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Histoire Ilan Vardi, Simon Henein, EPFL STI IMT Instant-Lab Microcity, Neuchâtel, Suisse ilan.vardi@epfl.ch / simon.henein@epfl.ch – http://instantlab.epfl.ch/ L a conception et la fabrication de garde-temps ont été l’objet continu d’innovations depuis l’Antiquité.1 Pour l’essentiel, l’enjeu de ces innovations est de deux natures.2 Premièrement, il s’agit d’améliorer la performance et la qualité des produits (product innovation). L’invention et le développement de nouveaux types de mouvements, de bases de temps, d’échappements, de pièces et de matériaux vise en effet une mesure du temps améliorée. Jusqu’à la fin du 19e siècle, les artisans, les scientifiques et les négociants concentraient leur attention sur ce type d’innovation. Deuxièmement, les méthodes de fabrication des montres sont elles-mêmes l’objet de recherches, visant à améliorer la productivité du travail et donc une baisse des coûts de fabrication. La standardisation des calibres, ainsi que l’usage de machines-outils puis de robots, doivent être considérées comme des innovations dites de procédé (process innovation). L’essor des entreprises modernes et le renforcement de la concurrence sur les marchés mondiaux ont fait de ces dernières un objectif majeur depuis les dernières décennies du 19e siècle. La recherche et le développement (R&D) se distinguent par le fait que la première a pour résultat de la connaissance, alors que le second conduit à des produits artisanaux ou industriels. La recherche se divise en recherche fondamentale qui porte sur la découverte de « lois de la nature » dont l’intérêt intrinsèque transcende le produit technologique et en recherche appliquée qui est axée sur la technologie. Comme exemple de recherche fondamentale, mentionnons 1 2 Sur l’histoire technique de l’horlogerie, voir Eugène Jaquet, Alfred Chapuis et Georges-Albert Berner, Histoire et technique de la montre suisse de ses origines à nos jours, Dietikon : Éditions Urs Graf, 1945; Philippe Dutarte, Les Instruments de l’Astronomie Ancienne, Vuibert, Paris 2006 ; Léopold Defossez, Les savants du XVIIème siècle et la mesure du temps, Lausanne : Edition du Journal Suisse d’Horlogerie, 1946. Sur l’innovation en général, voir Margaret B. W. Graham, « Technology and Innovation », in Geoffrey Jones and Jonathan Zeitlin (eds.), The Oxford Handbook of Business History, Oxford : Oxford University Press, pp. 347-373. la découverte de la loi de Hooke qui mène, entre autres, à des oscillations isochrones de la matière élastique. Comme exemple de recherche appliquée, mentionnons le balancier-spiral pour lequel les découvertes de Hooke ont été exploitées de manière à concevoir et construire un mécanisme qui constitue une base de temps de montre. Dans le milieu académique, les universités sont plus axées vers la recherche fondamentale, tandis que les écoles techniques et les hautes écoles spécialisées se focalisent davantage sur la recherche appliquée.3 Le développement, quant à lui, est 3 Cet article se limite aux contributions universitaires ; il ne prend pas en considération les nombreuses contributions et partenariats industriels des écoles techniques telles que les Hautes Ecoles Spécialisées suisses (comme la HE-ARC), le Centre technique de l’industrie horlogère (CETEHOR) ou l’Ecole Nationale Supérieure de Mécanique et des Microtechniques (ENSMM) de Besançon. Nous ne prenons pas en compte des instituts privés de recherche tel que le Paul Scherrer Institute (PSI) dont la collaboration avec l’industrie horlogère est limitée. 21 Bulletin SSC n° 83 Pierre-Yves Donzé, Graduate School of Economics Osaka University, Osaka, Japon donze@econ.osaka-u.ac.jp – www.osaka-u.ac.jp/en Juin 2017 La R&D commune entreprisesuniversité dans l’industrie horlogère de 1900 à nos jours Juin 2017 Histoire Bulletin SSC n° 83 22 généralement réalisé au sein des entreprises. Ainsi, de par la complémentarité qu’elle exploite, la R&D commune entreprises-université présente un potentiel important. Ceci ne se limite bien sûr pas à l’horlogerie mais s’observe dans l’ensemble des secteurs industriels. Les recherches d’historiens et d’économistes ont mis en lumière plusieurs phénomènes généraux. Tout d’abord, il faut mentionner l’institutionnalisation de la R&D