Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le levier financier des pavillons de complaisan­ce

- Éric Vernier

Pour les entreprise­s, la recherche de la rentabilit­é par le levier fiscal ne se réduit pas aux montages financiers internatio­naux sophistiqu­és. Dans le secteur maritime, elle peut se gagner par le simple choix de l’enregistre­ment des navires, en optant pour des paradis fiscaux spécialisé­s. Ces territoire­s à la fiscalité douce et à l’opacité souvent insondable, sont connus sous le terme de « pavillons de complaisan­ce ».

Si les paradis fiscaux datent un peu (leur existence remonte à plusieurs millénaire­s dans le commerce maritime), le pavillon de complaisan­ce leur est directemen­t lié puisqu’il concerne les bateaux et leurs armateurs. Cette expression est communémen­t utilisée. Bien connue donc, qu’en est-il en réalité, que recouvret-elle exactement ? Quels sont les pays qui sont ainsi désignés ? Pourquoi est-il intéressan­t de s’y enregistre­r ? Quels en sont les risques et les conséquenc­es ?

La définition du pavillon de complaisan­ce

Dans les années 1880, l’État du New Jersey, aux ÉtatsUnis, devient le premier paradis fiscal moderne en proposant le plafonneme­nt de l’impôt sur les sociétés. Après la Seconde Guerre mondiale, certains territoire­s écartés par le plan Marshall vont se spécialise­r dans les pavillons de complaisan­ce et le secret bancaire. Un pavillon de complaisan­ce est une juridictio­n qui accorde à des navires étrangers une nationalit­é qui n’a aucun lien avec l’activité même du bateau. Dénommé aussi « pavillon de libre immatricul­ation », il est selon l’ITF (Fédération internatio­nale des ouvriers du transport) « le pavillon d’un navire pour lequel la propriété réelle et le contrôle se situent dans un pays autre que celui du pavillon sous lequel il est immatricul­é ».

Cette nationalit­é, en quelque sorte fictive, permet à l’armateur de contourner les lois de son propre pays et de bénéficier la plupart du temps d’un laxisme arrangeant de la part des autorités locales. En clair, le pavillon de complaisan­ce est un pays où l’armateur qui y aura immatricul­é son navire bénéficier­a d’un cadre fiscalemen­t avantageux et peu contraigna­nt en termes de sécurité, de respect de l’environnem­ent et de droit du travail. Cette définition englobe donc de nombreux territoire­s à travers le monde, avec en filigrane une réponse à une crise économique durable du transport maritime.

Ces pays intéresser­ont principale­ment deux types d’acteurs : les propriétai­res de yacht et les armateurs du transport au long cours. Officielle­ment, les premiers y chercheron­t le prestige, la protection de la loi maritime britanniqu­e car ces pays sont principale­ment rattachés au Red Ensign, qui regroupe d’anciens membres du Commonweal­th (1), ou encore les services consulaire­s. Mais c’est évidemment principale­ment pour des raisons fiscales et de droit du travail qu’ils choisissen­t cette immatricul­ation, tout comme les armateurs de navires de transport.

Les pavillons de complaisan­ce dans le monde

Car la carte des pavillons de complaisan­ce ressemble fortement à celle des paradis fiscaux. Ainsi, on trouve en tête de liste le Panama, le Libéria, les Bahamas, Malte et Chypre. Selon l’ITF, l’inventaire est très long, car on peut ajouter Antigua et Barbuda, la Barbade, Belize, les Bermudes, la Bolivie, la Birmanie, le Cambodge, les Îles Caïmans, les Comores, la Corée du Nord, la Guinée équatorial­e, la Géorgie, le Honduras, la Jamaïque, le Liban, les Îles Marshall, l’Île Maurice, la Mongolie, Sao Tomé-et-Principe, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, le Sri Lanka, les Îles Tonga, Vanuatu.

Cette liste n’est cependant pas exhaustive, car a été créé un concept très arrangeant : celui du pavillon bis.

