgo raconte comment<br />

l’idée lui est venue. «Pendant longtemps,<br />

j’avais été fasciné et horrifié par<br />

bande dessinée<br />

Cheval de guerre<br />

(War Horse),<br />

de Michael Morpurgo,<br />

traduit de l’anglais<br />

par André Dupuis,<br />

192p., 12,50¤.<br />

Le texte paraît aussi en<br />

édition de poche<br />

(«Folio Junior», 208p.,<br />

6,50€) et en livre audio<br />

le 1 er mars («Ecoutez<br />

lire», lu par Arnaud<br />

Denis, 23€).<br />

quatre dessins découverts au fond d’une<br />

malle dans un grenier. Ils représentaient la<br />

cavalerie britannique en 1914. De nombreux<br />

chevaux et soldats avaient été pris<br />

danslesbarbelésetétaiententraindemourir<br />

(...). Un jour, au pub de mon village, j’ai<br />

vu, assis près du feu, un vieil homme dont<br />

je savais qu’il avait fait la guerre dans le<br />

régiment de cavalerie du Devon. Il m’a<br />

raconté sa vie au front avec son cheval et<br />

comment il se confiait à lui lorsqu’il<br />

l’étrillait, comment il lui avouait ses peurs,<br />

ses espoirs. Il me disait que son cheval<br />

l’écoutait, l’écoutait vraiment. J’ai été touchéqu’il<br />

me confie cette histoire. J’ai même<br />

eu le sentiment qu’il me la transmettait.<br />

Après cette conversation, le récit de Joey a<br />

commencé àseconstruire dans ma tête…»<br />

Si Gallimardrééditeaujourd’huice texte<br />

vieux de 30ans, c’est parce que Stephen<br />

Spielberg vient de l’adapter au cinéma (le<br />

film est sorti le 22 février). Mais c’est aussi<br />

enraisonde son originalitéet desa grande<br />

finesse. Pendant plusieurs années, Cheval<br />

de guerre ad’ailleurs fait salle comble à<br />

Londres dans une adaptation proposée<br />

par le National Theatre. Notons qu’il sort<br />

aussi le 1 er mars en livre audio. Ce serait<br />

dommage de passer àcôté. p<br />

Des diamants pour<br />

une blonde<br />

Selon Jack,lecrime ne paie pas assez<br />

Raphaëlle Leyris<br />

polar<br />

Paternostra, ce n’est pas une<br />

prière, c’est le patronyme<br />

de Jake, le héros du roman.<br />

Des prières, de toute façon,<br />

on en fait peu dans son monde,<br />

celui des combines et de la violence,aucœurduNewYorkpasaseptisé<br />

des années 1970:onn’y compte<br />

que sur soi, son arme et sa chance.<br />

Un jour, parce qu’il en aassez<br />

de ne pas pouvoir offrir la belle<br />

vie àsapetite amie en se contentantd’êtrehonnête,JakePaternostra<br />

braque des diamantaires. Il en<br />

tue deux. Leur mort pèse beaucoup<br />

moins sur sa conscience que<br />

l’impossibilité où il se trouve de<br />

revendre le produit de son casse.<br />

En théorie, il est riche ;dans les<br />

faits, il n’a toujours pas de quoi<br />

emmener Easy au restaurant, et il<br />

se retrouve avec la moitié de la<br />

pègre new-yorkaise aux trousses.<br />

Chacun essaie de rouler son voisin;çatire<br />

dans tous les sens, et ça<br />

tortureau passage. Jake, au milieu<br />

de ce déferlement, n’oublie pas de<br />

rester cool –autant que possible.<br />

Eugène S. Robinson réussit à<br />

mener son intrigue pied au plan-<br />

Mélange des genres 9<br />

cher tout en offrant àson lecteur<br />

le plaisir d’une narration au long<br />

cours, qui prend le temps de dresser<br />

une épatante galerie de portraits–et,même,<br />

derevenirsur l’itinéraire<br />

de Jake. Ce polar<br />

emprunte àlaveine hard boiled,<br />

tendance Chester Himes, du<br />

genre, tout en rendant un hommage<br />

générationnel àQuentin<br />

Tarantino. Résultat de ce croisement:<br />

peut-être pas un diamant<br />

