Histoire des sciences

L'hypothèse de l'atome primitif

En 1927, Lemaître construit un modèle d'Univers en expansion. Quatre ans plus tard, il propose un commencement à l'Univers, sous la forme d'un atome qui se désintègre en un feu d'artifice.

LES GENIES DE LA SCIENCE N° 30
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En octobre 1925, Lemaître entame sa première année d'enseignement à l'Université catholique de Louvain, dans le beau cadre du collège des Prémontrés, siège du département de physique. Il enseigne la mécanique analytique, l'histoire des sciences, la méthodologie mathématique et la relativité. Le jeune abbé se réinstalle à Louvain, où les séquelles de la Grande Guerre s'effacent peu à peu. Il loge à deux pas du collège des Prémontrés, au collège du Saint-Esprit, résidence pour les prêtres diocésains travaillant à Louvain. Dès son retour en Belgique, Lemaître reprend contact avec les « Amis de Jésus ». Les réunions de son groupe de réflexion subsisteront jusqu'en 1966, s'adaptant tant bien que mal aux voyages du savant, à ses distractions et au caractère animé des discussions qu'il provoque.

Durant les années universitaires 1925-1927, Lemaître lit beaucoup en relativité et dans la toute récente mécanique ondulatoire fondée en 1926 par le physicien autrichien Erwin Schrödinger (1887-1961), à laquelle il a été initié au m.i.t. Depuis son retour en Belgique, il continue à s'interroger sur les conséquences de son travail concernant l'Univers de de Sitter et sur les données observationnelles relatives à la fuite des galaxies déterminée par le décalage vers le rouge de leur spectre lumineux. Son séjour dans les observatoires américains l'a persuadé de la valeur de ces observations. D'autre part, les discussions avec Silberstein lui ont montré que l'Univers de de Sitter est un cadre mathématique dans lequel on peut établir une loi de décalage vers le rouge. Cependant, nous avons vu que l'espace-temps de l'astronome hollandais ne convient pas, parce qu'il est vide de matière et que sa géométrie est euclidienne (voir page 48). L'espace-temps d'Einstein ne convient pas non plus, puisque, tout en étant rempli de matière, il est incapable de rendre compte d'un mouvement global de fuite des galaxies.

Comment sauvegarder à la fois l'idée d'un Univers massif et celle d'un Univers non statique emportant avec lui les galaxies dans un mouvement d'expansion ? En trouvant un Univers réalisant une interpolation entre « Einstein » et « de Sitter ». L'idée a déjà été suggérée par Eddington dans sa Mathematical Theory of Relativity (voir la citation page 50). La thèse de Lemaître au m.i.t. le persuade que ces solutions intermédiaires entre « Einstein » et « de Sitter » peuvent être construites. Cependant, dans la thèse, ces solutions correspondent à des univers statiques (non homogènes à symétrie sphérique) qui n'apportent rien de nouveau au problème de la fuite des galaxies.

Le coup de génie de Lemaître a été de vaincre l'inhibition qui pesait sur toute la communauté astronomique et qui l'enchaînait à l'idée d'un univers statique. Ceci ne se fit pas sans hésitation et demanda un réel courage, car la réputation d'Einstein faisait beaucoup dans l'attachement à une solution statique des équations de la relativité générale.

Dans son article fondamental de 1927 intitulé Un univers homogène de masse constante et de rayon croissant, rendant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extragalactiques, il reprend une géométrie sphérique comme dans l'Univers d'Einstein, mais il suppose que le rayon de l'Univers est variable dans le temps, comme dans sa représentation de l'Univers plat et en expansion exponentielle de de Sitter (voir page 48).

Lemaître écrit alors les équations du champ gravitationnel d'Einstein correspondant à cet Univers sphérique de rayon variable qu'il suppose de masse constante et rempli d'un fluide parfait de densité homogène. Dans les équations d'Einstein, il conserve la célèbre constante cosmologique, introduite par Einstein, puis par de Sitter.

Les solutions des équations de Lemaître sont tous les univers homogènes et isotropes, à courbure constante positive, remplis de fluide parfait. Sans le savoir, Lemaître a trouvé un résultat connu depuis 1922-1924, période au cours de laquelle le mathématicien russe Alexandre Friedmann (1888-1925) a écrit et résolu les équations de champ d'Einstein correspondant à des univers homogènes et isotropes à courbure constante positive et ­négative (voir l'encadré page 55). Néanmoins, le mathématicien ne s'est aucunement intéressé à des applications astronomiques.

Lemaître montre qu'une solution de ses équations correspond à un espace sphérique qui gonfle de manière exponentielle avec le temps (comme dans sa représentation euclidienne de l'espace de de Sitter) et qui s'identifie à l'Univers d'Einstein à l'infini dans le passé. L'Univers de Lemaître n'a donc aucun commencement, ou son commencement se passe à un temps infiniment reculé dans le passé. Pendant un temps infini, l'Univers de Lemaître ressemble à un Univers statique d'Einstein « instable » qui hésite à entrer en expansion !

L'Univers de Lemaître n'a pas non plus de fin temporelle. À l'infini dans le futur, il a un volume infini et une masse finie, et possède donc une densité nulle. Il correspond alors à un Univers de de Sitter. Lemaître a trouvé un univers dynamique qui réalise « l'interpolation » entre « Einstein » et « de Sitter ».

Dans l'Univers de Lemaître, la lumière émise par une source lointaine, une « nébuleuse », subit un décalage vers le rouge lié à l'expansion même de l'espace : les nébuleuses ne changent pas leur position par rapport à l'Univers, c'est l'Univers qui les emporte dans son expansion.

Lemaître dérive une loi qui lie la distance r des sources à leur vitesse de fuite v par rapport à nous. Il trouve une loi linéaire du type v = a × r, où le coefficient a dépend de la variation relative du rayon de l'Univers. Ce coefficient préfigure ce qui sera, en 1929, la « constante de Hubble » qui, dans la loi de Hubble, relie linéairement la vitesse de fuite des galaxies à leur éloignement (voir page 51). À l'aide des mesures de distances des galaxies publiées par Hubble en 1926 et des mesures de vitesse moyenne effectuées par Gustaf Strömberg (1882-1962) en 1925 sur 43 « nébuleuses extragalactiques », Lemaître détermine la valeur du coefficient à environ 625 kilomètres par seconde pour des objets situés à un mégaparsec, c'est-à-dire à 3,26 × 106 années-lumière.

Un Univers en expansion sans début ni fin

La solution de Lemaître occupe une place singulière dans la classe des solutions de ses équations. Elle constitue un intermédiaire entre des « univers à rebond », d'une part, et des « univers hésitants », d'autre part. Un « univers à rebond » est un univers sphérique sans commencement ni fin temporels (voir la figure page 56). Son rayon décroît avec le temps, atteint un minimum, puis reprend sa croissance monotone. Un « univers hésitant » démarre son histoire avec un rayon nul, puis croît jusqu'au moment où il atteint un certain palier où il semble hésiter, pour un temps, entre la croissance et la décroissance. Ensuite il reprend sa croissance de manière accélérée (voir la figure page 58).

Lemaître a calculé ces deux autres types de solutions. Cependant, il les rejette pour des raisons observationnelles : le commencement de l'expansion de l'Univers remonterait seulement à un milliard d'années, ce qui est beaucoup trop court par rapport à l'échelle de l'évolution stellaire. En effet, l'inverse de la « constante de Hubble » de Lemaître a les dimensions d'un temps (1/a = r/v) et donne une sorte d'estimation de la durée de la phase d'expansion de l'Univers dans laquelle nous nous trouvons. Or si nous effectuons le calcul à partir de la valeur donnée ci-dessus, nous trouvons une durée d'expansion d'environ deux milliards d'années, ce qui est de l'ordre de grandeur de l'âge de la Terre, calculé à partir de la radioactivité résiduelle des roches. L'histoire de l'Univers risque de devenir plus courte que celle de la Terre ! C'est pourquoi Lemaître rejette le début de l'expansion à l'infini dans le passé.

