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« J’étais chef d’entreprise, je suis maintenant enseignant… non légalement qualifié! »

La carrière de Stéfane Charette était bien établie, mais elle s'est effondrée avec l'arrivée de la COVID-19. Celui qui était chef d'entreprise est devenu prof, même s'il n'a ni brevet ni études d'enseignement. Et il n'est pas le seul.

L'enseignant Stéfane Charette devant sa classe.

L'enseignant à l'école secondaire Georges-Vanier, à Montréal, Stéfane Charette.

Photo : Radio-Canada / Karine Mateu

Devant ses 14 élèves, des adolescents de 15-16 ans, Stéfane Charette parle d'une voix forte et assurée. L'enseignant de l'école secondaire Georges-Vanier à Montréal leur apprend ce matin les débuts de l'industrialisation. C'est leur cours d'histoire.

Les élèves répondent aux questions avec sérieux, mais il y a aussi des rires et des plaisanteries. Les échanges sont harmonieux. Il faut dire que ces jeunes passent beaucoup de temps ensemble, car ils restent dans la même classe toute la journée avec leur enseignant, contrairement aux autres élèves de l’école, qui changent de local à chaque période.

Je travaille avec des jeunes qui ont un TDL, un trouble développemental du langage, ce qu’on appelait avant la dysphasie. C'est un programme spécial qu'on a à Montréal. Donc, j’enseigne les mathématiques de secondaire 2, le français de secondaire 2, la géographie et l’histoire, explique l'enseignant.

Tout un défi pour celui qui n’a pas étudié en enseignement et qui n'est pas légalement qualifié pour le poste. Stéfane Charette a obtenu du ministère ce qu’on appelle une tolérance d’engagement, c'est-à-dire qu'il a été embauché pour un maximum de 10 ans, même sans diplôme.

J'ai un parcours atypique! J’ai 50 ans. Ça fait 25 ans que j’ai gradué de science politique et les 25 dernières années, j’étais chef d’entreprise.

Une citation de Stéfane Charette, enseignant

J’avais mis sur pied une organisation, Horizon Cosmopolite, qui envoyait des jeunes à l'étranger qui voulaient vivre des stages interculturels en Afrique, en Asie ou en Amérique latine… Jusqu'au moment où est arrivée la COVID, raconte Stéfane avec émotion.

Ça a été drastique! En une semaine, tout, tout, tout s’est arrêté. J'ai dû me retourner de bord, trouver quelque chose qui avait du sens dans ma vie. Je n'ai pas choisi d'être enseignant par dépit : ma mère était enseignante, j'ai eu un modèle toute ma vie, et j'ai des amis proches qui sont enseignants ou à la direction d'écoles.

Stéfane Charette a donc tenté sa chance. Sa nouvelle carrière a commencé il y a deux ans, en pleine pandémie, comme suppléant dans une école secondaire privée. Mais, rapidement, il s’est retrouvé titulaire d’une classe dans une école publique, avant d'atterrir où il se trouve aujourd'hui.

Il ne s’en cache pas, il a dû travailler fort. J'ai eu une heure avec la prof, ou plutôt avec celle qui avait la classe en attendant. Elle m'a dit : "Voici les cahiers, voici ce que tu as à enseigner". Maintenant, je devais me débrouiller, explique-t-il sans jugement. Je comprends, le système est débordé!

Je suis devenu enseignant du jour au lendemain. Je devais aller voir les programmes que je devais enseigner et, moi, j'ai des jeunes qui ont un TDL. C'est quoi l'approche? Parce qu'on ne travaille pas pareil avec ces jeunes-là! J’étais quelqu'un qui essayait tout le temps de me sortir la tête de l’eau.

Une citation de Stéfane Charette, enseignant

Ma bouée de sauvetage, moi, ça a été l'orthophoniste, parce qu'elle était déjà impliquée auprès des jeunes. C'est sur elle que je me suis appuyé, ajoute-t-il, reconnaissant.

Pourvoir 89 postes d'enseignants

La directrice de l'école secondaire Georges-Vanier à Montréal, Kathy Lang.