pur, mais un petit bijou d’énergie<br />

et d’humour noir. p<br />

Paternostra (A Long Slow<br />

Screw), d’Eugene S.Robinson,<br />

traduit de l’anglais (Etats-Unis)<br />

par Nicolas Richard, Inculte,<br />

302p., 22¤.<br />

Mon poche<br />

de chevet<br />

par Olivier Cadiot, écrivain<br />

La Vie mode d’emploi<br />

de Georges <strong>Perec</strong>, Le livre de poche, 640p., 7,50¤<br />

«Jemesouviens très bien de sa sortie. Ça m’a donné des ailes.<br />

Comment un livre pouvait-il être aussi complexe et aussi lisible?Roussel<br />

voisin de Jules Verne, Laurence Sterne et Bourbaki<br />

dans le même ascenseur. Enfin un livre moderne comique!Je<br />

ne suis pas fanatique des livres àcontraintes, des jeux sur la langue,<br />

et je trouve étonnant que <strong>Perec</strong> ait pu faire éclater le cadre<br />

qu’il s’était fixé. Ce n’était pas La Disparition,c’était l’apparition.<br />

Ce n’était pas non plus «Les Choses II», un roman qui aurait pu<br />

rassurer tout le monde. On al’impression qu’il achoisi dans ce<br />

livre d’exagérer ses défauts, de déborder son plan, de faire sauter<br />

l’immeuble. C’était rassurant. Le roman pouvait accueillir de<br />

nouveau des choses abstraites ou théoriques, en version chaude,<br />

il atoujours fait ça, mais il l’oublie périodiquement. Ce livre<br />

ressemblait àuncatalogue de projets possibles et, sans doute,<br />

beaucoup d’écrivains ont-ils bénéficié de cette générosité. Plusieurs<br />

années après me reste de cette lecture moins la prouesse<br />

qu’une légère mélancolie. Ce livre si clair est très sombre. Comme<br />

la gravure de l’immeuble en coupe sur la couverture. On y<br />

voit un homme en noir courbé, parapluie sous le bras, gravir<br />

tristement l’escalier, un cheval de bois miniature sur le parquet<br />

du deuxième, une expulsion au troisième, on entend le craquement<br />

d’un fauteuil au premier, un piano lointain au rez-dechaussée,<br />

le charivari d’un artiste sous les combles.»<br />

aDernier ouvrage d’Olivier Cadiot: Un mage en été, POL, 144p., 19,50 ¤.<br />

sélection poches<br />

Sur les traces des disparus<br />

L’historien Saul Friedländer aconsacré la plus grande partie de<br />

son existence de chercheur àtenter de comprendre la Shoah, qui<br />

aenglouti sa famille et l’a laissé orphelin. Dernier des grands<br />

savants survivants de ce cataclysme, professeur àl’UCLA (Los<br />

Angeles) et àTel-Aviv, il a, avec ces deux volumes parus respectivement<br />

en 1997 et 2008, produit la plus vaste synthèse depuis<br />

La Destruction des Juifs d’Europe,deRaul Hilberg (Fayard, 1988).<br />

Mais, àladifférence de ce dernier, Saul Friedländer aintégré aux<br />

documents des exécuteurs les traces que les victimes ont laissées<br />

de leurs souffrances. Friedländer, qui avait commencé son travail<br />

en questionnant le silence de l’Eglise et de Pie XII dans les<br />

années 1960, acomplété son enquête en l’étendant àlapopulation<br />

et aux élites, dont l’indifférence souvent complice arendu le<br />

crime possible. Grandiose initiation àlaconnaissance de la<br />

Shoah, summum d’érudition la plus àjour possible, ces deux<br />

tomes sont aussi un monument du désespoir. p Nicolas Weill<br />

aLes Années de persécutions. L’Allemagne nazie et les Juifs<br />

(1933-1939), de Saul Friedlander, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par<br />

Marie-France de Paloméra, Seuil «Point », 536p., 10€<br />

aLesAnnées d’extermination.L’Allemagne nazie et les Juifs<br />

(1939-1945), traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Seuil «Points »,<br />