et son internalisation par les grandes entreprises. Alors que les innovateurs étaient essentiellement des personnes individuelles (des « inventeurs ») jusqu’à la fin du 19e siècle, l’innovation tend à être de plus en plus prise en charge par des laboratoires collectifs au sein des entreprises après 1900.4 Les grandes entreprises américaines, comme General Electric, DuPont et Kodak, sont les premières à mettre en place ce modèle, qui est ensuite progressivement adopté par une grande majorité de sociétés. Cependant, ces laboratoires ne travaillent pas de manière hermétique. Ils interagissent avec les laboratoires des entreprises concurrentes, d’une part, ainsi qu’avec d’autres types d’institutions, comme les universités, les centres collectifs de R&D et les instituts de recherche publics (notamment dans le domaine militaire). La nature de ces interactions diffère selon les pays, certains auteurs parlant de « systèmes nationaux d’innovation ».5 Ce contexte historiographique offre une excellente opportunité de discuter la question de l’innovation dans l’industrie horlogère de 1900 à nos jours. Celle-ci n’a fait l’objet que d’un nombre limité d’études académiques, les principales étant les travaux de Béatrice Veyrassat, d’Hélène Pasquier et de Thomas Perret.6 Veyrassat s’est en particulier intéressée à analyser l’internalisation de la recherche par les entreprises horlogères à travers une étude des brevets, qui met en évidence un intérêt grandissant des firmes industrielles pour la R&D après les années 1900. En revanche, la question des relations avec les universités n’est pas abordée. Ensuite, Pasquier a montré que les grandes manufactures horlogères suisses avaient développé à l’interne des activités de R&D dans la montre mécanique, mais que la structure atomisée de cette industrie (district industriel com4 Nathan Rosenberg and David C. Mowery, Paths of Innovation: Technological Change in 20th-Century America, Cambridge : Cambridge University Press, 1998. 5 Nelson Richard (ed.), National Innovation Systems: A Comparative Analysis, Oxford : Oxford University Press, 1993. 6 Béatrice Veyrassat, « De la protection de l’inventeur à l’industrialisation de l’invention. Le cas de l’horlogerie suisse, de la fin du 19e siècle à la Seconde Guerre mondiale », in Hans-Jörg Gilomen, Rudolf Jaun, Margrit Müller, Béatrice Veyrassat (eds.), Inovationen – Innovations, Zurich : Chronos, 2001, pp. 367-383 ; Hélène Pasquier, La « recherche et développement » en horlogerie : acteurs, stratégies et choix technologiques dans l’arc jurassien suisse (1900-1970), Neuchâtel : Alphil, 2008 ; Thomas Perret e.a., Microtechniques et mutations horlogères: clairvoyance et ténacité dans l’arc jurassien, Hauterive : Editions Gilles Attinger, 2000. posé de nombreuses petites et moyennes entreprises) avait nécessité la création d’institutions communes pour mener des activités de R&D dans la montre à quartz. La question de l’innovation de procédés n’est cependant pas abordée dans cet ouvrage. Quant à Perret, il s’est précisément penché sur les activités de ces centres communautaires, principalement le Centre électronique horloger (CEH). Toutefois, à la lecture de ces travaux, les universités suisses semblent largement absentes du système d’innovation dans l’horlogerie, à l’exception de la réalisation de petits mandats pour des entreprises. Toutefois, ce phénomène reste anecdotique. L’absence de coopération soutenue entre les firmes horlogères et les instituts universitaires s’explique largement par l’inexistence de structures destinées à la recherche en horlogerie dans les universités suisses. Ce n’est qu’en 1975 que l’Université de Neuchâtel met sur pied un Institut de microtechnique (IMT). En 1919, Adrien Jacquerod, physicien, nommé recteur de l’Université de Neuchâtel, lance un appel à la Suisse pour qu’elle organise sa recherche horlogère, face à la concurrence étrangère. Il en résulte la fondation en 1921 du Laboratoire de Recherches Horlogères (LRH), qui devient le Laboratoire Suisse de Recherche Horlogère (LSRH) en 1939.7 Ce dernier s’intègre au sein de l’Institut de physique de l’Université de Neuchâtel et s’installe sur le campus suite à la construction du bâtiment en 1940. Ses directeurs sont professeurs à l’université et ses chercheurs contribuent