Cette idée d'un Univers sans commencement tangible ne semble pas compatible avec la philosophie implicite de Lemaître, telle qu'elle apparaît dans sa Physique d'Einstein. Pour Lemaître, l'Univers, parce qu'intelligible, est fini dans l'espace et dans le temps (voir page 48). Mais cette incompatibilité n'est que superficielle, car Lemaître, suivant un principe qu'il a hérité d'Eddington, a appris à ne pas attacher trop de réalité physique à des descriptions mathématiques de phénomènes d'instabilité impliquant des processus temporels de durée infinie, tels que les oscillations d'un pendule. Pour Lemaître, donc, cet Univers sans commencement ni fin n'est qu'une approximation.

Plus tard, il montrera que sa solution à croissance exponentielle est physiquement intenable. La raison en est la suivante : l'Univers statique d'Einstein est instable. Si l'on y introduit de petites hétérogénéités de densité, son équilibre est rompu : l'Univers commence à évoluer au cours du temps, et cette évolution se produit d'autant plus tôt que les variations de densité sont importantes. Pour repousser la brisure de l'équilibre à l'infini dans le passé, il faudrait que l'homogénéité de la densité de l'Univers soit atteinte avec une précision infinie partout dans l'Univers d'Einstein. Or Lemaître a suivi les derniers développements de la mécanique ondulatoire. En 1926, le physicien allemand Max Born (1882-1970) a proposé une interprétation probabiliste des ondes que Schrödinger a associées à chaque particule pour expliquer certaines expériences où les particules présentent des propriétés… des ondes : les ondes de Schrödinger seraient des ondes de probabilité de présence des particules. Ainsi, Lemaître sait que la matière est soumise à des fluctuations statistiques, qui ne peuvent assurer une homogénéité de la densité avec une précision infinie.

Résumons. Les univers à rebond donnent une durée d'expansion trop courte par rapport à l'âge du Système solaire et des étoiles et le modèle exponentiel n'est pas physiquement tenable. Lemaître reviendra donc au troisième type de modèle auquel il fait une petite allusion dans son article de 1927 : l'univers hésitant.

Les équations de Lemaître admettent encore d'autres types de solutions : des univers dont le rayon croît de zéro à une valeur limite ou décroît de cette valeur vers zéro (qui seront appelés plus tard Univers d'Einstein-Eddington) et des « univers phénix », dont le rayon oscille périodiquement de zéro à un maximum le long de l'axe temporel à la manière d'une cycloïde. Cependant, à l'époque, ces solutions n'intéressent pas directement Lemaître.

L'originalité du travail de Lemaître est à la fois mathématique et astronomique. Elle est liée, d'une part, à la découverte d'une solution des équations de la relativité générale décrivant un Univers massif en expansion et, d'autre part, à sa mise en relation audacieuse avec les données observationnelles, le tout conduisant à une explication satisfaisante du décalage vers le rouge du spectre des galaxies. À l'époque, il faut une

certaine audace pour risquer ce genre de relation. Beaucoup, et non des moindres, attribuent le décalage vers le rouge aux mouvements des galaxies dans un univers qui ne bouge pas dans le temps ou, comme Hubble, l'interprètent dans le cadre de l'Univers de de Sitter.

Une autre originalité de l'article de 1927 est de proposer une interprétation thermodynamique de l'évolution cosmologique sous la forme d'une expansion adiabatique, c'est-à-dire sans échange de chaleur. Ce lien à la thermodynamique jouera un rôle important dans l'«hypothèse de l'atome primitif » de Lemaître et sera à l'origine d'importants travaux sur les rapports entre relativité générale et thermodynamique, qui constituent, aujourd'hui encore, un terrain de recherches fécondes (thermodynamique des trous noirs, définition d'une entropie de l'Univers…). En 1927, Lemaître croit un moment pouvoir attribuer la cause de l'expansion de l'Univers au travail de la pression de radiation, pression exercée sur la matière par le rayonnement électromagnétique issu des étoiles.

À la même époque et suivant un cheminement intellectuel similaire, Howard Percy Robertson arrive à des résultats comparables à ceux de Lemaître sans toutefois risquer l'idée géniale du lien entre un Univers sphérique de rayon variable et le décalage vers le rouge. En thèse au California Institute of Technology jusqu'en 1925, il a étudié en profondeur la Mathematical Theory of Relativity d'Eddington et a eu, dès 1924-1925, l'idée de rechercher des solutions des équations d'Einstein correspondant à des univers dynamiques dans lesquels l'espace est « conformément euclidien », c'est-à-dire équivalent à l'espace plat tridimensionnel de la géométrie classique, à un facteur de dilation près.

Il trouve quatre familles de solutions, dont une hypersphère à rayon variable et une version dynamique de la solution de Schwarzschild du champ de gravitation à l'extérieur d'une masse à symétrie sphérique. À Göttingen, il critique les travaux de Silberstein et interprète la fuite des nébuleuses dans l'espace de de Sitter de la même façon que Lemaître. Enfin, sa connaissance des univers conformément euclidiens amène Robertson à considérer, tout comme le jeune abbé, l'espace-temps de de Sitter comme un espace euclidien infini et en expansion.

Robertson est arrivé tout près du but. Cependant, il ne l'a pas atteint, même si ses mathématiques lui indiquaient la piste des univers dynamiques. Trop peu confiant peut-être dans les données observationnelles, ou subissant trop, à Göttingen, l'influence de Weyl, il ne put se départir du carcan de l'Univers de de Sitter.

Plus mathématicien que la moyenne des astronomes et plus astronome que la moyenne des mathématiciens, Lemaître, avec la liberté d'esprit qui le caractérisera toujours, vient de poser la première pierre d'un nouveau paradigme de la cosmologie relativiste.

Une abomination physique ?

L'article de Lemaître de 1927 n'acquiert pas immédiatement la notoriété qui lui revient. Cela n'est pas lié au journal qui l'a accepté, les Annales de la Société scientifique de Bruxelles, bien diffusé à l'époque, ni au cercle de ses lecteurs, mais au fait que la communauté scientifique n'est pas encore prête à accepter l'idée d'un Univers en expansion. Hubble conservera longtemps celle d'un Univers statique ou, au mieux, d'un Univers de de Sitter, qui fait semblant d'être dynamique. Einstein, de son côté, pèse de toute sa réputation pour freiner les essais en faveur d'un Univers en expansion. Il retarde ainsi la publication de l'article de Friedmann, prétextant une erreur de calcul, alors que l'erreur vient de lui.

Lemaître rencontre Einstein au 5e congrès Solvay, qui se tient à Bruxelles du 24 au 29 octobre 1927. Einstein connaît déjà l'article de Lemaître. Alors qu'ils se promènent dans les allées du parc Léopold à Bruxelles en compagnie du physicien Auguste Picard, Einstein fait au jeune homme quelques remarques techniques plutôt favorables sur les aspects mathématiques de son article. Toutefois, racontera Lemaître en 1958, « il conclut en disant que, du point de vue physique, cela lui paraissait tout à fait abominable ».

La réaction d'Einstein ne rassure pas Lemaître, mais ce dernier n'est pas homme à se laisser impressionner. Il continue à faire confiance à son idée d'Univers en expansion. Il est persuadé que cette idée lui donne une explication satisfaisante du mouvement de fuite des galaxies. En cela, il a raison, car, en 1929, Hubble publiera son fameux article où il confirme, de manière magistrale, la relation entre la vitesse et la distance de 24 nébuleuses extragalactiques, mais en l'associant encore à un « effet de Sitter ».