1032p., 12,50¤.<br />

Le poids des inégalités<br />

Autant chronique que manifeste, ce texte inédit de deux auteurs<br />

issus de la société civile décrit de manière fine et concrète la<br />

façon dont l’accroissement des inégalités renforce le poids des<br />

discriminations. L’«égalitarisme républicain» est àleurs yeux<br />

un modèle «àbout de souffle» qui contribue àfiger la société<br />

française dans un fonctionnement qui n’est pas loin de rappeler<br />

le système féodal des castes et des privilèges. Plus convaincant<br />

dans l’analyse que dans les solutions proposées, le livre est porté<br />

par la conviction des auteurs, qui s’inscrivent «dans la philosophie<br />

d’une économie sociale qui fait de l’homme la première<br />

richesse àpréserver». p Julie Clarini<br />

aChronique de la discrimination ordinaire, de Vincent Edin et Saïd<br />

Hammouche, Gallimard, «Folio », 230 p., 3.50 ¤.<br />

En eaux profondes<br />

En février1982, au large de Terre-Neuve, une plate-forme pétrolière<br />

afait naufrage. Parmi les dizaines de morts:Cal, père de<br />

trois –bientôt quatre –enfants. Vingt-six ans plus tard, sa veuve<br />

ne s’en est pas remise. Elle tourne inlassablement autour de<br />

cette nuit, et des souvenirs. Jeune Canadienne, Lisa Moore a<br />

écrit un puissant roman du deuil et du lent retour àlavie. p R.L.<br />

aFévrier (February), de Lisa Moore, traduit de l’anglais (Canada) par<br />

Carole Hanna, 10/18, 332 p., 8,40¤.<br />

parutions<br />

Histoire de l’Atlantique, de Paul Butel,Tempus, 598 p., 11¤.<br />

On ne peut plus dormir tranquille quand on aune fois ouvert les<br />

yeux, de Robert Bober, «Folio », 272 p., 5,95 ¤.<br />

JPod, de Douglas Coupland, traduit de l’anglais (Canada) par Christophe<br />

Grosdidier, J’ai lu, 542 p., 8¤.<br />

Le Bluff technologique, de Jacques Ellul,Pluriel, 748 p., 12,50 ¤.<br />

Les Equilibres ponctués, de Stephen Jay Gould, traduit de l’anglais par<br />

Marcel Blanc, «FolioEssais », 912 p., 11,50 €.<br />

Rupture, de Simon Lelic, traduit de l’anglais par Christophe Mercier,<br />

«Folio Policier », 368 p., 6,95 ¤.<br />

De la bêtise, de Robert Musil, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet,<br />

Allia, 64 p., 6,10 ¤.<br />

Lettres àsafemme, de Léon Tolstoï,traduit du russe et préfacé par<br />

Bernard Kreise, Rivages Poche, «Petite bibliothèque », 176 p., 8,50 ¤.<br />

Les Mythes, conteurs de l’inconscient, de Jean-Paul Valabrega, «Petite<br />

Bibliothèque Payot», 224 p., 8,50 ¤.


