Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le levier financier des pavillons de complaisance
Pour les entreprises, la recherche de la rentabilité par le levier fiscal ne se réduit pas aux montages financiers internationaux sophistiqués. Dans le secteur maritime, elle peut se gagner par le simple choix de l’enregistrement des navires, en optant pour des paradis fiscaux spécialisés. Ces territoires à la fiscalité douce et à l’opacité souvent insondable, sont connus sous le terme de « pavillons de complaisance ».
Si les paradis fiscaux datent un peu (leur existence remonte à plusieurs millénaires dans le commerce maritime), le pavillon de complaisance leur est directement lié puisqu’il concerne les bateaux et leurs armateurs. Cette expression est communément utilisée. Bien connue donc, qu’en est-il en réalité, que recouvret-elle exactement ? Quels sont les pays qui sont ainsi désignés ? Pourquoi est-il intéressant de s’y enregistrer ? Quels en sont les risques et les conséquences ?
La définition du pavillon de complaisance
Dans les années 1880, l’État du New Jersey, aux ÉtatsUnis, devient le premier paradis fiscal moderne en proposant le plafonnement de l’impôt sur les sociétés. Après la Seconde Guerre mondiale, certains territoires écartés par le plan Marshall vont se spécialiser dans les pavillons de complaisance et le secret bancaire. Un pavillon de complaisance est une juridiction qui accorde à des navires étrangers une nationalité qui n’a aucun lien avec l’activité même du bateau. Dénommé aussi « pavillon de libre immatriculation », il est selon l’ITF (Fédération internationale des ouvriers du transport) « le pavillon d’un navire pour lequel la propriété réelle et le contrôle se situent dans un pays autre que celui du pavillon sous lequel il est immatriculé ».
Cette nationalité, en quelque sorte fictive, permet à l’armateur de contourner les lois de son propre pays et de bénéficier la plupart du temps d’un laxisme arrangeant de la part des autorités locales. En clair, le pavillon de complaisance est un pays où l’armateur qui y aura immatriculé son navire bénéficiera d’un cadre fiscalement avantageux et peu contraignant en termes de sécurité, de respect de l’environnement et de droit du travail. Cette définition englobe donc de nombreux territoires à travers le monde, avec en filigrane une réponse à une crise économique durable du transport maritime.
Ces pays intéresseront principalement deux types d’acteurs : les propriétaires de yacht et les armateurs du transport au long cours. Officiellement, les premiers y chercheront le prestige, la protection de la loi maritime britannique car ces pays sont principalement rattachés au Red Ensign, qui regroupe d’anciens membres du Commonwealth (1), ou encore les services consulaires. Mais c’est évidemment principalement pour des raisons fiscales et de droit du travail qu’ils choisissent cette immatriculation, tout comme les armateurs de navires de transport.
Les pavillons de complaisance dans le monde
Car la carte des pavillons de complaisance ressemble fortement à celle des paradis fiscaux. Ainsi, on trouve en tête de liste le Panama, le Libéria, les Bahamas, Malte et Chypre. Selon l’ITF, l’inventaire est très long, car on peut ajouter Antigua et Barbuda, la Barbade, Belize, les Bermudes, la Bolivie, la Birmanie, le Cambodge, les Îles Caïmans, les Comores, la Corée du Nord, la Guinée équatoriale, la Géorgie, le Honduras, la Jamaïque, le Liban, les Îles Marshall, l’Île Maurice, la Mongolie, Sao Tomé-et-Principe, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, le Sri Lanka, les Îles Tonga, Vanuatu.
Cette liste n’est cependant pas exhaustive, car a été créé un concept très arrangeant : celui du pavillon bis.
Certains pays offrent ainsi à leurs compagnies maritimes la possibilité de faire face à la concurrence des pavillons de complaisance en optant pour une immatriculation sur un registre bis. Il en existe aujourd’hui une dizaine en Europe. Ces pavillons bis ressemblent fortement aux pavillons de complaisance puisqu’ils permettent de contourner les lois fiscales et sociales en vigueur dans le pays d’origine. La France a par exemple créé en 1986 le pavillon « Kerguelen » — qui a évolué vers le pavillon RIF (Registre international français) —, avec des navires de commerce enregistrés aux îles Kerguelen et des navires de croisière à Wallis-et-Futuna (2). Les bateaux peuvent alors employer jusqu’à 65 % de marins étrangers hors Union européenne — souvent philippins ou indiens —, rémunérés aux conditions de leur pays d’origine. Des avantages sur les charges sociales des marins européens sont par ailleurs consentis.
La flotte mondiale navigue sous 156 pavillons différents. Pour plus des trois quarts du tonnage transporté, le pavillon du navire diffère de la nationalité de l’armateur. Sur la base du port en lourd (3), les registres libres représentent plus de 55 % des navires dans le monde. Parmi les dix premiers pavillons, six sont de libre immatriculation (Panama, Libéria, Îles Marshall, Bahamas, Malte, Chypre), les trois premiers assurant plus de 40 % du transport mondial. Cet engouement pour ce type de pavillon s’explique donc principalement par une répercussion sur les coûts.