à l’enseignement universitaire. Le LSRH reste néanmoins une organisation indépendante réalisant de la recherche appliquée qui ne contribue qu’indirectement à l’essor industriel. Dans les années 1960, il abrite le Centre Electronique Horloger (CEH). Enfin, au cours des années 1980, le LSRH est remplacé par la Fondation Suisse pour la Recherche en Microtechnique (FSRM) et l’Association Suisse pour la Recherche Horlogère (ASRH), tandis que le CEH devient le Centre Suisse d’Electronique et de Microtechnique (CSEM). Le CSEM, une entreprise privée, a un partenariat étroit avec l’Université de Neuchâtel et l’EPFL : une antenne de l’Université de Neuchâtel (devenue EPFL en 2010) était située dans le bâtiment du CSEM jusqu’en 2013 et Nico de Rooij était simultanément professeur de l’EFPL et chef de division du CSEM. Les travaux réalisés par les trois auteurs précités montrent un intérêt des grandes entreprises horlogères suisses pour la R&D depuis les années 1900 mais une faible coopération avec les universités au cours du 20e siècle. La relation entreprises-universités n’est toutefois pas une thématique centrale de ces publications. Aussi, ce petit essai se propose de revenir sur l’évolution de l’innovation dans 7 Thomas Perret, « Un institut de recherche communautaire entre industrie et Etat : le Laboratoire Suisse de Recherches Horlogères (LSRH) de Neuchâtel, 1921-1984 », in Hans-Jörg Gilomen, Rudolf Jaun, Margrit Müller, Béatrice Veyrassat (eds.), Inovationen – Innovations, Zurich : Chronos, 2001, pp. 385-402. La R&D commune entreprises-université dans l’industrie horlogère de 1900 à nos jours Juin 2017 FAR, la société Nivarox SA.11 Ainsi, l’industrie horlogère suisse ne coopère pas avec des universités mais avec des scientifiques et des ingénieurs indépendants pour acquérir de nouveaux savoirs liés aux matériaux. 23 L’horlogerie mécanique (1900-1960) Durant les deux premiers tiers du vingtième siècle, les activités de R&D dans la montre mécanique portent aussi bien sur les innovations de produits que celles de procédés. Tout d’abord, pour les innovations de produits, un enjeu essentiel est l’amélioration de la précision et de la durabilité des montres. L’usage de spiraux et de ressorts fabriqués avec des nouveaux alliages, insensibles au magnétisme et présentant un faible taux de dilatation est la principale innovation durant cette période. Comment les entreprises suisses et japonaises acquièrent-elles cette nouvelle technologie ? En Suisse, les spiraux et les ressorts sont fabriqués par des petites entreprises spécialisées, dont la plupart fusionnent respectivement au sein de la Société des fabriques de spiraux réunis SA (FSR, 1895) et des Fabriques d’assortiments réunies SA (FAR, 1932).8 Elles bénéficient de travaux développés par d’autres partenaires, mais qui sont sans lien avec des universités. Pour les spiraux, suite à ses recherches fondamentales sur les alliages insensibles à la température, Charles-Edouard Guillaume met au point un nouvel alliage, l’élinvar, commercialisé par la FSR depuis 1919.9 Ce dernier est un physicien suisse, lauréat du prix Nobel de physique en 1920, qui fait carrière au Bureau international des poids et mesures, à Paris.10 Quant aux ressorts, c’est un ingénieur, Reinhard Straumann, qui développe un nouvel alliage à base de beryllium au milieu des années 1930. Sa production et sa commercialisation sont confiées en 1937 à une joint-venture fondée par Straumann et les 8 Johann Boillat, Les véritables maîtres du Temps : le cartel horloger suisse (1919-1941), Neuchâtel : Alphil, 2014. 9 Pasquier, La « recherche et développement », op. cit. 10 Adrien Jaquerod, « Charles-Edouard Guillaume, 1861-1938 », Bulletin de la Société neuchâteloise des sciences naturelles, vol. 63, 1938, pp. 85-96. Fig. 1 : Charles-Edouard Guillaume (18611938). Photo : ETH-Bibliothek,Bildarchiv. Fig. 2 : Vue du bâtiment abritant le Laboratoire Suisse de Recherche Horlogère (LSRH) inauguré en 1940. Photo : http://60plus.csem.ch. La situation est diamétralement opposée au Japon. Les fabricants de montres de ce pays, en particulier Hattori & Co., qui vend ses montres sous la marque Seiko, s’engagent après la Première Guerre mondiale dans un processus de développement technologique dont l’objectif est de rattraper les concurrents suisses au niveau de la précision.12 11 Jean-Claude Nicolet, Au cours du temps. Nivarox-FAR, 150 ans d’histoire, Le Locle : Nivarox, 2000. 