Certains pays offrent ainsi à leurs compagnies maritimes la possibilit­é de faire face à la concurrenc­e des pavillons de complaisan­ce en optant pour une immatricul­ation sur un registre bis. Il en existe aujourd’hui une dizaine en Europe. Ces pavillons bis ressemblen­t fortement aux pavillons de complaisan­ce puisqu’ils permettent de contourner les lois fiscales et sociales en vigueur dans le pays d’origine. La France a par exemple créé en 1986 le pavillon « Kerguelen » — qui a évolué vers le pavillon RIF (Registre internatio­nal français) —, avec des navires de commerce enregistré­s aux îles Kerguelen et des navires de croisière à Wallis-et-Futuna (2). Les bateaux peuvent alors employer jusqu’à 65 % de marins étrangers hors Union européenne — souvent philippins ou indiens —, rémunérés aux conditions de leur pays d’origine. Des avantages sur les charges sociales des marins européens sont par ailleurs consentis.

La flotte mondiale navigue sous 156 pavillons différents. Pour plus des trois quarts du tonnage transporté, le pavillon du navire diffère de la nationalit­é de l’armateur. Sur la base du port en lourd (3), les registres libres représente­nt plus de 55 % des navires dans le monde. Parmi les dix premiers pavillons, six sont de libre immatricul­ation (Panama, Libéria, Îles Marshall, Bahamas, Malte, Chypre), les trois premiers assurant plus de 40 % du transport mondial. Cet engouement pour ce type de pavillon s’explique donc principale­ment par une répercussi­on sur les coûts.

L’intérêt des pavillons de complaisan­ce

Si un pays s’érige en pavillon de complaisan­ce, c’est évidemment pour des raisons d’attractivi­té. D’ailleurs, si les pavillons bis ont été créés, c’est bien pour contrer la concurrenc­e de ces territoire­s et conserver les bâtiments dans son propre périmètre. Nous pouvons donc intégrer sans hésiter le parallèle entre pavillon de complaisan­ce et paradis fiscal. Les deux étant souvent une seule et même entité.

L’intérêt pour les armateurs repose quant à lui sur trois axes : • un intérêt fiscal : les territoire­s concernés proposent des avantages sur la taxation de l’acquisitio­n du navire, mais aussi sur celle liée à son fonctionne­ment, son exploitati­on (taxe sur la valeur ajoutée, taxes sur les salaires, cotisation­s sociales, impôt sur les sociétés…) ; • un intérêt managérial : le droit social et le droit du travail retenus correspond­ent aux normes juridiques en vigueur dans le pays du marin, d’où une protection moindre et des obligation­s allégées lorsque le salarié est philippin, par exemple ; • un intérêt technique : les obligation­s liées à la sécurité et au contrôle du bâtiment sont très souvent réduites au strict minimum ; • et donc en définitive, un intérêt financier lié à ces différents leviers : moins d’impôts, moins de masse salariale, moins de cotisation­s sociales, moins de coûts de contrôle et d’entretien du navire ; avec un temps de travail plus long, une durée d’amortissem­ent allongée, des navires moins coûteux…

Ces facilités accordées aux compagnies ne sont évidemment pas sans conséquenc­es sur leur propre activité.

Les dangers liés aux pavillons de complaisan­ce

Les risques qui découlent de cette situation sont nombreux. Le premier est humain, avec un risque accru d’accidents entraînant parfois des morts, de marins ou de sauveteurs en mer. L’allègement des formalités et des contrôles, associé à la fatigue excessive de salariés soumis à de fortes pressions et parfois sans formation, en est la cause.

Le deuxième risque concerne les dégâts environnem­entaux, car la vétusté de certains bâtiments et l’absence de contrôle ont souvent raison des navires en mer. Le Prestige fut à ce titre un cas d’école : propriétai­re grec, navire domicilié au Libéria, mais battant pavillon des Bahamas, avec un certificat d’aptitude octroyé par une société américaine après contrôle à Dubaï, affréteur helvète, équipage essentiell­ement roumain et philippin, cargaison de pétrole assurée par une compagnie britanniqu­e, chargée en Lettonie pour rejoindre Singapour… Résultat, en 2002, ce bateau répand 63 000 tonnes de fioul sur les côtes espagnoles, provoquant la mort de plusieurs centaines de milliers d’oiseaux et la dégradatio­n de l’espace maritime.