L’intérêt des pavillons de complaisance
Si un pays s’érige en pavillon de complaisance, c’est évidemment pour des raisons d’attractivité. D’ailleurs, si les pavillons bis ont été créés, c’est bien pour contrer la concurrence de ces territoires et conserver les bâtiments dans son propre périmètre. Nous pouvons donc intégrer sans hésiter le parallèle entre pavillon de complaisance et paradis fiscal. Les deux étant souvent une seule et même entité.
L’intérêt pour les armateurs repose quant à lui sur trois axes : • un intérêt fiscal : les territoires concernés proposent des avantages sur la taxation de l’acquisition du navire, mais aussi sur celle liée à son fonctionnement, son exploitation (taxe sur la valeur ajoutée, taxes sur les salaires, cotisations sociales, impôt sur les sociétés…) ; • un intérêt managérial : le droit social et le droit du travail retenus correspondent aux normes juridiques en vigueur dans le pays du marin, d’où une protection moindre et des obligations allégées lorsque le salarié est philippin, par exemple ; • un intérêt technique : les obligations liées à la sécurité et au contrôle du bâtiment sont très souvent réduites au strict minimum ; • et donc en définitive, un intérêt financier lié à ces différents leviers : moins d’impôts, moins de masse salariale, moins de cotisations sociales, moins de coûts de contrôle et d’entretien du navire ; avec un temps de travail plus long, une durée d’amortissement allongée, des navires moins coûteux…
Ces facilités accordées aux compagnies ne sont évidemment pas sans conséquences sur leur propre activité.
Les dangers liés aux pavillons de complaisance
Les risques qui découlent de cette situation sont nombreux. Le premier est humain, avec un risque accru d’accidents entraînant parfois des morts, de marins ou de sauveteurs en mer. L’allègement des formalités et des contrôles, associé à la fatigue excessive de salariés soumis à de fortes pressions et parfois sans formation, en est la cause.
Le deuxième risque concerne les dégâts environnementaux, car la vétusté de certains bâtiments et l’absence de contrôle ont souvent raison des navires en mer. Le Prestige fut à ce titre un cas d’école : propriétaire grec, navire domicilié au Libéria, mais battant pavillon des Bahamas, avec un certificat d’aptitude octroyé par une société américaine après contrôle à Dubaï, affréteur helvète, équipage essentiellement roumain et philippin, cargaison de pétrole assurée par une compagnie britannique, chargée en Lettonie pour rejoindre Singapour… Résultat, en 2002, ce bateau répand 63 000 tonnes de fioul sur les côtes espagnoles, provoquant la mort de plusieurs centaines de milliers d’oiseaux et la dégradation de l’espace maritime.
Le troisième risque repose sur le déséquilibre économique engendré par ces montages complexes. Les armateurs grecs, par exemple, ne paient quasiment pas de taxes, calculées forfaitairement et assises sur le tonnage des navires. Le lobbying de ces milliardaires pour ne pas payer d’impôt repose sur la menace de délocalisation des activités. Or c’est déjà largement le cas, puisque seulement un quart des bateaux flotte sous pavillon grec. Autre exemple, Malte (où était inscrit l’Erika, tristement célèbre) a été destinataire en 2015 de 25 % des exportations intra-communautaires de la catégorie des navires, alors que ce pays ne pèse que 0,07 % du PIB de l’Union européenne.
Une fois ce tableau assez noir dépeint, il faut nuancer les propos au regard des changements actuels. Le Red Ensign s’avère plutôt en régression suite à l’annonce du Brexit, et le tonnage enregistré sous pavillon libre diminue aussi. Le Mémorandum d’Entente (ou Memorandum of Understanding – MoU) sur le contrôle des navires par l’État du Port, dresse une liste blanche, une grise et une noire. Or, les navires battant pavillons inscrits sur cette dernière (Ukraine, Comores, Belize…) peuvent être interdits dans les ports. Mais, comme pour les listes de paradis fiscaux, la liste blanche du MoU abrite des pays qui restent très accommodants (Gibraltar, Îles Caïman, Îles Marshall, Malte…).
Les pavillons de complaisance offrent donc aux armateurs une opportunité de réduction substantielle des coûts, notamment par un allègement fiscal conséquent. Mais il faut préciser que ce ne sont pas les seuls gagnants. L’ITF percevant une taxe supplémentaire de déchargement de la part des navires battant pavillon de complaisance — taxe redistribuée dans chaque pays —, les dockers n’y ont jamais trouvé rien à redire, et ont même oeuvré pour que le RIF soit considéré comme pavillon de complaisance.
Notes
(1) Le Red Ensign, littéralement « pavillon rouge », est un drapeau utilisé principalement par certains territoires liés au Royaume-Uni et basé sur l’Union Jack.
(2) Les pays comme la France qui ont un pavillon national ont créé des pavillons dans des zones non couvertes par des pavillons nationaux pour offrir une alternative plus accommodante à leurs règles habituelles, sans avoir à renégocier les termes de leur pavillon officiel. Sans qu’il soit un pavillon de complaisance, l’Union européenne a ainsi installé son pavillon au Luxembourg, car ce pays n’avait pas de pavillon national, ce qui pouvait se concevoir !
(3) Le « port en lourd » ou « tonnes de port en lourd » représente la charge à bord qu’un navire peut transporter.