12 Pierre-Yves Donzé, « Rattraper et dépasser la Suisse » : Histoire de l’industrie horlogère japonaise de 1850 à nos jours, Neuchâtel : Alphil, 2014. Bulletin SSC n° 83 l’industrie horlogère en se focalisant sur le rôle joué par les universités dans ce processus, des années 1900 à nos jours. L’objectif est d’offrir une perspective historique aux nombreux projets de R&D universitaire financée par des fabricants de montres depuis 2000. Cette contribution porte sur les exemples de la Suisse et du Japon, soit une analyse comparative qui met en valeur les caractéristiques des différents systèmes d’innovation. Les principales questions de recherche de ce travail sont les suivantes. Depuis quand et pourquoi les entreprises horlogères ont-elles coopéré avec des universités ? Quelle est la nature de ces relations ? Quel est l’impact des innovations sur le niveau technologique et la compétitivité des firmes ? L’article comprend quatre sections qui portent sur des périodes et des thématiques spécifiques, afin de distinguer notamment l’innovation de produits de l’innovation de procédés. Histoire Juin 2017 encore que la coopération entre entreprises et universités ne se limite pas à Hattori et au cas des ressorts. Les développements de balanciers et de pignons font également l’objet de recherches universitaires au cours des années 1950.16 Bulletin SSC n° 83 24 Fig. 4 : Hakaru Masamoto (1895-1987). Photo : Wikipédia. Fig. 3 : Entreprise K. Hattori & Co., 1932. Photo : Seiko. L’un des principaux enjeux est également le développement de nouveaux alliages pour les spiraux et les ressorts. Hattori bénéficie de la coopération avec un institut universitaire spécialisé dans la métallurgie, fondé en 1916 pour soutenir le développement de l’industrie d’armements : le Centre de recherches métallurgiques de l’Université de Tohoku (Kinzoku zairyo kenkyujo).13 Soutenu financièrement par le zaibatsu Sumitomo, un conglomérat industriel particulièrement engagé dans la production de métaux, ce centre réalise de nombreuses recherches en faveur des grandes entreprises privées du pays. Hattori lui commande la mise au point d’un nouvel alliage pour des ressorts de montres dans les années 1930, mais la guerre met un terme à cette première coopération. Les recherches sont reprises en 1954 par le professeur Hakaru Masumoto, qui a développé des alliages pour l’industrie aéronautique militaire durant la guerre.14 Deux ans plus tard, il présente un prototype de ressort en coelinvar, caractérisé par sa légèreté et son faible coefficient de dilatation. L’année suivante, en 1957, Hattori ouvre une nouvelle usine dans la ville de Sendai, spécialisée dans la fabrication en masse de ces ressorts.15 Il faut souligner 13 14 15 Tohoku daigaku 50 nenshi, Sendai : Tohoku University Press, 1960, vol. 2, p. 1394-1450. 20 seiki nihon jinmei jiten, Tokyo : Nichigai Associate, 2004, vol. 2, p. 2311. Nihon Keizai Shimbun, 3 février 1957. Par ailleurs, au Japon, les activités de R&D commune sont institutionnalisées avec la création en 1946 d’un Comité de recherches en technologies horlogères (CRTH, Tokei gijutsu kenkyu iinkai) par des professeurs de l’Université de Tokyo spécialisés dans la production d’armements, qui se reconvertissent dans le soutien à l’industrie des appareils de précision après la guerre.17 Le CRTH réunit une quarantaine de personnes, issues d’instituts universitaires, d’entreprises privées et de centres de recherches du Ministère du Commerce international et de l’Industrie – le célèbre MITI. Ce comité soutient des activités de R&D commune jusqu’à sa dissolution en 1949. Ces dernières sont poursuivies depuis 1950 par le Horological Institute of Japan.18 Toutefois, depuis le milieu des années 1950, ainsi que le montre l’exemple précité de Hattori, les entreprises privées commencent à internaliser les fonctions de R&D et cessent peu à peu de collaborer avec des partenaires externes. La compétitivité croissante dans cette industrie rend nécessaire la recherche d’avantages comparatifs en matière technologique. Ce phénomène s’observe dans l’ensemble de l’industrie manufacturière nippone.19 16 Kenjiro Oshima, “Tenpu tokei no dojisei ni tsuite”, Nihon tokei gakkaishi, vol. 1, 1957, p. 3-17 et Genjiro Nishimura, “Okidokei no tenpu sunpo ni tsuite”, Nihon tokei gakkaishi, vol. 8, 1958, p. 11-17. 