Eddington ne prend connaissance de l'article de Lemaître qu'en 1930. Le 10 janvier, à une réunion informelle de la Royal Astronomical Society, de Sitter exprime quelques doutes concernant la pertinence de l'Univers statique d'Einstein pour décrire les données observationnelles. Eddington se propose alors, avec un de ses élèves Mc Vittie, de trouver des modèles d'univers dynamiques redonnant à la limite ceux d'Einstein et de de Sitter. L'école d'Eddington est stimulée par un travail mathématique publié par Robertson en 1929, dans lequel il dérive une métrique générale pour les univers homogènes et isotropes. Ce projet de recherche est publié dans le numéro de février de la revue Observatory, une revue que Lemaître lit régulièrement. Lorsqu'il en prend connaissance, Lemaître est étonné, car il pensait qu'Eddington avait eu vent de sa publication. Sans plus attendre, il écrit à son professeur de Cambridge :

Cher Professeur Eddington,

Je viens juste de lire le numéro de février d'Observatory et votre suggestion de rechercher des solutions non statiques intermédiaires entre celles d'Einstein et de de Sitter. J'ai mené ces recherches il y a deux ans. Je considère un univers de courbure spatiale constante, mais qui augmente dans le temps. Et je mets en évidence l'existence d'une solution où les nébuleuses s'éloignent toujours, d'un temps « moins l'infini » jusqu'à un temps « plus l'infini ».

En signalant à son professeur qu'Einstein estime son résultat physiquement « abominable », Lemaître joint à sa lettre plusieurs copies de son article et demande à Eddington d'en envoyer une à de Sitter. Eddington s'exécute sans tarder, car il trouve dans le travail de son élève ce qui manque chez Robertson : un réel contact de la relativité générale avec les données astronomiques les mieux établies. Par une lettre du 19 mars 1930, il avertit de Sitter que sa suggestion a été réalisée par Lemaître et qu'il compte publier son travail dans les Monthly Notices, « pour attirer l'attention des astronomes sur ce papier ». De Sitter réalise l'importance du travail de Lemaître, car il a également cherché, mais sans succès, une solution intermédiaire entre la sienne et celle d'Einstein. Il lui écrit de Leyde, le 25 mars 1930, qu'il prendra en compte son travail dans ses futures publications. L'astronome hollandais tient parole et son prestige, joint à la célébrité d'Eddington, contribue à propulser le jeune abbé louvaniste au pinacle de la renommée scientifique.

Pourquoi l'Univers d'Einstein est-il instable ?

Au moment où l'on commence à parler de l'abbé Lemaître, en ce début des années 1930, ce dernier n'est pas encore préoccupé par des questions concernant la nature d'un quelconque état primordial de l'Univers. Le problème central qu'il étudie, et qui était annoncé à la fin de l'article de 1927, est la cause du déclenchement de l'expansion de l'Univers. Comme Eddington, Mc Vittie, ou les cosmologistes Sen et Mc Crea, Lemaître est intéressé par la question de l'instabilité de l'Univers statique d'Einstein. Une perturbation de cet Univers le conduit à se modifier en fonction du temps. Cependant, alors que les premiers identifient simplement cette perturbation à des « condensations » de matière dans l'Univers, selon le terme employé par les astronomes, c'est-à-dire aux fluctuations de la densité, Lemaître montre qu'il faut considérer plus fondamentalement un autre phénomène : la « stagnation ».

Par une étude des équations d'Einstein, Lemaître montre que l'Univers statique d'Einstein est instable et il cherche les causes qui pourraient mener cet Univers à une expansion ou à une contraction. Il suppose que l'Univers statique d'Einstein est divisé en cellules d'égales dimensions, à symétrie sphérique, à l'intérieur desquelles la matière se condense vers le centre de ces cellules. Rappelons que sa thèse au M.I.T. était centrée sur la détermination du champ gravitationnel produit par une sphère de fluide parfait non homogène : les condensations dans l'Univers peuvent être modélisées par de telles sphères hétérogènes.

Les équations montrent que la rupture de l'équilibre instable dans lequel se trouve le cosmos statique d'Einstein dépend de la valeur de la pression s'exerçant à la surface de séparation entre les cellules, ce que Lemaître appelle la « zone neutre ». Comme il l'explique dans L'hypothèse de l'atome primitif (1946) :

Si la pression à la zone neutre était nulle, les condensations locales seraient sans influence sur l'équilibre de l'Univers. Mais toute augmentation de pression produit une contraction, tandis que toute diminution de pression entraîne une expansion de l'Univers. La pression est proportionnelle à la densité d'énergie cinétique. Elle ne peut être nulle dans un gaz. Les condensations locales produisent nécessairement une raréfaction à la zone neutre ; donc, même si la vitesse moyenne d'agitation n'était pas diminuée, la diminution de la densité devrait entraîner une diminution d'énergie cinétique, c'est-à-dire une diminution de pression.

Cette dernière entraîne une diminution des échanges d'énergie. L'énergie cinétique a donc tendance à rester, à « stagner » aux abords des condensations. Pour Lemaître, cette « stagnation » est la cause de l'expansion de l'Univers. L'étude de ce phénomène donnera à Lemaître des arguments pour abandonner son modèle à expansion exponentielle « sans début ni fin ». D'après ses calculs, le temps caractéristique d'une expansion est d'autant plus long que la variation de pression est faible.

On pourrait donc penser que l'expansion peut commencer à une date aussi vieille que l'on veut. Cependant, il n'en est rien. Car, explique Lemaître dans un article de 1931 intitulé L'expansion de l'espace, « l'influence de la diminution de pression sur la date du début de l'expansion est extrêmement lente. Pour reculer l'origine de l'expansion d'environ un milliard d'années, il faut réduire de moitié la chute de pression. Pour gagner dix, vingt, trente milliards d'années, il faut réduire la chute de pression au millième, au millionième, au milliardième, etc., et une telle réduction finirait par perdre tout sens physique ».

En pratique, Lemaître admet que le début de l'expansion n'a pas pu se produire physiquement au-delà de 100 milliards d'années et donc que le modèle d'Univers à croissance exponentielle sans commencement ni fin, qui correspondrait à une perturbation infinitésimale de la pression initiale, ne peut avoir un sens physique réel. Le choix d'un Univers hésitant s'impose donc naturellement. Mais celui-ci présente un état initial très particulier puisque son rayon y est réduit à zéro. Peut-on l'interpréter physiquement ? Lemaître répond à cette question en développant l'hypothèse de l'atome primitif.