10<br />

Marc Crépon<br />

Roger-Pol Droit<br />

Rencontre<br />

Depuisvingt-cinqans, Marc Crépon mène<br />

uneréflexion sur les identités et l’intolérance.<br />

S’appuyantsur les grands textes de la philosophie<br />

ou de la littérature,«LeConsentement meurtrier»<br />

interrogeles limites de la solidaritéhumaine<br />

«Des idées<br />

qui tuent»<br />

Voilà un philosophe que les<br />

projecteurs, caméras et<br />

micros semblent avoir<br />

curieusement négligé. Pourtant,<br />

il écrit clairement,<br />

parledenotretemps,aborde<br />

de livre en livre des questions chaudes:<br />

guerredescivilisations,enjeuxdeladémocratie,<br />

identités nationales, violences<br />

génocidaires. Ce qui l’intéresse, pour parlerbref,<br />

c’est de comprendre, pour mieux<br />

les démonter, ces représentations fondatrices<br />

qui séparent les groupes humains<br />

les uns des autres, les figent et les conduisent<br />

àl’affrontement, àl’indifférence ou<br />

au mépris.<br />

Son attention obstinée aux identités<br />

culturelles,àleurtransformationmultiforme<br />

en obstacles au cosmopolitisme, Marc<br />

Crépon la fait remonter àune expérience<br />

de jeunesse. Il l’évoque aujourd’hui, àson<br />

domicile parisien, dans un immeuble<br />

ancien du 15 e arrondissement, comme si la<br />

scène avait eu lieu ce matin: «En1987, j’ai<br />

été envoyé faire mon service militaire au<br />

titre de la coopération en URSS. J’ai donc<br />

passé deux années dans la république de<br />

Moldavie, au moment où ressurgissait<br />

intensément, dans l’empire soviétique, le<br />

problème des nationalismes. En Géorgie,<br />

leschars étaientdans la rue et l’arméetirait<br />

sur la foule. En Moldavie, j’ai assisté àune<br />

grande manifestation populaire: les gens<br />

exigeaient que la langue moldave soit<br />

reconnue langue d’Etat, et là aussi les chars<br />

sont sortis.» Frappé par ces événements, il<br />

engage une longue discussion avec ses<br />

amis moldaves:«Je leur ai expliqué combien<br />

je comprenais leur révolte contre la<br />

domination russe, mais aussi combien je<br />

récusais leurs propos contre les Russes en<br />

général, combien je désapprouvais totalement<br />

leur manière de caractériser une fois<br />

pour toutes le peuple russe et ses prétendues<br />

manières d’être, d’agir ou de penser.<br />

L’un d’eux m’a répondu:“Comment peuxtu<br />

dire cela?Les philosophes que tu aimes<br />

et dont tu te réclames ne cessent pas d’opérer<br />

des caractérisations de ce genre.” Cette<br />

phrase m’a profondément marqué. Je<br />

venais de trouver mon sujet de thèse…»<br />

Presque dix ans plus tard, Marc Crépon<br />

publie Les Géographies de l’esprit (Payot,<br />

1996), où il étudie comment se sont façonnés,<br />

en particulier chez les philosophes et<br />

principalement au XVIII e siècle, ces traits<br />

culturelsattribuésauxnations,àleurslangues<br />

et leurs prétendus caractères. Dans<br />

ce travail inaugural, la question de la violence<br />

adéjà sa place:parler des identités<br />

des peuples, de leurs capacités comme de<br />

leurs travers supposés, c’est toujours, en<br />

fracturant le genre humain, préparer<br />

exclusion, guerre ou servitude.<br />

Aujourd’hui, au terme d’une douzaine<br />