17 Donzé, « Rattraper et dépasser la Suisse », op. cit., pp. 232-234. 18 Nihon tokei kyokai 30 nen shi, Tokyo : Nihon tokei kyokai, 1980, p. 17. 19 Minoru Sawai, Kindai nihon no kenkyu kaihatsu taisei, Nagoya : Nagoya University Press, 2012 inventée et développée entièrement par Bulova.22 Les nouvelles technologies de l’électronique et la manière d’acquérir ces savoir-faire est un enjeu important au cours des années 1960 et 1970. Dans ce domaine également, on observe des différences marquées entre la Suisse et le Japon. En Suisse, les recherches se réalisent principalement à deux niveaux.23 Premièrement, il s’agit de la recherche communautaire, menée sous l’égide du CEH, fondé en 1960.24 Ce dernier est une société anonyme dont les actionnaires sont des industriels. Il possède son propre centre de recherche ainsi que ses propres ingénieurs. Dans un premier temps, ses recherches se focalisent sur les montres à diapason sonore, puis il développe le premier prototype de montre à quartz du monde en 1967 – sans que ce succès ne soit suivi d’une phase d’industrialisation. Certes, le CEH comprend des professeurs d’université dans son conseil scientifique, mais il n’y a semble-t-il pas de véritable recherche commune avec des universités.25 Deuxièmement, les grandes entreprises horlogères comme Girard-Perregaux, Longines, Omega et Rolex développent à l’interne des activités de R&D. Elles engagent des ingénieurs et coopèrent avec des instituts de recherche privés et des entreprises, mais pas directement avec des universités. Ainsi, la montre à quartz est développée en Suisse sans recours essentiel à la recherche universitaire. Fig. 5 : Première montre électronique à diapason acoustique. Photo : Karl Gebhardt. Les nouvelles technologies de l’électronique (depuis les années 1960) Le développement de la montre à quartz se réalise dans un contexte tout à fait différent de celui observé pour la montre mécanique. Dans un premier temps, l’industrie horlogère s’intéresse peu au quartz et la contribution universitaire est fortuite : en 1948 l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zürich construit une horloge à quartz très précise et l’expose à Neuchâtel, ce qui convainc la direction d’Ebauches SA de fonder sa filiale Oscilloquartz pour produire des horloges à quartz.21 Par la suite, Patek Philippe développe une pendulette à quartz à la fin des années 1950 mais les entreprises horlogères ne sont pas convaincues de pouvoir développer une montrebracelet à quartz. La première montre électronique de l’histoire, l’Accutron, commercialisée en 1960, est quant à elle 20 Donzé, « Rattraper et dépasser la Suisse », op. cit., pp. 258-261. 21 Lucien F. Trueb, « Les toutes premières montres-bracelets quartz. La question de priorité », Bulletin de la Société Suisse de Chronométrie, vol. 78, 2015, pp. 25-27. Fig. 6 : Calibre Beta 1, prototype de 1967. Photo : H. R. Bramaz. 22 Max Hetzel, « Le diapason et son influence sur l’horlogerie », Bulletin Annuel de la Société Suisse de Chronométrie, vol. IV, 1962, pp. 666-679. 23 Pasquier, La « recherche et développement », op. cit. 24 Max Forrer, René Lecoultre, André Beyner, Henri Oguey, L’Aventure de la Montre à Quartz, Mutation technologique initiée par le Centre Electronique Horloger, Neuchâtel : Centredoc, 2002 ; Lucien F. Trueb, Zeitzeugen der Quartzrevolution, La Chaux-de-Fonds : Editions Institut l’homme et le temps, 2006 ; Armin H. Frei, History of the First Quartz Wrist Watch, http:// homepage.hispeed.ch/ahfrei/FirstQWW1967/History.html, consulté le 17 janvier 2017. 