La directrice de l'école secondaire Georges-Vanier à Montréal, Kathy Lang.

Photo : Radio-Canada / Karine Mateu

Pourvoir 89 postes d’enseignants, c’est le défi que devait relever Kathy Lang, la directrice de l’école Georges-Vanier, avant le début de cette année scolaire. Après beaucoup d'appels, beaucoup d'attente, beaucoup de travail de recrutement, j'y suis arrivée, dit-elle.

Un exploit en ces temps de pandémie, car les absences sont si nombreuses que les directions doivent courir après le personnel et, pour trouver tout leur monde, se tourner vers les enseignants non qualifiés.

À ma connaissance, on engage des enseignants non légalement qualifiés depuis les deux dernières années. Avant ça, on n'avait pas recours à ce type de personnel. On arrivait à combler les postes avec des gens qui étaient légalement qualifiés ou qui étaient dans le processus universitaire.

Une citation de Kathy Lang, directrice de l'école Georges-Vanier à Montréal

Mais Kathy Lang insiste : ce n’est pas n’importe qui qui enseigne à ses élèves. Ce sont les centres de services scolaires qui embauchent les enseignants et qui établissent les critères. La personne passe à travers le processus des ressources humaines du centre de services scolaire, et ces gens-là se retrouvent ensuite sur une liste. Donc, on ne peut prendre une personne qui arrive dans l'école et qui désire venir travailler.

Bien que Kathy Lang soit tout à fait consciente que Stéfane Charette a besoin de plus d’accompagnement, s'il enseigne dans son école cette année, c’est aussi parce qu’il a fait ses preuves auparavant.

Il a la volonté, il a la personnalité et il avait de l'expérience, parce qu'il était dans une autre école avec ce type de clientèle là l’année dernière. Ces gens-là sont [jumelés], comme nos nouveaux enseignants, avec des enseignants d'expérience. Il y a des échanges et ils peuvent aussi être accompagnés par des conseillers pédagogiques. Mais c'est sûr que ça demande un plus grand encadrement, parce qu'ils nous arrivent avec moins de connaissances, moins de compétences dans le domaine de l'enseignement, précise la directrice.

Des enseignants non qualifiés au primaire et au secondaire

Le président de la Fédération autonome de l’enseignement, Sylvain Mallette, constate lui aussi une plus grande présence d'enseignants non qualifiés dans les écoles. Un phénomène qui s’est amplifié avec la pandémie.

Cette réalité-là, on la voyait beaucoup à la formation professionnelle, parce que ce sont des gens issus du métier, dans des spécialités ou sous-spécialités très pointues. Là, ce qu’on observe, depuis quelques années, c'est que le phénomène s'est répandu au niveau de la formation générale des jeunes au primaire et secondaire, dit-il.

Ce qui était anecdotique auparavant ne l'est plus.

Une citation de Sylvain Mallette, président de la Fédération autonome de l’enseignement
Le président de la Fédération autonome de l'enseignement, Sylvain Mallette.

Le président de la Fédération autonome de l'enseignement, Sylvain Mallette, croit que le recours aux enseignants non légalement qualifiés contribue à « dévaloriser la profession ».

Photo : Radio-Canada / Karine Mateu

Selon lui, ce recours aux professeurs non qualifiés nuit à l’image de la profession : Ça contribue à dévaloriser la profession enseignante, parce que ça ne permet pas aux gens de bien comprendre ce qu'est d'être enseignant, tout ce que ça veut dire, tout ce qu'on doit faire, tout ce qu'on doit maîtriser!

Un phénomène inquiétant?

Le directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante, Maurice Tardif.

Le directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante, Maurice Tardif.

Photo : Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE)

Je suis très inquiet de ce qui se passe actuellement, lance Maurice Tardif, le directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE). On rabaisse les critères pour devenir enseignants dans les écoles, on maintient une grande masse d'enseignants à statut précaire, la précarité tourne autour de 40 %, et on engage des milliers d'enseignants sans formation officielle, sans brevet et sans permis d'enseignement.