L'atome primitif

Nous avons eu l'occasion de remarquer que les grandes idées de Lemaître naissent souvent de la confrontation à la pensée d'un autre. L'hypothèse de l'atome primitif n'échappe pas à cette règle : elle a comme origine la réaction à une affirmation faite par Eddington le 5 janvier 1931 devant la British Mathematical Association : « Philosophiquement, la notion d'un commencement de l'ordre de la nature actuel me répugne. » Selon la thermodynamique, l'entropie de l'Univers augmente de manière monotone. Cette entropie mesure le degré de désordre, de désorganisation des systèmes existant dans l'Univers. Ainsi, explique-t-il dans son livre La nature du monde physique (1929) :

Si nous reculons en arrière dans le passé, nous trouvons un Univers dont le degré d'organisation est de plus en plus grand. Si aucun obstacle ne nous arrête auparavant, nous parviendrons à un moment où l'énergie du monde était complètement organisée sans la présence d'aucun élément hasard…

Pour l'astronome anglais, cela suggère l'idée d'une organisation initiale du monde, voire d'un « grand organisateur » :

Ceci a longtemps servi d'argument pour combattre un matérialisme trop entreprenant ; on en a fait une preuve scientifique de l'intervention du Créateur à une époque nullement reculée à l'infini. Mais n'en tirons pas des conclusions hâtives. Les savants, comme les théologiens, sont obligés de considérer comme bien grossière la doctrine théologique naïve que l'on trouve actuellement (convenablement travestie) dans le moindre traité de thermodynamique, à savoir qu'il y a quelques milliards d'années, Dieu a organisé l'Univers matériel et l'a abandonné aux probabilités, depuis lors. On devrait considérer ceci comme l'hypothèse de travail de la thermodynamique plutôt qu'une déclaration de foi […] En tant que savant, je ne crois pas purement et simplement que l'ordre des choses actuel se soit mis en route d'un seul coup ; en dehors de toute question de science, je n'accepte pas non plus volontiers la discontinuité qu'implique la nature divine : mais je ne peux faire aucune suggestion permettant de sortir de l'impasse.

C'est Georges Lemaître qui fait cette suggestion. Celle-ci, publiée en 1931 dans Nature sous le titre The Beginning of the World from the Point of View of Quantum Theory (L'origine du monde du point de vue de la théorie quantique), n'est autre que l'hypothèse de l'atome primitif. Cette hypothèse s'oppose à celle d'Eddington sur les plans scientifique et théologique.

Contre Eddington, Lemaître montre que la physique peut penser un état initial d'entropie minimale, c'est-à-dire d'ordre maximal ne se trouvant pas dans un passé infiniment éloigné. L'idée d'un commencement de l'Univers n'est donc pas pour lui « scientifiquement répugnante ». Au moment où Lemaître rédige sa note pour Nature, il travaille aussi sur un article concernant une application de la mécanique quantique. Ses réflexions le portent à appliquer cette théorie à la description de l'Univers. Selon la mécanique quantique, l'énergie des atomes est non pas un continuum, mais une grandeur discrète, quantifiée. De même, pour Lemaître, l'Univers possède une énergie constante distribuée en multiples quanta.

D'autre part, un raisonnement thermodynamique le persuade que le nombre de quanta doit toujours augmenter lors de transformations spontanées et que, corrélativement, cette augmentation du nombre des quanta et leur dispersion doivent s'accompagner d'une hausse d'entropie. Il en déduit qu'à l'inverse, s'il remontait dans le passé, il verrait le nombre de quanta diminuer, ainsi que le désordre dû à leur dispersion, jusqu'à un état physique d'entropie minimale correspondant à un seul quantum. À ce niveau, tout l'Univers serait comme ramassé dans un seul « atome », au sens étymologique du terme : un élément indivisible et homogène. Et toute l'énergie-matière de notre cosmos serait contenue dans cet atome d'univers.

En unissant la thermodynamique et la mécanique quantique, il est donc possible de donner un sens à un commencement naturel. Selon Lemaître, « un tel commencement du monde est suffisamment éloigné de l'ordre de la nature actuel pour ne pas être répugnant du tout ».

Un voile sur la création

Jusqu'à présent, cette représentation du commencement naturel de l'Univers ne fait intervenir ni la relativité générale ni en particulier la notion d'espace-temps. Lemaître est conscient de la difficulté d'unifier dans la même description le caractère continu de l'espace-temps, analogue quadridimensionnel d'une surface, et le caractère discret des atomes. Pour résoudre ce problème, il admet que l'espace et le temps perdent leur sens à l'échelle atomique. Ils n'acquièrent leur signification qu'au niveau statistique, en tant que moyennes effectuées sur un grand nombre de particules : l'espace-temps continu n'est qu'une approximation valide pour un grand nombre de particules. En dessous d'un certain nombre de quanta, il n'est plus possible d'appliquer le cadre géométrique de la relativité générale. En effet, à l'échelle des particules élémentaires, les fluctuations quantiques sont telles que les notions de surface et de distance, voire de point géométrique, perdent leur sens, à l'instar des notions de la géométrie usuelle, lorsqu'on tente de les utiliser pour décrire l'écume produite par la mer ou la forme d'un nuage.

Le commencement de l'espace-temps coïncide donc, pour Lemaître, avec une certaine multiplicité, engendrée par la désintégration de l'atome qui précontient toute la matière cosmologique. Ce commencement ne peut être confondu avec la notion de commencement du monde, qui signifie le commencement de l'atome-univers lui-même. Lemaître admet que « le commencement du Monde survint un peu avant le commencement de l'espace et du temps ». Cette phrase est ambiguë, car comment parler d'avant s'il n'y a pas de temps ? Toutefois, Lemaître se réfère non pas à une antériorité chronologique dépourvue de sens, mais à une antériorité logique de l'atome-univers sur l'espace-temps, au sens où l'émergence de ce dernier pourrait être inférée à partir du premier. En 1948, Lemaître synthétisera sa vision des liens entre l'atome d'univers et l'espace-temps ainsi que du commencement naturel du monde par la jolie « parabole de la coupe conique » (voir l'encadré ci-contre) :

Cette origine nous apparaît, dans l'espace-temps, comme un fond qui défie notre imagination et notre raison en leur opposant une barrière qu'elles ne peuvent franchir. L'espace-temps nous apparaît semblable à une coupe conique. On progresse vers le futur en suivant les génératrices du cône vers le bord extérieur du verre. On fait le tour de l'espace en parcourant un cercle normalement aux génératrices. Lorsqu'on remonte par la pensée le cours du temps, on s'approche du fond de la coupe, on s'approche de cet instant unique, qui n'avait pas d'hier parce qu'hier, il n'y avait pas d'espace. Commencement naturel du monde, origine pour laquelle la pensée ne peut concevoir une préexistence, puisque c'est l'espace même qui commence et que nous ne pouvons rien concevoir sans espace. Le temps semble pouvoir être prolongé à volonté vers le passé comme vers l'avenir. Mais l'espace peut commencer, et le temps ne peut exister sans espace, on pourrait donc dire que l'espace étrangle le temps et empêche de l'étendre au-delà du fond de l'espace-temps. Mais cette origine est aussi le commencement de la multiplicité. C'est un instant où la matière est un seul atome, un instant où les notions statistiques qui supposent la multiplicité ne trouvent pas d'emploi. On peut se demander si, dans ces conditions, la notion même d'espace ne s'évanouit pas à la limite et n'acquiert que progressivement un sens, au fur et à mesure que la fragmentation s'achève, que les êtres se multiplient.

Initialement, il semble que Lemaître ait eu l'intention de montrer que l'idée d'un commencement du monde n'est pas non plus « répugnante » d'un point de vue théologique. Avec raison, Eddington n'admettait pas que l'on fasse intervenir Dieu ou une quelconque « discontinuité » métaphysique dans la description physique de l'Univers. À la lecture du manuscrit de Lemaître, il apparaît qu'une de ses motivations était de montrer que l'on peut très bien penser un commencement de l'espace-temps d'une manière purement physique tout en préservant la pertinence d'une approche religieuse de la notion d'origine ou de création du monde. Ce manuscrit contient le paragraphe final suivant, supprimé avant sa publication :

Je pense que toute personne qui croit en un être suprême soutenant chaque être et chaque action, croit aussi que Dieu est essentiellement caché, et peut être heureux de voir comment la présente théorie fournit un voile cachant la création.