25 Pasquier, La « recherche et développement », op. cit. 25 Bulletin SSC n° 83 Quant à l’innovation de procédés dans la montre mécanique, elle présente un profil similaire en matière de coopération avec des universités. En Suisse, jusqu’à la fin des années 1950, les entreprises qui mettent en place des méthodes de production en masse le font sans recourir à des universités. Lorsqu’elles coopèrent avec des partenaires externes, il s’agit généralement d’autres entreprises privées, principalement des fabricants de machines-outils. Au Japon, la coopération observée pour le développement de produits existe également pour les méthodes de production. La copie de machines-outils suisses est réalisée au cours des années 1950 grâce à une coopération entre Hattori, le fabricant de machines Tsugami et le professeur Tamotsu Aoki, de l’Université de Tokyo – lui-même membre du CRTH.20 Juin 2017 La R&D commune entreprises-université dans l’industrie horlogère de 1900 à nos jours Juin 2017 Histoire Bulletin SSC n° 83 26 Les entreprises horlogères japonaises sont aussi confrontées au besoin d’acquérir les nouvelles technologies de l’électronique et c’est également grâce à la coopération avec des institutions externes que se réalise l’internalisation de ces compétences. L’exemple de Hattori montre que deux types de partenariats sont réalisés.26 Premièrement, comme ses concurrents suisses, le géant horloger japonais collabore avec d’autres entreprises privées spécialisées dans l’électronique, aussi bien japonaises qu’américaines. Deuxièmement, Hattori coopère intensivement avec des universitaires. Il recourt par exemple aux services de consultant d’un professeur de l’Université de Tokyo spécialisé dans les transistors, Takuo Sugano, pour la mise au point de ses premiers modèles de montre à quartz.27 Par la suite, le développement de montres digitales est mené à l’interne, dans les laboratoires du groupe, mais sous la direction des professeurs Toyoshima et Mitsui, de l’Université de Tohoku (1968).28 La coopération intense entre le groupe Hattori et l’Université de Tokyo est l’un des facteurs qui explique la capacité de l’horloger japonais à mettre au point rapidement une montre à quartz industrialisable. L’automatisation de la production (depuis les années 1960) La mise en place de systèmes de production en masse des montres mécaniques, depuis le début des années 1960, est la première occasion d’une coopération soutenue entre les entreprises horlogères suisses et des instituts universitaires. L’enjeu n’est plus de développer de nouveaux types de montres mais de réorganiser la production afin de maîtriser les coûts de fabrication, dans le contexte d’une concurrence internationale grandissante.29 L’un des grands défis techniques des années 1960 et 1970 est de parvenir à une automatisation de l’assemblage, puis de la fabrication de mouvements, grâce à l’usage de robots industriels. Le plus important projet concerne sans aucun doute la coopération développée entre la société Ebauches SA (actuellement : ETA SA, filiale de Swatch Group) et l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Le professeur Christof W. Burckhardt, premier directeur de l’Institut de microtechnique de l’EPFL (1969, devenu Département en 1978), qu’il dirige jusqu’à sa retraite en 1994, joue un rôle 26 Pierre-Yves Donzé, « La R&D dans l’horlogerie électronique japonaise et suisse de 1960 à 1980 : une analyse comparative de Seiko et de Longines », Le Mouvement social, 2017, vol. 258, pp. 109-122. essentiel dans ce processus.30 A son ouverture en 1969, cet institut reçoit notamment pour mission « d’accepter des mandats de l’industrie ».31 Il réalise quelques travaux sans importance pour des entreprises horlogères, jusqu’à ce que la coopération s’intensifie au milieu des années 1970, avec le développement de robots industriels.32 En 1973, Burckhardt travaille au développement d’un robot pour l’assemblage de mouvements de montres pour Ebauches SA. Deux ans plus tard, c’est la société Aubry Frères SA (AFSA), un petit fabricant de montres du Noirmont qui ambitionne de se diversifier dans la robotique, qui mandate le professeur lausannois et engage l’un de ses ingénieurs.33 Ebauches et AFSA ne parvenant pas à un accord, Burckhardt rompt son contrat avec le second et poursuit sa coopération avec Ebauches, dont les moyens financiers et industriels sont moins limités (1977). Par ailleurs, il faut souligner que l’Institut de microtechnique de l’EPFL fonctionne comme une véritable pépinière pour la formation d’ingénieurs universitaires au service de l’industrie privée. Jacques Jacot est un excellent exemple. Ingénieur diplômé de cet Institut en 1975, il y mène notamment des travaux de R&D pour l’industrie horlogère, avant d’être embauché l’année suivante par Ebauches SA pour y développer des robots industriels