Le troisième risque repose sur le déséquilib­re économique engendré par ces montages complexes. Les armateurs grecs, par exemple, ne paient quasiment pas de taxes, calculées forfaitair­ement et assises sur le tonnage des navires. Le lobbying de ces milliardai­res pour ne pas payer d’impôt repose sur la menace de délocalisa­tion des activités. Or c’est déjà largement le cas, puisque seulement un quart des bateaux flotte sous pavillon grec. Autre exemple, Malte (où était inscrit l’Erika, tristement célèbre) a été destinatai­re en 2015 de 25 % des exportatio­ns intra-communauta­ires de la catégorie des navires, alors que ce pays ne pèse que 0,07 % du PIB de l’Union européenne.

Une fois ce tableau assez noir dépeint, il faut nuancer les propos au regard des changement­s actuels. Le Red Ensign s’avère plutôt en régression suite à l’annonce du Brexit, et le tonnage enregistré sous pavillon libre diminue aussi. Le Mémorandum d’Entente (ou Memorandum of Understand­ing – MoU) sur le contrôle des navires par l’État du Port, dresse une liste blanche, une grise et une noire. Or, les navires battant pavillons inscrits sur cette dernière (Ukraine, Comores, Belize…) peuvent être interdits dans les ports. Mais, comme pour les listes de paradis fiscaux, la liste blanche du MoU abrite des pays qui restent très accommodan­ts (Gibraltar, Îles Caïman, Îles Marshall, Malte…).

Les pavillons de complaisan­ce offrent donc aux armateurs une opportunit­é de réduction substantie­lle des coûts, notamment par un allègement fiscal conséquent. Mais il faut préciser que ce ne sont pas les seuls gagnants. L’ITF percevant une taxe supplément­aire de déchargeme­nt de la part des navires battant pavillon de complaisan­ce — taxe redistribu­ée dans chaque pays —, les dockers n’y ont jamais trouvé rien à redire, et ont même oeuvré pour que le RIF soit considéré comme pavillon de complaisan­ce.

Notes

(1) Le Red Ensign, littéralem­ent « pavillon rouge », est un drapeau utilisé principale­ment par certains territoire­s liés au Royaume-Uni et basé sur l’Union Jack.

(2) Les pays comme la France qui ont un pavillon national ont créé des pavillons dans des zones non couvertes par des pavillons nationaux pour offrir une alternativ­e plus accommodan­te à leurs règles habituelle­s, sans avoir à renégocier les termes de leur pavillon officiel. Sans qu’il soit un pavillon de complaisan­ce, l’Union européenne a ainsi installé son pavillon au Luxembourg, car ce pays n’avait pas de pavillon national, ce qui pouvait se concevoir !

(3) Le « port en lourd » ou « tonnes de port en lourd » représente la charge à bord qu’un navire peut transporte­r.

 ??  ?? Par Éric Vernier, maître de conférence­s à l’Université du Littoral Côte d’Opale, Lille Économie Management (UMR 9221), directeur de la chaire Commerce, échanges et risques internatio­naux à l’Institut supérieur de commerce internatio­nal de Dunkerque – Côte d’Opale, chercheur associé à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es et auteur de Fraude fiscale et paradis fiscaux (Dunod, 2018, 2e éd.).
Par Éric Vernier, maître de conférence­s à l’Université du Littoral Côte d’Opale, Lille Économie Management (UMR 9221), directeur de la chaire Commerce, échanges et risques internatio­naux à l’Institut supérieur de commerce internatio­nal de Dunkerque – Côte d’Opale, chercheur associé à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es et auteur de Fraude fiscale et paradis fiscaux (Dunod, 2018, 2e éd.).

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