d’essaisoùsejuxtaposentlesquestionsdes<br />

langues,desaltéritésetdesguerres,lephilosophe,<br />

qui avoue avoir été marqué par les<br />

guerres dans les Balkans et le génocide<br />

rwandais, alesentiment d’être parvenu à<br />

ce qu’il cherchait depuis le début: «J’avais<br />

la conviction que toute invocation d’appartenance<br />

était potentiellement meurtrière.<br />

Maisil merestait àexplorerla nature decette<br />

violence, et il m’a fallu beaucoup de<br />

temps pour yarriver. D’une certaine façon,<br />

cequim’intéresse,c’estladéconstructiondu<br />

“nous”.Quand on dit “nous les Français”,ou<br />

“nousquisommeseuropéens”,onlaissetoujoursd’autresau-dehors…Auboutducompte,<br />

d’étape en étape, il fallait en venir àun<br />

derniernous,“nousles mortels”,pour tenter<br />

de penser conjointementle cosmopolitisme<br />

de notre commune appartenance au monde<br />

et le sort de notre commune mortalité.»<br />

Or chacun constate, chaque jour, que si<br />

nous sommes effectivement tous mortels<br />

et vulnérables, et si nous proclamons<br />

que toutes les vies humaines se valent,<br />

nous consentons aussi, peu ou prou, àce<br />

que toutes les morts n’aient ni le même<br />

prix ni le même poids. Ceux qui meurent<br />

ailleurs, au loin, ne sont pas identiques<br />

àceux qui meurent ici, au plus près.<br />

L’analyse de ce dilemme est au cœur du<br />

Comment éviter de consentir au meurtre ?<br />

CET ESSAI EST REMARQUABLE à<br />

plusieurs titres. Son point de<br />

départ semble évident, mais il est<br />

peu mis en lumière, encore moins<br />

approfondi. On constate pourtant<br />

aisément une faille majeure dans<br />

notre rapport au monde. D’un<br />

côté, cette conviction unanime:la<br />

solidarité humaine ne souffre<br />

aucune exception –toute atrocité,<br />

toute douleur, toute offense, où<br />

qu’elles soient, exigent soin et<br />

secours. De l’autre côté, sans<br />

exception aussi, chacun introduit<br />

des lignes de partage dans cette<br />

universalité affichée, admettant<br />

que ce qui se passe ailleurs, au<br />

Parcours<br />

1962 Naît àDecize (Nièvre).<br />

1984 Entre àNormale Sup.<br />

1987-1989 Enseignant en Moldavie.<br />

1996 Publie Les Géographies<br />

de l’esprit (Payot).<br />

1997 Entre au CNRS.<br />

2000-2001 Publie Le Malin Génie<br />

des langues puis Les Promesses<br />

du langage (les deux chez Vrin).<br />

2011 Dirige le département de philosophie<br />

de l’Ecole normale supérieure.<br />

loin, chez les autres, n’ait pas la<br />

même gravité qu’ici, chez nous…<br />

De cette incohérence àlafois grave<br />

et banale, comment peut-on<br />

sortir?Telle est la question que<br />

Marc Crépon s’emploie àcreuser,<br />

en refusant le pacifisme àtous<br />

crins, qui n’est qu’un leurre dangereux,<br />

tout comme la résignation<br />

désabusée qui se borne àlégitimer<br />

le consentement au meurtre. Les<br />

quatre pistes qu’il propose sont<br />

des contre-feux plutôt que de<br />

vraies issues de secours. Ce sont la<br />

révolte sans œillères, telle qu’Albert<br />

Camus la met en lumière, la<br />

bonté «folle» dont parle Vassili<br />

dernierlivrede MarcCrépon,Le Consentementmeurtrier,quitressedemanièreoriginale<br />