à l’interne. Par la suite, il dirige diverses entreprises privées spécialisées dans l’assemblage robotisé, pour l’industrie horlogère et d’autres secteurs manufacturiers, avant d’être nommé professeurassistant en techniques de production à l’EPFL, où il poursuit sa carrière, travaillant notamment pour l’industrie horlogère.34 Il a aussi la distinction de diriger ce qui peut être considéré comme la première thèse doctorale horlogère.35 Au Japon, la mise en œuvre de méthodes de production en masse et d’automatisation de l’assemblage est pour l’essentiel réalisée par les ingénieurs de production qui entrent en grand nombre chez Seiko et chez Citizen au cours des années 1950. Toutefois, ces entreprises recourent à l’occasion aux services de consultants de certains professeurs. C’est notamment le cas de Daini Seikosha et de Suwa Seikosha, les deux sociétés du groupe Seiko qui produisent des montres. Elles collaborent au début des années 1960 avec Norio Taniguchi, professeur à la Faculté d’ingénierie de l’Université de Yamanashi et spécialiste de l’automatisation 30 Maurice Cosandey (dir.), Histoire de l’Ecole polytechnique de Lausanne : 1953-1978, Lausanne : PPUR, 1999, p. 565 ; Christof W. Burckhardt (dir.), Industrial Robots – Robots industriels – Industrie-Roboter, Bâle : Springer, 1975. 31 Cosandey, Histoire de l’Ecole polytechnique, op. cit., p. 252. 32 Ibidem, pp. 124-126. 33 Pierre-Yves Donzé, « Des montres et des pétrodollars : la politique commerciale d’une PME horlogère suisse. Aubry Frères SA, 1917-1993 », Revue suisse d’histoire, 2004, pp. 398-399. 27 Seiko tokei no sengoshi, Tokyo : Seiko, 1996, pp. 159-160. 28 Ibidem, p. 162. 34 Ingénieurs et architectes suisses, vol. 121, no. 19, 1995, p. 378. 29 Pierre-Yves Donzé, Histoire de l’industrie horlogère suisse de Jacques David à Nicolas Hayek, Neuchâtel : Alphil, 2009, chapitre 4. 35 Thierry Conus, Conception et optimisation multicritère des échappements libres pour montres-bracelets mécaniques, Ph.D. thesis 3806, EPFL, 2007. La R&D commune entreprises-université dans l’industrie horlogère de 1900 à nos jours qu’une thèse doctorale, dans le domaine de l’horlogerie.40 En 2015 est fondé le laboratoire Galatea, chaire Richemont en technologies de fabrication multi-échelles. Des collaborations plus ponctuelles se développent également depuis 2010. Asulab (filiale de Swatch Group), Audemars Piguet et Hublot ont signé des contrats prestations avec l’EPFL.41 Juin 2017 de la production et de l’assemblage.36 En 1961, il rédige un long rapport sur ces questions dans le journal d’entreprise de Daini Seikosha, dans lequel il démontre que l’industrie horlogère japonaise n’est pas en retard sur ses concurrents étrangers dans ce domaine.37 Il reste cependant difficile d’évaluer la contribution de ces consultants, les développements internes et les coopérations avec d’autres entreprises privées (constructeurs de machines-outils notamment) étant beaucoup plus fondamentales. Bulletin SSC n° 83 27 Fig. 7 : Seiko Laurel de 1913, première montre bracelet japonaise. Photo : www.ablogtowatch.com. La nouvelle horlogerie mécanique (depuis 1990) Fig. 8 : Seiko Astron de 1969, première montre à quartz commercialisée. Photo : www.ablogtowatch.com. Le repositionnement de l’industrie horlogère vers le luxe et le regain de l’horlogerie mécanique, depuis les années 1990, offrent de nouvelles opportunités de R&D et de coopération entre entreprises et universités. L’exemple phare est l’introduction du silicium en horlogerie mécanique via une collaboration entre l’Université de Neuchâtel, le CSEM et plusieurs grandes entreprises horlogères.38 L’EPFL comprend aujourd’hui plusieurs laboratoires sponsorisés par des entreprises horlogères. L’Instant-Lab, chaire Patek Philippe en conception micromécanique et horlogère instaurée en 2012 publie de nombreux articles de recherche,39 ainsi 36 trie ; vol. 73, septembre 2013, pp. 31-37 ; Ilan Vardi, « Le facteur de qualité en horlogerie mécanique », Bulletin de la Société Suisse de Chronométrie, vol. 75, mai 2014, pp. 57-65 ; Simon Henein, Ilan Vardi, Lennart Rubbert, Roland Bitterli, Nicolas Ferrier, Sebastian Fifanski, David Lengacher, « IsoSpring : vers la montre sans échappement », Actes de la Journée d’Etude de la Société Suisse de Chronométrie, Lausanne, 17 septembre 2014, pp. 49-58 ; Olivier Laesser, Simon Henein, « Analyse, synthèse et création d’échappements horlogers par la théorie des engrenages », Actes de la Journée d’Etude de la Société Suisse de Chronométrie, Lausanne, 16 septembre 2015, pp. 31-38 ; M. Kahrobaiyan, L. Rubbert, I. Vardi, S. Henein, « Gravity insensitive flexure pivots for watch oscillators », Actes du Congrès International de Chronométrie de la Société Suisse de Chronométrie, Montreux, 28-29 septembre 2016, pp. 49-55. “Yamanashi Norio sensei wo itamu”, Maikuromekatoronikusu, vol. 44, no. 1, 2000, p. 1. 