Est-ce qu'on pourrait voir ça dans le monde des travailleurs sociaux, un métier qui est proche des enseignants, un métier de soutien à des jeunes? On ne verra pas ça! Aucune profession ne tolérerait que ses membres soient des gens sans formation.

Une citation de Maurice Tardif, directeur du CRIFPE

L'autre problème, déplore-t-il, c'est le manque de données : C'est un véritable trou noir! Le ministère ne sait pas combien d'enseignants non légalement qualifiés travaillent dans le réseau.

En effet, à cette question, le ministère de l’Éducation répond qu'il ne peut à lui seul connaître le nombre d’enseignants non légalement qualifiés dans le réseau scolaire, puisque la gestion des ressources humaines et des contrats d’engagement au Québec relève de l’employeur.

À cet égard, ce sont les centres de services scolaires, les commissions scolaires et les établissements d’enseignement privés, à titre d’employeurs, qui sont responsables de l’embauche, ajoute le gouvernement.

Le quart des enseignants du Québec non légalement qualifiés

Le ministère fait état d'environ 3700 tolérances d’engagement délivrées, l'an dernier, à des enseignants comme Stéfane Charette. Selon les données du CRIFPE, le nombre d'enseignants non qualifiés atteint 30 000, ce qui représente le quart du corps enseignant du Québec. Ces chiffres ont été obtenus par les chercheuses Valérie Harnois et Geneviève Sirois après des demandes d'accès à l'information et un sérieux travail de compilation. Ils incluent aussi les suppléants, qui n’ont pas leur brevet mais qui travaillent actuellement, pour la plupart, à temps plein dans les écoles.

Pour Maurice Tardif, il y a des conséquences à cette pratique. Selon lui, plus le réseau a recours aux enseignants non qualifiés, plus la qualité de l’enseignement est menacée : Aux États-Unis, il y a une pénurie importante depuis très longtemps. Des études ont fait des comparaisons entre les personnes qui ont été formées à l'extérieur de l'université et celles qui ont suivi la voie normale, soit le baccalauréat ou la maîtrise, et il y a clairement une différence dans la performance des enseignants en ce qui concerne l'apprentissage des élèves.

Il craint aussi que les enseignants non formés ne soient pas outillés adéquatement pour faire face aux défis supplémentaires provoqués par la pandémie. C'est-à-dire des enfants qui ont perdu leur motivation, qui ont des reculs d'apprentissage ou qui ont développé des problèmes d'insécurité psychologique. Quand tu as fait un bac en histoire ou en littérature du Moyen-Âge et que tu viens enseigner le français dans une classe, tu n'as jamais vu ça, des gens comme ça!

Un prof... facile à remplacer?

Jonathan le prof est enseignant à l'école secondaire D'Iberville, à Rouyn-Noranda.

Jonathan le prof est enseignant à l'école secondaire D'Iberville, à Rouyn-Noranda.

Photo : Pascal Ratthé

Le manque d'enseignants est si criant que le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, a pris les grands moyens en janvier dernier, en pleine vague Omicron, pour éviter de fermer des classes. Après avoir invité, il y a un peu plus d'un an, les enseignants à la retraite à donner un coup de main dans les écoles, il a autorisé les parents à venir faire du remplacement (Nouvelle fenêtre).

Une décision qui a fait réagir Jonathan St-Pierre, un enseignant à l’école secondaire D’Iberville de Rouyn-Noranda, en Abitibi-Témiscamingue. Mieux connu sous le nom de Jonathan le prof, il est aussi un blogueur et un activiste sur les réseaux sociaux. Sur ses pages suivies par des milliers d’internautes, on trouve des classes virtuelles, des capsules sur la politique internationale et des textes où il critique les décisions du gouvernement.

Celui qui a son brevet se donne le droit de dire ce que plusieurs pensent tout bas : les enseignants n'apprécient pas la façon dont le ministre Roberge semble percevoir leur rôle. Ceux qui n'ont pas leur brevet, pour plusieurs raisons, c'est correct, on en a besoin, mais la façon dont ça a été présenté, que finalement n'importe qui pouvait faire notre travail, ça a été très mal accepté dans le milieu. On a trouvé que c'était un manque de reconnaissance et un manque de respect envers notre expertise, déplore-t-il.