Ce passage se comprend tout à fait dans la logique de la coupe conique adoptée par Lemaître. Seul le commencement naturel marqué par l'initiation du processus de désintégration peut être atteint par la physique. Le problème de l'existence même de l'atome échappe à la science, mais pas nécessairement à une réflexion philosophique ou théologique. Cet atome, précontenant toute la matière du cosmos, a très bien pu être propulsé dans son existence par une volonté créatrice. Et c'est bien entendu comme cela que Lemaître, en tant que prêtre catholique, conçoit les choses.

Il n'exclut cependant pas que l'atome a tout aussi bien pu exister depuis toute éternité de manière autosuffisante. L'hypothèse de l'existence du quantum initial et l'image suggestive de sa désintégration permettent à Lemaître de montrer que le problème de l'existence même du monde, de l'être de l'Univers, est distinct du problème du commencement de l'espace-temps-matière. Lemaître exprime qu'il ne peut y avoir de physique sans la présupposition d'une réalité déjà là, symbolisée par l'atome d'univers, et que l'être même de celui-ci est à jamais voilé aux yeux d'une science qui ne peut se confondre avec la métaphysique.

Il s'agit ici de la saine réaction d'un homme formé à l'école du thomisme de l'Institut supérieur de philosophie du cardinal Mercier où l'on respecte, sans les confondre, les diverses approches du réel. Lemaître ou son éditeur a cependant supprimé ce passage. Pourquoi ? On l'ignore. Cependant, il est clair qu'il pouvait être mal interprété. Car, si l'on n'y prend garde, il pourrait se transformer en une image validant un certain concordisme ou un raisonnement du style « Dieu-bouche-trou ». Derrière le « voile » cachant l'atome d'univers, ne risquait-on pas de voir se profiler le « doigt de Dieu » introduit comme une simple causalité physique faisant démarrer le processus de désintégration ? Ce mélange des genres, Lemaître tentera de l'éviter de toutes ses forces, du moins en cosmologie.

Un feu d'artifice très rapide

Un colloque, organisé à Londres entre le 21 et le 29 septembre 1931 pour célébrer le centième anniversaire de la British Association for the Advancement of Science (B.A.A.S.), est décisif dans la maturation de l'hypothèse de l'atome primitif. Lemaître y est invité à prendre part à une discussion sur l'évolution de l'Univers avec J. Jeans, E. A. Milne, W. de Sitter, A. S. Eddington, R. A. Millikan, J. C. Smuts, O. Lodge, auxquels s'est joint l'évêque de Birmingham, E. W. Barnes, qui a reçu une formation de mathématicien à Cambridge.

James H. Jeans (1877-1946) défend l'idée que les rayons cosmiques détectés à haute altitude sont dus à une annihilation de paires protons-électrons se produisant dans les nébuleuses spirales ou à une transformation spontanée de la matière des étoiles en radiation à la manière d'une désintégration radioactive. Pour lui, les étoiles contiennent des éléments transuraniens (éléments de numéro atomique – nombre de protons – plus élevé que celui de l'uranium 238) qui disparaissent progressivement en émettant des radiations de haute énergie. Cette hypothèse est à l'opposé de celle de Millikan, qui attribue l'origine des rayons cosmiques au dégagement d'énergie qui accompagne par exemple la formation de l'hélium à partir de l'hydrogène. Le proton de l'atome d'hydrogène est produit quant à lui par la matérialisation de la radiation circulant dans l'Univers.

Lemaître assiste à la confrontation entre Jeans et Millikan. Un an plus tôt, il a écrit un article dans lequel il soutient la thèse de Millikan selon laquelle l'état originel de la matière pourrait être « la lumière », qui se serait condensée en matière.

Le jeune abbé n'opte pas unilatéralement pour Jeans ou pour Millikan, mais il choisit, dans les thèses des deux opposants, les éléments nécessaires à la constitution de son hypothèse. Malheureusement, le choix qu'il fait alors se révélera inadéquat et desservira sa cause dans la deuxième moitié de sa carrière, à une époque où la physique nucléaire envahira la cosmologie.

De Jeans, il retient l'idée qu'il existe dans l'Univers des atomes de masses atomiques élevées qui, par désintégration, engendrent les transuraniens, l'uranium, puis d'autres éléments plus légers. Lemaître est sensible à l'une des conclusions de l'astronome anglais : si l'on observe encore aujourd'hui des atomes dont la désintégration n'est pas achevée, c'est que l'Univers est encore jeune. Or, pour le jeune abbé, ceci cadre bien avec une évolution irréversible de l'Univers telle qu'elle est envisagée dans sa cosmologie. Nous voyons autour de nous encore beaucoup de galaxies, ce qui indique, puisque l'Univers est en expansion, que la nôtre n'existe pas depuis un temps trop long.

Nous avons vu que Lemaître attribue la cause de l'expansion de l'Univers au phénomène de « stagnation ». Celui-ci permet de reculer la date du début de l'expansion, à condition de supposer des variations de pression infinitésimales et dépourvues de sens physique. Pour conserver ce sens, on ne peut remonter le début de l'Univers à plus de 100 milliards d'années. Or cet intervalle de temps est, selon une théorie classique de Jeans, encore trop court pour rendre compte de la formation des structures cosmologiques condensées que nous observons (nébuleuses…). Il faut donc non seulement une cosmologie donnant une date de début d'expansion assez proche de nous, mais une cosmologie « rapide » qui produise les galaxies et les étoiles plus vite que dans le modèle classique de la nébuleuse de Pierre Simon de Laplace (1749-1827), où de la matière s'agrège lentement pour donner les objets stellaires et galactiques.

Ainsi, lors de la discussion au colloque de la b.a.a.s., Lemaître demande « une révision complète de nos hypothèses cosmogoniques […] Nous avons besoin d'une théorie de l'évolution en “feu d'artifice”. Les deux derniers milliards d'années témoignent d'une évolution lente : ce sont les cendres et la fumée d'un feu d'artifice brillant, mais très rapide ». Il adopte donc l'idée que « la cosmogonie est de la physique atomique à grande échelle » et que l'histoire de l'Univers débute par la désintégration d'un atome primitif. Cet atome se brise en donnant lieu à des atomes de poids atomiques énormes. Ceux-ci représentent les « atomes originels » à partir desquels Lemaître imagine la formation des étoiles :

La naissance d'une étoile demanderait un atome de poids quelque peu supérieur au poids actuel de l'étoile, et l'étoile serait formée par désintégration super-radioactive de son atome originel. On conçoit que la plus grande partie des produits de désintégration serait récupérée aussitôt par l'attraction gravitationnelle d'un atome aussi massif, mais pourtant une partie considérable, disons un millième, serait capable de s'enfuir dans l'espace vide au début de l'évolution, avant que les produits de désintégration fussent assez nombreux pour former une atmosphère.

Nous voyons poindre ici une explication de l'origine des rayons cosmiques. Ils seraient constitués des produits de désintégration qui ont réussi à s'enfuir des atomes originels et de leur étoile avant que l'atmosphère de celle-ci ne se forme : « Les rayons cosmiques seraient les lueurs du feu d'artifice primitif qui tira une étoile d'un atome, lueurs venant à nous après un voyage dans l'espace libre. »

Plus tard, en 1945, lorsqu'il envisagera de publier son célèbre ouvrage L'hypothèse de l'atome primitif, il confiera au philosophe suisse Ferdinand Gonseth, son préfacier, que l'idée d'un atome qui, en se désintégrant, retient néanmoins ses produits de désintégration par attraction gravitationnelle était une « idée malheureuse ». Il abandonnera cette vision de la naissance des étoiles, mais conservera l'idée que toute la matière présente dans l'Univers physique provient de la pulvérisation de l'atome primitif.

Un rayonnement fossile?