37 Daini Seikosha, vol. 64 et 65, 1961. 38 W. Noell, P.-A. Clerc, S. Jeanneret, A. Hoogerwerf, P. Niedermann, A. Perret, P.-A. Farine, N.F. de Rooij, « MEMS for Watches », Bulletin de la Société Suisse de Chronométrie, vol. 45, avril 2004, pp. 21-24. 39 Olivier Laesser, « Masse oscillante idéale : CQFD », Actes du Congrès International de Chronométrie de la Société suisse de Chronométrie, Montreux, 25-26 septembre, 2013, pp. 25-30 ; Ilan Vardi, « L’équation de l’âge de Lune, une nouvelle complication horlogère », Bulletin de la Société Suisse de Chronomé- 40 Olivier Laesser, Analyse, synthèse et création d’échappements horlogers par la théorie des engrenages, Ph.D. thesis 6189, EPFL, 2014. 41 Laurence Marti, Le renouveau horloger : Contribution à une histoire récente de l’horlogerie suisse (1980-2015), Neuchâtel : Alphil, 2016, pp. 269-270. Juin 2017 Histoire Bulletin SSC n° 83 28 L’enjeu de ces coopérations n’est plus vraiment d’améliorer la précision des montres ou la productivité du système de production. La volonté d’améliorer la durabilité et la qualité des montres, en mettant au point de nouveaux matériaux, est un objectif majeur pour les marques de luxe. Bien sûr, l’objectif n’est pas seulement d’innover en tant que tel mais de s’imposer comme une entreprise innovante, l’innovation dépendant désormais largement de stratégies marketing.42 La plupart des entreprises citées ci-dessus communiquent en effet massivement à propos des innovations issues de leur coopération avec l’EPFL. Enfin, il faut souligner que ces nouvelles coopérations avec des instituts universitaires ne s’observent paradoxalement pas au Japon, où les entreprises n’ont pas réalisé de repositionnement sur le luxe et continuent d’innover dans des technologies qui sont réellement nouvelles (montre solaire, montre hybride quartz-mécanique, montre GPS, etc.). La R&D continue de se faire essentiellement en mode interne chez les horlogers nippons. Conclusion L’objectif de ce petit essai était d’analyser le rôle joué par les universités dans le développement technologique des entreprises horlogères suisses et japonaises depuis le début 42 Publicité Pierre-Yves Donzé, Histoire du Swatch Group, Neuchâtel : Alphil, 2012. du 20e siècle. De manière générale, on peut affirmer que ces firmes collaborent avec des universités pour acquérir des compétences qu’elles n’ont pas en interne – comme on peut l’observer dans d’autres secteurs de l’industrie manufacturière. Cela a été principalement le cas des composants de montres et des machines-outils au Japon au cours des années 1930-1950 et de l’automatisation de l’assemblage en Suisse (et au Japon dans une moindre mesure) au cours des années 1970. Toutefois, la capacité de réaliser des activités communes de R&D ne dépend pas uniquement de la volonté des entreprises d’acquérir à l’extérieur de nouveaux savoirs. Il convient également que les universités soient en mesure d’offrir de la recherche appliquée qui réponde aux besoins du secteur privé. Si le Japon a largement bénéficié du soutien d’instituts universitaires pour l’amélioration de la qualité de ses montres mécaniques, c’est grâce à l’existence d’universités orientées vers le soutien au développement technologique – et militaire jusqu’en 1945 – du pays.43 En Suisse, c’est essentiellement l’EPFL, beaucoup plus que les universités, qui s’est imposée comme partenaire des entreprises horlogères, d’abord au cours des années 1970, après l’ouverture de l’Institut de microtechnique, ensuite depuis 2000, dans le cadre de la politique de renforcement des liens avec l’industrie privée lancée par Patrick Aebischer après son accession à la tête de l’institution. 43 Sawai, Kindai nihon, op. cit.