Quand on a un bac de quatre ans, on a quand même un certain bagage, en plus de notre expertise. C’est très maladroit d'annoncer qu'on avait juste besoin de parents pour surveiller dans les classes!

Une citation de L'enseignant Jonathan St-Pierre, alias Jonathan le prof

Jonathan St-Pierre reconnaît que ceux et celles qui viennent aider dans les écoles sont bien intentionnés, mais estime que leur manque de formation représente un poids pour les enseignants d’expérience. C'est dans la nature des profs de s'entraider, de rendre leur travail plus facile, mais c'est en plus de tout ce qu'on a déjà à faire et en plus de tout ce que la COVID nous demande, explique Jonathan. On se ramasse donc avec une qualité de travail qui n'était pas celle qu'on avait avant, déjà que les conditions étaient difficiles, et ça ne va pas en s'améliorant. Ce n'est pas ce qui va attirer la relève!

Le côté positif…

Mireille Blais, détentrice d'un brevet en enseignement et spécialiste en éducation au ministère de l'Éducation.

Mireille Blais, détentrice d'un brevet en enseignement et spécialiste en éducation au ministère de l'Éducation.

Photo : Mireille Blais

Après les enseignants à la retraite, puis les parents, c’est maintenant au tour des fonctionnaires du ministère de l’Éducation d'être appelés en renfort. Une initiative de Mireille Blais, une spécialiste des politiques destinées aux enseignants, qui a récemment proposé au ministre Roberge de permettre à ses fonctionnaires de faire de la suppléance quelques jours par mois, sans perte de salaire.

Quand j’ai vu l’année passée qu’on faisait appel aux fonctionnaires pour aider dans le réseau de la santé, je me suis demandé pourquoi on ne ferait pas la même chose dans notre réseau. Je ne peux pas croire, avec la qualité des fonctionnaires qu'on a au ministère, qui ont des bacs et des maîtrises, qu'on ne peut aider un peu, sans vider le ministère. J’ai donc osé et j'ai envoyé l’idée à un ministre qui a toujours dit : "Si vous avez des idées, n’hésitez pas!" La bonne nouvelle, c'est que 40 personnes ont levé la main, se réjouit la fonctionnaire.

Mireille Blais y voit aussi un autre avantage non négligeable : rester connectée à la réalité des écoles afin de concevoir des politiques mieux adaptées. Si on passe des années comme fonctionnaire dans un ministère et qu'on ne touche pas, au moins, à une parcelle de la réalité d'une classe ou d'une école… il faut avoir cette expérience, être aux aguets, si on veut bien influencer nos autorités et bien expliquer les décisions qu'on prend, explique-t-elle.

Je pense que ça nous maintient à jour et ça me permet, dans le cadre de mes fonctions, d'écrire avec un gros bon sens.

Une citation de Mireille Blais, fonctionnaire au ministère de l'Éducation

Stéfane Charette, de l’école Georges-Vanier, croit aussi que le bagage acquis dans son métier précédent peut être considéré comme un atout : il connaît bien la réalité du milieu du travail et peut transmettre aux jeunes ses différentes expériences de vie. Si j'avais étudié dans le domaine, j'aurais été mieux outillé, oui! Mais je pense que je fais une bonne job, à la hauteur de ce dont je suis capable, soutient-il.

Être inquiet, c'est le message qui est véhiculé, mais si on sort de cette image, dans le milieu, c'est hyper positif… l'équipe avec qui je travaille, les enseignants. Les jeunes, ici, ont un enseignement de qualité, sincèrement.

Une citation de Stéfane Charette, enseignant

Sa directrice Kathy Lang semble, pour sa part, avoir espoir en l’avenir : C'est énergivore, parce qu'on doit chercher du personnel, former du personnel. Anxiogène… non! On a l'habitude de s'adapter à la situation et on va continuer de le faire d'ici la fin de l'année et pour les prochaines années aussi.

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