L'idée centrale qui se dégage de cette représentation est celle de l'existence d'une sonde qui donne accès aux premiers moments de l'Univers : les « rayons cosmiques ». Ceux-ci, composés de photons, mais aussi de protons, d'électrons et d'autres particules de masses et charges importantes, sont, comme les fossiles, les « hiéroglyphes » qui nous renseignent sur le commencement de l'histoire cosmologique, explique Lemaître dans son article L'expansion de l'espace (1931) :

Notre univers porte les marques de la jeunesse et nous pouvons espérer reconstituer son histoire. Les documents dont nous disposons ne sont pas enfouis dans les empilements de briques poinçonnées des Babyloniens, notre bibliothèque ne risque pas d'être détruite dans quelque incendie ; c'est l'espace admirablement vide où se conservent les ondes lumineuses mieux que sur la cire des phonographes […] Un des hiéroglyphes les plus curieux de notre bibliothèque astronomique est la radiation ultrapénétrante : les rayons cosmiques. Pouvons-nous le dater ? Pouvons-nous le lire ?

Pendant plus de 20 ans, Georges Lemaître tentera de scruter les propriétés des trajectoires de ces « rayons cosmiques » pour en comprendre la détection sur la Terre. Il est donc le premier à lancer l'idée d'un « rayonnement fossile », témoin des premiers instants de l'Univers.

Toutefois, la vraie nature de ce rayonnement n'est pas celle que Lemaître imagina. Constitué non de particules chargées plus ou moins massives, mais d'un rayonnement photonique à 2,7 kelvins, ce rayonnement ne sera découvert qu'au début des années 1960, par Penzias et Wilson.

De Jeans, Lemaître repousse l'idée que le rayonnement cosmique soit lié à une annihilation de paires électrons-protons, et en cela il est bien inspiré. En revanche, l'étude des travaux de Millikan lui suggère que l'on peut matérialiser du rayonnement électromagnétique en protons. Au regard de notre connaissance de l'électrodynamique quantique et des lois de conservation relativistes, cette matérialisation ne peut se produire telle quelle suivant le processus imaginé par Millikan et par Lemaître. Mais ce dernier n'attache guère d'importance aux progrès effectués à son époque par la théorie des champs et la physique des particules. Dans un article de 1949, il proposera un tel processus pour expliquer la production de protons dans l'Univers et, corrélativement, l'abondance d'hydrogène dans le cosmos. Son argument est le suivant :

Des exemples de matérialisation de l'énergie sont connus : des photons d'énergie suffisante peuvent dans certaines conditions se matérialiser en électrons. Les rayons cosmiques eux-mêmes produisent dans l'atmosphère des particules de masses intermédiaires entre celle de l'électron et du proton, les mésons. Il est donc naturel d'envisager que pour des énergies des milliers de fois plus grandes encore un processus de matérialisation puisse donner naissance à des protons.

Lemaître corrigera son hypothèse de la matérialisation de l'énergie en 1958 en proposant que celle-ci se passe par un phénomène d'absorption de l'énergie dans des nuées gazeuses liées à la présence de champs magnétiques intenses (voir page 99). Cependant, aucune allusion à une loi de conservation relativiste propre à la physique des particules élémentaires n'est émise par Lemaître, et l'argumentation reste qualitative.

Un Univers hésitant

L'hypothèse de l'atome primitif ne cadre pas avec le modèle d'Univers sans commencement ni fin de Lemaître. En revanche, elle est tout à fait compatible avec le modèle de l'Univers sphérique hésitant. Lemaître opte donc pour ce dernier en novembre 1931, et y restera attaché toute sa vie. Dans ce modèle, l'histoire de l'Univers présente trois moments caractéristiques :

1) Tout d'abord, l'Univers subit une période d'expansion rapide à partir d'un état où le rayon de l'Univers est nul. Cette « singularité initiale » de la relativité générale, où naît la géométrie spatio-temporelle, correspond à la désintégration de l'atome primitif. La valeur nulle du rayon n'est d'ailleurs qu'une idéalisation puisque, pour Lemaître, la pertinence des notions d'espace et de temps s'évanouit au moment où nous nous approchons de l'atome primitif.

Durant la première phase d'expansion, l'espace-temps se crée en même temps que les produits de désintégration de l'atome primitif (rayons cosmiques, atomes originels et étoiles) le remplissent. Remarquons que, pour Lemaître, toute l'histoire de l'Univers n'est pas pré-écrite dans l'atome primitif. Avec une perspective totalement indéterministe, Lemaître envisage, dans son article de Nature de 1931 :

Notre monde est maintenant considéré comme un monde où quelque chose arrive réellement ; toute l'histoire du monde n'a pas à être inscrite dans le premier quantum comme une chanson sur le disque d'un phonographe. La totalité de la matière du monde devait être présente au commencement, mais l'histoire qu'elle a racontée doit être écrite pas à pas.

Cette première phase d'expansion, qui commence avec une vitesse théoriquement infinie, décélère jusqu'au voisinage d'un rayon correspondant à un Univers d'Einstein de même masse.

2) Ensuite, l'Univers reste dans un état quasi statique pendant un certain temps, durant lequel il se comporte comme l'Univers d'Einstein. L'Univers est alors rempli d'un « gaz » d'étoiles et de poussières atomiques ainsi que de rayons cosmiques. Ce gaz se condense sous l'action de l'attraction gravitationnelle pour engendrer les nébuleuses, et le phénomène de stagnation va bientôt entrer en jeu pour briser l'équilibre du quasi-univers d'Einstein.

3) L'équilibre étant brisé, l'Univers reprend son expansion avec, cette fois-ci, une accélération écartant les nébuleuses dont le spectre est alors observé avec un décalage vers le rouge.

Ce modèle de l'Univers hésitant, couplé à l'hypothèse de l'atome primitif, résume tous les travaux cosmologiques de Lemaître : les deuxième et troisième moments de l'histoire de l'Univers ont une évolution semblable à une partie de l'histoire de l'Univers sans commencement ni fin de 1927, asymptotique à l'Univers d'Einstein dans le passé. En même temps, ces deux moments représentent la brisure d'équilibre de l'Univers d'Einstein étudiée par Lemaître au moyen de la stagnation. Enfin, le deuxième moment traduit la formation des cellules de condensation de matière à symétrie sphérique, selon le modèle non homogène à symétrie sphérique que Lemaître a développé dans sa thèse du m.i.t.

Pour obtenir un Univers hésitant, il faut introduire une constante cosmologique. Einstein n'était pas satisfait de celle qu'il avait utilisée pour obtenir son Univers statique. En 1932, il découvrit avec de Sitter qu'il était possible d'obtenir un modèle d'Univers à géométrie euclidienne en expansion, avec une constante cosmologique nulle. On délaissa les modèles hésitants, parce que les données observationnelles ne semblaient pas montrer une phase d'accélération de l'expansion, mais aussi pour d'autres raisons plus théoriques.

Le modèle hésitant de Lemaître revint à la mode en 1967 lorsque Shklovsky montra qu'il expliquait une valeur particulière des décalages vers le rouge des quasars. Mais on s'aperçut vite que cette valeur ne caractérisait pas tous les quasars. On abandonna de nouveau ce modèle. Aujourd'hui, les idées de Lemaître reviennent à la mode, parce que les mesures effectuées sur les supernovae les plus lointaines semblent indiquer que l'Univers se trouve dans une phase où son expansion s'accélère. Il serait donc descriptible par un modèle hésitant avec une constante cosmologique positive (voir l'encadré page 70).