références littéraires et analyses<br />

philosophiques.<br />

Reste àsavoir ce que peuvent contre la<br />

violence meurtrière les travaux des philosophes.<br />

Pour Marc Crépon, il n’y apas à<br />

baisser les bras en soupirant «à quoi<br />

bon?»:«Face aux violencesde l’Histoire,je<br />

croisvraiment àlavocation d’une vigilance<br />

critique.Ilyades idées qui finissent par<br />

Le philosophe, qui<br />

avoue avoir été marqué<br />

par les guerres dans les<br />

Balkans et le génocide<br />

rwandais, est parvenu<br />

àcequ’il cherchait<br />

tuer.Lanation,lapatrie,l’identité,lasécurité<br />

sont des concepts dont les usages peuvent<br />

s’avérer extrêmement meurtriers. La<br />

vocation de la philosophie est de remettre<br />

de la vigilance critique dans l’usage indu<br />

qui peut être fait de ces représentations.»<br />

Pour yparvenir, il n’y apas àchoisir entre<br />

une analyse de l’actualité et une étude<br />

savante de la tradition philosophique. Car<br />

l’une ne va pas sans l’autre.<br />

C’est la raison pour laquelle le philosophe,<br />

qui dirige depuis quelques mois le<br />

département de philosophie de l’Ecole<br />

normalesupérieure,rue d’Ulm,veutasso-<br />

Grossman, la critique acerbe qu’incarne<br />

Karl Kraus, la honte de ce<br />

que l’humain fait àson semblable,<br />

telle que l’expriment Kenzaburô<br />

Ôé ou Gunther Anders.<br />

On aura compris que ce livre<br />

de philosophie, où l’on croise aussi<br />

Zweig, Freud et Levinas, mêle<br />

références littéraires et analyses<br />

conceptuelles. Non pas pour en<br />

finir avec le mal, ni même avec le<br />

consentement qui le laisse agir.<br />

Mais pour permettre àchacun de<br />

mieux comprendre comment en<br />

endiguer les effets. On aurait tort<br />

de croire que c’est peu de chose. p<br />

R.-P.D.<br />

cier le principe d’une formation exigeante<br />

en histoire de la philosophie avec un<br />

engagement de la réflexion dans les<br />

grands problèmes contemporains :<br />

«Pour aborder les questions les plus<br />

actuelles,les plus vives,celles qui se posent<br />

vraiment ànotre temps et nous interpellent,<br />

lavocation du philosophe est d’être<br />

capable de mobiliser toute la tradition et<br />

toute l’histoire de la pensée.»<br />

Ce quifrappe, en fin de compte, dans le<br />

parcoursde MarcCrépon,c’est une singulièrealliance<br />

d’urgence et de long terme.<br />

Il saitcombienles événementsse bousculent,du11-Septembre<br />

au délit de faciès du<br />

racisme ordinaire, des politiques sécuritaires<br />

au renforcement des exclusions.<br />

C’est pourquoi il intervient aussi, sous<br />

forme d’essais plus brefs, sur ces questions.<br />

Ainsi vient-il de publier, en même<br />

temps que Le Consentement meurtrier,<br />

un volume intitulé Elections.De la démophobie<br />

(Hermann, 128 p., 17 ¤, voir «Le<br />

Mondedeslivres»du10février),où ils’interroge<br />

sur la violence faite au peuple et à<br />

sa parole.<br />

Mais il n’ignore pas non plus àquel<br />

point, pour travailler sur les ancrages les<br />

plus profonds de l’actualité, des détours<br />

lents sont nécessaires. «S’il faut poursuivre,<br />

dit-il, c’est qu’on constate toujours<br />

aveclemêmeétonnementquelacaractérisation<br />

despeuples se perpétue, que les pratiques<br />

discriminatoires qui s’en nourrissent<br />

se multiplient, que la violence qui s’en<br />

réclame s’accroît. Cette violence continue<br />

de hanter les démocraties les plus solidement<br />

instituées, et persiste àles menacer<br />

du dedans. C’est pourquoi il est nécessaire<br />

de s’interroger, encore et toujours, sur ses<br />

racines.»<br />

Reste àsavoir pourquoi la littérature,<br />

dans pareille entreprise, semble au philosophe<br />

la meilleure des alliées. «Ilest vrai<br />

queje fais trèspeu dedifférences,àprésent,<br />

entre sources philosophiques et sources littéraires.<br />

Cela tient au fait que, pour penser<br />

les violences extrêmes qui ont traversé le<br />

XX e siècle et leur singularité, le recours àla<br />

littérature est indispensable.» On vous<br />

avait prévenu : il est pour le moins<br />

curieux que ce philosophe ait été, dans<br />

l’ensemble, assez peu remarqué. On peut<br />

espérer que cette situation change. Ses<br />

livres le méritent. p<br />

Le Consentement meurtrier<br />

de Marc Crépon, éd. du Cerf,<br />

«Passages», 284p., 34¤.<br />

0123<br />

Vendredi 24 février 2012<br />

Extrait<br />

BRUNO LEVY POUR<br />

«LEMONDE »<br />

«Nous assumons très bien,<br />

sans trop ypenser, notre<br />

“être-au-monde” avec la<br />

conscience plus ou moins<br />

diffuse du scandale que<br />

constituent la persistance<br />

de la famine dans de nombreux<br />

pays, l’inégalité d’accès<br />

aux soins entre le Nord<br />

et le Sud, la misère endémique<br />

dans les bidonvilles et<br />

dans les camps de réfugiés<br />

ou encore le commerce des<br />

armes, sans compter les intérêts<br />

économiques, politiques,<br />

militaires et industriels<br />

qui entretiennent un<br />

peu partout dans le monde<br />

des états de violence et des<br />

guerres oubliées. (…)<br />

Le “consentement” qui en<br />

résulte peut donc être tacite,<br />

implicite, négligent,<br />

oublieux, il signifie déjà une<br />

forme de résignation àla<br />

violence logée au cœur de<br />

toute appartenance et de ce<br />

que Malraux aurait appelé<br />

la “condition humaine”.<br />

Pour autant, on se gardera<br />

de donner àsagravité existentielle<br />

le poids d’une<br />

culpabilité irrémissible et<br />

celui d’une fatalité. On<br />

conviendra seulement que<br />

son caractère irréductible<br />

suspend, s’il en était besoin,<br />

le crédit sans condition<br />

qu’on pourrait être tenté<br />

d’accorder àla“nature<br />

humaine” et àses “progrès”,<br />

autant qu’il interdit d’afficher<br />

une confiance sans<br />

réserve dans l’état et dans<br />

la marche du monde. A<br />

moins qu’il n’impose de<br />

chercher, comme on le verra<br />

plus loin, dans la révolte,<br />

la bonté, la critique ou<br />

la honte, quelque voie de<br />

dégagement.»<br />

Le Consentement meurtrier,<br />

introduction,pages16-17

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!