Modéliser l'atome d'Univers

Si le modèle d'Univers hésitant n'a jamais été abandonné par Lemaître, son idée d'atome primitif a évolué. Lemaître délaisse d'abord, vers 1932-1933, l'idée d'une formation des étoiles à partir d'atomes originels superradioactifs. Il est en effet difficile d'imaginer un processus dans lequel des atomes gigantesques se désintègrent, tout en retenant leurs produits de désintégration pour en faire la matière constitutive des étoiles. Il est aussi difficile d'expliquer, dans le détail, comment s'est produite l'énorme perte d'énergie qui accompagne la condensation d'une multitude d'étoiles préexistantes en une « nébuleuse » très condensée.

La caractérisation physique de l'atome primitif évolue également car, explique Lemaître dans L'hypothèse de l'atome primitif, « il ne faut pas attacher trop d'importance à [la] description de l'atome primitif, description qui devra peut-être être modifiée lorsque nos connaissances des noyaux atomiques seront plus parfaites ». Si, en 1931, il s'agit d'une sorte de quantum indifférencié ou d'un atome de masse atomique extrêmement grande, une sorte de « supertransuranien » radioactif, il devient, en 1945, un « isotope du neutron », énorme noyau formé uniquement de neutrons et dont la taille est approximativement une unité astronomique (un peu plus de 100 millions de kilomètres).

L'hypothèse de l'atome primitif est une image stimulante, une intuition féconde donnant une sorte d'interprétation physique au modèle de l'Univers hésitant, mais cette hypothèse ne doit, en aucun cas, être confondue avec une théorie rigoureusement définie. Car Lemaître n'a jamais écrit la moindre équation et n'a effectué aucun calcul relatif à la description de l'atome primitif. Pour cela, il aurait dû faire intervenir des notions de physique nucléaire qui s'étaient développées à la fin des années 1930 et au début des années 1940 surtout aux États-Unis. Mais Lemaître n'a pas étudié la mécanique quantique de la fin des années 1930 et encore moins la mécanique quantique relativiste, dont les applications spectaculaires commenceront après la Seconde Guerre. Il ne pouvait donc pas traduire, d'un point de vue mathématique, cette belle intuition à laquelle la cosmologie relativiste l'avait conduit.

Dans les années 1940, les physiciens nucléaires Maria Goeppert-Mayer et Edward Teller, de l'Université de Chicago, réalisèrent des calculs précis relatifs à l'évolution de sphères de neutrons d'environ 15 kilomètres de diamètre. Le physicien George Gamow avait déjà envisagé un tel problème en 1942, mais, pour lui, la sphère de neutrons, le « polyneutron », comprenait la totalité de la masse de l'Univers. En étudiant la stabilité mécanique des sphères de neutrons, Mayer et Teller démontrèrent qu'elles doivent rapidement se couvrir de petites boules de 10–12 centimètre de diamètre qui s'en détachent, donnant, après certaines transformations nucléaires (dont la désintégration β, qui transforme le neutron en proton et électron), des noyaux atomiques. Les calculs montrèrent que ce modèle rendait compte de l'abondance relative des éléments lourds dans l'Univers. Cependant, il n'expliquait pas l'abondance des éléments légers comme l'hydrogène ou l'hélium, qui forment la plus grande part des éléments de l'Univers.

Malgré les suggestions de son collaborateur Odon Godart, Lemaître ne voulut jamais rencontrer Gamow. Il ne chercha pas non plus à discuter avec Teller lors du 8e congrès Solvay qui se tint à Bruxelles à l'automne 1948, alors que celui-ci y présentait ses résultats concernant le « polyneutron ». Était-il déçu de voir son idée lui échapper ou était-ce simplement lié à son aversion pour la physique des particules élémentaires ? L'année qui suivit le congrès Solvay, il tenta de répondre à une des lacunes du modèle de Teller-Mayer, en proposant une explication de l'abondance de l'hydrogène suivant les idées de Millikan évoquées ci-dessus. Cette explication, qui ne tenait aucun compte des acquis de la physique nucléaire de son temps, fut mal accueillie par ses collègues les plus proches.

Aujourd'hui, la cosmologie a conservé, de l'intuition cosmologique de Lemaître, l'idée qu'il faut conjoindre la mécanique quantique et la théorie de la gravitation pour comprendre l'histoire primordiale de l'Univers. Elle lui a aussi donné raison à propos de l'existence d'un « rayonnement fossile », même si sa nature n'est pas celle dont rêvait Lemaître. Cependant, elle n'a pas gardé l'idée d'une formation des éléments procédant de l'homogène à la multiplicité, de la totalité à l'élémentarité. La cosmologie contemporaine postule plutôt l'inverse : elle part d'une « soupe » de particules élémentaires (quarks et leptons) pour s'élever progressivement vers des structures plus complexes, noyaux, atomes,… La cosmologie contemporaine a conservé le concept de singularité initiale tout en évacuant la notion d'atome primitif.

Alors que le jeune abbé Lemaître jette, dans le secret de son appartement du collège du Saint-Esprit ou dans son bureau du collège des Prémontrés, les bases de sa cosmologie révolutionnaire, il vit l’expérience apostolique la plus riche de sa vie de prêtre.

Après son périple aux États-Unis, Lemaître est particulièrement sensibilisé aux problèmes des étudiants étrangers. En 1927, il confie à son journal de retraite :

Mon devoir d’état est bien plus vaste que je n’en avais conscience. Je pourrais avoir l’occasion de m’occuper d’étudiants. Faut-il rappeler à Picard sa proposition de me confier son cercle international ? Si je ne commence rien dans ce genre, ferai-je jamais quelque chose?

Une occasion lui est donnée d’œuvrer pour la cause des étudiants chinois en Belgique. Entre 1916 et 1918, la Fédération des étudiants franco-chinois, fondée par un recteur de l’Université de Pékin, permit à certains Chinois d’étudier dans une université française, à condition qu’ils consacrassent une partie de leur temps au travail dans les usines dépourvues de leur personnel. Après les hostilités, les étudiants chinois furent congédiés pour laisser la place aux ouvriers qui revenaient du front. Nombre d’étudiants chinois arrivèrent ainsi en Belgique à partir de 1918.

En octobre 1926, le père Vincent Lebbe (1877-1940), missionnaire en Chine depuis 1901, suscite l’ouverture, à Louvain, du « home chinois ». Celui-ci, situé dans la maison d’un aumônier d’étudiants, reçoit un groupe important de Chinois étudiant à l’u.c.l. Dès 1927, un prêtre du diocèse de Liège collaborateur du P. Lebbe, l’abbé Boland (1891-1955), devient l’aumônier du home. Quel­ques mois plus tard, ce dernier, devant gérer l’accueil et l’animation spirituelle des étudiants chinois en Belgique et en France, demande à l’abbé Lemaître de le remplacer au home chinois. Lemaître s’est déjà occupé d’un séminariste chinois, et a ensuite continué à étudier le chinois (voir page 36).

Lemaître se lance avec conviction dans son nouveau ministère. Dès la fin de l’année académique 1927-1928, il tente de convaincre l’abbé Boland de se rallier à l’idée des évêques chinois d’introduire des « fraternités sacerdotales des Amis de Jésus » en Chine. Le pape Pie XI vient de consacrer les six premiers évêques chinois, en partie sous l’impulsion du P. Lebbe, et ceux-ci tentent de multiplier les connexions sino-occidentales. Toutefois, des conflits d’intérêts interfèrent avec ce projet.

En Belgique, certains membres des « Amis de Jésus » resteront très actifs auprès des étudiants chinois. Ainsi, un « Ami de Jésus » proche de Lemaître, Louis Reyntens, accueille, dans sa classe de scientifique-spéciale, au collège Sainte-Gertrude de Nivelles, un grand contingent d’élèves chinois.

Au home chinois

En Belgique, l’aide aux étudiants chinois a été organisée, dans le milieu catholique, grâce au « Foyer catholique chinois » (f.c.c.), une association sans but lucratif présidée par Dom Théodore Nève, abbé de l’abbaye bénédictine de Saint-André à Lophem, près de Bruges. Le f.c.c., créé en janvier 1927, gère le home chinois de Louvain et le collège préuniversitaire chinois de Gemmenich.

Lemaître entre en relation avec Dom Théodore Nève en 1928 et devient membre du F.C.C. Les deux hommes s’estiment beaucoup. Tout en restant au collège du Saint-Esprit, Lemaître dirige le home chinois depuis le 11 octobre 1929. Le home étant un lieu trop confessionnellement marqué pour permettre de rencontrer des Chinois qui ne seraient pas croyants, il propose à Dom Théodore Nève d’ouvrir ses appartements du Saint-Esprit à un public étudiant le plus large possible.

Durant la période où il fréquente le home, Lemaître y côtoie un certain nombre de personnalités importantes dont le P. Germain, recteur de l’Université l’Aurore (Zhendan daxue) de Shangai, université catholique chinoise qui s’est fait une réputation dans la préparation des étudiants chinois désireux d’aller en Europe. Lemaître sensibilise aussi ses collègues aux difficultés rencontrées par les Chinois en Belgique ; il détermine par exemple Charles de la Vallée Poussin à les aider financièrement. En juillet 1929, Lemaître est choisi par Mgr Ladeuze comme représentant de l’u.c.l. au Comité interuniversitaire sino-belge (c.i.s.b.). Celui-ci gère, depuis 1927, l’attribution des bourses d’études des étudiants chinois venus en Belgique.

Au home, Lemaître partage un bureau avec l’abbé Boland. Les deux hommes sont de fortes personnalités, qui ont chacun leurs idées sur la manière de mener un apostolat au milieu des étudiants chinois. Au bout de quelques mois, un profond malaise s’installe. À la fin de l’année, Lemaître cède sa place de directeur à l’abbé Boland. Sage décision, car les voyages scientifiques qu’il entreprendra dans les années 1930 ne lui auraient guère laissé de temps pour gérer l’accueil des étudiants chinois à Louvain.

Après ces événements, Lemaître s’intéresse toujours à la cause des étudiants chinois. Au début des années 1950, il s’occupe de la mise sur pied du Comité académique pour les étudiants chinois de Louvain. Ce comité, qu’il préside, a pour but la « formation d’une élite catholique chinoise », dont l’avenir est menacé par les événements politiques du moment. Pour réaliser sa tâche, il accueille des prêtres et des laïcs chinois dans un home baptisé « Servir ».

Le disciple chinois

Si la vie de Lemaître est marquée par les Chinois, certains étudiants chinois sont aussi influencés par le jeune professeur. Parmi ceux-ci, le plus célèbre est TchangYong-Li (1913-1972). Après avoir obtenu un diplôme de premier cycle à l’Université l’Aurore en 1934 et enseigné un an dans une école secondaire à Kweiyang, sa ville natale, il rejoint Louvain grâce à une subvention du Comité interuniversitaire sino-belge. Il y obtient son doctorat en sciences mathématiques en 1938, ayant défendu un mémoire sur l’explication théorique de deux effets particuliers caractéristiques des trajectoires des rayons cosmiques détectés à la surface de la Terre.

Entre Lemaître, son « collaborateur technique » Odon Godart et l’ancien élève de l’Aurore naît une réelle amitié. Lemaître intègre ce dernier à une recherche qui mobilise plusieurs physiciens et chimistes de Louvain durant l’année 1936-1937 : l’étude des « deutéro-éthylènes », produits obtenus en substituant le deutérium – un isotope de l’hydrogène – à un ou plusieurs atomes d’hydrogène dans la molécule d’éthylène C2H4.

Du collège des Prémontrés, où est basé l’Institut de physique, Marc de Hemptinne dirige le projet de recherche, qui comporte trois aspects complémentaires : 1) la préparation des composés deutérés, effectuée par un chimiste, Jungers, au moyen de techniques catalytiques et photochimiques ; 2) l’étude des molécules par spectroscopie Raman, réalisée par Delfosse. La spectroscopie Raman consiste à éclairer un corps par une source monochromatique ; le spectre de la lumière diffusée par le corps contient des raies caractéristiques de la rotation et de la vibration des molécules de ce corps, comme l’a montré le physicien indien Venkata Raman (1888-1970) à la fin des années 1920 ; 3) l’étude théorique des modes et des fréquences de vibration, réalisée par Charles Manneback avec l’aide occasionnelle de Lemaître.

Cette même année académique, le chimiste Hugh Taylor de Princeton vient à Louvain comme titulaire de la chaire Francqui accordée au département de chimie. Peu après la découverte du deutérium, on s’est aperçu qu’on pouvait augmenter la concentration de cet isotope par des techniques électrolytiques. Taylor s’est vite rendu compte de l’intérêt de ces techniques pour « marquer » les molécules, afin de comprendre en profondeur la cinétique de certaines réactions ou des mécanismes de catalyse. Taylor et son groupe deviennent des spécialistes de la production de molécules deutérées, en particulier de l’eau lourde. Le chimiste de Princeton collabore activement à l’étude des deutéro-éthylènes.

La structure du collège, par la proximité des laboratoires, par la rencontre quotidienne des professeurs au moment du thé, favorise l’interdisciplinarité. Lemaître est ainsi de temps à autre sollicité pour donner un conseil ou une intuition dans la résolution de problèmes rencontrés par l’équipe de son ami et collègue de Hemptinne. La collaboration du cosmologiste est appréciée, même si certains redoutent son arrivée aux abords d’appareillages fragiles, parce qu’il s’est appuyé un jour nonchalamment sur un délicat réseau de diffraction.

Dans le cas de l’étude du monodeutéroéthylène, C2H3D, la collaboration de Lemaître et de Tchang Yong-Li est requise par Manneback, car le calcul des modes de vibration de cette molécule, qui brise la belle symétrie de l’éthylène, requiert la recherche des racines d’une équation du neuvième ordre ; cette recherche peut être effectuée par des techniques numériques familières aux deux hommes. Utilisant probablement les machines à calcul mécaniques Mercedes que possède Lemaître (voir De la mécanique aux calculateurs, page 98), les trois scientifiques déterminent des modes et fréquences propres de vibrations planes de la molécule. Ils prédisent ainsi des résultats intéressants concernant l’intensité et la polarisation des raies de ses spectres infrarouges ou Raman.

Tchang Yong-Li retournera en Chine avec son épouse et deviendra, en 1940, professeur à son Université de l’Aurore. De 1941 à 1949, il enseignera dans trois institutions universitaires à Kweiyang et sera directeur du Département de mathématiques et de physique de l’Université de la ville. Durant cette période, il continuera à développer les techniques qu’il a apprises chez Lemaître pour étudier les caractéristiques fines de l’interception des rayons cosmiques par un observateur terrestre. De 1949 à 1972, il sera professeur à l’Université du Yunnan à K’un-ming et occupera des postes importants

Dominique Lambert

Dominique Lambert est docteur en sciences physiques et en philosophie, professeur de philosophie et d'histoire des sciences aux Facultés Universitaires Notre Dame de la Paix à Namur (FUNDP) et membre de l’Académie Royale de Belgique. Ses recherches portent sur l'histoire de la cosmologie contemporaine et sur la philosophie des mathématiques. Il poursuit en outre des recherches en physique théorique au sein du Groupe d'Applications Mathématiques aux Sciences du Cosmos (GAMASCO, Département de mathématiques, FUNDP) dont il est l’un des responsables.

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